L`amant d`une seule nuit
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L`amant d`une seule nuit
1. Une vive appréhension s’empara de Leila tandis que, par la vitre du taxi, elle voyait les invités s’engouffrer dans le luxueux hôtel. Dans cette région glaciale, proche du cercle polaire arctique, ce n’était pas vraiment le meilleur moment de l’année pour organiser une soirée. Mais quand Britt, sa sœur aînée, lançait ce genre d’événement, personne ne se souciait du froid… De plus en plus nerveuse, Leila regarda les femmes au style glamour perchées sur des talons d’une hauteur vertigineuse gravir les marches en ondulant des hanches, au bras de compagnons en smokings sombres et écharpes de soie blanche sous de somptueux manteaux d’alpaga. En fait, elle était la seule des trois sœurs Skavanga à ne pas briller lors de ce genre de manifestation. Non seulement le bavardage mondain n’avait jamais été son fort, mais Leila se sentait bien plus heureuse dans le soussol du musée de la Mine, au département des archives où elle passait des heures à rassembler et répertorier de précieuses informations. « Détends-toi », s’ordonna-t‑elle en lissant sur ses cuisses la superbe robe prêtée par Britt. Leila saisit sa veste doublée en mouton posée à côté d’elle sur la banquette. Elle n’avait plus qu’à gravir les marches elle aussi, se faufiler dans le hall puis se fondre dans la foule. — Amusez-vous bien ! lança le chauffeur en prenant le 7 billet qu’elle lui tendait. Et désolé de ne pas vous déposer plus près : je n’ai jamais vu autant de taxis ici… — Ne vous inquiétez pas. C’est parfait comme ça ! — Attention à ne pas glisser… Trop tard ! — Vous ne vous êtes pas fait mal, au moins ? demanda le chauffeur en sortant la tête par la vitre ouverte. — Non, non ! Merci. — Il y a du verglas, ce soir. En effet, Leila l’avait remarqué à ses dépens… Et elle se retrouvait accroupie à côté du véhicule, dans une position fort peu élégante, avec en outre, constata-t‑elle, un collant filé. Quant à sa robe… Dieu merci, celle-ci n’était pas déchirée ; et vu sa teinte bleu nuit, elle pourrait réparer les dégâts. Enfin, plus ou moins… Après s’être redressée, elle attendit que la file de taxis ralentisse pour traverser la chaussée à la surface brillante. — Dites donc, ce ne sont pas les trois gars du consortium, ceux qui ont sauvé la ville ? demanda soudain le chauffeur en désignant l’entrée de l’établissement brillamment éclairé. Le cœur de Leila fit un petit bond. En effet, le mari de Britt, le cheikh Sharif, son autre beau-frère, le comte italien Roman Quisvada, et leur associé espagnol montaient les marches en bavardant. Soudain, le seul célibataire du trio se retourna. Raffa Leon. Le plus farouche des trois. Il dégageait une aura de danger, mais le chauffeur avait eu raison en disant que les trois hommes avaient sauvé la ville. A la mort de leurs parents, ses deux sœurs, son frère et elle avaient hérité de la compagnie minière familiale. Mais lorsque, au moment où les minerais commençaient à s’épuiser, des diamants avaient été découverts, elles s’étaient retrouvées dans l’impossibilité matérielle d’exploiter ceux-ci. A ce moment‑là, la ville de Skavanga ayant toujours dépendu de la mine, l’avenir de tous s’était sérieusement vu menacé. Sans l’intervention providentielle du consortium, 8 les pires catastrophes économiques et sociales n’auraient pu être évitées. — Il y en a encore un de disponible, lança le chauffeur du taxi en lui adressant un clin d’œil. Si vous vous dépêchez un peu… Les deux autres sont mariés, à ce que j’ai entendu dire. — Oui, répliqua-t‑elle en souriant. Avec mes sœurs Britt et Eva. — Ça par exemple ! Vous êtes l’un des célèbres « Diamants de Skavanga » ? — C’est le surnom que nous ont donné les journalistes, reconnut Leila en riant. Je suis le plus petit, celui qui a le plus de défauts… — Eh bien, si vous voulez mon avis, c’est ce qui vous rend la plus intéressante, rétorqua l’homme. Et vous avez encore une chance puisqu’il en reste un ! — J’ai trop de bon sens pour me risquer à ce genre d’aventure, affirma-t‑elle en riant de plus belle. Et je ne suis vraiment pas le genre de Raffa Leon ! — Il a une sacrée réputation, celui-là. Mais, vous savez, il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte dans la presse. Effectivement, notamment toutes les bêtises rapportées au sujet des Diamants de Skavanga… — Et n’oubliez pas : ce dont ils ont besoin en rentrant à la maison, ces milliardaires hyper actifs, c’est d’un peu de calme et d’une femme douce et tranquille. Mais ne le prenez pas mal, ajouta-t‑il à la hâte. De ma part, c’est un compliment ! Leila éclata de nouveau de rire. — Je ne le prends pas mal, ne vous en faites pas. Mais vous, soyez prudent, cette nuit : les routes sont vraiment dangereuses. — Merci, mademoiselle. Ne vous inquiétez pas pour moi et amusez-vous bien ! Oui, elle tâcherait de s’amuser. Après être passée par les toilettes pour nettoyer sa robe. Même si ce genre de soirée ne faisait pas partie de ses distractions préférées, Leila 9 ne déshonorerait pas ses superbes sœurs en apparaissant vêtue comme une souillon. Après avoir adressé un dernier signe de la main à l’aimable chauffeur, elle profita d’un espace entre deux véhicules pour se lancer. Raffa Leon se tenait toujours en haut de l’escalier et fouillait la rue du regard, attendant sans doute une personnalité glamour qui surgirait d’une limousine. Il était d’une beauté renversante… A l’instant même où ce constat s’imposait à elle, et alors qu’elle grimpait les marches, Leila glissa de nouveau : ses talons partirent d’un côté et elle de l’autre tandis qu’elle poussait un cri et perdait l’équilibre. — Leila Skavanga ! Le souffle coupé, elle comprit que le bel Espagnol l’avait rattrapée in extremis. Elle vit le visage le plus somptueux de la planète se rapprocher du sien. — Señor Leon, murmura-t‑elle en feignant la surprise. Je ne vous avais pas vu… En réalité, Leila se retrouvait en proie à un embarras phénoménal : son sauveur la tenait si étroitement qu’elle ne pouvait bouger ! La chaleur du corps de celui-ci se répandait dans ses veines, dans tout son être, et les effluves entêtants qui montaient de lui, épicés, musqués, rehaussés d’une pointe de lavande, enivraient Leila. — Merci, dit‑elle en reprenant ses esprits tandis qu’il l’aidait à se redresser. — Je suis ravi d’être arrivé à temps. Seigneur… Son léger accent rendait sa voix profonde et mélodieuse encore plus sensuelle. — Moi aussi. — Vous ne vous êtes pas tordu la cheville, j’espère ? Quand cet homme immense à la beauté ténébreuse baissa les yeux sur ses jambes, elle songea à son collant filé et se força à sourire pour se donner une contenance. — Non, tout va bien. 10 — Je suis également ravi de vous revoir, ajouta-t‑il, les yeux brillants. — Je… Oui, moi aussi. Ils s’étaient rencontrés pour la première fois à l’occasion du mariage de Britt, puis de nouveau lors de celui d’Eva, en Italie, sur l’île appartenant à Roman. Mais cette nouvelle rencontre, et les circonstances dans lesquelles elle avait lieu, déstabilisait complètement Leila. A tel point qu’elle aurait voulu fuir, mais Raffa Leon ne semblait pas pressé de la laisser s’en aller. A présent, il scrutait son visage en plissant le front. Son mascara avait‑il coulé ? Côté maquillage, elle n’était pas très douée. — Non seulement nous nous sommes déjà rencontrés, mais nous sommes presque parents, Leila. — Pardon ? s’étonna-t‑elle. C’était maintenant de la malice qui luisait au fond des yeux de Raffa, éclairant son regard de pépites ambrées. — Parents ? reprit‑elle en dominant son trouble. — Oui. Maintenant qu’un deuxième directeur du consortium a épousé l’une des sœurs Skavanga, il ne reste plus que nous deux. Il éclata de rire. — N’ayez pas l’air aussi choqué, señorita Skavanga, je voulais simplement dire que cela nous donne l’opportunité de mieux nous connaître. Se méfiant d’instinct des motivations de cet homme à la beauté ravageuse, milliardaire de surcroît, Leila répliqua : — Vous savez, je ne possède pas beaucoup d’actions de la compagnie. Raffa lui prit la main en souriant, avant de pencher la tête vers ses doigts. — Je n’ai pas l’intention de vous les voler, Leila ! Les lèvres de l’Espagnol effleurèrent le dessus de sa main. Comment ce simple contact pouvait‑il faire naître autant de sensations en elle ? Adolescente, elle avait lu des romans rapportant ce genre de phénomène, mais jamais elle n’y avait goûté elle-même. Cependant, il n’y avait rien 11 de romantique dans le geste de Raffa : c’était simplement sa façon de la mettre à l’aise, devina Leila. Pressés de rentrer au chaud, les invités les dépassaient en les bousculant, rendant la conversation encore plus malaisée. — J’espère que vous êtes content d’être à Skavanga, dit‑elle. — Je le suis maintenant, répondit‑il avec un sourire amusé. A vrai dire, jusqu’à ce soir, j’ai enchaîné rendezvous d’affaires sur rendez-vous d’affaires : je sors à peine d’une réunion. — Vous êtes descendu à l’hôtel ? Elle rougit tandis que Raffa soutenait son regard en haussant un sourcil. Il devait croire qu’elle lui faisait des avances, alors qu’elle avait posé la première question qui lui était passée par la tête. Heureusement, il semblait l’avoir déjà oubliée. — J’ai l’impression que c’est plus calme, dit‑il en se tournant vers l’entrée. On tente une percée ? — Je peux très bien me débrouiller toute seule, vous savez. D’autant que le somptueux duc était sans doute pressé de se débarrasser d’elle. — Je n’en doute pas. Mais pourquoi cet air inquiet, Leila ? — Je… Je ferais mieux d’aller rejoindre mes sœurs, bredouilla-t‑elle à la hâte. Mais je vous remercie de… d’avoir volé à mon secours. — Je vous en prie. Le regard de son interlocuteur était chaud, lumineux. Et terriblement pénétrant. Raison de plus pour s’en tenir à son plan initial : boire un verre avec ses sœurs, dîner, puis s’autoriser un brin de causette sans conséquences avant de s’éclipser le plus discrètement possible. — Vous tremblez, Leila. Elle se mordit la lèvre, embarrassée. Car elle tremblait en effet de tout son corps. Et pas à cause du froid… 12 — Tenez, prenez mon manteau. — Oh ! non… Je… Trop tard ! Raffa lui enveloppait déjà les épaules de son élégant manteau. Elle frémit. — Votre robe est tachée, dit‑il d’un air contrarié. Et moi qui croyais vous avoir sauvée de la catastrophe ! — Vous y êtes presque parvenu. — Je ferai mieux la prochaine fois. — J’espère qu’il n’y en aura pas ! s’exclama spontanément Leila. C’est ma faute : j’aurais dû regarder où je posais les pieds. Un petit sourire remonta le coin de la bouche sensuelle de Raffa. — Dans l’immédiat, je crois que nous ferions mieux d’aller réparer les dégâts, répliqua-t‑il avec une lueur complice dans les prunelles. Mon Dieu, ce sourire… Leila se força à détourner la tête. Après tout, pourquoi ne pas se laisser bichonner un peu, pour une fois ? Se lover dans l’aura de cet homme superbe, durant quelques minutes seulement ? De toute façon, le duc trouverait rapidement un prétexte pour aller rejoindre ses amis et connaissances. Ainsi, il avait enfin réussi à approcher Leila, la plus jeune des sœurs Skavanga ! Et leur échange avait duré davantage que le temps d’une poignée de main. A sa grande surprise, Raffa venait de découvrir une jeune femme surprenante. Un peu crispée mais drôle et qui, pour une raison qui lui échappait, manquait de confiance en elle. En revanche, il comprenait sa réticence à se mêler aux réjouissances : faux sourires et bavardages superficiels n’avaient jamais fait partie de ses occupations favorites. Ce n’était pas facile d’être le plus jeune d’une fratrie. Il était bien placé pour le savoir, même s’il s’était dégagé très tôt de toute contrainte familiale. Mais auparavant, avec des parents absents et trois frères plus âgés toujours 13 prêts à le malmener — et deux sœurs aînées qui prenaient un malin plaisir à en rajouter —, il avait fini par devenir un enfant difficile. D’après son expérience, il n’y avait que deux moyens de s’en sortir lorsqu’on était le benjamin : la détermination farouche, comme il l’avait fait, ou le retrait et l’effacement, voie qu’avait manifestement choisie Leila Skavanga. — Commençons par trouver le vestiaire, proposa-t‑il quand ils eurent pénétré dans l’immense hall. — C’était bien mon intention. Elle redressa le menton, comme pour lui signifier qu’elle n’avait pas besoin qu’on veille sur elle, qu’elle avait repris le contrôle de la situation. Raffa fut envahi par un étrange et inhabituel instinct protecteur. — Ça l’était déjà avant que je ne vous rattrape au vol ? — Bien avant, plaisanta-t‑elle à son tour. Il retint un sourire. Il appréciait la lueur de défi qui brillait dans les yeux bleus de la jeune femme. Subitement, pourtant, ses joues prirent une exquise teinte rose et elle détourna de nouveau la tête. Leila Skavanga était‑elle une vraie innocente ? Probable, songea Raffa en l’observant avec attention. Pourtant, ses sœurs n’étaient pas réputées pour leur timidité… Cette singularité ne faisait que renforcer le mystère émanant de la benjamine des Diamants de Skavanga. Et lorsqu’elle planta dans les siens ses beaux yeux, immenses et candides, sa libido réagit avec une intensité inouïe. — Venez, dit‑il en lui frayant un passage parmi la foule. Allons régler votre petit problème vestimentaire pour que vous puissiez profiter pleinement de la soirée. Quand ils traversèrent le hall, Leila remarqua que tous les regards étaient rivés sur Raffa, si bien que personne ne fit attention à elle ni à sa robe tachée. Cette indifférence lui rappela qu’elle s’était promis de s’accorder une année de changement, de sortir de sa coquille, elle qui avait toujours été cataloguée comme la rêveuse de la famille, la plus tranquille, la conciliatrice. Elle allait avoir du mal 14 à se débarrasser de cette étiquette, à la fois commode et confortable. Toutefois, sa rencontre avec Raffa ne lui offrait‑elle pas une occasion en or de s’en libérer ? Pas en un soir, évidemment. Et peut‑être aurait‑il mieux valu ne pas choisir cet homme-ci pour commencer à s’émanciper ! Lorsqu’elle s’était promis de changer, elle n’avait pas prévu que le facteur séduction entrerait dans l’équation ; ni qu’il pourrait prendre l’apparence de don Rafael Leon, duc de Cantalabria. Elle avait toujours pensé que le premier homme qu’elle approcherait de plus près serait un homme tranquille et pas compliqué ; un homme peu exigeant et doux avec qui elle se sentirait en sécurité. Or Raffa Leon était tout sauf synonyme de sécurité — même s’il se montrait des plus chevaleresques avec elle, mais c’était sans doute inné, chez lui. Il la tira de ses pensées en lui prenant la main pour l’entraîner sous un immense lustre de cristal. Il recula de deux pas et contempla le bas de sa robe d’un air consterné. — Dios ! C’est pire que je ne le pensais. Leila sentait un délicieux courant naître sous la caresse du regard de son compagnon. — Vous êtes sûre de ne pas vous être fait mal ? demanda-t‑il. — Oui, oui. — En tout cas, je ne vous quitterai plus d’une semelle ce soir. Pas question de risquer un nouvel accident. C’était de l’humour qui pétillait dans ses yeux, comme s’il devinait ce qu’elle ressentait à sa proximité. — Non, vous avez raison, murmura Leila, incapable de détourner le regard du sien. — Le vestiaire ? Elle se secoua mentalement. — Oui. Et je peux me débrouiller seule, je vous assure. Mais Raffa l’avait déjà reprise par la main et l’entraînait vers le vestiaire, comme si elle n’avait rien dit. Sur son passage, les gens s’écartaient comme devant un chef d’Etat. 15 — Vous avez des amis à voir, des obligations… — En effet, approuva-t‑il. Et j’en ai une qui passe avant toutes les autres : rester auprès de vous afin de veiller à ce que le reste de la soirée se déroule mieux que le début. Et vous ne me privez de rien, Leila. Au contraire, vous m’évitez de perdre mon temps à bavarder avec des gens que je ne connais pas, ne désire pas connaître et ne reverrai jamais. En fait, vous me rendez service. Quant à mes amis, je peux les revoir quand je le souhaite. Leila avait pensé exactement la même chose en partant de la maison, mais seulement parce qu’elle était toujours intimidée dans ce genre de situation. Ce qui n’était certainement pas le cas du magnétique Raffa Leon. — Je repensais au mariage de Britt, poursuivit‑il quand ils prirent place dans la file d’attente du vestiaire. Je vous ai vue jouer à chat avec les petites demoiselles d’honneur pour les distraire. — Je me suis autant amusée qu’elles, reconnut Leila. La sophistication n’est pas mon fort… — D’aucuns considéreraient cela comme une qualité. Leila avait dévoilé son secret : elle adorait les enfants. Et les animaux. En fait, sa famille mise à part, elle aimait les enfants davantage que les adultes : avec eux, au moins, les rapports étaient simples et directs. — C’est notre tour, reprit Raffa en lui posant la main sur les reins. Aussitôt, tous ses sens vibrèrent, peut‑être à cause du contraste entre les doigts fermes de son chevalier servant et la légèreté de la caresse. — Si je comprends bien, vous aimez les enfants ? — Oui, répondit‑elle en lui tendant son manteau. Je suis même impatiente d’en avoir, mais sans père. Raffa plissa les yeux, ce qui renforça encore son charme. — Cela pourrait se révéler difficile… — Pourquoi ? — Sur le plan biologique, voulais-je dire. Y avait‑il un sous-entendu dans son sourire en coin, se 16 demanda Leila en cherchant en vain une réplique appropriée. Par chance, Britt s’avançait dans le hall au bras de Sharif. Sa sœur aînée lui adressa un regard surpris, avant de secouer imperceptiblement sa belle tête blonde, comme pour lui signifier que, si elle ne voulait pas d’ennuis, elle ferait mieux de s’éloigner de Raffa. Lorsque Leila lui répondit par un sourire hésitant, Britt haussa les épaules. « A tes risques et périls ! » traduisit Leila. — Gardez soigneusement votre ticket. — Pardon ? — Votre ticket de vestiaire, expliqua Raffa en le lui tendant. Maintenant, allez vous occuper de votre robe. Il se tourna vers la porte des toilettes pour femmes, puis laissa glisser lentement le regard sur son corps. — Vos bas sont filés. — C’est un collant, corrigea-t‑elle d’un ton guindé. — Je vous en prie, ne m’ôtez pas mes illusions. Seigneur, ce sourire dévastateur la chamboulait complètement ! Elle se ressaisit. Il était grand temps de mettre un peu de distance entre cet homme fascinant et elle. — Ne m’attendez pas, lança-t‑elle par-dessus son épaule en franchissant le seuil des toilettes. Penchée au-dessus du lavabo, Leila s’efforça de calmer les battements désordonnés de son cœur. Raffa l’attendait‑il ou avait‑il saisi la chance qu’elle lui avait offerte de reprendre sa liberté ? Jamais aucun homme n’avait produit un effet aussi ravageur sur elle. Don Raffa Leon aurait rendu Casanova lui-même jaloux ! D’ailleurs, s’il préférait rester célibataire, c’était sans doute pour continuer d’accumuler les conquêtes ; dont Leila n’avait pas du tout l’intention de grossir les rangs. Après avoir détaché une serviette en papier du rouleau, elle l’humidifia afin de nettoyer sa robe. Celle-ci fut bientôt à peu près présentable, mais Leila n’avait pas de collant de rechange. Eh bien, elle s’en passerait ! Elle s’en débar17 rassa rapidement avant de le fourrer dans la poubelle, puis regarda ses jambes en faisant la grimace : pas vraiment sexy, la peau blanche… Mais comme personne ne ferait attention à elle… Personne sauf Raffa, qui repérait tout. Mais il ne lui adresserait sans doute plus la parole de la soirée. Toutefois, s’il l’attendait derrière la porte, pourquoi ne le laisserait‑elle pas lui tenir compagnie ? Son année de changement démarrait ce soir. Leila s’était promis de se détendre, de s’autoriser des choses qu’elle brûlait de faire depuis longtemps : voyager, par exemple, rencontrer des gens nouveaux. En outre, Britt et Eva pouvaient se passer d’elle. Et Raffa Leon était certes plus divertissant que le maire de Skavanga, ou le vieux vicaire qui ne manquerait pas de lui faire l’un de ses sermons sur les vertus du mariage, ni de lui répéter qu’elle devrait se trouver un mari avant qu’il ne soit trop tard. Trop tard, à vingt‑deux ans ? Et puis, à quoi bon s’encombrer d’un mari ? Elle ne désirait qu’une chose : avoir un enfant. Ou, mieux encore : des enfants. Elle contempla son reflet dans le miroir étincelant. Raffa l’attendait‑il, ou avait‑il poussé un soupir de soulagement dès l’instant où elle avait refermé la porte derrière elle ? Il n’y avait qu’un moyen de le savoir… Il était là, son charme viril augmenté par l’énergie formidable qui exsudait de sa haute silhouette. — Excusez-moi de vous avoir fait attendre aussi longtemps. — Cela en valait la peine : vous êtes superbe, Leila. — Disons plutôt que je suis à peu près présentable. Et j’ai dû ôter mon collant. Elle s’interrompit, horrifiée. Pourquoi avait‑elle donné cette précision stupide, et affreusement ambiguë ? L’air très amusé, Raffa la regardait en silence. — Des jambes nues à la peau blanche comme un cachet d’aspirine, ce n’est vraiment pas terrible, reprit‑elle dans l’espoir de se rattraper. 18 « Des jambes incroyablement longues aux mollets galbés, aux chevilles fines et gracieuses », corrigea Raffa en son for intérieur. Des jambes aussi attirantes que le reste de sa ravissante personne. — Et ma robe est un peu trop ajustée, poursuivit‑elle, l’air aussi apeurée qu’une biche prise dans le faisceau des phares. En fait, Britt me l’a prêtée. Britt est si mince ! Raffa ne releva pas : il préférait les douces rondeurs de Leila. — Comme je n’aime pas trop ce genre de soirées, ma garde-robe n’est pas très fournie. Je préfère les endroits plus tranquilles. — Nous avons cela en commun, acquiesça Raffa, désireux de mettre fin à ce qui ressemblait à un supplice pour elle. Il ne mentait pas : il aurait été prêt à fuir cette agitation mondaine pour aller se réfugier dans sa suite du dernier étage. Avec Leila… — J’ai une idée, ajouta-t‑il en lui prenant doucement le coude. Il y a un petit salon très tranquille au bout de ce couloir. Vous… — J’ai une allure épouvantable, c’est cela ? l’interrompit‑elle visiblement effarouchée et embarrassée. Elle était si adorable tandis qu’elle levait son beau visage vers le sien. Non seulement elle avait besoin de se détendre, mais il souhaitait vraiment la connaître un peu mieux. — Venez. Eloignons-nous un peu de cette faune. De toute façon, la soirée proprement dite ne commence que dans une demi-heure. — Mais… mes sœurs m’attendent ! — Elles seront si occupées qu’elles ne remarqueront ni votre absence ni la mienne. Après avoir ouvert la porte du petit salon, Raffa s’effaça pour laisser passer la jeune femme. Ils ne seraient pas seuls : quelques clients de l’hôtel y étaient installés pour lire le journal ou bavarder au calme, près d’un grand feu 19 de cheminée. C’était l’endroit idéal, songea Raffa en se dirigeant vers deux fauteuils club de cuir fauve. — Un jus d’orange ? proposa-t‑il quand elle fut assise. — Oui, avec un peu de limonade, s’il vous plaît. Comment le savez-vous ? Il adorait voir ce sourire illuminer son visage au teint de lys. — J’ai eu de la chance. Leila était réputée pour être la plus timide des sœurs Skavanga, mais quelque chose en elle semblait indiquer qu’elle entendait bien garder la tête froide — en toutes circonstances… Eva, elle, avait toujours eu une réputation de forte tête, jusqu’à son récent mariage avec Roman. Son ami et associé avait réussi à l’apprivoiser, sans gommer pour autant sa vivacité et sa détermination. De son côté, Britt, l’aînée, belle et talentueuse femme d’affaires, s’était également adoucie grâce à l’amour. Raffa savait qu’après la mort accidentelle de leurs parents, Leila, alors encore très jeune, avait été protégée par ses sœurs et leur frère. Toutefois, dès le premier jour où il avait posé les yeux sur elle, Raffa avait pressenti que Leila Skavanga était bien davantage qu’une enfant gâtée. Et il avait hâte de découvrir les trésors qu’elle dissimulait sous ses airs innocents et timides… 20