Fiche de lecture Le Grand Opéra en France : un art politique

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Fiche de lecture Le Grand Opéra en France : un art politique
Vallejo Lola
IEP Paris 1er Cycle
Conférence d’Histoire de David Colon
Fiche de lecture
Le Grand Opéra en France : un art politique- (1820-1870)
Jane Fulcher
INTRODUCTION
Jane Fulcher est professeur de musicologie à l’Ecole de Musique de l’Université
d’Indiana à Bloomington. Spécialiste de la musique en France au XIXe siècle, elle est une
chercheuse reconnue pour ses nombreux travaux publiés pour la plupart, comme en 1999
avec French cultural politics and music : from the Dreyfus affair to the First World War
(Cambridge University Press).
Cet ouvrage résultant de cinq années de recherche, dont la moitié s’est déroulée à
Paris, a été publié en 1987 et constitue la première oeuvre marquante dans la carrière de
l’américaine Jane Fulcher. Elle fait suite aux travaux sur la communication de Bakhtin mais
prétend exposer des thèses iconoclastes quant à la fonction du Grand Opéra en France,
opposées notamment à celle de W. Croston exposées dans French Grand Opera : an Art and a
Business (1948). A la différence de ce dernier qui le présente comme « une forme d’art
calculée pour titiller les croyances du public sans vraiment les menacer », Jane Fulcher le
considère comme « le lieu émergent de contestation politique », et entend étudier la façon
dont les œuvres elles-mêmes ont réussi à influencer les perceptions politiques et à agir sur
elles en retour. Son étude est centrée sur quelques œuvres particulièrement révélatrices,
abondamment étudiées par l’historiographie classique mais en éclairant différentes phases de
leur genèse et de leur succès, afin de révéler la diversité méconnue du genre ainsi que le grand
pouvoir qu’il avait sur son public en France.
I La Muette de Portici et la fonction politique de l’ Opéra sous la
Restauration
Une des caractéristiques marquantes du Grand Opéra, qui perdure tout au long de
la période étudiée est l’ambiguïté de son statut qui va de pair avec la proximité plus ou moins
secrète qu’elle établit avec le pouvoir.
L’ Opéra sous la Restauration est une institution bizarre car elle doit générer du
profit mais réside en même temps sous le contrôle du pouvoir : en tant que premier théâtre
royal, elle est en charge de l’image du roi, dont elle doit proclamer la gloire et la réussite
politique, conformément aux objectifs du régime. En toute logique, cette institution est
beaucoup financée par le monarque, elle est même le seul théâtre à appartenir au Ministère de
la Maison du Roi. Son répertoire ainsi que son style sont donc au service du prestige royal :
les sujets mythologiques, tragédies lyriques, pièces de circonstances ou autres « opéraféeries » à sujet historique séduisent et en imposent tout à la fois, par la magnificence des
décors, des costumes et la « grandeur » de la musique.
Réservé à une élite cultivée par son répertoire, les théâtres sont même
concrètement interdit au peuple, comme en témoignent les hallebardiers qui gardent les portes
d’entrée, symbole du rétablissement de la société d’ordres sous la Restauration. Les « billets
de faveur » donnés par le roi se généralisent et assurent un accueil correct aux pièces.
Cet Opéra traditionnel et conservateur est culturellement et politiquement
éloigné de la France moderne, à la différence notamment de la Comédie Française et des
théâtres de Boulevard qui sont plus proches de la culture du peuple, friand de réalisme et des
tumultes de l’Histoire. Dans le contexte de la Restauration, en crise de légitimité (les
Bourbons ne sont-ils pas revenus grâce aux concours des armées étrangères ?), cette
distorsion pose problème car l’ Académie Royale en vient alors à symboliser dès 1825 des
privilèges indéfendables, bastion d’une culture au service d’un régime anachronique, ce que
Charles X démontre avec éclat en se faisant sacrer à Reims la même année. Le but du Grand
Opéra est donc de renouer avec le théâtre à succès afin que le pouvoir soit associé à la
légitimité politique. Il est étonnant de voir comment un régime aspire à être conforté par le
simple succès d’une pièce ! Crée dans un but politique, le Grand Opéra ne réagit nullement à
un impératif commercial de recherche du succès public car il cherche avant tout à affaiblir
certaines connotations de l’image réactionnaire du régime de la Restauration.
La Muette de Portici correspond à cette volonté : elle utilise comme moyen
certaines techniques empruntées au Boulevard comme le réalisme théâtral visuel qui
modernise la mise en scène, les costumes ainsi que la recherche de l’efficacité dramatique
L’innovation artistique a été encouragée lors de la commande de cette œuvre, mais…avec
modération car là encore, un changement trop radical aurait été interprété comme un symbole
politique incompatible avec le nom même de la Restauration. Avec l’aide de Cicéri, Premier
Peintre des Menus Plaisirs de la Maison du Roi, la mise en scène a pour objectif de « séduire
le peuple avec le cachet de la famille royale ».
Inspiré de l’opéra Masaniello du nom du chef des révoltés, le sujet de la pièce
– le soulèvement du peuple de Naples en 1647- est pourtant très audacieux. Cette histoire très
populaire exalte l’ardeur patriotique des spectateurs, ce qui posa problème à la censure. Les
symboles révolutionnaires, comme l’éruption du Vésuve après la compression, en décor et
dénouement de la pièce, ou l’insistance sur la force du peuple uni sont –de l’avis du pouvoirdétournés par la concentration de la mise en scène sur les individus, le drame de l’héroïne,
l’histoire d’amour.
Sorti dans le contexte de censure du ministère Martignac, le pièce est un
immense succès, d’autant qu’elle était très attendue. A la première, c’est un public
d’opposition qui vient voir « le détournement de la révolte de Masaniello », tant a été
répandu la rumeur que la vérité historique a été bafouée. Les critiques visent le rôle central de
la Muette dans la pièce, héroïne du drame amoureux sur fond de révolte, alors que les
louanges sont unanimes…sur les scènes de foule dont l’aspect séditieux séduit. Les
spectateurs gardent par ailleurs l’image d’un peuple noble, héroïque, capable d’inquiéter les
autorités, soit exactement le contraire de ce sur quoi voulait insister le régime. Le fabuleux
succès de l’ Opéra, ensuite diffusé largement parmi le peuple grâce aux petits ouvrages de la
« Bibliothèque Bleue », est d’ailleurs à moitié démenti par le pouvoir car ce succès l’
embarrasse. La propagande n’a pas atteint ses buts mais elle a été interprétée « à l’envers »…
L’ambiguïté voulue des airs calmes sur les textes forts, voire violents, a eu l’effet contraire de
celui recherché et a crée un ensemble encore plus subversif !
A la veille de la Révolution de Juillet, le futur Louis-Philippe dira d’ailleurs
lors d’une représentation « nous dansons sur un volcan », démontrant l’ancrage symbolique
dans la réalité et l’actualité de la pièce.
Le Grand Opéra acquiert ainsi un sens politique secret, ce qui accroît la
surveillance que le pouvoir y exerce, ses décisions sont désormais soumises au Ministère de
l’ Intérieur !
« L’ Opéra servirait désormais simultanément à illustrer la légitimité d’une politique et à
contester cette prétention. »
II L’essor du Grand Opéra, art politisé sous la monarchie de Juillet
Selon Jane Fulcher, les pièces sous la monarchie de Juillet ne constituent pas
comme les musicologues n’ont cessé de l’affirmer des représentations caractéristiques des
nouveaux traits du Grand Opéra, mais sont plutôt les conséquences artistiques de sa nouvelle
fonction politique.
En effet sous la Monarchie de Juillet, le régime souhaite s’attacher à une
image à la fois libérale, en tant que régime tirant sa légitimité du peuple, et à la fois attachée
aux racines, au passé historique et à la tradition monarchique française. Cette contradiction
fondamentale est encore perceptible dans la politique culturelle sous la monarchie de Juillet,
consciente du compromis qui fonde son idéologie. Par besoin de légitimité et d’ancrage
historique, Louis-Philippe a besoin de préserver la tradition, tout en étant obligé de laisser
s’exprimer des idéologies plus progressistes, en tant que « roi-citoyen ».
Une nouvelle fois, la nécessité de plaire au public tout en faisant preuve
d’une grande prudence politique est de mise, car les dangers de l’interprétation sont encore à
l’esprit des gouvernants après l’exemple de La Muette de Portici. Cette œuvre acquiert
d’ailleurs un sens nouveau à l’époque, puisqu’elle est perçue par les tenants du régime comme
« une vision authentique des barricades de juillet ». Sous le régime du « roi des Français »,
les billets de faveur sont limités car le Grand Opéra appartient désormais au corps électoral et
non plus à l’aristocratie ; cependant on ne peut pas parler de démocratisation du spectacle : si
leur authenticité s’améliore (du point de vue de la reconstitution historique) c’est uniquement
pour mettre fin aux anachronismes qui ruinent la crédibilité royale. Le respect de la grandeur,
qui engage la crédibilité du souverain, est aussi visible à travers le faste des représentations,
des costumes entièrement neufs étant exigés pour chaque pièce.
Le Grand Opéra change aussi symboliquement de statut est devient géré par
un directeur-entrepreneur privé, tradition qui débute avec Emile Véron. Sa première grande
production Robert le Diable de Meyerbeer, correspond à la recherche du gouvernement d’une
œuvre sans danger mais à sujet historique et à grand spectacle. Prévue avant la Révolution,
cette pièce n’est finalement adoptée par la commission du Grand Opéra que sous la
Monarchie de Juillet, ce qui ne pose pas de problème tant les objectifs sont restés les mêmes :
respecter l’équilibre du budget et plaire absolument au public. Cette histoire d’un homme
tiraillé entre le Bien, incarné par sa pieuse mère, et le Mal, incarné par son père démoniaque,
contient un réalisme visuel fort mais, semble-t-il, sans allusion politique dangereuse.
Or une fois de plus l’accueil enthousiaste se double d’une interprétation
politique de la part de la presse : le héros Robert représente selon eux Louis-Philippe poussé
au mal, c’est-à-dire à la Révolution, par son père le démon (Philippe-Egalité, ancien
Communard) et au bien, c’est-à-dire la Restauration, par sa mère pieuse. Le succès public et
financier et donc encore à demi-nié par le gouvernement, qui attendait un succès politique.
La seconde grande production historique largement subventionnée par l’
Etat, donc à fonction idéologique, est la Juive de Scribe et Halévy, une nouvelle histoire
d’amour dans un contexte très religieux, crée une nouvelle agitation. Un de ses personnages
est un cardinal cruel et intolérant, et dans le contexte d’actualité qui voit l’augmentation du
traitement de l’ Eglise et de son budget, la pièce sert alors de prétexte pour stigmatiser la
cupidité du clergé, son hypocrisie…. La montée de l’agitation entraîne de nouvelles mesures
sécuritaires quant à la tenue du Grand Opéra, alors que l’assise politique du gouvernement est
renforcée à l’intérieur de la commission (qui débat des opéras représentés) grâce à l’arrivée de
nouveaux membres hommes politiques.
La troisième pièce représentative de la politique culturelle sous la
Monarchie de Juillet est celle de Meyerbeer, Les Huguenots. Le thème périlleux de la guerre
de religion, ainsi que l’évocation de la St Barthélemy semblent assez osés, mais le
gouvernement tente de noyer le conflit idéologique derrière l’histoire d’amour et de gommer
les périls du sujet par la splendeur de la mise en scène.
En réalité la minutie du décor historique entraîne chez le public la
recherche du sens politique de ce qu’il prend comme une « reconstitution des faits »…La
critique d’hypocrisie ne tarde alors pas, puisque la presse reproche à la direction du Grand
Opéra d’avoir modifié la fin de la pièce pour atténuer le rôle de la monarchie dans le massacre
de la St Barthélemy
.
En manque de crédibilité, le Grand Opéra amorce à partir de 1937 sa
décadence. Le gouvernement craint désormais l’accueil des pièces par le public et se refuse
donc à avoir le moindre recours aux idées susceptibles de déplacer les foules. Les anciennes
pièces sont l’objet d’une « relecture » qui supprime les passages séditieux, ce qui a pour effet
de révolter l’opinion plus que de l’apaiser. « La politique transforme l’art, et lui propose des
alternatives, à l’aube de l’avènement de la République »…alternatives comme le nouveau
théâtre lyrique « l’ Opéra National », plus conciliant, aux thèmes moins séditieux, et plus
ouvert au nouveau public ouvrier. Cette politique d’intégration des exclus, artistes débutants
et classes populaires à la culture nationale va avoir des répercussions très importantes sous la
République.
III Le Grand Opéra, instrument de la réaction sous la République et
l’ Empire
Après la censure exercée par Louis-Philippe, le nouveau régime se doit
de restaurer certaines libertés, mais il est tenté d’utiliser le théâtre pour façonner l’opinion
publique, comme l’ont fait tous ses prédécesseurs, d’autant plus que ce régime est aussi riche
d‘incertitudes et de contradictions que l’était l’ancien.
Dans la même continuité artistique, la nouvelle direction de l’ Opéra
ressort le répertoire classique, qui s’est une nouvelle fois enrichi d’échos contemporains (la
Muette devient « le symbole-même du soulèvement contre la tyrannie »). Dans une première
phase de « révolution » (jusqu’en décembre 1848), le régime essaye de populariser l’art et
d’élargir l’accès à l’ Opéra. De cette époque date la multiplication des billets gratuits, qui
pousse les ouvriers à s’investir dans le milieu de l’ Opéra, et donc à s’intéresser au débat
politique… Inquiet que les spectacles dégénèrent en manifestations à cause de certaines
scènes de révolte présentées, le gouvernement tente un retour en arrière en rétablissant la
distinction entre art du peuple et art de l’élite. Mais cette réaction est trop tardive : les ouvriers
voient maintenant eux aussi l’ Opéra comme un lieu de mise en jeu du pouvoir.
C’est dans ce contexte tumultueux qu’arrive la pièce la plus significative
de l’époque : Le Prophète de Meyerbeer. Alors que le sujet d’une révolte aux Pays-Bas aurait
suscité l’ardeur patriotique en 1848 , avec la bienveillance du gouvernement, il est devenu
complètement hors de propos en 1849 ! De plus les personnages ont des caractères ambigus,
sujets à interprétation et la mise en scène effectue des analogies avec l’actualité tourmentée,
telle le pillage de l’ Hôtel de Ville. Mais c’est le dénouement de cette pièce, sorte de triomphe
de l’ordre sur la plèbe égarée, qui lui vaut d’être maintenue.
Sans trop de surprises, quand on regarde l’implication populaire pour
tout ce qui touche à l’ Opéra, Le Prophète déchaîne les foudres de la presse de gauche, qui
s’insurge de la façon dont est représenté le peuple. Après avoir donc symbolisé la Révolution,
l’ Opéra redevient lieu d’agrément des privilégiés.
Sous l’ Empire l’ Opéra se fige volontairement : c’est la fin de la
recherche esthétique, et la permanence du répertoire est à l’honneur. Il redevient instrument
de ségrégation sociale (le prix des places augmente, les billets de faveur sont ré institués et l’
Opéra vient sous le contrôle du Ministère de la Maison de l’ Empereur ). Alors que le peuple
est cantonné aux orphéons, ces « théâtres lyriques pour tous » qui lui distillent la « bonne
musique » (point trop séditieuse), Charles Garnier construit un nouvel Opéra plus adapté aux
réunions de l’élite. Ce véritable « phare du prestige impérial » est le siège de l’immobilisme
artistique, car comme du temps des Bourbons, le pouvoir a peur de « l’actualité » d’un
spectacle. Ils deviennent inoffensifs mais donc très superficiels. Wagner et Offenbach
s’affirment alors en opposants du Grand Opéra en France et tentent de miner sa crédibilité, ce
dont se chargera le désintérêt populaire progressif auquel il devra faire face.
CONCLUSION
Le thème de l’image en politique, toujours d’actualité aujourd’hui alors
que des millions de dollars sont dépensés dans les campagnes électorales, est un des
fondements de cet ouvrage. Afin de se créer une nouvelle image, les rois ou chefs du
gouvernement successifs n’ont pas hésité à investir dans l’un des espaces publics les plus
renommés de l’époque. L’ancienneté de cette pratique est une des découvertes de cet ouvrage,
mais elle est d’autant plus intéressante qu’elle intervient de façon plus subtile dans le domaine
culturel. Bien plus raffinée qu’un simple « graissage de patte » ou qu’une critique ouverte, la
politique culturelle du Grand Opéra n’en reste pas moins une des premières formes de
propagande.
La seconde nouveauté de cet ouvrage et la démonstration de la façon
dont politique et art se sont interpénétrées de 1820 à 1870, et l’influence réelle du Grand
Opéra sur l’opinion, influence éphémère et qui semble inimaginable aujourd’hui. Néanmoins,
la volonté du pouvoir de se créer une image politique originale et de l’affirmer à travers les
institutions artistiques perdure à sa façon…comme lorsque la gauche au pouvoir s’attache au
projet de l’ Opéra Bastille et tente d’en faire un opéra « plus populaire ».
La compréhension du « siècle des révolutions » a donc beaucoup à
gagner de la confrontation avec des études en musicologie et en histoire de l’art, qui en
donnent un éclairage neuf et loin d’être anecdotique.