Adolescence et dépendance1

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Adolescence et dépendance1
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Adolescence et dépendance1
Adolescence and dependence
Pr Philippe Jeammet
Psychiatre, Département de psychiatrie
de l’adolescent et du jeune adulte,
Institut mutualiste Montsouris
42, bd Jourdan
F - 75014 Paris
Courriel : [email protected]
Résumé : L’accroissement actuel des états-limites, des pathologies
narcissiques et des troubles du comportement à l’adolescence
reflète des formes nouvelles d’expression d’organisations psychiques. Parce qu’elle est une période charnière, l’adolescence remet
en cause le rapport narcissisme-relation objectale, dépendanceautonomie. Il y a de ce fait une fragilisation du monde psychique
interne. Le rapport à la réalité externe s’en trouve modifié. On peut
regarder d’un point de vue psychopathologique l’ensemble des
troubles de l’adolescence sous l’angle de l’aménagement de la
dépendance. Cette perspective n’est pas exclusive des autres
approches psychopathologiques. La question de la maîtrise du lien
et du contrôle de la distance aux objets y est centrale. La crainte
majeure du moi adolescent est celle de la perte de ce contrôle et de
la confrontation aux désirs passifs.
1. Cet article reprend le thème d’une présentation faite au colloque organisé par le
Derpad (Dispositif Expert Régional Pour Adolescents en Difficulté) et le Centre
médical Marmottan, les 16 et 17 novembre 2004.
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Abstract: There seems to be an increase in borderline cases, narcissistic personalities and behavioural disorders in adolescents.
This reflects new aspects of psychopathology. Because it is a period
of transition, adolescence puts into question the link between narcissism and objective relations, between dependence and autonomy.
This creates a fragilisation of the psyche. Therefore the relation
with the external reality is modified. All disorders during adolescence can thus be viewed from a psychopathological point of view
as ways of re-organising this dependence. This point of view does
not exclude other psychological approaches. Such issues as the link
to, and the distance from, objects are primordial here. The main
fear of the adolescent self is of losing control and facing passive
desires.
Mots clés : adolescence, dépendance, relation mère-enfant, conduite à risque, carence, affectivité.
Keywords: adolescence, dependence, mother-child relationship,
risk behaviour, deficiency, affectivity.
La dépendance : peut-être est-ce là, en effet, le fil rouge qui a guidé
durant quarante ans ma réflexion et mon travail avec des adolescents et
leur entourage.
Un mot qui dit bien ce qu’il veut dire
La question des dépendances – ou, si vous voulez, des addictions – étant
une problématique spécifiquement humaine, elle n’est pas près de disparaître, malheureusement ou heureusement. Elle fait partie de l’essence de
l’humain, puisque ce qui spécifie les êtres humains par rapport aux animaux, c’est la conscience réflexive, la conscience que l’on a de soi.
L’être humain, ce n’est pas les pulsions, ce n’est pas l’agressivité,
ce n’est pas la sexualité ; tout cela nous le partageons avec l’animal sur
fond de bases génétiques communes. Par contre, au cours de l’évolution,
le cerveau humain s’est terriblement complexifié, se développant en milliards de milliards de cellules et d’associations de cellules jusqu’à ce que
l’homme parvienne à la conscience de lui-même, conscience que l’acquisition du langage symbolique et la culture ont développée, au point de
faire de chacun de nous un « sujet » unique dans l’univers.
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C’est ce qui fait notre spécificité, c’est ce qui fait l’intérêt de notre
vie, mais également son côté dramatique, tragique : si l’on a conscience
de soi, que voit-on ? Que nous allons mourir. Autrement dit : nos insuffisances, nos limites ; c’est donc la problématique « narcissique » qui
vient au-devant de la scène. C’est cela qui est propre aux êtres humains ;
pas tant la sexualité que la façon dont on la vit lorsqu’on a conscience de
cette sexualité et des problèmes qu’elle nous pose. C’est vraiment cette
activité réflexive qui nous spécifie et qui va faire que l’homme va pouvoir prendre conscience de sa dépendance, alors que les animaux vont
gérer cela de manière plus instinctuelle, avec une marge de liberté plus
faible et une contrainte instinctuelle beaucoup plus importante.
Peut-être trouve-t-on la question du narcissisme, ou son équivalent
animal, chez les animaux supérieurs dans la défense du territoire, individuel ou groupal. Cela pose la question de la distance. Je pense de plus en
plus que le problème de la distance – « trouver la bonne distance avec les
autres » – est centrale et répond aux deux angoisses humaines centrales :
d’un côté, l’angoisse d’abandon et de ne pas être vu : « Je n’existe pas
pour l’autre, je me sens seul » et, de l’autre, l’angoisse de fusion : « Pour
ne pas être seul, je vais rencontrer l’autre, jusqu’à la fusion. »
On sait bien que c’est une sollicitation, notamment dans les relations
amoureuses, mais la fusion, c’est la disparition de soi. Elle devient donc
très vite intrusion et le travail avec les adolescents nous montre à quel
point on navigue entre ces deux grandes angoisses : trop près/trop loin,
une angoisse d’abandon/une angoisse d’intrusion. Entre ces deux pôles,
comment gérer la distance avec ce dont on a besoin ?
Éventuellement en interposant quelque chose que l’on va maîtriser ;
c’est ainsi que l’on voit arriver les drogues ou les produits addictifs.
« Avec ça, je peux gérer la distance ». Seulement, la dépendance qu’on
voudra fuir avec les autres, on va la retrouver, souvent pire, avec la drogue ou même avec le comportement qui nous sert à manier cette distance.
Travaillant beaucoup avec les troubles alimentaires, je suis de ceux
qui pensent que le couple infernal anorexie/boulimie, où le problème de
la distance est caricatural, est une forme d’addiction. Il me semble que le
film toxicomaniaque par excellence, c’est Le Grand Bleu. Nul besoin
pour cela de produit, la question du produit ayant au contraire tendance
à parasiter un peu la réflexion sur la toxicomanie, dans la mesure où il a
indéniablement des effets biologiques propres qui vont créer leurs propres facteurs de dépendance. Aliénation ô combien problématique, certes, mais où le biologique cache ce que la conduite addictive a de
spécifiquement humain, qui est lié justement à la psychologie humaine,
à la capacité de se voir.
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Bien qu’il n’y ait pas d’animal addictif, on peut rêver d’en créer –
on en crée – en laboratoire mais, spontanément, je ne pense pas que cela
advienne. Parenthèse : on voit en laboratoire combien, sur ce point
comme sur tant d’autres, il n’y a pas de justice : certains animaux sont
très sensibles aux drogues, d’autres peu, pour des raisons purement enzymatiques, si je puis dire. C’est la même chose chez les êtres humains ;
pour les mêmes raisons, certains vont être beaucoup plus sensibles aux
effets des drogues que d’autres. Mais c’est presque un épiphénomène,
dont je ne méconnais pas l’importance, mais qui n’est pas au cœur de la
problématique addictive. Le cœur de l’addiction est donc à mes yeux :
« Je suis capable de voir que je dépends des autres ».
C’est cette contradiction qui est au cœur du développement humain.
Qu’est-ce qui, en effet, préside au développement de notre personnalité ?
C’est ceci : pour être soi, il faut se nourrir des autres, sur le modèle du
physique – ce n’est pas sans raison que les religions, par exemple, jouent
beaucoup de cette incorporation, de ces échanges qui viennent concrétiser quelque chose de beaucoup plus impalpable.
Pour être moi, il faut que je me nourrisse de l’intérêt des autres pour
moi, mais aussi de tous les apprentissages, de tout ce qu’ils m’apportent :
de tout ce qui fait qu’ils servent de modèle, de tout ce qui fait que je vais
m’identifier à eux. Il y a là un aspect très difficile à représenter, que la
communion ou le partage ou le don va venir figurer, concrétiser, matérialiser sous la forme d’un échange d’un autre ordre, puisqu’il est purement psychologique. Donc, pour être soi, il faut se nourrir des autres,
mais pour être soi, surtout dans notre culture, il faut aussi se différencier
des autres. « Moi, c’est pas mon papa, c’est pas maman, c’est Moi. C’est
pas mon copain, c’est pas ma femme, c’est Moi ». Il faut donc bien qu’il
y ait une différence.
Notre conscience nous met très tôt devant cette terrible contradiction : pour être soi, il faut accepter de dépendre des autres.
Après-coup, on comprend que c’est une fausse contradiction, ou,
plus précisément, ce qu’on appelle en logique un paradoxe. Un paradoxe
apparent entre deux termes qui ont l’air opposés – « Pour être moi, il faut
que je sois fait des autres mais, pour être moi, il faut que je sois différent
des autres » – mais qui, en fait, ne relèvent pas du même niveau logique.
Traduisons : c’est quand même en se nourrissant des autres qu’on fait
nos propres produits, surtout si ce sont des autres, c’est-à-dire s’il n’y a
pas qu’un seul autre ; c’est-à-dire s’il y a un tiers.
D’où l’importance à préserver du couple, à une époque où l’on
n’hésite pas à arrêter une autoroute parce qu’on pourrait faire disparaître
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une coccinelle, un criquet ou une des cinq cent cinquante variétés de grenouilles, mais où on vous dit : « Homme/femme, finalement, quelle différence... ? » C’est quand même curieux…
Un certain nombre de différences sont d’autant plus nécessaires que
pour qu’un enfant puisse avoir le sentiment de sa continuité, d’être lui,
une personne unique, il faut qu’il ait un lien privilégié avec une personne,
car c’est en miroir de ce lien qu’il se construit. À mon avis, on a sousestimé l’importance de cette construction en miroir – la psychanalyse y
a sans doute contribué, mais on peut le lui pardonner car elle a apporté
beaucoup d’autres choses par ailleurs. On se construit beaucoup en miroir
des autres : « Pour que moi, je sois unique, il faut que j’aie une relation
unique avec quelqu’un ». C’est nécessaire au développement du bébé et
l’on sait bien quels troubles de l’identité, quelles difficultés pour prendre
soin d’eux-mêmes et se repérer, rencontrent les bébés qui changent sans
arrêt de figure d’attachement.
On a besoin d’une relation unique, mais parce qu’elle est unique,
elle est un piège, c’est-à-dire qu’elle risque de devenir une relation de
captation narcissique. Il faut donc du tiers, de la différence. Ça peut être
le père (ça peut sûrement être d’autres figures que le père, il n’y a pas de
doute là-dessus, mais enfin, tant qu’on l’a, autant en profiter), autrement
dit, une figure culturelle qu’on a sous la main, culturelle en partie seulement parce qu’elle repose quand même sur des différences biologiques,
qui existent encore même si on essaie de ne pas les voir, même si on peut
les trafiquer (les transsexuels).
Mais l’important, c’est que pour se développer, on a besoin de continuité et de différence. Ce sont les bases fondamentales.
Seulement, très tôt, l’enfant va avoir conscience de sa dépendance,
du fait qu’il a besoin de l’autre pour se développer. Et ce qui se construit
là, c’est ce que j’appelle les assises narcissiques, qu’on pourra aussi
appeler une sécurité interne, selon le terme de la théorie de l’attachement, ou un Soi et, par la suite, une estime de soi suffisante. Celle-ci
dépend de la bonne adaptation de l’environnement aux besoins de
l’enfant, d’une adaptation telle que, justement, la question de la différence entre soi et l’autre ne se pose pas trop vite ni de manière trop
brutale, ce qui susciterait immédiatement chez l’enfant un sentiment
d’impuissance, ainsi que la conscience aiguë de sa dépendance, avec le
risque d’être dans la contradiction, dans le paradoxe que je viens de
signaler.
Il est donc très important que l’environnement s’adapte aux besoins
de l’enfant, car c’est ce qui fait que l’enfant a le sentiment que la vie est
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plutôt bien faite. J’ai quelques semaines, j’ai faim, je commence à avoir
des besoins, des envies, je crie et j’apprends très vite à voir que ça
s’arrange ; je crie et j’entends une voix douce : « Voilà, j’arrive… ».
Puis, viennent les odeurs et les parfums, si possible assez continus pour
que je m’en souvienne bien. Je me dis alors : « C’est assez chouette, je
tape dans les doigts et ça va ; je vois le monde comme une bouteille à
moitié pleine ; j’ai des besoins, ils vont se remplir. ».
En revanche, si la mère attend deux heures avant de réagir ou si, systématiquement, elle dit : « Tu n’as pas besoin de crier mon chéri, moi je
te connais mieux que toi, je vois dans tes yeux que tu as faim et je te
donne à manger avant même que tu aies demandé », dans ce cas, le
monde fait effraction et l’enfant impuissant sombre dans la dépendance
à l’égard d’un monde incompréhensible.
On sait que ce genre de perturbations entraîne souvent des réactions
somatiques, le bébé inventant pour ainsi dire un langage du corps pour
manifester son opposition. Il tente ainsi de garder des distances face à un
monde qui fait effraction, pour se débrouiller comme il peut avec le sentiment de son impuissance face à cette dépendance. Je crois que c’est en
fonction de ces premières années, surtout, d’ailleurs, de la première – ces
quelques repères sont assez schématiques, mais ils m’aident vraiment à
comprendre la complexité de cette situation – que l’on aura trois cas de
figure : l’enfant en confiance, l’enfant à risques et l’enfant carencé.
L’enfant en confiance
D’abord l’enfant qui, au cours de la deuxième année, au moment de la
séparation, a conscience de la différence entre lui et son entourage :
grâce à l’adaptation de son environnement à ses besoins, il a acquis la
confiance – laquelle n’a rien à voir avec la vérité.
C’est pour cela que je donne l’exemple de la bouteille à moitié vide
ou à moitié pleine. « Est-ce que le monde est bon, est-ce qu’il est méchant ? ». Il est les deux, naturellement, mais la confiance change les
choses et contribue à remplir les bouteilles jusqu’à un certain point, en
particulier jusqu’au traumatisme qui peut casser, parfois définitivement,
la confiance dans le monde.
Encore une fois, la confiance n’est pas une question de vérité, mais
de vécu : si ma mère s’est bien adaptée à mes besoins – ma mère entourée
de mon père et de tous les autres, bien sûr – alors j’ai conscience que
« j’ai un peu faim, mais que ça va s’arranger ». J’ai poussé un cri, je sais
que c’est entendu ; en attendant, je vais pouvoir utiliser mes ressources :
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sucer mon pouce, gazouiller, me raconter une histoire. « La nourriture va
arriver parce que j’ai confiance, donc je peux utiliser mes ressources et
je peux attendre ». Et pour moi, l’attente c’est le début de la liberté.
Lorsqu’on peut attendre, on peut choisir et on peut avoir le temps :
est-ce propice pour nous ? N’est-ce pas bénéfique pour nous ? Vous le
savez bien, s’il est une chose que les adolescents en difficulté ne peuvent
pas faire, c’est bien attendre ; non, il faut tout, tout de suite, notamment
dans les addictions. Pourquoi ? Parce que le sentiment d’insécurité est tel
que, faute de réponse immédiate, c’est le drame – ils sont plongés dans
les abîmes de leurs angoisses et de leurs incertitudes. Donc, cet enfant
qui est dans la confiance, maman s’en va et le laisse pour dormir ; il va
peut-être crier un peu mais, très vite, il va utiliser ses ressources, sans
s’apercevoir que dans ces ressources – sucer son pouce, se raconter une
histoire – dans le plaisir qu’elles lui procurent, maman est présente.
Voilà, me semble-t-il, un modèle pour l’éducation de toute une vie,
un modèle pour l’enseignement, pour les soins : la transmission qui réussit, c’est lorsqu’on ne se sent pas débiteur vis-à-vis de l’autre, lorsqu’on
peut avoir l’impression que « ça s’est fait tout seul ». « Voilà, j’ai des
acquis, je les ai en propre, par moi-même ; certes, on a été gentil avec
moi, mais… ».
Bien sûr, c’est un peu frustrant pour les mamans qui auraient plutôt
tendance à apprécier l’enfant qui hurle quand elles s’en vont : « Maman,
sans toi, je suis perdu », parce qu’elles voient dans cet appel un signe
d’amour. Or cela n’a rien à voir avec l’amour ni même avec son contraire, mais uniquement avec l’insécurité, à savoir : « Si je ne te vois pas,
je ne suis plus sûr que ça va s’arranger ». Là est la clé d’un comportement
que l’on va voir revivre à l’adolescence, puis la vie durant, mais notamment à l’adolescence et chaque fois que l’affectivité, les émotions, seront
de la partie, c’est-à-dire dans les relations amoureuses et au travail : une
difficulté à manier la distance.
Celui qui a des ressources intérieures n’y est, à la limite, pour rien.
Sa liberté est donc relative : il faut que le lendemain la mère soit là, il ne
faut pas qu’il y ait de traumatisme, de perte trop importante, telles sont
les conditions pour qu’il soit dans la confiance.
L’enfant à risque
L’autre, au contraire : maman s’en va, il hurle ; elle reste là, elle raconte
une histoire, ça se calme.
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Ce scénario nous livre une clé pour la compréhension de la condition
humaine : cet enfant n’est pas souffrant ; mais il est dans une situation à
risque, dans une situation potentiellement pathogène, parce qu’il devient
dépendant de l’environnement perceptivomoteur : « Il faut que la lumière
reste allumée, il faut que maman soit là, alors ça va, je me réassure ».
Mais si maman, tôt ou tard, n’arrive pas à le quitter en supposant
qu’il suppléera à son absence par ses propres ressources : « Voilà, je t’ai
raconté une histoire, maintenant c’est bien, tu vas pouvoir dormir, et puis
demain, on reprendra la suite… » ; si, au contraire, maman le comprend
trop bien – avec toute la dimension narcissique d’une compréhension
excessive où, comprenant trop bien quelqu’un, c’est nous que nous
voyons dans l’autre, et donc nous-mêmes que nous comprenons, et non
pas les besoins de l’autre – ; si maman dit : « Ce petit-là pleure et hurle
quand je m’en vais, moi je vais rester, je ne ferai pas comme ma propre
mère, qui avait bien d’autres choses à faire, qui voulait sortir, se foutait
de moi – moi, je reste », ou bien : « Tout le temps que je passe auprès
de lui, c’est autant de temps que je ne passe pas auprès de mon mari dans
le lit », ou des tas de raisonnements semblables toujours très personnels ;
si donc elle entend trop cet enfant, certes, elle va le rassurer, mais elle va
l’enfoncer.
Actuellement, nous en sommes là, face à l’adolescence avec les problèmes de haschich et autres : le problème, c’est qu’à trop comprendre,
on enfonce les autres.
Il y a quelque chose de terrible dans cette compréhension, dans le
fait de dire « nous », « moi j’aimerais bien » ou « je l’ai fait »… Certes,
mais on n’a plus quinze ans, on n’a plus seize ans, ni deux ans. On l’a
fait, mais on en est sorti. Celui de deux ans ou de quinze ans, si on fait
trop pour lui, si on comprend trop, il risque de ne plus sortir de cette
dépendance : « Maman, reste avec moi ! reste avec moi ! ». Si maman
reste trop, l’enfant ne va pas s’apercevoir qu’il dispose de ressources
propres et il vivra sur l’idée : « Sans maman, c’est la terreur ». Que va-til faire alors ? On rejoint là, la question du territoire. Que va faire cet
enfant qui a peur ? Eh bien, faites appel à votre expérience : s’il est trop
dépendant de maman, il va voir dans le miroir maman dépendante de lui.
Et comment rend-on les autres dépendant de soi ? Jamais, hélas ! par le
plaisir partagé. C’est le drame humain.
S’il dit : « Maman, comme je suis content que tu sois restée avec
moi, tu m’as raconté une histoire, tu m’as amené une boisson, c’est un
vrai plaisir », elle répond : « Moi aussi mon chéri, bonsoir ! » Si ça va, si
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l’angoisse disparaît, si c’est bon, ça ne va pas durer et de cela il a tôt fait
de faire l’expérience.
Il en va tout autrement s’il réussit à contrôler maman, par la plainte :
« J’ai mal au ventre, j’ai mal à la tête, ça ne va pas… », ou par les
caprices : « J’ai soif, je ne veux pas d’eau, du jus d’orange, je ne voulais
pas une cuillère, je voulais une paille… », c’est-à-dire par l’agrippement.
Toutes ces plaintes des adolescents, on peut les voir comme autant
de figures de l’agrippement. L’adolescent est encore et toujours l’enfant
qui a peur et qui s’agrippe. Et que ressent cet enfant qui s’agrippe ? Qu’il
est aliéné par l’autre.
Ce que disent alors nos adolescents de ces personnages auxquels ils
s’agrippent, c’est : « Ils me prennent la tête ». Notez que seuls vous prennent la tête les gens qui vous intéressent, les autres on s’en fout, même
s’ils vous embêtent ! Il dit : « Celui-là, il est un peu collant, mais il ne
prend pas la tête », ou : « Il me saoule » – on voit arriver l’addiction –
« Tu me saoules, ça me saoule... », comme si l’adulte était un psychotrope. Il dit encore : « Je ne suis plus moi-même… ». Vous voyez la
menace sur l’identité. « Je ne suis plus moi-même » : l’autre fait intrusion.
Mais ce que nous, les adultes, ne voyons pas, c’est qu’une tête ne
peut être prise que parce qu’elle est ouverte. Ce qu’on ne voit pas, c’est
l’attente qu’il y a derrière tout ça. S’il n’y avait pas d’attente, on ne vous
prendrait pas la tête. C’est l’attente, autrement dit la dépendance affective et la conscience qu’on a besoin de l’autre – on retrouve la conscience
– qui est insupportable. C’est, du reste, ce qui fait les joies des relations
amoureuses : le moment où l’on se sent en insécurité, où l’on commence
à avoir un besoin excessif de l’autre, est celui où le plaisir de désirer se
transforme en pouvoir donné à l’autre sur soi.
Comment trouver un compromis ?
Mais… comme l’enfant, en se plaignant ! Dans la plainte, vous
échappez à la fois à l’angoisse d’abandon – au moins on vous entend
crier ou protester, dire que ça ne va pas – et à l’angoisse d’intrusion,
parce que, justement, ce que l’autre fait ne va pas : « Ça ne suffit pas, ce
n’est pas comme ça, il en faudrait plus ; vous ne répondez pas, ce n’est
pas mon attente ». Par où l’on voit que l’expression de l’insatisfaction,
au contraire de celle des plaisirs, est ipso facto une tentative de maîtriser
la distance. Or le plaisir est malheureusement incompatible avec l’insécurité interne, que connaissent très bien ceux qui sont le plus en quête
d’une expérience de plaisir.
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On retrouve là le couple anorexie/boulimie : si l’anorexique ne
mange pas, ce n’est pas que la nourriture ne l’intéresse pas, c’est qu’elle
ne pense qu’à ça et qu’elle se dit : « Si je commence à manger, je ne
m’arrêterai pas ». Quant à la boulimique, elle, elle rêve d’être anorexique.
Le problème, c’est que ni l’une ni l’autre ne sont fondamentalement
intéressées par la nourriture, mais par elles-mêmes, l’image d’ellesmêmes – d’où le narcissisme qu’on retrouve chez elles, cristallisé, figuré
sur l’image du corps : « Je suis trop grosse... ». Trop grosse de quoi ?
Trop grosse de mon appétit. C’est pour cela que ce n’est pas un délire, un
délire de gros ; non, c’est très différent, c’est un contre-investissement :
elles se voient trop grosses et elles ont raison : elles sont grosses de leur
appétit.
Je leur dis quelquefois : « Vous êtes comme une baleine, vous voudriez tout avaler, mais rassurez-vous, vous n’y arriverez pas ; ce que
vous voulez avaler, ce n’est pas la nourriture, c’est : être la première, être
la plus forte, être la meilleure, être la plus appréciée », ce dont nous
avons d’ailleurs tous envie, mais plus ou moins, selon notre degré de
relative tranquillité intérieure.
Quand on n’a pas cette tranquillité, la contrainte devient considérable.
Comment sort-on de ce piège de la plainte dans lequel maman s’est
laissée prendre au point d’amener son enfant dans son lit coucher avec
elle ? Je vous passe le nombre d’adolescents à qui maman propose de
partager son lit, surtout si elle est seule, quitte à les en chasser plus tard
en disant : « Ce soir, j’ai mon amant, tu regagnes ta chambre, il peut être
jaloux… ». Pas de différence, donc. On regarde la télévision ensemble
dans le lit ; oui, ça devient une pratique extrêmement courante et on se
dispute, on se chamaille, dans le lit, à treize, quatorze, quinze ans.
Comment défaire ce nœud ?
« Il ne faut pas penser à mal, c’est naturel… » entend-on dire. Sauf
que notre conscience n’accepte pas si volontiers que ce soit tout à fait
naturel… Si nous étions chez les singes, il y aurait probablement des grognements de dents pour éloigner l’enfant en question et lui faire regagner
son territoire.
Comment en sortir ? Par le tiers : il faut qu’il y ait quelqu’un, le
père, s’il est là, ou quelqu’un d’autre, qui dise à un moment donné :
« Maintenant ça suffit, moi je vais te raconter une histoire ; ta mère va
partir dans sa chambre toute seule et on va faire un petit truc, cinq
minutes ». Au bout de cinq minutes, ce tiers dit : « Maintenant c’est
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terminé, tu dors ». L’enfant pleure peut-être quelques minutes, mais ça
se calme. Pourquoi ? Parce qu’avec ce quelqu’un, l’attente n’est pas la
même, ni le lien de dépendance.
C’est cela qui fait l’importance des institutions de soins, où le registre d’attente n’est plus le même, ne serait-ce que parce qu’à l’intérieur de
l’institution, on est nombreux. C’est cela qui va permettre de redonner à
l’enfant une liberté affective. Ayant moins d’attentes, l’enfant va accepter de se calmer et, en se calmant, il va apprendre qu’il a les moyens de
se passer de maman. Et parce qu’il peut se passer de maman, il va pouvoir
la retrouver avec plaisir, pas seulement en l’assaillant de ses plaintes.
L’enfant carencé
Le troisième modèle, c’est celui qui n’a pas de maman à appeler. Que
fait-il ?
Il se balance, d’un balancement stéréotypé, mécanique. C’est un
besoin qui n’a rien à voir avec le plaisir de l’enfant qui suce son pouce.
Si ça ne suffit pas, il se tape la tête contre les bords du berceau ou s’arrache les cheveux ; il s’autostimule pour se sentir. On retrouve là l’activité
réflexive, mais, au lieu de sentir : « Tiens, je me sens avec des envies,
avec des plaisirs, avec des moyens », il va se sentir physiquement, par
des coups qu’il se donne pour ne pas être dans une totale détresse, et toujours de façon destructrice pour son corps propre. Beaucoup de ces jeunes
qui ne vont pas bien, notamment tous ceux qui sont dans le registre de
l’addiction plus ou moins mêlée de conduites dites antisociales, je les vois
comme des enfants en partie carencés qui se tapent la tête contre les murs
de la société, directement ou indirectement. Il faut qu’il y ait le coup, qu’il
y ait le conflit, l’affrontement pour rendre supportable un contact qui, dès
qu’il sort de ce registre, est vécu comme une fusion mortelle.
Pensez au film Les Nuits fauves. Il montre à l’évidence que ce qui
est impossible, c’est la relation de tendresse : au moment où l’on se sent
dans une grande dépendance, dans une grande attente affective à l’égard
de ceux dont on aurait besoin, c’est précisément là que surgit une menace
pour l’identité.
C’est ce paradoxe qui continue à me paraître important : ce dont j’ai
besoin, moi, adolescent, cette force qui me manque pour me sentir « bien
plein à l’intérieur » comme ils disent, « en avoir, être bien rempli dans la
tête, dans le ventre », ce dont j’ai besoin, c’est cela qui menace mon autonomie naissante parce que j’en ai besoin. Cela, ça vous rend fou.
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On a cru à un moment que la seule chose qui créait problème c’était
les interdits : « On les empêche de s’épanouir, levons les interdits et le tour
sera joué ! En plus, ils nous foutront la paix et ça sera plus tranquille ! »
Eh bien, pas du tout. Disons plutôt qu’à l’heure actuelle, pour ceux qui
vont bien, en tout cas à peu près bien, ce qui est tout de même la majorité,
peut être 70/80 %, pour ceux-là qui n’ont pas trop de problème de
dépendance, cette liberté est vécue de façon plutôt satisfaisante.
Vous voyez, je ne fais pas du tout de catastrophisme, je crois que les
jeunes vont probablement mieux qu’ils ne sont jamais allés. Mais pour
les 20/25 % qui sont en grande insécurité, cette liberté n’en est pas une,
parce qu’ils se retrouvent devant quelque chose qui est pire qu’un interdit. Car, un interdit, on peut le transgresser, voire se confesser après,
ou le respecter si on a envie de paraître gentil ; bref, s’il n’est pas trop
contraignant, cet interdit, on peut jouer avec. Tandis que maintenant, on
dit : « Fais ce que tu veux », ou encore : « Fais-le bien si tu veux être
vu », et non plus : « Tu es vu comme un bon garçon parce que tu as bien
respecté ce qui t’était prescrit ».
Aujourd’hui, cela n’intéresse plus grand monde qu’on fasse les
choses bien. Ce qui intéresse, c’est : « Allez-vous réussir, d’une façon
ou d’une autre, à vous faire voir ? ». La performance devient exigible,
contraignante. Le narcissisme est sollicité en permanence, ce qui est bien
fatigant…
La fatigue d’être soi
Les adultes sont fatigués d’être eux-mêmes parce que, malgré le toujours
plus qui les contraint, ils sont encore pleins d’appétit. Du coup, ça les
rend moroses et ils reportent cette morosité sur les jeunes.
Donc « Sois le plus fort » et en plus « Fais ce que tu veux ». « Oui,
mais je veux des choses contradictoires. Je voudrais rester l’enfant chéri
de maman, tout en étant indépendant ; avoir un lien préférentiel, mais
courir après tout le monde ; réussir, mais pas travailler. Et il faut que
je me débrouille tout seul avec ça ». Ce n’est plus : « Tu dois faire ceci,
tu dois aller à l’école », mais : « Fais ce que tu veux, mon chéri ; si tu veux
prendre une année sabbatique, pas d’importance ! » « Oui, mais si je
prends une année sabbatique, je vais être décalé parmi mes copains ». Et
c’est l’enfer de ce que les sociologues ont appelé « la tyrannie du choix »,
qui sollicite massivement le narcissisme et pose vraiment un problème.
Que se passe-t-il alors pour les plus en insécurité ? Ils tentent de
trouver un substitut à cette relation dont ils ont besoin mais qui les met
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devant ce paradoxe : « Ce dont j’ai besoin, c’est ce qui me menace ».
Comme le besoin à l’adolescence se sexualise, ils vont souvent l’entendre comme « ce besoin que j’ai de me remplir » qui équivaut à une pénétration. Il n’y a qu’à parler trois minutes avec les garçons un peu
délinquants pour savoir par quel trou ça passe : « On va me pénétrer ».
La passivité, la peur de la passivité, c’est la peur de la dépendance. Pourquoi ? C’est ce que j’appelle l’histoire corse : « Tu ne regardes pas ma
sœur : elle est pas belle ? Tu l’as regardée : qu’est-ce que tu lui veux ? »
Quoi que vous fassiez, ça ne va pas, c’est trop près, c’est trop loin, il y a
là quelque chose d’absolument insupportable qui fait que les soins, les
attentions que les adolescents sollicitent sont aussi vécus comme une
menace.
Qu’est ce qui va faire tiers ?
La plainte ou bien, venant se substituer à ces relations qu’on ne
contrôle pas, la drogue, l’addiction, le produit. Je peux alors avoir le fantasme que j’exerce mon emprise sur le produit, y compris en me figurant
que je dois me le procurer de toute urgence – modalité caractéristique de
l’addiction : il faut tout de suite que je me remplisse, j’ai immédiatement
besoin de quelqu’un.
C’est donc au moment précis où une émotion pourrait survenir qui
me ferait sentir à quel point je dépends des autres, que je vais immédiatement chercher une sensation capable de faire contrepoids à cette émotion. Cette sensation, je vais pouvoir me la donner : je vais écouter de la
musique à toute berzingue, je vais bouffer, boire, prendre mon téléphone
portable, regarder mon ordinateur, autrement dit, je vais me combler de
sensations. Les sensations, ça me touche, c’est un contact. Avec elles, je
ne suis pas seul. Mais ça ne me pénètre pas, ça reste à l’extérieur, donc
je ne suis pas soumis à l’autre. Et comme ce n’est pas un être humain, pas
quelqu’un qui exprime un désir à mon égard, j’ai l’illusion de les contrôler. À ceci près que je deviens dépendant de ce comportement ou de ce
produit.
Si, par la suite, un ordre des raisons biologiques va entrer en ligne
de compte pour certains produits, il n’en reste pas moins que je peux devenir dépendant d’un comportement : l’anorexique, par exemple, est dépendante de son hyperactivité. Chaque fois qu’elle aurait besoin de se laisser
porter par une envie, d’être prise dans les bras ou de s’abandonner aux
délices d’un gros câlin, elle se met à monter et descendre un escalier
quinze fois. Ça fait passer l’envie. Si elle admettait le gros câlin, elle
retrouverait alors une dépendance affective qui lui est tout autant insupportable qu’elle en a besoin.
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Adolescence et dépendance
Vous voyez comment tout ce qui est de l’ordre de la plainte et, au
bout du compte, du négatif, tout ce qui altère ou attaque vos potentialités,
est de l’autosabotage, devient, comme pour l’enfant carencé, une forme
de contact qui tient à distance l’adulte vis-à-vis duquel on est en attente
et, au bout du compte, fait tiers dans le lien avec lui.
Je n’attends rien !
Lorsque j’en ai l’occasion, j’aime passer une vidéo d’une jeune de treize/
quatorze ans au parcours délinquant assez important et en proie à une
toxicomanie. Elle avait accepté d’être vue en vidéo dans le cadre d’une
consultation avec mon équipe.
Donc, ce côté : « J’ai besoin d’être vue ». Tous ont besoin d’être vus
au plus haut point, d’autant plus besoin qu’ils ne se voient pas intérieurement. Elle, qui n’a pas grand-chose à cirer en général des gens qui
s’occupent d’elle, accepte de venir pour me dire : « Tu me saoules, ça me
saoule, j’en ai rien à foutre, c’est tous des c…, ma mère, je l’emm… ».
À la fin, je lui dis : « J’ai bien compris, ça vous saoule » ; elle me regardait droit dans les yeux, peur de rien, sûre d’elle. J’ajoute : « Avant qu’on
se quitte, j’aimerais que vous me disiez quand même une chose. Qu’estce que vous voyez comme qualités en vous ? ». Sur la vidéo, c’est
spectaculaire : au moment où je lui dis qualités en vous, cette fille qui
m’avait regardé pour me dire : « Je suis de la m… », non seulement
tourne la tête, mais met sa main devant ses yeux comme si elle était dénudée par l’émotion.
C’est ça qui est si terrible à l’adolescence : être ému par quelqu’un.
C’est comme si on était mis à nu, comme si, tout à coup, on n’avait plus
de défense, comme si tout s’effondrait. Non seulement cette jeune fille
est obligée de tourner le regard, mais elle met sa main devant les yeux
comme s’il fallait un masque, un rempart pour la protéger de ses émotions. Elle reste à peu près vingt secondes sans rien dire – c’est long,
vingt secondes. Puis elle me regarde droit dans les yeux : « Je suis une
c… » Je réponds : « Ça, pas de problème ! ». On se retrouve en terrain
connu. Je lui dis : « Il y a une chose que je vois. Je pense que vous êtes
courageuse, mais ce courage, allez-vous l’utiliser pour prendre soin de
vous ou pour vous détruire ? Ça, je n’en sais rien et malheureusement ça
ne dépend pas que de moi ».
C’est ce sur quoi je voudrais terminer. Pour un moi qui se sent
débordé, impuissant, non seulement parce que les autres ont fait ceci ou
cela, mais parce qu’il sent qu’il est en attente vis-à-vis de ces autres et
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qu’il risque à tout moment d’être déçu, la grande tentation, c’est de dire :
« Je n’attends rien » et de se faire du mal d’une façon ou d’une autre.
C’est une spécificité humaine. De temps en temps, on voit des trucs
abominables et on dit : « Ça, c’est vraiment bestial ». Mais non, jamais
un animal ne fera les horreurs que font les hommes. Non pas que les animaux soient particulièrement gentils et qu’il faille vous encourager à
donner à la SPA votre héritage, mais ces pauvres animaux, qui n’ont
jamais fait de mal à personne, n’ont aucun mérite, ils sont totalement
conditionnés.
Si l’homme peut faire des choses aussi horribles, c’est parce qu’il
peut créer. C’est la même puissance qui le fait créer des choses magnifiques – l’art, les idées – et des choses horribles. Tantôt la bouteille paraît
à moitié pleine et il existe une confiance suffisante pour pouvoir prendre
le risque de créer – et, ce faisant, d’être jugé et de se montrer décevant –
tantôt c’est la tentation, diabolique si on veut croire au diable, en tout cas
narcissique, de dire : « Je ne suis pas sûr d’être grand dans la réussite, par
contre je peux être grand dans l’échec ». Dans ce dernier cas, vous
gagnez à tout coup !
Emprise et destruction
Telle est la grande addiction des adolescents, plus forte encore
aujourd’hui où ils ont plus de liberté. La grande addiction, la grande tentation pour ceux qui auraient eu le plus envie – comme l’anorexique de
nourriture – de paraître, de faire des choses mais qui sont déçus, terriblement déçus ; la grande tentation c’est, plutôt que de souffrir, de dire dans
ces cas-là : « Non seulement rien ne m’intéresse, mais je peux détruire ».
On retrouve ce besoin d’emprise chez ceux qui sont les plus dépendants, les plus en insécurité. Cette emprise, on la retrouve chez le dogmatique, quel que soit son dogme, qui dit : « Tous ceux qui ne pensent
pas comme moi, il n’y a qu’à les supprimer », parce que si on ne pense
pas comme moi, ça risque de s’effondrer. Je suis tellement peu sûr de ce
que je dis, que s’il y a de la différence, alors peut-être qu’un jour on ne
croira plus ce que je crois. Idem pour celui qui vous dit : « J’aime tellement cette personne que si elle me quitte, je la tue ». Drôle d’amour…
« Regardez comme il l’aimait ! ». Qu’est-ce que c’est cet amour ? Ou
celui-ci : « Moi, mon pays ou ma maison, je les aime tellement que si je
dois les quitter alors je préfère les détruire et les brûler ». Pourquoi ?
C’est une tentation spécifiquement humaine et l’histoire est traversée de
courants iconoclastes où, tout à coup, l’on dit : « Brûlons tout ce qui est
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beau, détruisons l’art ». Tous les deux ou trois cents ans, un grand courant vous dit : « Ça y est, supprimons ! Si plus rien ne nous intéresse sur
terre, on aura peut-être moins de peine à la quitter ». Mais à quel prix ?
C’est ce qui fait qu’un adolescent vous dira, par exemple – suprême
passivité : « Je n’ai pas choisi de naître », avec la réponse en miroir : « Je
peux choisir de mourir ». La destruction, c’est une façon de se recréer :
« On m’a déçu, je n’ai pas ce que je veux, eh bien, plutôt que d’y renoncer et de faire des compromis, de prendre le parti de la vie, je prends le
parti de dire non. C’est là que je suis le plus fort. Si je veux me détruire,
je serai sûr du résultat ». C’est le côté prométhéen du narcissisme triomphant dans la destruction. Il guette les adolescents et, parmi eux, ceux qui
désirent ardemment être autrement.
De L’étranger au Premier homme
Je vous invite à relire – dans le cadre d’un petit colloque sur « Psychanalyse et littérature » je l’avais pris comme une sorte de modèle de l’adolescent – L’étranger de Camus. Mais lisez-le conjointement avec Le
Premier homme, qui est une sorte d’Étranger autobiographique. Si l’on
voit bien ce que L’étranger a d’autobiographique, Le Premier homme,
texte qui a été retrouvé après la mort de Camus, inachevé, avec notamment des annexes, est beaucoup plus direct.
Au premier abord, c’est un petit peu austère, mais lorsqu’on voit
avec quelle puissance il éclaire la problématique que je viens de dérouler
devant vous, il devient absolument lumineux – comme le soleil qui est
justement l’emblème des émotions de son héros.
Dans L’étranger, tout l’amour que le héros a pour sa mère, toute sa
dépendance effective et les sensations qui vont avec se cristallisent dans
le soleil, ce soleil qui lui fait perdre la raison jusqu’à ce que, dans un état
quasi second, sans éprouver la moindre émotion, il tue l’arabe – qui, à mon
avis, n’est autre que son double. On trouve dans ce livre des phrases absolument extraordinaires. Camus nous dit à un moment : « Quand l’âme
reçoit une trop grande souffrance, il lui vient un appétit de malheur ». Je
crois que c’est cela qui est terrible, cette transformation de la souffrance
en appétit de malheur, de revanche et de rage. Tout ce qu’on n’a pas pu
avoir est ainsi convoqué. Mais à quel prix ? Plus loin : « Ce qui nous
sauve de nos pires douleurs, c’est ce sentiment d’être abandonné et seul,
mais pas assez seul cependant pour que les autres ne nous considèrent
pas dans notre malheur. C’est dans ce sens que nos minutes de bonheur
sont parfois celles où le sentiment de notre abandon nous gonfle et nous
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soulève dans une tristesse sans fin, dans ce sens aussi que le bonheur,
souvent, n’est que le sentiment apitoyé de notre malheur. »
Et, après une ode d’amour à sa mère qui est également dans les
annexes du Premier homme : « Ô mère, ô tendre, enfant chéri, plus grande
que mon temps, plus grande que l’histoire qui te soumettait à elle, plus
vraie que tout ce que j’ai aimé en ce monde, ô mère, pardonne ton fils
d’avoir fui la nuit de la vérité », Camus écrit une phrase isolée, détachée
de tout contexte : « Toi seule saura que je me suis tué. Tu connais mes
principes. Je haïssais les suicides à cause de ce qu’ils font aux autres. Il
faut, si l’on y tient, maquiller la chose par générosité. Pourquoi je te le
dis ? Parce que toi, tu aimes le malheur. C’est un cadeau que je te fais,
bon appétit. ».
Débat
NABIL BENDAMI (éducateur dans un club de prévention spécialisée) :
Comment nous, en tant que professionnels, pouvons-nous à un moment
donné, endiguer cet appétit de malheur ?
PHILIPPE JEAMMET : La tâche est rude. Malheureusement, comme je l’ai
souligné à différentes reprises, c’est quand on veut détruire qu’on est le
plus fort. La vie, elle, est fragile et beaucoup plus difficile à défendre.
Mais il ne faut pas oublier que tant qu’on est en vie, c’est qu’il y a
une envie de vivre aussi. Il faut donc essayer d’être le soutien de cette
envie de vivre. Cela, on l’a peut-être trop oublié, au point de ne plus
s’apercevoir qu’il existe une solidarité entre les vivants.
La vie, surtout quand on est jeune, passe pour un droit qui serait
garanti par des parents tout-puissants. C’est une autoproclamation des
droits de la vie. Or, si droits il y a, c’est à la condition qu’entre nous on
veuille bien faire les choses pour que ces droits soient possibles. Malheureusement, on s’adresse toujours à une sorte de substitut de Dieu, pour
clamer que, quand même, on a des droits : droit de vivre, droit de ceci ou
de cela… Or, la vie est très, très fragile, c’est même ce qui en fait la
beauté.
Il y a quelque chose d’inouï dans ce que l’homme a pu créer de beau
et d’horrible. La vie, on ne la maîtrise pas. La vie, c’est un changement
permanent, parce qu’en son fond elle nous échappe. C’est même cela qui
nous donne le sentiment d’une solidarité : nous sommes vivants. Personne n’a choisi de l’être mais rassurons-nous, si ça ne nous plaît pas, il
y aura une fin. Le principe de précaution, le principe d’égalité, on les
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retrouvera, absolus, entre nos quatre planches sous terre. Il y a donc une
grande égalité…
En attendant, un petit peu de fantaisie, un petit peu de diversité !
Je dis cela d’une façon un peu provocante par rapport à ceux qui
croient que le chemin de la destruction ou celui du suicide est celui de la
révolte. Révolte, oui, mais pauvre ! Car au bout du compte, ceux-là vont
être à la retraite un petit peu plus tôt que les autres alors qu’en attendant,
ils auraient pu faire des choses formidables, même si passagères, limitées.
Tout de même, une interrogation est par là lancée par tous ces jeunes
au visage des adultes : « Qu’est-ce que vous apporte la vie ? ». Si vous
allez au Brésil ou dans des pays du Tiers Monde, dans l’ensemble vous
voyez des gens qui souffrent, qui ont des difficultés, mais ils vivent, ils
sont joyeux de vivre, parfois avec exubérance. Ce qu’il y a de terrible
dans notre civilisation – peut-être parce qu’une grande majorité d’entre
nous avons conscience que notre vie n’est pas si désastreuse que ça –
c’est que nous devions faire mine de ne pas en être trop content : « Comment ça va ? Chouïa, chouïa… ». Souvenez-vous de la célèbre répartie
du Dr Knock : « La santé, un état précaire qui ne présage rien de bon. »
Sur le plan de la vérité, c’est vrai. Ça ne présage rien de bon d’être
bien, parce que ça ne va pas durer, mais rien ne devrait nous empêcher
de dire : « Il y a des choses belles et on en profite. » Certes, il y a des difficultés, mais être témoin de cela, de ce pessimisme des adultes, qui ne
vont pas si mal tout de même et qui pensent à leur retraite : « Mais pourquoi vas-tu travailler puisque tu vas être au chômage ; pourquoi faire
des études, pourquoi aller à l’école puisque tu n’as affaire qu’à des idiots
qui, de toute façon, ne foutent rien et piquent l’argent ? ». Cette plainte
continuelle de la société, je crois que c’est elle qui pousse à l’addiction.
Non pas qu’on n’ait pas à se révolter d’un certain nombre de choses
mais, tout de même, la vie c’est quelque chose de formidable.
« À toi de te donner des outils pour que cette vie soit la plus riche
possible ». Cela, je crois qu’on peut le dire à un certain nombre de
jeunes : « Quand je te vois t’abîmer, te taillader, perdre telle ou telle possibilité, je me dis : « C’est du gâchis, parce que si tu fais cela, c’est que
tu as des envies, sinon tu t’en foutrais, tu resterais là, tu attendrais que ça
passe » ; non, toi, tu te fais du mal activement. Tu te fais du mal parce
que tu es déçu, et si tu es déçu, c’est que tu as envie et cette envie, pourquoi ne la mets-tu pas en place ? Tu n’auras pas tout, tout de suite, tu ne
vas pas être Johnny Hallyday du jour au lendemain, tu ne vas pas forcément gagner au Loto, mais tu as des choses à faire ». Ce sont des choses
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assez simples qu’il faudrait pouvoir redire, mais elles ne sont valables
que si l’adolescent voit de ses propres yeux que nous avons un certain
intérêt et un certain plaisir à vivre.
Si, en rentrant à la maison, pas si mécontent que ça au fond, on ne
dit que : « Mon voisin de bureau, une fois de plus, il n’a fait que
m’emm…, l’autre il me prend la tête, etc. », qu’est-ce qu’on transmet à
nos enfants adolescents ? Ils n’attendent d’ailleurs que cela. Quand on
leur parle de ce que raconte la télé, de « toutes les catastrophes qu’il y a
dans le monde », ils disent : « Sois content, rigole un peu ».
Il faut retrouver un peu le sens du plaisir, du rire, non pas pour dénier
tout ce qui ne va pas, mais pour dire : « On a un truc qui est merveilleux,
temporaire mais qui nous permet de faire des choses assez formidables.
Alors, allons-y, profitons-en, sachons goûter, re-goûter des choses, le
plaisir d’être ensemble, les sorties ». Si vous relisez Camus, vous y retrouverez tout cela. Pourquoi dit-on : « Camus, finalement, s’en est sorti assez
bien alors qu’il a quand même une mère… » Eh bien, il s’est tué… Enfin,
ce n’est pas lui qui conduisait.
Dans Le Premier homme, une phrase étonnante dit ceci : « Le roman
ne doit pas être terminé ». Camus a souligné ne doit pas, car le point final
le rapprochait peut-être trop de sa mère, le mettait au bord du gouffre
maternel… Camus écrit des passages inouïs sur ce qui est terrible : cette
mère qui à la fois se jette sur lui, puis qui, tout à coup, détourne totalement son regard et part totalement ailleurs. Trop proche, trop lointain.
Vous lirez cela en toutes lettres dans Le Premier homme.
Mais Camus a eu un oncle, à peu près débile d’ailleurs, mais assez
rigolard, ne se posant pas de trop de questions compliquées et avec lequel
il allait chasser. Il faut voir comment il parle des parties de chasse et de
plaisir dans la garrigue, avec la mer au loin. Et puis, il a eu M. Germain,
son instituteur. Lisez la lettre de M. Germain en réponse à la lettre de
Camus quand il a eu le prix Nobel, je vous assure qu’il n’y a pas photo :
la plus belle lettre, c’est celle de M. Germain.
Du reste, dans tout le débat actuel sur la laïcité, je ne comprends pas
qu’on ne la ressorte pas. Ce type est d’un grand respect, ferme sur ses positions et en même temps ouvert à la culture. Il montre que la culture, c’est
l’ouverture sur le monde, c’est sortir de ce dont on a eu par-dessus tout
besoin, de cette relation très proche qui nous étouffe si on n’en sort pas.
Camus n’est pas mort étouffé parce qu’il a eu ces apports de la
culture dont il a su faire, peut-être au détriment de sa vie affective, quelque chose de l’ordre de la production. Je crois que c’est cela qu’il faut
montrer : qu’il y a des trucs à faire.
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Adolescence et dépendance
CHRISTINE MANUEL (PJJ) : Il me semble que les paradoxes, les difficultés dont vous avez dit qu’elles étaient intimement liées à l’humaine condition, on les rencontre d’abord chez les adultes, pas seulement en tout
cas chez les enfants. À cet égard, les professionnels qui œuvrent auprès
de ces enfants déroutants, auprès de ces parents eux-mêmes carencés,
sont à mon avis particulièrement exposés à être déroutés, à être dans la
plainte. C’est vis-à-vis de cela, je crois, qu’ils doivent se rappeler que
leur place est celle du tiers qui pourra éventuellement aider à ce dégagement. Si eux-mêmes sont dans la plainte, je crains hélas ! qu’ils n’apportent pas grand-chose.
PHILIPPE JEAMMET : Je crois en effet à l’action motrice, d’ouverture,
comme à la nécessité de voir la réalité de leurs difficultés, mais qu’on
arrête de dire : « Ils souffrent, ils souffrent ! ». Ils sont en difficulté, ils
souffrent de leurs contradictions, certes, mais au-delà ils sont pleins
d’envies. S’il n’y avait pas d’envie, ils ne souffriraient pas.
Au lieu d’entonner les refrains de la délectation morose – toute la
France souffre – avec l’excès de compassion dont parle très bien Camus,
et le plaisir masochiste qu’elle recèle, il faut dire : « Si on souffre, c’est
parce qu’il y a des envies, et ces envies, il faut arriver à les réaliser ; non
pas s’autoflageller nous-mêmes au travers d’un certain nombre de troubles, mais poser des limites. »
Ce n’est pas un choix d’aller mal, ce n’est pas un choix de se faire
du mal, c’est une contrainte autour de laquelle on peut tout à fait s’organiser. Pour éviter cette sédimentation, il appartient aux adultes de dire :
« On n’accepte pas un certain nombre de comportements et on n’accepte
pas que tu paies cette quête de ta liberté ou de ta différence, d’une prise de
risque excessive ; prise de risque, c’est bien, mais excessive, celle où tu
vas être perdant, non ! Nul besoin de te saboter. Pourquoi ce sacrifice ? ».
Pourquoi cet aspect sacrificiel est-il si important ? Ce n’est pas l’originalité, ce n’est pas le goût de l’extravagance, c’est : « Pourquoi devraient-ils sacrifier leurs études, une partie de leur corps, leur réussite,
leurs liens sociaux, pourquoi ? Pourquoi prendre le risque d’avoir des
maladies, pourquoi prendre le risque de se tuer, pourquoi sont-ils obligés
de payer ? »
Ce n’est pas nouveau, mais je crois qu’actuellement, la liberté plus
grande fait ressortir davantage ce côté paradoxal autodestructif. Voilà
qu’au lieu de profiter de leur liberté, ils se tapent dessus. Mais pourquoi
ont-ils besoin de se taper dessus ? Il faut leur dire : « Cela, ce n’est pas
une liberté, c’est une contrainte. Vous le faites parce que c’est quelque
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Philippe Jeammet
chose à vous mettre sous la main, mais il y a d’autres choses possibles et
ce dont vous avez envie, ce n’est pas cela »… On ne laisse pas quelqu’un
s’abîmer sans réagir. On pose une limite à l’exhibition de la souffrance,
parce que plus on va laisser les choses se faire, plus la souffrance va se
voir.
C’est bien qu’elle se voie parce qu’on la prend en compte, mais à
condition de réagir. Si c’est voir pour dire : « C’est votre choix et c’est
votre liberté », alors non ! Je crois qu’une dialectique doit être mise en
œuvre pour poser un certain nombre de limites.
Je terminerai sur cet exemple qui m’a tellement frappé : un collègue
médecin vient me voir parce que sa fille est anorexique, elle a vingt-trois,
vingt-quatre ans et elle ne veut pas être traitée :
– Elle va mourir, qu’est-ce que je fais ? On ne vit plus, on pense tout le
temps à elle, tous les matins, on téléphone pour savoir si elle n’est pas
morte.
– Vous dites qu’elle doit se traiter.
– Je ne peux pas.
– Sinon, ce serait un viol ?
Voilà, nous y sommes. Ce « Je ne peux plus, à vingt-trois ans, lui
imposer ça » m’apparaît tout à fait symptomatique de notre société qui
se fait une drôle d’idée de la liberté. La liberté, ce n’est pas celle de dire
toutes les horreurs… La liberté n’est possible qu’appuyée sur une
réflexion permanente sur la limite, non pas des limites intangibles pour
des siècles, mais des limites hic et nunc.
On ne peut pas laisser filer les limites. Je crois que la relation incestueuse exprimée par le mot viol ne tenait pas au fait qu’il lui aurait
imposé d’être soignée. Au contraire, car au pire l’injonction aurait
entraîné, sinon un conflit, du moins la peur de ce père de désillusionner
sa fille à son égard, de la décevoir.
Au fond, il en était arrivé à préférer que sa fille meure plutôt que de
lui dire : « Peut-être que je te décevrais, peut-être que tu seras en colère
contre moi, mais moi je prends le parti de la vie et c’est comme ça ».
Or, dans mon expérience, celles et ceux avec qui j’ai dû en passer
par là s’en sont toujours montrés reconnaissants. Par contre, quand ils
sont morts, on ne peut pas savoir. J’en ai vu qui ont été internés, c’est
rare, mais ils ont dû être internés et après, ils en sont reconnaissants. Ils
se disent : « Mais comment ai-je pu être dans cet état ? ».
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Adolescence et dépendance
Je crois que la peur de perdre une relation privilégiée avec un enfant
n’est autre que la peur de sa propre déception ; le lien incestueux se
maintient dans la souffrance parce que ce couple, ces personnes, pensent
sans arrêt à leur fille. Elle est dans leur lit nuit et jour, au travers du souci
qu’ils se font... Mais pas pour le plaisir, parce que si c’était le plaisir, alors
là, évidemment, elle laisserait probablement paraître toute sa dépression ;
une espèce de détresse ressortirait parce que, si l’on peut avoir du plaisir,
alors on sent tout le gâchis de ne pas en avoir.
Je crois que c’est à nous de poser un certain nombre de limites et de
prendre ce parti, quel que soit par ailleurs l’état du monde.
Article reçu en juillet et accepté en septembre 2005
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Psychotropes – Vol. 11 nq3-4