les nouveaux cinéphiles sont tous de la jaquette

Transcription

les nouveaux cinéphiles sont tous de la jaquette
Enquête
les
nouveaux
cinéphiles
sont tous
de la
jaquette
“le direct-tovideo n’a plus
rien du cimetière
des éléphants
réservé aux
sous-productions”
Pourquoi certains films sortent
directement en VOD ?
PAR MATHILDE CARTON
i vous êtes assez grande
pour lire ce journal – si tu as
moins de 15 ans, attention
on va parler du temps
où l’écran des téléphones
ressemblait à celui d’une Casio –, vous avez
toutes vécu cette scène dans un vidéoclub :
zoner parmi des jaquettes de films aussi vieux
que votre grand-mère, des « nouveautés »
sorties au cinéma un an avant et des séries Z
aussi alléchantes qu’un cassoulet en pleine
canicule. Une expérience dont vous ressortiez
étourdie avec le DVD de Sexe Intentions,
à revoir pour la cinquième fois. Si vous vouliez
de la nouveauté, du 7e art de première main,
il fallait aller en salles, un point c’est tout.
Et puis en 24 heures chrono, le monde a
changé. Avec l’avènement des séries d’auteur,
de la fibre et de la HD, le spectacle tout frais
pondu des studios a commencé à se pointer
directement chez vous. Si les salles sont
restées le temple du cinéma, il est devenu
34
100 c rier gare
ph otos : jaquettes réalisées par Julien Knez
S
possible de prier chez soi. Une mutation que
les boîtes de prod ont fini par intégrer. Avec
l’arrivée du e-cinéma, c’est-à-dire du cinéma
programmé pour sortir directement en VOD,
le milieu est en train de terminer sa mue.
La VOD ne concerne plus seulement des petits
films de festivals obscurs – genre deux heures
à regarder la neige tomber sur un lac gelé –
mais des productions bien fat. Adaline
par exemple : 25 millions de dollars de budget,
Blake Lively & Harrison Ford au casting,
le tout produit directement pour une diffusion
en VOD. Tout comme Serena, un drame sur
fond de Grande dépression avec les superstars
Jennifer Lawrence et Bradley Cooper
(un Oscar pour elle, trois nominations pour
lui) et un budget de 30 millions de dollars.
Aux États-Unis, Snowpiercer sorti en salles et
en VOD simultanément a rapporté 2 millions
de plus en ligne qu’au cinéma. En France,
le marché de la VOD devrait représenter
75 millions d’euros en 2020. On vous explique
pourquoi vous allez adorer rester chez vous.
U n e V OD d e q u a l i t é
À l’époque où vous aviez un crush pour le
loueur de VHS, le direct-to-video était le paradis
du nanar. Un triangle des Bermudes où allaient
s’échouer les films de série B (qui n’avaient pas
assez de budget pour se payer une sortie en
salles), le porno (censure oblige), mais aussi
les productions pour enfants. Pas forcément
les œuvres au panthéon des Cahiers du cinéma
donc mais des bons coups
financiers. En 1994, Le Retour
de Jafar, suite de l’oscarisé
Aladdin, a beau eu faire fuir les
critiques et les acteurs d’origine,
à son lancement directement en VHS, il a
engrangé 150 millions de dollars de recettes
rien qu’aux US. En 2007, le sequel American Pie
Band Camp, sorti immédiatement en DVD,
s’est écoulé à un million de DVD en
une semaine. Résultat : « On est écrasé par
l’idée que si un film ne paraît pas en salles,
c’est une production de seconde zone et pas
du cinéma », explique Grégory Strouk, directeur
général de WildSide, la filiale DVD-VOD-Blu-Ray
de WildBunch. Et l’un des seuls Français
sur le créneau du e-cinéma avec MyTF1VOD.
Là où il a raison, c’est que le direct-to-video
n’a plus rien du cimetière des éléphants réservé
aux sous-productions. « Fin mars, on a sorti
deux films de la licence danoise Les Enquêtes
du département V : le premier en e-cinema,
et le deuxième une semaine plus tard en salles,
raconte Grégory Strouk. On a volontairement
groupé les sorties pour intriguer les
spectateurs et montrer que c’est la même
qualité. » La rapidité de diffusion, c’est
justement l’une des forces du direct-to-VOD :
plus besoin d’attendre les quatre mois
réglementaires pour la sortie en DVD ou
VOD classique, ni même la sortie française.
Car aujourd’hui, laisser passer quelques mois
le temps d’organiser l’exploitation en salles,
c’est le risque de voir le film complètement
piraté. Comme L’Interview qui tue !, avec Seth
Rogen et James Franco, retiré des cinémas
américains en décembre suite aux menaces
nord-coréennes. « Aux États-Unis, le film est
sorti en VOD, il a
rapporté 14 millions
de dollars en
quatre jours !,
s’enthousiasme Tristan
du Laz, directeur général
adjoint de MyTF1VOD. J’ai
voulu le lancer immédiatement
mais Sony France a préféré le
sortir en salles un mois après. »
Le phénomène était terminé : le film
a fait 36 000 entrées.
« G o d B l e s s l a V OD »
Là, un doute vous étreint : à force de lire
les tribunes de Maraval et d’entendre les coups
de gueules de Bertrand Tavernier sur la mort
annoncée du cinéma, vous n’osez même plus
utiliser votre carte UGC illimitée de peur de
passer pour un fossoyeur du 7e art. Sauf que
voir du e-cinéma, ce n’est pas faire de la
concurrence au ciné en salles, mais au DVD
(que de toute façon vous ne regardez plus
depuis l’arrivée des torrents). Et c’est d’ailleurs
ce qui a poussé les studios à s’intéresser
au direct-to-VOD. Après la crise de 2008,
la « Grande contraction »* comme l’a appelée
la productrice de Flashdance Lynda Obst, les
studios ont vu leurs marges chuter et n’ont plus
pu s’appuyer sur les retombées financières
des DVD pour financer leurs nouveaux projets.
Une brèche dans laquelle se sont engouffrés
les nouveaux acteurs venus du Web : Netflix,
Amazon, iTunes, qui ont produit des contenus
directement pour la VOD. Rien qu’entre 2014
et 2015, le budget des programmes originaux
de Netflix a augmenté de 88 %. D’autant
que le e-cinéma est moins cher à produire
l’histoire sans 100 fin
35
Enquête
– pas de coûts liés à l’exploitation en salles,
qui représentent 20 à 25 % du budget d’un
film traditionnel –, et plus rentable – il n’a pas à
flipper de ne pas rester suffisamment longtemps
à l’affiche pour rembourser le catering. Cela
permet aussi à des tas de films d’exister. C’est ce
que pense le réalisateur américain Mark Duplass,
qui, au dernier festival South x Southwest,
enjoignait les réals indés à embrasser la VOD.
« God Bless la VOD ! C’est la meilleure chose qui
soit arrivée au cinéma indépendant. Ne restez pas
attachés à la sortie en salles, sinon vous n’aurez
plus assez d’argent pour produire d’autres films. »
En France, le pays de l’exception culturelle,
l’arrivée de ce home cinéma inquiète. Mais Tristan
du Laz rassure : « Le système français marche
très bien : aucun pays n’a une telle richesse de
production, alors forcément, on a peur de casser
le jouet. Comme lorsque le DVD est arrivé et que
Canal + craignait de perdre des abonnés, on va
se rendre compte que plus il y a d’offres, et plus
il y a de spectateurs. » Un constat confirmé
par les enquêtes du CNC : les plus grands
consommateurs de films en VOD-DVD-Blu-Ray
sont ceux qui vont déjà beaucoup au cinéma.
L e p ub l i c d u m i l i e u
Après avoir réinventé la série, avec Game of
Thrones et toutes celles produites en grande
pompe, la télé pourrait bien réinventer
le cinéma. Outre Serena et Adaline, qui restent
adaline
the disappearance
of Eleanor Rigby
quand même de bons films du dimanche soir,
le direct-to-VOD est aussi un moyen de diffuser
du ciné exigeant : WildBunch a mis la main
sur plusieurs longs métrages primés en
festivals, Netflix a acheté les droits exclusifs
du très attendu Beasts of No Nation (avec
Idris Elba), après avoir diffusé les excellents
The Disappearance of Eleanor Rigby (avec
Jessica Chastain), et St. Vincent (avec Bill Murray,
nommé aux Golden Globes), une semaine
seulement après leurs sorties aux US.
Pour toute une génération branchée en direct
sur la culture américaine, c’est la possibilité
d’accéder à ses programmes préférés sans
passer par les torrents. C’est d’ailleurs le
créneau des chaînes ciblées comme Afrostream
sur MyTF1VOD, avec des productions inédites
en salles de Chris Rock ou de Spike Lee.
« Le curseur du direct-to-VOD se place plutôt
sur des films de niche ou alors communautaires
plutôt que sur des films de masse », analyse
Frédéric Martel, auteur de Mainstream.
D’un côté Mad Max projeté sur grand écran pour
tout le monde, et de l’autre Légendes vivantes
(le titre français d’Anchorman 2 avec Will Ferrell,
inédit en salles) pour les fans du Saturday
Night Live, ou Ordure ! (avec James McAvoy)
pour ceux qui adorent l’esprit Trainspotting.
Un bon moyen de sortir des films de qualité,
qui ont un public, mais qui peinent à s’installer
en salles. Pour Grégory Strouk, de Wild Side,
le e-ciné fait la synthèse qu’attendent tous
les amateurs de pop exigeants : « Si on ne
développe pas le e-cinéma, on n’aura plus que
des blockbusters en salles et des films
européens à la télé. » Tiens, ça nous donne
grave envie de revoir Sexe Intentions.
*Sleepless in Hollywood, Tales From The New
Abnormal in The Movie Business, de Lynda Obst,
Simon & Schuster, 2013.
C AT C H U P I F YO U C A N
Best of des films étrangers sortis direct en DVD en France.
D o m H e m i n g way
( 20 14, U K )
Jude Law, ex-taulard saoul, chauve et à poil
(ce qui permet d’admirer son dad bod),
rame pour récupérer sa thune dans
une comédie anglaise barrée.
E x t r at e r r e st r e
( 20 11, E s pa g n e )
À cause d’une attaque inopinée
d’extraterrestres, Julia est obligée de cohabiter
avec son plan cul, son copain légitime et son
voisin taré. Drôle et flippant, un peu comme si
Woody Allen faisait de la science-fiction.
36
100 précédent
The Human Centipede
( 2 0 0 9, Pay s - B a s )
Jamais sorti en salles (comme nombre de films
d’horreur en France), et pourtant le pire plan
à trois de l’histoire imprimé sur la rétine
de toute une génération.
M y S a ss y G i r l
( 2001, C o r é e d u Su d)
La reine mère des comédies romantiques
coréennes à base de love hotels et de vomi
dans le métro. Insolent, schizophrène,
touchant… En un mot : culte.
Tout Will Ferrell (US)
La Casa de Mi Padre, Ricky Bobby,
Anchorman 2… Les salles françaises boudent
invariablement (et injustement) l’œuvre du
génie comique américain (Anchorman 1 avait
fait 2808 entrées en 2005).
photos : dr
B e r n i e ( 20 11, U S )
Un croque-mort vraiment sympa (Jack Black)
s’amourache d’une Tatie Danielle (Shirley
MacLaine). Une comédie géniale sous forme de
faux-docu, signée Richard Linklater (Boyhood).