Les « petites phrases
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Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Les « petites phrases » Les émissions de divertissement : de nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? Pierre Leroux et Philippe Riutort Communication & langages / Volume 2011 / Issue 168 / June 2011, pp 69 - 80 DOI: 10.4074/S0336150011012063, Published online: 07 September 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150011012063 How to cite this article: Pierre Leroux et Philippe Riutort (2011). Les « petites phrases » Les émissions de divertissement : de nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ?. Communication & langages, 2011, pp 69-80 doi:10.4074/S0336150011012063 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 21 Feb 2017 69 Les émissions de divertissement : de nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? La petite phrase prend place dans un espace aux frontières floues, situé entre le formel et l’informel, la maîtrise de la parole et le dérapage verbal plus ou moins contrôlé, mais elle n’existe véritablement que lorsqu’elle bénéficie des effets de la circulation médiatique qui construisent son importance et son sens. Elle semble donc valoir moins par sa substance que par ce sur quoi elle renseigne, notamment les variations des usages politiques et médiatiques qui en sont faits. La petite phrase s’est historiquement définie dans le cadre des rapports noués entre le personnel politique et l’univers journalistique. Formule recherchée dans les interventions politiques, condensant un propos, livrant en quelques mots un point de vue ou une analyse, elle est devenue tributaire, en s’institutionnalisant en routine journalistique, des logiques d’anticipation des professionnels de la politique. Faisant l’objet de commentaires et d’exégèses en nombre croissant (« Mais qu’a-t-il voulu dire ? ») à mesure que se multiplient les scènes médiatiques traitant de politique, les petites phrases ont, par exemple, revêtu une portée symbolique décisive lorsqu’il s’est agi de désigner un vainqueur dans les débats télévisuels1 ou de prendre l’ascendant sur un adversaire dans une campagne électorale. Les « petites phrases » PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT Les auteurs analysent les relations entre transformation des formats médiatiques et circulation des formules politiques. Les politiques ont dû s’adapter à la montée d’émissions de divertissement, d’abord conçues en opposition au débat politique, puis progressivement transformées pour favoriser la circulation des formules. D’abord marginalisées lorsqu’elles commencèrent à inviter des personnalités politiques, ces émissions, devenues « conversationnelles », ont peu à peu pris place parmi les tribunes recherchées par le personnel politique de premier plan. L’ « informalisation » des situations ne signifie donc pas improvisation : face à des interlocuteurs spécialisés à l’affût des petites phrases, les invités politiques s’emploient à devancer ces attentes implicites. Mots clés : Politique, divertissement, émission politique, télévision, animateurs, talk-show 1. À la manière de la phrase devenue célèbre de Valéry Giscard d’Estaing, adressée à François Mitterrand lors de leur face-à-face de l’entre-deux-tours de l’élection présidentielle de 1974 : « Vous n’avez pas le monopole du cœur ». Plus largement, sur l’arbitrage journalistique et sondagier des débats télévisés, Champagne, Patrick, 1989, « Qui a gagné ? Analyse interne et analyse externe des débats politiques à la télévision », Mots. Les langages du politique, 20, pp. 5-22. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 70 Les « petites phrases » en politique Objet de préparation minutieuse, attribuée à un locuteur mais souvent construite collectivement par des équipes de conseillers en communication, la petite phrase devient un outil stratégique de la compétition politique. Mais l’inflation de la production de formules affaiblit aussi leur impact, en dehors de circonstances exceptionnelles, et leur portée symbolique pâtit de leur banalisation. La production et la circulation des petites phrases, voire leur dénomination même en tant que catégorie journalistique d’appréhension de la politique, relèvent de deux tendances contradictoires du discours politique moderne : son officialisation croissante, dans un premier temps, et la mise en œuvre de multiples dispositifs visant à s’en affranchir, dans un second. La première concourt au formatage croissant de l’expression du personnel politique. Elle résulte de la conjonction de plusieurs phénomènes. La professionnalisation du personnel politique à l’œuvre dès la fin du XIXe siècle et ses caractéristiques socioprofessionnelles dominantes (avocats, professeurs) ont participé de l’émergence de formes de discours politique adaptées aux circonstances de la vie parlementaire, mettant en évidence l’éloquence comme ressource politique majeure2 . L’évolution du discours politique officiel glissant progressivement de l’éloquence vers une technocratisation progressive a pu également reposer, dans un second temps, notamment à partir de la Ve République, sur les mutations du personnel politique : communauté des cursus, des origines sociales, des carrières, de plus en plus souvent unifiées par le passage par l’Ena, contribuant à favoriser l’emploi d’un langage commun à la haute administration et au personnel politique de premier plan. Toutefois, dès lors que s’impose le principe de publicité des débats des assemblées, le discours politique tend à s’adresser à d’autres destinataires que les pairs, visant ainsi « l’opinion ». La division du travail croissante a progressivement imposé de plus en plus souvent la délégation de cette production à un personnel spécialisé – les collaborateurs politiques – adaptant à la marge à des auditoires et des circonstances variés les discours officiels rituels (vœux, inaugurations) ou ciselant des formules destinées à décrédibiliser l’adversaire (joutes oratoires, campagnes électorales). La maîtrise de la parole participe donc pleinement, hier comme aujourd’hui, à la définition du métier politique et s’étend désormais à de multiples activités : réactions officielles, communiqués, entre autres, et, de plus en plus, interventions médiatiques. L’uniformisation des discours politiques a été accentuée par les modèles élaborés par les professionnels de la communication3 qui ont eu une large influence, y compris sur la fraction du personnel qui ne bénéficie pas directement de leurs conseils. La seconde tendance, apparemment inverse de la première, tend à tirer le discours politique vers moins de formalisation et de formatage. Elle pourrait être la simple conséquence de la professionnalisation croissante des discours politiques et être appréhendée comme le résultat d’un processus d’informalisation4 , pour reprendre la formule de Cas Wouters, inspirée de Norbert Elias : le « relâchement 2. Rousselier, Nicolas, 1997, Le Parlement de l’éloquence, Presses de Sciences Po, Paris. 3. Ollivier-Yaniv, Caroline, 2000, L’État communiquant, PUF, Paris. 4. Wouters, Cas, 2003, « La civilisation des mœurs et des émotions : de la formalisation à l’informalisation », in Yves Bonny, Jean-Manuel de Queiroz, Erik Neveu (dir.), Norbert Elias et la communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 De nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? 71 des mœurs » qui aurait saisi l’ensemble des relations sociales depuis les années 1960 ne témoignerait pas d’une « authenticité » croissante des relations sociales, mais au contraire d’un auto-contrôle pulsionnel encore plus important et de la nécessité de maîtriser ses émotions en public. Le professionnel de la politique est sommé d’entretenir la croyance dans sa sincérité et ses qualités d’humanité et d’en fournir publiquement des gages. Cette tendance s’est accentuée avec la transformation de la relation entretenue par les médias avec l’univers politique. À l’origine, la presse, qui rend compte des débats parlementaires dès le XIXe siècle, relayait les déclarations politiques et déjà les formules, les « petites phrases », voire les écarts de langage, composantes ordinaires des affrontements politiques. À mesure que les organes de presse tentent d’anticiper la curiosité de leur lectorat, la mise en valeur d’éléments saillants du discours politique devient constitutive de l’écriture journalistique5 , alors que du côté des professionnels de la politique, l’élaboration de « petites phrases » s’inscrit dans une stratégie de maîtrise de la production et d’anticipation des logiques de publicité des discours. À la télévision française, la transformation des émissions accueillant des politiques témoigne de ces jeux contradictoires de formalisation/informalisation. Longtemps dominée par le modèle de l’échange d’arguments arbitré par des journalistes6 , l’émission politique sous sa forme classique n’a cessé de tenter de déjouer tout ce qui contribuait à « routiniser » les échanges. La « réinvention », par les producteurs, des éléments des dispositifs (décors, organisation spatiale des plateaux, types d’intervenants et d’interventions) en témoigne. Ces tentatives de renouvellement eurent leurs limites, dès lors qu’elles ne pouvaient réellement s’affranchir de tout ce qui définissait les principes mêmes de leur relation au politique (l’accord tacite sur l’ordre du jour et le principe de l’échange d’arguments), et les émissions n’ont pu conserver la place emblématique dont elles disposaient, face à l’accroissement de la concurrence et à la volonté de conquête d’une audience maximale7 . Les émissions de divertissement ont commencé à ¯ théorie de la civilisation, PUR, Rennes, pp. 147-168 et Wouters, Cas, 2007, Informalization: Manners and Emotions since 1890, Sage, Londres. 5. Kaciaf, Nicolas, 2006, « Le journalisme politique d’une République à l’autre. Les conditions de transformation des pages “Politique” de la presse écrite française (1945-1981) », in Antonin Cohen, Bernard Lacroix, Philippe Riutort (dir.), Les formes de l’analyse politique. Éléments d’analyse sociologique XVIIIe - XXe siècle, PUF, Paris, pp. 367-384 et Kaciaf, Nicolas, 2007, « L’objectivation du rapport aux sources dans les pages “Politique” des quotidiens », in Pascal Dauvin, Jean-Baptiste Legavre (dir.), Les publics des journalistes, La Dispute, Paris. 6. Nous opposons ainsi dans plusieurs de nos travaux* l’idéal-type de fonctionnement des émissions politiques classiques (« émissions argumentatives ») à celui des talk-shows de divertissement (« émissions conversationnelles »), dont le dispositif tend à éviter la structuration des discours et des tours de parole selon un ordre du jour préétabli pour s’organiser – sur le modèle de la conversation ordinaire – en fonction des performances (humour, « coup de gueule », etc.) et des capacités à orienter la conversation des différents participants sans principe hiérarchique fort. *Cf. notamment Leroux, Pierre, 2009, Mettre en scène la politique. Les reconfigurations du spectacle politique à la télévision française, Habilitation à diriger les recherches en sciences de l’information et de la communication, Université de Toulouse-Le Mirail. 7. Dès les années 1980, les confrontations en face-à-face se raréfient (en dehors des périodes électorales), les émissions de débats politiques sur les grandes chaînes généralistes sont moins présentes. La suppression en 1995 de l’émission phare du service public, L’Heure de vérité, créée en 1982 sur communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 72 Les « petites phrases » en politique accueillir régulièrement des personnalités politiques à la fin des années 1990, en mettant l’accent sur la nouveauté de dispositifs qui – c’est du moins comme cela qu’ils se présentèrent à l’origine – bouleversaient les repères habituels des invités politiques : abandon de la référence à l’agenda politique qui dictait l’ordre du jour, fin de la « transcendance du politique »8 et désacralisation de la parole politique, confrontée à égalité avec celle d’invités du spectacle, majoritaires sur les plateaux de divertissement. Délibérément ignorées par les journalistes politiques à l’origine comme des concurrentes « indignes », ces émissions sont désormais observées et décryptées au même titre que les émissions politiques classiques. Surveillées par les agences de presse, elles sont l’objet de commentaires d’analyse et de « reprises » par l’univers journalistique, témoignant à la fois de leur banalisation et de la place nouvelle qu’elles ont acquise au sein même du jeu politique médiatisé. Il semble qu’il soit possible de dégager deux « moments » dans la brève histoire de la contribution des émissions de divertissement à la circulation de la parole politique. La phase initiale, au cours des années 1990, est caractérisée par un net souci de renouvellement des approches médiatisées de la politique, encourageant la production de petites phrases. . . qui pourtant verront rarement le jour, en raison de la marginalité de ces émissions dans les logiques de circulation de l’information politique. La seconde phase, apparue au cours des années 2000, se traduit par le poids croissant qu’y occupe la politique. Ayant accès aux acteurs dominants de l’univers politique, ces programmes participent désormais pleinement au « jeu » politique et bénéficient d’effets de reprise rendant désormais visible la production des « petites phrases » en leur sein. Ainsi, le succès de ces espaces fait aujourd’hui émerger de nouvelles formes de « formatage » des petites phrases ajustées à « l’informalisation » apparente de ces émissions. LA – VAINE – QUÊTE DE LA PETITE PHRASE Les émissions de divertissement, souvent dénommées « talk-shows », invitant des responsables politiques ont cherché dès leurs débuts à se démarquer des émissions politiques « traditionnelles ». Jugées démodées, convenues et compassées dans leur forme et excessivement sérieuses, voire ésotériques, sur le fond, ces dernières contribueraient pour les inventeurs de formules nouvelles à un désintérêt croissant du public pour la politique. Les premières émissions de divertissement qui invitent avec régularité le personnel politique s’emploient à sortir du schéma de l’interview politique classique. Les audaces sont surtout formelles : ainsi, Karl Zéro dans Le Vrai Journal (1996-2006) sur Canal+ se fait remarquer en employant systématiquement le tutoiement de ses invités politiques, et en utilisant ostentatoirement un vocabulaire « jeune » censé marquer sa distance et celle de ¯ Antenne 2 (qui a suivi sa déprogrammation de 20h30 au dimanche midi en 1988), l’atteste, alors que dans le même temps TF1 ne compte plus d’émission politique régulière. 8. Lochard, Guy et Soulages, Jean-Claude, 2003, « La parole politique à la télévision : du logos à l’ethos », Réseaux, 118, pp. 65-94. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 De nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? 73 son public avec la langue des politiques9 . Thierry Ardisson dans Tout le monde en parle (1998-2006) adopte le ton de l’interview « décalée », en affirmant souvent une distance ironique avec les modèles journalistiques. Privilégiant la dimension personnelle et les « zones d’ombre » de l’invité politique, il aborde des thèmes privés, comme la sexualité, secondé par les interventions d’un sniper – l’humoriste Laurent Baffie – chargé de jouer la connivence avec le public au détriment de l’invité. L’ancien Premier ministre Michel Rocard (31 mars 2001), interrogé en pleine affaire Clinton-Monica Lewinsky, avait dû répondre à la question de l’animateur « est-ce que sucer, c’est tromper ? », ce qui avait suscité nombre de commentaires désapprobateurs sur l’« abaissement » de la politique produit par ce type d’émissions10 . Si le statut de l’interlocuteur politique avait certainement contribué à favoriser une certaine indignation journalistique, le traitement des invités politiques ordinaires ne suscitait la plupart du temps aucune réaction11 . L’invention de dispositifs télévisuels12 favorisant particulièrement la dimension ludique et théâtrale, dans la conduite même de l’interview politique13 , pousse d’ailleurs à surenchérir dans l’originalité des mises en scène. Le député PS Arnaud Montebourg a pu menacer un temps de boycotter les émissions de divertissement à la suite d’un passage malheureux dans l’émission Vendredi pétantes, animée par Stéphane Bern (27 janvier 2006). Allongé sur un divan et répondant aux questions d’une animatrice, il se trouvait ridiculisé par un mime placé derrière lui, supposé représenter son subconscient. . . essentiellement dominé par des pensées scabreuses. Le choix de sortir les responsables politiques de leur cadre habituel présente l’intérêt de se démarquer des connivences supposées, entretenues entre politiques et journalistes, et de s’adresser à des fractions du public plus larges, plus « populaires » et plus jeunes que celles des émissions politiques. Mais il est censé également permettre l’accès à une certaine authenticité de la parole politique et, sous cet aspect, le traitement infligé aux invités politiques, quoiqu’inédit, ne diffère guère là encore de celui qu’on réserve depuis plus longtemps aux invités du monde du spectacle, qui composent l’essentiel des plateaux14 . La démarche 9. Recevant Edouard Balladur (1er mars 1998), Karl Zéro lui demande : « Est-ce que la campagne va être particulièrement jeune et fun ? », cité in Lhérault, Marie, 2002, Le Vrai Journal décrypté, Nouveau Monde Éditions, p. 154. 10. Pour un exemple, Schneidermann, Daniel, 2001, « Ma couille et l’Histoire », Le Monde, 8 avril. 11. La conseillère régionale – et ancienne Miss France – Élodie Gossuin s’entend énoncer ses mensurations à l’antenne et lorsqu’elle les conteste est gratifiée par Laurent Baffie de la remarque suivante : « Elle a pris du cul. . . ça arrive aux meilleurs » (3 avril 2004) ; le député, alors UMP, Nicolas Dupont-Aignan doit, après avoir subi les foudres des comédiens Gérard Darmon et du groupe IAM à propos d’un débat sur le cannabis, revenir sur le plateau à l’initiative de l’animateur qui fait scander son prénom par le public (20 septembre 2003). 12. Voir, Amey, Patrick, 2009, La parole à la télévision. Les dispositifs des talk-shows, L’Harmattan, Paris, pp. 17-31. 13. Voir Lochard, Guy et Soulages, Jean-Claude, « La parole politique à la télévision : du logos à l’ethos », art. cit. 14. Thierry Ardisson s’est affirmé depuis le début de sa carrière d’animateur, au début des années 1980, par le souci de jouer avec les codes télévisuels. Sur les particularités du « style » de cet animateur, Leroux, Pierre et Riutort, Philippe, 2006, « La consécration de l’animateur. Appréciation d’un métier et affirmation d’une position : le cas de Thierry Ardisson », Réseaux, 139, pp. 219-248. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 74 Les « petites phrases » en politique consistant explicitement à renoncer au format officiel et rigide de l’interview politique favorise par opposition un « libre échange » proche de la conversation à bâtons rompus, parsemée de confidences, de bons mots illustrant le sens de la répartie et de la formule dont fait montre l’invité. Le déroulement même de l’entretien, appréhendé sur le ton de la conversation familière, contribue à inscrire l’énonciation d’éventuelles petites phrases dans le registre tantôt humoristique, tantôt polémique, invitant ainsi l’invité politique à sortir de son « rôle » habituel : Thierry Ardisson, recevant dans son émission Salut les Terriens sur Canal+ (25 septembre 2010) Georges Frêche, exclu du Parti socialiste, l’interroge : « Alors maintenant que vous n’êtes plus au Parti socialiste, vous pouvez nous le dire, le plus con, c’est qui au PS ? ». Le ton privilégié par l’entretien, volontairement en rupture avec la neutralité affichée et le respect dû à l’interlocuteur caractéristiques de l’entretien politique classique, incite à sélectionner des personnalités politiques qui se prêtent volontiers au jeu. Thierry Ardisson s’adressant ainsi dans Salut les Terriens (29 janvier 2011) à l’ancien ministre Roger Karoutchi : « Alors, Roger, t’étais où ? On ne te voit plus en soirée », et ajoutant lorsqu’il décline son nouveau poste d’ambassadeur de France à l’OCDE : « On a le droit d’inventer des métiers comme ça ? ». L’instauration d’un dispositif de rupture avec la « langue de bois » prêtée uniformément au discours politique conduit à accorder une visibilité accrue à ce que les animateurs nomment eux-mêmes les « bons clients », qui, en raison de certaines de leurs propriétés sociales et politiques, se prêtent plus volontiers que d’autres aux règles de l’émission. Un privilège est ainsi accordé aux figures émergentes cherchant à accéder à une forme de visibilité médiatique (à la manière de Jean-Luc Mélenchon, Arnaud Montebourg dans les années 1990 ou Laurent Wauquiez dans les années 2000), à des responsables politiques n’étant plus en activité et susceptibles de « vendre la mèche » (de Claude Allègre à Jack Lang dans les années 2000) ou à des personnalités qu’une prise de distance publique avec certaines positions officielles de leur formation politique crédite ainsi d’une forme d’« authenticité » (de Jean-François Copé à l’UMP à Manuel Valls au PS). C’est ce que mettent en évidence les types de capitaux politiques détenus par les invités dans une émission comme celle de Thierry Ardisson, Tout le monde en parle, initiatrice de la participation en plateau des invités politiques au milieu d’invités issus de l’univers du divertissement. Le fait que le volume de capitaux politiques possédé par les invités politiques soit plutôt faible les rend particulièrement dépendants d’une exposition médiatique. Malgré un traitement souvent ironique et moqueur des animateurs, contribuant à retourner à leur profit le rapport de forces qui prévaut généralement entre journalistes et responsables politiques par l’établissement d’une sorte de « rituel d’inversion »15 , les invités politiques semblent accepter ce traitement qui leur est infligé en faisant preuve d’humour et en saisissant de-ci de-là la 15. Leroux, Pierre et Riutort, Philippe, 2007, « Les contraintes d’exposition du métier politique dans les talk-shows télévisés », communication au Congrès de l’Association française de science politique de Toulouse, septembre. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 De nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? 75 Tableau 1 : Invités politiques par type de capital politique Fonctions Nombre d’invités % Président et Premier ministre 0 0 Ministre d’État et principaux 1 0,8 Ministres délgués et secrétaires d’État 7 5,8 Anciens ministres 10 8,4 Leaders et porte-parole de partis 18 15 Députés/sénateurs 60 50,4 Élus locaux 14 11,7 9 7,5 Non élus Émission Tout le monde en parle, 1998-2006. 119 invités politiques. possibilité de placer quelques propos politiques16 , escomptant par ricochet un effet de notoriété, faute de disposer d’autres tribunes télévisuelles17 . En dépit de la quête du bon mot, de la déclaration choc de l’invité18 susceptible désormais de faire l’objet de reprises sur Internet et de figurer parmi les « meilleurs moments » sans cesse rediffusés, la faible place accordée à la prise de parole politique ne favorise guère la distillation de petites phrases. Les sujets politiques ne sont abordés que par la bande, et par des locuteurs de deuxième ordre. Les petites phrases, lorsqu’elles surviennent, ont peu de chance de bénéficier d’une attention et par conséquent d’une existence journalistiques, en raison de la frontière établie entre l’univers du journalisme politique et celui du divertissement télévisuel. 16. Le président du Parti de gauche, Jean-Luc Mélenchon, invité régulier, souvent brocardé, des émissions de divertissement : « Chaque fois qu’on m’invite j’y vais. Je suis bien traité chez Ruquier, je suis bien traité chez Ardisson. Par contre il y a une chose qu’il faut que vous sachiez et que je veux redire, c’est la honte dans ce pays du service public en matière d’émissions politiques, ni Marie-Georges Buffet, ni moi ne sommes jamais invités. On est toujours présents dans les émissions d’amuseurs, or les amuseurs font plus pour la politique que les officiels. » (France Inter, Le fou du roi, 12 mai 2010) 17. La notoriété par ricochet dont pourrait bénéficier l’invité politique en raison de sa familiarité avec l’animateur et les invités issus de l’univers du spectacle semble être la raison invoquée par Michel Drucker pour ne pas convier à son émission Vivement Dimanche sur France 2 les responsables du Front national, Marine Le Pen comme son père avant elle. 18. Cette quête est encouragée par le dispositif valorisant la polémique en privilégiant les points de vue opposés et les raccourcis en raison du faible temps de démonstration octroyé à l’interlocuteur, effet renforcé par le montage, voire le titrage rétrospectif adopté visant à cadrer les propos : elle peut ainsi parfois conduire un journaliste, chroniqueur d’une émission de divertissement (celle animée par Laurent Ruquier sur France 2, On n’est pas couché), comme Éric Zemmour, à devenir le protagoniste d’une « affaire » débouchant sur une mise en cause et une condamnation judiciaires à la suite de propos tenus en tant qu’invité dans le cadre d’un débat d’une autre émission de divertissement (Salut les Terriens de Thierry Ardisson sur Canal+). communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 76 Les « petites phrases » en politique L’ÉCONOMIE DE LA CIRCULATION DES PETITES PHRASES La démarcation ostensible des émissions de divertissement à l’égard des émissions politiques et du journalisme politique ainsi que la tonalité récréative des entretiens rendent pratiquement impossibles d’éventuelles reprises journalistiques, à l’exception de celles qui condamnent les « intrusions » du divertissement dans la politique. On assiste ainsi, dans un premier temps, à une réaction de défense journalistique émanant de responsables de rédactions déplorant l’évolution en cours qui banalise la présence des politiques au sein des émissions de divertissement : « Je trouve cette dérive dangereuse pour la démocratie, dit Jean-Pierre Elkabbach19 [. . .] L’animateur devient journaliste, les politiques se font clowns : une néfaste confusion des rôles » ; « en se rendant dans des émissions de variétés, ils donnent à penser que tout est divertissement et qu’ils appartiennent aussi au monde du show-biz, estime Arlette Chabot. Il n’est pas sûr qu’ils gagnent en crédibilité. »20 Le « mélange des genres » est dénoncé au sein même des chaînes qui diffusent ces programmes : il témoigne de l’effet de « balance des pouvoirs »21 en faveur des animateurs-producteurs dont la position ne cesse de s’affirmer au détriment de celle des journalistes politiques, fragilisée par la marginalisation relative de leurs émissions dans les grilles de programmes. Un ensemble de mutations structurelles va conduire à un déplacement de l’émission de « pur » divertissement à l’émission conversationnelle : celle-ci s’apparente à une discussion partiellement improvisée dont les tours de parole ne sont pas strictement prédéfinis, laissant une certaine place à l’initiative des participants. Ces émissions, à la manière de On n’est pas couché sur France 2 animée par Laurent Ruquier, du Grand Journal de Canal+ présenté par Michel Denisot ou de Salut les Terriens sur Canal+ présentée par Thierry Ardisson, vont élaborer de nombreux compromis tant dans le dispositif de l’émission que dans le contenu même, leur permettant de pérenniser la présence des invités politiques et surtout de s’adresser à une fraction plus élevée du personnel politique (cf. tableau 2 et graphique 1). Cette sensible élévation du capital politique des invités sanctionne une certaine institutionnalisation de ces émissions, mais également leurs transformations internes. L’émission présentée par Laurent Ruquier sur France 2 en deuxième partie de soirée le samedi, On n’est pas couché – soit la case de programmation qu’occupait Thierry Ardisson avec l’émission Tout le monde en parle conçue, en outre, par la même productrice –, s’en distingue fortement. À l’interpellation publique de l’invité politique soumis aux interventions intempestives de l’humoriste et des invités de l’univers du divertissement, succède un entretien d’une longueur exceptionnelle dans la télévision contemporaine (d’une durée moyenne de 45 minutes), placé en première partie d’émission et « isolé » des autres séquences. L’invité politique, qui n’est plus contraint d’attendre patiemment son 19. Le Monde, « Télévision », 28-29 novembre 1999, p. 5. Le journaliste politique, alors président de Public Sénat et dirigeant d’Europe 1, interviendra quelques années plus tard comme interviewer dans l’émission de Michel Drucker, Vivement Dimanche. 20. Ibid, p. 5. 21. Sur cette notion, Elias, Norbert, 2000, « Les transformations de la balance des pouvoirs entre les sexes », Politix, 51, pp. 13-53. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 De nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? 77 Tableau 2 : Invités politiques par type de capital politique Fonctions Nombre d’invités % Président et Premier ministre 0 0 Ministre d’État et principaux 7 8,75 18 22,5 Anciens ministres 4 5 Leaders et porte-parole de partis 6 7,5 37 46, 25 Élus locaux 5 6, 25 Non élus 3 3,75 Ministres délégués et secrétaires d’État Députés/sénateurs Émission On n’est pas couché, 2006-2009, 80 invités politiques. Principaux ministres Ministres dél. et sec. d’État Anciens ministres Leaders et porteparole partis Parlementaires Élus locaux Non élus 0 10 20 30 40 50 60 % d’invités par capital politique On n’est pas couché Tout le monde en parle Graphique 1: Comparaison Tout le monde en parle (1998-2006) versus On n’est pas couché (2006-2009). tour, n’est, en outre, confronté, hormis l’animateur, la plupart du temps qu’aux deux seuls chroniqueurs de l’émission – Éric Naulleau, écrivain, directeur de maisons d’édition et chroniqueur culturel et Éric Zemmour, journaliste politique au Figaro –, qui endossent des rôles d’experts-critiques de la politique et se lancent communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 78 Les « petites phrases » en politique dans des échanges nourris de références, n’hésitant pas à prendre position et à contredire l’invité, ce qui constitue une différence notable avec les émissions politiques. La production des petites phrases est grandement facilitée par la présence régulière puis permanente de journalistes au sein même des émissions de divertissement : caution pour l’image de l’émission, gage de sérieux pour l’animateur dont la culture politique peut être prise en défaut, elle rend possible la participation d’invités politiques de premier rang. Jean-Michel Apathie, chef du service politique de RTL et interviewer matinal de la station, reçoit ainsi tous les soirs des personnalités politiques au Grand Journal de Canal+, après avoir été chroniqueur de 2004 à 2006 au sein de l’émission de Marc-Olivier Fogiel sur France 3, On ne peut pas plaire à tout monde. L’adjonction de journalistes politiques parmi les plus reconnus contribue à infléchir la parole politique vers l’actualité immédiate. Salut les Terriens de Thierry Ardisson reçoit systématiquement un journaliste, généralement de presse écrite, invité à réagir, aux côtés de l’invité politique, et Le Grand Journal réunit le vendredi plusieurs éditorialistes des grands médias. Cette émission quotidienne rend d’ailleurs bien compte de cette évolution : la présence de l’invité du jour est justifiée par le fait que ce dernier est au cœur de l’actualité. Martin Hirsch est invité au lendemain de sa démission du gouvernement Fillon, Dominique de Villepin à l’issue de son procès dans l’affaire Clearstream. . . La présence d’interviewers politiques légitimes aux yeux des politiques eux-mêmes (le Premier ministre corrige en direct par un texto une erreur de Jean-Michel Aphatie au Grand Journal en janvier 2010), l’inclination nettement journalistique du propos, l’implication dans l’actualité médiatique de la vie politique amènent à une focalisation sur les dernières péripéties politiques, auxquelles l’invité est sommé de réagir. L’importation de petites phrases dans des rubriques spécialisées (comme c’est le cas au Grand Journal dans des rubriques comme « La petite question » et « Le petit journal ») ou sous la forme d’incises humoristiques (par les présentateurs de On n’est pas couché ou Salut les Terriens) constitue d’ailleurs des formes d’amorçage invitant à en produire de nouvelles22 . Dès lors, les propos tenus par des acteurs politiques de premier plan sur les sujets « brûlants » de l’actualité revêtent une importance stratégique pour les acteurs politiques comme pour les médias, engendrant presque mécaniquement la reprise des petites phrases prononcées lors de l’émission. Les petites phrases sont particulièrement adaptées à un traitement de la politique qui s’inspire pour partie des recettes éprouvées pour le traitement de la culture et du spectacle, principalement axé sur les concurrences de personnes, les commérages et le dévoilement23 . Ces émissions sont particulièrement disposées à jouer un rôle dans les nouvelles formes de « circulation circulaire » des informations fondées sur la 22. À la manière de la question posée par Ariane Massenet au Grand Journal à Arnaud Montebourg, porte-parole de Ségolène Royal lors de la campagne présidentielle de 2007, au sujet du plus gros défaut de la candidate, dont la réponse – « son compagnon » – avait valu une suspension provisoire des fonctions de ce dernier. 23. Dans Le Grand Journal, des rubriques assez similaires (« Le petit journal », « Le petit journal people ») traitent de l’actualité politique et du show-business. Dans On n’est pas couché et dans Salut les Terriens les déclarations spectaculaires sont souvent rappelées dans le portrait de l’invité politique et les extraits choisis dans les livres des invités politiques procèdent de la même logique de sélection. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 De nouveaux lieux de valorisation des petites phrases ? 79 mise en valeur des interventions spectaculaires : les extraits courts, les formules choc, les propos off sont susceptibles d’être amplifiés en retour par d’autres réactions et commentaires. Certains positionnements politiques et la dimension médiatique de certaines luttes politiques se prêtent d’ailleurs particulièrement bien à l’exploitation de tribunes de ce type, puisqu’il s’agit de prendre « l’opinion » à témoin. Dominique de Villepin, ancien Premier ministre, sur le plateau de On n’est pas couché en novembre 2010 esquisse en quelques phrases un portrait de Nicolas Sarkozy commenté dans les médias (se décrivant lui et le futur président comme « des mâles dominants », dans une métaphore animalière), et relance (en janvier 2011) à Salut les Terriens les supputations sur sa candidature à la présidentielle (« vous avez une bonne intuition », répond-il à l’animateur qui l’interroge sur cette possibilité). En avril 2006, Ségolène Royal avait du reste annoncé sa candidature en direct sous la pression d’un humoriste sur le plateau du Grand journal (« si ça reste comme ça, probablement, oui. . . »), le commentaire de ce dernier – « elle a dit oui ! » – ayant largement circulé à l’époque dans les médias et fait l’objet de nombreux commentaires sur la « stratégie » de la future candidate. L’institutionnalisation des émissions conversationnelles constitue désormais un nouvel espace à part entière dévolu à la parole politique. Il faudrait pourtant faire preuve d’une certaine naïveté pour croire que ce type de parole constitue une rupture radicale avec celle qui a cours au sein des émissions politiques. D’abord parce qu’elle correspond aux attentes, voire aux caractéristiques de certaines fractions du personnel politique rompues à l’univers de la communication et qui envisagent ces émissions comme des bancs d’essai, des occasions de rectifier leur image publique, de témoigner de leur « simplicité » et de leur « décontraction » : il en est ainsi de Jean-François Copé, présent de longue date dans les émissions de divertissement, auteur d’un ouvrage remarqué par les médias, intitulé J’arrête la langue de bois, et qui parsème ses interventions de bons mots et remarques familières, manifestement préparés avec soin24 . De nombreux invités sont ainsi conduits au cours de l’entretien à évoquer – y compris en s’en défendant – le media training auquel ils se seraient livrés avant de se rendre à l’émission, le rôle des conseillers en communication les ayant aidés dans leur préparation de l’émission25 , alors que d’autres indiquent qu’ils se sont documentés sur leurs interviewers avant de se rendre sur le plateau de l’émission26 . À mesure que se multiplient les passages des invités politiques au sein des émissions conversationnelles et que se peaufine leur préparation à ce type de programmes, les éventuels « effets de 24. Invité de On n’est pas couché (11 décembre 2010), il reprend à plusieurs reprises, alors qu’il est contredit sur certaines de ses propositions, l’expression du film populaire La vérité si je mens : « Il faut laisser sa chance au produit ». Quelques semaines plus tard (22 janvier 2011), dans la même émission, l’un de ses proches, Christian Jacob, président du groupe UMP à l’Assemblée nationale, utilise la même expression. 25. Le secrétaire d’État au logement Benoit Apparu, invité de On n’est pas couché (5 juin 2010), conviendra que son conseiller en communication l’attend en coulisses. 26. Le président du Nouveau Centre Hervé Morin, invité de On n’est pas couché (29 janvier 2011), confie en commençant l’entretien, manifestant son opposition aux « thèses » d’Éric Zemmour sur le centrisme, qu’il s’est fait remettre par ses collaborateurs le matin même un dossier rassemblant plusieurs années de papiers écrits par le journaliste sur le sujet. communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011 80 Les « petites phrases » en politique surprise » occasionnés par ces dispositifs s’émoussent, se « routinisent » et risquent au bout du compte de se retrouver tributaires du pré-formatage élaboré par les politiques eux-mêmes ou leurs conseillers. En s’ajustant au cadre spécifique de ces émissions ils attestent leur spontanéité. Ainsi, tout en induisant par leur dispositif une propension au relâchement et à l’affaiblissement du contrôle de la parole politique, les émissions de divertissement peuvent paradoxalement constituer pour les politiques des tribunes particulièrement adaptées à une production verbale – contrôlée – susceptible de rencontrer un écho important dans l’univers médiatique. Ces deux conditions convergent favorablement pour faire des émissions de divertissement un lieu de production idéal des petites phrases. PIERRE LEROUX ET PHILIPPE RIUTORT communication & langages – n◦ 168 – Juin 2011