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48 Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I La question de l’immigration dans le discours politique Le cas des Haïtiens en République dominicaine Par Muriel Vairac, Docteur en sciences politiques, chargée d’enseignement à l’UFR des sciences juridiques et économiques de Guadeloupe, Centre d’analyse géopolitique et internationale, Cagi Corail, presqu’île du sud, Haïti février 2004. © Charles Carrié L’île d’Hispaniola réunit en son sein la République dominicaine et Haïti. Le premier État étant plus riche que le second, de nombreux Haïtiens vont travailler en République dominicaine. Vivant la plupart du temps dans des conditions extrêmement précaires, ils n’ont généralement pas de statut juridique. La lutte contre l’immigration haïtienne est de ce fait devenue un enjeu central dans le débat politique dominicain. I hommes & migrations n° 1274 Après la partition définitive de l’île d’Hispaniola en 1696, les deux entités étatiques voisines suivent des trajectoires différentes qui se reflètent au niveau économique, social et culturel. La République d’Haïti, plus pauvre, n’est perçue par sa voisine qu’en tant que problème, en raison du nombre important de ses citoyens qui vivent de l’autre côté de la frontière. Ce “problème” est toujours d’une actualité brûlante en République dominicaine. Il est au centre du débat politique dans les années quatre-vingt-dix, quand le leader noir aux origines prétendues haïtiennes, José Francisco Peña Gómez, est candidat à la présidence de la République. En République dominicaine comme dans de nombreux pays, c’est le thème récurrent dont certains hommes politiques se font le porte-parole ; l’immigration est alors instrumentalisée jusqu’à représenter une menace pour l’identité nationale. Deux tendances définissent l’immigration haïtienne : d’une part un discours officiel stigmatisant le Haïtien, d’autre part le recours à sa main-d’œuvre bon marché. Ces deux tendances expriment tout le paradoxe dominicain. Précoce et durable, cette immigration alimente périodiquement les thèmes de l’actualité dominicaine et a été particulièrement instrumentalisée lors des campagnes électorales présidentielles des années quatre-vingt-dix. Travailleurs noirs et classe dangereuse Parmi les nombreuses études relatives à l’immigration haïtienne, l’œuvre majeure de Mercedes Acosta, André Corten, Isis Duarte et Carla Maria Vilas(1) place l’analyse au niveau des relations de production. Dans le cas de la production sucrière, la relation va décider qui participera et qui ne participera pas à la production. Cette même relation établira les caractéristiques des agents de la production – en d’autres termes, elle indiquera dans quelles conditions différentielles ceux-ci entrent dans le processus de production. À partir du type d’organisation de l’activité sucrière, il est possible de démontrer comment se forme cette catégorie de main-d’œuvre haïtienne en République dominicaine et de déterminer ses caractéristiques économiques, mentales et culturelles. Il faut d’abord préciser qu’en République dominicaine, même dans les moments de plus grande diffusion des idées de la classe moyenne progressiste et de la bourgeoisie nationale naissante, le racisme est une constante dans la pensée d’une grande partie des politiques et des idéologues. Nombreuses sont les formules racistes qui n’ont pas de fondements théoriques mais ne cessent d’être des éléments essentiels à bien des égards dans l’orientation des politiques de l’État. 49 50 Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I Il se pourrait même que cette situation atteigne son paroxysme avec le problème de l’immigration des étrangers. En effet, le développement de l’industrie sucrière capitaliste en République dominicaine conduit à une rapide entrée des natifs des Petites Antilles ainsi que des Haïtiens. Or le gouvernement, la bourgeoisie et surtout la classe moyenne voient ces immigrations d’un mauvais œil car ils les jugent dangereuses ; elles doivent donc selon eux être régulées et contrôlées pour éviter, dit-on, que ces journaliers de “race noire” ne restent dans les limites territoriales du pays. C’est ainsi que les interdictions de séjour des journaliers se multiplient, sur la base notamment d’une réglementation de leurs activités dans le pays. Il y a, comme le fait observer le sociologue Pierre-André Taguieff, “‘Inassimilabilité’ de certaines catégories de populations immigrées, qui aboutit en fait à une hiérarchisation des ‘candidats à l’immigration’ selon leurs origines culturelles et nationales : xénophobie sélective qui, supposant une échelle de valeurs plus ou moins explicite, tourne au racisme.”(2) La crainte des conséquences ethniques de l’entrée des journaliers de “race noire” résulte de l’opinion générale selon laquelle “la race blanche est supérieure et, qu’en définitive, le pays pourrait progresser en ayant uniquement comme base l’apport démographique des immigrants de race blanche issus de préférence des pays européens”(3). Forts de cette thèse raciste, dès la fin du XIXe siècle, la majorité des gouvernements planifient par le biais de lois spéciales l’établissement d’immigrants blancs(4). Des travailleurs haïtiens clandestins C’est au début du XXe siècle, durant les occupations de Haïti et de la République dominicaine par les troupes américaines, respectivement en 1915 et 1916, que s’initie une immigration massive d’Haïtiens vers les champs de canne à sucre de la République voisine. Cette forte immigration saisonnière de travailleurs agricoles haïtiens (braceros), qui, du reste, vivent dans des logements misérables appelés bateyes, devient une pratique qui se généralise rapidement et prend de grandes proportions. En Haïti, les notables et dignitaires du régime y trouvent leur compte, en louant contre espèces les bras de leurs compatriotes aux compagnies sucrières nord-américaines installées en République dominicaine. Celles-ci, de leur côté, peuvent imposer des conditions de travail et de rémunération très défavorables à des travailleurs en position d’extrême précarité. Par ailleurs, dans cette loi de 1939 se retrouve la trace de l’indigénisme dominicain. Les migrants saisonniers ne sont acceptés en République dominicaine que pour la durée du contrat les liant à leurs employeurs(5) et dans les limites géographiques de I hommes & migrations n° 1274 la plantation. Un Haïtien qui pénètre par ses propres moyens en territoire dominicain ou qui y reste à l’issue de son contrat se place dans l’illégalité. De plus, pour parfaire le dispositif, une législation raciste dissuasive a prévu des taxes élevées pour l’entrée individuelle et le séjour d’étrangers noirs, appelés “non caucasiens” par euphémisme administratif. L’intégration du travailleur haïtien et – précisément – les modalités qui entourent et conditionnent celle-ci génèrent, ou, du moins, facilitent une différenciation au sein de la classe des travailleurs en République dominicaine. En effet, ce qui caractérise les travailleurs haïtiens, dans ce pays, est la situation de surexploitation dont ils sont victimes, aggravée par la clandestinité de leur arrivée et de leur séjour. Elle engendre de façon concomitante des bénéfices conséquents pour les patrons, privés ou gouvernementaux. En outre, elle sert des fins politiques puisqu’elle agit clairement comme une force poussant à la diminution des salaires et plus généralement à une moindre prise en compte des revendications relatives aux conditions de travail. Dès lors, l’immigration haïtienne est perçue comme un facteur qui attente à la fragile unité des secteurs travailleurs du pays. Melvin Knight clarifie la situation : “L’importation de main-d’œuvre bon marché tous les ans cause un grand tort au travailleur dominicain, pour le bénéfice de l’industrie sucrière […]. Il serait surprenant que le mouvement ouvrier puisse maintenir une organisation dans un pays qui importe des milliers et des milliers d’ouvriers étrangers qui reçoivent un salaire journalier maximum de trente cents…”(6) L’immigration haïtienne est ainsi devenue l’un des thèmes privilégiés dans la conquête du pouvoir politique. La fonction politique de l’immigration haïtienne Le préjugé anti-haïtien élaboré et manipulé par la strate dominante dominicaine joue un rôle important de division, renforçant les tendances signalées. Il va s’enraciner dans la classe des travailleurs dominicains. Partant, non seulement il occulte la vraie nature des modalités différentielles qui existent entre les forces de travail haïtienne et dominicaine mais, en plus, en manipulant les symboles religieux, historiques, superstitieux, il rationalise, en les déformant, les manifestations les plus apparentes de ces modalités différentielles. Il offre au travailleur dominicain une réponse à la baisse de salaires, aux conditions déplorables de travail. De telles justifications ôtent par conséquent toute responsabilité à la strate dominante dominicaine : “Ce sont eux qui provoquent ces effets ; simplement parce qu’ils sont noirs et haïtiens, ils provoquent nécessairement ces effets.”(7) Cette situation prolonge la désunion et la désorganisation entre les travailleurs du 51 52 Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I secteur le plus important de l’économie. Dans ce contexte, le préjugé racial n’est pas autre chose qu’un instrument idéologique qui favorise les fausses réponses au “problème” haïtien et contribue à prolonger la division et la désorganisation des secteurs populaires de la société. Quant aux Haïtiens, ils emploient les stratégies connues des migrants pour atteindre leurs objectifs : ils débutent en réalisant des travaux les plus durs – la coupe de la canne à sucre dans ce cas – et poursuivent leurs efforts jusqu’à ce qu’ils aient la possibilité de se placer à des postes qui leur donnent des avantages professionnels et un meilleur niveau de vie. Ce nouveau courant migratoire qui s’impose à partir des années quatrevingt dépasse les rigoureuses limites du batey(8) et génère également un fort ressentiment anti-haïtien. Précisément à partir de ces années, la crise économique s’amplifie en République dominicaine tandis que, parallèlement, les groupes conservateurs – représentés par l’ancien Président de la République, Joaquín Balaguer(9), ainsi que par la hiérarchie du clergé et l’armée – nourrissent un discours sécuritaire anti-haïtien, qui résume les aspects typiques de toute procédure de racisation d’un groupe social : ceux de la misère matérielle et spirituelle, de la criminalité, des tares physiques, du vice congénital(10). Le règlement de la situation peut prendre des formes extrêmes, telles les expulsions de Haïtiens à différentes périodes(11). Ayant reconquis la présidence, Joaquín Balaguer a fait de l’industrie de la construction un facteur dominant de l’économie du secteur privé et la main-d’œuvre haïtienne représente sa force principale. Paradoxalement, il entretient la discrimination :“La force de travail haïtienne qui émigre clandestinement dans notre pays fait de la concurrence déloyale à la classe des travailleurs dominicains [...]. Le vieil idéal d’indivisibilité de l’île pourrait finalement se réaliser à travers des éléments fondamentalement nocifs, non seulement pour la sécurité territoriale de la République mais surtout pour sa sécurité spirituelle et sociale.”(12) Des Haïtiens en situation précaire En 1992, le sociologue Wilfredo Lozano(13) estime entre 60 900 et 197 900 le nombre de travailleurs haïtiens engagés dans l’agriculture dominicaine, en excluant la culture de la canne. Les chiffres sont ambigus, tout comme ceux des bateyes sucriers, justement parce que la définition même de “Haïtien” fait problème dans le contexte dominicain. Des travailleurs dominicains d’origine haïtienne ou des immigrants parfaitement en règle sont traités en étrangers ou en criminels par les autorités locales. Une mission de l’ONU présente du 19 au I hommes & migrations n° 1274 27 septembre 1997 précise que la situation de la femme haïtienne dans les bateyes est très vulnérable. Sa présence n’est reconnue ni dans les bateyes ni dans les champs de canne à sucre et donc elle ne peut obtenir ni papiers ni bénéfices, et encore moins de prestations comme le droit au logement ou le droit aux services de santé. Elle et ses enfants sont condamnés à une situation d’illégalité et d’exploitation permanente. En raison d’une interprétation restrictive de l’article II de la Constitution par les autorités, les enfants de ces résidents en situation irrégulière ne reçoivent pas la nationalité dominicaine, du fait qu’ils sont considérés comme des enfants nés d’étrangers en transit. Ces enfants sont privés de leurs droits sociaux les plus fondamentaux, tels le droit à l’éducation et l’accès aux soins de santé. Aucune mesure n’a été prise pour régulariser le statut des travailleurs haïtiens “sans papiers” et celui de leurs enfants. La même situation se présente si le mari meurt ou s’il est déporté. Il n’y a pas de registre des hommes qui vivent dans les bateyes et la seule fonction qu’on veuille reconnaître à leurs papiers est celle de garantir la présence des braceros pour les prochaines zafras – qui sont les périodes de récolte de la canne. Les soldats dominicains vont jusqu’à brûler impunément les pièces d’identité des travailleurs haïtiens(14). Par ailleurs, aucune disposition légale n’interdit le vote aux personnes qui ont la nationalité dominicaine et qui sont d’ascendance haïtienne. Cependant, des secteurs importants de la classe politique et de la population en général interrogent le droit à la nationalité de cette catégorie sociale. Le statut d’électeur des membres de cette population est l’un des thèmes qui ont marqué les élections lors des candidatures successives du leader noir Peña Gómez à la présidence de la République. Des électeurs ont même été privés de leur carte d’électeur dans le but d’empêcher toute victoire éventuelle du leader. Les Haïtiens, boucs émissaires Aujourd’hui, la présence haïtienne en République dominicaine est toujours invoquée comme étant “el problema haitiano” : “le problème haïtien”. La stigmatisation de cette communauté, cruciale en période de crise, a été le thème d’actualité à la fin de l’année 2005. En raison d’assassinats presque quotidiens d’Haïtiens(15), les médias – caribéens, notamment – se sont vu obligés “d’alerter” l’opinion publique à travers différents reportages télévisés(16). Si Haïti a cessé d’être une menace politique, l’argument de Joaquín Balaguer est le suivant : “L’impérialisme haïtien continue d’être une menace pour notre pays à un degré plus important qu’auparavant pour des raisons de caractère biologique.” Ce discours vise 53 54 Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I fondamentalement à mettre en exergue les différences entre l’Haïtien et le Dominicain : la nation dominicaine s’est construite en opposition à la nation haïtienne. Les mises en garde “balagueristes” peuvent être mises en parallèle avec l’offensive nationale-populiste(17) qui a lieu en Europe, notamment en France – représentée par le Front national de Jean-Marie Le Pen – et en Autriche – incarnée par les libéraux dirigés par Jorge Haider – depuis les années quatre-vingt-dix. Cette démarche nationale-populiste dénonce l’invasion comme schème pseudo-explicatif des problèmes engendrés par l’immigration, présentée comme un danger pour l’identité nationale dominicaine. La frontière haïtiano-dominicaine Le thème de la frontière et celui de l’indigénisme dominicain sont au centre de la question de l’identité nationale en République dominicaine car tous deux ont participé à sa construction. Aujourd’hui comme hier, l’immigration haïtienne reste invoquée comme vecteur de la mise en péril de l’identité dominicaine. La problématique de la frontière concerne de nombreux États anciennement colonisés. Les colonisateurs ont imposé une séparation qui n’a pas pris en compte les populations concernées. Cette problématique est à l’origine de conflits, voire de massacres, quand elle atteint le stade ultime. Le cas de la République dominicaine en est une illustration : dans ce pays, ce thème continue à faire l’actualité par l’instrumentalisation qu’en fait chacun au gré des circonstances. L’histoire de la frontière, objet de nombreux écrits(18), sera rappelée brièvement afin de souligner les enjeux qui l’entourent. Après le Traité de Ryswick(19) de septembre 1696, qui sépare l’île d’Hispaniola entre la France et l’Espagne, le Traité d’Aranjuez, signé en 1777 par ces deux pays, sépare définitivement SaintDomingue : la partie ouest revient à la France et la partie est à l’Espagne. En reconnaissant explicitement la domination française sur l’ouest, ce traité met fin à plus de cent ans de dispute territoriale entre les deux puissances. La question de la frontière est définitivement réglée en 1937 par le dictateur dominicain Rafael Leónidas Trujillo Molina, qui donne l’ordre de massacrer des milliers d’Haïtiens vivant dans la partie non haïtienne de l’île. On a pu parler de génocide, pour qualifier cette période considérée comme l’une des pages les plus noires de l’histoire dominicaine. I hommes & migrations n° 1274 Un “antihaïtianisme” institutionnalisé par Trujillo Après ce méfait, le régime du dictateur cherche à dresser un bouclier humain contre l’immigration haïtienne. Celui-ci représente une sorte de barrière sociale, ethnique, économique et religieuse. Le gouvernement initie des années plus tard un vaste programme de “dominicanisation” de la frontière, reposant sur la construction de villes le long de la nouvelle ligne de démarcation. L’objectif est de préserver la “dominicanité”, qui sera assurée par une série d’installations militaires destinées à empêcher une nouvelle pénétration haïtienne. Rafael Leónidas Trujillo Molina a profité de la situation à partir de cette période pour organiser et également renforcer en République dominicaine les préjugés antihaïtiens. L’un des principaux arguments employés idéologiquement par le gouvernement pour justifier le massacre de 1937 est le fait que les dominateurs d’autrefois auraient pour objectif l’unification du territoire. Il s’agirait cette fois d’une invasion pacifique qui permettrait à l’État haïtien de faire valoir l’idée que “l’île est une et indivisible”. La “frontière politique” s’affirme ainsi comme partie de l’“essence nationale” de la “dominicanité” avec l’“hispanité”, la “catholicité” et la “blancheur”. L’État dominicain, personnalisé par Trujillo, a par ailleurs recouvré son autorité sur les territoires qui avaient été conquis par Haïti en éliminant toute forme de présence et d’influence haïtienne dans cette région. Le dictateur institutionnalise l’“antihaïtianisme” comme idéologie dominante dans la culture dominicaine afin de légitimer sa politique autoritaire et nationaliste. En conséquence, tout ce qui se réfère à l’identité nationale au sein du discours et des idées des intellectuels devient un élément crucial dans le contenu et l’orientation des processus de socialisation, de participation sociale – ou de mobilisation sociale – ainsi que dans l’expression d’une conscience historique, en raison de sa diffusion dans la société dominicaine. En définitive, le trujillisme a élaboré un système idéologique qui s’est constitué dans le “nectar” qui a nourri son organisation politique. Ces idées ont été les arguments essentiels utilisés par Joaquín Balaguer et les strates supérieures afin d’éviter toute élection éventuelle de Peña Gómez à la présidence de la République. À la fin du XXe siècle, si l’immigration haïtienne est instrumentalisée de diverses façons, le silence est de rigueur sur le massacre. Paradoxalement, l’affirmation de l’idéologie antihaïtienne s’accompagne de l’accueil annuel des braceros pour la coupe de la canne. Les relations tendues entre la République dominicaine et sa voisine haïtienne aboutissent à ce que l’on considère de manière négative les descendants d’Africains et que les Dominicains s’identifient à l’indigène – disparu pourtant depuis fort longtemps – plutôt qu’au Noir. 55 56 Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I Mobilisation identitaire Pour que se forme la communauté, explique Denis-Constant Martin(20), en dépit de la diversité des éléments, il faut que soit opéré un tri parmi les traits qui la caractérisent ou constituent les lignes forces de l’expérience commune : l’identité suppose l’élimination, le refoulement même temporaire de ce qui peut diviser ; elle impose un ou plusieurs noyaux d’agglutination, à côté desquels les autres éléments du vécu doivent être considérés comme secondaires. Le rapport à l’espace et à la culture ayant déjà été examiné, il importe d’analyser le dernier élément qui est le rapport au passé. L’histoire doit être réécrite de manière à montrer que la communauté a des racines anciennes et qu’elle était autrefois grande, belle, brillante, hautement civilisée. Dans la construction de l’identité dominicaine, le culte de l’indigénisme se retrouve dans les pages de l’histoire dominicaine, quand il a fallu justifier le phénotype de la majorité des dominicains, mulâtres et noirs. Il s’agit de “communauté imaginée”, pour reprendre l’expression de Benedict Anderson(21), ou de construction sociale de la réalité reposant sur une conception d’identification imaginaire à une nation qui serait espagnole. L’indigénisme dominicain est issu de la tendance idéologique originaire d’Amérique du Sud, qui a aussi servi comme drapeau de combat des nouveaux groupes nationalistes contre la pensée conservatrice et prohispanique de la vieille oligarchie coloniale sud-américaine. Il s’agissait de revaloriser la vocation nationaliste ; il était nécessaire de consacrer un terme qui représente l’unité idéologique et ethnique de tout le peuple dans le but d’obtenir une définition intégrationniste. C’est ainsi que l’appellation “indio”(22) prit naissance pour désigner l’appartenance raciale et culturelle des dominicains. Dès lors, l’indigénisme, qui naquit comme un mouvement d’expression nationaliste après l’annexion à l’Espagne, s’est fait sentir avec force dans la littérature, les arts plastiques et dans presque toutes les manifestations de la vie nationale. Instrumentalisation de l’indigénisme à des fins politiques Cette identité nationale reliée à l’immigration haïtienne est également devenue un facteur de mobilisation en période électorale. Dès 1978, des secteurs ultraconservateurs initient une campagne raciste pour discréditer Peña Gómez alors même qu’il n’est pas présidentiable(23). L’argument communiste n’ayant plus I hommes & migrations n° 1274 cours, l’argument haïtien s’y substitue, ajouté à son manque d’expérience administrative qui l’empêcherait de remplir la fonction de président ; une telle critique n’a jamais été prononcée à l’égard d’autres candidats. En 1990, 1994 et 1996, l’antihaïtianisme est un thème récurrent lors des campagnes politiques, en particulier lors des deux dernières élections présidentielles où Peña Gómez est en position très favorable. D’ailleurs, en 1993, le leader est directement visé à la suite de la parution d’un livre(24) qui est une sorte d’appel à la patrie, un cri d’alerte pour réagir face à “l’invasion” des haïtiens en République dominicaine. L’auteur compare l’homme politique à Jean-Jacques Dessalines(25). Aux élections de 1994, une campagne de discrédit contre le leader va jusqu’à contester sa nationalité. Il est présenté comme Haïtien, suscitant ainsi le danger de l’accomplissement du prétendu vieux rêve haïtien de convertir l’île en une entité “une et indivisible”. Cette campagne est orchestrée par les gouvernants de l’époque à la pensée raciste et hispanophile avec la complicité de quelques intellectuels dominicains qui ont intégré l’oligarchie. Cette dernière a toujours perçu Peña Gómez comme un danger potentiel pour le maintien de ses privilèges ancestraux. En 1996, Joaquín Balaguer n’est pas présidentiable, mais il se donne pour mission d’empêcher que les partisans du Parti révolutionnaire social chrétien votent pour le Parti révolutionnaire dominicain, afin que Peña Gómez ne gagne pas au premier tour. Il a inclus le thème haïtien dans tous ses discours, essayant d’insuffler dans l’électorat un sentiment de terreur, au cas où Peña Gómez gagnerait les élections(26). Sans s’attacher littéralement à la stratégie d’une campagne raciste dirigée par Balaguer, le Parti libéral dominicain, dont le candidat est Leonel Fernández, en a pris avantage. Affirmant que 150 000 Haïtiens ont été illégalement inscrits sur les listes électorales, il annonçait que ses assesseurs refuseraient tout votant qui ressemblerait à un Haïtien. Le nationalisme de Leonel Fernández a ainsi relayé la démagogie antihaïtienne permanente des classes dirigeantes. En définitive, en République dominicaine comme dans de nombreux pays, l’immigration est fortement critiquée et instrumentalisée par ceux-là même qui ont pourtant recours à la population migrante qu’ils stigmatisent. ■ Notes 1. Acosta, Corten, Duarte, Vilas, 1973. 2. Taguieff, mars 1989, p. 98. 3. Moya Pons, El Batey, 1986, p. 122. 4. Moya Pons, op. cit., Ibidem. 5. Pour cette analyse, voir Capdevila, in Guicharnaud-Tollis, dir., 1998, pp. 141-157. 6. Knight, 1939, pp. 166-167. 57 58 Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I 7. Acosta, Corten, Duarte, Vilas, op. cit., p. 149. 8. Batey : village où se rassemblent les travailleurs des exploitations sucrières. 9. Joaquín Balaguer a été le président de la République dominicaine de 1966 à 1978, puis de 1986 à 1996. 10. Taguieff, mars 1989, p. 98. 11. Human Rights Watch, “‘Illegal people’, Haitians and Dominico-Haitians in the Dominican Republic”, avril 2002. 12. Balaguer, 1983, p. 156. 13. Lozano, 1992. 14. Martinez, 1995, p. 35. 15. Des Haïtiens ont été accusés, sans aucune preuve, de vols et d’assassinats. Des Dominicains ont réagi en brûlant vif deux Haïtiens. Les accusations de pillage sont incroyablement similaires à celles portées contre cette population en 1937. 16. Les reportages des mois de novembre et décembre 2005 ont été réalisés par le journal télévisé hebdomadaire Caraïbes, de la Martinique. 17. Hermet, 2001 ; Taguieff, 1984. 18. Castor, 1983. 19. Ce Traité offre aux habitants des deux colonies l’occasion de reprendre des contacts commerciaux interrompus par la guerre que se livraient les deux puissances. Toutefois, il n’y a pas de véritables limites entre les deux parties de l’île. 20. Martin, 1992, p. 583. 21. Anderson, 1996. 22. Ainsi, le mot indio est utilisé pour désigner “le Mulâtre” et même “le Noir” – indio oscuro ou indio quemao, s’il s’agit d’une personne au teint foncé ; ces mots évoquent un passé indigène au lieu du tribalisme africain et de l’esclavage. Aujourd’hui, au tournant du XXIe siècle, s’opère la même démarche pour les femmes, qui préfèrent s’identifier à Anacaona, une princesse indigène. 23. Peña Gómez est le leader du Parti révolutionnaire dominicain. 24. Jiménez, 1993, p. 16. 25. Jean-Jacques Dessalines est l’homme politique haïtien qui succède à Toussaint Louverture et qui proclame l’indépendance de l’île en 1804. 26. Vairac, 2007. 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