Phylogénie et ontogénie du sommeil: pour une signification

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Phylogénie et ontogénie du sommeil: pour une signification
 Phylogénie et ontogénie du sommeil: pour une signification évolutive du sommeil à
travers les âges.
Professeur Robert Poirrier
Centre d'étude de l'éveil et du sommeil (CETES) CHU du Liège
Le sommeil, pour tout un chacun, apparaît de prime abord, comme un comportement, une
conduite ou un instinct d’oubli de soi. Les analyses neurophysiologiques montrent qu'il s'agit
pourtant d'une succession d'états complexes que l'on retrouve chez tous les oiseaux et les
mammifères, c'est-à-dire chez les animaux à sang chaud. Ces états traduisent, à certains
moments, une grande activation du système nerveux central.
L'intérêt d'une approche comparative du sommeil des animaux, soit la perspective
phylogénétique, permet de passer d'un relevé scientifique rigoureux des faits observés à leur
compréhension plus causale. À la question : « Comment dort-on ?» succède alors la question
« Pourquoi dort-on ? ».
La phylogenèse donne à comprendre la signification évolutive où le gain d'adaptation d'un
trait comportemental ou structural particulier, par rapport à une espèce plus primitive, dénuée
de ce dernier.
La description du sommeil, d'abord sur le plan comportemental puis sur le plan
neurophysiologique, place ce phénomène sur un axe du temps long, depuis l’aurore de la vie
sur terre. Ainsi, la définition comportementale est utile pour comparer des espèces très
éloignées entre elles et des espèces pour lesquelles les données neurophysiologiques sont, au
moins en partie, inaccessibles (comme chez nombre d'invertébrés ou chez les vertébrés les
plus primitifs par exemple).
Sur le plan comportemental, on n'admet que le sommeil est un état :
1) récurrent et réversible de repos,
2) se reproduisant avec une périodicité proche de 24 heures (rythme circadien),
Phylogénie et ontogénie du sommeil -­‐ R. Poirrier Symposium « Qui dort dîne ou qui dîne dort ? » -­‐ Institut Danone -­‐ 16/10/2010 1 3) dont la durée dépend de celle de l'éveil précédant le sommeil (variable
homéostatique),
4) caractérisé par un relèvement des seuils de sensibilité,
5) caractérisé par l'adaptation d'une posture et d'une niche spécifiques.
La définition neurophysiologique est tout aussi indispensable parce qu'elle démontre qu'il n'y
a pas un état de sommeil mais au moins quatre : la somnolence (stade N1), le sommeil lent
léger (stade N2), le sommeil lent profond (stade N3) et le sommeil paradoxal (stade R ou
encore REM).
Cette description correspond aux observations faites chez les animaux à sang chaud et c'est de
chacun de ces quatre stades qu'il faut tenter de rendre compte en termes évolutifs. Ce sommeil
décliné en quatre stades apparaît comme l'aboutissement de réponses à cinq contraintes
apparues au cours de l'évolution.
La première contrainte est circadienne. Elle date d'avant l'apparition même du sommeil
chez les êtres vivants. Le rythme activités-repos est globalement circadien et endogène. Il
répond à un phénomène très ancien du nycthémère (succession stricte du jour et de la nuit ou
temps sidéral de rotation terrestre sur 24 heures).
Des horloges génétiques circadiennes manifestent déjà leurs effets chez une algue
unicellulaire appelée : cyanobactérie, née il y a 2 milliards et 700 millions d'années. Certes,
cette algue ne dort pas et ne s’éveille pas, mais elle a déjà l'horlogerie génétique du rythme
activité-repos. C'est sur celui-ci que va se greffer bien plus tard dans l'évolution, le rythme
éveil-sommeil.
Cela a beaucoup d'implications pour la compréhension des troubles du sommeil chez l'être
humain et même, pour la compréhension du rôle de certains traitements tels que la
photothérapie ou la mélatonine. Dans le même ordre d'idées, le rôle des températures externes
et internes a bien été mis en lumière, ces dernières années, dans le cadre de la qualité du
sommeil et des insomnies.
Phylogénie et ontogénie du sommeil -­‐ R. Poirrier Symposium « Qui dort dîne ou qui dîne dort ? » -­‐ Institut Danone -­‐ 16/10/2010 2 La deuxième contrainte dans l'évolution vers le sommeil des oiseaux et des mammifères est
apparue, il y a environ 400 millions d'années, avec la sortie des vertébrés du milieu aquatique
(amphibiens). Cette contrainte est la pesanteur, ou contrainte « gravifique » accrue. Au sortir
du milieu aquatique, elle a imposé un état de repos particulier : une grande hypotonie
musculaire induite par des centres particuliers du tronc cérébral.
Il en résulte que l'hypotonie musculaire a précédé le sommeil neurophysiologique d'au moins
100 millions d'années.
Cela explique pourquoi une relaxation physique doit précéder le sommeil quand on va dormir.
Cette relaxation musculaire doit être suffisante pour autoriser le sommeil. Toute tension
musculaire excessive d'origine physiologique (station debout ou assise chez l'homme, fièvre,
métabolisme excessif) ou psychique (anxiété) empêche le sommeil. Tous moyens physiques
ou psychologiques de relaxation, a contrario, facilitent le sommeil lorsque la fenêtre
temporelle circadienne le permet.
La troisième contrainte de l'évolution est l’homéothermie, c'est-à-dire, cette situation
métabolique particulière où la température du corps est maintenue presque constante au
niveau des régions centrales du corps, et en particulier du cerveau. Cette contrainte homéothermique est propre aux oiseaux et aux mammifères. Elle leurs a permis une colonisation du
globe terrestre bien au-delà des zones tropicales mais elle a eu pour conséquence d'imposer
une activation forcée permanente avec un risque d'épuisement plus rapide (le métabolisme
d'un orvet, au maximum de son activité est six fois moins élevé - par 100 g de tissus - que
celui d'un être humain à l'état basal, le matin, au repos absolu...).
Le système nerveux central a répondu à cette contrainte par le sommeil lent profond (stade
N3). Celui-ci, comme le montrent les études sur le métabolisme cérébral (PET scan, IRM
fonctionnelle…), entraîne une réduction de consommation de glucose et d'oxygène dans le
cerveau d'environ 30 % par rapport à l'éveil.
On peut comprendre que le sommeil lent facilite des processus réparateurs tels que l'activité
des pompes sodium/potassium; la clearance des récepteurs de l'adénosine, en particulier au
niveau des lobes frontaux, l’anabolisme protidique, le renforcement du système immunitaire
et, ainsi que via l'axe hypothalamo-hypophysaire, et la prépondérance du système
parasympathique, le repos de l'organisme entier.
Phylogénie et ontogénie du sommeil -­‐ R. Poirrier Symposium « Qui dort dîne ou qui dîne dort ? » -­‐ Institut Danone -­‐ 16/10/2010 3 Le sommeil lent profond, à son tour, a imposé une quatrième contrainte, appelée
neurotrophique. Elle se traduit par une réduction importante du trafic des potentiels d'action
et un risque associé de déafférentation synaptique globale. Le cerveau est très sensible à
l'entretien et au maintien de ces fonctions.
L'hypothèse intéressante est que le sommeil paradoxal soit la réponse à cette contrainte. Le
sommeil paradoxal (stade R. ou REM) est apparu pratiquement en même temps que le
sommeil lent et, par sa distribution temporelle dans l'hypnogramme, semble lui répondre chez
l'individu normal.
Comme le montrent à nouveau les études de métabolisme cérébral, le sommeil paradoxal est
associé à un métabolisme cérébral pratiquement aussi intense qu’à l'éveil. Il correspond
d'ailleurs, sur le plan de l'activation des centres nerveux, à la stimulation de noyaux
cholinergiques ponto-pédonculaires du tronc cérébral, également actifs à l'éveil. La seule
différence, c’est qu’à l'éveil, d'autres noyaux sont également activés. Le sommeil paradoxal
assure une relance des fonctions synaptiques mais dans des conditions particulières
d'isolement sensoriel et de « paralysie » pratiquement totale de l'individu.
Outre les avantages en termes d'entretien des réseaux de neurones, on a pu montrer que cet
état est également utile pour la consolidation de la mémoire à long terme et, en particulier, des
mémoires dites épisodiques, utiles à la formation de la personnalité de l'individu. Le rêve est
une forme de mémoire épisodique fortement associée au sommeil paradoxal.
La cinquième contrainte rassemble tous les dangers qu'il y a à dormir. Cette contrainte
éthologique varie au cours de l’évolution et en fonction des espèces. Elle explique pourquoi
les prédateurs ont, en général, plus de sommeil paradoxal que les proies et cela peut leur
conférer un avantage en termes de plasticité cérébrale.
Elle explique pourquoi les mammifères marins ne dorment que d'un hémisphère à la fois, car
ils doivent contrôler en permanence leur respiration, et pourquoi l'être humain doit
impérativement se réveiller plusieurs fois, même brièvement, pendant le sommeil.
Phylogénie et ontogénie du sommeil -­‐ R. Poirrier Symposium « Qui dort dîne ou qui dîne dort ? » -­‐ Institut Danone -­‐ 16/10/2010 4 Reste une énigme : il ne semble pas, contrairement au postulat d’Ernst Haeckel, biologiste du
XIXe siècle, que l'ontogenèse récapitule la phylogenèse, en matière de sommeil. C'est même
l'inverse qu'on observe. Du fœtus à l'adulte humain, les différentes contraintes sont apparues
dans l'ordre inverse de celui de l'évolution des espèces. Ainsi par exemple, le rythme circadien
apparaît chez l'homme après le sommeil paradoxal et le sommeil lent. Cela explique pourquoi,
il est parfois si difficile, pour des jeunes parents de bien dormir la nuit...
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