SAMEDI CULTUREL : Barcelone, la ville-planète
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SAMEDI CULTUREL : Barcelone, la ville-planète
Page 1 sur 3 SAMEDI CULTUREL : Barcelone, la ville-planète Date de parution: Auteur: Samedi 15 mai 2004 Lorette Coen Une fête culturelle géante agite Barcelone. Au Forum Barcelona 2004 défileront jusqu'en septembre des centaines de célébrités – de Gorbatchev à Angelina Jolie – pour y débattre de l'avenir de l'humanité. Comme lors des Jeux olympiques de 1992, la ville en a profité pour se réaménager. Quels sont les secrets de cette cité capable de se réinventer sans cesse? Les boulangers ont donné le ton. Dès le premier jour du Forum Barcelona 2004, qui agite la ville depuis une semaine, ils ont placé dans les corbeilles de leurs étalages du «pa de la pau», des petits pains en forme de mains, délicatement parsemés de sésame. Entre toutes les mains tendues en geste du salut stylisé qui ont envahi l'espace visuel pour annoncer la rencontre culturelle géante, celles-ci sont les plus succulentes. S'agitil d'une réminiscence? Elles font irrésistiblement penser à un talisman arabe très courant... La diversité culturelle, un des grands thèmes du Forum, Barcelone, ville portuaire et commerçante, en est profondément pétrie; même si, paradoxalement, on s'y montre sourcilleux à l'extrême en matière de langue catalane et d'autonomie régionale. Ainsi ce sont les Andalous, massivement immigrés il y a une cinquantaine d'années, qui ont assuré la fortune industrielle de la Manchester catalane. Or, aujourd'hui, les usines de brique rouge de Poblenou, vieux quartier ouvrier décomposé, s'écroulent sous les coups de pilon ou se transforment en espaces culturels. A la place, des tours, hôtels de luxe et immeubles de bureaux, un centre commercial qui perturbe les Barcelonais attachés à leurs marchés. La ville qui se dessine là échappe à la grille urbanistique définie par Ildefons Cerdà pour la société bourgeoise du XIXe siècle. Ce qu'admet Josep Acebillo, le puissant architecte et urbaniste qui, après avoir orchestré les mutations de la Barcelone des Jeux olympiques de 1992, pilote aujourd'hui celles du Forum. Le responsable des infrastructures et de l'urbanisme à l'Ajuntament (mairie) et conseiller-délégué de l'agence Barcelona Regional, rappelle ceci: «Lorsque, au XIXe siècle, dans un Poblenou couvert de champs de tomates, commencèrent à pousser les premières cheminées, ce furent de hauts cris. Or passer des usines aux buildings de bureaux représente un changement nettement moins important. Mais indispensable. Barcelone doit se préparer à la nouvelle économie avec le même enthousiasme qu'elle a accueilli l'industrialisation.» Les faits donnent déjà raison à celui que l'on désigne par son diminutif, «Ace»: l'immense Centre de congrès internationaux, le plus vaste d'Europe, construit par Josep Lluis Mateo, auquel fait pendant le Forum de Herzog & de Meuron, est entièrement réservé jusqu'en 2008 et les demandes pleuvent! «Lorsque, au moment des JO, nous nous sommes rapidement équipés d'hôtels, nous avons été assaillis de critiques. Depuis, le nombre des nuitées est passé de 2,5 millions à 9 millions par an... Sans faire du tourisme une monoculture, nous prétendons augmenter fortement ce chiffre.» Le tertiaire, les industries de la communication et de l'intelligence deviennent la nouvelle ressource de Barcelone, ce qu'exprime la brillante architecture dont elle se dote. Cette réussite visible repose sur un socle invisible mais présent: la diversité et la générosité culturelle que cette ville a su cultiver. De cela, les autorités politiques actuelles en sont conscientes et fières, comme elles savent que ce socle a lui aussi besoin d'entretien. L'effet mobilisateur, publicitaire et populaire du Forum Barcelona 2004 s'inscrit dans cette perspective. Habilement pour les uns, coûteusement et inutilement pour les autres. Ces derniers font observer, par exemple, que les éternelles promesses à l'égard des habitants de La Mina, quartier misérable contigu, n'ont toujours pas été tenues. Or, suite aux projets de la zone 22@, le prix du terrain dans le secteur a explosé, ce qui les indigne. D'autres s'en félicitent, qui y voient la perspective d'affaires et de développement. Cette lecture des événements à deux versants alimente vivement les conversations loin du forum, dans les bistrots des vieux quartiers en cours de restauration répartis de part et d'autre de l'artère vitale des Ramblas. A l'est, les quartiers de consommation joyeuse du Born et de la Ribera trépident jour et nuit, continuellement envahis par un public qu'attirent les boutiques d'objets de design, les bars à vin et à tapas, les restaurants d'une diversité étourdissante, tous perpétuellement bondés. C'est là que règnent parmi les plus intrépides cuisiniers de la nouvelle vague catalane. A l'ouest, le Raval, où intellectuels et artistes cohabitent avec une dense, industrieuse et croissante population d'immigrés venus d'Afrique du Nord et d'Asie. Y ont fleuri depuis une dizaine d'années une foule d'institutions culturelles, des galeries d'avant-garde, des établissements universitaires qui renvoient dans l'oubli le Barrio Chino des prostituées et des voyous raconté par Jean Genêt, Pieyre de Mandiargues ou Vázquez Montalbán. Sur l'esplanade définie par le bâtiment du Macba, le Musée d'art contemporain de Barcelone construit par Richard Meier, et, en contrebas, par le centre de design, Fomento de las artes decorativas (FAD), la rumeur des planches à roulettes est incessante. Les mères, Le Temps - SAMEDI CULTUREL Page 2 sur 3 musulmanes tête couverte d'un côté, autochtones de l'autre, surveillent leurs gamins qui, eux, jouent ensemble. Comme dans le reste de l'Espagne, la cohabitation ne va pas de soi. Cette situation, l'artiste plasticien Juan Urrios la pratique au jour le jour puisque son atelier et la galerie qui l'expose se trouvent dans le Raval. Son travail le plus récent se compose d'une série photographique pour laquelle il a collecté des portraits d'émigrés portant les insignes du Barça, le club de football symbole de la catalanité militante, notamment sous le franquisme. Souligner par l'image, puis exposer un désir d'intégration ingénument exprimé, a valu à Juan Urrios quelques interjections malsonnantes et une hostilité qu'il a subie sans surprise. Aucun rapport entre les tavernes d'émigrants et DosTrece, bar musical où l'on écoute aussi bien Jimi Hendrix, du acid house que du flamenco. Ni avec le Carmelitas, parmi les lieux les plus courus du Raval; design froid et contenu, cuisine soignée, ce restaurant accueille après vernissage les habitués de la Galeria dels Angels, l'une de premières à avoir ouvert dans le quartier, en même temps que le Macba. Le galeriste Emilio Alvarez a du nez. Après une première carrière réussie dans le marketing, il a glissé vers le marché de l'art. C'est à New York qu'il découvre l'art contemporain, y prend goût et s'exerce à son nouveau métier. Rentré à Barcelone, il tombe sur un immeuble de 1889 complètement délabré, l'achète à bas prix et le restaure soigneusement. Flair et coup de chance: le bâtiment, situé dans le Raval, vaut aujourd'hui une fortune, et Emilio Alvarez, pionnier de ce quartier, exulte. Il possède un portefeuille d'artistes peu nombreux mais solides, des clients comme le Musée national Reina-Sofia à Madrid ou la Caixa de Barcelone; sa galerie est volontairement petite; néanmoins, ses affaires se développent, elles tendent même à s'emballer. Pour lui, profession et style de vie se confondent; tendu comme il sied, mais souriant, il affirme: «Je conçois ma galerie comme un club.» Prudent sur le Forum, il s'émerveille de la capacité de se réinventer de Barcelone. A quelques encablures de là, le philosophe et journaliste Josep Ramoneda dirige le Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB), inauguré en 1994 dans le bâtiment réaménagé de l'ancienne Maison de la charité, adossée au Macba. Autorité intellectuelle parmi les plus respectées de Catalogne et d'Espagne, il a donné au CCCB un caractère unique, ouvert et pluridisciplinaire, qui rencontre un succès constant. «Le thème central de nos activités, c'est la ville comme catégorie universelle des philosophes, des artistes, des intellectuels. Notre but: alimenter la curiosité du public à l'égard de la culture urbaine comme moteur de la connaissance. Pourquoi ce thème? Parce que Barcelone a une relation très forte avec elle-même. Elle sait se vivre et se transformer. Mais elle court un risque: celui d'avoir créé son propre simulacre en se transformant en cité à succès touristique. Si on continue, les touristes eux-mêmes finiront par s'en apercevoir... Je doute du rendement de ce qui n'est pas fondé sur un support solide. Nous devons cesser de croire que Barcelone est la ville des villes.» Oriola Bohios, 79 ans, un des artisans du relèvement de Barcelone après le franquisme, grand architecte de la Barcelone des JO, vient, lui, de publier ses objections dans un livre intitulé Contre l'incontinence urbaine. Reconsidération morale de l'architecture et la ville (en espagnol, chez Electa) où il critique vivement les nouvelles tendances de l'urbanisme barcelonais. Pas celui du terrain remodelé où s'élève le Forum, dévolu aux équipements et aux espaces publics, mais celui des gratte-ciel de la zone 22@ qui s'étend juste au-delà. Il dénonce la dérégulation capitaliste, la spéculation, l'absence d'instruments de contrôle démocratique, de vision politique et de préoccupation sociale. Et s'en prend aux bâtiments qui ne sont que des simulations sculpturales, «obéissant à une finalité publicitaire, des logos, comme la tour Agbar que construit Jean Nouvel à Barcelone», et qui se désintéressent de la ville autour. Pourtant, cette tour Agbar, située sur la place des Gloires catalanes, marque l'aboutissement de la trame dessinée par Cerdà. Fermin Vazquez, directeur du bureau b720 architectes, associé à Jean Nouvel pour son édification, se montre peu ébranlé par le jugement de son aîné: «C'est vrai, Barcelone n'a pas une tradition de tours. Pour moi, les gratte-ciel ne sont ni bons ni mauvais; j'y vois des mécanismes utiles au service de la stratégie mise en œuvre par Josep Acebillo; les catalyseurs physiques des transformations culturelles, économiques, technologiques, esthétiques, voulues. Toute attitude courageuse comporte un risque qui, ici, à mon avis, n'est pas déraisonnable.» La tour de Jean Nouvel s'élève, troublante de virtuosité, criblée d'une dentelle de fenêtres dessinées selon une géométrie fractale savamment calculée. Son pied baignera dans l'eau, sa haute coupole transparente s'évaporera dans le ciel et ses peaux superposées lui permettront de scintiller de mille couleurs pailletées. Déjà, elle imprime sa marque à la ville nouvelle qui pousse autour. Mais elle n'est pas seule. Barcelone en a vu d'autres, en verra d'autres. Commentaire. Et demain Genève? Lorette Coen Rêvons un peu... Supposons une ville qui dispose d'un grand nombre d'institutions culturelles de qualité, certaines tout à fait originales, beaucoup prestigieuses et connues loin à la ronde. Par exemple: une excellente scène lyrique, des lieux consacrés aux expressions contemporaines d'une variété sans pareille dans des cités de dimensions analogues. Ses industries ont presque toutes disparu et leurs locaux désertés abritent une myriade d'ateliers: danse, design, vidéo, etc. Le Temps - SAMEDI CULTUREL Page 3 sur 3 Or les banquiers, qui la font vivre pour une bonne part, s'avisent que leurs clients développent d'autres curiosités que les mondanités. Que les entreprises du secteur des services font de la présence de bonnes écoles et d'une offre culturelle stimulante une condition d'établissement. Et plus encore celles de l'information et de la communication qui s'alimentent de l'art d'aujourd'hui. Dans d'autres secteurs, on tend à licencier, dans celui-ci, les emplois croissent et la demande s'amplifie. Jusqu'ici, cette Ville – entendre ses officialités, ses autorités – avait perçu le domaine culturel un peu honteusement, surtout sous l'angle de l'obligation patrimoniale et comme un fardeau financier qu'il fallait bien porter; une forme d'assistance aussi, et quelques pages indispensables dans les dépliants touristiques. Secouée soudain par des exemples venus de l'étranger, elle sort de son indifférence, se découvre propriétaire d'une richesse capable de fertiliser les activités de l'avenir, signe manifeste de la vitalité de ses habitants. Elle décide alors de s'en montrer officiellement fière et incite ses citoyens à en faire autant. Même très endettée, cette Ville n'est pas dépourvue de moyens. Question de choix. Pour remonter la pente, elle décide de faire de la culture son projet de développement et invite les capitaux privés à y participer. Elle investit massivement dans cette nouvelle ressource. Elle orchestre la diversité de l'offre, complète les failles, fédère les forces, établit des réseaux avec ses voisins, hors frontières municipales, régionales et nationales, enfin s'adresse d'égale à égale aux autres métropoles du monde. Elle fait appel aux meilleurs architectes qui transfigurent son visage. Enfin, elle se donne à elle-même une fête monumentale et y invite le monde entier. Pour que ça se sache. Cette ville en a parfaitement les moyens. Il lui fallait l'idée, la volonté et... peut-être, une certaine envie de culture chez ses édiles aussi. Aujourd'hui, cette ville, c'est Barcelone. Demain, ce pourrait être Genève, Lausanne. Rêvons un peu... Le Forum, les musées, les bars Lorette Coen Forum Barcelone 2004. Jusqu'au 26 septembre. Rens. http://www.barcelona2004.org Centre de culture contemporaine de Barcelone (CCCB). Carrer de Montalegre, 5. Tél. 0034/93 3064100, http://www.cccb.org. Exposition dans le cadre du Forum: «En Guerra» (En guerre). Musée d'art contemporain de Barcelone (Macba). Plaça dels Angels, 1. Tél. 0034/93 4120810. http://www.macba.es. Exposition dans le cadre du Forum: «Art et utopie. L'action restreinte». Dès le 2 juin. En traversant le Born et la Ribera, boire une coupe de cava, le champagne local, à La Vinya de Senhor, plaça de Santa Maria. Et faire une longue halte tapas dans le restaurant Estrella de plata, pla de Palau 9 et 13. Tél. 0034/93 2680635 et 3196007. Découvrir le Raval chez DosTrece, traditionnel bar musical, Carme 40. Tél. 0034/93 3017306. Mais d'abord, dîner chic et catalan juste en face, chez Carmelitas, Carme 42. Tél. 0034/93 4124684. Enfin, tournoyer – orchestre et musique pour danseurs à goûts classiques de 18h à 21h30, club DJ ensuite – dans le décor 1900 de la gigantesque salle de la Paloma, carrer del Tigre 27. Tél. 0034/93 3016897. http://www.lapaloma-bcn.com © Le Temps. Droits de reproduction et de diffusion réservés. www.letemps.ch 15.05.2004