construction d`un totem en thérapie familiale
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CONSTRUCTION D'UN TOTEM EN THÉRAPIE FAMILIALE Exemple de la famille monoparentale Jean-François Le Goff Médecine & Hygiène | Thérapie Familiale 2006/4 - Vol. 27 pages 361 à 375 ISSN 0250-4952 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-therapie-familiale-2006-4-page-361.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Le Goff Jean-François, « Construction d'un totem en thérapie familiale » Exemple de la famille monoparentale, Thérapie Familiale, 2006/4 Vol. 27, p. 361-375. DOI : 10.3917/tf.064.0361 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Médecine & Hygiène. © Médecine & Hygiène. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Thérapie familiale, Genève, 2006, Vol. 27, No 4, pp. 361-375 CONSTRUCTION D’UN TOTEM EN THÉRAPIE FAMILIALE Exemple de la famille monoparentale Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Résumé : Construction d’un Totem en thérapie familiale : exemple de la famille monoparentale. – Dans le cadre de séances de thérapie familiale avec des familles monoparentales le thérapeute propose aux enfants la création d’un Totem en s’inspirant des célèbres Totems érigés par les Haïda, un des peuples premiers de l’Alaska. Ainsi l’enfant attribue aux ancêtres des figures animales. Cette expérience introduit une dimension symbolique dans les relations intergénérationnelles. Cliniquement les résultats de cette technique s’avèrent tout à fait intéressants. L’article s’articule autour d’une situation clinique et il examine les points communs avec d’autres techniques permettant la participation active des enfants à la thérapie. Il conclut sur la nécessité d’une confrontation à la théorie. Summary : Building a Totem pole in Family Therapy : a single-parent family case study. – In family therapy with single-parent families, the therapist suggests to the children creating a Totem, inspired by the famous Totems Poles erected by the Haïdas, one of the native people of Alaska. The child may award animals’ figures representing the ancestors. This experience introduces a symbolical dimension of intergenerational relations. The result of this technique seems encouraging. The article exposes a case study and examines the common points with the other techniques allowing an active inclusion of children in the therapy. Resumen : Construcción de un Totem en terapia familiar : caso clínico de una familia monoparental. – En el ámbito de la terapia familiar con familias monoparentales, el terapéuta propone a los niños de crear un totem inspirándose de los celebres totemes erigidos por los Haidas, uno de los primeros pueblos de Alaska. De ese modo, el niño atribuye una figura animal a sus antepasados. Esta experiencia introduce una dimensión simbólica en las relaciones intergeneracionales. Los resultados de esta técnica se revelan interesantes clínicamente. El artículo se apoya sobre un caso clínico y estudia los puntos comunes con otras técnicas que permiten una participación activa de los niños a la terapia. Mots-clés : Totem – Famille monoparentale – Thérapie familiale systémique – Dimension symbolique. Keywords : Totem poles – Single-parent family – Systemic family therapy – Symbolic dimension. Palabras claves : Totem – Familia monoparental – Terapia familiar sistemica – Dimension simbolica. Pour les psychothérapeutes et les psychanalystes, le mot Totem, le plus souvent associé au mot Tabou, évoque les œuvres magistrales de Freud et de Lévi-Strauss, deux des plus importants penseurs du siècle passé. Leurs interprétations divergentes, et contestables, des « Totems et des Tabous » ont irrigué la pensée du XXe siècle dans l’ensemble des domaines des sciences sociales et psychologiques. 1 Psychiatre des Hôpitaux, thérapeute familial. 361 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Jean-François LE GOFF1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène La construction d’un Totem, telle que je la propose est une technique facile à réaliser, qui a l’intérêt d’être compatible avec la plupart des modélisations en thérapie familiale, quelles que soient leurs bases théoriques (systémiques ou analytiques). C’est lors de thérapie avec des familles monoparentales que cette modalité s’est élaborée puis imposée dans ma pratique. En effet les familles monoparentales que je reçois sont le plus souvent isolées socialement ; elles ont peu de liens avec la famille élargie sauf lorsqu’un des grands-parents devient une sorte de deuxième parent. Elles sont de petites dimensions comportant rarement plus de deux enfants. Les relations avec le réseau social sont souvent mauvaises ; elles le vivent comme malveillant, intrusif, culpabilisant et persécutant. Il m’apparaît toujours nécessaire de réintroduire la généalogie de manière positive, ce qui va à l’encontre des idées dominantes de certaines thérapies inter- ou transgénérationnelles qui trop souvent se contentent de traquer les fautes des ancêtres, responsables des malheurs d’aujourd’hui. Pour commencer : un cas clinique Lorsque Manu se lève au milieu d’une séance de thérapie familiale, il est probablement las d’entendre sa mère revenir une fois de plus sur leurs difficultés relationnelles ; il se dirige vers le paper-board, prend un feutre rouge et un feutre vert et dessine un « affreux bonhomme », comme il dit. Il me demande si ce bonhomme me fait peur. Il insiste : « Et si ce bonhomme était un vrai bonhomme, il te ferait peur ? » Je lui réponds : « Cela dépend, peut-être si je le rencontrais dans une cage d’escalier, la nuit à deux heures du matin et s’il tenait une mitraillette entre les mains. » « C’est qui ce bonhomme ? » demande la mère et Manu répond : « Mon arrière-arrière-arrière-arrière grand-père ». Bien évidemment ce bonhomme pourrait représenter le père absent, sa méchanceté d’être absent et sa méchanceté avec la mère de Manu, mais il peut aussi bien représenter Manu, me représenter ou représenter un personnage imaginaire le protégeant de la thérapie et du thérapeute. C’est à la suite de cette interaction que m’est venue l’idée de proposer à Manu la construction d’un Totem, autrement dit de dessiner une généalogie symbolique à partir d’images d’animaux qu’il choisira lui-même. Sans problème Manu accepte cette proposition. Pendant la construction de ce Totem la mère attentive à la créativité de son garçon ne lui adressera aucun commentaire négatif. Ultérieurement, elle me dira son heureuse surprise de voir son fils réfléchir et créer d’une manière tout à fait inattendue pour elle. Manu a 9 ans et vit seul avec sa mère Mariana. Celle-ci est en conflit permanent avec le père de l’enfant, un homme qu’elle qualifie de « gamin irresponsable », mais qu’elle recueille parfois en le laissant dormir dans la chambre de leur garçon. Elle ne veut pas qu’il participe aux séances de thérapie par crainte que ces séances ne deviennent un véritable « ring ». 362 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Dans cet article mon propos n’est pas de discuter ou de contester ces contributions, je me contenterai de présenter une modalité de travail, la construction d’un Totem, qui s’est révélée une médiation fructueuse dans les thérapies avec des familles monoparentales. Bien entendu, il est possible que d’autres thérapeutes aient utilisé cette médiation ou une médiation proche, mais je n’ai pas trouvé à ce jour de publication sur ce sujet dans la littérature en thérapie familiale, ni dans le domaine de l’art-thérapie. Selon Anna Deborah Luepnitz (1988), les familles actuelles vivent le paradoxe d’être à la fois de plus en plus patriarcales et d’avoir des pères de plus en plus absents. La famille monoparentale pousse ce paradoxe à l’extrême. Dans ces conditions, les 363 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène A l’école, Manu se révèle difficile à gérer pour ses instituteurs. Il peut se montrer violent, incapable d’accepter les directives des adultes, mais il est aussi en conflit permanent avec les autres enfants. Ces comportements retentissent sur ces résultats scolaires qui sont devenus médiocres malgré de bonnes capacités. Les enseignants le décrivent comme un perpétuel révolté et préfèrent ne pas lui faire de remarques pour éviter des comportements indésirables et destructeurs. Mariana a pris contact avec le Centre Médico-psychologique. Je lui ai proposé un entretien familial. Le premier entretien ayant permis un début de dialogue entre la mère et l’enfant, il a été d’un commun accord décidé de poursuivre ce travail. Lors de ces séances, Manu se révèle un enfant triste et inquiet, souvent apathique. Les deux premières séances ont atténué l’escalade symétrique entre Mariana et son fils. Mariana est satisfaite de l’attitude des thérapeutes qui ne l’accusent pas de manquer d’autorité et qui la considèrent comme tout à fait compétente pour s’occuper de son fils, car trop d’intervenants auparavant lui avaient affirmé qu’elle en était incapable et que « cela se terminerait par un placement ». Dans le cadre d’un processus de déparentification, Mariana commence à reconnaître le soutien que son garçon lui avait apporté lors de la séparation. « Sans lui, dit-elle, ma solitude aurait été totale et je ne sais pas ce que j’aurais fait. » Ayant été maltraitée dans son enfance, Mariana n’a plus de contacts avec ses frères et sœurs qui, d’après elle, n’ont jamais reconnu ses souffrances. Seule la grand-mère paternelle de Manu est restée en relation avec elle, mais depuis son départ à la retraite dans un département d’outre-mer, l’éloignement a accentué leur isolement et leur a fait perdre un soutien précieux dans la vie quotidienne. Ils habitent dans un quartier réputé difficile où les relations sociales sont tendues et brutales. L’indépendance de Mariana est mal perçue par ses voisins. Ayant entendu quelques réflexions injurieuses au sujet de sa mère à l’école, Manu a conscience de cette situation et se sent investi de la mission de protéger sa mère. Il est particulièrement inquiet pour la sécurité de sa mère. Il a souvent peur qu’elle se fasse agresser par des hommes et il me dit qu’il craint de ne pas être pas assez fort pour la défendre efficacement. Cette vigilance l’épuise. Il voudrait que sa mère trouve un « nouveau copain », un type fort qui pourrait la défendre. « Un jour, ils la violeront » dit-il. De son côté, la mère a de nombreux reproches à faire à son fils. Certains sont les mêmes que ceux qu’elle faisait au père de l’enfant. Cela donne l’impression d’une sorte d’indifférenciation entre le père et l’enfant. Mariana introjecte les parties « bonnes » de Manu, mais ne lui renvoie que les parties négatives additionnées d’une vision dévalorisante de son père. Dans ces conditions, Manu risque fort de devenir prisonnier d’une attribution d’une personnalité négative, ne correspondant pas à sa contribution à la vie familiale et, surtout, freinant son estime de soi. Pour cette famille il n’est donc pas possible – actuellement – d’utiliser le levier d’une séance en présence du père, les relations entre les deux parents étant trop conflictuelles, ni celui d’une séance entre le père et le fils à laquelle la mère s’opposerait sans doute par la rupture avec le travail thérapeutique. Sur le plan social, Mariana est actuellement sans emploi et se prépare à suivre un stage de réinsertion. Elle vit très difficilement le fait de se sentir assistée et contrôlée par le réseau social. Elle affirme qu’elle s’en sortira seule et craint surtout qu’on lui retire son enfant. D’où me vient l’idée du Totem ? La convergence de plusieurs centres d’intérêt m’a conduit à proposer cette médiation. 1. D’abord un intérêt personnel, déjà ancien, pour les habitants premiers (Haïda des îles de la Reine Charlotte, Tlingit de la côte nord-ouest de l’Amérique du nord). Dans ces populations, les Totems sont des instruments symboliques puissants, matérialisés par la construction et l’érection de poteaux sculptés représentant les ancêtres sous des formes animales auxquelles sont attribuées des qualités qui en se transmettant se transforment en fonction de l’animal suivant. Les Totems racontent généralement l’histoire d’une famille ou d’un événement important. L’aigle, le corbeau, l’ours, la grenouille, le castor, l’épaulard sont les animaux les plus fréquemment représentés sur ces immenses sculptures. Il y a donc élaboration et transmission d’une histoire généalogique au travers d’un patrimoine symbolique. Le mot Totem, d’origine Objiwa, est maintenant adopté dans la plupart des langues, mais il aurait pu se traduire par parenté. Le Totem peut être une possession de groupe définissant des appartenances à une famille, à une histoire, à une génération et à un sexe ou une possession individuelle qui permet d’accéder à certaines qualités et des savoirs. Ainsi certains ont considéré que le Totem est l’équivalent de l’héraldique moyenâgeuse d’Europe, figure symbolique de l’appartenance et de la reconnaissance. 364 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène difficultés des enfants sont trop souvent mises sur le compte des mères qui restent les principales accusées de mal faire et d’éloigner le père, privant ainsi leurs enfants d’une confrontation avec un tiers et les maintenant dans un univers maternant fusionnel ignorant les contraintes sociales. En conséquence il peut être important de décider avec la famille de centrer la thérapie sur des objectifs simples dont elle a besoin : diminuer l’isolement de la famille, reconnaître la famille monoparentale comme une famille en tant que telle et non pas une famille mutilée, atténuer la vision négative de l’environnement social, mettre en place des relations dialogiques entre la mère et son fils, qui pourraient devenir une nouvelle modalité de s’adresser aux autres (Luepnitz, 1988 ; Le Goff, 1999, 2005, 2006). Pour cela, je me base sur une thérapie centrée sur les liens (liens d’attachement, liens d’objet, liens de loyauté, etc.) avec pour perspective de délier les liens trop étouffants et de relier les liens trop distants. C’est par l’intermédiaire d’une relation dialogique que ce travail systémique peut être entrepris (Freire, 1974). Cependant j’essaye d’être attentif aux limites d’une position empathique, qui, dans certaines circonstances, devient un écran empêchant de reconnaître ce qu’il y a d’unique dans la souffrance de l’autre et dans sa place dans le monde des humains. Ce que Zuk a appelé la fonction de « célébrant » du thérapeute me semble souvent bien adaptée à ces situations (Zuk, 1975). La thérapie ne se réduit pas à la succession de phases bien identifiées (phase du début, phase centrale, puis phase de terminaison) ; je la vois plutôt comme une série d’événements critiques non prévisibles et peu modélisables qui imposent de nouveaux fonctionnements et de nouvelles opportunités de dialogue (Le Goff, 1999). 2. Mon point de vue de plus en plus critique, tant sur le plan de la pratique que sur le plan théorique, vis-à-vis de l’évolution de certaines formes de thérapies intergénérationnelles, surtout quand celles-ci se contentent de décrire et d’accentuer le pathos des « secrets de famille », des inévitables « répétitions entre générations », du refoulé entre les générations, où tous les malheurs actuels sont attribués à la « faute des ancêtres », comme le dit le titre d’un livre. Les formes extrêmes de ces thérapies, comme la psychogénéalogie ou les constellations familiales, me semblent avoir rompu toutes connexions avec la raison au sens des lumières et de la désaliénation, et paraissent se rapprocher insensiblement de plus en plus de l’astrologie et autres « sciences » occultes en renforçant la dépendance au thérapeute devenu un mage extralucide, qui, non seulement, sait beaucoup plus que les autres mais arrive à deviner ce que les autres ne savent pas. L’introduction d’un langage néogothique (cryptes, fantômes, ouverture de crypte, etc.) accentue la dramatisation des émotions et sentiments, en leur donnant pour issue l’opacité et l’obscurité de propos hermétiques et pessimistes. Dans Préhistoire de la famille (2004), le psychanalyste Alain de Mijolla présente une critique tout à fait intéressante de ces constructions théoriques. On a du mal à percevoir ce qui reste de thérapeutique dans ces modèles, aussi éloignés d’une conception systémique que d’une conception psychanalytique, mais dont le développement et l’attrait risquent de discréditer toutes conceptions intergénérationnelles des thérapies familiales. Il m’apparaît donc important de travailler, à partir d’un examen critique, à de nouvelles propositions thérapeutiques, pouvant renouveler les thérapies intergénérationnelles en leur évitant la fascination de l’obscurantisme et de la magie. 365 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Beaucoup d’idées fausses ont circulé sur les Totems, en particulier sous l’influence des missionnaires qui y ont vu des idoles païennes en comparaison avec leur croix chrétienne. Par ailleurs les associations avec la notion de Tabou (mot polynésien) ou avec des sacrifices humains (qui n’ont jamais eu lieu) sont des pures inventions qui n’ont rien à voir avec ce que représentaient les Totems pour ceux qui les construisaient. Ces idées fausses me semblent correspondre à l’attribution d’idées irrationnelles aux autres, à ceux qu’on ne connaît pas, par des hommes trop rationnels souffrant du clivage entre leur rationalité et leur irrationalité. Les anthropologues ont été influencés par ces perceptions comme par exemple Marcel Mauss (1910), qui écrivait : « Posséder un Totem, c’est posséder, du même coup, une lignée d’ancêtres qu’on prie, qui vous assistent… ». Que le Totem représente une lignée d’ancêtre est tout à fait exact, mais il n’y a aucune notion de prière vis-à-vis de cette représentation. Certains honorent un événement, une lignée, un clan, une famille ou un individu à partir de l’expérience spirituelle des relations entre les humains et la nature, relations ne pouvant être confondues avec une prière. Bien entendu, le contexte social actuel et la pratique de la thérapie familiale sont éloignés de l’organisation sociale des Haïda et des Tlingit, et nos propositions sont tout à fait hétérodoxes sur le plan de l’ethnologie ou du point de vue des peuples qui ont construit ces Totems ; ce ne sont que de libres adaptations de ce qui m’a impressionné et que j’ai trouvé utile dans les Totems. Mais ces libres adaptations me semblent plus proches de la signification authentique des Totems que certaines interprétations ethnographiques. Pourquoi la famille monoparentale ? Les familles monoparentales (Lindblad-Golberg M.,1989 ; Laupies, 2004 ; Le Goff, 2006) même si elles présentent une grande variété d’histoire et de composition, ont en commun d’être souvent dans des situations sociales difficiles. Le parent, le plus souvent la mère, est trop souvent accusé de manquer d’autorité et de promouvoir un « matricentrisme » peu compatible avec le fonctionnement social actuel. Lors de « la crise des banlieues françaises » de la fin de l’année 2005, des hommes politiques ont accusé la monoparentalité d’être l’une des causes du désordre social. Il y a un risque pour les intervenants de se plier, sans le vouloir, à cette pression sociale de « régulariser » une famille « irrégulière », parfois même pour la protéger ou atténuer ses souffrances, et par là d’occuper une fonction patriarcale anonyme et normalisatrice. En offrant plus de liberté aux intervenants et aux familles, l’usage de techniques créatrices m’apparaît une garantie tout à fait intéressante contre de tels glissements. Procédure Le plus souvent, je propose à l’enfant de construire un Totem familial en utilisant quatre rectangles superposés dessinés sur une grande feuille de papier. Dans chaque rectangle, je demande à l’enfant de représenter une génération sous la forme d’animaux. Je précise qu’il ne s’agit pas de faire un portrait réaliste ni des ancêtres, ni des animaux, mais de dessiner l’animal ou les animaux qui représentent le mieux cette génération. Je lui explique que les Amérindiens de la côte nord-ouest de l’Amérique sculptent et érigent des poteaux de Totem où leurs ancêtres sont figurés par des animaux. Le Totem dessiné sera tri- ou quadrigénérationnel, selon le choix de l’enfant ou à ma demande. 366 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène 3. Mon souci pour une participation active des enfants aux séances de thérapie familiale est d’autant plus important que, pendant des années, j’ai travaillé avec les familles autour des processus d’ouverture de la parentification, ce qui impliquait la présence des enfants (Le Goff, 1999, 2005). Dans le cadre de thérapie avec des familles monoparentales, la génération parentale présente en thérapie est souvent réduite à un seul parent car il est exceptionnel, et pas forcément thérapeutique, d’obtenir la présence des deux parents lors d’une même séance. La participation active des enfants est donc déterminante afin d’éviter une (mauvaise) thérapie individuelle de l’adulte en présence du ou des enfants ou une (tout aussi mauvaise) thérapie individuelle de l’enfant en présence de son parent. Dans ces situations où les ruptures et les deuils ont été importants, soit en nombre soit en intensité, il arrive que l’enfant méconnaisse sa famille élargie. Il ne sait pas distinguer ses grands-parents, ses oncles, ses tantes ou ne les connaît pas. Il n’a parfois jamais entendu parler de ses arrières-grands-parents. La participation des enfants aux séances implique donc de trouver des médiations les amenant à prendre part au dialogue ouvert par les adultes (parent et thérapeute) afin qu’ils puissent s’inscrire et se reconnaître dans une continuité/discontinuité intergénérationnelle et ne plus être « un îlot isolé de l’archipel ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène S’il y a plusieurs enfants dans la famille, je propose au plus jeune de commencer en premier, afin qu’il puisse préserver un peu de spontanéité et ne pas déterminer ses choix par rapport à ceux des plus grands. Des enfants dès l’âge de quatre ans ont pu participer sans aucune difficulté à la construction d’un Totem. Dans plusieurs situations, l’enfant a souhaité approfondir son travail sur le plan créatif. Dans ce cas, j’encourage le plaisir de la créativité qui peut éventuellement se poursuivre en dehors des séances familiales par la création d’un objet. Pour d’autres familles, j’ai d’emblée proposé de construire le Totem collectivement. Le processus sera très différent, mais permettra d’activer les notions de cohésion dans la différence et de fierté familiale à partir de la symbolisation de la généalogie. « Si chaque famille mettait devant sa porte un Totem, pouvez-vous me dire comment serait le vôtre ? Pouvez-vous essayer de le dessiner ? » Une variante plus directive, en cours d’élaboration, consiste à proposer un choix d’une douzaine de cartes sur lesquelles sont dessinés des animaux inspirés des animaux représentés sur les Totems du Nord-Ouest des Amériques comme le saumon, l’ours, l’aigle, le corbeau, la grenouille, le castor, le porc-épic, etc. Le thérapeute demande à l’enfant de construire son Totem en choisissant et en assemblant quatre ou cinq cartes. Les Totems de Manu Pour Manu et sa mère, deux séances seront consacrées à la construction de Totem. Pour le premier Totem dessiné au tableau, la génération des grands-parents sera représentée par un escargot et « beaucoup de bêtes très sauvages », celle des parents par un guépard et un lion, et sa génération par un chat. Le dessin est clair, et sous chaque dessin, Manu écrit le nom de l’animal. Bien entendu, il serait tentant d’interpréter, à partir d’une grille de lecture préétablie ou élaborée plus spontanément, le choix des animaux, mais je reste pour ma part très réservé vis-à-vis de cette attitude qui met le thérapeute dans une relation monologique 367 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène En dessinant, l’enfant peut raconter pourquoi il choisit tel animal, pourquoi celui-ci succède à celui-là, voire ébaucher une petite histoire. Dans la construction du Totem, dessin et narration se structurent mutuellement amenant l’introduction d’une dimension symbolique. Il y a rarement de réticence car les enfants, quel que soit leur âge, comprennent bien ce qui leur est demandé et sont, par ailleurs, habitués à l’école comme à la maison à faire des liens d’identification entre les humains et les animaux à partir de lecture comme le Petit Ours brun ou de dessins animés comme Franklin. Dans ces histoires, les animaux endossent des caractères humains et proposent une vision ironique et quelque peu « morale » des relations humaines. Cette utilisation anthropophile et anthropocentrique des animaux a été superbement illustrée par les Fables de La Fontaine, les bestiaires d’Apollinaire ou de Robert Desnos, ou encore les dessins de Benjamin Rabier. Comme on le voit, le travail proposé se situe d’emblée dans une dimension symbolique de représentation de la généalogie tout en faisant appel à la créativité et à l’imaginaire. En liant ces dimensions il permet d’ouvrir un dialogue entre les membres de la famille (la mère et son fils, ici) et les thérapeutes à partir des représentations que crée l’enfant. 368 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène de commentateur et n’est sans doute pas le meilleur moyen de reconnaître le champ que l’enfant vient d’investir. C’est à l’enfant de parler, s’il le veut, de ses choix et des relations entre ces différents animaux. Pendant cette séquence la mère se montre très attentive à la créativité de son enfant, l’encourage, mais ne le bloque pas par des commentaires. Elle semble s’étonner de ses choix et lui pose quelques questions. Une fois ce Totem construit, je pense qu’il est pertinent de terminer la séance assez rapidement, après un temps où chacun peut exprimer sa satisfaction ou son étonnement, afin de laisser la mère et l’enfant à leurs propres réflexions et à leur nouveau dialogue. Lors de la séance suivante, après les quelques questions préliminaires d’introduction, Manu exprime son envie de dessiner un nouveau Totem qui, dit-il, « sera un peu différent car avec Maman nous en avons discuté plusieurs fois et maintenant je sais plus de choses sur ma famille. Il y a des gens que je ne connaissais pas et maintenant je sais leur nom ». Pour la génération des grands-parents, Manu dessine un poisson et un oiseau, pour la génération des parents un guépard et un lézard, et pour la sienne un caméléon représenté avec une longue langue attrapant un insecte. Là aussi, il est important de se dispenser de commentaires ou d’interprétations, mais il est possible de demander à Manu et à sa mère leurs propres commentaires. Ainsi Manu explique avec humour les points communs entre le lézard et le guépard en précisant que les deux mots se terminent de la même façon. Quant au caméléon il est, selon lui, à la fois un poisson et un oiseau comme les grands-parents. « Ces animaux, dit-il, savent se défendre mais ils ne s’attaquent pas entre eux. » En fin de séance, Manu dessine sa famille. Son père et sa mère l’encadrent mais chacun d’eux tient la main d’une autre personne. Pour le père, il s’agit de la grand-mère paternelle et pour la mère, d’une amie. En arrière-fond se profile un Totem. Sur le dessin, Manu apparaît à la fois protégé et protecteur et on peut le considérer comme une évolution dans la représentation de sa famille actuelle, en particulier dans la possibilité de réintroduire le père sans être blâmé. Manu y exprime aussi les trois besoins élémentaires de self-objet pour la construction de son self : le besoin d’être idéalisé, le besoin d’idéaliser et le besoin d’alter ego. Un an plus tard, alors que la thérapie est interrompue d’un commun accord depuis huit mois, Mariana vient me demander une nouvelle séance. Et pour ce faire, curieusement, elle se trompe de mot et emploie le mot tabou, si souvent associé avec le mot Totem, mais qui est un thème que je n’avais pas évoqué lors des séances. Ce lapsus, tout à fait intéressant, me semble traduire une culture « psy » élémentaire mais surtout le désir de reprendre le travail autour des figures d’ancêtres et de dépasser ce qui est encore « interdit », ce que j’accepte volontiers. Lors de cette nouvelle séance, Manu ne construit pas un nouveau Totem. Mais à plusieurs reprises, sa mère et lui vont évoquer les deux Totems construits l’année précédente affirmant que cela a facilité la reprise de contact avec certains membres de la famille : envoi de carte postale et de petits cadeaux d’anniversaire, messages mails et rencontres pour ceux qui habitent dans la région parisienne. La famille semble moins isolée et les conflits entre la mère et le fils ne semblent plus les entraîner dans des impasses régressives, mais ont pris des aspects positifs de reconnaissance de l’autre et de facteur favorisant la différenciation. Mon attitude thérapeutique, qui est essentiellement basée sur les relations dialogiques, n’est pas bien entendu la seule attitude possible lors de la construction du Totem. Des thérapeutes pourraient être plus actifs sur le plan interprétatif, d’autres proposeraient à l’ensemble des membres de la famille de participer à la construction du Totem. Cela me semble aussi tout à fait intéressant. Résultats et perspectives J’ai utilisé la technique de construction du Totem en thérapie familiale avec une dizaine de familles monoparentales. Les résultats sont encourageants à plusieurs niveaux. Pour le moment, je me suis attaché à repérer les améliorations concrètes de la situation dans le système familial. a) Cette technique active la participation de l’enfant, permet de dépasser les accusations et les critiques. En lui apportant la possibilité de créer, elle lui offre une possibilité de reconnaissance positive renforçant la confiance entre les membres de la famille et constituant ce que Byng-Hall appelle un « cadre sécure » (ByngHall, 1995). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène c) Elle offre au parent la possibilité d’être attentif à l’enfant et de l’encourager dans sa création, plutôt que de se contenter de l’énumération de reproches et de difficultés relationnelles. Ce que fait l’enfant est à la fois indépendant du parent, mais le parent est celui qui lui a permis cette créativité jusqu’à présent méconnue. Cela active un processus de donner et recevoir. d) Elle réactive pour l’enfant et sa mère l’envie de reprendre contact avec des membres de la famille élargie lorsque les liens sont relâchés ou distendus. Elle produit un effet de « reliance » extrêmement utile pour les familles se sentant isolées socialement. e) Elle ouvre des effets dialogiques entre les protagonistes de la séance de thérapie, apportant une autre manière originale d’être attentif aux autres et d’être ensemble. En ce sens, elle renforce un principe d’espérance. Des études empiriques s’appuyant sur un nombre suffisant de situations cliniques sont néanmoins nécessaires, pour évaluer la fiabilité de cette technique et de ses résultats afin de confirmer ou d’infirmer les observations cliniques positives et développer son usage. Une réflexion théorique plus approfondie est aussi nécessaire par rapport aux effets de la symbolisation et à l’inscription symbolique dans une continuité et discontinuité intergénérationnelle. L’utilisation de cette technique pourrait être facilement étendue à d’autres situations et contextes cliniques. En particulier, il serait peut-être intéressant de ne pas la limiter comme je l’ai fait, pour des raisons de contexte de travail et de demandes, aux familles monoparentales. En thérapie de couple, elle peut sans doute aider à aborder le problème des conflits et de la cohérence du couple. En formation ou en travail de groupe, elle peut s’associer fructueusement aux différentes variantes du génogramme, à l’étude de sa famille d’origine, à la narration ou l’écriture de son histoire familiale. Ce ne sont là que des propositions car, actuellement, je n’ai pas assez d’expérience, ni de recul sur ces points. 369 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène b) Se centrant sur un travail de symbolisation, elle permet de dépasser les dimensions informatives ou pathologiques dans l’exploration de la succession des générations. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène La construction du Totem rassemble plusieurs actions : la narration, l’interprétation, la métaphore, le dessin. Elle produit des effets au niveau de la confiance, de la symbolisation, de la reliance, du dialogue et de l’espérance. Il est donc intéressant de la comparer avec d’autres modalités utilisées en thérapie familiale ou en psychothérapie en général qui pourraient paraître proches. Bien entendu, les travaux de Winnicott (1975) sur le jeu comme création et comme espace potentiel ont structuré et stimulé une partie de mon travail. En thérapie et psychologie de l’enfant, le recours aux animaux pour représenter les humains n’est pas une modalité nouvelle. Des tests comme le Cat’s ou la patte noire, des contes, des narrations, des dessins, des marionnettes, des saynètes utilisant des animaux sont d’un usage quotidien en pédopsychiatrie. L’identification à l’animal permet l’expression à la fois plus ludique et moins censurée de sentiments, d’émotions et de préoccupations. L’attribution verbale d’un animal à chaque membre de la famille permettant d’inventer une courte histoire suivie d’une synthèse commune au système thérapeutique (Arad, 2004) ou l’utilisation de figurines d’animaux selon la pratique du jeu de sable (Rio, 2001) sont des travaux récents se situant dans un cadre systémique de cette tradition ancienne et variée. Mais à la différence de la construction du Totem, telle que je l’ai présentée dans cet article, ces techniques se limitent à la représentation de la famille nucléaire et n’explorent pas les aspects intergénérationnels des systèmes familiaux. Le jeu en thérapie familiale Eliana Gil (Gil, 1994) décrit plusieurs formes de jeux pouvant être utilisées en thérapie familiale : les marionnettes, les poupées, les jeux de cartes, les masques, les contes, le jeu de sable, etc. Ce sont des modalités de travail permettant de favoriser la participation active à la thérapie des enfants, même des plus jeunes ou, souvent, des plus opposants, comme des enfants souffrant d’agitation et de troubles de l’attention, (Lund, Zimmermann, Haddock, 2002). Cette utilisation, si elle est bien adaptée à la situation et si le thérapeute sait s’y investir avec créativité et maîtrise, permet un dépassement immédiat du symptôme et donne à la famille la possibilité d’explorer sa situation de manière moins douloureuse et moins culpabilisante, au travers de la découverte du plaisir de jouer et de créer. Les effets agréables du jeu se révèlent bénéfiques à la situation thérapeutique, comme Winnicott le soulignait (1975). La construction du Totem, telle que je la conçois, a bien sûr des points communs avec ces techniques, en particulier celui de faciliter la participation active de l’enfant à la thérapie, mais elle s’en éloigne par la dimension de construction intergénérationnelle et d’accès à une dimension symbolique. La priorité n’est pas au jeu et au plaisir qu’il donne, même si cela n’est pas négligeable, mais à la mise en place d’une trame généalogique comme espace transitionnel et thérapeutique de reconnaissance et de différenciation. 370 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Différence avec d’autres modalités Les objets flottants Les objets flottants systémiques sont les créations passionnantes et bienvenues d’Yveline Rey et de Philippe Caillé qu’ils ont présentées dans un livre bien connu des thérapeutes familiaux (Caillé, Rey, 1994). Les sept objets flottants ont été depuis complétés par le blason familial et d’autres objets s’ajouteront probablement à cette liste en fonction de la créativité des familles et des thérapeutes dans le contexte du système thérapeutique. Seuls les créateurs de la notion d’objets flottants pourraient dire s’il leur semble possible de classer la construction du Totem parmi ceux-ci. Il y a sans doute des points communs mais aussi des différences. En particulier, un Totem ne flotte pas en séance, c’est un objet qui se construit avec pour objectif son érection comme témoin de la thérapie et de la généalogie au travers de l’expérience de la différenciation entre les membres de la famille. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Un point commun évident entre la construction du Totem et les différentes variantes de génogramme est l’exploration de la généalogie, mais le génogramme classique, créé par Bowen, en essayant de clarifier une configuration intergénérationnelle par rapport aux erreurs, aux méconnaissances et aux oublis, se situe dans une dimension factuelle, indépendamment des interrogations, des hypothèses et des interprétations qu’il suscite tant du côté des thérapeutes que des membres de la famille, alors que le Totem se situe dans une dimension symbolique à partir de créations imaginaires. Il n’a pas de compte à rendre à « une réalité contraignante ». Les génogrammes modifiés, comme le génogramme paysager crée par J. Pluymaekers et C. Nève-Hanquet (Bervoetz, 1996 ; Pluymaekers et Nève-Hanquet, 2000) ou le génogramme imaginaire (Ollié-Dressayre, Mérigot, 2000), laissent une plus grande place à la créativité et à l’imaginaire. Ils ont l’intérêt de rendre plus attrayant l’usage du génogramme aux enfants mais ce n’est pas là leur objectif principal. Souvent utilisés dans les situations de groupe de formation ou de supervision, ils permettent de dépasser les limites du génogramme factuel en faisant notamment apparaître les liens d’affiliation à côté des liens de filiation et en favorisant l’émergence de l’imaginaire. Cependant, ils n’ont pas, comme la construction d’un Totem, pour objectif principal l’émergence et la symbolisation des liens intergénérationnels. Critiques Bien entendu, la technique de construction du Totem n’échappe pas à l’examen critique. Plusieurs objections me semblent, d’ores et déjà, tout à fait intéressantes à prendre en considération et à discuter. D’autres viendront, je l’espère, à la lecture de cet article. En lui demandant de représenter ses ancêtres, l’usage de cette technique favorise-t-elle une inversion des générations et la parentification de l’enfant ? 371 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Génogramme et génogrammes modifiés (génogramme paysager, génogramme imaginaire…) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Sur le premier point il est utile de rappeler que tout travail thérapeutique familial, qui implique que chacun porte attention à l’autre, comporte le risque d’une parentification de l’enfant, mais cela n’a pas de conséquences négatives quant au terme de la thérapie, une réciprocité tenant compte des différences et des besoins s’est installée. On peut considérer le travail de construction du Totem comme un travail de différenciation, donc de maturation. En figurant et en externalisant les ancêtres, l’enfant se différencie et leur donne une fonction symbolique structurante pour son identité, ce qui ne les réduit plus à des influences occultes et négatives comme peuvent le véhiculer certains discours spontanés ou théoriques. Cela lui permet aussi de se différencier dans sa famille nucléaire, et aussi de réintroduire une place pour le « père absent », à défaut du père lui-même, autrement que par des descriptions conflictuelles, négatives et dévalorisantes. Le travail de construction du Totem serait un travail purement individuel proposé à l’enfant et la thérapie deviendrait, ce que je souhaitais éviter, une thérapie de l’enfant en présence de la mère, et, par là, ne se situant plus dans une conception systémique. Rappelons que le travail systémique ne se confond pas à une vision « collectiviste », « anonyme » et « uniformisée » de la thérapie ; quelle que soit la modélisation ou la technique, il est facteur de différenciation intrasystémique et extrasystémique. Ainsi il ne me semble pas toujours pertinent, lors de certaines phases de la thérapie ou vis-à-vis d’une famille précise, de donner la même tâche à chaque membre de la famille, pas plus que de proposer une tâche commune à l’ensemble des membres de la famille. La différenciation et la différence (des générations et des genres) sont des apports fondamentaux des thérapies familiales systémiques et il serait dommage de s’en priver. C’est pourquoi la construction du Totem peut être considérée comme un instrument systémique car celui-ci ne prend sens qu’à la lumière des systèmes familiaux et thérapeutiques de l’enfant (système intergénérationnel, système familial monoparental, système thérapeutique, etc.) Une autre réflexion critique que je me suis faite, c’est que la construction du Totem, telle que je la propose, se situe hors du contexte culturel dans lequel ont été construits des Totems et, par là, ne pourrait être qu’une reproduction artificielle sans rapport avec la culture des enfants reçus en thérapie. Ainsi, en proposant ce travail, je risque de favoriser les processus de déculturation en éloignant l’enfant de ses véritables racines au profit d’une filiation purement imaginaire. Je considère cette critique sans pertinence car relevant d’un culturalisme étroit qui obligerait à ne prendre en considération que sa culture dite d’origine – alors que celle-ci est, ellemême, toujours composée de traces et de fragments hétérogènes – ou de rester enfermé dans celle de ses ancêtres qui n’est pas plus homogène. Par ailleurs à cette 372 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène En se centrant sur l’enfant et son imagination, et non sur les interactions concrètes entre les membres de la famille, ne risque-t-on pas de sortir d’une orientation systémique ? L’utilisation du Totem hors de son contexte culturel (celui de la côte Nord-Ouest des Amériques) n’est-elle pas une technique purement artificielle, voire «folklorique»? En demandant à l’enfant de décrire sa généalogie à partir de notions culturelles éloignées de sa (ses) culture(s) d’origine, ne favorise-t-on pas une déculturation défavorable à la construction de son identité ? époque de mondialisation et de marchandisation de la culture, l’incertitude culturelle et le métissage me semblent beaucoup plus positifs que la reconstruction artificielle, voire « chimique », de cultures qui en deviennent aliénantes. Ayant vécu moimême l’expérience d’être breton et parisien, et d’aimer autant la Bossa-Nova que le Jabadao, le kimchi et le kig ha farh, le maté et le cidre, je crois fermement à l’enrichissement et à l’éthique que représentent les diversités accessibles autant par les rencontres dans le monde vécu que par l’imagination. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène La construction d’un Totem au cours de séance de thérapie familiale avec des familles monoparentales s’est avérée un instrument intéressant pour aborder les questions de la continuité et de la discontinuité intergénérationnelles de manière créative sans tomber dans le « pathos » ou la « magie » de la recherche de secret de famille, dans l’inévitable répétition de génération en génération ou dans l’accusation des ancêtres comme responsables des difficultés d’aujourd’hui. Chaque ancêtre est symbolisé par un animal dont les « qualités » et les « défauts » s’inscriront dans une continuité/discontinuité intergénérationnelle. C’est un instrument qui permet de symboliser la différence et la succession des générations et comme tel, il est donc utile dans les familles mal différenciées et celles où les ruptures ont été nombreuses. Chaque fois que je l’ai utilisé, j’ai obtenu des résultats intéressants, en particulier dans le dialogue entre le parent présent et l’enfant. Le parent absent, le plus souvent le père, a pu prendre aussi une place dans cette généalogie et, rapidement, il n’est plus seulement le mauvais objet imaginaire que la mère projette sur l’enfant. Il y a une complexification de sa présence-absence : il « apparaît » symboliquement, ce qui permet de faire place à la relation entre l’enfant, ses ancêtres et son père biologique. Cependant, il me semble nécessaire en priorité d’approfondir théoriquement ce que nous apporte cette expérience tant sur le plan des processus de symbolisation au sein des systèmes familiaux que sur le plan des relations thérapeutiques dialogiques. Seule cette confrontation à la théorie est susceptible d’ouvrir des possibilités d’évolutions pratiques et thérapeutiques pour cette méthode, donc d’asseoir son utilité pour les familles que nous recevons. Jean François Le Goff [email protected] 21, av. Marceau F-93130 Noisy Le Sec 373 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Conclusion BIBLIOGRAPHIE 1. Arad D. (2004) : If your mother were an animal, what animal would she be ? Creating play-stories in family therapy : The animal attribution story-telling technique (AASTT), Family Process, 43, 2, 249-263. 2. Bervoetz A. (1996) : Le génogramme paysager et la transmission transgénérationnelle, Dialogue, 134, 34-41. 3. Byng-Hall J. (1995) : Creating a secure base : some implications of attachment theory for family therapy, Family Process, 34, 45-58. 4. Caillé P., Rey Y. (1994) : Les objets flottants, ESF, Paris. 5. Freire P. (1974) : Pédagogie des opprimés, François Maspero, Paris. 6. Gil E. (1994) : Play in family therapy, Guilford Press, New York. 7. Laupies V. 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Il me semble pourtant qu’il contribue efficacement à créer de l’espace non conventionnel dans la rencontre et peut donc par la suite, ou devenir « flottant » lui-même, ou favoriser puissamment l’introduction ultérieure d’autres objets flottants. Philippe Caillé Résidence Le Parc Vigier 5 23, boulevard Franck Pilatte F-06300 Nice [email protected] 375 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 82.67.192.173 - 11/07/2014 13h29. © Médecine & Hygiène Cet article présente une façon d’initier la relation thérapeutique avec les familles dites monoparentales qui me paraît fort judicieuse. Pour utiliser des termes qui me sont familiers, je dirais que cette technique permet de passer d’une épistémologie de réparation stérile qui semble imposée implicitement par le contexte initial de rencontre à l’épistémologie de cocréation que nous souhaitons. Ce mode de sortie d’un scénario apparemment très bloqué par les présupposés qui définissent ce qui peut être dit et ce qui ne peut l’être me semble fort intéressant dans ce genre de situations et doit être introduit très rapidement avant que des règles tacites de relation s’établissent. Si vous voulez en savoir plus sur mon opinion à ce sujet, j’ai justement développé quelques réflexions sur cette importante différence de nature entre le signe linguistique et le signe symbolique dans un récent article : « Le symbolique au quotidien. Son importance en thérapie comme ailleurs… », Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratiques des Réseaux, n° 34, 2005.