P i 050 - Le site de Lionel Lumbroso

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P i 050 - Le site de Lionel Lumbroso
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Trimestriel N"4 Septembre / Octobre / Novembre 2010 Est-il sage d'être sage
MONfAIGNE SANS DESSEIN ET,SANS PROMESSE « EcHANTILLONS » SUR LE LIVRE 1 DES ESSAIS PAR PIERRE CORMARY
es numéros renvoient aux chapitres de
ce tome un. Quand une citation n'est pas
du premier tome, elle est notée et
référencée en bas de page. Les titres sont de
nous et indiquent ce que nous avons retenu
du chapitre et sur quoi notre digression va
porter.Ainsi, l'on verra que parfois l'on fait une
recension synthétique du chapitre, et que
d'autre fois, l'on ne retient qu'un détail ­
manière comme une autre de suivre Mon­
taigne qui affirme saisir les choses selon que la
fortune les lui présente et les traiter « par
quelque lustre inusité ». L'essentiel étant de
connaître ses limites, de ne pas s'aventurer au­
delà de ce que l'on ne comprend plus, de ne
pas forcer sa cognition. Pour cela, user du juge­
ment comme « outil à tous les sujets », et à
propos d'un sujet que l'on n'entend point,
« sonder le gué de bien loin, et si le trouvant
trop profond pour sa taille, s'en tenir à la rive
». Enfin, avoir à l'esprit que tous les sujets sont
bons, que toutes les attaques sont légitimes, et
que toutes les digressions restent à notre dis­
crétion:
« Semant ici un mot, ici un autre, échantillons
dépris de leur pièce, écartés, sans dessein et
sans promesse, je ne suis pas tenu d'en faire
bon, ni de m'y tenir moi-même sans varier
quand il me plaît; et me rendre au doute et in­
certitude, et à ma maîtresse forme, qui est l'ig­
norance. »
L
4 Philosophie' l'ml iqu('
1. Livre de bonne foi, livre de guerre
Les Essais, ce livre de bonne foi, d'humanisme,
d'indulgence, ce livre aimé de tous les hommes
de bonne volonté, commence par une scène
de torture: celle qu'Alexandre le Grand in­
fligea à Bétis, lors de sa prise de Gaza.
« Il commanda qu'on lui perçât les talons, et le
fit traîner tout vif, déchirer et démembrer au
cul d'une charrette. »
Et pourtant, on nous a décrit, juste avant,
Alexandre comme le plus hardi et le plus clé­
ment des hommes. Mais on nous a précisé en
même temps que « c'est un sujet merveille~­
ment vain, divers et ondo ant ue l'ho
et
qu'] il est ma aisé d'y fonder Jugement constant
u n if~e .»
..
C'ondo;ânce de l'homme. L'équivocité de
l'être. Le clément à qui il peut arriver d'être
sanguinaire. Ou le sanguinaire qui fait pour une
fois preuve de magnanimité. Ou le juste qui
peut se rendre coupable d'injustice Tout de
suite, une proposition et son contraire - est
son contraire? Tout de suite la guerre. C'est
que la guerre, c'est la vie. Et il faut bien se
plonger dans le sadisme de la vie pour y com­
prendre quelque chose. Héraclite. Le feu. Le
fleuve dans lequel on ne se baigne jamais deux
fois. La vie est dévoreuse de formes, carnas­
sière de points de vue, manducation générale
et infinie. Il lui faut tous les êtres, toutes les sit­
uations, tous les angles. La vie essaye tout. Et
les Essais veulent témoigner de ce tout qui
Mon taigne sans dessein e l sans pronlesse sans cesse devient, revient, renaît, repasse,
l.repart, et rayonné toujours. §.lI >.: a une exi­
~ ~ nce morale, celle-ci ne consiste pas tant à
~~penser contre soi gu' âpenser avec les autre~
~ - qu'à penser les autr es.
~
Alors, oui, la guerre. La vraie. La « militaire ».
C elle sous laquelle s'ouvre le premier chapitre
du premier livre des Essais et qui s'intitule
comme il se doit « Par divers moyens on arrive
à pareille fin » : « La plus commune façon
d'amollir les cœurs de ceux qu'on a offensés,
lorsqu'ayant la vengeance en main ils nous ti­
ennent à leur merci, c'est de les émouvoir par
soumi ssion à commisération et à pitié. Toute­
fois, la braverie et la constance, moyens tout
contraires, ont quelquefois servi à ce même
effet. »
D onc, on peut émouvoir l'ennemi comme on
Reut lui résister. On peut se trai ner à ses pieds
êomme on peut le pourfendre. Pour suivre
Montaigne, il faut comprendre tout de suite
que tout exemple a son contre-exem ple, toute
Proposition va de pair avec son inverse. Il ne
s'agit pas d'imposer des points de vue, il s'agit
de juxtaeoser des poi nts de vue sans pou r au­
t ant que ceux-ci s'annulent. Ou bien l'on fait
ceci, ou bien l'on fait cela~ dans les deux cas,
cela peut marcher ... ou non. Comme aurait dit
l'Ecclésiaste, il y a un temps pour la complainte,
il y en a un autre pour le combat; il Y a un
tem ps pour le courage, il y en a un autre j;!o y.c.
la pitié. A chaque feu son contre-feu. À chaque
tem ps sa situation. À chaque pensée son anti­
dote. Notons que Machiavel ne procède pas
autrement. Machiavel, l'autre grand spécialiste
es ondoyance du siècle, et qui aurait pu signer
mains passages des Essais. En vérité, ce livre de
bonne foi est un livre de guerre autant que de
gouvernement.
étant le sentiment impur par excellence.
~
« Au milieu de la compassion, nous sentons au­
dedans je ne sais quelle aigre-douce pointe de
volupté maligne à voir..,ouffrir autrui; et les
enfants le sentent( 1). >
U
Et pourtant, l'on pourrait retourner l'argu­
ment, en faveur de Montaigne, et affirmer que
c'est précisément cet arrière fond sadique, qui
était peut-être le sien, qui lui a permis de
débusquer le sadisme. Car il ne faut pas se
leurrer: ce sont les sadiques conscients de
l'être qui ont contribué à ce qu'il y ait moins
de sadisme dans le monde, et ce sont toujours
les gens « sains» qui, précisément parce qu'ils
ne sentent pas' le sadisme, y consentent . A u
fond, le vrai sadique, ce n'est pas celui qu i est
conscient de bander à l'écartèlement de
Damiens et qui est horrifié de le faire que cel ui
qui n'y voit que justice divine et royale, et est
prêt, sans bander mais tous les jours, à
écarteler.
Des histoires sadiques~ cruelles~
oU simplement scabreuses~ les
Essais en regorgent et servent~ exactement comme dans un . livre de Sade~ à illustrer les théories de tauteur.
2. Inversion des sentiments
Au Moyen Âge, la tristesse, qu'on appelait
acédie, et qu'on appellerait aujourd'hui dépres­
sion, a failli faire partie des sept péchés capi­
taux. C'est que la tristesse offense la création.
Dieu nous veut confiants et joyeux en lui ­
l'. Principe de cruauté , principe
c'est pour ça qu'il a pris nos tristesses sur la
de réa lité
croix. Hélas! La plupart\du temps, cela ne nous
Des histoires sadiques, cruelles, ou simplement suffit pas et nous remontons sur la nôtre !
scabreuses, les Essais en regorgent et servent, Remarquons tout de suite que la tristesse n'est
exactement comme dans un livre de Sade, à il­ pas le chagrin ni le deuil. Les larmes ne sont
lustrer les théories de l'auteur. Certes, aû con­ pas forcément de tristèsse comme le rire n'est
t raire de Sade, Montaigne se présente comme ' pas forcément de joie. Par ailleurs, comme le
un ennemi absolu de la cruauté.fM'ais il a con­ dit Petrarque, cité par Montaign e: « qui peut
science que dénoncer la cruautt-revient tou­ dire comme il brûle brûle d'un feu léger »,
jours un peu à s'y complaire - la compassion Montaigne et ses références. Écri re à partir
f
Philosophie }H'atique 5
Est-il sage d'être sage
d'autrui, penser à partir d'autres pensées, di­
vine procuration ! Il est là le plaisir de lire
Montaigne et le bonheur d'écrire sur lui. Nos
notes suivent les siennes comme les siennes
suivaient celles de ses maîtres latins: Et qu'on
ne vienne pas nous dire que nous nous
prenons pour Montaigne ! Nous sommes suff­
isamment orgueilleux pour savoir que 'Mon­
taigne n'est pas notre égal mais notre maître
et nous sommes suffisamment humbles pour
croire que nos commentaires sont dans la
ligne (et non la lignée !) des siens. Notre texte
n'est pas une étude de Montaigne mais une
lecture aimante aimant de lui - une lecture
que l'on vous propose, car c'est à vous, lecteur
de ces Carnets de la philosophie, que le dis­
cours s'adresse.
D onc, Pétrarque. Le feu qui tant que nous en
parlons ne nous nous brûle pas tant que ça. En
fait, l'écr~ re blessée arrive toujours après la
blessure .~ 'est quand on ne souffre plus que
l'on peut formuler sa souffrance. Et c'est quand
on formule sa souffrance que les autres
croient que l'on souffre - alors qu'ils pensaient
qu'on ne souffrait pas quand on ne disait· rien.
Cest pourquoi l'on a plus tendance à pleurer
pour les petites choses que pour les grandes,
car l'on se retient aux secondes et l'on se
laisse aller aux premières - au risque d'être
ridicule aux yeux de ceux qui croient que le:;
petites douleurs sont pour les chochotte::J
ce fut qu!Jétant d!Jaillell:rs
plein et comblé de tristesse!J la
moindre surcharge brisa les
barrières de la patience » .
«
Mais qui comprend que derrière nos petites
douleurs se cachent r.lOS grandes douleurs?
Qui com prend que la vé r it é des s~
~ bi en so uvent dans leur inye rsi cm . « Il a
pl euré la mor t d'un de ses serviteurs et est
resté impassible à l'annonce de la mort de ses
frères », a-t-on pu dire, consterné, du Car:dinal
de Lorraine, stigmatisant ce que l'on prenait
pour son « insensibilité ». A lors qu'en vérité,
« ce fut qu'étant d'ailleurs plein et comblé de
GPhilosophic pl'aliquc
tristesse, la moindre surcharge brisa les bar­
rières de la patience ».
Ainsi, les grandes douleurs sont muettes ­
comme d'ailleurs les grandes ardeurs- peuvent
s'accompagner d'impuissance: « Et de là s'en­
gendre parfois la défaillance fortuite, qui sur­
prend les amoureux si hors de saison, et cette
glace qui les saisit, par la force d'une ardeur
extrême, au giron même de la jouissance. »
En affection comme en érection, rien ne va ja­
mais comme le bon sens (qui est souvent le
contraire de l'intelligence) voudrait que ça
aille . Le corps est sans doute autocrate, mais
il n'est jamais technocrate.
3. O ccultism e
« Nous ne sommes jamais chez nous, nous
sommes toujours au-delà. »
Nos affections nous emportent au-delà de
nous - mais peut-être est-ce cela qui nous les
fait moins souffrir. Car il faut exagérer nos
peines pour les supporter. Impossible, même
pour le pire protestant, de rester affective­
ment, à son niveau. Impossible, même pour le
pire athée, de ne pas nouer des relations « oc­
cultes» avec la vie.
1~~v>S\~1
4. Défoulemen t (Xe rxè s)
\• t.t.~t ~O
Le besoin que l'on a de se défouler sur des ob­
jets faux quand les objets vrais nous ont fait
défaut! Le besoin que l'on a de se faire encore
plus mal quand on a mal! Se taper la tête con­
tre les murs, se baffef soi-même à toute volée,
et dans les cas plus graves, se taillader les
veines. Notre constitution est telle que nous
préférons nous infliger mille douleurs soi­
même plutôt qu'en subir une qui ne serait pas
de nous. À moins, évidemment, que l'on s'en
prenne à autrui. Dans tous les cas, il s'agit tou..:
jours d'agir contre quelque chose ou contr~
quelqu'un - et dans les cas « métaph~igues »J
s'en pr endre. à p ie y 01J la nat ure, tel le roi
Xerxès qui ordonna, un jour, que l'on fouette
la mer d'Hellespont pour calmer sa colère. Et
ainsi les colères se transmettent, les haines se
mètastasent, la violence g,Qllue le m o n <rl e~
cest pourquoi « nous ne dirons jamais assez
d'injures au dérèglement de notre esprit ».
Quelle belle sentence! Et qui dit exactement le contraire, le contraire absolu, de ce que dit r
Mon taigne san s dessein e t sans promesse notre époque. C'est que notre époque ne
croit plus que l'on puisse dire d'un esprit qu'il
est « déréglé ». Notre époque ne croit même
plus à cette notion de « dérèglement ». Notre
époque refuse de tout son grand cœur mal
placé qu'il y ait chez l'être humain du
pathologique, de l'anormal, de l'aberrant - du
« boiteux» comme aurait dit Pascal, si loin et
si proche de Montaigne. Au contraire, notre
époque milite pour tout ce qui va dans le sens
des désirs, des caprices, des singularités de l'in­
dividu. Chaque idiosyncrasie se doit de devenir
officielle, chaque humeur exige d'être recon­
nue et légalisée, chaque dérèglement de notre
es ~it exige d'être un nouveau règlement so­
cialjL'individu d'aujourd'hui (c'est-à-dire l'en­
fant-roi) est tout, et tout ce qu'il souhaite doit
être souhaitable. On comprend qu'il ait une
sainte ho rreur de l'inquisition puisqu'il a une
sainte horreur de l'orthodoxie - qu'il traque
d'ailleu rs avec une ardeur toute ... inquisitrice.
Mais là, nous admettons qu'il faut nous suivre.
5.Art de la guerre
Dans A stérix et les Bretons, l'on voit les Ro­
mains, échouant dans leur effort à conquérir
la Bretagne autant à cause de la bravoure des
Bretons que de leurs étranges coutumes
(cesser le combat tous les cinq jours pendant
deux jours, ce qu'ils appellent la « fin de se­
maine », faire une pause tous les jours à 17
heures pour boire de l'eau chaude), prendre
au piège ces derniers en ne les attaquant plus
qu'à partir de 17 heures, et simplement les
deux derniers jours de la semaine, bref leur
mener une guerre « déloyale» - ce qui fera à
dire à l'un des chefs bretons : « Je dis,
messieurs, ceci est choquant. » Choquante en
effet la guerre qui ne respecte pas les lois de
la guerre, et qui au lieu d'être purement mili­
taire se fait psychologique, civile, antisociale,
ObSCène@,est que pour les Anciens, la guerre
était une affaire « civilisée» alors qu'au fil du
te~ps, e!!f est devenue une guerre « de civili­
sation »'j
I
6. Esprit de Genève
Ainsi, l'on est passé d'une « guerre de finesse
» à une « guerre de ruse ». L'esprit de la
chevalerie, si jamais il existât, se termine au
siècle.~
XVIe
pourtant, que sont nos « accords de Genève », nos conventions interna­
1
« Je dis~ messieurs~ ceci est
choquant. » Choquante en
effet la guerre qui ne respecte
pas les lois de la guerre~ et qui
au lieu d~être purement mili­
taire se fait psychologique~
civile~ antisociale~ obscène. ».
tionales, nos soldats « onusiens », sinon le~1 ~
marques d'un nouvel esprit de chevalerie
Certes, on pourra toujours se moquer du
souci de cette « moralisation des combats»
qu'ont eu les hommes de tout temps et n'y
voir qu'hypocrisie et autosatisfaction. On ne
pourra pourtant nous empêcher de trouver
formidablement étonnant et émouvant cet ef­
fort des hommes à « humaniser» la guerre, à
la rendre moins cruelle, moins impitoyab~ au'
mettre un peu de sagesse dans le carnage~ar
même à la guerre, sinon surtout à la guerre, il
y a un honneur de l'homme. Il faut être can­
dide comme un cynique ou cynique comme un
pacifiste pour penser le contraire]
W.J
7. Droit et morale
Faire miséricorde lorsqu'on ne peut plus
pécher, se repentir à l'âge où l'on ne sera plus
puni, réparer un tort qui ne demande aucun
effort, c'est là le lieu commun de ceux qui finis­
sent par demander pardon à ceux qu'ils ont
offensés. À l'article de la mort, on s'excuse de
toutes les vies qu'on a pourries.
8. Solitude
On croit que notre esprit sera à l'aise dans
l'oisiveté et la solitude. On s'apercevra vite que
l'oisiveté et la solitude vont lui faire enfanter
des chimères et des monstres. La paresse
donne du grain à moudre à la déprime et la
solitude est le lieu de toutes les hontes. Être
seul, c'est délirer.
Philosophie pratique 7
E.st-i1 sage d'être sage 9.Vérité et mensonge
« Qu'on se contente de ma misère sans en
faire une espèce de malice », et qu'on se reti­
enne de faire d'un défaut naturel un défaut de
conscience. Hélas ! Combien de gens, dont
mensonge s'inscrit .lDoins facilement dans
l'âme que la vérité. En effet, la difficulté du
mensonge est moins de le tenir que de le
retenir. Il y faut une mémoire de tous les in­
stants pour ne pas l'oublier. Alors que la
manière dont nous sommes constitués fait que
l'on n'oublie jamais la vérité. ha vérité s'ér!&.~
naturellement dans notre âme. L'âme accuei lle
la vérité comme un chez soi.Tout simplement
;( parce que la chose com~ e elle est, s'étant
logée la première dans la mémoire et s'y étant
empreinte par la voie de la connaissance et de
la science, il est malaisé qu'elle ne se
représente à l'imagination, délogeant la faus­
seté qui n'y peut avoir le pied si ferme, ni si
rassis, et que les circonstances du premier ap- .
prentissage, se coulant à tous coups dans l'e­
sprit, ne fassent perdre le souvenir des pièces
rapportées, fausses ou abâtardies ».
Voilà ce qu'on peut appeler une belle pensée
et bonne nouvelle!
En effèt~ la difficulté du men­
songe est moins de le tenir
que de le retenir. Ily fout une
mémoire de tous les instants
pour ne pas l'oublier. Alors
que la manière dont nous
sommes constitués fait que
l'on n~oubliejamais la vérité.
La vérité s ~érige naturelle­
ment dans notre âme. L ~âme
accueille la vérité comme un 9'. Parole et ami
« N o us ne sommes hommes et ne nous
chez soi.
~nons
certains disent nous aimer, font de nos défauts
et de nos tares autant d'actes de notre
volonté! ~ la volonté ... Combien la cr0't.­
an ce absolu e en ce lle-ci a-t-elle ravagée de
~nsciences T Car si nous ne dirons jamcili"
assez d'injurE; au dérèglement de notre esprit,
nous en dirons toujours trop au dérèglement
de notre corps. Car si le corps nouS[partient
en propre, il n'est pas notre fait. L'horreur
chrétienne, celle qui va de Saint ugustin à
Joseph de Maistre, c'est d'avoir rendu respon­
sable le bossu de sa bosse, coupable l'aveugle
de sa cécité, damnable le déviant de sa dé­
vianci1 L'horreur chrétienne, c'est de nous
avoir privés d'innocence et d'inconscient ­
nous allions dire: c'est de nous avoir privés de
hasard.
Pour autant, si nous ne pouvons nous accuser
de bander comme nous bandons, nous pou­
vons nous accuser de mentir comme nous le
faisons. Si, comme l'on dit, une érection ne
ment pas, alors le mensonge est le contraire
d'une érection - sinon le contraire d'un Arché
et de toutes les règles de l'esprit. C'est que le
8 Philosophie pl'alique
-
les uns aux autres que par la parole.,»
C'est la parole qui fait de nous des hommes.
Sauf que toutes les paroles ne sont pas sou­
veraines comme tous les hommes et les
femmes ne sont pas rois et reines.Telle parole
vous stimule, telle autre vous assèche. Celle-ci
aiguise la haine, celle-là fait l'amour. Ce qui fait
le plus mal, c'est la petite parole, la petite in­
telligence, celle qui rabaisse, qui se croit dans
le réel alors qu'elle n'est que dans le concret
(le degré zéro du réel) et ign O re~ méta­
physique (le degré absolu du réel). N'avons­
nous pas tous fait cette expérience énible de
parler à quelqu'un qui vous gâche la parole?
Vous aviez envie de dire quelque chose qui
vous tenait à cœur et vous avez senti que
l'autre n'avait pas ce cœur-là et qu'il ne pouvait
ni vous comprendre ni vous suivr~Votre pa­
mie lui paraissait vaine comme la sienne vous
semblait inepte. La voilà la véritable différence, QljtJ
l'horrible différence entre les êtres, et que l'on .Çflj
peut nommer incompatibilité. Au contraire, ::t~
l'ami, c'est celui recueille votre parole et la \ lin
ressource. C'est celui qui parle le même langage d'oiseau, de loup, ou de serpent, que vous.
Parce que c'est lui, parce que c'est vous.
.,,,a,
Montaigne sans dessein et san s promesse 1 1. Horoscope
Personne ne relit les horoscopes une fois que
la semaine est passée, et c'est pourtant ce qu'il
faudrait faire si l'on voulait vérifier s'ils étaient
justes. Mais nous sommes tellement obsédés
par ce qui va se passer que l'on en oublie ce
qui ne s'est peut-être pas passé.
13. Politesse
Si la science de l'entregent est une science très
utile, il faut bien se garder d'en abuser. Rien de
plus pénible que l'impolitesse, mais rien de pire
que la politesse arrogante, la politesse qui
r
traque l'impolitesse des autres, la politesse qui
n'est polie que pour faire honte à ceux qui ne
le sont pas ou pas assez à son goût, la politesse
vengeresse - et vulgaire. Car être d'une civilité
excessive juste pour blâmer l'incivilité des
autres, c'est une autre forme de grossièreté
morale.
14. Douleur et mort
« Les hommes sont tourmentés par les opin­
ions qu'ils ont des choses, non par les choses
m~e~m~e~s~.=»-----------
~ ont l'importance qu'on leur donne,
Philosophie pratique' 9
Est-il sage d'être sage
me disait Amandine. Si nous arrivions à nous
convaincre que la nature n'est qu'une cou­
tume, que les choses sont des opinions, et que
la souffrance est bien souvent une mauvaise
opinion que nous avons des choses, sans nul
doute, nous souffririons moins. Au fond, «
seule la croyance se donne essence et vérité
». Finissons-en donc une bonne fois pour
toutes avec les croyances et soyons heureux
en attendant la mort qui du reste devrait ne
nous être rien.
Reste la douleur physique avec laquelle il est
impossible de dialoguer et dont il est difficile
de dire qu'elle n'est qu'une « croyance ». Ou
sinon , l'on raisonne comme le maître-tailleur
du Bourgeois Gentilhomme qui, lorsque mon­
sieur Jourdain se plaint de ses chaussures qui
lui font mal aux pieds, lui répond qu'il imagine
qu'elles lui font mal.
Quoique l'on ait trouvé de vrais sages, bien an­
tiques, qui refusaient de nommer leur douleur
un mal. « Tu as beau faire, douleur, si ne dirai­
je p~ue tu sois mal », dit celui-ci, un br in en­
têté. « Pourquoi pense-t-il faire beaucoup de
ne l' ppeler pas mal ? » se demande alors
Montaigne qui trouve que le sage en fait un
peu trop. Quel bien y a-t-il en effet à nier le
mal? Résister à une douleur, c'est une chose,
dire qu'elle n'existe pas, c'en est une autre. Et
une sacré bourde dans laquelle se sont pour­
\ tant embourbés stoïciens et épicuriens - aussi
Pourquoi p ense-t-il f aire
beaucoup de ne t'app eler p as
mal ? » se demande alors
Montaigne qui trouve que le
sage en fait un p eu trop. Q uel
bien y a-t-il en if.fet à nier le
mal?
«
\-'."m enteurs que des arracheurs de dentsyour
les premiers, la douleur proviendrait d'une
trop grande obsession du corps et d'un oubli
des incorporels qui le constituent. Le corps
n'existerait pas plus que le mouvement de
10 Ph ilosoph ie pral iq lIC
Zénon et la douleur ne serait qu'une mauvaise
perception du corps. Il suffirait d'avoir cette
« réalité» à l'esprit pour ne plus avoir mal. La
prochaine fois que vous vous brûlez, dites-vous
que vous êtes victime des simulacres de la
matière et du devenir, et que la combustion
n'est que la volonté de votre corps. Pour les
seconds, il n'y a rien à craindre, car si la
douleur est vive, l'on s'évanouit tout de suite,
et si elle est longue, on peut largement la sup­
porter - comme l'ont sans doute supporté
tous les crucifiés, empalés, roués, éviscérés, et
autres écartelés de l'histoire. Impostures an­
~iques
!
La vérité est que nous craignons plus la
douleur que la mort. Nous craignons la
douleur dans la mort. Au panier donc les
philosophies existentialistes qui de Pascal à
Sartre, en passant par Kierkegaard et Heideg­
ger, veulent nous persuader que nous sommes
angoissés par la vie , la mort et toute cette
sorte de chose. Là-dessus, Montaigne est d'une
brutalité imparable. La seule chose qui nous
embête, c'est d'avoir mal physiquement. Le
reste nous indiffère. Les enfants mort-nés ne
nous font rien . D 'ailleurs, nous-mêmes ne
sommes pas des « peupleurs-nés ».
La plus commune et la plus saine part des
hommes tient à grand heur l'abondance des
enfants ; moi et quelques autres à pareil heur
le défaut. »
L'espèce, nous laissons ce soin aux autres.
L'important, selon nous, c'est d'avoir les
moyens de son bien-être, la conscience que
presque tout dans la vie n'est pas la vie mais
la représentation de celle-ci, la paix de l'âme
dans le néant plutôt qu'en Dieu .
Ici, peut-être, nous nous avançons. Bien des
lecteurs chrétiens de Montaigne s'em­
presseront de nous rappeler que celui-ci vécut
en bon chrétien, et, socialement par lant, nous
en aurions rien à redire. N'écrit-il pas cette
phrase si ch r étienne que « nul n'est mal
longtemps qu'à sa faute» ?
Mais la faute peut relever aussi de ces illusions
dont il faut apprendre à tordre le cou. La faute
n'est peut-être qu 'un point de vue de plus.
Su r tout, un bon chrétien ne parlerait pas ainsi
de la douleur et de la mort. Celui qui craint la
mort plus que la douleur, celui-là est un bon
Monlaigne sans dessei n e l sans promesse chrétien. Mais celui qui craint la douleur avant
toutes choses est assurément un bon athée.
L'espérance du premier, c'est la vie éternelle.
Celle du second, c'est l'abolition de la douleur.
Or, la vie éternelle contient, avec l'enfer, le
risque de la douleur éternelle. Le ch r étien
prend ce risque car il aime la vie jusque dans
la mort, même au prix de la souffrance. L'athée
n'a pas tellement de goût pour la souffrance
et ne voit pas pourquoi il souffrirait après sa
mort. Pour lui, la vie n'est bonne .. . que si elle
est bonne. Sinon, autant se suicider comme le
faisaient les sages antiques. Au fond , le doux
néant est plus rassurant que le bon dieu der­
rière lequel il y a toujours un diable - d'ailleurs
voulu par lui.
Car la question de la mort se
résout-elle sérieusement par
la philosophie ? A -t-on pu
une seule fo is dans l'histoire
de l'humanité se départir de
cette angoisse d'être mortel?
Q uelle sagesse humàine a pu
réussir tout de bon à conva­
incre un homme que la mort
n'était rien?
20. Mort et dou leur
La mort ne nous est donc rien ou devrait nous
être telle. La sa2"esse, c'est de l'apprivoiser.
Pour cela, il faut prendre {( voie toute contraire
à la voie commune », lui ôter l'étrangeté que
l'on y met, songer, à tout instant, gue ce jour
ourrait être le dernier, et donc en rofiter au
maximum, se e aire absolument de ses es­
poirs et de ses peurs occultes, bref, ne plus
s'embarrasser d'aucun simulacre et vivre
comme un bienheureux au jour le jour. Croire
que l'on peut dépasser la crainte de la mort
par la seule force de la volonté, c'est là, pour­
rait-on dire, le fanatisme antique, le fondamen ­
talisme stoïcien, l'intégrisme épicurien. Et que
reprend à son compte Montaigne. Foutaises ?
Peut-être.
Car la question de la mort se résout-elle
sérieusement par la philosophie ?A-t-on pu
une seule fois dans l'histoire de l'humanité se
départir de cette angoisse 'd'être mortel ?
((}.IJ~?e Q uelle sagesse humaine a pu réussir tout ~,e
~ av\ bon à convaincre un homme gue la mort n e:
#. tait rien ? Certes, on pourra répondre qu'un
Socrate;-un Marc-Aurèle, un Montaigne, ont pu
mettre en application leur brillante conception
de l'ataraxie et sont morts le sourlre aux
lèvres. Mais pour un Socrate, combien de
Kierkegaard? Pour un Montaigne, combien de
Pascal? Pour un ou deux hommes insensibles
à la mor.iëO.mbien d'autres hommes trop sen­
Sihles à celle-ci? D'ailleurs, un homme insen­
sible à la mort est-il encore un homme? Etre
homme, n'est-ce pas craindre la mort hors d~
'1(;
péril ~t non simplement dans le péril, comme le dit Pascal ? Le problème de la sagesse humaine est qu'elle ne suffit pas à nous consoler. En outre, ce n '~ as d'être consolés dont nous avons beso ,
c'est être sauvés. C'est la raison pour laque­
lle nous aurons toujours besoin de quelque
chose ou de q~~lqu'~n ~ui dépasse notre trop ~ (I~,
humaine condition. SI Dieu est mort dans nos C:e.>t\M••
têtes, il n'est pas mort dans nos cœurs. Bien q.l\l-wvS~e.
plus que les philosophies, ce sont les religionS,~(~~.. ~~t
'd'Ire 1es d octnnes
.
d
r'IIlQ\~re..
c'est-ae. sai ut,qUi. on t tou
. - /\o~,e.
),,So\,,I,
jours été le plus à leur affaire dans cette hls- ~
toire de mort: Ce sont les religions qui ont "" 't-lof\!
substantiellement nourri les hommes. Et qu'on ~CI.\)$Se.
ne vienne pas nous dire que nous parlons pour fO~~)
notre chapelle! Qu'on nous montre un con- q.~~(.
damné à mort, un soldat dans les tranchées, un tLSorC ;.
. retrouve' 1e 'et ifl).....
grand malade, ou un otage, qUI. ait
moral en lisant Lucrèce ou Marc-A urèle! A
un moment donné, la philosophie, c'est de la \ 1 e ~
littérature. Lorsque Ingrid Betancourt sort de(.O!)~( I..st:
la jungle, elle parle de la Vierge Marie, pas de u 1[j ~
l'Acta est.fabula qui apprend à mourir ou du
Carpe Diem qui apprend à vivre. D ieu n ' exis~~
peut-être pas m.ais force est de constater qu Il
a plus réussi parmi les hommes que toutes les
sagesses humaines qui, elles, ont toutes
échouées.
.
Le désespoir, c'est bon pour les esthètes et les
nihilistes. Et quel misérable désespoir que celui
de l'hédoniste, décadent, qui au fond fait de
son désespoir un jeu esthétique de plus. Car
t'l' nte.., \\ 1"11\ . 8 . • t;:-"'I
f"L Mr\t qf('t.)1 >~ e,lk F<" ",,,re., le r""~
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ÇlJ d
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!
..
Philosophie pratique Il
Est-il sage d'être sage
le vrai désespoir, comme le vrai espoir, n'est
bien pl ys gue le sage de Bordeaux. Le doux
pas tant athée que chrétien. Il faut d'abord dés­
foyer de ce dernier finit partois par nous en­
D!>\, rra\\$. espérer de soi pour trouver Dieu. Il faut avoir nuyer.
!;,D.iI\S CL. , conscience de sa chute pour avoir conscience
~\e0 .
de son salut. Il faut connaître son péché pour
20'.Jour et lumièr~
c \a>S~'~\9e.connaÎtre la grâce. L'église s'y entend à mer­ « Et si vous avez vécu un jour, vous avez tout
vu. Un jour est égal à tous jours. Il n'y a point
veille pour précipiter les hommes dans un
abîme d'angoisses puis pour les repêcher ' in
d'autre lumière, ni d'autre nuit. »
extremis et les élever au firmament de la joie. S'il n'y avait qu'une seule proposition contre
Nous disions tout à l'heure que l'homme
laquelle tout notre être s'élèverait avec vio­
craignait la douleur plus que la mort. Mais ce
lence, ce serait celle-là. Faut-il être un triste
n'est plus si sûr. Si les religions ont tant fleuri
sire pour croire que vivre un jour suffit à
dans l'histoire, c'est peut-être parce que le
épuiser la vie et d'ailleurs le jour? Et un fieffé
néant semblait finalement plus indésirable que
dépressif pour ne pas se rendre compte que
l'enfer. Et que le risque de l'enfer était aussi
ce qui est bon dans la vie, c'est précisément
celui du paradis. L'homme, qui est un joueur, de la reprendre, de la revivre, de la rejouer, d'y
préfère risquer sa vie et sa mort plutôt que de ' ressusciter? Une nuit? Mais quelle nuit! Une
s'en contenter.
lumière? Mais quelle lumière! Nous disons
encore, encore, encore!
Comprenons-nous. Nous admirons profondé­
ment les Essais et nous aimons infiniment
Montaigne. Mais ~e du çbri~tianisme dS
21. Comment se dépuceler sans dés­
Kierkegaard nous semble embraser l'homme
espérer
----~-----------------------12 Philosophie pl'atique
.
MonLaign e sans dessein el san s promesse « Les mariés, le temps étant tout leur, ne
doivent ni presser, ni tâter leur entreprise, s'ils
ne sont pas prêts; et vaut mieux faillir in­
décemment à étrenner la couche nuptiale,
pleine d'agitation et de fièvre, attendant une et
une autre commodité plus privée et moins
alarmée, que de tomber en une perpétuelle
misère pour s'être étonné et désespéré du
premier refus.Avant la possession prise, le pa­
tient se doit à saillies et divers temps légère­
ment essayer et offrir, sans se piquer ni
opiniâtrer à se convaincre définitivement soi­
même. Ceux qui savent leurs membres de na­
ture dociles, qu'ils se soignent seulement de
contre-piper leur fantaisie. »
A pprenons à contre-piper nos fantaisies, c'est­
à-dire, à déjouer notre imagination. Car si tous
nos plaisirs sont en imagination, comme aimait
le dire Sade, encore lui, tous nos déplaisirs y
sont aussi. La force de nos re p rése ntati on~
négatives est décidément la chose que nous
l evo ns sans ~sse com battr~Même l'impuis-:"
sance sex uelle est une mauvaise représenta­
tion, c'est-à-dire une perversion de son désir.
Q uelle tragédie intime, tout de même, que
d'êt re le contraire de ce qu'on voudrait! Quel
drame affreux de bander à ce qui nous dé­
goûte! Au bout du compte, il n'est pas si sûr
que notre volonté veuille ce que nous voulons.
« Ne veut-elle pas souvent ce que nous lui
prohibons de vouloir, et à notre évident dom­
mage? »
Sa liberté capricieuse ne rappelle-t-elle pas «
l'indocile liberté de ce membre» ? En effet,
quoi que nous fassions, nature continue de
tirer son train, et il faut sans cesse se débattre
pour arriver à nos fins.
À moins que nous fassions un bon usage de
l'imagination. Toxique quand il s'agit de nous
faire croire quelque chose qui nous perdra,
celle-ci devient salvatrice quand elle nous
amène à croire en nous. Et l'on a vu des
médecins guérirent des malades en leur faisant
simplement croire qu'ils étaient guéris. Pouvoir
magique du corps. Cœur qui bat. Main qui
brûle. Épiderme qui frissonne de bonheur ou
de panique. Regard qui tue.
« L'ancienneté a tenu de certaines femmes, en
Scythie, qu'animées et courroucées contre
quelqu'un elles le tuaient du seul regard. »
Ah les innombrables petites histoires de Mon­
taigne, tirées de l'histoire du monde et qui
étayent son fait. Qu 'importe que toutes ne
soient pas vraies pourvu que toutes soient
possibles. Ce qui compte, ce n'est pas l'expéri­
ence, mauvaise publicité de ses opinions, mais
la raison qui sait juger des choses comme il
faut. L'analogie fait le reste. Comme il dit, « ma
conscience ne falsifie pas un iota, ma science
je ne sais ».
Sa liberté capricieuse ne rap­
pelle-t-ellepas « l'indocile lib­
erté de ce membre » ?
22. Contraires/contrariétés En nature comme en existence, le contraire se vivifie par son contraire. Le profit de l'un est dommage de l'autre. Le bonheur de l'un est malheur de l'autre. Cruauté chimique et or­ ganique de la vie: Ce qui me désaltère l'altère. Ce qui me nourrit le pourrit. Ce qui me console le désole. Ce qui me fait vivre le tue. Ce qui me sauve le perd. Ce qui m'élève le rabaisse Voyez ce qui se passe entre frères et sœurs. 23 . Coutume et transparence
« Celui me semble avoir très bien conçu la
force de la coutume , qui premier forgea ce
conte, qu'une femme de village, ayant appris de
caresser et porter entre ses bras un veau de
sa naissance, et continuant toujours à ce faire,
gagna cela par l'accoutumance que, tout grand
bœuf qu'il était, elle le portait encore. Car c'est
à la vérité une violente et traîtresse maîtresse
d'école que la coutume. »
Et qui commande autant à l'esprit qu'au corps.
En vérité, système nerveux et système digestif
dépendent de la coutume comme les actes
dépendent de la volonté. C'est la fonction qui
fait l'organe, comme c'est l'usage qui fait la
chose, comme c'est le social qui fait le naturel.
Lévi-straussien avant la lettre, voici Montaigne
Philosophie pratique 13
Est-il sage d'être sage
Ca~
comme le dira Pascal
plus tard, on ne saurait cor­
rompre le peuple par des
vérités ingérables pour lui,
toutes philosophiques qu'elles
soient.
multipliant les exemples provenant de tous les
tropiques du monde, où il est sans cesse ques­
tion de glaire, de sang et d'excrément, et où le
relativisme moral semble l'emporter. Car s'il
est facile d'établir les lois et les mœurs des
hommes, il l'est moins de trouver l'origine qui
les a déterminées.
« Autrefois, ayant à fair"e valoir quelqu'une de
nos observations, et reçue avec résolue au­
torité bien loin autour de nous, et ne voulant
point, comme il se fait, l'établir seulement par
la force des lois et des exemples, mais quêtant
toujours jusqu'à son origine, j'y trouvai le
14 Philoso >hi(' (H'atiqll '
fondement si faible qu'à peine que je ne m'en
dégoûtasse, moi qui avais à la confirmer en
autrui. »
Faiblesse des origines. Indigence des essences.
Force, en revanche, des existences. Existence
des forces. Et invention de l'ethnologie et de
la sociologie. Montaigne progressiste? Pas si
sûr, car si tout est coutume, il s'agit de re­
specter ces coutumes - et de ne pas chercher
à dire qu'elles le sont. Même si le sage s'est af­
franchi de celles-ci, il doit bien se garder de
leur désobéir et encore moins de les critiquer
ouvertement. La société publique n'a que faire
de ses pensées démoralisantes et antisociales.
Car, comme le dira Pascal plus tard, on ne
saurait corrompre le peuple par des vérités in­
gérables pour lui, toutes philosophiques
qu'elles soient. Même si l'on est conscient que
tout n'est que chaos et hasard, l'on ne saurait
priver le peuple de sa croyance positive en un
monde justement formé, des valeurs bien an­
crées en lui depuis des générations, des vérités
lourdes de bon sens. Par ailleurs, Montaig