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Dossier I L’espace caribéen : institutions depuis le XVIIe siècle I
La question de l’immigration
dans le discours politique
Le cas des Haïtiens en République dominicaine
Par Muriel Vairac,
Docteur en sciences politiques, chargée d’enseignement à l’UFR des sciences juridiques
et économiques de Guadeloupe, Centre d’analyse géopolitique et internationale, Cagi
Corail, presqu’île du sud, Haïti février 2004. © Charles Carrié
L’île d’Hispaniola réunit en son sein la République dominicaine
et Haïti. Le premier État étant plus riche que le second,
de nombreux Haïtiens vont travailler en République
dominicaine. Vivant la plupart du temps dans des conditions
extrêmement précaires, ils n’ont généralement pas de statut
juridique. La lutte contre l’immigration haïtienne est de ce fait
devenue un enjeu central dans le débat politique dominicain.
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Après la partition définitive de l’île d’Hispaniola en 1696, les deux entités
étatiques voisines suivent des trajectoires différentes qui se reflètent au niveau
économique, social et culturel. La République d’Haïti, plus pauvre, n’est
perçue par sa voisine qu’en tant que problème, en raison du nombre important
de ses citoyens qui vivent de l’autre côté de la frontière. Ce “problème” est
toujours d’une actualité brûlante en République dominicaine. Il est au centre
du débat politique dans les années quatre-vingt-dix, quand le leader noir aux
origines prétendues haïtiennes, José Francisco Peña Gómez, est candidat à la
présidence de la République. En République dominicaine comme dans de
nombreux pays, c’est le thème récurrent dont certains hommes politiques se
font le porte-parole ; l’immigration est alors instrumentalisée jusqu’à
représenter une menace pour l’identité nationale.
Deux tendances définissent l’immigration haïtienne : d’une part un discours
officiel stigmatisant le Haïtien, d’autre part le recours à sa main-d’œuvre bon
marché. Ces deux tendances expriment tout le paradoxe dominicain. Précoce et
durable, cette immigration alimente périodiquement les thèmes de l’actualité
dominicaine et a été particulièrement instrumentalisée lors des campagnes
électorales présidentielles des années quatre-vingt-dix.
Travailleurs noirs et classe dangereuse
Parmi les nombreuses études relatives à l’immigration haïtienne, l’œuvre majeure
de Mercedes Acosta, André Corten, Isis Duarte et Carla Maria Vilas(1) place
l’analyse au niveau des relations de production. Dans le cas de la production
sucrière, la relation va décider qui participera et qui ne participera pas à la
production. Cette même relation établira les caractéristiques des agents de la
production – en d’autres termes, elle indiquera dans quelles conditions
différentielles ceux-ci entrent dans le processus de production. À partir du type
d’organisation de l’activité sucrière, il est possible de démontrer comment se
forme cette catégorie de main-d’œuvre haïtienne en République dominicaine et
de déterminer ses caractéristiques économiques, mentales et culturelles.
Il faut d’abord préciser qu’en République dominicaine, même dans les moments
de plus grande diffusion des idées de la classe moyenne progressiste et de la
bourgeoisie nationale naissante, le racisme est une constante dans la pensée d’une
grande partie des politiques et des idéologues. Nombreuses sont les formules
racistes qui n’ont pas de fondements théoriques mais ne cessent d’être des
éléments essentiels à bien des égards dans l’orientation des politiques de l’État.
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Il se pourrait même que cette situation atteigne son paroxysme avec le problème
de l’immigration des étrangers. En effet, le développement de l’industrie sucrière
capitaliste en République dominicaine conduit à une rapide entrée des natifs des
Petites Antilles ainsi que des Haïtiens. Or le gouvernement, la bourgeoisie et
surtout la classe moyenne voient ces immigrations d’un mauvais œil car ils les
jugent dangereuses ; elles doivent donc selon eux être régulées et contrôlées pour
éviter, dit-on, que ces journaliers de “race noire” ne restent dans les limites
territoriales du pays. C’est ainsi que les interdictions de séjour des journaliers se
multiplient, sur la base notamment d’une réglementation de leurs activités dans
le pays. Il y a, comme le fait observer le sociologue Pierre-André Taguieff,
“‘Inassimilabilité’ de certaines catégories de populations immigrées, qui aboutit en fait à
une hiérarchisation des ‘candidats à l’immigration’ selon leurs origines culturelles et
nationales : xénophobie sélective qui, supposant une échelle de valeurs plus ou moins
explicite, tourne au racisme.”(2) La crainte des conséquences ethniques de l’entrée des
journaliers de “race noire” résulte de l’opinion générale selon laquelle “la race
blanche est supérieure et, qu’en définitive, le pays pourrait progresser en ayant uniquement
comme base l’apport démographique des immigrants de race blanche issus de préférence
des pays européens”(3). Forts de cette thèse raciste, dès la fin du XIXe siècle, la majorité
des gouvernements planifient par le biais de lois spéciales l’établissement
d’immigrants blancs(4).
Des travailleurs haïtiens clandestins
C’est au début du XXe siècle, durant les occupations de Haïti et de la République
dominicaine par les troupes américaines, respectivement en 1915 et 1916, que
s’initie une immigration massive d’Haïtiens vers les champs de canne à sucre de la
République voisine. Cette forte immigration saisonnière de travailleurs agricoles
haïtiens (braceros), qui, du reste, vivent dans des logements misérables appelés
bateyes, devient une pratique qui se généralise rapidement et prend de grandes
proportions. En Haïti, les notables et dignitaires du régime y trouvent leur
compte, en louant contre espèces les bras de leurs compatriotes aux compagnies
sucrières nord-américaines installées en République dominicaine. Celles-ci, de
leur côté, peuvent imposer des conditions de travail et de rémunération très
défavorables à des travailleurs en position d’extrême précarité. Par ailleurs, dans
cette loi de 1939 se retrouve la trace de l’indigénisme dominicain.
Les migrants saisonniers ne sont acceptés en République dominicaine que pour la
durée du contrat les liant à leurs employeurs(5) et dans les limites géographiques de
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la plantation. Un Haïtien qui pénètre par ses propres moyens en territoire
dominicain ou qui y reste à l’issue de son contrat se place dans l’illégalité. De plus,
pour parfaire le dispositif, une législation raciste dissuasive a prévu des taxes
élevées pour l’entrée individuelle et le séjour d’étrangers noirs, appelés “non
caucasiens” par euphémisme administratif. L’intégration du travailleur haïtien et
– précisément – les modalités qui entourent et conditionnent celle-ci génèrent, ou,
du moins, facilitent une différenciation au sein de la classe des travailleurs en
République dominicaine. En effet, ce qui caractérise les travailleurs haïtiens, dans
ce pays, est la situation de surexploitation dont ils sont victimes, aggravée par la
clandestinité de leur arrivée et de leur séjour. Elle engendre de façon
concomitante des bénéfices conséquents pour les patrons, privés ou
gouvernementaux. En outre, elle sert des fins politiques puisqu’elle agit
clairement comme une force poussant à la diminution des salaires et plus
généralement à une moindre prise en compte des revendications relatives aux
conditions de travail. Dès lors, l’immigration haïtienne est perçue comme un
facteur qui attente à la fragile unité des secteurs travailleurs du pays. Melvin
Knight clarifie la situation : “L’importation de main-d’œuvre bon marché tous les ans
cause un grand tort au travailleur dominicain, pour le bénéfice de l’industrie sucrière […].
Il serait surprenant que le mouvement ouvrier puisse maintenir une organisation dans un
pays qui importe des milliers et des milliers d’ouvriers étrangers qui reçoivent un salaire
journalier maximum de trente cents…”(6) L’immigration haïtienne est ainsi devenue
l’un des thèmes privilégiés dans la conquête du pouvoir politique.
La fonction politique de l’immigration haïtienne
Le préjugé anti-haïtien élaboré et manipulé par la strate dominante dominicaine
joue un rôle important de division, renforçant les tendances signalées. Il va
s’enraciner dans la classe des travailleurs dominicains. Partant, non seulement il
occulte la vraie nature des modalités différentielles qui existent entre les forces de
travail haïtienne et dominicaine mais, en plus, en manipulant les symboles
religieux, historiques, superstitieux, il rationalise, en les déformant, les
manifestations les plus apparentes de ces modalités différentielles. Il offre au
travailleur dominicain une réponse à la baisse de salaires, aux conditions
déplorables de travail. De telles justifications ôtent par conséquent toute
responsabilité à la strate dominante dominicaine : “Ce sont eux qui provoquent ces
effets ; simplement parce qu’ils sont noirs et haïtiens, ils provoquent nécessairement ces effets.”(7)
Cette situation prolonge la désunion et la désorganisation entre les travailleurs du
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secteur le plus important de l’économie. Dans ce contexte, le préjugé racial n’est
pas autre chose qu’un instrument idéologique qui favorise les fausses réponses
au “problème” haïtien et contribue à prolonger la division et la désorganisation
des secteurs populaires de la société. Quant aux Haïtiens, ils emploient les
stratégies connues des migrants pour atteindre leurs objectifs : ils débutent en
réalisant des travaux les plus durs – la coupe de la canne à sucre dans ce cas – et
poursuivent leurs efforts jusqu’à ce qu’ils aient la possibilité de se placer à des
postes qui leur donnent des avantages professionnels et un meilleur niveau de
vie. Ce nouveau courant migratoire qui s’impose à partir des années quatrevingt dépasse les rigoureuses limites du batey(8) et génère également un fort
ressentiment anti-haïtien.
Précisément à partir de ces années, la crise économique s’amplifie en République
dominicaine tandis que, parallèlement, les groupes conservateurs – représentés
par l’ancien Président de la République, Joaquín Balaguer(9), ainsi que par la
hiérarchie du clergé et l’armée – nourrissent un discours sécuritaire anti-haïtien,
qui résume les aspects typiques de toute procédure de racisation d’un groupe
social : ceux de la misère matérielle et spirituelle, de la criminalité, des tares
physiques, du vice congénital(10). Le règlement de la situation peut prendre des
formes extrêmes, telles les expulsions de Haïtiens à différentes périodes(11). Ayant
reconquis la présidence, Joaquín Balaguer a fait de l’industrie de la construction
un facteur dominant de l’économie du secteur privé et la main-d’œuvre haïtienne
représente sa force principale. Paradoxalement, il entretient la discrimination :“La
force de travail haïtienne qui émigre clandestinement dans notre pays fait de la
concurrence déloyale à la classe des travailleurs dominicains [...]. Le vieil idéal
d’indivisibilité de l’île pourrait finalement se réaliser à travers des éléments
fondamentalement nocifs, non seulement pour la sécurité territoriale de la République
mais surtout pour sa sécurité spirituelle et sociale.”(12)
Des Haïtiens en situation précaire
En 1992, le sociologue Wilfredo Lozano(13) estime entre 60 900 et 197 900 le
nombre de travailleurs haïtiens engagés dans l’agriculture dominicaine, en
excluant la culture de la canne. Les chiffres sont ambigus, tout comme ceux des
bateyes sucriers, justement parce que la définition même de “Haïtien” fait
problème dans le contexte dominicain. Des travailleurs dominicains d’origine
haïtienne ou des immigrants parfaitement en règle sont traités en étrangers ou en
criminels par les autorités locales. Une mission de l’ONU présente du 19 au
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27 septembre 1997 précise que la situation de la femme haïtienne dans les bateyes
est très vulnérable. Sa présence n’est reconnue ni dans les bateyes ni dans les
champs de canne à sucre et donc elle ne peut obtenir ni papiers ni bénéfices, et
encore moins de prestations comme le droit au logement ou le droit aux services
de santé. Elle et ses enfants sont condamnés à une situation d’illégalité et
d’exploitation permanente. En raison d’une interprétation restrictive de
l’article II de la Constitution par les autorités, les enfants de ces résidents en
situation irrégulière ne reçoivent pas la nationalité dominicaine, du fait qu’ils
sont considérés comme des enfants nés d’étrangers en transit. Ces enfants sont
privés de leurs droits sociaux les plus fondamentaux, tels le droit à l’éducation et
l’accès aux soins de santé. Aucune mesure n’a été prise pour régulariser le statut
des travailleurs haïtiens “sans papiers” et celui de leurs enfants. La même
situation se présente si le mari meurt ou s’il est déporté. Il n’y a pas de registre des
hommes qui vivent dans les bateyes et la seule fonction qu’on veuille reconnaître
à leurs papiers est celle de garantir la présence des braceros pour les prochaines
zafras – qui sont les périodes de récolte de la canne. Les soldats dominicains vont
jusqu’à brûler impunément les pièces d’identité des travailleurs haïtiens(14).
Par ailleurs, aucune disposition légale n’interdit le vote aux personnes qui ont la
nationalité dominicaine et qui sont d’ascendance haïtienne. Cependant, des
secteurs importants de la classe politique et de la population en général
interrogent le droit à la nationalité de cette catégorie sociale. Le statut d’électeur
des membres de cette population est l’un des thèmes qui ont marqué les élections
lors des candidatures successives du leader noir Peña Gómez à la présidence de la
République. Des électeurs ont même été privés de leur carte d’électeur dans le but
d’empêcher toute victoire éventuelle du leader.
Les Haïtiens, boucs émissaires
Aujourd’hui, la présence haïtienne en République dominicaine est toujours
invoquée comme étant “el problema haitiano” : “le problème haïtien”. La
stigmatisation de cette communauté, cruciale en période de crise, a été le thème
d’actualité à la fin de l’année 2005. En raison d’assassinats presque quotidiens
d’Haïtiens(15), les médias – caribéens, notamment – se sont vu obligés “d’alerter”
l’opinion publique à travers différents reportages télévisés(16). Si Haïti a cessé d’être
une menace politique, l’argument de Joaquín Balaguer est le suivant :
“L’impérialisme haïtien continue d’être une menace pour notre pays à un degré plus
important qu’auparavant pour des raisons de caractère biologique.” Ce discours vise
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fondamentalement à mettre en exergue les différences entre l’Haïtien et le
Dominicain : la nation dominicaine s’est construite en opposition à la nation
haïtienne. Les mises en garde “balagueristes” peuvent être mises en parallèle
avec l’offensive nationale-populiste(17) qui a lieu en Europe, notamment
en France – représentée par le Front national de Jean-Marie Le Pen – et en
Autriche – incarnée par les libéraux dirigés par Jorge Haider – depuis les années
quatre-vingt-dix. Cette démarche nationale-populiste dénonce l’invasion comme
schème pseudo-explicatif des problèmes engendrés par l’immigration, présentée
comme un danger pour l’identité nationale dominicaine.
La frontière haïtiano-dominicaine
Le thème de la frontière et celui de l’indigénisme dominicain sont au centre de la
question de l’identité nationale en République dominicaine car tous deux ont
participé à sa construction. Aujourd’hui comme hier, l’immigration haïtienne
reste invoquée comme vecteur de la mise en péril de l’identité dominicaine.
La problématique de la frontière concerne de nombreux États anciennement
colonisés. Les colonisateurs ont imposé une séparation qui n’a pas pris en compte
les populations concernées. Cette problématique est à l’origine de conflits, voire
de massacres, quand elle atteint le stade ultime. Le cas de la République
dominicaine en est une illustration : dans ce pays, ce thème continue à faire
l’actualité par l’instrumentalisation qu’en fait chacun au gré des circonstances.
L’histoire de la frontière, objet de nombreux écrits(18), sera rappelée brièvement
afin de souligner les enjeux qui l’entourent. Après le Traité de Ryswick(19) de
septembre 1696, qui sépare l’île d’Hispaniola entre la France et l’Espagne, le Traité
d’Aranjuez, signé en 1777 par ces deux pays, sépare définitivement SaintDomingue : la partie ouest revient à la France et la partie est à l’Espagne. En
reconnaissant explicitement la domination française sur l’ouest, ce traité met fin
à plus de cent ans de dispute territoriale entre les deux puissances. La question de
la frontière est définitivement réglée en 1937 par le dictateur dominicain Rafael
Leónidas Trujillo Molina, qui donne l’ordre de massacrer des milliers d’Haïtiens
vivant dans la partie non haïtienne de l’île. On a pu parler de génocide, pour
qualifier cette période considérée comme l’une des pages les plus noires de
l’histoire dominicaine.
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Un “antihaïtianisme” institutionnalisé par
Trujillo
Après ce méfait, le régime du dictateur cherche à dresser un bouclier humain
contre l’immigration haïtienne. Celui-ci représente une sorte de barrière sociale,
ethnique, économique et religieuse. Le gouvernement initie des années plus tard
un vaste programme de “dominicanisation” de la frontière, reposant sur la
construction de villes le long de la nouvelle ligne de démarcation. L’objectif est de
préserver la “dominicanité”, qui sera assurée par une série d’installations
militaires destinées à empêcher une nouvelle pénétration haïtienne. Rafael
Leónidas Trujillo Molina a profité de la situation à partir de cette période pour
organiser et également renforcer en République dominicaine les préjugés
antihaïtiens. L’un des principaux arguments employés idéologiquement par le
gouvernement pour justifier le massacre de 1937 est le fait que les dominateurs
d’autrefois auraient pour objectif l’unification du territoire. Il s’agirait cette fois
d’une invasion pacifique qui permettrait à l’État haïtien de faire valoir l’idée que
“l’île est une et indivisible”. La “frontière politique” s’affirme ainsi comme partie
de l’“essence nationale” de la “dominicanité” avec l’“hispanité”, la “catholicité” et
la “blancheur”. L’État dominicain, personnalisé par Trujillo, a par ailleurs
recouvré son autorité sur les territoires qui avaient été conquis par Haïti en
éliminant toute forme de présence et d’influence haïtienne dans cette région. Le
dictateur institutionnalise l’“antihaïtianisme” comme idéologie dominante dans
la culture dominicaine afin de légitimer sa politique autoritaire et nationaliste. En
conséquence, tout ce qui se réfère à l’identité nationale au sein du discours et des
idées des intellectuels devient un élément crucial dans le contenu et l’orientation
des processus de socialisation, de participation sociale – ou de mobilisation
sociale – ainsi que dans l’expression d’une conscience historique, en raison de sa
diffusion dans la société dominicaine. En définitive, le trujillisme a élaboré un
système idéologique qui s’est constitué dans le “nectar” qui a nourri son
organisation politique. Ces idées ont été les arguments essentiels utilisés par
Joaquín Balaguer et les strates supérieures afin d’éviter toute élection éventuelle
de Peña Gómez à la présidence de la République. À la fin du XXe siècle, si
l’immigration haïtienne est instrumentalisée de diverses façons, le silence est de
rigueur sur le massacre. Paradoxalement, l’affirmation de l’idéologie antihaïtienne s’accompagne de l’accueil annuel des braceros pour la coupe de la canne.
Les relations tendues entre la République dominicaine et sa voisine haïtienne
aboutissent à ce que l’on considère de manière négative les descendants
d’Africains et que les Dominicains s’identifient à l’indigène – disparu pourtant
depuis fort longtemps – plutôt qu’au Noir.
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Mobilisation identitaire
Pour que se forme la communauté, explique Denis-Constant Martin(20), en dépit de
la diversité des éléments, il faut que soit opéré un tri parmi les traits qui la
caractérisent ou constituent les lignes forces de l’expérience commune : l’identité
suppose l’élimination, le refoulement même temporaire de ce qui peut diviser ;
elle impose un ou plusieurs noyaux d’agglutination, à côté desquels les autres
éléments du vécu doivent être considérés comme secondaires. Le rapport à
l’espace et à la culture ayant déjà été examiné, il importe d’analyser le dernier
élément qui est le rapport au passé. L’histoire doit être réécrite de manière à
montrer que la communauté a des racines anciennes et qu’elle était autrefois
grande, belle, brillante, hautement civilisée. Dans la construction de l’identité
dominicaine, le culte de l’indigénisme se retrouve dans les pages de l’histoire
dominicaine, quand il a fallu justifier le phénotype de la majorité des
dominicains, mulâtres et noirs. Il s’agit de “communauté imaginée”, pour reprendre
l’expression de Benedict Anderson(21), ou de construction sociale de la réalité
reposant sur une conception d’identification imaginaire à une nation qui serait
espagnole. L’indigénisme dominicain est issu de la tendance idéologique
originaire d’Amérique du Sud, qui a aussi servi comme drapeau de combat des
nouveaux groupes nationalistes contre la pensée conservatrice et prohispanique
de la vieille oligarchie coloniale sud-américaine. Il s’agissait de revaloriser la
vocation nationaliste ; il était nécessaire de consacrer un terme qui représente
l’unité idéologique et ethnique de tout le peuple dans le but d’obtenir une
définition intégrationniste. C’est ainsi que l’appellation “indio”(22) prit naissance
pour désigner l’appartenance raciale et culturelle des dominicains. Dès lors,
l’indigénisme, qui naquit comme un mouvement d’expression nationaliste après
l’annexion à l’Espagne, s’est fait sentir avec force dans la littérature, les arts
plastiques et dans presque toutes les manifestations de la vie nationale.
Instrumentalisation de l’indigénisme
à des fins politiques
Cette identité nationale reliée à l’immigration haïtienne est également devenue
un facteur de mobilisation en période électorale. Dès 1978, des secteurs
ultraconservateurs initient une campagne raciste pour discréditer Peña Gómez
alors même qu’il n’est pas présidentiable(23). L’argument communiste n’ayant plus
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cours, l’argument haïtien s’y substitue, ajouté à son manque d’expérience
administrative qui l’empêcherait de remplir la fonction de président ; une telle
critique n’a jamais été prononcée à l’égard d’autres candidats. En 1990, 1994 et
1996, l’antihaïtianisme est un thème récurrent lors des campagnes politiques, en
particulier lors des deux dernières élections présidentielles où Peña Gómez est en
position très favorable. D’ailleurs, en 1993, le leader est directement visé à la suite
de la parution d’un livre(24) qui est une sorte d’appel à la patrie, un cri d’alerte pour
réagir face à “l’invasion” des haïtiens en République dominicaine. L’auteur
compare l’homme politique à Jean-Jacques Dessalines(25). Aux élections de 1994,
une campagne de discrédit contre le leader va jusqu’à contester sa nationalité. Il
est présenté comme Haïtien, suscitant ainsi le danger de l’accomplissement du
prétendu vieux rêve haïtien de convertir l’île en une entité “une et indivisible”.
Cette campagne est orchestrée par les gouvernants de l’époque à la pensée raciste
et hispanophile avec la complicité de quelques intellectuels dominicains qui ont
intégré l’oligarchie. Cette dernière a toujours perçu Peña Gómez comme un
danger potentiel pour le maintien de ses privilèges ancestraux. En 1996, Joaquín
Balaguer n’est pas présidentiable, mais il se donne pour mission d’empêcher que
les partisans du Parti révolutionnaire social chrétien votent pour le Parti
révolutionnaire dominicain, afin que Peña Gómez ne gagne pas au premier tour.
Il a inclus le thème haïtien dans tous ses discours, essayant d’insuffler dans
l’électorat un sentiment de terreur, au cas où Peña Gómez gagnerait les
élections(26). Sans s’attacher littéralement à la stratégie d’une campagne raciste
dirigée par Balaguer, le Parti libéral dominicain, dont le candidat est Leonel
Fernández, en a pris avantage. Affirmant que 150 000 Haïtiens ont été
illégalement inscrits sur les listes électorales, il annonçait que ses assesseurs
refuseraient tout votant qui ressemblerait à un Haïtien. Le nationalisme de Leonel
Fernández a ainsi relayé la démagogie antihaïtienne permanente des classes
dirigeantes. En définitive, en République dominicaine comme dans de nombreux
pays, l’immigration est fortement critiquée et instrumentalisée par ceux-là même
qui ont pourtant recours à la population migrante qu’ils stigmatisent.
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Notes
1. Acosta, Corten, Duarte, Vilas, 1973.
2. Taguieff, mars 1989, p. 98.
3. Moya Pons, El Batey, 1986, p. 122.
4. Moya Pons, op. cit., Ibidem.
5. Pour cette analyse, voir Capdevila, in Guicharnaud-Tollis, dir., 1998, pp. 141-157.
6. Knight, 1939, pp. 166-167.
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7. Acosta, Corten, Duarte, Vilas, op. cit., p. 149.
8. Batey : village où se rassemblent les travailleurs des exploitations sucrières.
9. Joaquín Balaguer a été le président de la République dominicaine de 1966 à 1978, puis de 1986 à 1996.
10. Taguieff, mars 1989, p. 98.
11. Human Rights Watch, “‘Illegal people’, Haitians and Dominico-Haitians in the Dominican Republic”, avril 2002.
12. Balaguer, 1983, p. 156.
13. Lozano, 1992.
14. Martinez, 1995, p. 35.
15. Des Haïtiens ont été accusés, sans aucune preuve, de vols et d’assassinats. Des Dominicains ont réagi en brûlant vif
deux Haïtiens. Les accusations de pillage sont incroyablement similaires à celles portées contre cette population en 1937.
16. Les reportages des mois de novembre et décembre 2005 ont été réalisés par le journal télévisé hebdomadaire Caraïbes,
de la Martinique.
17. Hermet, 2001 ; Taguieff, 1984.
18. Castor, 1983.
19. Ce Traité offre aux habitants des deux colonies l’occasion de reprendre des contacts commerciaux interrompus
par la guerre que se livraient les deux puissances. Toutefois, il n’y a pas de véritables limites entre les deux parties de l’île.
20. Martin, 1992, p. 583.
21. Anderson, 1996.
22. Ainsi, le mot indio est utilisé pour désigner “le Mulâtre” et même “le Noir” – indio oscuro ou indio quemao,
s’il s’agit d’une personne au teint foncé ; ces mots évoquent un passé indigène au lieu du tribalisme africain et de l’esclavage.
Aujourd’hui, au tournant du XXIe siècle, s’opère la même démarche pour les femmes, qui préfèrent s’identifier à Anacaona,
une princesse indigène.
23. Peña Gómez est le leader du Parti révolutionnaire dominicain.
24. Jiménez, 1993, p. 16.
25. Jean-Jacques Dessalines est l’homme politique haïtien qui succède à Toussaint Louverture
et qui proclame l’indépendance de l’île en 1804.
26. Vairac, 2007.
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