a propos du danseur - L`A. Agence culturelle du Poitou
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a propos du danseur - L`A. Agence culturelle du Poitou
« Les interprètes, d’une certaine façon, jouent leur vie sur un plateau, leur vie dans quelques instants où la totalité des signes enfouis émergent à la surface de la peau… »1 Geneviève Vincent A PROPOS DU DANSEUR Interprètes inventeurs, Cahier du Renard, N°11/12, novembre 1992, p. 105. 1 Edito Les Eclats Chorégraphiques proposent depuis deux ans des actions de développement pour la culture chorégraphique et co-organisent la diffusion de spectacles de danse sur l’ensemble du territoire de la région Poitou-Charentes. L’association rochelaise les Eclats porte également depuis cinq ans les Petites Scènes Ouvertes à La Rochelle. Il s’agit de plates-formes interrégionales qui permettent la rencontre entre les auteurs d’œuvres chorégraphiques, les professionnels et les programmateurs dans le cadre d’un réseau de diffusion national. Convaincus que les démarches, les réflexions avancent et s’enrichissent d’expériences diverses, de rencontres et d’échanges, les Eclats œuvrent à positionner les travaux régionaux dans une réflexion nationale permettant ainsi une contextualisation propre à la professionnalisation de chacun. L’accueil en 2004 d’un projet « Talents Danse » de l’ADAMI* en Poitou-Charentes nous a permis d’entamer avec Julie Salgues, une réflexion sur la place de l’interprète dans l’œuvre chorégraphique. Soucieux de cohérence et de partage, c’est dans une démarche partenariale, inhérente aux méthodes de développement menée par les Eclats et l’Agence régionale du spectacle vivant, que nous avons demandé à Christophe Martin de diriger et coordonner cette recherche. Gageons que cette publication permettra de suivre les traces de cette réflexion et fournira des éléments de réponses propres à aiguiser notre perception chorégraphique. Marion Bati Directrice artistique des Eclats Chorégraphiques Jany Rouger Directeur de l’Agence régionale du spectacle vivant Adrien Guillot Chargé de mission * L’ADAMI est une société civile pour l’administration des droits des artistes interprètes. « Talents Danse » ADAMI : Concours d’interprètes danseurs mis en place par l’ADAMI à partir de platesformes régionales de sélection. Les Eclats Chorégraphiques ont accueilli avec le Moulin du Roc à Niort une plate-forme et réuni un jury régional le 14 septembre 2004. A propos du danseur 3 Sommaire 4 Edito p. 3 Sommaire p. 4 Sexe, mensonges et paradoxes par Christophe Martin p. 5 Qu’est ce qu’un bon interprète ? Douze danseurs répondent à la question propos recueillis par Julie Salgues p. 8 Réflexion autour d’un concours d’interprète par Julie Salgues p. 12 Le statut du danseur par Marie Glon p. 16 Danseur est un genre sexué par Philippe Verrièle p. 19 Annexes La place de l’interprète dans l’œuvre chorégraphique Sites utiles Bibliographies p. 23 p. 24 p. 30 p. 31 A propos du danseur Sexe, mensonges et paradoxes 2 N’est-il pas troublant d’éprouver la nécessité d’éditer un fascicule consacré à l’interprète, aujourd’hui, en cet automne 2005 ? Alors qu’un bon nombre de personnes croient que la danse a été enfin reconnue à son juste rang. Ce qui n’est malheureusement pas le cas. Le sort des interprètes n’étant toujours que fort peu pris en compte. Ni du point de vue des spécificités de la danse, ni en comparaison avec d’autres artistes qui ont su se forger une solide représentativité qui elle-même engendre une reconnaissance de leur droit. Le « petit » danseur reste esseulé et fragile. Ce fascicule n’a pas, bien entendu, l’ambition de décider ce qu’est l’interprétation ou de définir les parcours possibles d’un interprète. Il a pour enjeu principal de signifier certaines problématiques dominantes : quel statut social ? Comment juge-t-on un interprète ? Sait-on définir ce qu’est un bon interprète ? La danse est-elle forcément sexuée ? Tout d’abord, comment définir un interprète, d’une manière synthétique qui pourrait englober la majorité des cas sans aborder le jugement esthétique lié à la représentation et aux émotions éprouvées ? Ainsi six facteurs semblent le cerner de manière non poétique : la technique choisie Classique, contemporain, jazz, hip-hop etc. Ce choix entraîne une influence sur les autres éléments. La frontière entre classique et contemporain en France reste réelle. N’oublions pas que c’est en France que le classique est né, et que nous avons une figure tutélaire qui traverse l’histoire : l’Opéra de Paris. Le contemporain a été condamné, plus que dans tout autre pays, à se forger contre le classique, à l’opposé, presque terme à terme. la formation suivie Ecole nationale supérieure, conservatoires nationaux, régionaux etc. ; ou bien un cursus basé sur une succession de stages, de cours privés suivis régulièrement ; l’un n’excluant pas l’autre mais dénotant un parcours. l’organisation sociale dans laquelle il exerce son métier Ballet constitué, c’est-à-dire basé sur des engagements en CDI ou CDD longs ; ou bien en compagnie indépendante ce qui revient en France à être danseur indemnisé lorsqu’il ne travaille pas (par les Assedic et ce fameux régime de l’intermittence). son physique Il est incontestable que le danseur possède un physique, une allure, une gueule. L’étalon physique classique apparaît d’emblée et se revendique comme un matériau de choix. Le contemporain pour sa part s’appuie encore sur une utopie égalitaire, démocratique, ne revendiquant pas une apparence particulière même s’il faut constater que les ronds ou rondes ne se voient guère, de même que les noirs... Ou qu’il y a peu de beurs qui sont engagés dans des compagnies non hip-hop. Ces « critères » sont tus mais tout à fait en action. Sexe, mensonges et paradoxes 2 5 Intervention de Christophe Martin prononcée lors des Eclats Chorégraphiques 2004 à La Rochelle. son expérience personnelle L’expérience personnelle est tout ce qui n’est pas la danse mais peut tout à fait s’y retrouver : les voyages, les violons d’Ingres, les lectures etc. Souvent il s’agit de nourrir un rôle, un personnage, un être dansant : se tisse à l’endroit où l’intériorité, l’intimité sont relayées par la culture, le terreau de la curiosité. les blessures, accidents ou autres troubles Ils peuvent être physique et psychologique (on peut penser à l’anorexie), ou même si ce n’est pas une maladie, loin s’en faut, la maternité pour les femmes. La fatigue, l’usure physique et mentale conduisent à des carrières souvent courtes. Ce métier comporte des spécificités qui ne sont pas reconnues ou tout au moins qui demeurent inconnues aux yeux de la société. En pointant et conjuguant ces six éléments, on peut suivre un interprète et définir un parcours, le décrire. Cependant, la notion de qualité de l’interprétation demeure sans réponse, car au-delà de l’interrogation sur l’interprète apparaît cette notion de qualité. D’où l’existence des concours qui semblent répondre à ce besoin d’étalonnage. Il est possible de créer une typologie de danseurs mais le bon interprète est-il celui qui plaît au public, au chorégraphe, aux autres danseurs ? Ou celui qui miraculeusement plaît à tout le monde ? Ou celui qui impressionne en répétition ? Ou à l’inverse celui qui se révèle et révèle l’œuvre uniquement sur scène, discret et sans relief en répétition et aux cours ? Ou bien le danseur qui se consacre à un chorégraphe ou celui qui peut aller de l’un à l’autre sans souci apparent ? Ou celui qui dure, qui vieillit ? Sans doute n’est-il pas inutile de se pencher sur le mot lui-même car interprète induit déjà une conception de ce métier qui le rapproche de la musique. Notons que pour l’administration, c’est un artiste chorégraphique, danseur étant sans doute trop connoté, et surtout, mal connoté. Interprète : cela induit d’abord qu’il y a déjà quelque chose à interpréter : une écriture. De plus, il induit une part agissante du danseur sur le texte même puisqu’il l’interprète. Une évidence souvent mise à mal... Deux notions essentielles se détachent clairement. D’une part, il est entre deux, il est celui qui permet le passage d’une source à un récepteur. La source comprise ici comme le chorégraphe et le récepteur comme le public ; s’il manque un des deux il n’y a pas d’interprète, d’interprétation possible. D’autre part, la seconde notion est celle de traduction : l’expression de mots d’une langue dans une autre langue, car sans cette traduction le premier discours originel reste incompréhensible. Cela renforce la différence de nature entre l’œuvre et l’œuvre rendue au public, interprétée. Ce simple constat entraîne plusieurs remarques importantes. Peut-il exister une danse sans danseur ? Tout à fait, le concept de danse outrepassant la simple pratique sociale, artistique, débouchant sur une idée de mouvement s’adressant à de nombreuses activités, actions où l’homme n’est pas obligatoirement présent (la danse des astres, de l’univers, des flammes…). Peut-il exister de chorégraphie sans interprète ? Là encore, oui, parce qu’une chorégraphie ou une danse peut être conçue dans l’absolu, indépendamment de son incarnation et de sa représentation. Alors existe-t-il une œuvre sans interprète ? Non. La réalisation de l’œuvre étant le point crucial pour le spectacle vivant de rencontre avec le public, le lieu et l’endroit du surgissement. Là, l’interprète est irremplaçable, nécessaire ; sans doute est-ce même sa raison d’être. Cette nécessité établie, d’autres questions affleurent. Pourquoi ne connaissons-nous pas les danseurs contemporains, n’existe-t-il pas de star dans la danse contemporaine ? Parce qu’il faut un maître étalon pour décider de l’exception, du brio, de la virtuosité, du génie. Donc une technique partagée par tous, reproductible, des rôles de références, donc un répertoire : des 6 Sexe, mensonges et paradoxes écueils pour la danse contemporaine qui s’est bâtie sur la notion d’égalité entre les danseurs, tous ni bons ni mauvais, vieux ou jeunes, avec ou sans expérience. Cette non-distinction entraîne des désagréments jusqu’à la reconnaissance sonnante et trébuchante du savoir-faire, du talent. Travailler en étant rémunéré semble parfois déjà suffisant ! De plus, la profonde modification des processus de création, c’est-à-dire l’implication du danseur dans la création même, dans un processus d’établissement d’écriture unique, originale, la recherche de l’auteur - puisqu’en France la référence est l’écrit - a conduit à faire du danseur, l’oublié de ces trente dernières années. Les danseurs passent, le chorégraphe reste. La réaction des danseurs de manière accrue depuis une quinzaine d’années a été de vouloir affirmer leur part créative (on a parlé d’« interprète inventeur »). En chaque danseur existerait un chorégraphe qui s’ignore... Souvent en « belle danse » et au siècle suivant, ce sont les danseurs qui se fabriquaient leurs propres entrées, le chorégraphe n’étant qu’un organisateur... Ainsi poser aujourd’hui la question de l’interprète, de son statut social, de sa reconnaissance, de l’étendue de son métier, s’avère utile et interroge par ricochets l’ensemble de la profession et de la société. Non seulement le danseur comporte au plus profond de lui-même une part de mystère, une fragilité et une force associées, qui le rendent insaisissable, volatil, entêtant. L’interprète en danse demeure aujourd’hui l’objet de fantasmagorie voire de fantasme, occupe une place à part dans l’imaginaire de la société, dans les marges, entre admiration pure et jugement moral sévère. Il n’est pas évident que la reconnaissance de la danse entraîne obligatoirement celle du danseur ou de la danseuse. Une meilleure connaissance de son travail et une vraie défense de ses droits (il est le moins syndiqué des interprètes) sont sans doute les bases d’une nouvelle étape. Soyons d’abord pragmatiques, plus attentifs aux détails (qui n’en sont pas) : absence de nom des danseurs dans les dossiers de certaines compagnies, sur les affiches des théâtres, sur les programmes, sous les photographies... Et malgré tout l’image sociale et culturelle du danseur reste marquée par deux figures tutélaires même aujourd’hui : le pédé et la pute, pour parler crûment. Il reste encore beaucoup de travail ! Christophe Martin Après des études d’histoire de l’art, Christophe Martin se consacre au journalisme et travaille plus particulièrement aux Saisons de la danse. Il publie deux livres dont un consacré à William Forsythe. Il devient programmateur en 1999 à L’Etoile du nord. Il dirige actuellement le festival Faits d’Hiver et Micadanses, lieu de résidence et de travail pour les compagnies de danse au cœur de Paris. Sexe, mensonges et paradoxes 7 Qu’est ce qu’un bon interprète ? * Onze danseurs de génération et de formation différentes répondent aussi à cette question. Leurs réponses, recueillies par Julie Salgues en juin 2005, jalonnent cet ouvrage. Voici celle d’Odile Azagury, chorégraphe de renom de la compagnie Les Clandestins, installée à Poitiers : « Un bon interprète est un artiste qui accepte de mettre son univers poétique au service de la création. Quand je choisis de travailler avec un danseur, je choisis quelqu’un qui va m’ouvrir un chemin de liberté et avec qui je vais pouvoir traverser en grande fragilité toutes les étapes de la création, la recherche, à travers les improvisations, l’acceptation des choix du chorégraphe, l’humilité dans la rigueur et l’engagement, et une solide capacité à travailler. Quand j’engage un danseur, j’engage un univers poétique, qui me traverse, qui crée en moi un formidable désir et plaisir de le voir danser. Je tombe amoureuse d’un corps particulier et d’un être avec qui, sous le secret de l’innommé, nous nous mettons à soulever les milliers de peaux sous lesquelles se révèlent des actes inoubliables. Un bon interprète est quelqu’un qui bouge sans cesse, qui questionne toujours et qui est en dialogue avec le chorégraphe. Je partage pour ma part mon univers poétique avec une grande indécence et c’est de cette liberté partagée que naissent l’élaboration et la réalisation d’une création. » Julie Salgues remercie tous les participants qui ont bien voulu lui accorder un peu de leur temps et de leurs expériences. Remerciements également à Nathalie Schulman. Douze danseurs répondent à une question : qu’est-ce qu’un bon interprète ? Alessio CARBONE Premier danseur de l’Opéra de Paris. 27 ans « A l’Opéra de Paris, le travail d’interprétation commence véritablement lorsqu’on réussit à gravir suffisamment la hiérarchie et que l’on obtient des rôles de solistes. Auparavant, le danseur fait partie du groupe, du corps de ballet. En devenant « Sujet », mais surtout « Premier danseur » et ensuite « Etoile », le danseur se consacre à des rôles de soliste. L’enseignement s’individualise, un ou des répétiteurs transmettent personnellement le rôle. Dans ces conditions le travail d’interprétation s’affine. L’exigence technique est telle que souvent, elle concentre beaucoup d’attention. L’interprétation, en dehors de la technique, dépend plus d’une démarche personnelle (lecture, film, travail seul…). Quand je vois un bon spectacle, le danseur me transporte, j’ai l’impression d’être sur scène, oubliant mes soucis, mes contraintes du quotidien. Quand j’interprète un rôle, c’est la même chose, j’oublie qui je suis pour devenir un personnage. J’aimerais que le public, lorsque je suis Entretiens effectués et retranscrits par Julie Salgues en juin 2005 à partir d’une discussion d’une heure environ. L’ordre des textes respecte celui des entretiens, pour éviter les classifications par style, âge ou autre catégorisation. 8 Qu’est-ce que bon interprète ? sur scène, ne pense pas « voilà Alessio », mais soit surtout attiré par mon personnage. » Suzon HOLZER Danseuse contemporaine, chorégraphe, pédagogue, professeur certifié de la technique Matthias Alexander depuis 1989. 66 ans « Lorsque je chorégraphie, j'attends d'un interprète qu'il soit disponible. Il me semble important également qu'il possède des acquis techniques pour pouvoir, dans le travail, dépasser cette question. D'autre part, je choisis des interprètes dont la sensibilité correspond à mon projet. Enfin, une dernière qualité me paraît importante pour l'interprète, celle d'aimer la recherche, d'avoir le goût du risque et de l'aventure. Une des caractéristiques du travail de l'interprète est de découvrir parfois à travers le regard et les propositions du chorégraphe des facettes de lui-même qu'il ne soupçonnait pas. A mes débuts, j'essayais autant que possible de m'adapter au style chorégraphique, même s'il ne correspondait pas à ma personnalité. Aujourd'hui, quand un chorégraphe choisit de travailler avec moi, il me choisit telle que je suis, avec mon âge et mon vécu. De plus, je ne tente plus de détourner les consignes, je m'amuse avec, je joue. Au fil du temps, ma façon d'appréhender l'interprétation s'est transformée. » Wilfride PIOLLET Etoile de l’Opéra de Paris, chorégraphe et pédagogue. 62 ans « L’interprète ajuste sans cesse deux aspects apparemment contradictoires, être à la fois une éponge et rester intègre avec lui-même, ce qui implique une connaissance profonde de soi. L’interprétation se situe dans le jeu entre ces deux directions. Celle de garder une rigueur pour honorer l’écriture tout en trouvant des solutions complètement personnelles en lien avec ses propres connaissances, son potentiel. Mon travail se concentre sur le corps. Pour moi, le vécu corporel et sensible contient tous les possibles. Tout ce qu’exprime un corps est contenu dans le corps, parfois il faut chercher mais pas avec des intentions que l’on rajoute. A l’Opéra de Paris, il m’est arrivé de devoir danser des rôles que j’avais beaucoup vus, il est alors plus difficile de s’inventer un chemin personnel. On a tout de suite tendance à reproduire les images qui sont stockées dans notre mémoire. Sur certains rôles, j’ai dû travailler seule pour trouver ma direction et créer une rupture avec mes souvenirs. » Annabelle PULCINI Danseuse contemporaine, pédagogue et chorégraphe. 35 ans « Pour l’interprète, le corps du chorégraphe, surtout s’il danse, joue un rôle important. Son tempérament, sa manière d’être, de danser influent sur la qualité d’interprétation des interprètes, par un simple jeu de mimétisme. La question se pose alors : quelle place le chorégraphe donne-t-il aux interprètes ? Qu’est-ce que le chorégraphe donne en plus aux interprètes pour sortir de la copie ? Au cours de ma carrière, j’ai dansé avec peu de chorégraphes mais en privilégiant le travail sur la durée. Personnellement, je ne me suis jamais sentie capable de tout danser. Avec l'expérience et la maturité l’interprétation évolue, je me sens plus apte à danser certaines choses qui me semblaient éloignées de mes qualités au début. » Qu’est-ce que bon interprète ? 9 Daniel HOUSSET Danseur jazz, pédagogue et chorégraphe. Danseur baroque. 44 ans « J’ai toujours mêlé les fonctions entre pédagogue, chorégraphe, assistant et danseur. Bien sûr suivant la fonction, l’itinéraire n’est pas le même, mais profondément c’est le même rapport. D’ailleurs, je mêle aussi les styles puisque je suis danseur baroque et jazz. Il m’a fallu un peu de temps pour m’organiser entre ces deux pratiques. Mais cette expérience m’a montré que le contexte du travail (lieux, codes, modes de travail, musique…) conditionne et guide le danseur. Je ne pense pas être un bon danseur parce que je n’ai pas les capacités physiques requises traditionnellement pour être danseur. Par contre, je pense que j’ai pu être un bon interprète. En tant qu’interprète, j’aime me couler dans les propositions des chorégraphes. Il s’agit d’arriver à se réaliser soi-même tout en se mettant au service du projet chorégraphique. L’écriture est une base à partir de laquelle l’interprète trouve son chemin. » Dominique BRUN Danseuse contemporaine, chorégraphe, pédagogue, notatrice. 49 ans « C'est la notation Laban qui a déplacé mon rapport à l’interprétation. Elle m'a permis de préciser ce que je fais lorsque je danse et d'ouvrir du même coup un questionnement relatif à l'interprétation. Donc, pour ne pas être un "mauvais" interprète, je tente de répondre à la double question que pose Laurence Louppe : "Que danse-t-on et comment ?". J'appréhende le mouvement par l’espace et le temps. Et si je m'attache à saisir ces critères, c'est parce qu'ils sont la partie visible, celle émergée de cet "iceberg" qu'est le mouvement. Quant à la partie immergée du mouvement, c'est à dire le "comment" danser, sa dimension abyssale me ramène vers des retranchements plus intimes, plus subjectifs, plus inconscients. Je m'en remets alors au chorégraphe, je me rapproche de son univers, je suis son mode de travail. Mais si je tente de rallier son projet, c'est à travers la singularité d'expériences personnelles. Je dévie alors les propositions du chorégraphe, les déroute vers des contre-propositions que je travaille seule afin d'élaborer des outils spécifiques à chaque projet chorégraphique. Ma tâche d'interprète consiste aussi à trouver une place au sein des groupes avec lesquels je travaille. In fine, lorsque je suis en représentation, je dois faire en sorte d'être aussi l’interprète de cet autre que je suis pour moi-même. » Anatoli VLASSOV Danseur contemporain, pédagogue et chorégraphe. Comédien. 31 ans « Un bon interprète m’incite à regarder une chorégraphie avec précision. Il rend lisible l’œuvre en lui donnant une texture tout à fait singulière. Dans le travail, l’interprète doit être à l’écoute de lui-même et du chorégraphe. S’il est trop tourné vers l’extérieur, il se projette hors de lui-même, dans l’apparence. S’il s’enferme dans ses sensations il risque de passer à côté du projet chorégraphique. Pour moi, le travail de l’interprète évolue par cycle entre assimilation et appropriation. Quand on expérimente, par exemple, une contrainte très exigeante, elle impose un temps d’intégration. Une fois qu’elle est "digérée", assimilée, on peut trouver des espaces personnels à l’intérieur. Une question m’intéresse aussi beaucoup en tant qu’interprète : comment gérer le rapport entre ce que tu donnes à voir et ce que tu as ressenti en dansant ? Je pense qu’il est important pour un danseur de confronter ses sensations intérieures aux retours du chorégraphe et du public. » 10 Qu’est-ce que bon interprète ? Vincent DRUGUET Danseur contemporain. 42 ans « Je ne pense pas qu'il y ait de règle pour être un bon interprète. Quelle que soit la pièce (intéressante ou non), il faut arriver à trouver sa place et défendre quelque chose. Un bon interprète pour moi, doit comprendre le projet chorégraphique sans trop se poser de question non plus, donc faire confiance au chorégraphe. Personnellement, je me nourris autant que possible du projet et j'essaye de m'inventer mon histoire à l'intérieur, je me construis une dramaturgie ou un scénario. Cela me permet de trouver une continuité dans la pièce. Il arrive parfois que mon histoire soit différente de celle du chorégraphe. Et si je ne suis pas complètement en accord finalement avec le projet, je vais tenter, sans contredire la proposition, d'y apporter des nuances. » Raza HAMMADI Danseur jazz, pédagogue et chorégraphe. 45 ans « Pour moi, l’interprète doit cultiver sa polyvalence, d’abord pour survivre. Il doit également se poser la question de ce qu’il veut véhiculer. D’autre part, pour ce métier, les capacités physiques sont importantes, sinon on devient un "interprète" et non pas un "danseur interprète". » François CHAIGNAUD Danseur contemporain, chorégraphe et chercheur en histoire. 21 ans « Suivant les projets, la question de l’interprétation se rejoue. Toutefois, être interprète implique beaucoup d’adaptation et d’ouverture. Dans le travail, il faut savoir être à l’écoute et réceptif. En fait, il y a une balance à trouver entre affirmer ses propositions et s’adapter au projet. Quelque part, l’enjeu est de maximiser les propositions du chorégraphe. J’ai beaucoup appris en observant les danseurs qui travaillent avec moi. Comment chacun conçoit son métier et appréhende les propositions ? D’ailleurs, une partie du travail du danseur s’élabore par contamination, entre les danseurs, des danseurs au chorégraphe, du chorégraphe aux danseurs… Ce phénomène de contamination se retrouve aussi entre les projets. Toutes les écritures qu’un danseur traverse se sédimentent. C’est ce qui fait la richesse d’un interprète expérimenté. Pour moi, être interprète, c’est aussi étendre ses possibilités physiques. Bien sûr, un interprète cherche à affiner son potentiel mais aussi à l’élargir, développer à la fois la précision et l’étendue des possibilités. » Anne JOURNO Danseuse contemporaine. 34 ans « Pour moi, l'interprète est transmetteur, il fait le pont entre lui, le chorégraphe et les spectateurs. Il s'approprie l’œuvre peu à peu. Il intègre les données de l’œuvre, son sens, tout en gardant sa propre identité. Il est dans l'instant de l’œuvre, il vit cette ouvre et fait corps avec elle. Un bon interprète n’exécute pas, ses qualités, sa maturité gestuelle me semblent primordiales. Même s’il est curieux et ouvert à d’autres univers chorégraphiques, certains pourront ne pas lui correspondre. » Qu’est-ce que bon interprète ? 11 Réflexions autour d’un concours d’interprète « Etre danseur, c’est choisir le corps et le mouvement du corps comme champ de relation avec le monde, comme instrument de savoir, de pensée, et d’expression. »3 Laurence Louppe Un concours d’interprète L’ADAMI a créé, en 2004, un premier concours d’interprète intitulé « Talents Danse ». A l’initiative de l’association Les Eclats et de l’Agence régionale du spectacle vivant, le déroulement de ce Plateau régional « Talents Danse » a été accompagné par une réflexion sur la question de l’interprétation et de son évaluation. Marion Bati m’a invitée à suivre ce concours et à penser avec elle son déroulement, ayant personnellement un projet de recherche théorique concernant les pratiques des danseurs. Nous avons, notamment, demandé aux membres du jury et aux danseurs participants de répondre à un questionnaire (Cf annexes p.25). A partir de cette expérience concrète du concours et des réponses au questionnaire, je vais tracer des lignes de réflexion concernant l’interprétation. Autour du métier d’interprète ➲ La Rencontre « Il est difficile de parler des qualités d’un interprète sans parler de celle des chorégraphes ». Caroline David4. Beaucoup de questionnaires font référence à ce lien entre chorégraphe et interprète. La rencontre chorégraphe / interprète crée une dynamique, un potentiel de créativité. Cette dynamique intersubjective permet le déplacement, le transport de chacun, jeux de désirs, de projections, d’identifications, de sublimations. Cette relation créatrice peut être traversée de tension et d’idéalisation. Certains la conçoivent plus comme un rapport de maître à disciple, d’autres se rapprochent du modèle du couple ou de l’amitié, Agnès Pelletier5 emploie, elle, le mot de « gémellité ». La relation chorégraphe / interprète, sous tous les registres qu’elle peut prendre, crée des dynamiques plus ou moins créatrices et fécondes. C’est pourquoi cette relation suscite souvent des attentes. Combien de danseurs attendent leur chorégraphe charmant comme d’autres attendent leur prince charmant, le chorégraphe qui les révèlera à eux-mêmes ? « A chaque chorégraphe correspondrait un interprète idéal ? » Christian Vernadal6. Laurence Louppe, Poétique de la danse contemporaine, CND, Paris, p. 61. 4 Interprète par ticipant au concours. 5 Chorégraphe et membre du jury. 6 Programmateur et membre du jury. 7 Interprète par ticipant au concours. 3 ➲ En studio « (…) l’interprète doit posséder des qualités appréciables sur scène et d’autres qui sont plus du domaine de l’ombre » Nicolas Maloufi7. Effectivement la scène ne représente qu’une partie du travail de l’interprète. Les répétitions dans le studio de danse, lieu intime d’échange entre chorégraphe et danseur, lieu où se tisse le travail, prennent une place prépondérante dans l’activité du danseur. Dans ce cadre réservé, l’interprétation se construit par strate. Chercher, se tromper, errer, se dépenser. Beaucoup de 12 Réflexions auteur d’un concours d’interprète recherches et d’expérimentations ont lieu en dehors de la représentation, en dehors de la visibilité, qui construisent et constituent une sorte de terreau duquel se détachera une forme. Mais la forme, le moment d’exposition, n’est qu’une étape du travail de l’interprète. Les savoirs du danseur, son mode de vie, ses convictions, ses pratiques jouent et prennent part au processus complexe de la création. De ce point de vue, l’interprète ne se réduit pas à un simple relais de l’œuvre. Il fait partie intégrante de l’élaboration de l’œuvre. De plus, il en est souvent le dépositaire. Son expérience, son corps, gardent les traces du travail du chorégraphe. Il peut ainsi jouer un rôle important pour la transmission du travail. ➲ Contradictions et interactions Les questionnaires sont unanimes à ce sujet, ils démontrent tous combien la situation de l’interprète est paradoxale. « L’interprète respecte l’œuvre. Mais s’il en reste là… ça ne serait qu’un beau tableau » Fanny Guyomar8 . « L’interprète doit faire corps avec l’œuvre… tout en gardant sa singularité » Karine Kermin9. Cette posture apparemment contradictoire de l’interprète met en évidence une des spécificités du savoir-faire du danseur, pour le nommer j’emprunterai les mots de Walter Benjamin, le « savoir-sentir ». ➲ Savoir-sentir Il s’agit d’un savoir qui concerne nos perceptions. Ressentir implique une interaction entre passivité et activité. Pour toucher une orange, si ma main est complètement passive je perçois peu de choses, si ma main est tendue et très volontaire, je perçois encore peu de choses. Par contre, si ma main reçoit et perçoit en même temps, elle pourra ressentir le relief de l’orange, sa chaleur, appréhender sa texture, son poids… Le danseur travaille avec ce savoir-sentir et le développe. Sa fonction même d’interprète est, comme le dit Anne Journo, de « savoir relier », jeux de mises en relation, d’oscillations, de tensions, d’écarts. « Il (le danseur) n’a de cesse de multiplier les relais entre la sensation et le mouvement, entre l’organique et l’imaginaire, pour donner au corps sa faculté d’inventer le présent. »10 . Si l’on connaît encore mal la spécificité du savoir-faire du danseur, c’est que notre culture l’a longtemps rejeté. ➲ Un savoir refoulé Depuis Platon et avec l’influence de la religion, la culture occidentale s’est lentement construite sur des notions figées et souvent binaires qui réduisent le corps aux sensations, aux besoins vitaux qu’il faut maîtriser, dominer, privilégiant surtout une conception instrumentaliste du corps. Notre culture a élaboré sa pensée et sa conception du corps à partir de dichotomies efficaces (corps/esprit, bien/mal, actif/passif, beau/laid, sensible/raisonnable). Dans cette perspective, beaucoup de penseurs occidentaux se retrouvent face à l’impossibilité de penser le mouvement, la circulation, le flux. Comment raisonnablement être actif et passif à la fois ? Pourtant, dans sa pratique, un danseur peut l’expérimenter tous les jours, la tête aspirée en l’air et les pieds enracinés dans le sol. Non pas un événement l’un après l’autre, non pas des actions de cause à effet, mais des interactions, des tensions, des vibrations. Cette vacuité présente au cœur même de notre langage sous-tend une valorisation de la raison et de ses lois universelles. Une hiérarchie est instaurée, rejeter l’illusion de nos sensations pour privilégier la pensée. Même si cette dichotomie, aujourd’hui, nous paraît dépassée nous en portons la trace. Le corps dansant, dévalorisé, reste confiné dans l’ineffable. Il n’est accepté que sous la condition de sa transcendance (vers un corps idéalisé, projeté au-delà de son enveloppe charnelle). Ceci nous explique, en partie, pourquoi il est si difficile de parler et de décrire le travail sensible du danseur. Réflexions auteur d’un concours d’interprète Représentante du public membre du jury. Danseuse membre du jury. 10 Isabelle Launay, A la recherche d’une danse moderne, Chiron, Paris, 1997, p. 90. 8 9 13 ➲ Altérations et fictions L’interprète donne un goût, une consistance, une texture à l’œuvre. En incarnant l’écriture chorégraphique, en lui donnant corps, il fait émerger un champ de sens spécifiques. Il est producteur de sens parce qu’il apporte « une valeur ajoutée, celle de sa personnalité de son fond postural, fait de travail conscient et d’accents inconscients. »11 Le danseur teinte l’œuvre de sa kinesphère fictive12. Mary Wigman exprime très bien comment le grain de chaque interprète colore l’écriture chorégraphique, jusqu’à se sentir dépossédée. « Quelque chose d’étrangement passionnant a lieu pendant cette communication d’homme à homme, du créateur de la danse à l’exécutant. Quoique la forme donnée demeure identique, quoique son contenu ne soit nullement modifié, elle est cependant transfigurée par l’image qu’en donne l’exécutant. Ce serait comme un écho qui nous renvoie notre appel identique, mot pour mot ; mais le timbre a changé et nous semble parvenir d’une autre dimension. Ainsi l’idée créatrice change de registre instrumental avec l’apport du danseur et devient un simple support de représentation ; à tel point qu’on en vient à oublier la paternité de l’œuvre…(les interprètes) furent et sont encore ceux qui contribuent à donner forme à l’existence même des idées chorégraphiques - en donnent une justification à l’œuvre par leur interprétation généreuse et inspirée. »13 En regardant plusieurs interprètes danser la même œuvre14, on constate que la diversité des interprétations crée une richesse, éclaire l’œuvre de plusieurs points de vue. Tout en restant au plus près de l’écriture chorégraphique se déploie un éventail infini d’interprétations. Ainsi, il n’y aurait pas une seule interprétation juste. Chaque interprète donne une cohérence et une évidence à l’œuvre. Le danseur doit trouver son point de vue, sa place par rapport à l’écriture chorégraphique. C’est une question de mesure, d’écart. Comme nous le rappelle François Ribac15, « la maladresse » d’un interprète peut aussi servir un auteur. « On sait en effet que la qualité de l’interprétation peut venir de l’ironie ou de la distance de l’interprète… ». L’interprétation, liée au spectacle vivant, est ce moment de cristallisation, de passage d’une œuvre à son public par l’intermédiaire de la corporéité du danseur. Conclusion Dominique Brun, Codex Les tablettes de peau. 12 Michel Bernard, De la création chorégraphique, CND, Paris, 2001, p. 100. 13 Mar y Wigman, Le langage de la danse, Chiron, Paris, 1990, p. 22. 14 A signaler comme exemple, le travail des Carnets Bagouet autour de l’œuvre de Dominique Bagouet et la reprise de l’Après-midi d’un faune de Nijinsky par le Quatuor Knust. 15 Compositeur et membre du jury. 11 14 « L’art ne peut être interprété que par la loi de son mouvement, non par des invariants ».16 L’art chorégraphique est toujours en mouvement. Les chorégraphes questionnent et éprouvent les limites de leur discipline, proposant de nouveaux défis aux danseurs. Dans ce sens, je pense que les qualités qui définissent une bonne interprétation dépendent de l’œuvre. Même si une des spécificités du travail du danseur est son rapport au sensible, au savoir-sentir, c’est toujours en relation avec une œuvre chorégraphique. Il n’y a pas de qualité invariante, ou dans ce cas il faudrait savoir définir la danse dans l’absolu17. Si les critères d’interprétation ne peuvent pas être figés, par contre, l’œuvre détermine, elle, des intentions spécifiques qui demandent à l’interprète de développer des qualités et un engagement particulier. Chaque projet chorégraphique, s’il est conséquent, crée des contraintes spécifiques, un champ de potentiel avec lequel travaille l’interprète. Tout comme l’interprète donne une vie à l’œuvre, une écriture chorégraphique forte enrichit l’interprète, le soutien, le guide. L’interprétation dépend donc des choix esthétiques de l’œuvre puisqu’une des spécificités de la danse contemporaine est de ne pas se référer à un code particulier, des pas, un vocabulaire… Et c’est bien cette diversité proposée par l’art chorégraphique qui fait toute sa richesse. Un dernier aspect du travail de l’interprète, mais non des moindres, le danseur construit son travail, en studio et sur scène, mais aussi dans sa capacité à faire des choix, à créer des Réflexions auteur d’un concours d’interprète rencontres avec des personnes qui l’intéressent, même si tout le monde connaît la précarité et la difficulté dans laquelle se trouvent souvent les interprètes. Le danseur n’est pas l’outil du chorégraphe passif et soumis. Il fait des choix, développe un parcours, construit son expérience, ce que l’on apprend rarement dans une formation. Quelles pratiques corporelles l’interprète choisit-il ? Avec qui travaille-t-il ? Quelle rencontre va-t-il susciter ? En répondant à ces questions l’interprète fait des choix esthétiques. Julie Salgues Après une formation au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Lyon, Julie Salgues travaille comme interprète avec Philippe Saire, Brice Leroux, Odile Duboc, Laure Bonicel, Dominique Brun et Nathalie Collantes. Elle a écrit avec Nathalie Collantes, un livre sur la danse pour les enfants aux Editions Autrement, On danse ? Elle cosigne avec Anatoli Vlassov les projets Les Invisibles (Paris Quartier d’Eté 2004) et Chorégraphie pour Engins (Nuit Blanche à Paris 2004, à Montréal 2006). Elle poursuit également des études théoriques concernant la danse. Après l’obtention de son DEA à Paris VIII, elle suit une formation de culture chorégraphique dirigée par Laurence Louppe. Réflexions auteur d’un concours d’interprète Artpress spécial, n°22, « Ecosystèmes du monde de l'art », Paris, 2001, p. 19. 17 A ce sujet lire Nouvelles de Danses n°34/35, « Danses nomades », Contredanse, Bruxelles, 1998. Lire tout particulièrement l’article d’Adrienne Kaeppler consacré à l’anthropologie de la danse, p. 24 à 43. 16 15 Le statut du danseur Le métier de danseur, méconnu, est souvent cantonné au rang d’icône. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles la situation sociale des interprètes reste mal définie : les mythes ont-ils besoin d’un statut professionnel ? Pourtant, l’histoire de la danse est aussi l’histoire du statut du danseur, qui recouvre des questions esthétiques et idéologiques. La professionnalisation du danseur Jusqu’à la Renaissance, la danse – qui ne donne pas encore lieu à des ballets – n’est pas l’affaire de professionnels, en France tout du moins. C’est dans la deuxième moitié du XVIe siècle, époque marquée par d’importants changements dans la pratique de la danse, que l’interprète commence à être valorisé et que cet art – timidement – se professionnalise : on voit notamment apparaître des maîtres à danser, dont la fonction est à la fois de régler des ballets, de danser et d’enseigner. A partir de 1661, leur profession sera encadrée par l’Académie Royale de Danse, qui délivre l’autorisation d’exercer comme maître à danser. Jusqu’au XVIIIe siècle cependant, les ballets sont interprétés par des amateurs (« amateurs professionnels », serait-on tenté de préciser pour certains, étant donné leur célébrité et le nombre de ballets auxquels ils participent) qui selon toute apparence ne sont pas rémunérés. Castil-Blaze, Mémorial du Grand-Opéra, 1847, p. 48. Les Archives nationales gardent plusieurs traces de ces réclamations ; citons une pétition intitulée « Mémoire sur l’inégalité des traitements entre les chanteurs et les danseurs » (vers 1780), ou les « Revendications des artistes de la danse du Théâtre de l’Opéra demandant l’augmentation de leurs appoints » (1920). 20 Instruction du procès entre les premiers sujets de l'Académie Royale de Musique et de Danse et le Sr de Vismes, s.l.n.d. 18 19 16 L’étape la plus importante dans l’accession du danseur au statut de professionnel est probablement la constitution de l’Académie Royale de Musique, en 1669 : en son sein un véritable corps de ballet se constitue ; la progression des carrières s’organise, ainsi que les salaires, indemnités pour les repas, primes pour les représentations supplémentaires... Les rémunérations sont mensuelles, sauf exception ; si l’on en croit Castil-Blaze18, en 1687, le salaire des chanteurs peut atteindre 1200 livres, celui des danseurs 1000 livres. Tous touchent une pension de retraite après quinze ans de service. L’évolution des rémunérations confirme l’avantage des musiciens, malgré les réclamations des danseurs. En effet, c’est également au sein de l’Académie qu’apparaissent des revendications sociales et salariales, qui peuvent être le fait des danseurs19 ou de l’ensemble des artistes : ainsi, un document conservé à la Bibliothèque Nationale20, retraçant un simulacre de procès opposant chanteurs et danseurs à de Vismes (administrateur entre 1778 et 1779), révèle un grand nombre des enjeux que recouvre – de nos jours encore – le statut de l’interprète. Les problèmes soulevés touchent aux revenus : les artistes réunis revendiquent le droit, pour l’Académie, de se régir elle-même (en 1780, un arrêt stipulera que les bénéfices doivent être partagés entre les artistes). La question des ressources de l’interprète est bien sûr liée à la reconnaissance de son talent et de son travail, et à la position sociale qui lui est accordée. Mais les plaignants mettent aussi en cause la politique de l’administrateur et ses manières (insultes, etc.). Derrière ces revendications de respect – proches parentes de celles que l’on entend aujourd’hui lors des scandales qui agitent régulièrement le milieu de la danse –, on saisit l’enjeu pour l’artiste de faire reconnaître ses compétences, non seulement sur scène, mais en ce qui concerne l’administration de l’institution : « vous voulez que nous soyons neutres pour ce qui intéresse l’administration de l’Opéra, comme si cette machine nous étoit étrangère : vous croyez donc que notre sensibilité et notre Le statut du danseur intelligence sont concentrées dans nos jambes et notre gosier ? » ; « une Académie de talents agréables est-elle une ferme qu’un chacun puisse marchander, acheter, exploiter à son gré ; et les Sujets qui la composent sont-ils des instruments passifs qu’il peut conserver, rejeter ou briser comme il lui plaît ? » C’est bien ce statut d’ « instrument passif » qui, déjà, pose problème. Si, de nos jours, ce débat semble clos pour la musique, en revanche le statut d’artiste et d’individu maître de son parcours est loin d’être acquis pour le danseur. Nombreuses sont les compagnies qui ne consultent pas les danseurs dans le cadre du montage des projets21 ; en termes artistiques, ils sont souvent perçus comme de simples exécutants. Cet enjeu d’autonomie et de responsabilité constitue le noud de la question du statut de l’interprète. Il touche aussi bien à ses conditions de travail qu’à son rôle de créateur et à sa formation22. Nouvelles esthétiques, nouveaux statuts L’éclosion de la danse moderne, au début du XXe siècle, entraîne l’apparition de nouveaux modes de travail. Le statut qui s’était imposé était celui de salarié à temps plein. En-dehors des institutions, ce modèle vole en éclats : les danseurs sont souvent dans la nécessité d’occuper aussi un emploi en-dehors de la sphère artistique, d’enseigner, de travailler dans le music-hall… Dans l’évolution de la « belle danse » des XVIIe-XVIIIe siècles et de la danse moderne puis contemporaine, on peut lire le même schéma : il semble que les mouvements chorégraphiques naissent grâce à la passion d’amateurs ; ensuite, la danse devient plus virtuose, conquiert d’autres publics ; elle s’institutionnalise, et le statut du danseur évolue lui aussi. A partir des années 1970, la reconnaissance progressive de la jeune danse se traduit en subventions et en programmations, qui permettent aux compagnies d’offrir plus de travail et de sécurité d’emploi aux interprètes, qui ne sont pas aussi nombreux qu’aujourd’hui. Le régime de l’intermittence du spectacle, instauré en 1969, est d’abord marginal, puis se répand au point de devenir l’emblème d’un « statut qui n’en est pas un ». Intermittence et précarité On compte aujourd’hui23 environ 5000 danseurs en France. 500 sont « permanents » – salariés par quelques grandes compagnies, payés chaque mois dans le cadre d’un contrat de droit commun – et 4500 sont intermittents du spectacle. Ces derniers, embauchés pour des durées courtes24, perçoivent (sous réserve de remplir certaines conditions, modifiées par un nouveau protocole en 2003) des indemnités versées par les Assedic pour les jours non travaillés25. Ce régime d’Assurance chômage constitue une sécurité d’autant plus importante que les effectifs des danseurs ont augmenté, au cours des dernières années, beaucoup plus que la masse de travail26. Mais il ne préserve pas les intermittents – et tout particulièrement les danseurs – de la précarité. Leurs cotisations sont soumises à un abattement, ce qui est avantageux à court terme mais leur ouvre des droits moindres (retraite, prévoyance). La formation continue leur est difficilement accessible. Enfin, bien entendu, ils enchaînent les contrats à durée déterminée et ne bénéficient d’aucune indemnité de licenciement. La situation d’un danseur est théoriquement comparable à celle de tout comédien ou musicien intermittent. Dans les faits, son statut est souvent plus précaire encore. Anonyme, moins médiatisé et valorisé que le comédien, moins encadré par des dispositions particulières que le musicien, lié à un art relativement peu diffusé, le danseur fait partie des intermittents les plus pauvres. En 2001, plus de 20 % des danseurs intermittents déclarent des revenus annuels inférieurs à 7470 €, soit quasiment le seuil de pauvreté pour une personne seule. 40 % déclarent entre 7622 et 15092 €. Le statut du danseur Bien entendu, plusieurs compagnies associent pleinement les danseurs aux projets. La danse moderne dans les premières décennies du XXe siècle n’a pu se développer qu’avec une reconnaissance importante du rôle du danseur ; aujourd’hui, dans de nombreux cas, la frontière interprète-chorégraphe est perméable et le danseur construit son parcours de façon autonome. Il ne s’agit ici que de souligner les enjeux de revendications qui se justifient dans certains pans du monde de la danse. 22 Sur la question de l’autonomie de l’interprète, voir « L’incarnation du danseur, entretien avec Wilfride Piollet et Nadège Tardieu », in Adage (Repères), Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, numéro de mars 2004, et « Entretien avec Raphaël Cottin, danseur », idem, numéro de mars 2003. 23 Les chiffres qui suivent sont tirés de l’étude sur les danseurs publiée dans Développement culturel, ministère de la Culture, n°142, novembre 2003. 24 La durée moyenne d’un contrat de travail pour un danseur est passée de 28 jours en 1987 à 7 en 2000. 25 Ces indemnités constituent la principale source de revenus d’un quart des danseurs intermittents en 2001. 26 Au cours des quinze dernières années, l’offre d’emploi a à peine doublé, et le nombre d’intermittents danseurs s’est multiplié par trois. Il en résulte une fragilisation importante : en 1987, un danseur déclarait en moyenne 95 jours de travail ; en 2000, 59 jours. 21 17 Des spécificités ignorées Les particularités du métier de musicien sont encadrées par une longue annexe à la convention collective des entreprises artistiques et culturelles. On pourrait s’attendre à ce que l’avenant relatif aux danseurs prenne en charge les problèmes spécifiques liés à la danse, mais il n’en est rien. Ces problèmes sont principalement la formation continue, la santé et la reconversion. Le danseur, en période de chômage, doit entretenir ses capacités physiques ; or ses moyens lui permettent rarement d’investir dans des cours, coûteux. La santé est un problème majeur : une enquête de 199027 révélait que près de 28 % des danseurs avaient eu un accident du travail en 1989. Mais la prévention est quasi inexistante et l’accès aux soins n’est facilité en aucune manière28. Enfin, rien n’est fait pour préparer une reconversion quasi inéluctable29. Dès 1990, cette situation conduisait Jean Maheu30 à déclarer que « les relations de la danse et du droit ont été longtemps au mieux inexistantes, au pire conflictuelles […]. Le régime juridique du travail des danseurs en constitue une autre illustration ». Et de mettre en garde : « il n’apparaît pas plus longtemps possible d’acclamer le danseur comme artiste tout en le niant comme professionnel ». Jean Maheu, Profession danseur, Conseil supérieur de la danse, 1990. 28 Le Centre national de la danse commence à développer des actions dans ce domaine. 29 La question de la reconversion se pose généralement entre 30 et 40 ans et se déroule souvent violemment, dans des conditions financières difficiles. Voir « La reconversion des danseurs : une responsabilité collective », rapport présenté par Anne Chiffert et Marcelle Michel, ministère de l’Emploi – ministère de la Culture, septembre 2004. 30 Jean Maheu, op. cit., pp. 5 et 17. 31 « Entretien avec Raphaël Cottin, danseur », in Adage (Repères), mars 2003, op. cit., p. 20. 27 18 Nous vivons une époque où « un danseur est prêt à tout accepter, sur tous les plans (chorégraphique, artistique, financier, social)31 », rappelle Raphaël Cottin, résumant une opinion répandue. Dans un contexte peu favorable, il est certes difficile de militer pour des avancées sociales. En outre, la passion est censée s’accommoder de la précarité… On l’a vu, le statut social de l’interprète n’est pourtant pas une question accessoire. La danse, de divertissement, est devenue un art, dit-on. Mais la précarité dans laquelle est maintenu l’interprète jette un sérieux discrédit sur la valeur de la danse et sur le rôle qu’elle tient dans notre société. Au cœur de cette société, le danseur porte le message du respect dû au corps, des possibilités artistiques et humaines ouvertes par le corps ; il est aussi celui qui n’a jamais fini de se former, de travailler ; il représente enfin l’irréductibilité de l’homme, qui sur scène affirme sa présence, sa liberté et son unicité. C’est le contraire qui se lit dans le mépris du corps que révèlent le nombre d’accidents et l’absence de prévention, dans la situation démunie des danseurs qui atteignent la quarantaine, dans l’abdication face à des règlements inadaptés et la soumission à des modes de travail qui nient le statut de l’interprète. Repenser le statut du danseur, c’est aussi repenser la danse et affirmer des valeurs dont nous avons sans doute besoin. Marie Glon Marie Glon est responsable de la rédaction de Repères, revue de danse publiée par la Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, collaboratrice du Journal des Spectacles et de fluctuat.net. Après un DEA sur les représentations de la danse à la Renaissance, elle commence une recherche sur l’histoire du corps du danseur. Le statut du danseur Danseur est un genre sexué Avec sa souriante provocation et malgré une profondeur d’analyse remarquable, il est fort à parier qu’Alwin Nikolais se trompait lorsqu’il affirmait que quand un danseur entre en scène, il n’y a aucun intérêt à noter où son costume fait des bosses… La prise de position du grand maître américain est compréhensible lorsque l’on se souvient de son insistance à faire disparaître tous les affects pour laisser au seul mouvement le soin d’exprimer. Pour lui tout est dans le geste et non dans le genre de celui qui le porte. Pour autant, sa prise de position vise sans doute, dans le cas présent, un peu trop haut. La différence entre danseuse et danseur est tellement profonde qu’il n’est pas possible de la négliger et elle conditionne notre façon même de recevoir la danse, au point d’en modifier la perception. La séparation des sexes La gestuelle de violence et d’arrogance de La Tentation (1990), solo initialement composé pour lui-même par le chorégraphe Jean Gaudin, change complètement de signification lorsqu’elle est transmise à une femme. Impeccable dans les intentions, dans la précision, Marie Cassate reprend exactement ce que faisait Jean Gaudin mais se voit obligé de l’adapter. Quand un danseur passe la serpillière et que de ce mouvement se déduit une forme de provocation et de violence, cela n’a pas le même sens que quand ce danseur affiche - pour répondre à Nikolais - des rondeurs suffisamment suggestives pour que jamais on ne puisse ignorer qu’il s’agit d’une femme. Les fonctions sociales attribuées à l’homme et à la femme, à tort ou à raison, la question n’est pas là, conditionne le sens - toujours social - que l’on sera conduit à y lire. Dans le cas présent, cette reprise au féminin d’un incroyable délire de puissance, perdait son caractère dérisoire et douloureux (ce que traduisait la version masculine, sorte de parodie de l’homme qui voulut être roi en version domestique) en devenant franchement inquiétante. Marie Cassate, parce que sa gestuelle ne traduisait aucune dérision - là encore à tort ou à raison quand il s’agit de passer la serpillière - montrait qu’il y avait les germes de toute violence, de toute outrance dans l’humain, quel qu’il (ou elle) soit. Le paradoxe est que la version féminine de ce solo est plus universelle que la version masculine. Autre exemple, chez Brumachon. En 1994, le chorégraphe crée Bohème, quatuor exclusivement masculin. Il y étudie le glissement progressif dans la cruauté et la tentation du sadisme d’un groupe de ce qui pourrait être des jeunes soldats ou des étudiants dans un dortoir. Mais le projet devient passionnant parce qu’en 1997, le chorégraphe, à la demande de ses danseuses, adapte cette pièce pour quatre femmes. Si Bohème Homme donc reste une bonne pièce, la version féminine est, elle, exceptionnelle et glaçante. Les quatre danseuses passent avec un naturel effroyable d’une puérilité mutine à une véritable cruauté raisonnée. Il ne s’agit plus d’esthétisation du corps, de la force et du muscle mais d’une véritable descente au scalpel dans l’âme, sans décorum de l’effort, du corps dominateur et musculeux. La violence est dans ce détachement ultime de la danse d’une femme où rien n’évoque le héros. Danseur est un genre sexué 19 Un art masculin Car la question est bien là. Il n’y a de danse que dans un rapport au social et celui-ci implique toujours que la danse soit un art masculin. Curt Sachs, dans son Histoire de la danse qui a marqué le début d’une approche anthropologique de la danse, remarque d’ailleurs que la danse, pour être plutôt une affaire masculine, n’en ignore pas pour autant les femmes mais qu’en revanche, la séparation des sexes reste une règle fréquente. Il précise : « Les danses d’hommes dépassent largement en nombre les danses de femmes. Les hommes se sont réservé exclusivement les danses de chasse, les danses guerrières et les danses solaires et presque entièrement les danses animalières, les danses d’esprit et les danses d’initiation des jeunes gens. »32 Cette prépondérance masculine sur la danse s’appuie sur l’idée du héros qu’il faut valoriser par l’effet de la mise au centre du dispositif d’admiration que suppose toute danse prise dans son aspect social. Le rôle ostentatoire de la danse revient à recréer l’image du héros, à le mettre au centre d’un cercle de regard qui vaut comme métaphore de la structure sociale dans son ensemble. On fait place et l’on admire le danseur pour ce que la danse signifie des vertus éminentes du guerrier, du chasseur ou de l’initié et partant, aussi pour la virtuosité de celui qui, parmi les guerriers, les chasseurs ou les initiés, est le plus rapide, saute le plus haut, est le plus endurant ou tout simplement fait preuve de cette injuste et infiniment puissante magie que l’on appelle la présence. Cette constatation ethnosociologique est confirmée par l’histoire de la forme spectaculaire saltatoire en Europe. La danse y est d’abord une histoire d’hommes. Quand en 1661, Louis XIV crée l’Académie Royale de Danse, il ouvre la porte au professionnalisme. Mais pour cette haute institution, le Roi Soleil, grand danseur s’il en fut, nomme uniquement des hommes, les meilleurs maîtres de danse de son époque. Il s’agit donc d’une assemblée sélectionnée dont le travail est très profondément marqué par le respect du vocabulaire. Il fait la part belle aux sauts ; les grands levés de jambes, physiologiquement plutôt féminins, sont tout à fait impossibles à réaliser avec les tenues de l’époque, costumes de scène, très lourds et très ornés. Pour toutes ces raisons, mais aussi pour des raisons sociales diverses et que l’on connaît déjà, allant de la volonté de prévenir toute prostitution comme de tenir les femmes à l’écart d’une chasse gardée masculine, les danseuses n’apparaissent sur scène que tardivement. Dans le Ballet Royal de la Nuit (1653), on verra Lully lui-même incarner l’une des trois Grâces… Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour que des dames remplacent les travestis. Sur le plan « socio-chorégraphique », le XVIIIe siècle pourrait aussi s’analyser comme la lutte des femmes pour exister auprès de danseurs « starifiés » et incroyablement renommés. Plus largement, dans l’histoire de la danse, la place faite aux hommes est infiniment plus importante que celle laissée aux femmes. A l’origine, les maîtres de ballet, depuis Guillaume le Juif, l'un des premiers à avoir laissé un traité de danse (1463), jusqu’à Feuillet (1700), les théoriciens, les grands interprètes mythiques sont des hommes. Il serait très intéressant de s’interroger sur ce qui peut, aujourd’hui, sembler incongru : pourquoi la danse fait-elle, à ce point la part belle à l’homme ? L’avènement de la danseuse 32 Car, évidemment, c’est cette incongruité elle-même qui pose question car affirmer qu’aujourd’hui la danse est un art masculin passe pour une joyeuse provocation. De fait, quand Saint-Léon compose Coppélia, en 1870, et contrairement à Lully en 1653, il n’attribue pas de rôle au danseur, confiant celui de Frantz, le fiancé de Swanilda, héroïne du ballet, à une femme, Curt Sachs, Histoire de la danse. Ed Gallimard. Coll. l’Espèce Humaine 1938. p. 99. 20 Danseur est un genre sexué la fameuse Eugénie Fiocre, danseuse qui va faire une carrière tout à fait respectable à l’Opéra de Paris en brillant particulièrement dans les rôles travestis. Cette disparition des danseurs au XIXe siècle n’est pas seulement symbolique, elle est aussi inscrite dans les effectifs des compagnies, en particulier celle de l’Opéra de Paris. « En 1821, on compte pour chaque "genre" (noble, demi-caractère et comique) un premier sujet et un "remplacement" homme et femme. Trente ans plus tard, en revanche, les genres ont disparu, et vingt-et-une solistes-filles et douze coryphées font face à quatorze garçons. Indice significatif également, en 1860, on dénombre seize femmes coryphées et quatre hommes – lesquels sont d’ailleurs qualifiés de « mime »33. Chose assez rare dans l’histoire de l’art, cette mutation profonde dans le genre de la danse, son passage du masculin au féminin, est extrêmement daté. Ce changement total de polarité commence au début des années 1830. Le 21 novembre 1831 Giacomo Meyerbeer crée le célèbre opéra Robert le diable. On y décœuvre le fameux Ballet des nonnes où une jeune danseuse au physique étonnant pour l’époque, Marie Taglioni, fascine le public. Elle est assez diaphane, dotée de longs bras, les cheveux très noirs, quand l’idéal serait d’être piquante, vive et petite, les cheveux blonds ou du moins clairs et le charme alerte. Son père, vieux routier de la scène européenne, a adapté la technique pour utiliser au mieux les qualités de sa fille. Il lui a fait, entre autres, adapter une invention alors encore confidentielle, des chaussons rembourrés permettant de se dresser sur les orteils, les pointes. Le ballet de Robert le diable est un tel succès qu’il incite le ténor Nourrit à proposer au Docteur Véron, directeur de l’Opéra, l’argument d’un ballet complet inspiré de cette esthétique nouvelle et, le 12 mars 1832, Philippe Taglioni crée La Sylphide ; le triomphe est inimaginable. Le ballet romantique est lancé et avec lui l’un des fétiches les plus puissants de l’imaginaire érotique occidental, la ballerine. La danseuse, avec pointes, tutu, vaporeuse chorégraphie romantique et s’appuyant sur une dramaturgie très particulière, élimine physiquement le danseur de scène tout en imposant un genre physique et une rêverie érotique unique. Figure de plus en plus détachée du réel pour n’être plus que le support du fantasme, la ballerine devient cette petite poupée tournant sur la boîte à musique au son aigrelet d’une mélodie idiote mais aussi l’image même d’une femme puissamment charmante, au sens le plus fort du terme : mélange de fantasme et de mécanisation. La disparition des danseurs était inscrite dans la réussite de la ballerine, mais ce succès fut aussi la cause de la quasi-stérilité dans laquelle sombra le grand ballet. Sans un grand danseur, Giselle ne peut dérouler son rêve. Sans un grand partenaire, la danseuse romantique se cantonne rapidement à la répétition stérile du même manège de séduction. Ce n'est sans doute pas un hasard que le seul endroit où survécurent les Willis fut cette brume russe qu'agitait encore une danse masculine à moins que l’on ne préfère le vigoureux Danemark où Bournonville défendait les danseurs. Pour vivre, la danse romantique avait besoin de l’homme que sa dramaturgie érotique tendait pourtant à éliminer. Un art érotisé Cette invention de la ballerine et son corollaire sexuel va avoir une influence directe sur notre perception de la danse et explique la prise de position de Nikolais, mais aussi sa limite. Quand la danse était un art sexué, la révolution romantique en a fait un art érotisé. Il n’est plus, aujourd’hui, pour un occidental, possible de détacher sa perception de la danse de cette figure fantasmatique. Même vouloir l’ignorer ou lutter contre, comme l’ensemble du mouvement de la Jeune Danse Française (1970-1995 circa) revient à renforcer encore la puissance du fétiche Danseur est un genre sexué 33 21 Jean-Pierre Pastori, L’homme et la danse. Ed Vilo Paris / Office du livre Fribourg 1980. p. 58. par un effet de réaction. Remettre en cause la danse classique, en faire un repoussoir n’a pas contribué à en atténuer la puissance érotique, bien au contraire34. En effet si la situation des danseuses au XIXe ne répond pas à des principes moraux très stricts, elle n'est pas tellement différente de la cantatrice ou de l'actrice qui, elles aussi, furent entretenues. Il serait plus intéressant de se demander pour quelles raisons complexes, seule la danseuse s'en est vue ainsi dévalorisée. Quant à l'idée qui voulait que les danseuses n'étaient pas payées, elle est simplement fausse. Qu'elles fussent moins bien rémunérées que d'autres, sans doute, mais imaginer que toute leur rémunération relevait de la prostitution est un fantasme pur et simple. Mais tout à ce fantasme, la critique, comme tout le mouvement de cette époque s’emporte. En prétendant que toute la danse romantique se limite à un foyer de prostitution et se satisfaisant de ce résumé lapidaire, c’est-àdire la danseuse est une putain, la jeune danse renforce le cliché sans en faire l’analyse. Si la part sociale de la gestuelle, telle qu’elle s’attache aux genres, donne à chaque mouvement une couleur émotionnelle différente, la particulière érotisation de la danse en Occident rend cette question extrêmement complexe. Parler du sexe du danseur revient toujours à en évoquer le fantasme, la possible homosexualité, les mours légères, la vénalité… C’est-à-dire que parler du genre du danseur revient toujours à interroger cette rupture si étrange, quand Monsieur Taglioni demanda à sa fille Marie de plier rêveusement le bras et d’enfiler ces étranges chaussons à bout renforcé. Et le désir d’épure de Nikolais ne peut pas grand-chose face à une telle machinerie fantasmatique. Philippe Verrièle 34 Il suffit de relire ce qu'écrivait la critique Laurence Louppe pour le mesurer : Laurence Louppe, « Danse et prostitution » in Art press n°89 - Février 1985. 22 Philippe Verrièle écrit sur la danse depuis plus de quinze ans. Journaliste, il rejoint en 1989 l'équipe de la revue des Saisons de la danse dont il prend la rédaction en chef en 1994. Il est aujourd'hui le critique de danse et de musique du quotidien 20 minutes et contribue à plusieurs magazines spécialisés en France (Journal des Spectacles, La Scène, Danser) et à l’étranger (Danza e danza). Auteur de plusieurs ouvrages, dont Les légendes de la danse et Les chefs d’œuvre de la danse (Hors collection). Il vient de publier avec Amélie Grand, directrice des Hivernales d’Avignon Où va la danse ? (Le Seuil). Son prochain livre, La muse de mauvaise réputation (La Musardine) traite des relations de l’érotisme et la danse. Danseur est un genre sexué Annexes 23 La place de l’interprète dans l’œuvre chorégraphique Par Julie Salgues Plateau régional « Talents Danse » Un concours d’interprète L’ADAMI a créé cette année un premier concours d’interprète intitulé « Talents Danse ». Dans cette perspective, elle a demandé au réseau des Petites Scènes Ouvertes d’organiser et d’accueillir des plates-formes régionales. Pour participer, les danseurs devaient être professionnels depuis trois ans. Une première sélection a eu lieu à partir des CV. Les candidats ont ensuite été répartis par l’ADAMI entre plusieurs villes : Rennes, Lille, Niort, Bordeaux et Montpellier. Après la confirmation de leur participation, chacun a été convoqué pour présenter un solo de son choix d’une durée de cinq minutes. Dans chaque ville, un jury, composé en Poitou-Charentes par l’association Les Eclats, avait pour mission de choisir un danseur et une danseuse qui participeront à une dernière sélection sur Paris où quatre d’entre eux auront l’opportunité de travailler avec des chorégraphes de renom. A l’initiative de l’association Les Eclats et de l’Agence régionale du spectacle vivant, le déroulement de ce Plateau régional « Talents Danse » a été accompagné d’une réflexion partagée sur la question de l’interprétation et de son évaluation. Marion Bati m’a invitée à suivre ce concours et à penser avec elle son déroulement, ayant personnellement un projet de recherche théorique concernant les pratiques des danseurs. C’est le résultat de cette réflexion et le processus du travail engagé que je vais vous restituer maintenant. En premier lieu, quelques mois avant le concours, nous avons envoyé un questionnaire au jury et aux danseurs participants. Par ce biais, il s’agissait de susciter une réflexion et de déclencher des réactions afin qu’un échange puisse avoir lieu entre jury et participants. Ce questionnaire nous a permis de donner une place à la parole de l’interprète, rarement prise en compte. On interroge souvent les chorégraphes à propos de leur travail mais quasiment jamais les interprètes. D’ailleurs, il suffit de regarder les publications sur la danse pour constater cette méconnaissance du travail de l’interprète. Cette absence de réflexion et d’énonciation signifie aussi une non-reconnaissance de son savoir-faire. Pour nous il était donc important d’ouvrir un dialogue avec les danseurs participants au concours, de connaître les enjeux de leur interprétation. 35 Voir à ce sujet le fameux texte de Benjamin Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique », Allia, Paris, 2003. 24 Le même questionnaire a été adressé au jury pour initier une première réflexion sur les critères d’évaluation. Effectivement, la question des critères reste souvent éludée, voire taboue. Sujet très délicat dans le domaine artistique où le mystère, l’émotion et l’aura35 sont des valeurs difficilement quantifiables et mesurables. Mais si l’on ne se pose pas la question des critères, on laisse la place à un grand flou qui se résume finalement au goût personnel de chacun, sa seule subjectivité comme critère. C’est pourquoi, sans avoir la prétention de trouver des Annexes réponses, nous voulions au moins poser des questions et susciter une réflexion. Le travail du danseur est nourri par son expérience, ses pratiques, il acquiert un savoir-faire. Quel est ce savoir-faire ? Comment évaluer un interprète ? Le questionnaire Après réflexion, nous36 avons dégagé trois catégories d'interprètes qui nous paraissent représentatives : Le caméléon : celui qui peut passer d'un travail chorégraphique à l'autre sans difficulté. Un bon interprète doit-il savoir tout interpréter ? L’égérie : celui qui se lie totalement à l'œuvre d'un seul chorégraphe. Un bon interprète fait-il corps avec l’œuvre ? Le personnage : celui dont la personnalité sera tellement forte que c'est elle que l'on perçoit avant de recevoir l'œuvre. L’interprète doit-il s'approprier l’œuvre ? Pour vous, de quelle(s) qualité(s) l'interprète doit-il être doté ? Comment distinguer l’interprète de l’œuvre ? Ces catégories ne sont pas exhaustives, loin de là, mais elles démontrent d’emblée qu’il existe plusieurs façons d’envisager ce travail d’interprète, et qu’elles correspondent aussi à des partis pris, des idéaux. Il en existe d’autres, pour Rosella Hightower, par exemple, « l’interprète idéal est "blanc". Il doit oublier ses propres repères et n’avoir aucun préjugé pour être apte à suivre le chorégraphe, être sensible à ce qu’il cherche, essayer de le comprendre »37. Suite à la proposition de l’association Les Eclats, j’ai assisté au concours, aux discussions préparatoires et aux délibérations. Je vais maintenant retracer brièvement cette journée. Je vous exposerai, ensuite, une synthèse des réponses au questionnaire que nous avons reçues. 36 37 Annexes Marion Bati et moi-même. Rosella Hightower. « Une interprète dans la vie ». In Marsyas n°28, décembre 1993. p. 58. 25 Une journée au Moulin du Roc, lieu d’accueil du concours Discussion Avant le passage des interprètes, le jury se rassemble pour établir des critères d’évaluation. Il se compose de sept personnes38 représentant plusieurs domaines artistiques. Les points de vue se croisent. Qu’est-ce que chacun privilégie quand il regarde ? On constate d’emblée des divergences, certains privilégient l’émotion, d’autres la musicalité ou encore le rapport à l’espace, au public… De plus, l’objectif du concours, celui de créer une rencontre entre interprètes et chorégraphes, devient aussi un critère important. Une perspective dont le jury tiendra compte également lors des délibérations. La question des critères nous met face à des mots fourre-tout qui évoquent beaucoup de choses sans que l’on sache précisément de quoi il s’agit. Ces mots, « présence », « ressenti », « intention », « engagement »… que l’on emploie si facilement cache un gros trou noir d’impensé. Cette discussion met en évidence la nuée d’implicites qui recouvrent une bonne partie du vocabulaire concernant le travail sensible du danseur. Toutefois, le jury s’est entendu pour déterminer trois points de vue : Impressions : première impression, sensibilité, ressenti. Qualités de danse : états de corps, poids, espace, musicalité. Engagement : cohérence avec l’œuvre, qualité de présence / distance, choix, conscience corporelle. Passages Les interprètes dansent. Nous discutons ensuite avec eux pour connaître leur travail, leur parcours et les enjeux de leur interprétation. Je résume là, les propos des interprètes39, pour donner un goût de leur recherche et des différents modes de travail que chacun a développés. ➲ Jesus Sevari interprète et chorégraphe de Fanstasy Brain Deux danseuses, Anne Journo et Karine Kermin, une metteur en scène, Sigrid Gloanec un compositeur, François Ribac, une représentante du public, Fanny Guyomar, un programmateur, Christian Vernadal, une chorégraphe, Agnès Pelletier. 39 J’ai mêlé parfois leurs écrits et leurs paroles, suivant le cas de chacun, pour plus de concision. 38 26 « J'ai travaillé avec la nature, accompagnée d’un texte d'Aristote qui décrit l’homme comme un cinquième élément de l'univers… Faire partie de l'univers. On fait partie de quelque chose de très grand. … Je voulais faire quelque chose avec le silence et la voix, sans support extérieur ». Enjeux interprétatifs : … danse naturelle, sans artifice où la personnalité de l’interprète est mise en avant. A l’opposé de toute démonstration de virtuosité, je privilégie l’échange direct avec le public. » ➲ Capucine Lucas interprète Trio chorégraphié en collaboration avec Rosine Nadjar « Rosine Nadjar a amené tout le travail musical et avec l’espace. Elle m'a fait écouter cette musique et j'ai improvisé avec. La musique est vraiment l'élément moteur. Elle ne m'a pas demandé un état de corps particulier. … L’enjeu de mon interprétation : être le plus sincère possible pour trouver une connivence avec le public… Annexes … Je n'oublie jamais que je suis avec le public. J'ai envie de raconter quelque chose que je ne peux raconter que dans la danse. J'ai envie de partager ce moment, d'être sincère, même si je dois être maladroite. » ➲ Solène Cerutti interprète et chorégraphe de Personae « J'ai choisi les contraintes qui m'intéressent le plus, celles où j'ai parfois le plus de mal. Je peux définir les quatre choix : La sensation d'état intérieur, L'indécision et les choix rapides, Le côté joyeux, La décision pour contraster avec l'indécision. « Par cette interprétation, j’aimerais vous offrir un moment de joie, de nostalgie, de tristesse… Le sentiment importe peu, j’espère simplement que cela vous parlera. » ➲ Armelle Huet interprète de Florentina chorégraphiée par Christine Bastin « Christine Bastin a travaillé sur quelque chose qui l'a beaucoup meurtrie. C'est une situation très personnelle (c'est une prostituée qui a été complètement marquée au visage et détruite). Elle m'a transmis cela sans que je le sache au départ. On a travaillé sur la colère interne, sur quelque chose de très condensé, de très musculaire, qui monte, qui monte… mais c'est toujours contenu… on a commencé a travailler avec l'improvisation, jusqu'à ce que je prenne mes distances en évitant de prendre les choses trop à cœur… comme un élastique toujours en tension sans que jamais cela lâche. Il fallait que je tienne, que je tienne, … il y a toujours une perpétuelle tension. » En tant qu'interprète, il faut se distancier pour pouvoir ensuite rentrer complètement dans le "raffiné" vis-à-vis de la chorégraphe, avoir du recul par rapport elle. » ➲ Bérangère Bouille interprète et chorégraphe de Degré d’émotion « L'enjeu pour moi était de montrer que j'étais capable de chorégraphier un solo seule. … Je n'ai pas beaucoup d'expérience. Je voulais voir autre chose que ce que j'avais l'habitude de voir. … La musique, je l’utilise plus en contraste avec ce que j'ai choisi comme thème et comme type de recherche. J'ai choisi l'émotion. Comment se retranscrit-elle dans le corps ? » ➲ Nicolas Maloufi interprète et chorégraphe de Fractal 1 Propos artistique : « Dépasser cette structure qui régit ce corps. A déconstruire et reconstruire les sensations, interprétations, les formes, les réactions et les fragmenter. Un trou noir où tout se concentre, se désordonne, une expérience sensorielle, fragmentation physique, spasme. Créer et expérimenter des zones de réactivité, des sas de dégagement permettant la multiplicité, la mobilité et l’évitement plutôt que le carcan de l’engagement. » Annexes 27 Propos corporel : « Finalement, il fallait un moteur pour initier le mouvement. Ce fut celui de structures géométriques virtuelles, imaginaires mais également de mon corps comme producteur de ces structures géométriques qui m'apparaissent au fil de ma danse. L'idée était de se servir de ces structures comme support pour initier le mouvement. Reconstruire avec ce corps les formes imaginaires. » Enjeux interprétatifs : « Traverser des identités, des états de corps différents. Prendre conscience de cette multiplicité qui nous constitue et la donner à voir. L’enjeu est dans le passage d’un état à un autre, d’aller de l’intérieur vers l’extérieur, sans projection mais ouverture pour servir cette multiplicité. » ➲ Irina Telkova interprète et chorégraphe de As so as to talk « L'idée de faire ce solo est née en France en 2002. C'était un reflet de ma vie à l'étranger avec les difficultés du langage et en général avec les difficultés de s'adapter à une autre culture. Ce qui m'intéressait, c'était de parler en langue corporelle de ces problèmes de communication et de compréhension, de jouer avec la langue et avec la possibilité d'exprimer quelque chose. Je voulais regarder le corps comme moyen de communication, et comme cela pour moi c'était intéressant de trouver un langage de mouvement équivalent à mes pensées. » ➲ Caroline David interprète et chorégraphe de Zdag-Zdag « J’ai eu envie de composer ce solo à la manière d’une chanson. Vu du ciel, c’est une partition qui se dessine sur le sol. Zdag-Zdag est aussi un personnage, un vagabond. » Enjeux interprétatifs : « Clarté et nuance de chaque intention. Avoir l’air de rien mais être très présente. Que par la musicalité du mouvement puisse se dégager la théâtralité, l’émotion. Ne pas se laisser aspirer par la musique. Je ne suis jamais rentrée complètement dans une écriture. J'ai beaucoup de mal. Du coup j'ai travaillé avec des chorégraphes qui laissent une grande possibilité d'interprétation. » ➲ Rolando Rocha interprète de Vestido de hombre chorégraphié en collaboration avec Pal Frenak « Ce solo a été créé sur la proposition et sous la direction générale du chorégraphe Pal Frenak. Il a été chorégraphié à partir de matériaux personnels. » Propos artistique : « Quelle serait la place de ce que l'on appelle masculin ou féminin, dans un corps d'homme qui porte une robe ? Animalité-femme, sensualité-homme. L'animalité dans le féminin, la sensualité dans le masculin : est-ce qu'il existe vraiment une différence ? Où se situe la délimitation ? Peut-on faire référence à une éventuelle fusion des deux ? » Enjeux de l’interprétation : « Une interprétation qui se voudrait impartiale dans l'adoption et l'appropriation des traits de caractère ambivalents du personnage, déjà fortement connoté par sa tenue vestimentaire. Une interprétation qui va chercher à privilégier une certaine neutralité émotive, par-delà des moments d'intensité majeure ou mineure, dans la perception du spectateur. » 28 Annexes Comme vous pouvez le constater, la plupart des solos ont été chorégraphiés par les danseurs euxmêmes. Cela révèle qu’effectivement, pour la danse contemporaine, le répertoire ne bénéficie pas du même usage que pour le théâtre, la musique ou la danse classique. L’utilisation de l’écrit, du « partitionnel » reste relativement restreint dans la pratique des danseurs, autant pour la création que pour l’interprétation. De plus, la vidéo et la mémoire des danseurs sont, pour l’instant, les dépositaires privilégiés de l’œuvre chorégraphique. Les termes « interprète » et « interprétation » ont été introduits dans le domaine du spectacle vivant via le théâtre, leur appropriation et leur application au domaine de la danse contemporaine nécessitent de prendre en compte la spécificité des œuvres et des modalités de travail de l’art chorégraphique. Une heure de débat Pendant le débat, les avis sont très partagés, quatre voix contre trois, pour les danseurs et une grande hésitation entre trois danseuses. Pour la plupart, les danseurs et danseuses ont fait des propositions très personnelles et spécifiques qui rendent l’évaluation difficile, la valeur de l’interprète et son degré de clarté se confondent vite avec les nuances chorégraphiques des œuvres. Finalement, la discussion préalable sur les critères a permis au jury de se questionner sur ce qu’il regarde et d’établir des repères communs. On remarquera que les questions de mouvement, de poids, d’espace ne sont pas des évidences pour ceux qui ne pratiquent pas la danse. « Moi qui ne suis pas danseur, je pense qu’il y a effectivement des critères auxquels je n’avais pas pensé, par exemple le poids du corps. » François Ribac40. Nos pratiques, nos savoir-faire influent et construisent nos regards. Toutefois, le choix est resté très aléatoire et drastique, le jury a dû sélectionner un danseur et une danseuse. Il a privilégié le potentiel de Solène Cerutti et Nicolas Maloufi. Il a présagé que c’était eux qui pouvaient le mieux s’adapter au travail des chorégraphes choisis pour la finale du concours. Annexes 40 Compositeur et membre du jury. 29 Sites utiles ADAMI (Administration des droits des artistes et musiciens interprètes) : www.adami.fr AFDAS (Assurance formation des activités du spectacle) : www.afdas.com ANPE culture-spectacle : www.culture-spectacle.anpe.fr ASSEDIC (Assurance chômage) : www.assedic.fr AUDIENS (protection sociale) : www.audiens.org Ballet Atlantique Régine Chopinot (Centre chorégraphique national) : www.barc.fr Centre national de la danse : www.cnd.fr Centre d’études supérieures de musique et de danse Poitou-Charentes (formation continue) : www.cesmd-poitoucharentes.org International Organization for the Transition of Professional Dancers : www.iotpd.org scenoscope.fr (l’actualité du spectacle vivant en Poitou-Charentes) : www.scenoscope.fr SFA (Syndicat français des artistes interprètes) : www.sfa-cgt.fr SPEDIDAM (Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la musique et de la danse): www.spedidam.fr Syndicats et fédérations d’artistes : www.artotal.com Tarifs syndicaux : www.samy.org 30 Sites utiles Bibliographies Sexe, mensonges et paradoxes par Christophe Martin - Brunel L., Trisha Brown, Bougé, 1987. - Graham M., Mémoire de la danse, Actes Sud, 1992. - Marmin O. et Martin C., Guide des métiers de la danse, Cité de la musique, 1998. - Noverre, Lettres sur la danse, Ramsay, 1978. - « Interprètes inventeurs », Cahier du Renard n°11/12, novembre 1992. Réflexion autour d’un concours d’interprète par Julie Salgues - Bernard M., De la création chorégraphique, CND, 2001. - Laban R., La maîtrise du mouvement, Actes Sud, 1994. - Launay I., A la recherche d’une danse moderne, Chiron, 1997. - Louppe L., Poétique de la danse contemporaine, CND, 1997. - Wigman M., Le langage de la danse, Chiron, 1990. - « Ecosystèmes du monde de l'art », Artpress spécial n°22, Paris, 2001. - « Danses nomades », Nouvelles de Danses n°34/35, Contredanse, Bruxelles, 1998. Le statut du danseur par Marie Glon - Castil-Blaze, Mémorial du Grand-Opéra, 1847. - Filloux-Vigreux M., La Danse et l’institution, L’Harmattan, 2001. - Hourcade P., Mascarades et ballets au Grand Siècle, Desjonquères / CND, 2002. - Latarjet B., Pour un débat national sur l’avenir du spectacle vivant, ministère de la Culture, avril 2004. - Maheu J., Profession danseur, Conseil supérieur de la danse, 1990. - Menger PM, Portrait de l’artiste en travailleur, Seuil, 2002. - « Adage (Repères) », Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, numéros de mars 2003 et mars 2004. - « Les danseurs », in Développement culturel n°142, ministère de la Culture, novembre 2003. - Lettres patentes pour l’establissement de l’Académie Royale de Danse en la ville de Paris, Pierre Le Petit, 1663. - Instruction du procès entre les premiers sujets de l'Académie royale de musique et de danse et le Sr de Vismes, s. l. n. d. - « La reconversion des danseurs : une responsabilité collective », rapport présenté par Chiffert Anne et Michel Marcelle, ministère de l’Emploi – ministère de la Culture, septembre 2004. Danseur est un genre sexué par Philippe Verrièle - Sachs C., Histoire de la danse, Gallimard. Coll. L’espèce Humaine, 1938. - Pastori JP, L’homme et la danse, Ed. Vilo Paris / Office du livre, Fribourg, 1980. - Grass G., La Ballerine. Acte Sud. - « La danse et l’érotisme », Journal de l’ADC (Association pour la danse contemporaine) n°28, Genève, décembre 2002. - Gender, Catalogue de la Biennale Charleroi Danses Via 99, Ed. Charleroi Danse, 1999. Bibliographies 31