"France, Europe: quels regards sur la jeunesse?" Les
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"France, Europe: quels regards sur la jeunesse?" Les cahiers de profession banlieue, février 2010, 166p. En Europe, le regard porté sur la jeunesse change d'un pays à l'autre. Cependant, de matière générale, la jeunesse tend à être envisagée comme un état variable et plus ou moins durable dans le continuum de la vie. En France, la question de l'emploi et celle de la délinquance sont particulièrement sensibles chez les jeunes. La jeunesse y est en effet un âge plus soumis que les autres à un sentiment de déclassement et de précarité. Le taux d'emploi y est un des plus bas. On observe par ailleurs en France une crispation sur la délinquance des jeunes. La question de l'emploi comme celle de la délinquance sont autant de signes d'une jeunesse qui ne trouve que difficilement sa place dans la société. Que peut-on apprendre des politiques menées dans le reste de l'Europe pour favoriser l'entrée dans la vie adulte ? 1- Etre jeune en Europe Dans son article "Mieux comprendre les transitions vers l'âge adulte", Raphaël Wintrebert se demande comment définir le fait d'être adulte. Devient-on adulte après avoir franchi des étapes objectives (trouver un emploi, un logement…) ou est-on adulte parce qu'on se considère soi-même comme tel ? L'entrée dans l'âge adulte n'est pas vécue de la même manière par les jeunes d'origine modestes, qui tendent à subir les événements qui font d'eux des adultes, et les jeunes issus d'un milieu social favorisé, qui auront, à l'inverse, tendance à repousser l'échéance en insistant sur l'aspect subjectif de la transition. Si la notion même de l'état adulte est incertaine, la notion de jeunesse n'est pas plus aisée à définir. La jeunesse n'est plus considérée aujourd'hui comme une classe d'âge ni comme un groupe social à part entière, les frontières traditionnelles entre les différentes périodes de la vie tendant à s'estomper progressivement au profit de parcours discontinus et réversibles. La pluralité des trajectoires de vie est liée au contexte social, à la diversité des histoires familiales et des bagages culturels. Une enquête internationale menée en 2006 par Kaïros sur 22 000 jeunes âgés de 16 à 30 ans issus de 17 pays différents, portant sur trois thèmes principaux (les jeunes et l'emploi, les jeunes et la famille et les jeunes et la société), a permis de mettre en évidence la réelle difficulté des jeunes Français à penser l'avenir et à pouvoir agir sur celui-ci. Cette enquête a également permis de mettre en avant l'impact des politiques publiques sur la manière de penser et de catégoriser la jeunesse. Les politiques publiques de jeunesse sont nées avec l'avènement de l'Etat-Providence. Le critère d'âge, utilisé à l'époque pour ordonner l'évolution des populations, n'est plus opérationnel aujourd'hui, à l'heure ou les cycles de vie des individus sont de plus en plus marqués par l'incertitude et l'instabilité. Le temps de la jeunesse se prolonge à mesure que sont élaborées les politiques spécifiques aux jeunes. L'observation de ces politiques permet de mettre en avant trois constats : • Il existe un décalage de plus en plus fort entre les normes institutionnelles, les normes juridiques et les normes sociales, l'âge étant de moins en moins chargé de significations en termes de socialisation des individus • La transformation de l'usage de l'âge comme catégorie produit une fragmentation de la population jeune et un foisonnement des dispositifs • Le jeune n'est pas au centre des dispositifs et est rarement considéré comme une richesse. Il faudrait au contraire penser la question des jeunes au sein d'une réflexion beaucoup plus globale sur l'organisation de la société et les rapports entre les générations, et élaborer des dispositifs transversaux, à l'instar de la Suède qui, à travers le Conseil de la Jeunesse, a inscrit les jeunes, leurs parcours et leur besoin au sein d'un système général permettant de penser des articulations entre les générations. Cette réflexion prend en compte les modes d'articulation des différents temps sociaux 1 Dans son article "Jeunesse et construction de soi en France et en Espagne", Sandra Gaviria tente d'expliquer les différences entre les modalités de départ de chez leurs parents des jeunes Français et des jeunes Espagnols. Elle établit d'abord une distinction entre les notions d'indépendance, qui définit la manière dont l'individu peut, grâce à ses ressources personnelles, moins dépendre de ses proches, et l'autonomie, qui est la maîtrise du monde dans lequel vit cette personne. Sur cette question, il n'y pas de modèle européen uniforme. Si, dans le modèle danois, le départ du domicile familiale est considéré comme une preuve d'autonomie du jeune, en Grande-Bretagne, ce départ est souvent précipité et vécu comme une rupture, les jeunes voulant avoir rapidement un travail. En France comme en Espagne, la présence tardive des enfants au domicile familial s'explique en partie par le prolongement des études et les difficultés d'accès au monde du travail. Pourtant cet argument n'est qu'en partie vérifié en Espagne : même les jeunes qui trouvent rapidement un travail ne quittent pas immédiatement le domicile parental. De même, l'argument de la difficulté d'accès au logement pour les jeunes espagnols n'explique pas leur départ tardif. Si les jeunes accèdent tardivement à un logement, c'est surtout parce qu'ils souhaitent accéder directement à la propriété et attendent donc de s'être constitué le capital financier nécessaire. Contrairement à la France, les mesures d'aides à la location sont rares et peu utilisées par les jeunes espagnols. Les raisons matérielles, seules, ne peuvent expliquer les écarts et doivent être complétées par une observation des modes de construction de soi dans les deux pays. Si la jeunesse est considérée comme une ressource positive en Espagne, elle est plutôt considérée comme problématique, dangereuse, en France. Dans le modèle espagnol, les parents mettent en place des logiques de protection symbolique et matérielle très fortes envers leurs enfants. Les jeunes ne sont, par exemple, pas tenus de participer aux frais du foyer et la cohabitation tardive avec leurs parents leur permet d'économiser. Le départ du domicile parental est presque toujours définitif et organisé, et s'effectue généralement au moment du mariage. En France, un "bon parent" est celui qui permet que son enfant parte de la maison à un moment donné. La présence tardive du jeune au domicile familial est pointée socialement comme un problème. Les parents favorisent l'autonomie de leur enfant même lorsqu'il vit encore chez eux en le poussant à travailler, même pendant ses études. ll est par ailleurs essentiel que le jeune se construise un "monde à soi", séparé du domicile familial. Une fois partis, le jeune continue à bénéficier de l'aide de ses parents pendant quelques années. On observe donc des processus de construction de soi s'inscrivant dans des logiques distinctes en France et en Espagne. Le parcours de vie des jeunes espagnols est continu, et entrecoupé de rites de passage comme le mariage. Leur autonomie reste contrôlée par les parents. Leur projet de vie est préétabli et bien tracé. Le parcours de vie des jeunes français est discontinu, avec des ruptures et des crises ponctuelles. Ils jouissent d'une plus grande liberté et affrontent une insécurité plus grande. Ils traversent des changements qui influent sur leur identité et ont un moi plus évolutif. 2- Jeunesse et emploi Florence Lefresne, dans son article "Insertion professionnelle des jeunes et politiques d'emploi et de formation, une comparaison européenne", souligne que les jeunes sont devenus une catégorie cible des politiques publiques, au niveau national, mais aussi au niveau communautaire à travers la Stratégie européenne pour l'emploi définie en 1997. Si le fait de parler des jeunes comme une entité pose problème, il existe chez l'ensemble des jeunes une conscience commune de la précarité, déjà irréversible chez les "jeunes des cités" et toujours menaçante chez les jeunes étudiants. La "catégorie des jeunes" désigne à la fois un stock et un flux, la "jeunesse" se rapportant à la fois au parcours qui conduit le jeune de la scolarité initiale à l'accès à l'emploi, et à un groupe d'âge particulier. 2 De même, la notion d'insertion condense deux dimensions, le passage de l'état d'inactif à l'état d'actif en emploi durable, révélateur d'un effet d'âge, et la forme historique de ce passage, révélateur d'un effet de génération. Si l'on s'en tient à l'indicateur de taux de chômage des moins de 25 ans, la France arrive bien au dessus de la moyenne de l'Union à 27 comme de l'Union à 15. Face au chômage, il existe des arbitrages générationnels différents d'un pays à l'autre. Lorsque la formation et l'emploi des jeunes font l'objet de compromis centraux comme en Allemagne, au Danemark ou aux Pays-Bas, le poids du chômage est mieux partagé entre les différentes classes d'âge de la population. Alors que la stratégie de Lisbonne a fixé des objectifs ambitieux en matière de taux d'emploi, le taux d'emploi des jeunes a eu tendance à baisser au cours des 10 dernières années. La première composante des systèmes nationaux d'insertion professionnelle concerne la formation initiale. Un premier clivage apparait entre les pays marqués par une tradition de scolarisation à plein temps de la formation professionnelle (comme la France) et les pays marqués par une tradition d'apprentissage ou de formation par l'emploi (comme l'Allemagne), même si ce clivage tend à s'atténuer sous l'action des politiques de l'emploi. L'acquisition d'une première expérience de travail, si elle permet de se familiariser avec un processus de socialisation propre au travail et de se constituer un réseau, n'a pas forcément de dimension "insérante". Le développement des situations emploi-formation relève d'une grande diversité de statuts dont beaucoup se révèlent précarisants. La rapidité d'accès à l'emploi est positivement corrélée avec le niveau de diplôme. Les jeunes non qualifiés représentent donc un défi majeur pour les systèmes de formation initiale. Les travaux de comparaisons internationales soulignent des résultats convergents concernant les jeunes non qualifiés : l'échec scolaire est partout stigmatisant, les déterminants sociaux de la non-qualification sont identiques et les difficultés scolaires sont renforcées par la concentration géographique de l'échec scolaire. Enfin, les performances scolaires sont d'autant plus liées au milieu d'origine que les jeunes sont scolarisés dans des structures particulières. Quant à l'échec dans le premier cycle universitaire, en Europe, ce sont 30 % des effectifs estudiantins qui échouent en premier cycle. Ce phénomène est du à la massification de l'enseignement supérieur et à une orientation subie plutôt que choisie. Le taux de chômage des jeunes est très sensible à la conjoncture économique. Les jeunes sont particulièrement vulnérables au chômage par la faiblesse de leur expérience professionnelle et par leur propension à occuper des emplois temporaires. En revanche, lorsque l'emploi redémarre, ces mêmes caractéristiques les placent dans une situation relativement favorable. On peut donc décrire la situation de l'emploi des jeunes comme une forte instabilité sur le marché du travail caractérisée par une alternance emploi-chômage. Dans l'UE, le salaire horaire des jeunes de moins de 30 ans est en moyenne de 25 points inférieur à celui des plus de 30 ans. Les écarts salariaux liés au genre sont en revanche plus réduits chez les jeunes que pour l'ensemble des actifs, mais cet écart se creuse au fur et à mesure des carrières. Le diplôme joue pour l'employeur comme un signal des potentialités des jeunes plus que comme une garantie de leur qualification. Il est néanmoins de moins en moins suffisant pour garantir le niveau d'emploi et de salaire attendus. La conception même du rôle de la politique d'insertion en Europe relève de logiques différentes. - dans les pays du Nord de l'Europe, la politique de l'emploi revêt un caractère contra-cyclique, c'est-à-dire qu'il s'agit pour l'Etat de déployer des moyens suffisants pour maintenir une forte cohésion sociale même en période de crise. Une coopération s'est instaurée entre acteurs dans le cadre du système scolaire pour ce qui concerne les jeunes de moins de 18 ans, et, au-delà de 18 ans, les dispositifs d'insertion sont inclus dans la négociation collective de branche. La concertation syndicale est obligatoire pour définir les modalités de recours à l'emploi aidé dans les entreprises. Elle se heurte toutefois à des tensions importantes depuis quelques années. - Dans les pays dotés d'un fort système d'apprentissage (Allemagne, Autriche, …), les dispositifs d'insertion concernent surtout les jeunes qui n'ont pas accès à une place 3 d'apprentissage. Désormais, même les jeunes ayant accompli un apprentissage sont de plus en plus contraints d'accepter un passage par des contrats précaires. - Au Royaume-Uni, le "New deal for young people" instauré en 1998 par Tony Blair relève d'une politique d'activation contrainte. Tout jeune chômeur doit s'inscrire dans un "Jobcenter plus" et se voit proposer un emploi aidé. Ce programme encourage de fortes rotations sur un marché du travail peu réglementé. - Dans les pays latins, la politique de l'emploi oscille autour de trois logiques d'action : o Le traitement social du chômage, qui vise à limiter les risques sociaux engendrés par le chômage. Dans ce type de situation, le jeune connaît souvent un statut dévalorisé et une rémunération précaire. o L'acquisition d'une formation professionnelle o Les formes particulières d'emploi. Elles désignent les configurations où le jeune est soumis à des règles particulières en matière de droit du travail, de prestations sociales ou de conventions collectives. En France, les travaux d'évaluation de la politique de l'emploi mettent en avant un bilan en demiteinte, la principale limite des dispositifs consistant en leur faible contra-sélectivité : ils ne parviennent pas à contrer l'effet de sélection des plus qualifiés. La faiblesse de la politique de l'emploi réside également dans celle des partenariats et des négociations engagées entre ses différents acteurs. Pourquoi l'Etat ne se donne-t-il pas les moyens de négocier avec l'employeur le contenu de l'emploi confié au jeune, en contrepartie de l'aide accordée à l'entreprise? En conclusion, Florence Lefresne rappelle que la récession économique mondiale actuelle fait subir aux jeunes une remontée en flèche de leur taux de chômage. Les effets contra-cycliques des politiques de l'emploi sont limités puisque les contrats aidés du secteur marchand refluent. D'autre part, l'attribution de statuts particuliers à des catégories particulières de population comporte le risque de conforter la dualisation du marché du travail. Il faut donc sortir les jeunes des statuts particuliers et considérer qu'avec l'allongement de la jeunesse se joue la redéfinition de la situation d'adulte. Il faut sortir d'une logique en termes d'âge pour passer à une lecture générationnelle ou les jeunes doivent être considérés comme une plaque sensible des transformations de la société. L'analyse du système fédéral allemand par Monika Salzbrunn, dans l'article "Les mesures d'accompagnement vers l'emploi des jeunes allemands", met en avant l'importance du concept d'altérité dans les politiques éducatives allemandes. Sur un plan démographique et économique, le taux de natalité de l'Allemagne est un des plus bas d'Europe, malgré les efforts du gouvernement de contrer cette tendance. Le taux d'activité des jeunes allemands est en revanche supérieur à celui des jeunes Français, et celui du chômage des jeunes y est inférieur à la France. Les systèmes éducatifs allemand et français diffèrent beaucoup en ce que l'enseignement professionnel est très valorisé en Allemagne, et la filière généraliste moins fréquentée qu'en France. L'orientation des élèves s'opèrent, en fonction du niveau de ces derniers, dès l'âge de 10 ans. Trois écoles différentes existent : o o o la Hauptschule, qui prépare en 5 ans les élèves à l'apprentissage. La Realschule, en six ans, qui mènent à des filières de formation professionnelle ou permet d'accéder aux écoles supérieurs de technologies. Le Gymnasium (10 ans) mène au baccalauréat (Abitur). L'apprentissage est très développé en Allemagne et concerne les 2/3 d'une cohorte d'âge. Les employeurs s'engagent à maintenir les places d'apprentis y compris durant les périodes de récession, grâce à des accords conventionnels de branche. Contrairement à la France, l'Allemagne n'a pas déployé de moyens importants pour la création d'emplois "garages", les emplois aidés, l'objectif général étant de mettre les jeunes sur les rails de la voie "normale ". L'organisation des études supérieures fait beaucoup de place à l'expérience professionnalisante. Les étudiants peuvent très librement choisir leurs professeurs et leurs matières. Avec la massification de l'enseignement supérieur, les premiers et seconds cycles ont été réformés pour tenir compte des étudiants qui étaient moins bien armés. Enfin, ce ne sont pas du tout les mêmes étudiants qui échouent à l'université en Allemagne et en France. Ceux qui échouent en Allemagne font partie des 30 % meilleurs qui ont choisi de faire des études supérieures. Mais même, les étudiants ont une 4 confiance sont relativement détendus quant à leur avenir, à l'inverse des jeunes Français, très focalisés sur leur image et pour qui le diplôme est prépondérant. En Allemagne, ce sont les jeunes d'origine étrangère qui sont les moins qualifiés et qui rencontrent majoritairement des difficultés d'insertion sur le marché du travail. Seulement 8,2% d'entre eux obtiennent le baccalauréat, contre 24,1 % en moyenne. Ces problèmes d'insertion sont dus à une faible connaissance de la langue allemande, à une certaine concentration géographique et à l'autoexclusion. Face à ces constats, le gouvernement a développé des mesures spécifiques, notamment destinées aux familles : - un salaire parental à hauteur de 67 % du dernier salaire, pendant 12 mois. Cette initiative favorise les classes moyennes et supérieures et aggrave, in fine, les inégalités sociales. - L'augmentation du nombre de places en crèches, qui demeure faible comparé à la France. - Le développement de l'apprentissage de l'allemand pour les enfants d'immigrés, qu'il faudrait élargir aux familles entières. - La réforme du système éducatif, qui continue aujourd'hui à reproduire les inégalités sociales. La Gesamtschule, un collège unique à la française regroupant les trois filières, a été crée. - Le Pacte national pour l'apprentissage (Ausbildungspakt), signé entre le Ministère de l'Emploi et la Fédération des Entrepreneurs, qui vise à déployer 40 000 places en apprentissage et propose un programme spécifique de requalification destinés aux jeunes qui ne trouvent pas de places en apprentissage. Ce programme combine un soutien matériel et un soutien psychologique. - Le développement des Fachhochschulen, comparables aux IUT, qui prévoient de nombreux stages et des Projektwochen, semaines pendant lesquelles toute l'école travaille sur un projet professionnel. Les Fachhochschulen sont mises en place directement par le président d'Université en lien avec les entreprises. L'enseignement étant organisé par chaque Land, certains Länder développent des mesures ciblées sur certains groupes : les femmes, qui sont moins représentées à l'université oui dans certains emplois de cadres, les jeunes d'origine étrangères…Un réseau d'excellence a ainsi été crée pour les jeunes d'origine étrangère qui ont de bons résultats. Beaucoup de mesures sont aussi conduites au niveau communal. 3- Jeunesse et délinquance Les modes d'approche et de traitement de la délinquance juvénile ont tendance à converger dans les pays européens vers le retour à une logique de sanction. Francis Bailleau rappelle, dans son article "Approches et traitements de la délinquance juvénile en Europe", que la justice pénale des mineurs en Europe s'est construit sur le modèle Welfare. Ce modèle identifie le passage d'une justice des mineurs peu différenciée de la justice pénale des adultes à une justice paternaliste avec une vocation spécifique de prévention et d'éducation. En Belgique, ce modèle s'est développé autour de 1912 avec la création du juge pour enfant. En France, la loi du 22 juillet 1912 crée des tribunaux pour enfants. Il reconnaît le rôle du travail social autour de deux fonctions : une fonction d'observation et une fonction d'éducation. Il faut attendre l'ordonnance de 1945 relative à l'enfance délinquante, écrit en 1942 et voté sous le gouvernement de Pétain pour qu'apparaisse la fonction spécialisée de juge pour enfant. Ce texte est l'aboutissement de réformes mises en place à partir du Front populaire. Il supprime la notion de discernement chez l'enfant. Il faut souligner que le modèle Welfare n'avait pas pour objectif la libération de la personne, mais visait au formatage des individus afin qu'ils occupent correctement les tâches que la société leur assignait. Il repose sur la notion de responsabilité partagée : il s'agit d'une dialectique entre la responsabilité individuelle du mineur et la responsabilité collective concernant ses conditions d'éducation. L'organisation du modèle Welfare concerne les jeunes hommes d'origine ouvrière, plus touchés par la délinquance. La modèle retenu est celui d'une "justice de cabinet", basée sur la présence d'un magistrat spécialisé, le juge des enfants, doté d'un pouvoir procédural d'exception : il est chargé de 5 l'instruction, du jugement et de l'exécution des mesures. Il est territorialisé et a la possibilité de prendre des mesures provisoires en cabinet. Ce juge était chargé d'accompagner le jeune dans ce moment de rupture entre un système imposant la discipline, l'école obligatoire, et le marché du travail. Le temps était donc un vecteur très important pour le fonctionnement du juge. Afin de gérer ce temps de transition, dans des conditions respectant l'ordre public, le magistrat dispose d'une série de mesures ou de sanctions individualisées, avec des acteurs et des institutions spécialisées. Les années 1970-1980 voient le développement de "l'insécurité sociale" à la fin des Trente Glorieuses. Apparaissent les premières mesures pour l'insertion et la lutte contre le chômage des jeunes (stages de formation continue dits "stages Granet" en 1975, procédure Habitat et vie sociale en 1977, rapport Sécurité et liberté de la Commission Peyrefitte en 1977). L'objectif de ces nouvelles politiques es de répondre à la déstabilisation du modèle de développement économique qui crée de l'insécurité sociale. La délinquance devient donc la base de la construction de nouvelles politiques publiques. Les années 1980 marquent la rupture avec le principe de responsabilité partagée. A l'inverse, un mouvement de "responsabilisation du mineur" s'amorce. Si, dans le modèle Welfare, la prise en charge du jeune se caractérisait par un continuum, il y a dorénavant deux voies possibles : une prise en charge lourde qui peut mener à l'enfermement et une autre qui mène à du signalement et à de la surveillance. Par ailleurs, on observe le retour de la victime dans les procédures, qui contribue à une privatisation des objectifs de la réponse pénale. Une temporalité courte prend le pas sur le temps long du système welfare. On prône désormais la communication entre les acteurs, et les logiques managériales basée sur la rentabilité, la rapidité, la justification permanente du fonctionnement et des coûts, guident les procédures. Enfin, on observe un abandon progressif par l'Etat du traitement de la délinquance des mineurs au profit d'instances locales non judiciaires et une prise en charge par des acteurs locaux ou la famille. Ces transformations sont liées à une modification de la structure même de la délinquance. Jusqu'aux années 1980, celle-ci consistait essentiellement en une délinquance de consommation de biens. A partir des années 1980, se développe une délinquance liée à la toxicomanie ou aux conduites dangereuses ou suicidaires. Parallèlement apparait le phénomène des émeutes, qui exprime la révolte sociale d'une partie stigmatisée de la jeunesse. Aujourd'hui, la croissance de la délinquance est majoritairement portée par ces nouveaux types de délinquance. Cependant, en permanence depuis 2002, sont crées de nouvelles incriminations à l'encontre des jeunes qui viennent alimenter ces nouvelles formes de délinquance : interdiction de réunions en bas des immeubles, du transport de bouteilles vides… La France est en train de développer un système uniquement répressif que l'on ne retrouve dans aucun autre pays européen. On assiste à un déplacement de l'intervention de l'Etat vers le marché du travail et à la sécurisation des biens et des personnes au détriment du champ du social et de la réhabilitation de la personne, et à la formalisation d'une politique sécuritaire basée sur la gestion sécuritaire des problèmes sociaux et des illégalismes. En France, toutes les mesures et les peines s'organisent désormais autour d'une seule référence : la privation de liberté (lois Perben 1 et 2 qui durcissent les peines pour les jeune et réintroduisent la notion de discernement, c'est-à-dire de responsabilité des mineurs par rapport à leurs actes, la loi Dati sur la récidive du 10 août 2007 qui instaure des peines plancher, la loi du 25 février 2008 relative à la rétention de sureté…). Cette orientation ne répond pas aux fragilités liées à la transformation des modes de production et de partage des revenus de la croissance. La France est donc dans une position de rupture par rapport aux autres pays européens, dans sa volonté de revenir sur le statut de minorité dans le système pénal. Cette position s'inscrit dans un courant néo-libéral. La France n'est cependant pas dans une situation de rupture, en ce que la majorité des acteurs du système judiciaire dédié aux mineurs ignorent ou détournent ces injonctions centrales. Carla Nagels, dans son article intitulé "En Belgique, une justice des mineurs entre protection et sanction", note que si la justice des mineurs dans les pays occidentaux était jusque là conçue dans 6 une optique essentiellement inclusive, l'Etat devant prendre en charge la rééducation des mineurs, cette logique est désormais battue en brèche. En Belgique, le système de "protection de l'enfance" crée en 1912, et élargi en 1965 en un système de "protection de la jeunesse", considère que les jeunes ne sont pas responsables de leurs actes. Ce système repose sur une figure assez paternaliste du juge pour la jeunesse, qui prononce des mesures indéterminées dans le temps et non des peines. Pour répondre aux nouvelles forme de délinquance des mineurs, plus jeune, plus dure, et désormais commise en bande, ce système, jugé désormais trop doux pour avoir un impact sur les jeunes délinquants, vient d'être réformé en 2006 au profit d'un système mêlant des ingrédients s'inspirant de trois modèles : - le modèle protectionnel, qui n'est pas abandonné mais devient un modèle parmi d'autres - le modèle réparateur, dans lequel la victime devient acteur principal. Il est basé sur la médiation auteur-victime, sur la concertation en groupes, sur l'implication du jeune dans le processus de "réhabiliation sociale" et sur le travail d'intérêt général. - le modèle sanctionnel, promu par la communauté flamande depuis les années 1970. D'après ce modèle, l'acte commis devient central. Ce modèle fait explicitement référence aux peines du code pénal pour adultes. Le juge doit, lors de sa prise de décision, se laisser guider par un ensemble de critères parmi lesquels figurent la gravité des faits commis, les circonstances dans lesquelles ils ont été commis, les mesures antérieures prises à l'égard du jeune, son milieu et sa personnalité. Il peut également se dessaisir du dossier d'un jeune de plus de 16 ans et le renvoyer vers une juridiction pour adulte. Depuis 2003, la réforme a eu des conséquences sur les pratiques à deux niveaux : - l'augmentation de la capacité d'emprisonnement et la diversification de l'offre en fonction du degré de contention, de la durée du séjour et de l'objectif parcouru, liée à la réduction du temps de placement, fruit d'une logique gestionnaire. - De nouvelles mesures alternatives à l'emprisonnement ont été mises en place, comme la médiation, qui a pris son envol dans la communauté flamande mais peu dans la communauté francophone. Cependant, 56 % des médiations relèvent d'une simple prise de contact entre l'auteur et la victime, sans aucune suite. Dans l'ensemble, les mesures alternatives à l'emprisonnement sont relativement peu utilisées (16% des décisions au niveau des juges de la jeunesse). Quelle que soit la logique choisie, le but poursuivi est la responsabilisation du mineur, en l'amenant à prendre conscience des conséquences de leurs actes. Or, cette notion de responsabilisation est à questionner dans une société où la possibilité pour les jeunes d'être effectivement responsable est de moins en moins grande. 7