a propos du danseur - L`A. Agence culturelle du Poitou

Transcription

a propos du danseur - L`A. Agence culturelle du Poitou
« Les interprètes, d’une certaine façon, jouent leur vie sur un plateau, leur vie dans
quelques instants où la totalité des signes enfouis émergent à la surface de la peau… »1
Geneviève Vincent
A PROPOS DU DANSEUR
Interprètes
inventeurs,
Cahier du Renard,
N°11/12,
novembre 1992,
p. 105.
1
Edito
Les Eclats Chorégraphiques proposent depuis deux ans des actions de développement pour la
culture chorégraphique et co-organisent la diffusion de spectacles de danse sur l’ensemble du
territoire de la région Poitou-Charentes. L’association rochelaise les Eclats porte également depuis
cinq ans les Petites Scènes Ouvertes à La Rochelle. Il s’agit de plates-formes interrégionales qui
permettent la rencontre entre les auteurs d’œuvres chorégraphiques, les professionnels et les
programmateurs dans le cadre d’un réseau de diffusion national.
Convaincus que les démarches, les réflexions avancent et s’enrichissent d’expériences diverses,
de rencontres et d’échanges, les Eclats œuvrent à positionner les travaux régionaux dans une
réflexion nationale permettant ainsi une contextualisation propre à la professionnalisation de
chacun.
L’accueil en 2004 d’un projet « Talents Danse » de l’ADAMI* en Poitou-Charentes nous a permis
d’entamer avec Julie Salgues, une réflexion sur la place de l’interprète dans l’œuvre chorégraphique. Soucieux de cohérence et de partage, c’est dans une démarche partenariale, inhérente
aux méthodes de développement menée par les Eclats et l’Agence régionale du spectacle
vivant, que nous avons demandé à Christophe Martin de diriger et coordonner cette recherche.
Gageons que cette publication permettra de suivre les traces de cette réflexion et fournira des
éléments de réponses propres à aiguiser notre perception chorégraphique.
Marion Bati
Directrice artistique
des Eclats Chorégraphiques
Jany Rouger
Directeur de l’Agence
régionale du spectacle vivant
Adrien Guillot
Chargé de mission
* L’ADAMI est une société civile
pour l’administration des droits
des artistes interprètes.
« Talents Danse » ADAMI :
Concours d’interprètes
danseurs mis en place par
l’ADAMI à partir de platesformes régionales de sélection.
Les Eclats Chorégraphiques
ont accueilli avec le Moulin
du Roc à Niort une plate-forme
et réuni un jury régional le
14 septembre 2004.
A propos du danseur
3
Sommaire
4
Edito
p. 3
Sommaire
p. 4
Sexe, mensonges et paradoxes
par Christophe Martin
p. 5
Qu’est ce qu’un bon interprète ?
Douze danseurs répondent à la question
propos recueillis par Julie Salgues
p. 8
Réflexion autour d’un concours d’interprète
par Julie Salgues
p. 12
Le statut du danseur
par Marie Glon
p. 16
Danseur est un genre sexué
par Philippe Verrièle
p. 19
Annexes
La place de l’interprète dans l’œuvre chorégraphique
Sites utiles
Bibliographies
p. 23
p. 24
p. 30
p. 31
A propos du danseur
Sexe, mensonges et paradoxes
2
N’est-il pas troublant d’éprouver la nécessité d’éditer un fascicule consacré à l’interprète,
aujourd’hui, en cet automne 2005 ? Alors qu’un bon nombre de personnes croient que la danse a
été enfin reconnue à son juste rang. Ce qui n’est malheureusement pas le cas. Le sort des
interprètes n’étant toujours que fort peu pris en compte. Ni du point de vue des spécificités de la
danse, ni en comparaison avec d’autres artistes qui ont su se forger une solide représentativité qui
elle-même engendre une reconnaissance de leur droit. Le « petit » danseur reste esseulé et fragile.
Ce fascicule n’a pas, bien entendu, l’ambition de décider ce qu’est l’interprétation ou de définir les
parcours possibles d’un interprète. Il a pour enjeu principal de signifier certaines problématiques
dominantes : quel statut social ? Comment juge-t-on un interprète ? Sait-on définir ce qu’est
un bon interprète ? La danse est-elle forcément sexuée ?
Tout d’abord, comment définir un interprète, d’une manière synthétique qui pourrait englober
la majorité des cas sans aborder le jugement esthétique lié à la représentation et aux émotions
éprouvées ? Ainsi six facteurs semblent le cerner de manière non poétique :
la technique choisie
Classique, contemporain, jazz, hip-hop etc. Ce choix entraîne une influence sur les autres
éléments. La frontière entre classique et contemporain en France reste réelle. N’oublions pas
que c’est en France que le classique est né, et que nous avons une figure tutélaire qui traverse
l’histoire : l’Opéra de Paris. Le contemporain a été condamné, plus que dans tout autre pays, à
se forger contre le classique, à l’opposé, presque terme à terme.
la formation suivie
Ecole nationale supérieure, conservatoires nationaux, régionaux etc. ; ou bien un cursus basé
sur une succession de stages, de cours privés suivis régulièrement ; l’un n’excluant pas l’autre
mais dénotant un parcours.
l’organisation sociale dans laquelle il exerce son métier
Ballet constitué, c’est-à-dire basé sur des engagements en CDI ou CDD longs ; ou bien en
compagnie indépendante ce qui revient en France à être danseur indemnisé lorsqu’il ne travaille
pas (par les Assedic et ce fameux régime de l’intermittence).
son physique
Il est incontestable que le danseur possède un physique, une allure, une gueule. L’étalon physique
classique apparaît d’emblée et se revendique comme un matériau de choix. Le contemporain
pour sa part s’appuie encore sur une utopie égalitaire, démocratique, ne revendiquant pas une
apparence particulière même s’il faut constater que les ronds ou rondes ne se voient guère, de
même que les noirs... Ou qu’il y a peu de beurs qui sont engagés dans des compagnies non
hip-hop. Ces « critères » sont tus mais tout à fait en action.
Sexe, mensonges et paradoxes
2
5
Intervention de Christophe
Martin prononcée lors des
Eclats Chorégraphiques 2004
à La Rochelle.
son expérience personnelle
L’expérience personnelle est tout ce qui n’est pas la danse mais peut tout à fait s’y retrouver : les
voyages, les violons d’Ingres, les lectures etc. Souvent il s’agit de nourrir un rôle, un personnage,
un être dansant : se tisse à l’endroit où l’intériorité, l’intimité sont relayées par la culture, le terreau
de la curiosité.
les blessures, accidents ou autres troubles
Ils peuvent être physique et psychologique (on peut penser à l’anorexie), ou même si ce n’est
pas une maladie, loin s’en faut, la maternité pour les femmes. La fatigue, l’usure physique et
mentale conduisent à des carrières souvent courtes. Ce métier comporte des spécificités qui ne
sont pas reconnues ou tout au moins qui demeurent inconnues aux yeux de la société.
En pointant et conjuguant ces six éléments, on peut suivre un interprète et définir un parcours,
le décrire. Cependant, la notion de qualité de l’interprétation demeure sans réponse, car au-delà
de l’interrogation sur l’interprète apparaît cette notion de qualité. D’où l’existence des concours
qui semblent répondre à ce besoin d’étalonnage. Il est possible de créer une typologie de danseurs
mais le bon interprète est-il celui qui plaît au public, au chorégraphe, aux autres danseurs ? Ou
celui qui miraculeusement plaît à tout le monde ? Ou celui qui impressionne en répétition ? Ou
à l’inverse celui qui se révèle et révèle l’œuvre uniquement sur scène, discret et sans relief en
répétition et aux cours ? Ou bien le danseur qui se consacre à un chorégraphe ou celui qui peut
aller de l’un à l’autre sans souci apparent ? Ou celui qui dure, qui vieillit ?
Sans doute n’est-il pas inutile de se pencher sur le mot lui-même car interprète induit déjà une
conception de ce métier qui le rapproche de la musique. Notons que pour l’administration, c’est
un artiste chorégraphique, danseur étant sans doute trop connoté, et surtout, mal connoté.
Interprète : cela induit d’abord qu’il y a déjà quelque chose à interpréter : une écriture. De plus,
il induit une part agissante du danseur sur le texte même puisqu’il l’interprète. Une évidence
souvent mise à mal... Deux notions essentielles se détachent clairement. D’une part, il est entre
deux, il est celui qui permet le passage d’une source à un récepteur. La source comprise ici
comme le chorégraphe et le récepteur comme le public ; s’il manque un des deux il n’y a pas
d’interprète, d’interprétation possible. D’autre part, la seconde notion est celle de traduction :
l’expression de mots d’une langue dans une autre langue, car sans cette traduction le premier
discours originel reste incompréhensible. Cela renforce la différence de nature entre l’œuvre et
l’œuvre rendue au public, interprétée. Ce simple constat entraîne plusieurs remarques importantes.
Peut-il exister une danse sans danseur ? Tout à fait, le concept de danse outrepassant la
simple pratique sociale, artistique, débouchant sur une idée de mouvement s’adressant à de
nombreuses activités, actions où l’homme n’est pas obligatoirement présent (la danse des
astres, de l’univers, des flammes…). Peut-il exister de chorégraphie sans interprète ? Là encore,
oui, parce qu’une chorégraphie ou une danse peut être conçue dans l’absolu, indépendamment
de son incarnation et de sa représentation. Alors existe-t-il une œuvre sans interprète ? Non. La
réalisation de l’œuvre étant le point crucial pour le spectacle vivant de rencontre avec le public,
le lieu et l’endroit du surgissement. Là, l’interprète est irremplaçable, nécessaire ; sans doute
est-ce même sa raison d’être.
Cette nécessité établie, d’autres questions affleurent. Pourquoi ne connaissons-nous pas les
danseurs contemporains, n’existe-t-il pas de star dans la danse contemporaine ? Parce qu’il
faut un maître étalon pour décider de l’exception, du brio, de la virtuosité, du génie. Donc une
technique partagée par tous, reproductible, des rôles de références, donc un répertoire : des
6
Sexe, mensonges et paradoxes
écueils pour la danse contemporaine qui s’est bâtie sur la notion d’égalité entre les danseurs,
tous ni bons ni mauvais, vieux ou jeunes, avec ou sans expérience. Cette non-distinction
entraîne des désagréments jusqu’à la reconnaissance sonnante et trébuchante du savoir-faire,
du talent. Travailler en étant rémunéré semble parfois déjà suffisant ! De plus, la profonde
modification des processus de création, c’est-à-dire l’implication du danseur dans la création
même, dans un processus d’établissement d’écriture unique, originale, la recherche de l’auteur
- puisqu’en France la référence est l’écrit - a conduit à faire du danseur, l’oublié de ces trente
dernières années. Les danseurs passent, le chorégraphe reste. La réaction des danseurs de
manière accrue depuis une quinzaine d’années a été de vouloir affirmer leur part créative (on a
parlé d’« interprète inventeur »). En chaque danseur existerait un chorégraphe qui s’ignore...
Souvent en « belle danse » et au siècle suivant, ce sont les danseurs qui se fabriquaient leurs
propres entrées, le chorégraphe n’étant qu’un organisateur...
Ainsi poser aujourd’hui la question de l’interprète, de son statut social, de sa reconnaissance,
de l’étendue de son métier, s’avère utile et interroge par ricochets l’ensemble de la profession
et de la société. Non seulement le danseur comporte au plus profond de lui-même une part de
mystère, une fragilité et une force associées, qui le rendent insaisissable, volatil, entêtant.
L’interprète en danse demeure aujourd’hui l’objet de fantasmagorie voire de fantasme, occupe
une place à part dans l’imaginaire de la société, dans les marges, entre admiration pure et jugement moral sévère. Il n’est pas évident que la reconnaissance de la danse entraîne obligatoirement
celle du danseur ou de la danseuse. Une meilleure connaissance de son travail et une vraie
défense de ses droits (il est le moins syndiqué des interprètes) sont sans doute les bases d’une
nouvelle étape. Soyons d’abord pragmatiques, plus attentifs aux détails (qui n’en sont pas) :
absence de nom des danseurs dans les dossiers de certaines compagnies, sur les affiches des
théâtres, sur les programmes, sous les photographies... Et malgré tout l’image sociale et
culturelle du danseur reste marquée par deux figures tutélaires même aujourd’hui : le pédé et
la pute, pour parler crûment. Il reste encore beaucoup de travail !
Christophe Martin
Après des études d’histoire de l’art, Christophe Martin se consacre au journalisme et
travaille plus particulièrement aux Saisons de la danse. Il publie deux livres dont un
consacré à William Forsythe. Il devient programmateur en 1999 à L’Etoile du nord. Il
dirige actuellement le festival Faits d’Hiver et Micadanses, lieu de résidence et de travail
pour les compagnies de danse au cœur de Paris.
Sexe, mensonges et paradoxes
7
Qu’est ce qu’un bon
interprète ?
*
Onze danseurs de génération et de formation différentes répondent aussi à cette question.
Leurs réponses, recueillies par Julie Salgues en juin 2005, jalonnent cet ouvrage.
Voici celle d’Odile Azagury, chorégraphe de renom de la compagnie Les Clandestins, installée
à Poitiers : « Un bon interprète est un artiste qui accepte de mettre son univers poétique au
service de la création. Quand je choisis de travailler avec un danseur, je choisis quelqu’un qui
va m’ouvrir un chemin de liberté et avec qui je vais pouvoir traverser en grande fragilité toutes
les étapes de la création, la recherche, à travers les improvisations, l’acceptation des choix du
chorégraphe, l’humilité dans la rigueur et l’engagement, et une solide capacité à travailler.
Quand j’engage un danseur, j’engage un univers poétique, qui me traverse, qui crée en moi un
formidable désir et plaisir de le voir danser.
Je tombe amoureuse d’un corps particulier et d’un être avec qui, sous le secret de l’innommé, nous
nous mettons à soulever les milliers de peaux sous lesquelles se révèlent des actes inoubliables.
Un bon interprète est quelqu’un qui bouge sans cesse, qui questionne toujours et qui est en
dialogue avec le chorégraphe.
Je partage pour ma part mon univers poétique avec une grande indécence et c’est de cette
liberté partagée que naissent l’élaboration et la réalisation d’une création. »
Julie Salgues remercie tous les participants qui ont bien voulu lui accorder un peu de leur
temps et de leurs expériences. Remerciements également à Nathalie Schulman.
Douze danseurs répondent à une question :
qu’est-ce qu’un bon interprète ?
Alessio CARBONE
Premier danseur de l’Opéra de Paris.
27 ans
« A l’Opéra de Paris, le travail d’interprétation commence véritablement lorsqu’on réussit à gravir
suffisamment la hiérarchie et que l’on obtient des rôles de solistes. Auparavant, le danseur fait
partie du groupe, du corps de ballet. En devenant « Sujet », mais surtout « Premier danseur »
et ensuite « Etoile », le danseur se consacre à des rôles de soliste. L’enseignement s’individualise,
un ou des répétiteurs transmettent personnellement le rôle. Dans ces conditions le travail
d’interprétation s’affine. L’exigence technique est telle que souvent, elle concentre beaucoup
d’attention. L’interprétation, en dehors de la technique, dépend plus d’une démarche personnelle
(lecture, film, travail seul…).
Quand je vois un bon spectacle, le danseur me transporte, j’ai l’impression d’être sur scène,
oubliant mes soucis, mes contraintes du quotidien. Quand j’interprète un rôle, c’est la même
chose, j’oublie qui je suis pour devenir un personnage. J’aimerais que le public, lorsque je suis
Entretiens effectués et
retranscrits par Julie
Salgues en juin 2005
à partir d’une discussion
d’une heure environ.
L’ordre des textes
respecte celui des
entretiens, pour éviter
les classifications par
style, âge ou autre
catégorisation.
8
Qu’est-ce que bon interprète ?
sur scène, ne pense pas « voilà Alessio », mais soit surtout attiré par mon personnage. »
Suzon HOLZER
Danseuse contemporaine, chorégraphe, pédagogue, professeur certifié de la technique
Matthias Alexander depuis 1989.
66 ans
« Lorsque je chorégraphie, j'attends d'un interprète qu'il soit disponible. Il me semble important
également qu'il possède des acquis techniques pour pouvoir, dans le travail, dépasser cette
question. D'autre part, je choisis des interprètes dont la sensibilité correspond à mon projet.
Enfin, une dernière qualité me paraît importante pour l'interprète, celle d'aimer la recherche,
d'avoir le goût du risque et de l'aventure.
Une des caractéristiques du travail de l'interprète est de découvrir parfois à travers le regard et
les propositions du chorégraphe des facettes de lui-même qu'il ne soupçonnait pas. A mes
débuts, j'essayais autant que possible de m'adapter au style chorégraphique, même s'il ne
correspondait pas à ma personnalité. Aujourd'hui, quand un chorégraphe choisit de travailler
avec moi, il me choisit telle que je suis, avec mon âge et mon vécu. De plus, je ne tente plus de
détourner les consignes, je m'amuse avec, je joue. Au fil du temps, ma façon d'appréhender
l'interprétation s'est transformée. »
Wilfride PIOLLET
Etoile de l’Opéra de Paris, chorégraphe et pédagogue.
62 ans
« L’interprète ajuste sans cesse deux aspects apparemment contradictoires, être à la fois une
éponge et rester intègre avec lui-même, ce qui implique une connaissance profonde de soi.
L’interprétation se situe dans le jeu entre ces deux directions. Celle de garder une rigueur pour
honorer l’écriture tout en trouvant des solutions complètement personnelles en lien avec ses
propres connaissances, son potentiel.
Mon travail se concentre sur le corps. Pour moi, le vécu corporel et sensible contient tous les
possibles. Tout ce qu’exprime un corps est contenu dans le corps, parfois il faut chercher mais
pas avec des intentions que l’on rajoute.
A l’Opéra de Paris, il m’est arrivé de devoir danser des rôles que j’avais beaucoup vus, il est
alors plus difficile de s’inventer un chemin personnel. On a tout de suite tendance à reproduire
les images qui sont stockées dans notre mémoire. Sur certains rôles, j’ai dû travailler seule
pour trouver ma direction et créer une rupture avec mes souvenirs. »
Annabelle PULCINI
Danseuse contemporaine, pédagogue et chorégraphe.
35 ans
« Pour l’interprète, le corps du chorégraphe, surtout s’il danse, joue un rôle important.
Son tempérament, sa manière d’être, de danser influent sur la qualité d’interprétation des
interprètes, par un simple jeu de mimétisme.
La question se pose alors : quelle place le chorégraphe donne-t-il aux interprètes ?
Qu’est-ce que le chorégraphe donne en plus aux interprètes pour sortir de la copie ?
Au cours de ma carrière, j’ai dansé avec peu de chorégraphes mais en privilégiant le travail sur
la durée. Personnellement, je ne me suis jamais sentie capable de tout danser. Avec l'expérience
et la maturité l’interprétation évolue, je me sens plus apte à danser certaines choses qui me
semblaient éloignées de mes qualités au début. »
Qu’est-ce que bon interprète ?
9
Daniel HOUSSET
Danseur jazz, pédagogue et chorégraphe. Danseur baroque.
44 ans
« J’ai toujours mêlé les fonctions entre pédagogue, chorégraphe, assistant et danseur. Bien sûr
suivant la fonction, l’itinéraire n’est pas le même, mais profondément c’est le même rapport.
D’ailleurs, je mêle aussi les styles puisque je suis danseur baroque et jazz. Il m’a fallu un peu
de temps pour m’organiser entre ces deux pratiques. Mais cette expérience m’a montré que le
contexte du travail (lieux, codes, modes de travail, musique…) conditionne et guide le danseur.
Je ne pense pas être un bon danseur parce que je n’ai pas les capacités physiques requises
traditionnellement pour être danseur. Par contre, je pense que j’ai pu être un bon interprète. En
tant qu’interprète, j’aime me couler dans les propositions des chorégraphes. Il s’agit d’arriver
à se réaliser soi-même tout en se mettant au service du projet chorégraphique. L’écriture est
une base à partir de laquelle l’interprète trouve son chemin. »
Dominique BRUN
Danseuse contemporaine, chorégraphe, pédagogue, notatrice.
49 ans
« C'est la notation Laban qui a déplacé mon rapport à l’interprétation. Elle m'a permis de
préciser ce que je fais lorsque je danse et d'ouvrir du même coup un questionnement relatif à
l'interprétation. Donc, pour ne pas être un "mauvais" interprète, je tente de répondre à la
double question que pose Laurence Louppe : "Que danse-t-on et comment ?".
J'appréhende le mouvement par l’espace et le temps. Et si je m'attache à saisir ces critères, c'est
parce qu'ils sont la partie visible, celle émergée de cet "iceberg" qu'est le mouvement. Quant à la
partie immergée du mouvement, c'est à dire le "comment" danser, sa dimension abyssale me
ramène vers des retranchements plus intimes, plus subjectifs, plus inconscients. Je m'en remets
alors au chorégraphe, je me rapproche de son univers, je suis son mode de travail. Mais si je
tente de rallier son projet, c'est à travers la singularité d'expériences personnelles. Je dévie alors
les propositions du chorégraphe, les déroute vers des contre-propositions que je travaille seule
afin d'élaborer des outils spécifiques à chaque projet chorégraphique. Ma tâche d'interprète
consiste aussi à trouver une place au sein des groupes avec lesquels je travaille.
In fine, lorsque je suis en représentation, je dois faire en sorte d'être aussi l’interprète de cet
autre que je suis pour moi-même. »
Anatoli VLASSOV
Danseur contemporain, pédagogue et chorégraphe. Comédien.
31 ans
« Un bon interprète m’incite à regarder une chorégraphie avec précision. Il rend lisible l’œuvre
en lui donnant une texture tout à fait singulière.
Dans le travail, l’interprète doit être à l’écoute de lui-même et du chorégraphe. S’il est trop
tourné vers l’extérieur, il se projette hors de lui-même, dans l’apparence. S’il s’enferme dans
ses sensations il risque de passer à côté du projet chorégraphique. Pour moi, le travail de
l’interprète évolue par cycle entre assimilation et appropriation. Quand on expérimente, par
exemple, une contrainte très exigeante, elle impose un temps d’intégration. Une fois qu’elle est
"digérée", assimilée, on peut trouver des espaces personnels à l’intérieur.
Une question m’intéresse aussi beaucoup en tant qu’interprète : comment gérer le rapport entre
ce que tu donnes à voir et ce que tu as ressenti en dansant ? Je pense qu’il est important pour
un danseur de confronter ses sensations intérieures aux retours du chorégraphe et du public. »
10
Qu’est-ce que bon interprète ?
Vincent DRUGUET
Danseur contemporain.
42 ans
« Je ne pense pas qu'il y ait de règle pour être un bon interprète. Quelle que soit la pièce
(intéressante ou non), il faut arriver à trouver sa place et défendre quelque chose. Un bon
interprète pour moi, doit comprendre le projet chorégraphique sans trop se poser de question
non plus, donc faire confiance au chorégraphe.
Personnellement, je me nourris autant que possible du projet et j'essaye de m'inventer mon
histoire à l'intérieur, je me construis une dramaturgie ou un scénario. Cela me permet de
trouver une continuité dans la pièce. Il arrive parfois que mon histoire soit différente de celle
du chorégraphe. Et si je ne suis pas complètement en accord finalement avec le projet, je vais
tenter, sans contredire la proposition, d'y apporter des nuances. »
Raza HAMMADI
Danseur jazz, pédagogue et chorégraphe.
45 ans
« Pour moi, l’interprète doit cultiver sa polyvalence, d’abord pour survivre.
Il doit également se poser la question de ce qu’il veut véhiculer. D’autre part, pour ce métier,
les capacités physiques sont importantes, sinon on devient un "interprète" et non pas un
"danseur interprète". »
François CHAIGNAUD
Danseur contemporain, chorégraphe et chercheur en histoire.
21 ans
« Suivant les projets, la question de l’interprétation se rejoue. Toutefois, être interprète implique
beaucoup d’adaptation et d’ouverture. Dans le travail, il faut savoir être à l’écoute et réceptif. En
fait, il y a une balance à trouver entre affirmer ses propositions et s’adapter au projet. Quelque
part, l’enjeu est de maximiser les propositions du chorégraphe. J’ai beaucoup appris en observant
les danseurs qui travaillent avec moi. Comment chacun conçoit son métier et appréhende les
propositions ? D’ailleurs, une partie du travail du danseur s’élabore par contamination, entre
les danseurs, des danseurs au chorégraphe, du chorégraphe aux danseurs… Ce phénomène
de contamination se retrouve aussi entre les projets. Toutes les écritures qu’un danseur
traverse se sédimentent. C’est ce qui fait la richesse d’un interprète expérimenté.
Pour moi, être interprète, c’est aussi étendre ses possibilités physiques. Bien sûr, un interprète
cherche à affiner son potentiel mais aussi à l’élargir, développer à la fois la précision et l’étendue
des possibilités. »
Anne JOURNO
Danseuse contemporaine.
34 ans
« Pour moi, l'interprète est transmetteur, il fait le pont entre lui, le chorégraphe et les spectateurs.
Il s'approprie l’œuvre peu à peu. Il intègre les données de l’œuvre, son sens, tout en gardant sa
propre identité. Il est dans l'instant de l’œuvre, il vit cette ouvre et fait corps avec elle. Un bon
interprète n’exécute pas, ses qualités, sa maturité gestuelle me semblent primordiales. Même
s’il est curieux et ouvert à d’autres univers chorégraphiques, certains pourront ne pas lui
correspondre. »
Qu’est-ce que bon interprète ?
11
Réflexions autour
d’un concours d’interprète
« Etre danseur, c’est choisir le corps et le mouvement du corps comme champ de relation avec
le monde, comme instrument de savoir, de pensée, et d’expression. »3
Laurence Louppe
Un concours d’interprète
L’ADAMI a créé, en 2004, un premier concours d’interprète intitulé « Talents Danse ».
A l’initiative de l’association Les Eclats et de l’Agence régionale du spectacle vivant, le
déroulement de ce Plateau régional « Talents Danse » a été accompagné par une réflexion sur
la question de l’interprétation et de son évaluation. Marion Bati m’a invitée à suivre ce concours
et à penser avec elle son déroulement, ayant personnellement un projet de recherche théorique
concernant les pratiques des danseurs.
Nous avons, notamment, demandé aux membres du jury et aux danseurs participants de
répondre à un questionnaire (Cf annexes p.25). A partir de cette expérience concrète du
concours et des réponses au questionnaire, je vais tracer des lignes de réflexion concernant
l’interprétation.
Autour du métier d’interprète
➲ La Rencontre
« Il est difficile de parler des qualités d’un interprète sans parler de celle des chorégraphes ».
Caroline David4. Beaucoup de questionnaires font référence à ce lien entre chorégraphe et interprète. La rencontre chorégraphe / interprète crée une dynamique, un potentiel de créativité.
Cette dynamique intersubjective permet le déplacement, le transport de chacun, jeux de désirs,
de projections, d’identifications, de sublimations.
Cette relation créatrice peut être traversée de tension et d’idéalisation. Certains la conçoivent
plus comme un rapport de maître à disciple, d’autres se rapprochent du modèle du couple ou
de l’amitié, Agnès Pelletier5 emploie, elle, le mot de « gémellité ». La relation chorégraphe /
interprète, sous tous les registres qu’elle peut prendre, crée des dynamiques plus ou moins
créatrices et fécondes. C’est pourquoi cette relation suscite souvent des attentes. Combien de
danseurs attendent leur chorégraphe charmant comme d’autres attendent leur prince charmant,
le chorégraphe qui les révèlera à eux-mêmes ? « A chaque chorégraphe correspondrait un
interprète idéal ? » Christian Vernadal6.
Laurence Louppe, Poétique
de la danse contemporaine,
CND, Paris, p. 61.
4 Interprète par ticipant
au concours.
5 Chorégraphe et
membre du jury.
6 Programmateur et
membre du jury.
7 Interprète par ticipant
au concours.
3
➲ En studio
« (…) l’interprète doit posséder des qualités appréciables sur scène et d’autres qui sont plus
du domaine de l’ombre » Nicolas Maloufi7.
Effectivement la scène ne représente qu’une partie du travail de l’interprète. Les répétitions
dans le studio de danse, lieu intime d’échange entre chorégraphe et danseur, lieu où se tisse le
travail, prennent une place prépondérante dans l’activité du danseur. Dans ce cadre réservé,
l’interprétation se construit par strate. Chercher, se tromper, errer, se dépenser. Beaucoup de
12
Réflexions auteur d’un concours d’interprète
recherches et d’expérimentations ont lieu en dehors de la représentation, en dehors de la visibilité,
qui construisent et constituent une sorte de terreau duquel se détachera une forme. Mais la
forme, le moment d’exposition, n’est qu’une étape du travail de l’interprète.
Les savoirs du danseur, son mode de vie, ses convictions, ses pratiques jouent et prennent part
au processus complexe de la création. De ce point de vue, l’interprète ne se réduit pas à un simple relais de l’œuvre. Il fait partie intégrante de l’élaboration de l’œuvre. De plus, il en est souvent
le dépositaire. Son expérience, son corps, gardent les traces du travail du chorégraphe. Il peut
ainsi jouer un rôle important pour la transmission du travail.
➲ Contradictions et interactions
Les questionnaires sont unanimes à ce sujet, ils démontrent tous combien la situation de
l’interprète est paradoxale. « L’interprète respecte l’œuvre. Mais s’il en reste là… ça ne serait
qu’un beau tableau » Fanny Guyomar8 . « L’interprète doit faire corps avec l’œuvre… tout en
gardant sa singularité » Karine Kermin9. Cette posture apparemment contradictoire de
l’interprète met en évidence une des spécificités du savoir-faire du danseur, pour le nommer
j’emprunterai les mots de Walter Benjamin, le « savoir-sentir ».
➲ Savoir-sentir
Il s’agit d’un savoir qui concerne nos perceptions. Ressentir implique une interaction entre
passivité et activité. Pour toucher une orange, si ma main est complètement passive je perçois
peu de choses, si ma main est tendue et très volontaire, je perçois encore peu de choses. Par
contre, si ma main reçoit et perçoit en même temps, elle pourra ressentir le relief de l’orange,
sa chaleur, appréhender sa texture, son poids… Le danseur travaille avec ce savoir-sentir et le
développe. Sa fonction même d’interprète est, comme le dit Anne Journo, de « savoir relier »,
jeux de mises en relation, d’oscillations, de tensions, d’écarts. « Il (le danseur) n’a de cesse de
multiplier les relais entre la sensation et le mouvement, entre l’organique et l’imaginaire, pour
donner au corps sa faculté d’inventer le présent. »10 . Si l’on connaît encore mal la spécificité
du savoir-faire du danseur, c’est que notre culture l’a longtemps rejeté.
➲ Un savoir refoulé
Depuis Platon et avec l’influence de la religion, la culture occidentale s’est lentement construite
sur des notions figées et souvent binaires qui réduisent le corps aux sensations, aux besoins
vitaux qu’il faut maîtriser, dominer, privilégiant surtout une conception instrumentaliste du
corps. Notre culture a élaboré sa pensée et sa conception du corps à partir de dichotomies
efficaces (corps/esprit, bien/mal, actif/passif, beau/laid, sensible/raisonnable). Dans cette perspective, beaucoup de penseurs occidentaux se retrouvent face à l’impossibilité de penser le
mouvement, la circulation, le flux. Comment raisonnablement être actif et passif à la fois ?
Pourtant, dans sa pratique, un danseur peut l’expérimenter tous les jours, la tête aspirée en l’air
et les pieds enracinés dans le sol. Non pas un événement l’un après l’autre, non pas des actions
de cause à effet, mais des interactions, des tensions, des vibrations. Cette vacuité présente au
cœur même de notre langage sous-tend une valorisation de la raison et de ses lois universelles.
Une hiérarchie est instaurée, rejeter l’illusion de nos sensations pour privilégier la pensée. Même
si cette dichotomie, aujourd’hui, nous paraît dépassée nous en portons la trace. Le corps
dansant, dévalorisé, reste confiné dans l’ineffable. Il n’est accepté que sous la condition de sa
transcendance (vers un corps idéalisé, projeté au-delà de son enveloppe charnelle). Ceci nous
explique, en partie, pourquoi il est si difficile de parler et de décrire le travail sensible du danseur.
Réflexions auteur d’un concours d’interprète
Représentante du public
membre du jury.
Danseuse membre du jury.
10 Isabelle Launay,
A la recherche d’une danse
moderne, Chiron, Paris,
1997, p. 90.
8
9
13
➲ Altérations et fictions
L’interprète donne un goût, une consistance, une texture à l’œuvre. En incarnant l’écriture
chorégraphique, en lui donnant corps, il fait émerger un champ de sens spécifiques. Il est
producteur de sens parce qu’il apporte « une valeur ajoutée, celle de sa personnalité de son
fond postural, fait de travail conscient et d’accents inconscients. »11 Le danseur teinte l’œuvre
de sa kinesphère fictive12.
Mary Wigman exprime très bien comment le grain de chaque interprète colore l’écriture chorégraphique, jusqu’à se sentir dépossédée. « Quelque chose d’étrangement passionnant a lieu
pendant cette communication d’homme à homme, du créateur de la danse à l’exécutant.
Quoique la forme donnée demeure identique, quoique son contenu ne soit nullement modifié,
elle est cependant transfigurée par l’image qu’en donne l’exécutant. Ce serait comme un écho
qui nous renvoie notre appel identique, mot pour mot ; mais le timbre a changé et nous
semble parvenir d’une autre dimension. Ainsi l’idée créatrice change de registre instrumental
avec l’apport du danseur et devient un simple support de représentation ; à tel point qu’on en
vient à oublier la paternité de l’œuvre…(les interprètes) furent et sont encore ceux qui
contribuent à donner forme à l’existence même des idées chorégraphiques - en donnent une
justification à l’œuvre par leur interprétation généreuse et inspirée. »13
En regardant plusieurs interprètes danser la même œuvre14, on constate que la diversité des
interprétations crée une richesse, éclaire l’œuvre de plusieurs points de vue. Tout en restant au
plus près de l’écriture chorégraphique se déploie un éventail infini d’interprétations. Ainsi, il n’y
aurait pas une seule interprétation juste. Chaque interprète donne une cohérence et une
évidence à l’œuvre. Le danseur doit trouver son point de vue, sa place par rapport à l’écriture
chorégraphique. C’est une question de mesure, d’écart. Comme nous le rappelle François
Ribac15, « la maladresse » d’un interprète peut aussi servir un auteur. « On sait en effet que la
qualité de l’interprétation peut venir de l’ironie ou de la distance de l’interprète… ».
L’interprétation, liée au spectacle vivant, est ce moment de cristallisation, de passage d’une
œuvre à son public par l’intermédiaire de la corporéité du danseur.
Conclusion
Dominique Brun, Codex
Les tablettes de peau.
12 Michel Bernard, De la création
chorégraphique, CND,
Paris, 2001, p. 100.
13 Mar y Wigman, Le langage de
la danse, Chiron, Paris, 1990,
p. 22.
14 A signaler comme exemple,
le travail des Carnets Bagouet
autour de l’œuvre de
Dominique Bagouet et
la reprise de l’Après-midi
d’un faune de Nijinsky
par le Quatuor Knust.
15 Compositeur et
membre du jury.
11
14
« L’art ne peut être interprété que par la loi de son mouvement, non par des invariants ».16
L’art chorégraphique est toujours en mouvement. Les chorégraphes questionnent et éprouvent
les limites de leur discipline, proposant de nouveaux défis aux danseurs. Dans ce sens, je pense
que les qualités qui définissent une bonne interprétation dépendent de l’œuvre. Même si une des
spécificités du travail du danseur est son rapport au sensible, au savoir-sentir, c’est toujours en
relation avec une œuvre chorégraphique. Il n’y a pas de qualité invariante, ou dans ce cas il
faudrait savoir définir la danse dans l’absolu17. Si les critères d’interprétation ne peuvent pas
être figés, par contre, l’œuvre détermine, elle, des intentions spécifiques qui demandent à
l’interprète de développer des qualités et un engagement particulier. Chaque projet chorégraphique, s’il est conséquent, crée des contraintes spécifiques, un champ de potentiel avec lequel
travaille l’interprète. Tout comme l’interprète donne une vie à l’œuvre, une écriture chorégraphique
forte enrichit l’interprète, le soutien, le guide. L’interprétation dépend donc des choix esthétiques
de l’œuvre puisqu’une des spécificités de la danse contemporaine est de ne pas se référer à un
code particulier, des pas, un vocabulaire… Et c’est bien cette diversité proposée par l’art
chorégraphique qui fait toute sa richesse.
Un dernier aspect du travail de l’interprète, mais non des moindres, le danseur construit son
travail, en studio et sur scène, mais aussi dans sa capacité à faire des choix, à créer des
Réflexions auteur d’un concours d’interprète
rencontres avec des personnes qui l’intéressent, même si tout le monde connaît la précarité et
la difficulté dans laquelle se trouvent souvent les interprètes.
Le danseur n’est pas l’outil du chorégraphe passif et soumis. Il fait des choix, développe un
parcours, construit son expérience, ce que l’on apprend rarement dans une formation. Quelles
pratiques corporelles l’interprète choisit-il ? Avec qui travaille-t-il ? Quelle rencontre va-t-il susciter ?
En répondant à ces questions l’interprète fait des choix esthétiques.
Julie Salgues
Après une formation au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de
Lyon, Julie Salgues travaille comme interprète avec Philippe Saire, Brice Leroux, Odile
Duboc, Laure Bonicel, Dominique Brun et Nathalie Collantes. Elle a écrit avec Nathalie
Collantes, un livre sur la danse pour les enfants aux Editions Autrement, On danse ? Elle
cosigne avec Anatoli Vlassov les projets Les Invisibles (Paris Quartier d’Eté 2004) et
Chorégraphie pour Engins (Nuit Blanche à Paris 2004, à Montréal 2006).
Elle poursuit également des études théoriques concernant la danse. Après l’obtention de
son DEA à Paris VIII, elle suit une formation de culture chorégraphique dirigée par
Laurence Louppe.
Réflexions auteur d’un concours d’interprète
Artpress spécial, n°22,
« Ecosystèmes du monde de
l'art », Paris, 2001, p. 19.
17 A ce sujet lire Nouvelles de
Danses n°34/35, « Danses
nomades », Contredanse,
Bruxelles, 1998. Lire tout
particulièrement l’article
d’Adrienne Kaeppler consacré
à l’anthropologie de la danse,
p. 24 à 43.
16
15
Le statut du danseur
Le métier de danseur, méconnu, est souvent cantonné au rang d’icône. C’est peut-être l’une
des raisons pour lesquelles la situation sociale des interprètes reste mal définie : les mythes
ont-ils besoin d’un statut professionnel ? Pourtant, l’histoire de la danse est aussi l’histoire du
statut du danseur, qui recouvre des questions esthétiques et idéologiques.
La professionnalisation du danseur
Jusqu’à la Renaissance, la danse – qui ne donne pas encore lieu à des ballets – n’est pas
l’affaire de professionnels, en France tout du moins. C’est dans la deuxième moitié du XVIe siècle, époque marquée par d’importants changements dans la pratique de la danse, que l’interprète
commence à être valorisé et que cet art – timidement – se professionnalise : on voit notamment
apparaître des maîtres à danser, dont la fonction est à la fois de régler des ballets, de danser et
d’enseigner. A partir de 1661, leur profession sera encadrée par l’Académie Royale de Danse,
qui délivre l’autorisation d’exercer comme maître à danser. Jusqu’au XVIIIe siècle cependant, les
ballets sont interprétés par des amateurs (« amateurs professionnels », serait-on tenté de préciser
pour certains, étant donné leur célébrité et le nombre de ballets auxquels ils participent) qui
selon toute apparence ne sont pas rémunérés.
Castil-Blaze, Mémorial du
Grand-Opéra, 1847, p. 48.
Les Archives nationales
gardent plusieurs traces de
ces réclamations ; citons une
pétition intitulée « Mémoire
sur l’inégalité des traitements
entre les chanteurs et les
danseurs » (vers 1780), ou
les « Revendications des artistes
de la danse du Théâtre de
l’Opéra demandant
l’augmentation de leurs
appoints » (1920).
20 Instruction du procès entre les
premiers sujets de l'Académie
Royale de Musique et de
Danse et le Sr de Vismes,
s.l.n.d.
18
19
16
L’étape la plus importante dans l’accession du danseur au statut de professionnel est probablement la constitution de l’Académie Royale de Musique, en 1669 : en son sein un véritable corps
de ballet se constitue ; la progression des carrières s’organise, ainsi que les salaires, indemnités
pour les repas, primes pour les représentations supplémentaires... Les rémunérations sont
mensuelles, sauf exception ; si l’on en croit Castil-Blaze18, en 1687, le salaire des chanteurs peut
atteindre 1200 livres, celui des danseurs 1000 livres. Tous touchent une pension de retraite
après quinze ans de service. L’évolution des rémunérations confirme l’avantage des musiciens,
malgré les réclamations des danseurs.
En effet, c’est également au sein de l’Académie qu’apparaissent des revendications sociales et
salariales, qui peuvent être le fait des danseurs19 ou de l’ensemble des artistes : ainsi, un document
conservé à la Bibliothèque Nationale20, retraçant un simulacre de procès opposant chanteurs et
danseurs à de Vismes (administrateur entre 1778 et 1779), révèle un grand nombre des enjeux
que recouvre – de nos jours encore – le statut de l’interprète. Les problèmes soulevés touchent
aux revenus : les artistes réunis revendiquent le droit, pour l’Académie, de se régir elle-même
(en 1780, un arrêt stipulera que les bénéfices doivent être partagés entre les artistes). La question des ressources de l’interprète est bien sûr liée à la reconnaissance de son talent et de son
travail, et à la position sociale qui lui est accordée. Mais les plaignants mettent aussi en cause
la politique de l’administrateur et ses manières (insultes, etc.). Derrière ces revendications de
respect – proches parentes de celles que l’on entend aujourd’hui lors des scandales qui agitent
régulièrement le milieu de la danse –, on saisit l’enjeu pour l’artiste de faire reconnaître ses
compétences, non seulement sur scène, mais en ce qui concerne l’administration de l’institution :
« vous voulez que nous soyons neutres pour ce qui intéresse l’administration de l’Opéra,
comme si cette machine nous étoit étrangère : vous croyez donc que notre sensibilité et notre
Le statut du danseur
intelligence sont concentrées dans nos jambes et notre gosier ? » ; « une Académie de talents
agréables est-elle une ferme qu’un chacun puisse marchander, acheter, exploiter à son gré ; et les
Sujets qui la composent sont-ils des instruments passifs qu’il peut conserver, rejeter ou briser
comme il lui plaît ? » C’est bien ce statut d’ « instrument passif » qui, déjà, pose problème. Si,
de nos jours, ce débat semble clos pour la musique, en revanche le statut d’artiste et d’individu
maître de son parcours est loin d’être acquis pour le danseur. Nombreuses sont les compagnies
qui ne consultent pas les danseurs dans le cadre du montage des projets21 ; en termes
artistiques, ils sont souvent perçus comme de simples exécutants. Cet enjeu d’autonomie et de
responsabilité constitue le noud de la question du statut de l’interprète. Il touche aussi bien à ses
conditions de travail qu’à son rôle de créateur et à sa formation22.
Nouvelles esthétiques, nouveaux statuts
L’éclosion de la danse moderne, au début du XXe siècle, entraîne l’apparition de nouveaux modes
de travail. Le statut qui s’était imposé était celui de salarié à temps plein. En-dehors des institutions, ce modèle vole en éclats : les danseurs sont souvent dans la nécessité d’occuper aussi un
emploi en-dehors de la sphère artistique, d’enseigner, de travailler dans le music-hall…
Dans l’évolution de la « belle danse » des XVIIe-XVIIIe siècles et de la danse moderne puis
contemporaine, on peut lire le même schéma : il semble que les mouvements chorégraphiques
naissent grâce à la passion d’amateurs ; ensuite, la danse devient plus virtuose, conquiert d’autres
publics ; elle s’institutionnalise, et le statut du danseur évolue lui aussi.
A partir des années 1970, la reconnaissance progressive de la jeune danse se traduit en
subventions et en programmations, qui permettent aux compagnies d’offrir plus de travail et de
sécurité d’emploi aux interprètes, qui ne sont pas aussi nombreux qu’aujourd’hui. Le régime de
l’intermittence du spectacle, instauré en 1969, est d’abord marginal, puis se répand au point de
devenir l’emblème d’un « statut qui n’en est pas un ».
Intermittence et précarité
On compte aujourd’hui23 environ 5000 danseurs en France. 500 sont « permanents » – salariés
par quelques grandes compagnies, payés chaque mois dans le cadre d’un contrat de droit
commun – et 4500 sont intermittents du spectacle.
Ces derniers, embauchés pour des durées courtes24, perçoivent (sous réserve de remplir certaines
conditions, modifiées par un nouveau protocole en 2003) des indemnités versées par les
Assedic pour les jours non travaillés25. Ce régime d’Assurance chômage constitue une sécurité
d’autant plus importante que les effectifs des danseurs ont augmenté, au cours des dernières
années, beaucoup plus que la masse de travail26. Mais il ne préserve pas les intermittents – et
tout particulièrement les danseurs – de la précarité. Leurs cotisations sont soumises à un abattement,
ce qui est avantageux à court terme mais leur ouvre des droits moindres (retraite, prévoyance). La
formation continue leur est difficilement accessible. Enfin, bien entendu, ils enchaînent les contrats à
durée déterminée et ne bénéficient d’aucune indemnité de licenciement.
La situation d’un danseur est théoriquement comparable à celle de tout comédien ou musicien
intermittent. Dans les faits, son statut est souvent plus précaire encore. Anonyme, moins
médiatisé et valorisé que le comédien, moins encadré par des dispositions particulières que le
musicien, lié à un art relativement peu diffusé, le danseur fait partie des intermittents les plus
pauvres. En 2001, plus de 20 % des danseurs intermittents déclarent des revenus annuels
inférieurs à 7470 €, soit quasiment le seuil de pauvreté pour une personne seule. 40 % déclarent
entre 7622 et 15092 €.
Le statut du danseur
Bien entendu, plusieurs compagnies associent pleinement
les danseurs aux projets.
La danse moderne dans les
premières décennies du XXe
siècle n’a pu se développer
qu’avec une reconnaissance
importante du rôle du
danseur ; aujourd’hui, dans
de nombreux cas, la frontière
interprète-chorégraphe est perméable et le danseur construit
son parcours de façon autonome. Il ne s’agit ici que de
souligner les enjeux de
revendications qui se justifient
dans certains pans du monde
de la danse.
22 Sur la question de
l’autonomie de l’interprète,
voir « L’incarnation du
danseur, entretien avec
Wilfride Piollet et Nadège
Tardieu », in Adage
(Repères), Biennale nationale
de danse du Val-de-Marne,
numéro de mars 2004,
et « Entretien avec Raphaël
Cottin, danseur », idem,
numéro de mars 2003.
23 Les chiffres qui suivent sont
tirés de l’étude sur les
danseurs publiée dans
Développement culturel,
ministère de la Culture,
n°142, novembre 2003.
24 La durée moyenne d’un
contrat de travail pour un
danseur est passée de 28
jours en 1987 à 7 en 2000.
25 Ces indemnités constituent la
principale source de revenus
d’un quart des danseurs
intermittents en 2001.
26 Au cours des quinze dernières
années, l’offre d’emploi a à
peine doublé, et le nombre
d’intermittents danseurs
s’est multiplié par trois. Il en
résulte une fragilisation
importante : en 1987, un
danseur déclarait en moyenne
95 jours de travail ; en 2000,
59 jours.
21
17
Des spécificités ignorées
Les particularités du métier de musicien sont encadrées par une longue annexe à la convention
collective des entreprises artistiques et culturelles. On pourrait s’attendre à ce que l’avenant
relatif aux danseurs prenne en charge les problèmes spécifiques liés à la danse, mais il n’en est
rien.
Ces problèmes sont principalement la formation continue, la santé et la reconversion. Le
danseur, en période de chômage, doit entretenir ses capacités physiques ; or ses moyens lui
permettent rarement d’investir dans des cours, coûteux. La santé est un problème majeur : une
enquête de 199027 révélait que près de 28 % des danseurs avaient eu un accident du travail en
1989. Mais la prévention est quasi inexistante et l’accès aux soins n’est facilité en aucune
manière28. Enfin, rien n’est fait pour préparer une reconversion quasi inéluctable29.
Dès 1990, cette situation conduisait Jean Maheu30 à déclarer que « les relations de la danse et
du droit ont été longtemps au mieux inexistantes, au pire conflictuelles […]. Le régime juridique
du travail des danseurs en constitue une autre illustration ». Et de mettre en garde : « il
n’apparaît pas plus longtemps possible d’acclamer le danseur comme artiste tout en le niant
comme professionnel ».
Jean Maheu, Profession
danseur, Conseil supérieur
de la danse, 1990.
28 Le Centre national de la danse
commence à développer des
actions dans ce domaine.
29 La question de la reconversion
se pose généralement entre
30 et 40 ans et se déroule
souvent violemment, dans
des conditions financières
difficiles. Voir « La reconversion
des danseurs : une responsabilité collective », rapport
présenté par Anne Chiffert et
Marcelle Michel, ministère de
l’Emploi – ministère de la
Culture, septembre 2004.
30 Jean Maheu, op. cit.,
pp. 5 et 17.
31 « Entretien avec Raphaël
Cottin, danseur », in Adage
(Repères), mars 2003, op.
cit., p. 20.
27
18
Nous vivons une époque où « un danseur est prêt à tout accepter, sur tous les plans (chorégraphique, artistique, financier, social)31 », rappelle Raphaël Cottin, résumant une opinion
répandue. Dans un contexte peu favorable, il est certes difficile de militer pour des avancées
sociales. En outre, la passion est censée s’accommoder de la précarité…
On l’a vu, le statut social de l’interprète n’est pourtant pas une question accessoire. La danse,
de divertissement, est devenue un art, dit-on. Mais la précarité dans laquelle est maintenu
l’interprète jette un sérieux discrédit sur la valeur de la danse et sur le rôle qu’elle tient dans
notre société. Au cœur de cette société, le danseur porte le message du respect dû au corps,
des possibilités artistiques et humaines ouvertes par le corps ; il est aussi celui qui n’a jamais
fini de se former, de travailler ; il représente enfin l’irréductibilité de l’homme, qui sur scène
affirme sa présence, sa liberté et son unicité. C’est le contraire qui se lit dans le mépris du corps
que révèlent le nombre d’accidents et l’absence de prévention, dans la situation démunie des
danseurs qui atteignent la quarantaine, dans l’abdication face à des règlements inadaptés et la
soumission à des modes de travail qui nient le statut de l’interprète. Repenser le statut du danseur, c’est aussi repenser la danse et affirmer des valeurs dont nous avons sans doute besoin.
Marie Glon
Marie Glon est responsable de la rédaction de Repères, revue de danse publiée par la
Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, collaboratrice du Journal des Spectacles
et de fluctuat.net. Après un DEA sur les représentations de la danse à la Renaissance,
elle commence une recherche sur l’histoire du corps du danseur.
Le statut du danseur
Danseur est un genre sexué
Avec sa souriante provocation et malgré une profondeur d’analyse remarquable, il est fort à
parier qu’Alwin Nikolais se trompait lorsqu’il affirmait que quand un danseur entre en scène, il
n’y a aucun intérêt à noter où son costume fait des bosses… La prise de position du grand maître
américain est compréhensible lorsque l’on se souvient de son insistance à faire disparaître tous
les affects pour laisser au seul mouvement le soin d’exprimer. Pour lui tout est dans le geste et
non dans le genre de celui qui le porte. Pour autant, sa prise de position vise sans doute, dans
le cas présent, un peu trop haut. La différence entre danseuse et danseur est tellement profonde
qu’il n’est pas possible de la négliger et elle conditionne notre façon même de recevoir la danse,
au point d’en modifier la perception.
La séparation des sexes
La gestuelle de violence et d’arrogance de La Tentation (1990), solo initialement composé pour
lui-même par le chorégraphe Jean Gaudin, change complètement de signification lorsqu’elle est
transmise à une femme. Impeccable dans les intentions, dans la précision, Marie Cassate
reprend exactement ce que faisait Jean Gaudin mais se voit obligé de l’adapter. Quand un danseur
passe la serpillière et que de ce mouvement se déduit une forme de provocation et de violence,
cela n’a pas le même sens que quand ce danseur affiche - pour répondre à Nikolais - des rondeurs suffisamment suggestives pour que jamais on ne puisse ignorer qu’il s’agit d’une femme.
Les fonctions sociales attribuées à l’homme et à la femme, à tort ou à raison, la question n’est
pas là, conditionne le sens - toujours social - que l’on sera conduit à y lire. Dans le cas présent,
cette reprise au féminin d’un incroyable délire de puissance, perdait son caractère dérisoire et
douloureux (ce que traduisait la version masculine, sorte de parodie de l’homme qui voulut être
roi en version domestique) en devenant franchement inquiétante. Marie Cassate, parce que sa
gestuelle ne traduisait aucune dérision - là encore à tort ou à raison quand il s’agit de passer la
serpillière - montrait qu’il y avait les germes de toute violence, de toute outrance dans l’humain,
quel qu’il (ou elle) soit. Le paradoxe est que la version féminine de ce solo est plus universelle
que la version masculine.
Autre exemple, chez Brumachon. En 1994, le chorégraphe crée Bohème, quatuor exclusivement masculin. Il y étudie le glissement progressif dans la cruauté et la tentation du sadisme
d’un groupe de ce qui pourrait être des jeunes soldats ou des étudiants dans un dortoir. Mais
le projet devient passionnant parce qu’en 1997, le chorégraphe, à la demande de ses danseuses,
adapte cette pièce pour quatre femmes. Si Bohème Homme donc reste une bonne pièce, la
version féminine est, elle, exceptionnelle et glaçante. Les quatre danseuses passent avec un
naturel effroyable d’une puérilité mutine à une véritable cruauté raisonnée. Il ne s’agit plus
d’esthétisation du corps, de la force et du muscle mais d’une véritable descente au scalpel dans
l’âme, sans décorum de l’effort, du corps dominateur et musculeux. La violence est dans ce
détachement ultime de la danse d’une femme où rien n’évoque le héros.
Danseur est un genre sexué
19
Un art masculin
Car la question est bien là. Il n’y a de danse que dans un rapport au social et celui-ci implique toujours que la danse soit un art masculin. Curt Sachs, dans son Histoire de la danse qui a marqué
le début d’une approche anthropologique de la danse, remarque d’ailleurs que la danse, pour
être plutôt une affaire masculine, n’en ignore pas pour autant les femmes mais qu’en revanche,
la séparation des sexes reste une règle fréquente. Il précise : « Les danses d’hommes dépassent largement en nombre les danses de femmes. Les hommes se sont réservé exclusivement
les danses de chasse, les danses guerrières et les danses solaires et presque entièrement les
danses animalières, les danses d’esprit et les danses d’initiation des jeunes gens. »32 Cette
prépondérance masculine sur la danse s’appuie sur l’idée du héros qu’il faut valoriser par
l’effet de la mise au centre du dispositif d’admiration que suppose toute danse prise dans son
aspect social. Le rôle ostentatoire de la danse revient à recréer l’image du héros, à le mettre au
centre d’un cercle de regard qui vaut comme métaphore de la structure sociale dans son ensemble. On fait place et l’on admire le danseur pour ce que la danse signifie des vertus éminentes
du guerrier, du chasseur ou de l’initié et partant, aussi pour la virtuosité de celui qui, parmi les
guerriers, les chasseurs ou les initiés, est le plus rapide, saute le plus haut, est le plus endurant
ou tout simplement fait preuve de cette injuste et infiniment puissante magie que l’on appelle la
présence. Cette constatation ethnosociologique est confirmée par l’histoire de la forme spectaculaire saltatoire en Europe. La danse y est d’abord une histoire d’hommes.
Quand en 1661, Louis XIV crée l’Académie Royale de Danse, il ouvre la porte au professionnalisme.
Mais pour cette haute institution, le Roi Soleil, grand danseur s’il en fut, nomme uniquement des
hommes, les meilleurs maîtres de danse de son époque. Il s’agit donc d’une assemblée sélectionnée dont le travail est très profondément marqué par le respect du vocabulaire. Il fait la part belle
aux sauts ; les grands levés de jambes, physiologiquement plutôt féminins, sont tout à fait impossibles à réaliser avec les tenues de l’époque, costumes de scène, très lourds et très ornés.
Pour toutes ces raisons, mais aussi pour des raisons sociales diverses et que l’on connaît déjà,
allant de la volonté de prévenir toute prostitution comme de tenir les femmes à l’écart d’une
chasse gardée masculine, les danseuses n’apparaissent sur scène que tardivement. Dans le
Ballet Royal de la Nuit (1653), on verra Lully lui-même incarner l’une des trois Grâces…
Il faudra attendre la fin du XVIIe siècle pour que des dames remplacent les travestis. Sur le plan
« socio-chorégraphique », le XVIIIe siècle pourrait aussi s’analyser comme la lutte des femmes
pour exister auprès de danseurs « starifiés » et incroyablement renommés.
Plus largement, dans l’histoire de la danse, la place faite aux hommes est infiniment plus
importante que celle laissée aux femmes. A l’origine, les maîtres de ballet, depuis Guillaume le
Juif, l'un des premiers à avoir laissé un traité de danse (1463), jusqu’à Feuillet (1700), les
théoriciens, les grands interprètes mythiques sont des hommes. Il serait très intéressant de
s’interroger sur ce qui peut, aujourd’hui, sembler incongru : pourquoi la danse fait-elle, à ce
point la part belle à l’homme ?
L’avènement de la danseuse
32
Car, évidemment, c’est cette incongruité elle-même qui pose question car affirmer qu’aujourd’hui la danse est un art masculin passe pour une joyeuse provocation. De fait, quand
Saint-Léon compose Coppélia, en 1870, et contrairement à Lully en 1653, il n’attribue pas de
rôle au danseur, confiant celui de Frantz, le fiancé de Swanilda, héroïne du ballet, à une femme,
Curt Sachs, Histoire de la
danse. Ed Gallimard. Coll.
l’Espèce Humaine 1938.
p. 99.
20
Danseur est un genre sexué
la fameuse Eugénie Fiocre, danseuse qui va faire une carrière tout à fait respectable à l’Opéra
de Paris en brillant particulièrement dans les rôles travestis. Cette disparition des danseurs au
XIXe siècle n’est pas seulement symbolique, elle est aussi inscrite dans les effectifs des
compagnies, en particulier celle de l’Opéra de Paris. « En 1821, on compte pour chaque "genre"
(noble, demi-caractère et comique) un premier sujet et un "remplacement" homme et femme.
Trente ans plus tard, en revanche, les genres ont disparu, et vingt-et-une solistes-filles et douze
coryphées font face à quatorze garçons. Indice significatif également, en 1860, on dénombre
seize femmes coryphées et quatre hommes – lesquels sont d’ailleurs qualifiés de « mime »33.
Chose assez rare dans l’histoire de l’art, cette mutation profonde dans le genre de la danse, son
passage du masculin au féminin, est extrêmement daté. Ce changement total de polarité
commence au début des années 1830. Le 21 novembre 1831 Giacomo Meyerbeer crée le célèbre
opéra Robert le diable. On y décœuvre le fameux Ballet des nonnes où une jeune danseuse au
physique étonnant pour l’époque, Marie Taglioni, fascine le public. Elle est assez diaphane,
dotée de longs bras, les cheveux très noirs, quand l’idéal serait d’être piquante, vive et petite,
les cheveux blonds ou du moins clairs et le charme alerte. Son père, vieux routier de la scène
européenne, a adapté la technique pour utiliser au mieux les qualités de sa fille. Il lui a fait, entre
autres, adapter une invention alors encore confidentielle, des chaussons rembourrés permettant
de se dresser sur les orteils, les pointes. Le ballet de Robert le diable est un tel succès qu’il
incite le ténor Nourrit à proposer au Docteur Véron, directeur de l’Opéra, l’argument d’un ballet
complet inspiré de cette esthétique nouvelle et, le 12 mars 1832, Philippe Taglioni crée La
Sylphide ; le triomphe est inimaginable. Le ballet romantique est lancé et avec lui l’un des fétiches
les plus puissants de l’imaginaire érotique occidental, la ballerine. La danseuse, avec pointes, tutu,
vaporeuse chorégraphie romantique et s’appuyant sur une dramaturgie très particulière,
élimine physiquement le danseur de scène tout en imposant un genre physique et une rêverie
érotique unique. Figure de plus en plus détachée du réel pour n’être plus que le support du
fantasme, la ballerine devient cette petite poupée tournant sur la boîte à musique au son aigrelet
d’une mélodie idiote mais aussi l’image même d’une femme puissamment charmante, au sens
le plus fort du terme : mélange de fantasme et de mécanisation.
La disparition des danseurs était inscrite dans la réussite de la ballerine, mais ce succès fut
aussi la cause de la quasi-stérilité dans laquelle sombra le grand ballet. Sans un grand danseur,
Giselle ne peut dérouler son rêve. Sans un grand partenaire, la danseuse romantique se
cantonne rapidement à la répétition stérile du même manège de séduction. Ce n'est sans doute
pas un hasard que le seul endroit où survécurent les Willis fut cette brume russe qu'agitait
encore une danse masculine à moins que l’on ne préfère le vigoureux Danemark où
Bournonville défendait les danseurs. Pour vivre, la danse romantique avait besoin de l’homme
que sa dramaturgie érotique tendait pourtant à éliminer.
Un art érotisé
Cette invention de la ballerine et son corollaire sexuel va avoir une influence directe sur notre
perception de la danse et explique la prise de position de Nikolais, mais aussi sa limite. Quand
la danse était un art sexué, la révolution romantique en a fait un art érotisé. Il n’est plus,
aujourd’hui, pour un occidental, possible de détacher sa perception de la danse de cette figure
fantasmatique. Même vouloir l’ignorer ou lutter contre, comme l’ensemble du mouvement de
la Jeune Danse Française (1970-1995 circa) revient à renforcer encore la puissance du fétiche
Danseur est un genre sexué
33
21
Jean-Pierre Pastori,
L’homme et la danse.
Ed Vilo Paris / Office
du livre Fribourg 1980.
p. 58.
par un effet de réaction. Remettre en cause la danse classique, en faire un repoussoir n’a pas
contribué à en atténuer la puissance érotique, bien au contraire34. En effet si la situation des danseuses au XIXe ne répond pas à des principes moraux très stricts, elle n'est pas tellement différente
de la cantatrice ou de l'actrice qui, elles aussi, furent entretenues. Il serait plus
intéressant de se demander pour quelles raisons complexes, seule la danseuse s'en est vue ainsi
dévalorisée. Quant à l'idée qui voulait que les danseuses n'étaient pas payées, elle est simplement
fausse. Qu'elles fussent moins bien rémunérées que d'autres, sans doute, mais imaginer que toute
leur rémunération relevait de la prostitution est un fantasme pur et simple. Mais tout à ce fantasme,
la critique, comme tout le mouvement de cette époque s’emporte. En prétendant que toute la danse
romantique se limite à un foyer de prostitution et se satisfaisant de ce résumé lapidaire, c’est-àdire la danseuse est une putain, la jeune danse renforce le cliché sans en faire l’analyse.
Si la part sociale de la gestuelle, telle qu’elle s’attache aux genres, donne à chaque mouvement
une couleur émotionnelle différente, la particulière érotisation de la danse en Occident rend
cette question extrêmement complexe. Parler du sexe du danseur revient toujours à en évoquer
le fantasme, la possible homosexualité, les mours légères, la vénalité… C’est-à-dire que parler
du genre du danseur revient toujours à interroger cette rupture si étrange, quand Monsieur
Taglioni demanda à sa fille Marie de plier rêveusement le bras et d’enfiler ces étranges chaussons
à bout renforcé. Et le désir d’épure de Nikolais ne peut pas grand-chose face à une telle
machinerie fantasmatique.
Philippe Verrièle
34
Il suffit de relire ce qu'écrivait
la critique Laurence Louppe
pour le mesurer : Laurence
Louppe, « Danse et
prostitution » in Art press n°89 - Février 1985.
22
Philippe Verrièle écrit sur la danse depuis plus de quinze ans. Journaliste, il rejoint en
1989 l'équipe de la revue des Saisons de la danse dont il prend la rédaction en chef en
1994. Il est aujourd'hui le critique de danse et de musique du quotidien 20 minutes et
contribue à plusieurs magazines spécialisés en France (Journal des Spectacles, La
Scène, Danser) et à l’étranger (Danza e danza). Auteur de plusieurs ouvrages, dont Les
légendes de la danse et Les chefs d’œuvre de la danse (Hors collection). Il vient de
publier avec Amélie Grand, directrice des Hivernales d’Avignon Où va la danse ? (Le
Seuil). Son prochain livre, La muse de mauvaise réputation (La Musardine) traite des
relations de l’érotisme et la danse.
Danseur est un genre sexué
Annexes
23
La place de l’interprète dans
l’œuvre chorégraphique
Par Julie Salgues
Plateau régional « Talents Danse »
Un concours d’interprète
L’ADAMI a créé cette année un premier concours d’interprète intitulé « Talents Danse ». Dans
cette perspective, elle a demandé au réseau des Petites Scènes Ouvertes d’organiser et
d’accueillir des plates-formes régionales. Pour participer, les danseurs devaient être professionnels depuis trois ans. Une première sélection a eu lieu à partir des CV. Les candidats ont
ensuite été répartis par l’ADAMI entre plusieurs villes : Rennes, Lille, Niort, Bordeaux et
Montpellier. Après la confirmation de leur participation, chacun a été convoqué pour présenter
un solo de son choix d’une durée de cinq minutes. Dans chaque ville, un jury, composé en
Poitou-Charentes par l’association Les Eclats, avait pour mission de choisir un danseur et une
danseuse qui participeront à une dernière sélection sur Paris où quatre d’entre eux auront
l’opportunité de travailler avec des chorégraphes de renom.
A l’initiative de l’association Les Eclats et de l’Agence régionale du spectacle vivant, le déroulement de ce Plateau régional « Talents Danse » a été accompagné d’une réflexion partagée sur
la question de l’interprétation et de son évaluation. Marion Bati m’a invitée à suivre ce concours
et à penser avec elle son déroulement, ayant personnellement un projet de recherche théorique
concernant les pratiques des danseurs. C’est le résultat de cette réflexion et le processus du
travail engagé que je vais vous restituer maintenant.
En premier lieu, quelques mois avant le concours, nous avons envoyé un questionnaire au jury
et aux danseurs participants. Par ce biais, il s’agissait de susciter une réflexion et de déclencher
des réactions afin qu’un échange puisse avoir lieu entre jury et participants.
Ce questionnaire nous a permis de donner une place à la parole de l’interprète, rarement prise
en compte. On interroge souvent les chorégraphes à propos de leur travail mais quasiment
jamais les interprètes. D’ailleurs, il suffit de regarder les publications sur la danse pour constater
cette méconnaissance du travail de l’interprète. Cette absence de réflexion et d’énonciation
signifie aussi une non-reconnaissance de son savoir-faire. Pour nous il était donc important
d’ouvrir un dialogue avec les danseurs participants au concours, de connaître les enjeux de leur
interprétation.
35
Voir à ce sujet le fameux
texte de Benjamin Walter,
« L’œuvre d’art à l’époque de
sa reproductibilité technique »,
Allia, Paris, 2003.
24
Le même questionnaire a été adressé au jury pour initier une première réflexion sur les critères
d’évaluation. Effectivement, la question des critères reste souvent éludée, voire taboue. Sujet
très délicat dans le domaine artistique où le mystère, l’émotion et l’aura35 sont des valeurs
difficilement quantifiables et mesurables. Mais si l’on ne se pose pas la question des critères,
on laisse la place à un grand flou qui se résume finalement au goût personnel de chacun, sa
seule subjectivité comme critère. C’est pourquoi, sans avoir la prétention de trouver des
Annexes
réponses, nous voulions au moins poser des questions et susciter une réflexion. Le travail du
danseur est nourri par son expérience, ses pratiques, il acquiert un savoir-faire. Quel est ce
savoir-faire ? Comment évaluer un interprète ?
Le questionnaire
Après réflexion, nous36 avons dégagé trois catégories d'interprètes qui nous paraissent
représentatives :
Le caméléon : celui qui peut passer d'un travail chorégraphique à l'autre sans difficulté.
Un bon interprète doit-il savoir tout interpréter ?
L’égérie : celui qui se lie totalement à l'œuvre d'un seul chorégraphe.
Un bon interprète fait-il corps avec l’œuvre ?
Le personnage : celui dont la personnalité sera tellement forte que c'est elle que l'on perçoit
avant de recevoir l'œuvre.
L’interprète doit-il s'approprier l’œuvre ?
Pour vous, de quelle(s) qualité(s) l'interprète doit-il être doté ?
Comment distinguer l’interprète de l’œuvre ?
Ces catégories ne sont pas exhaustives, loin de là, mais elles démontrent d’emblée qu’il existe
plusieurs façons d’envisager ce travail d’interprète, et qu’elles correspondent aussi à des partis
pris, des idéaux. Il en existe d’autres, pour Rosella Hightower, par exemple, « l’interprète idéal
est "blanc". Il doit oublier ses propres repères et n’avoir aucun préjugé pour être apte à suivre
le chorégraphe, être sensible à ce qu’il cherche, essayer de le comprendre »37.
Suite à la proposition de l’association Les Eclats, j’ai assisté au concours, aux discussions préparatoires et aux délibérations. Je vais maintenant retracer brièvement cette journée. Je vous exposerai,
ensuite, une synthèse des réponses au questionnaire que nous avons reçues.
36
37
Annexes
Marion Bati et moi-même.
Rosella Hightower.
« Une interprète dans la vie ».
In Marsyas n°28,
décembre 1993. p. 58.
25
Une journée au Moulin du Roc,
lieu d’accueil du concours
Discussion
Avant le passage des interprètes, le jury se rassemble pour établir des critères d’évaluation. Il
se compose de sept personnes38 représentant plusieurs domaines artistiques. Les points de vue
se croisent. Qu’est-ce que chacun privilégie quand il regarde ? On constate d’emblée des
divergences, certains privilégient l’émotion, d’autres la musicalité ou encore le rapport à l’espace,
au public… De plus, l’objectif du concours, celui de créer une rencontre entre interprètes et
chorégraphes, devient aussi un critère important. Une perspective dont le jury tiendra compte
également lors des délibérations.
La question des critères nous met face à des mots fourre-tout qui évoquent beaucoup de choses
sans que l’on sache précisément de quoi il s’agit. Ces mots, « présence », « ressenti »,
« intention », « engagement »… que l’on emploie si facilement cache un gros trou noir d’impensé.
Cette discussion met en évidence la nuée d’implicites qui recouvrent une bonne partie du vocabulaire concernant le travail sensible du danseur.
Toutefois, le jury s’est entendu pour déterminer trois points de vue :
Impressions : première impression, sensibilité, ressenti.
Qualités de danse : états de corps, poids, espace, musicalité.
Engagement : cohérence avec l’œuvre, qualité de présence / distance, choix, conscience corporelle.
Passages
Les interprètes dansent. Nous discutons ensuite avec eux pour connaître leur travail, leur
parcours et les enjeux de leur interprétation. Je résume là, les propos des interprètes39, pour
donner un goût de leur recherche et des différents modes de travail que chacun a développés.
➲ Jesus Sevari interprète et chorégraphe de Fanstasy Brain
Deux danseuses, Anne Journo
et Karine Kermin, une metteur
en scène, Sigrid Gloanec un
compositeur, François Ribac,
une représentante du public,
Fanny Guyomar, un programmateur, Christian Vernadal,
une chorégraphe,
Agnès Pelletier.
39 J’ai mêlé parfois leurs écrits et
leurs paroles, suivant le cas de
chacun, pour plus de concision.
38
26
« J'ai travaillé avec la nature, accompagnée d’un texte d'Aristote qui décrit l’homme comme un
cinquième élément de l'univers… Faire partie de l'univers. On fait partie de quelque chose de
très grand.
… Je voulais faire quelque chose avec le silence et la voix, sans support extérieur ».
Enjeux interprétatifs :
… danse naturelle, sans artifice où la personnalité de l’interprète est mise en avant. A l’opposé
de toute démonstration de virtuosité, je privilégie l’échange direct avec le public. »
➲ Capucine Lucas interprète Trio chorégraphié en collaboration avec Rosine Nadjar
« Rosine Nadjar a amené tout le travail musical et avec l’espace. Elle m'a fait écouter cette
musique et j'ai improvisé avec. La musique est vraiment l'élément moteur. Elle ne m'a pas
demandé un état de corps particulier.
… L’enjeu de mon interprétation : être le plus sincère possible pour trouver une connivence
avec le public…
Annexes
… Je n'oublie jamais que je suis avec le public. J'ai envie de raconter quelque chose que je ne
peux raconter que dans la danse. J'ai envie de partager ce moment, d'être sincère, même si je
dois être maladroite. »
➲ Solène Cerutti interprète et chorégraphe de Personae
« J'ai choisi les contraintes qui m'intéressent le plus, celles où j'ai parfois le plus de mal.
Je peux définir les quatre choix :
La sensation d'état intérieur,
L'indécision et les choix rapides,
Le côté joyeux,
La décision pour contraster avec l'indécision.
« Par cette interprétation, j’aimerais vous offrir un moment de joie, de nostalgie, de tristesse…
Le sentiment importe peu, j’espère simplement que cela vous parlera. »
➲ Armelle Huet interprète de Florentina chorégraphiée par Christine Bastin
« Christine Bastin a travaillé sur quelque chose qui l'a beaucoup meurtrie. C'est une situation
très personnelle (c'est une prostituée qui a été complètement marquée au visage et détruite).
Elle m'a transmis cela sans que je le sache au départ. On a travaillé sur la colère interne, sur
quelque chose de très condensé, de très musculaire, qui monte, qui monte… mais c'est
toujours contenu… on a commencé a travailler avec l'improvisation, jusqu'à ce que je prenne
mes distances en évitant de prendre les choses trop à cœur… comme un élastique toujours en
tension sans que jamais cela lâche. Il fallait que je tienne, que je tienne, … il y a toujours une
perpétuelle tension. »
En tant qu'interprète, il faut se distancier pour pouvoir ensuite rentrer complètement dans le
"raffiné" vis-à-vis de la chorégraphe, avoir du recul par rapport elle. »
➲ Bérangère Bouille interprète et chorégraphe de Degré d’émotion
« L'enjeu pour moi était de montrer que j'étais capable de chorégraphier un solo seule.
… Je n'ai pas beaucoup d'expérience. Je voulais voir autre chose que ce que j'avais l'habitude
de voir.
… La musique, je l’utilise plus en contraste avec ce que j'ai choisi comme thème et comme
type de recherche. J'ai choisi l'émotion. Comment se retranscrit-elle dans le corps ? »
➲ Nicolas Maloufi interprète et chorégraphe de Fractal 1
Propos artistique :
« Dépasser cette structure qui régit ce corps. A déconstruire et reconstruire les sensations,
interprétations, les formes, les réactions et les fragmenter. Un trou noir où tout se concentre,
se désordonne, une expérience sensorielle, fragmentation physique, spasme. Créer et
expérimenter des zones de réactivité, des sas de dégagement permettant la multiplicité, la
mobilité et l’évitement plutôt que le carcan de l’engagement. »
Annexes
27
Propos corporel :
« Finalement, il fallait un moteur pour initier le mouvement. Ce fut celui de structures géométriques
virtuelles, imaginaires mais également de mon corps comme producteur de ces structures
géométriques qui m'apparaissent au fil de ma danse. L'idée était de se servir de ces structures
comme support pour initier le mouvement. Reconstruire avec ce corps les formes imaginaires. »
Enjeux interprétatifs :
« Traverser des identités, des états de corps différents. Prendre conscience de cette multiplicité
qui nous constitue et la donner à voir. L’enjeu est dans le passage d’un état à un autre, d’aller de
l’intérieur vers l’extérieur, sans projection mais ouverture pour servir cette multiplicité. »
➲ Irina Telkova interprète et chorégraphe de As so as to talk
« L'idée de faire ce solo est née en France en 2002. C'était un reflet de ma vie à l'étranger avec
les difficultés du langage et en général avec les difficultés de s'adapter à une autre culture.
Ce qui m'intéressait, c'était de parler en langue corporelle de ces problèmes de communication
et de compréhension, de jouer avec la langue et avec la possibilité d'exprimer quelque chose.
Je voulais regarder le corps comme moyen de communication, et comme cela pour moi c'était
intéressant de trouver un langage de mouvement équivalent à mes pensées. »
➲ Caroline David interprète et chorégraphe de Zdag-Zdag
« J’ai eu envie de composer ce solo à la manière d’une chanson. Vu du ciel, c’est une partition
qui se dessine sur le sol. Zdag-Zdag est aussi un personnage, un vagabond. »
Enjeux interprétatifs :
« Clarté et nuance de chaque intention.
Avoir l’air de rien mais être très présente.
Que par la musicalité du mouvement puisse se dégager la théâtralité, l’émotion.
Ne pas se laisser aspirer par la musique.
Je ne suis jamais rentrée complètement dans une écriture. J'ai beaucoup de mal. Du coup j'ai
travaillé avec des chorégraphes qui laissent une grande possibilité d'interprétation. »
➲ Rolando Rocha interprète de Vestido de hombre chorégraphié en collaboration avec Pal Frenak
« Ce solo a été créé sur la proposition et sous la direction générale du chorégraphe Pal Frenak.
Il a été chorégraphié à partir de matériaux personnels. »
Propos artistique :
« Quelle serait la place de ce que l'on appelle masculin ou féminin, dans un corps d'homme qui
porte une robe ? Animalité-femme, sensualité-homme. L'animalité dans le féminin, la sensualité
dans le masculin : est-ce qu'il existe vraiment une différence ? Où se situe la délimitation ?
Peut-on faire référence à une éventuelle fusion des deux ? »
Enjeux de l’interprétation :
« Une interprétation qui se voudrait impartiale dans l'adoption et l'appropriation des traits de
caractère ambivalents du personnage, déjà fortement connoté par sa tenue vestimentaire. Une
interprétation qui va chercher à privilégier une certaine neutralité émotive, par-delà des
moments d'intensité majeure ou mineure, dans la perception du spectateur. »
28
Annexes
Comme vous pouvez le constater, la plupart des solos ont été chorégraphiés par les danseurs euxmêmes. Cela révèle qu’effectivement, pour la danse contemporaine, le répertoire ne bénéficie pas
du même usage que pour le théâtre, la musique ou la danse classique. L’utilisation de l’écrit,
du « partitionnel » reste relativement restreint dans la pratique des danseurs, autant pour la
création que pour l’interprétation. De plus, la vidéo et la mémoire des danseurs sont, pour
l’instant, les dépositaires privilégiés de l’œuvre chorégraphique. Les termes « interprète » et
« interprétation » ont été introduits dans le domaine du spectacle vivant via le théâtre, leur
appropriation et leur application au domaine de la danse contemporaine nécessitent de prendre
en compte la spécificité des œuvres et des modalités de travail de l’art chorégraphique.
Une heure de débat
Pendant le débat, les avis sont très partagés, quatre voix contre trois, pour les danseurs et une
grande hésitation entre trois danseuses. Pour la plupart, les danseurs et danseuses ont fait des
propositions très personnelles et spécifiques qui rendent l’évaluation difficile, la valeur de l’interprète et son degré de clarté se confondent vite avec les nuances chorégraphiques des œuvres.
Finalement, la discussion préalable sur les critères a permis au jury de se questionner sur ce
qu’il regarde et d’établir des repères communs. On remarquera que les questions de mouvement, de poids, d’espace ne sont pas des évidences pour ceux qui ne pratiquent pas la danse.
« Moi qui ne suis pas danseur, je pense qu’il y a effectivement des critères auxquels je n’avais
pas pensé, par exemple le poids du corps. » François Ribac40. Nos pratiques, nos savoir-faire
influent et construisent nos regards.
Toutefois, le choix est resté très aléatoire et drastique, le jury a dû sélectionner un danseur et une
danseuse. Il a privilégié le potentiel de Solène Cerutti et Nicolas Maloufi. Il a présagé que c’était eux
qui pouvaient le mieux s’adapter au travail des chorégraphes choisis pour la finale du concours.
Annexes
40
Compositeur et membre
du jury.
29
Sites utiles
ADAMI (Administration des droits des artistes et musiciens interprètes) : www.adami.fr
AFDAS (Assurance formation des activités du spectacle) : www.afdas.com
ANPE culture-spectacle : www.culture-spectacle.anpe.fr
ASSEDIC (Assurance chômage) : www.assedic.fr
AUDIENS (protection sociale) : www.audiens.org
Ballet Atlantique Régine Chopinot (Centre chorégraphique national) : www.barc.fr
Centre national de la danse : www.cnd.fr
Centre d’études supérieures de musique et de danse Poitou-Charentes (formation continue) :
www.cesmd-poitoucharentes.org
International Organization for the Transition of Professional Dancers : www.iotpd.org
scenoscope.fr (l’actualité du spectacle vivant en Poitou-Charentes) : www.scenoscope.fr
SFA (Syndicat français des artistes interprètes) : www.sfa-cgt.fr
SPEDIDAM (Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la
musique et de la danse): www.spedidam.fr
Syndicats et fédérations d’artistes : www.artotal.com
Tarifs syndicaux : www.samy.org
30
Sites utiles
Bibliographies
Sexe, mensonges et paradoxes par Christophe Martin
- Brunel L., Trisha Brown, Bougé, 1987.
- Graham M., Mémoire de la danse, Actes Sud, 1992.
- Marmin O. et Martin C., Guide des métiers de la danse, Cité de la musique, 1998.
- Noverre, Lettres sur la danse, Ramsay, 1978.
- « Interprètes inventeurs », Cahier du Renard n°11/12, novembre 1992.
Réflexion autour d’un concours d’interprète par Julie Salgues
- Bernard M., De la création chorégraphique, CND, 2001.
- Laban R., La maîtrise du mouvement, Actes Sud, 1994.
- Launay I., A la recherche d’une danse moderne, Chiron, 1997.
- Louppe L., Poétique de la danse contemporaine, CND, 1997.
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Le statut du danseur par Marie Glon
- Castil-Blaze, Mémorial du Grand-Opéra, 1847.
- Filloux-Vigreux M., La Danse et l’institution, L’Harmattan, 2001.
- Hourcade P., Mascarades et ballets au Grand Siècle, Desjonquères / CND, 2002.
- Latarjet B., Pour un débat national sur l’avenir du spectacle vivant, ministère de la Culture,
avril 2004.
- Maheu J., Profession danseur, Conseil supérieur de la danse, 1990.
- Menger PM, Portrait de l’artiste en travailleur, Seuil, 2002.
- « Adage (Repères) », Biennale nationale de danse du Val-de-Marne, numéros de mars 2003
et mars 2004.
- « Les danseurs », in Développement culturel n°142, ministère de la Culture, novembre 2003.
- Lettres patentes pour l’establissement de l’Académie Royale de Danse en la ville de Paris,
Pierre Le Petit, 1663.
- Instruction du procès entre les premiers sujets de l'Académie royale de musique et de danse
et le Sr de Vismes, s. l. n. d.
- « La reconversion des danseurs : une responsabilité collective », rapport présenté par Chiffert
Anne et Michel Marcelle, ministère de l’Emploi – ministère de la Culture, septembre 2004.
Danseur est un genre sexué par Philippe Verrièle
- Sachs C., Histoire de la danse, Gallimard. Coll. L’espèce Humaine, 1938.
- Pastori JP, L’homme et la danse, Ed. Vilo Paris / Office du livre, Fribourg, 1980.
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Bibliographies
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