leonce et lena - La nouvelle compagnie
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leonce et lena - La nouvelle compagnie
LEONCE ET LENA Georg Büchner Léonce Valério Le roi Pierre Le premier serviteur Le deuxième serviteur Rosetta Léna La Gouvernante ACTE I SCENE 1 LEONCE Monsieur, que voulez-vous de moi ? Me donner du travail ? Mais j'en ai les mains pleines, je ne sais plus quoi en faire. - Je dois d'abord cracher sur cette pierre trois cent soixante-cinq fois de suite. N'avez-vous jamais essayé ? Eh bien faîtes-le, c'est un passe-temps original. Et vous voyez cette poignée de sable ? - (Il prend du sable, le lance en l'air et le rattrape sur le dos de la main.) Je la lance en l'air. Voulez-vous parier ? Combien de grains ai-je maintenant sur le dos de la main ? Pair ou impair ? Comment ? Vous ne voulez pas parier ? Vous êtes païen ? Vous croyez en Dieu ? D'habitude, je parie avec moi-même et je peux passer toute la journée ainsi. Mais si vous connaissiez quelqu'un qui ait le temps de parier avec moi, je vous en serais fort obligé. Et puis – je dois réfléchir à la manière de m'y prendre pour me voir le dessus de la tête – O voir un jour le dessus de sa tête, ce serait l'un de mes idéaux. - Et puis encore tant de choses dans ce genre. Alors suis-je un dilletante ? N'ai-je aucune occupation ? - Oui, c'est triste... LE PRECEPTEUR Très triste, votre altesse. LEONCE Que les nuages passent déjà depuis trois semaines d'Ouest en Est. Ça me rend tout à fait mélancolique. LE PRECEPTEUR Une mélancolie très justifiée. LEONCE Et vous, vous n'avez rien à m'objecter ? Vous devez avoir des affaires urgentes. Navré de vous avoir retenu aussi longtemps. (Le précepteur s'éloigne en faisant une profonde révérence.) Je vous félicite, Monsieur, de la belle parenthèse que font vos jambes. Léonce seul, s'allonge sur le banc. Les abeilles se tiennent si mollement sur les fleurs et la lumière du soleil se pose si lassivement au sol. De partout suinte une affreuse oisiveté. - L'oisiveté est la mère de tous les vices – Ce que les gens ne font pas par ennui. Ils étudient par ennui, ils prient par ennui, ils tombent amoureux, se marient et se reproduisent par ennui et finissent par mourir d'ennui – et c'est là tout l'humour de la chose – de l'air le plus important, sans se demander pourquoi et en pensant à Dieu sait quoi. Tous ces héros, ces génies, ces imbéciles, ces pécheurs, ces saints, ces pères de famille ne sont jamais que des oisifs raffinés. Et moi, pourquoi suis-je destiné à le savoir ? Pourquoi je ne peux pas me donner de l'importance, et habiller cette malheureuse poupée d'un frac, et lui flanquer un parapluie en main, pour qu'elle devienne très légale et très utile et très morale – Cet homme qui vient de me quitter, je l'enviais, j'aurais pu le fouetter par envie. O être un autre, ne serait-ce qu'une fois, qu'une seule minute ! Valério entre, un peu éméché. LEONCE Comme il court ce bonhomme ! Si je connaissais une chose sous le soleil qui puisse encore me faire courir ! VALERIO, vient se placer juste devant le prince, se met le doigt sur le nez et le regarde fixement. Oui. LEONCE, de même. Exact. VALERIO Vous m'avez compris ? LEONCE Parfaitement. VALERIO Bon, alors parlons d'autre chose. (Il s'allonge dans l'herbe.) Pendant ce temps, je vais m'allonger dans l'herbe et je vais laisser mon nez fleurir parmi les chaumes et je vais m'emplir de romantiques sensations, quand les abeilles et quand les papillons viendront s'y balancer comme sur une rose. LEONCE N'aspirez pas si fort, mon cher, les papillons et les abeilles vont mourir de faim, avec ces énormes prises que vous tirez des fleurs. VALERIO Ah monsieur, la nature me donne tant d'inspiration ! Cette herbe, elle est si belle qu'on aimerait être un boeuf pour la mâcher, et puis être à nouveau un homme pour manger le boeuf qui a mâché cette herbe. LEONCE Mon pauvre, l'idéal vous travaille aussi. VALERIO C'est quand même triste ! Qu'on ne puisse pas sauter du sommet d'une église sans se rompre le cou. Qu'on ne puisse pas manger quatre kilos de cerises avec les noyaux dedans sans avoir mal au ventre. Vous savez quoi, je pourrais m'asseoir dans un coin et chantonner jusqu'au matin - Tiens v'la une mouche au mur, mouche au mur, mouche au mur - et ainsi de suite, jusqu'à mon dernier jour. LEONCE Laisse cette chanson, elle va te rendre fou. VALERIO Alors on serait au moins quelque chose. Un fou ! Un fou ! Qui me donne sa folie et je lui donne ma raison ? Et je suis Alexandre le Grand. Et le soleil pose une couronne en or dans mes cheveux et ma cuirasse scintille de mille feux ! Mettez vos troupes en marche généralissime sauterelle, levez de nouveaux impôts ministre Tarentule, chère demoiselle Libellule, qu'on aille chercher ma reine, Tige de Haricot. Oh ! Cher docteur Cantharide, faites qu'elle me donne un héritier ! Et pour ces douces fantaisies on obtient de la bonne soupe, de la bonne viande, du bon pain, un bon matelas et les cheveux rasés gratis – par les dames de l'asile – alors qu'avec ma saine raison, je peux seulement louer mes services pour faire mûrir les cerises. Mais à quoi bon – mm – à quoi bon ? LEONCE Pour qu'elles rougissent de honte en regardant par les trous de ta culotte. Mais mon si noble, ton métier, ta profession, ton industrie, ton entreprise, ton art ? VALERIO, avec dignité, Ne rien faire, Monsieur, voilà ma grande affaire. Je suis follement habile dans le farniente, d'une endurance surhumaine dans la paresse. Mes mains n'ont jamais eu la moindre ampoule, le sol n'a jamais bu une goutte de ma sueur, je suis jeune fille quant au travail, et si c'était moins fatigant, je vous conterais plus en détail ces mérites. LEONCE, avec un enthousiasme comique, Viens sur mon coeur. Tu serais l'une de ces divines créatures qui vont flânant le front serein sur la grand-route de la vie, traversant la sueur et la poussière, avec des semelles toujours neuves, le corps toujours en fleur, avant de faire leur entrée dans l'olympe comme des dieux bienheureux ? Chante, mon ami ! Chante ! VALERIO ET LEONCE Tiens v'la une mouche au mur, mouche au mur, mouche au mur... Tous deux sortent bras dessus bras dessous. SCENE 2 Une chambre. Le roi Pierre se fait habiller par deux valets de chambre. PIERRE, pendant qu'on l'habille, L'homme doit penser, et je dois penser pour mes sujets, parce qu'ils ne pensent pas, ils ne pensent pas – La substance est l'en soi qui est moi. (Il va et vient presque nu dans la pièce.) L'en soi est en soi, vous me suivez ? Viennent maintenant mes lemmes, mes axiomes, mes scolies, mes corrolaires, où sont mon pantalon et mes chaussures ? Halte ! Le libre arbitre est à l'air libre. Où sont donc la morale, les manchettes ? Mes parties sont dans une indécente confusion. On a fermé deux boutons de trop, on a fourré ma tabatière dans la poche droite, tout mon système tombe par terre. - Et que veut dire ce noeud à mon mouchoir ? Vaurien, que veut dire ce noeud, de quoi voulais-je me souvenir ? PREMIER SERVITEUR Quand votre Majesté daigna nouer ce noeud à son mouchoir, elle souhaitait... PIERRE Elle souhaitait quoi ? PREMIER SERVITEUR Se souvenir de quelque chose. PIERRE Une réponse embarrassée. Hein ? Que veut-il dire ? DEUXIEME SERVITEUR Votre majesté souhaitait se souvenir de quelque chose quand elle daigna nouer ce noeud à son mouchoir. PIERRE, fait les cent pas. Mais de quoi ? Me souvenir de quoi ? Ces gens m'embrouillent, je suis dans la plus grande confusion. Je ne sais plus où j'en suis. DEUXIEME SERVITEUR Votre majesté, le Conseil d'Etat est réuni. PIERRE, tout content, Mais oui, c'est ça, c'est ça ! Je souhaitais me souvenir de mon peuple. Avancez bien parallèlement. Ne fait-il pas très chaud ? Vous aussi, prenez donc vos mouchoirs et passez-les sur votre front. Je suis toujours dans une telle gêne quand je dois m'exprimer en public. Au Conseil d'Etat. O mes chers ! O mes fidèles ! Je souhaitais vous faire savoir et vous faire partager, vous faire savoir et vous faire partager car – ou mon fils se marie, ou il ne se marie pas – (Il se met le doigt sur le nez) - ou, ou, m'entendez-vous, on n'a pas d'autre choix. L'homme doit penser. ( Il reste un instant songeur.) Quand je parle si fort, je ne sais jamais qui parle, si c'est moi ou un autre, et ça m'angoisse. (Après avoir longuement réfléchi) Moi, c'est moi. Qu'en pensez-vous ? PREMIER SERVITEUR, lentement, avec gravité, Votre Majesté, il en est peut-être ainsi, mais il n'en est peut-être pas ainsi. DEUXIEME SERVITEUR Oui, il en est peut-être ainsi, mais il n'en est peut-être pas ainsi. PIERRE, avec émotion, O mes sages ! - De quoi voulais-je leur parler ? Que devais-je leur dire ? Comment pouvez-vous avoir la mémoire aussi courte en une occasion si solennelle ? La séance est levée. Il s'éloigne solennellement. Tout le Conseil d'Etat le suit. SCENE 3 Une chambre richement parée. Des chandelles allumées. Léonce avec quelques serviteurs. LEONCE Les volets sont fermés ? Allumez les chandelles ! Que le jour diparaisse ! Je veux la nuit, une nuit profonde d'ambroisie. Qu'on mette les lampes sous des verres en cristal entre les oléandres et qu'elles rêvent comme des yeux de jeune fille sous des paupières en feuilles. Qu'on amène les roses et que le vin pétille sur leur calice comme des gouttes de rosée. Musique ! Les serviteurs sortent. Léonce s'étend sur un divan. Entre Rosetta, élégamment vêtue. On entend une musique au loin. ROSETTA, s'approche, câline. Léonce ! LEONCE Rosetta ! ROSETTA Léonce ! LEONCE Rosetta ! ROSETTA Tes lèvres sont lasses – à force d'embrasser ? LEONCE A force de bâiller. ROSETTA Oh ! LEONCE Ah ! Rosetta, j'ai l'effroyable tache... ROSETTA Oui ? LEONCE De ne rien faire. ROSETTA Que d'aimer. LEONCE C'est un travail en vérité. ROSETTA, vexée, Léonce ! LEONCE Ou une occupation. ROSETTA Ou de l'oisivité. LEONCE Tu as raison, comme toujours. Tu es une fille intelligente et j'estime beaucoup ta finesse. ROSETTA Alors tu m'aimes par ennui ? LEONCE Non, je m'ennuie parce que je t'aime. Mais j'aime mon ennui comme je t'aime. Vous ne faites qu'un. O dolce farniente. Quand je me penche sur tes yeux, les rêves me viennent comme au bord d'une source profonde et secrète. La caresse de tes lèvres me berce et m'endort comme le murmure des eaux. (Il l'enlace.) Viens, mon ennui, tes baisers sont un voluptueux baillement et tes pas sont un charmant hiatus. ROSETTA Tu m'aimes, Léonce ? LEONCE Eh, pourquoi pas ? ROSETTA Et pour toujours ? LEONCE C'est un long mot : toujours ! Si je t'aimais encore cinq mille ans et sept mois, ce serait suffisant ? C'est moins long que toujours, mais ça nous laisse quand même un temps considérable et nous prendrons le temps de nous aimer. ROSETTA Ou le temps peut nous prendre l'amour. LEONCE Ou l'amour peut nous prendre le temps. Danse, Rosetta, danse. Que le temps passe sous tes jolis pieds. ROSETTA Si mes pieds pouvaient fuir loin du temps ! Elle danse et chante. O mes pieds fatigués, il vous faut donc danser En chaussons colorés Vous qui souhaitiez pourtant sous terre reposer O mes joues enfiévrées, venez vous empourprer sous les mains échaudées vous qui souhaitiez pourtant donner deux blancs rosiers O mes yeux éreintés, venez donc scintiller aux bougies allumées Vous qui souhaitez vous clore Sous vos sombres douleurs LEONCE, pendant ce temps, rêveur, O un amour qui meurt est plus beau qu'un amour qui va naître. Je suis un romain, avec comme dessert au merveilleux festin des poissons d'or aux couleurs de la mort. Comme le rouge meurt sur ses joues, comme son oeil se consume, comme ses membres se soulèvent et puis retombent comme des vagues tranquilles. Adio, Adio, mon amour, je vais aimer ta dépouille. Rosetta revient vers lui. Des larmes, Rosetta ? Un délicat épicurisme de pleurer. Allonge-toi au soleil, que ces gouttes divines cristallisent et qu'elles te donnent de somptueux diamants. Tu pourras les monter en collier. ROSETTA Des diamants, oui, qui me percent les yeux. Ah, Léonce ! Elle veut l'enlacer. LEONCE Attention à ma tête ! Notre amour y repose. Regarde à l'intérieur par la fenêtre de mes yeux. Tu ne vois pas comme elle est morte la pauvre chose ? Tu ne vois pas les deux roses blanches sur ses joues et les deux rouges sur sa poitrine ? Ne me bouscule pas, tu vas casser son petit bras, je dois porter ma tête droite sur mes épaules comme une pleureuse porte le cercueil d'un enfant. ROSETTA, moqueuse, Fou ! LEONCE Rosetta ! (Rosetta lui fait une grimace.) Dieu merci ! (Se cache les yeux.) ROSETTA, effrayée, Léonce, regarde moi ! LEONCE Pour rien au monde ! ROSETTA Rien qu'un regard ! LEONCE Jamais plus ! Au moindre geste, mon doux amour pourrait renaître. Je suis heureux de l'avoir enterré. J'en garde le souvenir. ROSETTA, s'éloigne lentement, tristement, elle chante en s'en allant. Je suis une orpheline Et j'ai peur tout seule Ah ma chère douleur Suis-moi dans ma demeure LEONCE, seul, Une chose étrange que l'amour. On demeure allongé pendant un an, à demi somnolant, et puis un beau matin on se réveille, on prend un verre, on s'habille, on se passe une main au front, et on cherche – et on cherche – mon Dieu, combien de femmes nous faut-il pour descendre et monter toute la gamme de l'amour ? Quand une seule ne donne même pas une note ? Pourquoi la brume qui couvre notre terre est-elle un prisme, qui décompose en arc-en-ciel la flamme incandescente et blanche de l'amour ? (Il boit.) Dans quelle bouteille se trouve le vin dont je vais me saouler ? Alors même ça, je n'en suis pas capable ? Je me tiens comme sous une pompe à air, un air si rare et si coupant, que je frissonne comme si je patinais en costume de flanelle. Messieurs, Messieurs, savez-vous qui était Néron et qui était Caligula ? Moi, je le sais. Viens mon Léonce, récite-moi un monologue, je veux t'entendre. Ma vie bâille devant moi comme une grande feuille de papier blanc, à charge pour moi de la remplir, mais je ne peux pas former une lettre. Ma tête est une salle de danse abandonnée, quelques roses fanées et des rubans froissés au sol, des violons éventrés dans un coin, les derniers danseurs ont enlevé leurs masques et me contemplent avec des yeux morts d'épuisement. Je me retourne vingt-quatre fois par jour comme un gant. Je me connais si bien, je sais d'avance ce que je vais penser, ce que je vais rêver, dans un quart d'heure, dans huit jours, dans un an. Mon Dieu, mon Dieu, quel est mon crime pour réciter ma leçon aussi souvent qu'un écolier ? - Bravo, Léonce, Bravo ! ( Il applaudit.) Ça me fait du bien de crier mon nom. Hé ! Léonce ! Léonce ! VALERIO, surgissant de dessous une table, Votre altesse me paraît en bon chemin pour devenir un vrai fou. LEONCE Oui, j'en ai bien l'impression. VALERIO Nous allons évoquer tout ça dans un instant, mais laissez-moi finir ce morceau de viande et cette bouteille que j'ai volés à votre table. LEONCE Manger un morceau de fromage, boire une bière, fumer du tabac, je pourrais moi aussi en revenir aux choses les plus simples - Allez, presse-toi un peu, ne grogne pas si fort et ne claque pas des crocs comme ça ! VALERIO Mon sublime Adonis, vous auriez peur que je vous morde à l'entrecuisse ? LEONCE Tu as la langue bien pendue. VALERIO Et vous, mon prince, vous l'aurait-on coupée ? LEONCE Mon bonhomme, tu n'es rien qu'un mauvais calembour. Tu n'as ni père ni mère, ce sont les cinq voyelles qui t'ont donné naissance. VALERIO Et vous êtes une page blanche qui demeure tristement vierge. Ca fait de la peine de voir dans quelle situation vous plonge parfois une situation enviable. LEONCE Gibier de potence. Tu aimerais qu'on te donne une leçon ? VALERIO Ma couche à moi est tellement dure depuis que ma mère fut en couche. On ne m'a rien donné depuis qu'on me donna la vie. Quand ma mère naviguait vers le cap de bonne espérance... LEONCE Et que ton père allait faire naufrage au cap corne... VALERIO Ca c'est bien vrai, il était musicien... mais il jouait moins souvent de la corne que certains pères de certains princes en portent une paire un front. LEONCE Mon bonhomme, tu es doué d'une céleste impudence, j'ai comme envie de te récompenser, comme une furieuse envie de faire claquer mon fouet. VALERIO Une réplique qui fait mouche, un argument de poids... LEONCE, se précipite sur lui. Et mes verges vont cingler dans les airs... VALERIO, s'enfuit, Léonce trébuche et tombe. ... mais voilà, ce raisonnement ne tient pas debout, ces jambes restent à prouver et ces cuissots posent franchement problème. Entre les serviteurs. Léonce reste assis par terre. PREMIER SERVITEUR Que votre altesse me pardonne... LEONCE Comme à moi-même ! Comme à moi-même ! Je me pardonne la bonté que j'ai de vous écouter. Mais prenez place messieurs – la tête que font ces gens quand ils entendent le mot place ! Allongez-vous par terre et mettez-vous à l'aise, c'est bien la dernière place qu'on vous donnera un jour, bien qu'elle ne soit d'aucun profit, sinon pour le croque-mort. PREMIER SERVITEUR, gêné, faisant claquer ses doigts, Si votre altesse daigne... LEONCE Ne claquez pas des doigts comme ça ou vous allez me changer en assassin. PREMIER SERVITEUR, faisant claquer ses doigts de plus belle, Si votre grâce en considération... LEONCE Mais nom de Dieu, mettez vos mains dans votre poche ou asseyez-vous dessus, le voilà complètement perdu. VALERIO Ne jamais déranger les enfants quand ils... ça leur donne de la rétention. LEONCE Vous entendez, monsieur, pensez à votre femme, à vos enfants, à la raison d'état ! Ne retenez pas votre discours, vous allez faire une occlusion. PREMIER SERVITEUR, sort un papier de sa poche. Sa majesté suprême... LEONCE Quoi ? Vous sauriez déjà lire ? PREMIER SERVITEUR Sa majesté suprême souhaitait vous faire savoir et vous faire partager, car soit on doit s'attendre pour demain matin, soit on ne doit pas s'attendre pour demain matin, à l'arrivée de la sérénissime fiancée de votre altesse, son altesse la princesse Léna de Pipi, ce que sa majesté suprême souhaitait vous faire savoir et vous faire partager. LEONCE Que ma fiancée m'attende ou qu'elle ne m'attende pas, je la laisserai m'attendre bien longtemps. Elle m'est venue en rêve la nuit dernière, elle avait de si grands yeux que les chaussons de ma Rosetta leur servaient de sourcils et ces trous dans ses joues, ce n'étaient pas des fossettes mais deux ravines pour l'écoulement du rire. – Mais vous n'aviez rien d'autre sur la langue ? Soulagez-vous pleinement. PREMIER SERVITEUR Le jour de vos noces, sa volonté suprême se propose de déposer les attributs de sa suprême volonté entre les mains de votre altesse. LEONCE Dîtes à cette volonté suprême que je me plierai à toutes ses volontés, sauf quand je ne pourrai me plier en quatre, ce qui en tout état de cause, me plierait tout autant que deux messieurs qui se plient en deux. Et maintenant, pardonnez-moi de ne pas vous reconduire, mais ma passion en ce moment, c'est d'être assis. Valerio, veuillez raccompagner messieurs. VALERIO Allez venez, messieurs, eh oui, c'est une triste chose le mot venir, mais pensez donc à ces personnes qui doivent voler pour subvenir à leurs besoins, qui ne peuvent parvenir en haut sans se faire pendre, qui n'ont qu'une tombe pour tout avenir et qui ne peuvent rien en dire, laissant les calembours survenir. Il faut donc en convenir, messieurs, promettez-moi de ne jamais revenir. Les serviteurs et Valério sortent. LEONCE, seul, Hmm... se marier... autant venir boire à un puits vide. O Shandy, mon vieux Shandy, qui me ferait cadeau de ton horloge ! (Valerio revient.) Valerio, tu entends ça ? VALERIO Eh bien, vous allez être roi. C'est une chose amusante. On se promène toute la journée dans un carrosse et on contemple les bonnes gens qui usent leurs chapeaux à force de vous saluer. On envoie ces bonnes gens à la guerre et on nomme fonctionnaires les cols blancs, pour que les choses soient en ordre ; et quand on meurt, tous les boutons dorés pâlissent et les cordes des cloches se cassent à force de sonner le glas. N'est-ce pas un bon passe-temps ? LEONCE Valerio ! Valerio ! Nous devons essayer autre chose. Conseille-moi ! VALERIO La science, la science ! Devenons des chercheurs. A priori ou a posteriori ? LEONCE A priori, au commencement était mon père, mais a posteriori, tout commence par il était une fois comme dans un ancien conte de fée. VALERIO Devenons alors des héros ! (Il va et vient, au pas, en faisant semblant de jouer de la trompette et du tambour.) Trom trom pläre plem... LEONCE L'héroïsme se tord les boyaux, il tombe malade du typhus et ne peut se soutenir sans lieutenants ni recrues. A bas les Alexandre et les Napoléon. VALERIO Devenons alors des génies. LEONCE L'oiseau nocturne de la poésie passe chaque jour sur nos têtes, mais quand on cherche à l'attraper et quand on trempe ses plumes dans l'encre noire, son chant s'envole. VALERIO Devenons alors des membres utiles de la société humaine. LEONCE Plutôt démissionner de ma condition d'homme. VALERIO Alors allons au diable. LEONCE Le diable est seulement là pour le contraste, pour nous faire croire que le ciel n'est pas vide. ( Se levant d'un bond.) Valerio ! Valerio ! Tu ne sens pas cette brise venue du sud ? Tu ne sens pas comme la lumière monte de la terre ensoleillée, des saintes étendues salines, des colonnes et des statues de marbre ? A l'ombre de Virgile l'enchanteur, le grand pan somnolait et les figures en bronze rêvent encore de tarentelles, de tambourins, de nuits folles et profondes emplies de masques. Un lazzaroni, Valério, un lazzaroni. En route pour l'Italie ! SCENE 4 Un jardin. La princesse Léna, parée pour son mariage. La Gouvernante. LENA Nous y sommes. Je ne pensais à rien et le temps passait comme ça, mais le jour se dresse devant moi. La couronne est dans mes cheveux – et ces cloches, ces cloches ! Elle se laisse aller en arrière et ferme les yeux. Moi qui voulais qu'on m'allonge dans l'herbe et que les abeilles bourdonnent sur ma tête, me voilà donc fin prête, j'ai même du romarin dans les cheveux. N'y a-t-il pas une vieille chanson ? Je veux dormir dans mon tombeau Comme un enfant dans son berceau GOUVERNANTE Pauvre enfant, comme vous êtes pâle sous vos pierres scintillantes. LENA O Dieu, n'étais-je pas faite pour aimer ? Pour marcher seule et pour chercher une main qui me soutienne, avant que la faucheuse ne vienne un jour séparer nos mains et les croiser sur nos poitrines ? Pourquoi clouer ensemble deux mains qui ne se cherchaient pas ? Qu'a-t-elle donc fait ma pauvre main ? (Elle enlève un anneau de son doigt.) Cette alliance me pique comme un serpent ! GOUVERNANTE Mais – si c'était un Don Carlos ! LENA Mais – un homme ? GOUVERNANTE Oui ? LENA Qu'on n'aime pas ! (Elle se lève.) Pfui ! Regarde comme je me fais honte. Je serai dès demain sans parfum et sans éclat, comme une source impuissante qui reflète en silence chaque image qui se penche sur elle. Les fleurs peuvent ouvrir leur calice au soleil du matin et le fermer au vent du soir, mais la fille d'un roi est moins qu'une fleur. GOUVERNANTE, pleurant, Cher Ange, tu es un véritable agneau pascal ! LENA Mais oui - et le prêtre brandit son couteau – mon Dieu, mon Dieu, c'est donc vrai qu'on doive racheter nos fautes par nos douleurs ? C'est donc vrai que le monde soit un sauveur crucifié, que le soleil soit sa couronne d'épine, que les étoiles soient les clous dans ses pieds et la lance dans son flanc ? GOUVERNANTE Mon enfant ! Mon enfant ! Je ne peux pas te voir ainsi. Ça ne peut pas se passer comme ça, tu en mourrais – mais qui sait, j'ai quelque chose en tête. Nous allons voir. Viens ! Elle entraîne la princesse. ACTE II SCENE 1 En plein air. Une auberge à l'arrière-plan. Entrent Léonce et Valério, qui porte un baluchon. VALERIO, à bout de souffle, Parole d'honneur, mon Prince, le monde est un édifice sans fin. LEONCE Mais non ! Mais non ! J'ose à peine étendre les mains, de peur me cogner partout, comme dans une chambre des miroirs. Les belles figurines tomberaient au sol et me laisseraient tout seul, devant les murs à nu. VALERIO Je suis perdu. LEONCE Ce ne sera une perte pour personne, sauf pour celui qui te trouvera. VALERIO Je vais bientôt m'étendre à l'ombre de mon ombre. LEONCE Et le soleil te changera goutte à goutte en vapeur, comme ce beau nuage qui pèse au moins un quart de ton poids et qui contemple comme une plume ta vulgaire substance. VALERIO Ce ne serait pas un mal qu'il vous retombe goutte à goutte sur le crâne. Parcourir une douzaine de principautés, une demi-douzaine de duchés, une paire de royaumes, dans la plus grande hâte, en une demi-journée, tout ça pour quoi, parce qu'on va se faire couronner et se marier à une belle princesse. Mon Dieu ! Mais comment vivre dans une situation pareille ! Montez plutôt au sommet d'une église, prenez de l'arsenic et tirez-vous une balle, pour être sûr d'en réchapper. LEONCE Mais l'idéal, Valério ! Je porte en moi l'image d'une jeune fille et je me dois de la chercher, elle est infiniment belle et infiniment bête, d'une beauté aussi touchante et aussi vulnérable que celle d'un nouveau-né. C'est comme un délicieux contraste, ces célestes yeux stupides, cette bouche divinement idiote, cet antique profil de brebis, cette mort inconsciente dans une vie sans conscience. VALERIO Diable, et nous sommes à nouveau à une frontière, ce pays est comme un oignon, rien que des pelures, ou comme des boîtes les unes dans les autres, dans la plus grande rien que des boîtes et dans la plus petite, il n'y a rien. Il jette son balluchon à terre. Et ce baluchon va me servir de pierre tombale. Vous savez quoi, je deviens philosophe, mon prince, comme une image de notre humaine condition. Je porte ce fardeau avec des pieds meurtris par les brûlures du froid et du soleil, tout ça pour quoi, pour enfiler une chemise propre quand vient le soir. Mais quand le soir vient enfin, mes joues sont creuses, mon regard s'est éteint, mon visage est ridé, et j'ai simplement le temps d'enfiler cette chemise en guise de linceul. N'aurais-je pas mieux fait de laisser ce fardeau et de le vendre au premier venu et de me saouler avec la recette et de faire la sieste jusqu'au soir, sans courir et sans suer pour rien ? Mais mon prince, sentez-vous ces délicieux parfums, ces effluves de rôti, ces odeurs de vin ? Voici le temps de la mise en pratique. Prends racine ! Ô mon fardeau ! Que ça verdoie, que ça fleurisse, que le moût fermente dans le pressoir et que de lourdes grappes me tombent dans la gueule ! Ils sortent. La princesse Léna, la Gouvernante. GOUVERNANTE Comme un jour enchanté ! Le soleil ne se couche jamais et ça fait si longtemps que nous sommes parties ! LENA Mais non, ma chère, ces fleurs que j'ai cueillies en quittant le jardin sont à peine fanées. GOUVERNANTE Mais où va-t-on dormir ? Nous n'avons encore rien vu en chemin, ni monastère, ni ermite, ni berger. LENA On rêvait d'autre chose quand on lisait derrière les murs du jardin, entre nos myrtes et nos lauriers. GOUVERNANTE O le monde est répugnant ! Un prince errant, il ne faut donc plus y penser. LENA O le monde est si beau, et si vaste, si infiniment vaste ! J'aimerais toujours marcher ainsi, jour et nuit. Plus rien ne bouge. Une teinte rouge de fleurs passe sur les champs et les lointaines montagnes s'étendent sur la terre comme des nuages immobiles. GOUVERNANTE Mon doux Jésus, que peut-on dire ? C'est une chose si délicate, si féminine ! C'est comme un renoncement, c'est comme la fuite de Sainte Odile ! Mais nous devons trouver un refuge, le soir tombe. LENA Oui, les plantes ramassent leurs pétales pour dormir et les rayons du soleil s'allongent sur les brins d'herbe comme des libellules fatiguées. SCENE 2 L'auberge sur une hauteur, au bord d'une rivière, vaste panorama. Le jardin devant l'auberge. Valério, Léonce. LEONCE Regarde ces vieux arbres, ces buissons, ces fleurs. Chaque chose a son histoire, son histoire amoureuse et secrète. Regarde ces visages aimables et grisonnants sous la tonnelle, comme ils se tiennent assis et se tiennent les mains et prennent peur, quand ils sont si vieux et quand le monde est si jeune. O Valerio, et moi, je suis si jeune et le monde est si vieux. Je me fais peur par moments et je pourrais me blottir dans un coin et verser sur moi-même des larmes amères de pitié. VALERIO, lui donne un verre. Alors prenez cette cloche et plongez dans une mer du vin, qu'elle vous enrobe de ses perles. Cette bouteille ne connaît pas l'amour, elle ne connaît pas l'angoisse, ni les douleurs de l'enfantement, et jamais elle ne sera ennuyeuse, et jamais elle ne sera infidèle, elle restera la même de la première à la dernière goutte – tu romps le sceau et tous les rêves qui sommeillaient en toi viennent jaillir à ta rencontre. LEONCE Quelle étrange soirée ! Là en-bas, tout est calme et là-haut, les nuages changent et passent, les rayons du soleil vont et viennent. Regarde ces formes étranges qui se poursuivent. Regarde ces ombres blanches, comme elles passent rapidement, comme elles changent brutalement, avec leurs jambes faméliques et leurs ailes de vampire - quand en-bas, plus une feuille, plus une tige ne bouge. La terre s'est ramassée comme un enfant craintif et les fantômes passent sur son berceau. VALERIO Je ne sais pas ce qui vous prend, je me sens on ne peut mieux. Le soleil scintille comme une enseigne et les nuages passent devant comme pour écrire en mots de flammes "A la taverne du soleil en or". La terre et l'eau sont en dessous comme une table, où le vin coule à flots, et nous sommes posés sur cette table comme des cartes à jouer, avec lesquelles Dieu et le diable font une bataille pour passer le temps. Et vous êtes un roi, et je suis un valet, manque simplement une dame, une belle dame, avec son grand coeur en pain d'épices et son long nez sentimental qui se plonge au fin fond d'une tulipe. Entrent la gouvernante et la princesse. Et pardi, la voilà ! Ce n'est pas vraiment une tulipe mais une prise à tabac, et pas vraiment un nez mais une trompe. (A la gouvernante) Eh ma si belle ! Pourquoi courir si vite qu'on vous devine les jambes jusqu'aux cuisses ? GOUVERNANTE, s'arrête, furibonde. Eh mon si doux ! Pourquoi ouvrir si grand la gueule que vous nous faîtes un trou dans le paysage ? VALERIO Mais ma si belle ! Pour que ce nez n'aille pas se cogner à l'horizon et ne se mette à saigner. Un nez pareil, c'est la Tour du Liban qui contemple Damas. LENA, à la gouvernante, Nourrice, le chemin est donc si long ? LEONCE, perdu dans ses rêves, O tous les chemins sont longs. L'horloge de la mort bat lentement dans nos coeurs, et chaque goutte de sang prend son temps, et notre vie est une fièvre lente. Tout chemin est trop long pour des pieds fatigués. LENA, qui l'écoute, craintive et songeuse, Et toute lumière est trop vive pour des yeux fatigués, et tout souffle est trop lourd pour des lèvres fatiguées, (souriant) et toute parole est superflue pour une oreille fatiguée. Elle entre avec la gouvernante dans la maison. LEONCE O Valerio, l'air n'est plus si limpide et si froid, le ciel incandescent s'affaisse autour de moi et des gouttes en retombent lourdement – O cette voix ! Le chemin est donc si long ? On entend des milliers de voix qui parlent sur la terre et on pourrait penser qu'elle parlent d'autre chose, mais cette voix-là, je l'ai comprise. Elle plane sur moi comme l'esprit qui planait sur les eaux, avant que la lumière fût. Quelle fermentation dans les abîmes, quel monde en moi, comme cette voix se répand dans l'espace – le chemin est donc si long ? Il sort. VALERIO Non, il n'est pas si long, le chemin de l'asile, il est facile à suivre, j'en connais tous les sentiers, touts les chemins vicinaux et toutes les chaussées... Je l'imagine d'avance marchant sur une longue avenue, enlevant son chapeau par une froide journée d'hiver, cherchant de l'ombre sous les branches à nu et s'éventant à l'aide d'un mouchoir. Il est fou. SCÈNE 3 Une chambre. Léna, la gouvernante. GOUVERNANTE Ne pensez pas à cet homme ! LENA Le mois de mai sur les joues et janvier dans le coeur. Il semblait tellement vieux sous ses boucles d'enfant. Un corps fatigué trouve partout son oreiller, mais quand une âme est fatiguée, où pourrait-elle se reposer ? Il me vient une horrible pensée : certaines personnes sont malheureuses du simple fait de vivre, sans remède possible. Elle se lève. GOUVERNANTE Où vas-tu mon enfant ? LENA Je veux descendre au jardin. GOUVERNANTE Mais... LENA Mais chère mère, tu le sais, on aurait dû me mettre en pot. J'ai besoin comme une fleur de la rosée nocturne et des vents de la nuit. Tu n'entends pas les harmonies du soir, comme les cigales bercent le jour et comme les violettes viennent l'enbaumer ? Je ne peux pas rester dans cette chambre. Ces murs vont m'étouffer. SCÈNE 4 Le jardin. Nuit et clair de lune. On voit Léna assise sur le gazon. VALERIO, à une certaine distance, C'est une belle chose la nature, mais elle serait tellement plus belle s'il n'y avait pas de moustiques, si les lits d'auberge étaient moins sales et si le pivert ne frappait pas contre les murs, comme un oiseau de mort. Il se couche sur le gazon. LEONCE, entre, O nuit embaumée comme la première nuit en paradis. Il aperçoit la princesse et s'approche d'elle doucement. LENA, se parlant à elle-même, Une fauvette qui gazouille en rêve. La nuit tombe d'un sommeil plus lourd, ses joues pâlissent et son souffle s'apaise. La lune dort comme un enfant, avec ses cheveux d'or qui retombent sur son doux visage. - O ! Elle dort comme un mort, comme un ange mort sur son coussin de nuit et les étoiles se consument comme des cierges aux alentours. Mon pauvre enfant, les hommes en noir ne viennent jamais te prendre dans leur bras ? Et ta maman ? Elle ne vient jamais pour t'embrasser ? Comme c'est triste, d'être seul dans la mort ! LEONCE Lève-toi dans ta robe blanche, et marche dans la nuit derrière cette dépouille, et récite-lui le chant des morts. LENA Qui parle ? LEONCE Un rêve. LENA Les rêves sont bienheureux. LEONCE Alors sois bienheureuse et laisse-moi devenir ton rêve. LENA La mort est le plus heureux des rêves. LEONCE Alors que je devienne ton ange de la mort, et mes lèvres se posent comme des ailes sur tes yeux. Il l'embrasse. Belle dépouille, tu reposes si joliment dans le linceul de la nuit, que la nature se détourne de la vie et s'éprend de la mort. LENA Non ! Laisse-moi ! Elle se lève d'un bond et s'en va rapidement. LEONCE C'en est trop ! C'en est trop ! Toute mon âme en cet unique instant ! Mourir ! Plus c'est impossible ! Comme elle rayonne de beauté, la création qui s'arrache au chaos et qui marche vers moi ! La terre est une coupe en or sombre, la lumière bouillonnante en déborde, les étoiles en jaillissent comme des perles limpides, et mes lèvres s'en abreuvent, chacune de ces gouttes saintes fait de moi un précieux vase. Adieu, ma vieille timbale, retombe dans le néant ! Il veut se jeter dans la rivière. VALERIO, bondit et l'attrape. Halte Sérénissime ! LEONCE Laisse-moi ! VALERIO Je vous laisserai si vous laissez tomber ces idioties ! LEONCE Imbécile ! VALERIO Alors vous en êtes encore à ce romantisme de lieutenant ? Briser la coupe où l'on vient de boire à la santé de sa bien-aimée ? LEONCE Je ne sais plus... tu as peut-être raison... VALERIO On ne vous allongera pas sous terre cette nuit même, mais consolez-vous, venez au moins vous allonger par terre. Aller dormir dans cette auberge, ce serait de toute façon tout aussi suicidaire. On s'allonge comme un mort sur la paille et les punaises vous dévorent comme un vivant. LEONCE Ben mon bonhomme, tu m'as gâché le plus beau des suicides ! Le temps était superbe ! Jamais de ma vie je ne retrouverai une occasion pareille ! Ce lascar avec sa gueule de Werther a tout gâché – maintenant, l'ambiance n'y est plus. (Il s'allonge dans l'herbe.) Que le bon dieu m'accorde un sommeil lourd et bienfaisant. VALERIO Amen ! - Et j'ai sauvé une vie humaine et cette nuit, ma bonne conscience me tiendra chaud. A la tienne, Valerio ! ACTE III SCÈNE 1 VALERIO Vous marier ? Vous croyez donc à ces amours qui s'éternisent ? LEONCE Et pourtant, Valerio, la plus humble bestiole est si profonde, que pour l'aimer vraiment, une vie humaine ne suffirait pas. Et pense à tous ces gens qui aiment toujours rendre plus belles et plus sacrées les choses les plus sacrées et les plus belles. Pourquoi ne pas leur faire ce plaisir ? VALERIO Très philanthrope et très philobestial. Mais elle sait qui vous êtes ? LEONCE Elle ne sait rien sinon qu'elle m'aime. VALERIO Et votre altesse sait qui elle est ? LEONCE Imbécile ! Va demander son nom à la rosée ou à l'oeillet ! VALERIO Bon, on en déduit au moins qu'elle est quelque chose... Mais comment on va faire ? LEONCE Hm... VALERIO Mon prince ! Si votre père bénissait aujourd'hui même votre union avec l'Indicible, avec l'Innomable, vous me feriez ministre ? LEONCE Mais comment est-ce possible ? VALERIO Ça on verra, vous me feriez ministre ? J'ai votre parole ? LEONCE Ma parole ! VALERIO Alors en route ! Ce vaurien de Valerio se recommande à son excellence le ministre d'état Valério de la Vallée des Valérianes – Que me veut ce valet ? Je ne le connais pas ! Dehors, faquin ! Il sort en courant. Léonce le suit. SCÈNE 2 Le roi Pierre, les serviteurs. PIERRE Aucune trace de notre prince bien-aimé ? Et la princesse a disparu aussi ? Mes ordres sont exécutés ? Les frontières sont gardées ? PREMIER SERVITEUR Oui, majesté. La vue depuis cette salle nous permet la plus complète surveillance. PIERRE Que vois-tu ? PREMIER SERVITEUR Un chien qui cherche son maître vient de parcourir le royaume. PIERRE, au deuxième serviteur, Et toi ? DEUXIEME SERVITEUR Quelqu'un se promène sur la frontière nord, mais ce n'est pas le prince, je le reconnaitrais. PIERRE, au premier, Et toi ? PREMIER SERVITEUR Pardonnez-moi – rien du tout. PIERRE, au deuxième, C'est bien peu. Et toi ? DEUXIEME SERVITEUR Rien non plus. PIERRE C'est encore moins. Mais vauriens, n'avais-je pas décidé que ma royale majesté se réjouirait aujourd'hui même et que la noce serait célébrée ? N'était-ce pas ma plus ferme décision ? PREMIER SERViTEUR Oui, votre majesté, c'était inscrit au protocole. PIERRE Et n'irais-je pas me compromettre, si je n'accomplissais pas cette décision ? PREMIER SERVITEUR Si votre majesté pouvait se compromettre, ce serait effectivement un cas où elle pourrait se compromettre. PIERRE N'avais-je pas donné ma royale parole ? Oui, je vais accomplir ma décision à l'instant même, je vais me réjouir. (Il se frotte les mains.) O ! Je suis au comble du bonheur ! PREMIER SERVITEUR Nous partageons tous les sentiments de votre majesté, autant que des sujets sont en mesure et en droit de le faire. PIERRE O je ne sais que faire à force de bonheur ! Qu'on habille mes chambellans en rouge, qu'on nomme lieutenants quelques cadets, qu'on permette à mes sujets – mais, mais la noce ? La seconde partie de ma décision n'enjoint-elle pas de célébrer la noce ? PREMIER SERVITEUR Oui votre majesté. PIERRE Oui, mais si le prince ne vient pas et la princesse non plus ? PREMIER SERVITEUR Oui, si le prince ne vient pas et la princesse non plus, alors – alors PIERRE Alors, alors ? PREMIER SERVITEUR Alors ils ne pourront pas se marier. PIERRE Halte ! Cette conclusion est-elle logique ? Si – alors – c'est exact – Mais ma parole, ma royale parole ! PREMIER SERVITEUR Que votre majesté se console en pensant à d'autres majestés. Une parole royale est une chose – une chose – une chose – qui n'est rien. PIERRE, aux serviteurs, Vous ne voyez toujours rien ? LES SERVITEURS Rien du tout, votre majesté, rien de rien. PIERRE Et j'avais décidé de me réjouir ! Je voulais commencer au douzième coup de midi et me réjouir douze heures pleines. Je deviens tout à fait mélancolique. PREMIER SERVITEUR Nous partageons tous les sentiments de votre majesté, mais par égard pour la bienséance, il nous est interdit de pleurer, à nous qui n'avons pas de mouchoir. DEUXIEME SERVITEUR Halte ! Je vois quelque chose ! Comme une saillie ou comme un nez, mais le reste est encore à l'arrière des frontières. Et puis je vois un homme, et puis deux personnes de sexe opposé. PIERRE Dans quelle direction ? DEUXIEME SERVITEUR Ils approchent. Ils marchent sur le château. Les voilà. Valério, Léonce, la Gouvernante et la Princesse entrent masqués. PIERRE Qui êtes-vous ? VALERIO Qu'est-ce j'en sais ? (Il ôte lentement plusieurs masques l'un après l'autre.) Suis-je ceci ? Ou ceci ? Ou ceci ? C'est franchement angoissant de s'effeuiller et de s'éplucher ainsi tout en entier. PIERRE, gêné, Mais - mais vous devez quand même bien être quelque chose. VALERIO Si votre majesté l'ordonne. Mais alors retournez les miroirs, et cachez vos boutons reluisants, et regardez ailleurs que je n'aille pas me refleter dans vos pupilles, ou je ne sais franchement plus qui je suis. PIERRE Ce gars m'emmène de la confusion au désespoir ! VALERIO Je venais simplement annoncer à votre haute et honorable société que ces deux automates de renommée mondiale viennent d'arriver ici, et que je suis peut-être le troisième et le plus singulier des deux, si je savais moi-même qui j'étais, ce qui n'a rien d'étonnant, quand je ne sais pas moi-même de quoi je parle, sans même savoir que je n'en sais rien, si bien qu'il est hautement probable qu'on me laisse parler ainsi quand ce ne sont en fait que des cylindres et des soufflets qui vous disent tout cela. (D'une voix ronflante.) Voici, Mesdames et Messieurs, deux personnes de chaque sexe, un petit homme et une petite femme, un monsieur et une dame, rien qu'artifice et mécanique, rien qu'horlogerie et carton-pâte. Chacune possède un tout petit, un tout petit ressort en rubis fin, sous l'ongle du petit orteil du pied droit, on appuie tout doucement et la machine se met en route pour cinquante ans. Des personnes faites avec tant d'art qu'on ne pourrait en rien les distinguer des autres hommes, on pourrait même en faire des membres de la société humaine, si on ne savait pas qu'elles étaient faites en cartonpâte. Elles sont très nobles puisqu'elles parlent le haut allemand. Elles sont très morales puisqu'elles se lèvent quand la cloche sonne, mangent à midi quand la cloche sonne et vont au lit quand la cloche sonne, et comme elles ont une bonne digestion, c'est une preuve qu'elles ont bonne conscience. Elles ont une fine idée de la pudeur, puisque la dame n'a aucun mot pour les vêtements du bas et puisque l'homme ne pourrait pas monter un escalier derrière une dame ni même le redescendre devant elle. Elles sont très cultivées puisque la dame chante les nouveaux d'air d'opéra et puisque l'homme porte des manchettes. Mais attention, Mesdames et Messieurs, elles en sont maintenant à une étape passionnante, le mécanisme de l'amour commence à se manifester, monsieur a déjà plusieurs fois porté le châle de madame, madame a déjà plusieurs fois roulé des yeux et lancé des regards vers le ciel. Elles se sont plusieurs fois chuchoté la fameuse devise foi, charité, espérance. Elles se sont parfaitement accordées et seul leur manque cet infime petit mot : amen. PIERRE, se mettant le doigt sur le nez, En effigie ? En effigie ? Vaurien, si on fait pendre un homme en effigie, n'est-il pas tout aussi bien pendu que si on le pend vraiment ? PREMIER SERVITEUR Que votre majesté me pardonne, mais il l'est encore mieux, puisqu'il n'en ressent aucune douleur et se fait quand même pendre. PIERRE J'y suis. Nous allons célébrer la noce en effigie. (Montrant Léonce et Léna) Voici le prince et voici la princesse. Je vais accomplir ma résolution, je vais me rejouir. Faites sonner les cloches, qu'on prépare les bénédictions, allez, et que ça saute nom de Dieu ! VALERIO Arrête tes singeries ! Allez commence ! DEUXIEME SERVITEUR, dans la plus grande confusion, Si nous, ou, mais VALERIO Attendu que et parce que DEUXIEME SERVITEUR Puisque VALERIO C'était avant la création du monde DEUXIEME SERVITEUR Que VALERIO Dieu s'ennuyait PIERRE Mais soyez bref nom de dieu ! DEUXIEME SERVITEUR, se resaisissant, Si votre altesse le prince Léonce du Royaume de Popo et votre altesse la princesse Léna du Royaume de Pipi, et vos deux altesses réunies se veulent réciproquement et mutuellement, alors qu'elles répondent oui d'une voix claire et sonore. LEONCE ET LENA Oui. DEUXIEME SERVITEUR Alors je dis amen. VALERIO Parfait, vite fait bien fait. Ainsi serait créé le petit homme et la petite femme, et tous les animaux du paradis viennent autour d'eux. Léonce ôte son masque. TOUS Le Prince ! PIERRE Le Prince ! Mon fils ! Je suis perdu, je suis trompé ! (Il se précipite sur la princesse.) Qui est cette personne ? Je fais tout annuler ! GOUVERNANTE, ôte le masque de la princesse, d'un air triomphant, La princesse ! LEONCE Lena ? LENA Léonce ? LEONCE Eh ! Lena, c'était comme une fuite au paradis. LENA Je suis trompée ! LEONCE Je suis trompé ! LENA O hasard ! LEONCE O providence ! VALERIO Laissez-moi rire, laissez-moi rire, vos altesses viennent de sceller leur sort par un ressort de comédie. GOUVERNANTE Que mes yeux de vieille femme puissent voir ça ! Un prince errant ! Je peux maintenant mourir en paix ! PIERRE Mes enfants, je suis ému, je ne sais que faire à force d'émotion. Je suis le plus heureux des hommes. Mon fils, je dépose solennellement le gouvernement entre tes mains et je m'en vais immédiatement penser en paix. (Montrant les serviteurs) Abandonne-moi ces sages, mon enfant, qu'ils me soutiennent dans mes efforts. Venez donc, mes vauriens, nous devons penser, nous devons penser en paix. (Il s'éloigne avec les serviteurs.) Ce bonhomme m'a confusé, il va maintenant falloir que je m'en sorte. LEONCE, aux personnes présentes, Mesdames messieurs, mon épouse et moi-même, nous regrettons infiniment de vous avoir retenu aussi longtemps. Nous ne voulons pour rien au monde éprouver plus longtemps votre patience. Mais n'oubliez ni ces poèmes, ni ces discours, ni ces sermons, nous reprendrons cette plaisanterie en toute quiétude et toute confiance dès demain. Tous s'éloignent, sauf Léonce, Léna, Valério et la Gouvernante. LEONCE Eh bien Léna, nos mains sont maintenant pleines de marionnettes et de poupées. Qu'aimeraistu en faire ? Leur peindre des moustaches et leur donner des sabres ? Les habiller d'un frac et les asseoir sur des bancs, pour contempler au microscope leur politique d'infusoire ? Ou tu aimerais un orgue de barbarie, sur lequel viennent glisser d'esthétiques petites musettes blanches comme du lait ? Tu aimerais qu'on bâtisse un théâtre ? Léna se blottit contre lui et secoue la tête. Mais je sais bien ce que tu veux, que nous fassions détruire les horloges, que nous interdisions les almanachs, que nous comptions les heures et les mois à l'horloge des fleurs, des boutons et des fruits. Et que nous entourions cette petite terre de miroirs ardents, pour en finir avec l'hiver, pour nous dissoudre dans le plein été, et pour nous tenir toute l'année au beau milieu des roses et des violettes, des orangers et des lauriers. VALERIO Et je deviens ministre d'état, et je promulgue ce décret, qu'on mette sous tutelle celui qui porte des ampoules aux mains, qu'on condamne aux assises celui qui tombe malade à force de travail, qu'on déclare dément et socialement dangereux celui qui se vante de gagner son pain à la sueur de son front. Et nous nous coucherons à l'ombre, et nous prierons le bon dieu qu'il nous envoie des figues, des melons et des macaronis, des gorges mélodieuses, des corps classiques et une religion commode.