Pourquoi la gauche a perdu les intellectuels

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Pourquoi la gauche a perdu les intellectuels
Pourquoi la gauche a perdu
les intellectuels
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Par Vincent Tremolet de Villers (#figp-author)
Mis à jour le 22/05/2015 à 16h43 | Publié le 22/05/2015 à 15h00
La querelle autour de la réforme du collège a mis au jour
une rupture profonde entre le gouvernement et la sphère
intellectuelle. Ecrivains, philosophes, essayistes désertent la
gauche. Sans pour autant rejoindre les représentants
politiques de la droite.
«Pseudo-intellectuels!» On croyait que Najat Vallaud- Belkacem était une élève
appliquée, on a découvert la plus affranchie des anarchistes. Il lui aura fallu une
formule prononcée le 30 avril sur RTL pour faire trembler tout ce qui, à Paris,
fait la vie de l'esprit. Le Collège de France, l'Académie française, la revue Le
Débat, l'Ecole des hautes études… Au bowling, ça s'appelle un strike, au tennis
un grand chelem. Marc Fumaroli, Pierre Nora, Jacques Julliard, Régis Debray,
Alain Finkielkraut, Luc Ferry, Pascal Bruckner, Patrice Gueniffey: son tableau
de chasse ferait pâlir d'envie le dernier des Enragés de 68. «Professeurs, vous
êtes vieux… votre culture aussi», écrivaient-ils sur les murs ; «Intellectuels,
imposteurs», leur a-t-elle dit en substance. Depuis, la bonne élève a repris le
dessus et elle fait mine de trier le bon grain (Nora, Julliard) de l'ivraie
(Finkielkraut, Ferry, Bruckner). Le gouvernement dans son ensemble s'est
souvenu que le maître d'œuvre des Lieux de mémoiren'était pas un vulgaire
porte-parole de l'UMP. Mais il est trop tard, le mal est fait. La confrérie des
«pseudos», partagés entre la colère et l'effarement, épargne Najat VallaudBelkacem, mais le propre d'un universitaire, d'un chercheur ou d'un savant est
d'avoir la mémoire longue.
D'autant que le Premier ministre a pris, lui aussi, la mauvaise habitude de cibler
penseurs et essayistes. En six mois, il a réussi le tour de force de se mettre à dos
quatre auteurs à très grands succès. Il a d'abord affirmé que le livre d'Eric
Zemmour ne devait pas être lu. A expliqué que celui de Houellebecq le méritait
peut-être. Avant de tomber sur Michel Onfray dans une démonstration
embrouillée (Manuel Valls lui reprochait en substance de préférer avoir raison
avec Alain de Benoist plutôt que tort avec BHL) puis sur Emmanuel Todd (qui
n'en demandait pas tant), coupable, par les considérations abracadabrantesques
que l'on peut lire dans son dernier essai Qui est Charlie? (Seuil), de désespérer le
canal Saint-Martin. «Crétin!», «Pétain!» a reçu Manuel Valls en retour.
Tout fout le camp! La gauche avait déjà perdu le peuple, voilà les intellectuels
qui la désertent. Ils y étaient pourtant plus chez eux qu'un banquier à la City, à
tel point que l'on apposait naturellement, comme un poing sous une rose, les
mots «de gauche» à celui d'«intellectuel». Las! Les images de philosophes à
cheveux longs, belles gueules, clope au bec, dans un cortège de mains jaunes
illustrent désormais les livres scolaires. SOS Racisme est une petite entreprise en
difficulté, François Hollande, un Mitterrand de poche et la jeunesse de France,
atomisée. La planète de l'intelligence s'éloigne chaque jour un peu plus de celle
de la politique et, si le divorce n'a pas été prononcé solennellement, la
séparation est un fait. «Où sont les intellectuels? Où sont les grandes consciences
de ce pays, les hommes, les femmes de culture qui doivent monter au créneau.
Où est la gauche?» a lancé Manuel Valls, en meeting dans la petite ville de
Boisseuil, près de Limoges (Haute-Vienne). C'était le 5 mars, avant les
départementales. Nul, sinon l'écho, n'a répondu à sa plainte.
Sans s'en douter, le Premier ministre renvoyait à la première querelle, la plus
profonde. Son discours reprenait, en effet, les mots de Max Gallo, alors porteparole du gouvernement Mauroy, qui, en 1983, signait dans Le Monde une
tribune sur «le silence des intellectuels». 1983: c'était alors le tournant libéral et
la première rupture. L'enjeu: l'autre politique et la sortie de la France du
Système monétaire européen (SME). Après moult hésitations, Mitterrand avait
choisi la ligne «orthodoxe». «Sur l'Europe, 1983 fut pour les socialistes ce que
1992 fut pour les gaullistes», explique Eric Zemmour. Ce fut l'occasion d'un
affrontement idéologique qui a creusé les premières tranchées. A gauche, les
marxistes, mais aussi ce qu'on appellera beaucoup plus tard les souverainistes,
les défenseurs de «l'Etat stratège», du modèle social, du soldat de Valmy, du
prolo des usines que Renaud, pas encore passé de la mob au 4 x 4, chante avec
talent. Pour eux, depuis 1983, «le peuple est la victime émissaire des élus du
marché libre» (Michel Onfray). A droite, les pragmatiques, et les membres de ce
qu'Alain Minc appellera beaucoup plus tard «le cercle de la raison». Ils sont
progressistes, défenseurs de la construction européenne et de l'Alliance
atlantique. En politique, c'est Jean-Pierre Chevènement contre Jacques Attali.
Mitterrand apaisa ces courants contraires en faisant souffler «l'esprit du Bien».
Avec l'aide de Julien Dray, Bernard-Henri Lévy, Harlem Désir, il inventa
l'antiracisme au moment même où il aidait le Front national à prendre son
envol. La droite la plus bête du monde foncera tête baissée. Trente ans après,
elle continue de tourner sans but dans l'arène. La gauche se grisera avec la lutte
contre le FN pour oublier que sa pensée s'épuise. Au début, c'est caviar et
champagne! C'est nous qu'on est les penseurs! L'intelligence, le talent, la culture,
les paillettes sont de gauche. Le magistère intellectuel aussi. Le mécanisme
énoncé par Régis Debray en 1979 dans Le Pouvoir intellectuel en France (Folio) «Les médias commandent à l'édition, qui commande à l'université» - est
parfaitement huilé. «Mitterrand était un homme complexe, cultivé,
spontanément monarchique, se souvient Pascal Bruckner. Il y avait une cour
autour de lui.»
De Mitterrand à Hollande
De Mitterrand à Hollande
Près de trente ans après, un socialiste est
toujours à l'Elysée, mais c'est «la
République des bonnes blagues, dit
C'est «la République des
Bruckner, des petits copains». Quant à
bonnes blagues, des
l'antiracisme, les bombes de l'islamisme
conquérant l'ont désorienté. «C'est un train
fou duquel de plus en plus de gens ont
petits copains»
Pascal Bruckner
envie de descendre» (Finkielkraut). Le
Président bichonne la société civile, mais
les comédiens, les rappeurs (JoeyStarr), les comiques (Debbouze), les artistes
passent avant les intellos. Bernard-Henri Lévy passe parfois en voisin, mais c'est
pour prendre la défense des Ukrainiens, des peshmergas ou des chrétiens
d'Orient. Régis Debray préfère dîner avec Eric Zemmour ou deviser avec son
voisin de palier, Denis Tillinac. Pascal Bruckner, malgré les sarcasmes de ses
amis qui moquent «un combat de droite», se rend à Erbil à la rencontre des
chrétiens d'Irak. Alain Finkielkraut est élu à l'Académie française au fauteuil de
Félicien Marceau. L'ancien mao Jean-Pierre Le Goff fustige avec un talent
redoutable le «gauchisme culturel». Jacques Julliard déplore le «néant spirituel
et intellectuel contemporain». Pierre Nora considère que «la crise identitaire
que traverse la France (est) une des plus graves de son histoire». Tous
reconnaissent un divorce avec la gauche qui nous gouverne. Le communiste
Alain Badiou voit-il sa prophétie prendre corps? En 2007, il confiait au Monde:
«Nous allons assister, ce à quoi j'aspire, à la mort de l'intellectuel de gauche, qui
va sombrer en même temps que la gauche tout entière (…) (Sa) renaissance ne
peut se faire que selon le partage: ou radicalisme politique de type nouveau, ou
ralliement réactionnaire. Pas de milieu.» Le radicalisme politique de type
nouveau pousse à la gauche de la gauche. Il regarde vers Syriza ou Podemos et
dénonce, avec Jean-Claude Michéa, la complicité idéologique entre gauche et
droite françaises «sous le rideau fumigène des seules questions “sociétales”».
Que reste-t-il pour le gouvernement? Un quarteron de sociologues, le sourire de
Jacques Attali et la mèche d'Aymeric Caron.
«L'antiracisme est un train fou duquel de plus en plus de
gens ont envie de descendre»
Alain Finkielkraut
Le 11 janvier n'est plus ce qu'il était
Les intellos, François Hollande pense pourtant les connaître par cœur. Un
déjeuner, quelques compliments, un shake-hand et le tour est joué. Le PS, c'est
chez eux: ils reviendront à la maison à la première occasion. Le 11 janvier, le
président de la République a cru à la grande réconciliation. «Il a vécu une lune
de miel avec les intellectuels, raconte Pascal Bruckner. Et, très vite, la gauche est
revenue à son péché originel: croire qu'elle est le sanctuaire inaliénable de
l'intelligence et de la pensée. Hors les penseurs godillots, les intellectuels n'ont
pas suivi et ceux qui ne suivent pas sont excommuniés.» L'esprit du 11 janvier a
laissé la place à l'esprit de parti. Très vite, il ne s'agissait plus de combattre le
terrorisme islamiste, mais le Front national et «l'islamophobie». La défense de la
liberté d'expression a laissé place à une surveillance du «dérapage», de
l'amalgame, de la stigmatisation. Un détournement grossier qui a laissé des
traces. «On invoque “l'esprit du 11 janvier”, tempêtait Jean-Pierre Le Goff dans
FigaroVox, en même temps, le débat et la confrontation intellectuelle sont placés
sous la surveillance d'associations communautaristes qui se sont faites les
dépositaires de la morale publique.» Quand Laurent Joffrin célébrait le
11 janvier comme une épiphanie de la gauche morale, Alain Finkielkraut voyait
naître «la division du monde politique, médiatique et intellectuel entre deux
partis. Il y a d'un côté “le parti du sursaut” et “le parti de l'Autre”. La vision était
prophétique. «L'antifascisme mondain» (Elisabeth Lévy) a volé en éclats et «le
parti de l'Autre» a tombé le masque. Avec Edwy Plenel et Emmanuel Todd, il fait
des musulmans d'aujourd'hui «les juifs des années 30» et de la réaction des
Français aux attentats la preuve de leur «islamophobie». Après les avoir
célébrées, s'en prendre aux foules du 11 janvier est devenu un must. La preuve
d'«une fuite en avant dans la radicalité chic» (Finkielkraut). Sur l'autre versant
de l'antiracisme, de Bernard-Henri Lévy en Philippe Val, on nomme l'ennemi
prioritaire: «le drapeau noir du califat».
La vérité est que la folie djihadiste a mis au jour une ligne de fracture très
profonde et que l'on ne peut plus enfouir: celle de l'identité ainsi qu'une
question obsédante: «Qu'est-ce qu'être Français?» L'universitaire Laurent Bouvet
se souvient d'un colloque organisé en 2011, par le PS, sur le sujet. Il avait
défendu l'idée d'une angoisse identitaire qui traversait le pays et développé la
notion d'«insécurité culturelle». Il fut considéré, au mieux comme un zozo, au
pire comme un allié objectif de Marine Le Pen.
Impuissante à y répondre, sourde à ces paniques, oscillant sans choisir entre le
parti de «l'Autre» et celui du «sursaut», dépourvue de marges de manœuvre
économiques, la gauche Hollande, pour combler son vide idéologique, est en
proie à une véritable frénésie sociétale. Le mariage, la filiation, le genre, l'IVG,
la fin de vie: il faut légiférer sur tous les aspects de l'existence, de la conception
jusqu'à la mort naturelle. Là encore, tous les intellos ne suivent pas. «Ils veulent
changer la condition humaine», s'est exclamé Claude Lanzmann dans Le Figaro.
Onfray signe avec José Bové et Sylviane Agacinski une tribune dansLibé contre
la GPA. DansLe Figaro, il qualifie Pierre Bergé, favorable à cette pratique, de
«Berlusconi, la vulgarité en plus». «Le mariage pour tous, comme la réforme du
collège, devait être pour leurs promoteurs une simple mesure d'ajustement à la
société d'aujourd'hui, explique l'historien Pierre Nora. Ils ont tout, pour leurs
détracteurs, d'un ébranlement social profond.»
Le collège! Le dernier champ de bataille entre les intellos et le gouvernement.
Les premiers reprochent un nivellement par le bas, les seconds veulent libérer
l'élève de son ennui. «La civilisation, ça n'est pas le Nutella, c'est l'effort», a
lancé Régis Debray comme un cri de ralliement. Alain Finkielkraut reconnaît
avec ses pairs que droite et gauche sont pareillement coupables dans
l'effondrement de l'école. Il s'inquiète cependant des déclarations martiales de
Najat Vallaud-Belkacem: «L'école était une promesse, elle est devenue une
menace, explique-t-il. A l'insécurité culturelle, le gouvernement ajoute une
insécurité scolaire, indiquant aux parents qui veulent le meilleur pour leurs
enfants qu'ils sont pris au piège et que les “resquilleurs de mixité” seront punis.
Leur attitude de plus en plus compassionnelle est aussi de plus en plus
totalitaire.»
L'inculture pour tous
L'inculture pour tous
Pour Pierre Nora, au-delà même des idées,
«Les intellectuels
cette rupture était inéluctable. «Les
politiques se méfient des intellectuels,
peinent à trouver leur
reconnaît-il. Ils ont en tête leurs
place dans un système
reprochent d'être déconnectés de la réalité
fourvoiements d'autrefois et leur
d'information où le
du terrain, de la complexité des dossiers.
manichéisme et la
Ils ne pèsent rien dans les formations
pensée ​binaire feront
Mais, à l'entendre, la clé est ailleurs. «Les
toujours plus
d'audience que la
politiques, pas plus que dans les élections.»
intellectuels, poursuit-il, peinent à trouver
leur place dans un système d'information
où le manichéisme et la pensée binaire
nuance»
feront toujours plus d'audience que la
Pierre Nora
nuance, où animateurs et politiques se
mettront le plus souvent d'accord pour
considérer “le penseur” comme un
coupeur de cheveux en quatre.»
Comment réfléchir dans la perspective étroite et desséchante de la conquête du
pouvoir? Comment méditer sur les fractures françaises quand vous êtes attendu
sur une radio à 8 heures, une télé d'information continue deux heures plus tard,
à un déjeuner avec des journalistes avant de vous rendre à l'Assemblée et à un
colloque le soir dans un lycée de lointaine banlieue sur «le vivre-ensemble»? Le
tout en ayant échangé une centaine de textos?
Dans l'agenda d'une politique, la vie intellectuelle est un encombrant.
Nous sommes au début des années 2000. Le PS a pris des bonnes résolutions. Il
reçoit tour à tour les grandes figures de la pensée. Ce matin, c'est Marcel
Gauchet qui planche. Le thème: «La sortie du religieux». Une quinzaine
d'auditeurs sont présents avec, au premier rang, le premier secrétaire du parti,
François Hollande. A peine l'orateur a-t-il commencé que le député de Corrèze
commence à compulser un dossier qu'il lit avec attention page par page. Au
milieu de la communication, son attachée de presse apporte, l'air affairé, un
autre dossier. Tandis que Gauchet poursuit son propos, Hollande se plonge un
peu plus dans ses papiers. Une fois la conférence terminée, il oublie ses dossiers
sur la table. Que contenaient-ils? Des dépêches politiques du fil AFP!
Pour Jean-Pierre Le Goff, cette inculture est de plus en plus rédhibitoire: «Une
élite? Des gens qui, par un certain nombre de conditions, sont arrivés au
pouvoir. Mais ils sont totalement incultes. Dénués des oripeaux du pouvoir, ils ne
sont plus rien.» «Ceux qui affirment, sans gêne, que l'on critique sans avoir
étudié, que lisent-ils?», interroge Alain Finkielkraut. Ce qu'un ancien secrétaire
général de l'Elysée sous François Mitterrand résume en ces termes: «Les
ministres d'aujourd'hui ont le niveau des attachés parlementaires des années
80.» Cette inculture, cependant, n'est pas l'apanage de la gauche. Et la droite
s'illusionne si elle pense adopter ces orphelins. «Mon parti n'existe pas», confie
Alain Finkielkraut. Bruckner, lui non plus, n'a pas de port d'attache. Le Goff
anime le groupe Politique autrement. Régis Debray ou Michel Onfray se situent
désormais en surplomb de ce qu'ils considèrent comme un divertissement de
masse. Ce qui les relie les uns aux autres? Quelques mots d'Albert Camus:
«Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne
sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande.
Elle consiste à empêcher que le monde se défasse.» D'autres de Pierre Manent:
«Je veux comprendre, ou plutôt je désire comprendre. Comprendre quoi?
Comprendre ce qui est.» Et le premier des droits de l'intelligence, plus menacé
que jamais. Celui qui consiste, tout simplement, à appeler un chat, un chat.
Vincent Tremolet de Villers