Les haches
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Les haches
Ce dossier a été réalisé avec Ghislaine Billand, archéologue à l’Inrap, Pierre Pétrequin, directeur de recherche au CNRS, les revues La Recherche et la Revue archéologique de Picardie et avec le concours du Musée d’archéologie nationale. Les haches À l’occasion d’un diagnostic archéologique, à Vendeuil dans l’Aisne, deux haches ont été mises au jour, fichées verticalement, tranchants vers le haut, à 30 cm l’une de l’autre. Sur place, aucun élément n’a contribué à les dater mais les deux haches ont une forme très caractéristique qui permet de les comparer à d’autres haches trouvées en contexte et datées du néolithique (vers -4500). Ces grandes haches polies de forme triangulaire appartiennent au type dit « Altenstadt », du nom d’un site d’Allemagne. Elles sont en jadéitite, une roche rare de couleur verte dont l’analyse a permis de déterminer leur origine : les Alpes italiennes. De telles haches ont été découvertes dans toute l’Europe occidentale, jusqu’à plus de mille kilomètres des carrières de jadéitite. cotes hache 1 : L 18,7cm l 10,5cm ép 2,3cm poids 540g cotes hache 2 : L 15,6cm l 8cm ép 1,6cm www.inrap.fr / © Inrap 2008 poids 300g Page 1 Le site de Vendeuil (Aisne) Depuis plus d’un siècle, la haute vallée de l’Oise, au sud-est de Saint-Quentin, fait l’objet d’extractions de sables et de graviers ; on y recense de nombreuses carrières exploitant les alluvions anciennes de la rivière. Aujourd’hui la vallée est une zone plane de prairies humides où le cours de la rivière se divise en plusieurs lits dessinant de petits méandres. Mais il n’en fût pas toujours ainsi… La campagne de diagnostic archéologique réalisée préalablement à l’extension de la carrière de Vendeuil montre, grâce à l’étude stratigraphique des sédiments déposés par la rivière, que ce milieu a subi d’importantes modifications au cours des millénaires. Durant la période néolithique, il faut imaginer un paysage fluvial plus contrasté que celui qui s’offre à nous aujourd’hui. C’est alors un milieu au relief plus marqué et au couvert végétal boisé, où les chenaux de l’Oise divaguent entre des îles formées par des dômes de grave. C’est dans cet environnement très particulier de zone basse humide qu’ont été découvertes les deux haches polies, fichées verticalement tranchant orienté vers le haut, dans les limons argileux. L’environnement actuel de la haute vallée de l’Oise © G. Billand, Inrap Positionnement schématique du dépôt de haches dans des limons témoins d’une ancienne zone humide © G. Billand, Inrap www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 2 Une des haches lors de sa découverte © G. Billand, Inrap Le contexte Le Néolithique est caractérisé par l’apparition de l’agriculture, de l’élevage, de la poterie permettant progressivement la sédentarisation des populations. Cette « révolution », née au Proche-Orient vers -9000, touche le sud de la France vers -6000 en passant par la Méditerranée et le Nord-Est, via le Danube, aux alentours de -5000. Plus tard, de nouvelles techniques comme le métal (le cuivre apparaît dans nos régions au cours du 3ème millénaire) peuvent coexister avec les derniers outils en pierre, qui servent principalement à défricher la forêt. Ainsi les deux haches trouvées à Vendeuil présentent une usure du tranchant prouvant leur utilisation comme outil d’abattage. Mais ces haches n’étaient pas uniquement des outils : la rareté de la roche en fait également des marqueurs d’un statut social particulier. Au cours du 5ème millénaire, des haches en jadéitite se sont retrouvées entre les mains de personnages importants dans la région du Golfe du Morbihan ; elles ont parfois aussi été représentées dans des contextes sacrés, comme sur des stèles monumentales. Haches polies de Bernon, commune d’Arzon (Morbihan) Ve IVe mill. av. JC © Loïc Hamon, MAN ST Germain-en-Laye www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 3 Mode d’exploitation et de diffusion de la jadéïtite Des analyses spectroradiométriques (analyses non destructrices basées sur la mesure de la réflectance) ont permis de reconnaître la provenance de la roche utilisée pour ces 2 haches : les Alpes italiennes, et plus précisément le massif du Mont Viso. Là-bas ont été découvertes des carrières d’extraction de jadéitite datées du Néolithique, vers 2400 m d’altitude. La matière première était vraisemblablement récoltée sous la forme de blocs ou de plaquettes, pour certains taillés sommairement sur place afin d’obtenir des ébauches. Blocs et ébauches étaient ensuite descendus en vallée et transformés en haches par polissage, avant d’être entraînés dans des échanges à longue distance. Massif du Monviso, Alpes italiennes (alt. 2400 m) Les populations néolithiques rapportaient des lieux d’exploitation des blocs bruts, des plaquettes ou des préformes. © P. Pétrequin, CNRS La matière première pouvait voyager sur plus d’une centaine de kilomètres, comme cette ébauche sciée retrouvée à Lugrin, en HauteSavoie. Musée-château d’Annecy. © P. Petrequin, CNRS www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 4 Lames de haches polies en jadéitite provenant des Alpes italiennes, découvertes au Danemark. D’autres exemplaires ont été retrouvés jusqu’en Ecosse. © P. Pétrequin, CNRS Diffusion et répartition des grandes haches polies en roche alpine en Europe occidentale Des haches en jadéitite tirée des gîtes italiens ont été trouvées dans toute l’Europe nord-occidentale : un premier axe de diffusion permet le transfert en Suisse, en Allemagne, et au Danemark. Le deuxième axe passe par la France, la Grande-Bretagne, l’Ecosse, et l’Irlande ; le troisième concerne le sud de la France, la Catalogne et la Bretagne. La diffusion de ces haches s’est vraisemblablement effectuée sur une très longue période : dans les Alpes, elle commence vers -4900 ; elle atteint la Bretagne vers -4500 / -4300 (soit 800 à 900 kms des carrières d’extraction) ; l’Ecosse ne sera pas touchée avant -4000 (1700 km des carrières) Dans toutes les franges maritimes de l’Europe, les haches en roche alpine sont restées des objets très rares, à haute valeur sociale. © carte : P. Petrequin/CNRS www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 5 Les fonctions des haches Pour comprendre la fonction de ces grandes haches d’origine alpine, les chercheurs se sont tournés vers des cultivateurs de NouvelleGuinée qui, dans les années 1980-1990, utilisaient encore des haches de pierre. Dans ces exemples ethnographiques, les haches circulent depuis les carrières en direction des utilisateurs lointains et leur fonction est modifiée selon la distance : de façon générale, près des carrières ce sont des outils pour abattre la forêt, mais avec la rareté, les haches de pierre sont utilisées par les hommes et par les élites pour afficher les inégalités sociales. Le jeu des scientifiques a été de comparer ces situations ethnographiques actuelles avec les situations du néolithique, pour en comprendre le fonctionnement. En Europe, au Néolithique, la présence de ces haches polies en roche rare, loin de leur lieu d’extraction, correspond probablement à des échanges entre élites. Certaines de ces haches étaient si longues qu’elles ne pouvaient vraisemblablement plus être utilisées pour abattre les arbres ; il s’agissait non plus d’outils mais d’objets de grande valeur dont la rareté augmentait avec leur distance aux carrières. Il est même possible que les haches au poli exceptionnel trouvées en Ecosse ou au Danemark aient été attribuées non plus à des personnages importants mais dédiées à des puissances sur-humaines. Il est envisageable, dans cette hypothèse, que les deux haches de Vendeuil, fichées verticalement dans une zone marécageuse, appartiennent à cette catégorie des objets sacrés. En Nouvelle-Guinée, la fabrication des haches est exclusivement faite par les hommes, parfois par des spécialistes à temps partiel. Langda (groupe una, Jayawijaya, Irian Jaya) © P. Petrequin, CNRS Taille d'une préforme de lame d'herminette. Langda (Kp Jayawijaya, Papua, Indonésie). © P. Petrequin, CNRS www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 6 Abattage à la hache à manche monoxyle. Ye-Ineri (Kp Paniai, Papua, Indonésie). © P. Petrequin, CNRS Hache à manche monoxyle et mortaise décoré au feu. Fabrication Tiengen Gire Lame de pierre entièrement polie à section lenticulaire. Roche à glaucophane Ye-Ineri, Kp Paniai, Papua Barat. Groupe WANO © J-G. Berizzi, RMN Hache à manche monoxyle et mortaise Fabrication Tiengen Gire. Lame de pierre entièrement polie à section ovalaire Roche à glaucophane avec inclusions de pyrites, provenant de la rivière en contrebas du village Ye-Ineri, Kp Paniai, Papua Barat. Groupe WANO © J-G. Berizzi, RMN www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 7 Certains chefs de lignage se réservent le droit de présenter en public une hache polie qui marque leur statut. Sentani (Kp Sentani, Papua, Indonésie). © P. Petrequin, CNRS Très grande hache d’échange type ye-yao, à décor en fibres d’orchidée tréssées jaunes, et pendentifs : deux défenses de sanglier refendues, polies et perforées, sept lanières de peau de marsupial arboricole (Kus maculatus et Kus pochon coklat), et treize enveloppes épineuses de larves, réparties en deux groupes sur les côtés de la hache. Roche à glaucophane des carrières de Wang-Kob-Me. Probablement Baliem ou Dani de l’ouest, Kp Jayawijaya, Papua Barat. Groupe Dani. Achat à Wamena et don B. Théry © J-G. Berizzi, RMN Grande hache d’échange polie, type Yé-yao femelle, à extrémité distale tranchante ; décorée d’une jupe de femme mariée, en fibres d’orchidée tressées jaunes, un pendentif en peau de lapin ; une bande longitudinale de peinture ocre sur chaque face. Roche des carrières d’Awigobi (métabasite à amphibole). Baliem, Kp Jayawijaya, Papua Barat. Groupe Dani. Achat à Wamena © J-G. Berizzi, RMN www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 8 Longues lames en pierre polie Baliem, Kp Jayawijaya, Papua Barat. Groupe Dani © Hugo Maertens (Bruges), BNP Paribas Crédits Auteurs Ghislaine Billand, archéologue à l’Inrap et Pierre Petrequin, archéologue, directeur de recherche au CNRS, Laboratoire de chrono-écologie de Besançon Conception éditoriale et suivi de production Marine Dubois, Inrap Rédaction Armelle Clorennec, Inrap Prises de vues et réalisation des Quick Time VR des haches : Denis Glicksman, La Grange numérique Conception et réalisation des socles des haches : Aïnu Réalisation multimédia : Eclydre Direction de projet : Thierry Cherpitel Design : Jean-Philippe Goussot Développement : Thomas Roy Remerciements : M. Errera, S. Cassen et L. Klassen pour leurs travaux de recherches Service régional de l’archéologie de Picardie Carrières et ballastières de Picardie (CBP), filiale commune de Holcim Granulats et Morillon-Corvol. www.inrap.fr / © Inrap 2008 Page 9