[TÉMOIGNAGES] Suicides sur les rails : les conducteurs de train

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[TÉMOIGNAGES] Suicides sur les rails : les conducteurs de train
WWW.NONMAG.FR, 20/01/2016
[TÉMOIGNAGES] Suicides sur les rails : les conducteurs de train
racontent
Texte Lisa SERERO
Flickr Hernan Piñera
Chaque année en France, en moyenne 450 personnes se jettent sous les rails d’un train. Aux premières
loges, le conducteur. Victime, témoin… et coupable malgré lui.
« Mon premier, c’était en 2005. Je me souviens parfaitement de la scène. » Dans sa cabine à l’avant du RER
A, Emma* se tient droite, la tête haute et les sourcils froncés. Cette brune de 36 ans fait partie de ceux qu’on
appelle pudiquement dans le métier les « chats noirs » : douze années d’exercice et déjà trois suicides.
Devant elle, les lumières blanches du tunnel défilent à toute vitesse. « C’était une femme de 22 ans, gare
Saint-Lazare à Paris, raconte-t-elle doucement. Elle a déposé son sac à dos au bord du quai, s’est accroupie
et est descendue sur les rails. Je l’ai aperçue debout, les bras le long du corps. Elle avait les yeux grands
ouverts et me fixait. » À cette époque, Emma était conductrice depuis trois ans. Elle le savait : un jour ou
l’autre, elle y serait confrontée. « Dans la cabine, face à cette situation, soit on est tétanisé, soit on est un
robot. Moi, j’étais un robot. »
Freinage d’urgence, coupure de courant sur l’ensemble de la ligne, message radio, évacuation de la rame…
Les minutes suivantes sont rythmées par des gestes machinaux appris pendant sa formation. « Que ce soit
pour un arbre, une caténaire, un chien ou un homme, c’est la même procédure. Ce sont tous des
obstacles. » Une fois le train arrêté, Emma doit attendre l’arrivée de la police, des pompiers et de ses
supérieurs. « Pendant vingt minutes, j’ai patienté sur le quai. Je ne me suis jamais sentie aussi seule au
monde. » Quelques heures après, l’interrogatoire de la police démarre. Avec lui, une sensation étrange. Celle
« d’être considérée comme un criminel ». « On ne nous dit pas si la personne survit ou non. J’ai juste entendu
les pompiers indiquer qu’elle était très abîmée du bas. »
« On reste le pistolet qui est venu s’appuyer sur leur tempe »
En cas de freinage d’urgence, un métro de plusieurs tonnes arrivant à 40 km/h parcourt encore une
quarantaine de mètres avant son arrêt total. Généralement, le corps est retrouvé en milieu, voire en fin de
rame. Pour le RER, la vitesse double. Du coup, « les chances de survie sont quasiment inexistantes »,
explique Emma.
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Patrick, 45 ans, lunettes rectangulaires sur le nez et veste militaire sur le dos, se souvient avec précision du 7
janvier 2007. Le jour où lui non plus n’a pas pu épargner la personne qui avait décidé de mettre fin à ses
jours. « C’était un SDF qui a plongé sur la voie. Il s’est retrouvé perpendiculaire aux rails. S’il avait été
parallèle, peut-être qu’il s’en serait sorti », analyse Patrick avec la froideur d’un expert. En guise de
démonstration, le conducteur lance un freinage d’urgence en pleine heure de pointe sur la ligne 8 du métro
parisien. En entrant en station, il tire à fond une manette noire vers lui. Fin de la course quasiment en bout
de quai. « Tu vois, aucun voyageur ne s’en est rendu compte, constate-t-il de sa voix grave. C’est comme si
on freinait sur du verglas. » Pendant qu’il remet son métro en route, une coupure de courant vient
interrompre la discussion. Toutes les rames de la ligne se stoppent au même moment, le bruit des machines
retombe brutalement. Patrick ouvre la porte de sa cabine et tend l’oreille. « Ce silence… lâche-t-il, ému. C’est
exactement l’ambiance pesante qui règne après un accident grave de voyageur. Un silence de mort. »
Comme beaucoup de conducteurs, Patrick est capable de se remémorer la scène tragique seconde par
seconde. Et la culpabilité, elle, n’est jamais bien loin. « Bien sûr, on sait qu’on n’est pas responsable. Mais
on reste quand même le pistolet qui est venu s’appuyer sur leur tempe. »
Flickr Rrrodrigo
Après chaque accident grave, les conducteurs peuvent bénéficier d’un suivi psychologique : par téléphone,
via un numéro vert, ou en face à face. Une prise en charge valable aussi bien pour le conducteur ayant percuté
la victime que pour celui qui arrive en face et est confronté à une scène parfois encore plus violente. Après
son premier suicide, Emma est arrêtée pendant dix jours. « Je racontais à la psy que je revoyais la scène
comme une spectatrice, postée sur le toit de mon métro. Elle m’a expliqué qu’il s’agissait d’un mécanisme
de défense de mon cerveau. Je suis passée par toutes les émotions : de la peine à la colère en passant par
l’incompréhension. Aujourd’hui encore, je ne saisis pas son geste. Pourquoi m’avoir fait subir ça ? »
De retour au dépôt, chacun évite les « ça va ? » de politesse
Sylvie Teneul, responsable du pôle de soutien psychologique à la SNCF, ne s’avance pas sur la symbolique du
suicide sur les rails. « Ces gens choisissent le train ou le métro car c’est un moyen plus efficace que les
cachets. » Comme bon nombre de ses collègues ayant vécu la même expérience, Emma a traversé plusieurs
nuits mouvementées, l’obligeant à prendre des calmants pour lutter contre ses insomnies. « Au-delà des
flash-back récurrents, les conducteurs témoins d’un suicide peuvent souffrir de troubles du sommeil, de
l’appétit et de l’humeur, poursuit Sylvie Teneul. Ils assistent à un événement qui renvoie à la mort et qui
chamboule tout. Le cerveau aura besoin d’un certain temps pour digérer tout ça. On les rassure en leur disant
que tous ces symptômes s’atténueront peu à peu. Mais la scène, elle, ne s’effacera jamais de leur mémoire. »
Si les collègues font preuve de solidarité, bon nombre de conducteurs regrettent qu’on les oublie, eux et
leurs séquelles. « Nous sommes les invisibles de devant », constate Thierry, cynique. Après deux suicides
près d’Avignon et à Chalon-sur-Saône, ce Lyonnais a appris à dédramatiser. Sa méthode : un vocabulaire cru.
« Quand on tape à 300 km/h, on sait que ce sera des petits morceaux. » En plus de l’impact ressenti à l’avant
du train, Thierry, 49 ans, a dû faire face au choc visuel. « Pour les deux suicides, je suis allé voir en dessous.
Et si je l’avais loupé ? J’aurais pu lui apporter les premiers secours. Ce que j’ai vu, ce sont des images de
guerre. » De retour au dépôt, chacun évite les « ça va ? » de politesse. « On sait que ça ne va pas. » Alors,
entre eux, les conducteurs préfèrent parler des suicides sur le ton de l’humour. « Jusqu’au jour où ça nous
arrive. Là, les récits ne résonnent plus de la même manière. » Pour tenir, Thierry a imaginé un classement
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des accidents de personne, du plus au moins grave, selon lui. Tout en haut, le pire : « taper » des enfants
jouant sur les voies. Tout en bas, le suicide.
Selon la SNCF, 450 tentatives de suicide ont lieu chaque année sur le réseau ferroviaire (trains de banlieue
et grandes lignes confondus). À elle seule, l’Île-de-France en comptabilise la moitié. L’entreprise ferroviaire
observe des pics à l’automne, à la fin de l’année et au printemps. La RATP, elle, ne communique pas sur le
sujet, de peur d’inciter les gens à passer à l’acte. Si la procédure d’urgence est enseignée pour faire face à
toutes sortes d’« obstacles », le mot « suicide » n’est, lui, toujours pas employé en formation à la RATP. En
revanche, côté SNCF, le tabou est tombé. Au moment du lancement du suivi psychologique il y a vingt ans, la
formation des conducteurs s’est enrichie d’un volet préventif obligatoire consacré à cette problématique.
« J’ai vu la femme allongée devant les roues. Indemne »
Parmi ses collègues, Cédric, 35 ans, fait figure d’exception : il n’a vécu qu’une tentative, qui s’est
heureusement bien terminée. En 2004, aux commandes de la ligne 3 du métro parisien, il aperçoit une femme
plonger sur les rails. « J’ai freiné. Le métro a continué à avancer, sur plusieurs mètres. Lorsqu’il s’est enfin
arrêté, je ne voyais plus la personne. » Fébrile, Cédric descend sur le quai et se dirige vers l’avant du train.
« J’ai vu la femme allongée devant les roues. Indemne. » Le conducteur, auteur du livre Mesdames et
messieurs, votre attention s’il vous plaît… (éd. Plon), perçoit une recrudescence du nombre de tentatives de
suicide sur les voies. « Je pense que c’est dû à la crise, explique-t-il. On sent que ça augmente
particulièrement à la rentrée scolaire, quand les gens reçoivent leur feuille d’impôts et reviennent à la réalité
après les vacances d’été. Et aussi pendant les fêtes de fin d’année, avec les personnes seules. »
Après le choc, certains employés reprennent les commandes dans les jours qui suivent. D’autres, jamais.
Emma n’a à aucun moment envisagé de quitter son travail. « Le deuxième suicide a eu lieu trois mois avant
mon mariage. Le troisième, lorsque j’étais enceinte de trois semaines. On doit vivre avec, ça fait partie de
mon boulot et je l’adore. Ce genre d’événements me pousse au contraire à me raccrocher à la vie. » Quelques
semaines après son premier suicide, elle retournait dans sa cabine de pilotage « la boule au ventre et les
fesses serrées ». « Au début, on ralentit et on regarde plusieurs fois les gens sur le quai, surtout ceux qui
s’approchent trop du bord. Puis on souffle quand il ne se passe rien. Et on avance. »
* Ce prénom a été modifié.
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