60ème anniversaire de la libération d`Auschwitz
Transcription
60ème anniversaire de la libération d`Auschwitz
Journée de la mémoire de l’Holocauste et de la prévention des crimes contre l’Humanité Lycée Français de Varsovie Dossier réalisé par A. Léonard, professeur d’Histoire-Géographie. I. Quelques données générales sur les camps et les ghettos Document 1 : Les principaux camps dans l’Europe nazie et les 6 camps d’extermination sur le territoire polonais Document 2 : Les victimes du nazisme Civils et prisonniers de guerre exterminés par les nazis Prisonniers soviétiques 3 500 000 Détenus dans les camps de concentration 1 100 000 Euthanasie des malades mentaux 70 000 Tziganes 240 000 Juifs 5 100 000* * D’après Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Paris, Fayard, 1988. Nombre de victimes juives réparties selon la cause du décès (selon R. Hilberg) Ghettos et privations 800 000 Fusillades en dehors des camps 1 300 000 Camps de la mort 2 700 000 Autres camps 300 000 Total 5 100 000 D’après Les Collections de l’Histoire, octobre 1998, p. 40. Document 3 : Répartition des victimes juives du génocide par pays (dans les frontières de 1937)* - Europe de l’Est : Pologne environ 3 000 000, Roumanie 270 000, Lituanie environ 130 000, Lettonie 70 000, Estonie 2 000 - URSS : plus de 700 000 - Europe centrale et balkanique : Hongrie plus de 400 000, Tchécoslovaquie 260 000, Allemagne environ 120 000, Yougoslavie 60 000, Grèce 60 000, Autriche environ 50 000 - Europe occidentale : Pays-Bas environ 100 000, France 75 000 (au total, de mars 1942 à août 1944, 75.721 Juifs seront déportés de France, dont 11.000 enfants), Belgique 24 000, Italie (y compris Rhodes) 9 000, Luxembourg environ 1 000, Norvège environ 1 000 Total général environ 5 100 0001 * D’après Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe, Fayard, 1988 et pour la Hongrie d’après L’Histoire, Le dossier Auschwitz, janvier 2005, p.33 1. On notera qu’ont été sauvés les Juifs de trois pays : le Danemark (où la quasi-totalité de la population juive - 7 000 personnes - a pu être transportée clandestinement en Suède), la Finlande et la Bulgarie (où l’opposition des gouvernements, pourtant alliés de l’Allemagne nazie, a arrêté la déportation des citoyens juifs vers les camps d’extermination). Document 4 : Nombre de victimes dans les 6 camps d’extermination Auschwitz-Birkenau : 1 000 000 Treblinka : 750 000 Belzec : 550 000 Sobibor : 200 000 Chelmno (Kulmhof) : 150 000 Majdanek : 50 000 D’après L’Histoire, Le dossier Auschwitz, janvier 2005, p.33 2 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. II. Auschwitz et le système concentrationnaire nazi. Une chronologie. 1933 Fin février-avril : Création, souvent à l'initiative des SA, des premiers camps de concentration. 22 mars : Inauguration officielle de Dachau, près de Munich. Les premiers détenus arrivent le lendemain. 1935 Janvier : D'abord édité en Suisse et en allemand, l'ouvrage de Wolfgang Langhoff, "Les soldats du marais. Sous la schlague des nazis. Treize mois de captivité dans les camps de concentration", est diffusé en France au cours de l'année 1935. 16 mars : Loi rétablissant le service militaire obligatoire. Objecteurs de conscience, les Témoins de Jéhovah commencent à être envoyés de plus en plus nombreux dans les KL. 1936 22 juin : Première déportation des Tziganes en caravanes depuis Berlin ; le 16 juillet, création d'un camp de Tziganes à Marzahn, à l'est de Berlin. 12 juillet : ouverture du camp de Sachsenhausen. 1937 15 juillet : ouverture du camp de Buchenwald. 1938 26 janvier : Circulaire interne de Himmler chargeant la Gestapo d'interner les "réfractaires au travail". 12-13 mars : Entrée de la Wehrmacht en Autriche. Rafles et internements des opposants politiques et des Juifs en Autriche. Mai : ouverture du camp de Flossenburg. 1er juin : Heydrich ordonne d'effectuer des rafles contre les "asociaux" (mendiants, Tziganes, vagabonds, proxénètes, prostituées), qui sont internés en KL, notamment à Buchenwald. Août : ouverture du camp de Mauthausen. Automne : Débuts de la construction du KL de Ravensbrück par un kommando de Sachsenhausen. 14 octobre : Goering annonce une campagne d'aryanisation des biens juifs et d'internement des Juifs dans des camps de travail. 9-10 novembre : Nuit de Cristal, pogromes et terrible répression anti-juif en Allemagne, Autriche et dans les Sudètes : 200 synagogues détruites, 7500 magasins juifs pillés, 30 000 hommes juifs déportés à Dachau, Buchenwald et Sachsenhausen. 1939 18 mai : ouverture du camp de Ravensbruck. 29 juin : Un convoi de 440 enfants et femmes tziganes arrive à Ravensbrück 31 août : Des cadavres de détenus de Sachsenhausen revêtus d'uniformes militaires polonais sont utilisés dans la provocation de Gleiwitz, prétexte à l'agression contre la Pologne. 16 septembre : Eichmann propose d’adjoindre des Tziganes à chaque convoi de Juifs. Début octobre : Décret de Hitler autorisant à "accorder une mort miséricordieuse aux malades jugés incurables". 12-17 octobre : Premières déportations de Juifs d'Autriche et du Protectorat vers la Pologne occupée. Fin octobre : Création d'un camp d'internement de Tziganes autrichiens à Leopoldskron, au sud de Salzbourg. 15 novembre : Début de la déportation de 200.000 Polonais et 100.000 Juifs du Wartheland vers le Gouvernement général. 17-19 décembre : Gazage de malades mentaux des asiles polonais de Tiegenhof et Kosten avec une chambre à gaz mobile. 1940 Janvier : Premiers tests d'euthanasie effectués à Brandenburg : le monoxyde de carbone est choisi contre la morphine-scopolamine. 21 février : Himmler décide la création à Auschwitz d'un camp de "quarantaine" destiné aux Polonais de Silésie et du Gouvernement général. 1er avril : Himmler s’accorde avec l'Ahnerbe Stiftung (Fondation pour l'Héritage Ancestral) pour étudier la biologie raciale dans les camps. 30 avril-1er mai : Le ghetto de "Litzmannstadt" (Lodz) est clôturé. Toute tentative d'évasion est passible de la peine de mort. 4 mai : Rudolf Höss, commandant adjoint de Sachsenhausen, est nommé commandant du KL d'Auschwitz. Mai : Déportation de Tziganes allemands en Pologne. Ouverture du camp de Neuengamme. 30 mai : Lancement de l'Aktion-Franck visant "à détruire physiquement l'élite intellectuelle de la Pologne par des arrestations massives et sa déportation dans des camps de concentration". 14 juin : Arrivée à Auschwitz des 728 premiers internés polonais en provenance de Tarnow. 2 juillet : Premiers otages néerlandais envoyés à Buchenwald. Septembre : ouverture du camp de concentration de Breendonck en Belgique. 15 novembre : Le ghetto de Varsovie est clôturé par les SS. 23 novembre : Création d'un camp d'internement de Tsiganes à Lackenbach, dans le Burgenland. 1941 2 janvier : Heydrich classe les KL en trois catégories par ordre croissant de sévérité : 1. Dachau, Sachsenhausen, Auschwitz; 2. Buchenwald, Flossenbürg, Neuengamme; 3. Mauthausen. Mars : Début des expériences de méthodes de stérilisation de masse sur "des femmes indignes de reproduire", notamment à Ravensbrück et Auschwitz. 20 mars : Le ghetto de Cracovie est clôturé. 6 avril : Un millier de déportés venant de Lublin arrive à Auschwitz. 21 avril : ouverture du camp de Natzwieler-Struthof, en France. Printemps : à Monowitz (Auschwitz III), début de la construction d’une gigantesque usine de l’IG Farben pour la fabrication de fuel et de caoutchouc. Mai : Création du premier camp de concentration en Croatie à Danica avec l'internement des Juifs de Zagreb. 22 mai : Himmler autorise le Service de Santé de la Luftwaffe à effectuer des expériences dans les camps. 3 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Fin juillet : Himmler décide de créer un camp à Lublin pouvant dans un premier temps accueillir entre 25 000 et 50 000 prisonniers sur 516 hectares. 31 juillet : Goering mandate Heydrich pour qu'il se charge de la "solution globale" de la question juive et tzigane. Début août : Consulté par Himmler, le Dr Grawitz, chef du Service de Santé des SS, conseille la chambre à gaz comme méthode d'extermination massive. 24 août : L'euthanasie pratiquée sur les malades mentaux est officiellement suspendue : 5.000 enfants handicapés, 70.000 adultes, séniles, grabataires, délinquants sexuels, dans le Reich en 1940-1941, 2.000 malades mentaux en Prusse orientale et Pologne en 1940 sont ainsi assassinés. Cette pratique se poursuit dans les KL, dans les établissements spécialisés d'enfants dans le Reich et à l'Est. 5 novembre : ouverture du camp tzigane à l’intérieur du ghetto de Lodz. Novembre : Premiers essais du camion à gaz de la section IID3 du RSHA à Sachsenhausen. Un camion est livré au centre de mise à mort en construction à Kulmhof (Chelmno). Automne : ouvertures des camps d’extermination de Belzec et Auschwitz II (Birkenau). Décembre : Gazage des Juifs de Kharkov avec deux camions. Emission de Thomas Mann, à la BBC, dénonçant le massacre des Juifs par les nazis. 3 décembre : Premiers gazages homicides effectués sur des prisonniers de guerre soviétiques et des malades au block 11 d'Auschwitz-I. 7-8 décembre : Début des exécutions de Juifs et de Tziganes dans des camions à gaz à Chelmno (Kulmhof). 1942 20 janvier : La conférence de Wannsee présidée par Heydrich décide « la solution finale de la question juive […] appliquée à environ 11 millions de personnes ». La réalisation de la solution finale est confiée à Eichmann, du RSHA, le Quartier Général de la Sécurité Nationale. Janvier : Tous les Tziganes survivants du ghetto de Lodz sont transférés à Chelmno et gazés ; ceux du ghetto de Varsovie sont transférés à Treblinka. 25 janvier : Himmler annonce à l'IKL l'envoi de 100.000 Juifs et 50.000 Juives à Auschwitz. Mars : Débuts des exterminations de masse dans les 6 chambres à gaz des Bunkers I et II de Birkenau. Les premiers Juifs arrivent de Slovaquie et de Haute-Silésie. Premières expériences de la Section pour l'étude du typhus exanthématique et des virus de l'institut d'Hygiène de la WaffenSS à Buchenwald. Premières expériences sur le paludisme pratiquées sur les internés de Dachau. 26 mars : Création d'un camp de femmes à Auschwitz. 27-30 mars : Premier convoi de Juifs de France pour Auschwitz : 1.112 Juifs, pour la moitié français de Compiègne et pour autre moitié apatrides de Drancy. 29 avril : Première déportation, depuis Brno, de Tziganes tchèques vers Auschwitz. 7 mai : Mise en route du centre d'extermination de Sobibor. Le Zyclon-B mis au point par la firme IG-Farben est utilisé dans les chambres à gaz à Sobibor. 19 mai : La Croatie décrète, après la Bulgarie, l’arrestation systématique des Tziganes ; ils seront internés à Jasenovac. 11 juin : A Berlin, Eichmann organise la déportation massive des Juifs d'Europe occidentale. Juin : Début de la construction du camp de Treblinka. 1er juillet : Radio-Londres (en français) dénonce la massacre des Juifs polonais ainsi que l'existence des chambres à gaz. 4 juillet : première mise en place d’une « sélection » des Juifs à la descente du train à Auschwitz. 1er juillet-mi novembre : Première épidémie de typhus à Auschwitz (20.000 morts). 15 juillet : Début des déportations des Juifs des Pays-Bas partant du camp de transit Westerbork vers Auschwitz et Sobibor. 23 juillet : Arrivée des premiers transports de Juifs, venant du ghetto de Varsovie, au centre d'extermination de Treblinka-II. 300 000 Juifs de Varsovie y sont déportés jusqu’en septembre. Août : Déportations de 9.000 Juifs de Croatie vers Auschwitz ; des Tziganes tchèques sont déportés vers les camps de Léty et d’Hodonin. 8 août : Télégramme du représentant du Congrès juif mondial (Genève) en direction des Etats-Unis et du Royaume-Uni pour les informer de la « Solution finale » décidée par Hitler. 5 octobre : Himmler ordonne que tous les Juifs des KL du Reich soient transférés à Auschwitz et Lublin. 24 novembre : Le Département d'Etat américain constate que 2 millions de Juifs ont été tués et qu'il existe un plan d'extermination. 10 décembre : Récurrence du typhus à Auschwitz. 16 décembre : Décret de Himmler ordonnant la déportation des Tziganes vers Auschwitz. Les premiers arrivent le 12 février. 1943 13 janvier : Des Tziganes français sont transférés du camp de Poitiers vers Compiègne puis vers Sachsenhausen. 23 février : Ordre du commandant d'Auschwitz généralisant la pratique du tatouage. D'autres camps adoptent le même principe. 26 février : Premier convoi de Tziganes à Birkenau. Fin février : A la suite de sa visite à Treblinka, Himmler donne l'ordre de vider les fosses communes et d'incinérer les cadavres. Mars : Les ghettos de Cracovie, Lemberg, Czestochowa, Bialystok, Minsk, Wilno, Riga sont liquidés. 1700 Tziganes déportés de Bialystok sont gazés dès leur arrivée à Auschwitz. Printemps : Installation et mise en marche de 4 nouvelles installations homicides à Birkenau (Krematorium II, III, IV et V). Formation d'une organisation de résistance à Auschwitz. Déportation des Juifs des Balkans (Salonique notamment) vers Auschwitz. Début avril : Les SS commencent la liquidation du ghetto de Varsovie entraînant la révolte du ghetto. Avril : Début des expériences médicales sur les déportés d'Auschwitz. Le camp de prisonniers de guerre de Bergen-Belsen devient un camp de concentration. 25 mai : 1000 Tziganes tchèques sont gazés en une seule journée à Auschwitz. Juin : Himmler ordonne la liquidation de tous les ghettos de Pologne et d'Union Soviétique. 22 juin : Premiers gazages à Stutthof, dont sont victimes des Polonais et des Biélorusses. 15 août : Un KL est constitué à Varsovie pour déblayer les ruines de l'ancien ghetto. 23 septembre : Révolte des Juives envoyées à la chambre à gaz à Birkenau. Mi-octobre : Révolte au camp d'extermination de Sobibor. 16 octobre : Rafle du ghetto de Rome : un millier de Juifs déportés à Auschwitz, le 18. 16-17 octobre : Le synode de l'Eglise évangélique de Vieille-Prusse condamne le meurtre des vieux, des malades et des races prétendument inférieures. 3 novembre : La plupart des prisonniers de Lublin venant du ghetto de Varsovie sont exécutés (18 000 Juifs). 4 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 1944 15 janvier : 351 Tziganes sont déportés de Malines (Belgique) vers Auschwitz. 22 mars : Sachsenhausen est touché par les bombardements. Mars-avril : Début de l’évacuation du camp de Lublin. 28 avril-8 juillet : Premières déportations de Juifs de Hongrie : 435.000 vers Auschwitz. Mai : Une épidémie de Typhus éclate à Bergen-Belsen. 19 mai : 245 Tziganes des Pays-Bas sont déportés vers Auschwitz. Mai-juin : Arrivée massive de Juifs hongrois à Auschwitz. En 54 jours, 154 trains amènent de Hongrie 437 000 hommes, femmes et enfants. Fin mai : Un rapport de deux déportés slovaques évadés d’Auschwitz parvient à New York. En juin, Washington et Londres savent de façon certaine qu’un million de Juifs ont déjà été assassinés à Birkenau et que des centaines de milliers de Juifs hongrois vont connaître le même sort. 28 juin : L'Armée rouge libère le KL de Vaivara. Début juillet : Début des expériences d'inoculation de la tuberculose à Neuengamme. 16 juillet : Radio-Londres dénonce la responsabilité de Vichy dans les déportations. 22 juillet : Dernière évacuation des prisonniers de Lublin, la veille de la libération du camp par les Soviétiques. 2 août : Liquidation du camp des Tziganes à Birkenau. 1400 Tziganes sont déportés à Buchenwald où ils seront gazés. 18 août : Un dernier convoi d'un millier de déportés politiques quitte Compiègne à destination de l'Allemagne. Août : Les survivants du ghetto de Łódż (dernier ghetto « liquidé ») sont envoyés à Auschwitz. A cette époque, le camp compte environ 135 000 détenus. Octobre : Himmler invite les détenus allemands des KL à se porter volontaire pour le front. 7 octobre : révolte du Sonderkommando à Auschwitz. 10 octobre : 800 enfants Tziganes sont transférés de Buchenwald à Auschwitz puis gazés. 3 novembre : Arrivée à Auschwitz du dernier convoi de Juifs (de Terezin). 8 novembre : début de la marche de la mort de 40 000 Juifs de Budapest en Autriche. Novembre : Premiers procès à Lublin condamnant à mort 6 fonctionnaires du camp et début de la construction du musée. 26 novembre : Himmler ordonne d'arrêter les gazages et de détruire les crématoires d'Auschwitz-Birkenau. Décembre : Epidémie de typhus à Dachau. 1er décembre : Sur ordre de Himmler, un kommando est constitué en vue du démantèlement des chambres à gaz et des crématoires II et III d’Auschwitz. 11 décembre : Dernière opération de gazage à Hartheim. 1945 15 janvier : Le KL de Krakau-Plaszow (Pologne) est libéré par l'Armée rouge. 17 janvier : Début du transfert des prisonniers d’Auschwitz vers l’Ouest : 60 000 personnes sont mises sur les routes, par un froid polaire. 20 janvier : Les SS font sauter les crématoires II et III de Birkenau. 25 janvier : marche de la mort des prisonniers de Stutthof. 27 janvier : Les SS font sauter un dernier crématoire à Auschwitz. Le camp est libéré par le 1er Front d'Ukraine de l'Armée rouge. Les Soviétiques libèrent 4800 survivants, dont un unique Tzigane. 27 février : 3.000 femmes sont évacuées de Ravensbrück. 3 mars : Evacuation des internés de Hinzert. 3 avril : Les évacuations commencent à Buchenwald. Du 8 avril au 7 mai, libération des camps de Buchenwald, Bergen-Belsen, Sachsenhausen, Flossenbug, Dachau, Ravensbruck et Mauthausen. 13 avril : Les SS quittent Bergen-Belsen, libéré par les Britanniques le 17 avril. 20-21 avril : Evacuation partielle de Sachsenhausen. 21 avril : Début des évacuations de Ravensbrück. 29 avril : Dernier gazage à Mauthausen. 30 avril : Libération du camp de Dachau, en Allemagne. 20 novembre : Le Tribunal militaire international installe ses assises à Nuremberg. Le verdict sera rendu le 1er octobre 1946. Certains fonctionnaires du camp de Lublin seront à nouveau jugés à Düsseldorf en 1975. Automne : Le camp d’Auschwitz est fermé ; les prisonniers allemands et les collaborateurs sont libérés ou envoyés au Goulag. 1947 2 juillet : Loi du Parlement polonais instituant le Musée d’Etat d’Auschwitz-Birkenau comme « monument du martyrologue et de la lutte du peuple polonais et des autres peuples ». 1967 Inauguration à Birkenau du Monument international à la mémoire des victimes du fascisme. 1978 Première exposition spécifique du génocide juif au Musée d’Auschwitz. 1979 7 juin : Visite du pape Jean-Paul II à Auschwitz, messe à Birkenau Inscription du camp au Patrimoine mondial de l’Humanité de l’UNESCO. 2001 2 août : première exposition spécifique du génocide tzigane à Auschwitz 2005 27 janvier : cérémonies du 60è anniversaire et inauguration d’une nouvelle exposition française associant davantage les organisations juives aux organisations de déportés de la Résistance. 5 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. III. Documents sur Auschwitz-Birkenau Document 5. Des estimations des victimes à Auschwitz-Birkenau : Sur les 1 300 000 prisonniers environ, 1 1000 000 ont péri dans le camp dont : - 960 000 Juifs, - 70 000 à 75 000 Polonais non-juifs, - 21 000 Tziganes - 15 000 prisonniers de guerre soviétiques - 10 000 à 15 000 détenus d’autres origines D’après F. Piper, « The number of Victims », Auschwitz, t.III, Musée d’Etat d’ Auschwitz-Birkenau, 2000, pp.205-231 Document 6 : choix de textes sur Auschwitz 1. Tri et gazage à Auschwitz Je dirigeai Auschwitz jusqu'au 1er décembre 1943 et estime qu'au moins deux millions cinq cent mille victimes furent exécutées et exterminées par le gaz, puis incinérées ; un demi-million au moins moururent de faim ou de maladie, soit un chiffre minimum de trois millions de morts. Ce qui représente environ 70 à 80 % de tous les déportés envoyés à Auschwitz. Les autres furent sélectionnés et employés au travail forcé dans les industries dépendant du camp. [...] À Auschwitz, deux médecins SS examinaient les arrivages de transports de prisonniers. Les prisonniers devaient passer devant l'un de ces médecins qui, à l'aide d'un signe, faisait connaître sa décision. Ceux qui étaient jugés aptes au travail étaient envoyés dans le camp1 ; les autres, dirigés sur les lieux d'extermination. Les enfants en bas âge étaient exterminés sans exception, puisque du fait de leur âge, ils étaient incapables de travailler [...]. À Auschwitz nous nous efforçâmes de faire croire aux victimes qu'elles allaient subir une désinfection. Fréquemment les femmes cachaient leurs enfants sous leurs vêtements, mais dès que nous les découvrions, nous envoyions ces enfants dans les chambres à gaz. […] Ce qui importait avant tout, c'était de maintenir un calme aussi complet que possible pendant toute l'opération de l'arrivée et du déshabillage. Surtout pas de cris, pas d'agitation ! Dans cette ambiance inhabituelle, les enfants en bas âge se mettaient en général à pleurnicher. Mais, après avoir été consolés parleur mère ou par les hommes du commando, ils se calmaient et s'en allaient vers les chambres à gaz, en jouant ou en se taquinant, un joujou dans les bras. J'ai parfois observé des femmes déjà conscientes de leur destin qui, une peur mortelle dans le regard, retrouvaient encore la force de plaisanter avec leurs enfants et de les rassurer. Lune d'elles s'approcha de moi en passant et chuchota, en me montrant les quatre enfants qui se tenaient gentiment par la main : "Comment pouvez-vous prendre la décision de tuer ces beaux petits enfants ? Vous n'avez donc pas de cœur ?" […] La solution définitive de la question juive signifiait l'extermination de tous les Juifs d'Europe. En juin 1941, je reçus l'ordre d'organiser l'extermination à Auschwitz. Je me rendis à Treblinka pour étudier les méthodes d'extermination. Le commandant du camp me dit qu'il avait éliminé quatre-vingt mille détenus en six mois. Il s'occupait surtout des Juifs du ghetto de Varsovie. Il utilisait l'oxyde de carbone. Mais ses méthodes ne lui paraissaient pas très efficaces. Aussi, quand, j'aménageai le bâtiment d'extermination d'Auschwitz, je choisis le «Zyklon B», acide prussique cristallisé, que nous faisions tomber dans une chambre de mort par un petit orifice. Selon les conditions atmosphériques, le gaz mettait de trois à quinze minutes pour faire effet. Nous savions que les victimes étaient mortes lorsqu'elles cessaient de crier. Nous attendions alors une demi-heure avant d'ouvrir les portes et de sortir les cadavres. Nos groupes spécialisés leur retiraient alors bagues, alliances ou dents en or. Nous apportâmes également une amélioration par rapport à Treblinka en aménageant des chambres à gaz pouvant contenir deux mille personnes à la fois, alors qu'à Treblinka leurs 10 chambres à gaz n'en contenaient chacune que deux cents. […] 1. Ils travaillaient jusqu'au moment où, devenus trop fragiles à cause des privations, ils étaient « sélectionnés» pour la chambre à gaz. R. HOESS, Le commandant d'Auschwitz parle, La Découverte, 1995. (D’après les dépositions du commandant du camp d'Auschwitz [mai 1940 à décembre 1943] au procès de Nuremberg en avril 1946). 6 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 2. Les signes d'identité réglementaires à Auschwitz. Je suis donc resté dans un groupe de cent quatre-vingt-neuf hommes. Nous avons été emmenés au camp central, celui d'Auschwitz. A l'entrée, nous sommes passés sous un portique portant l'inscription « Arbeit macht frei* ». A notre passage aux bains, chacun d'entre nous a dû se faire tatouer un matricule et un triangle sur le bras gauche. Mon matricule, comme vous le voyez, est le 79414. Seuls étaient tatoués les prisonniers laissés provisoirement en vie pour les besoins du travail. De plus, tous devaient porter un signe distinctif sur le côté de la poitrine : les Juifs, un triangle rouge surmonté d'un triangle jaune de manière à former une étoile à six branches (signe remplacé plus tard par un triangle rouge marqué d'une bande jaune en sa partie supérieure) ; les Russes, un triangle noir; les prisonniers politiques, un triangle rouge; les droits communs, un vert. Se montrer sur le territoire du camp sans son signe distinctif ou bien le porter à un endroit non réglementaire signifiait s'exposer à une mort certaine. Le premier SS venu pouvait se saisir de vous, vous jeter à terre, vous donner des coups de pied au visage et à la poitrine, puis vous envoyer à la chambre à gaz. * « Le travail rend libre ». Témoignage de M. Tsiroulnitski en 1945, extrait de V. Grossman, Le Livre noir, Actes Sud, 1995. 3. L'extermination immédiate par gazage : Tout le monde est déjà rentré. Un ordre rauque retentit : « Que les SS et le commando spécial1 quittent la salle ». Ils sortent et se dénombrent. Les portes se referment et les lumières sont éteintes de dehors... Le sous-officier tient dans ses mains quatre boîtes en tôle verte. Il avance sur le gazon où, chaque trente mètres, de courtes cheminées en béton jaillissent de terre. Après s'être muni d'un masque à gaz, il enlève le couvercle de la cheminée, qui est également en béton. Il ouvre l'une des boîtes et déverse le contenu - une matière granulée mauve - dans l'ouverture de la cheminée. La matière déversée est du cyclon ou du chlore sous forme granulée qui produit du gaz aussitôt en contact avec l'air. Cette substance granulée tombe au fond de la cheminée sans s'éparpiller, et le gaz qu'elle produit s'échappe à travers les perforations et emplit au bout de quelques instants la pièce où les déportés sont entassés. En cinq minutes, il a tué tout le monde... 3 000 innocents [...]. C'est ainsi que cela se passe pour chaque convoi. V. Pozner, Descente aux enfers, récits de déportés et de SS d'Auschwitz, Julliard, 1980. 1. Le « Sonderkommando », composé uniquement de Juifs, était chargé des besognes relatives au gazage et à la crémation des cadavres. 4. Le travail à Auschwitz Jour après jour, les bâtiments s'élevaient et prenaient forme. Nous ne savions pas exactement ni pour qui, ni pour quoi nous faisions ces constructions et nous ne nous en souciions guère. Ce n'est qu'après la guerre que j'ai appris à quoi nous avions servi et pourquoi des milliers d'entre nous étaient morts à la tâche. A cette époque, la RAF accentuait ses attaques sur les centres industriels les plus importants d'Allemagne. Pour échapper aux bombardements la grosse industrie allemande, les Krupp, I.G. Farben etc., décidèrent d'aller s'installer plus à l'Est et la région autour d'Auschwitz fut choisie pour de multiples raisons. Tout d'abord les mines de charbon de Silésie étaient mises à leur disposition. Ensuite, il y avait de l'eau à profusion et en dernier lieu une main-d'œuvre nombreuse exceptionnellement bon marché leur était offerte à proximité, bien gardée derrière les lignes à haute tension du camp. Le commandant Hoess était ravi de voir des industries s'implanter près de son domaine, il avait à cette époque des difficultés de trésorerie. Le budget qui lui était alloué pour faire tourner son camp était totalement insuffisant [...]. Une des façons de se débrouiller était de vendre à vil prix une main-d'œuvre à I.G. Farben, dont nous construisions les usines de caoutchouc synthétique à Buna. L'argent l'aida à faire tourner le camp, les conditions de travail étaient tellement épouvantables que la grande majorité des détenus qui y furent envoyés y moururent, faisant d'une pierre deux coups : améliorer son budget et le débarrasser de détenus. Que les détenus ne réussissent à survivre qu'un mois, deux, tout au plus, n'inquiétait nullement Hoess ni les administrateurs d'I.G. Farben, il y en avait suffisamment d'autres [...] pour les remplacer. Rudolf VRBA, Alan BESTIC, Je me suis évadé d’Auschwitz, Ramsay, 1988. 7 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 5. Les Tziganes à Birkenau Dans le camp de Birkenau vivaient des familles tziganes. Les hommes, les femmes et les enfants n'avaient pas été séparés et ils ne travaillaient pas à l'extérieur. La vie n'était pas très agréable, ils n'avaient pas une nourriture très abondante, mais ils survivaient sans connaître le travail forcé et les coups. Dans la nuit du 31 juillet au 1er août 1944, des camions vinrent les chercher. De nombreux SS en armes rassemblèrent tout le monde. Depuis le temps que les Tziganes voyaient les exterminations journalières des Juifs qui arrivaient sur la rampe, ils eurent vite fait de comprendre que leur tour était arrivé. C'est alors qu'il y eut de scènes déchirantes : les enfants pleuraient, les femmes avaient des crises de nerf, les SS vociféraient comme ils savaient le faire en frappant avec leurs matraques, les chiens hurlaient : ce fut une nuit infernale. Au petit matin, le camp était vide et les Tziganes avaient été tous exterminés. Ils étaient dans l'ensemble de nationalité allemande. Aux yeux des Nazis, ils avaient commis le crime impardonnable d'être tziganes. Témoignage cité dans J. Manson (dir.), Leçons des ténèbres, Plon, 1995. 6. Les expériences médicales Le docteur Mengele m'a prise pour faire des expériences. Trois fois on m'a pris du sang pour les soldats. Je recevais alors un peu de lait et un petit morceau de pain avec du saucisson. Puis le docteur Mengele m'a inoculé la malaria. Pendant huit semaines, je suis restée entre la vie et la mort ; il m'était aussi venu une infection au visage. J'étais maigre, toute en os, on ne voyait plus mes yeux. Je n'étais qu'une plaie, à cause de la dysenterie. Mes cuisses étaient des plaies béantes, en raison du manque de soins. J'étais dans la baraque des mourants, avec un de mes oncles. Les filles m'ont prises dans leurs bras et m'ont emmenée dans un autre block. Ceux qui sont restés ont été livrés au crématoire peu de temps après. La femme de Barono a réussi à mettre de côté deux pains blancs qui, au camp gitan, étaient réservés aux tout petits enfants. Avec cela, le docteur s'est procuré dans l'autre camp une piqûre qui était destinée aux chevaux. Et j'ai été guérie. Extrait des mémoires de Barbara Richter. Citée dans Le Monde gitan, 1974. 7. L'évacuation des Juifs des camps de la mort de la Pologne vers l'Allemagne, pendant l'hiver 1944-1945 L'auteur, témoin de l'événement, est un déporté politique à Buchenwald. C'était le dernier hiver de cette guerre-là. [...] Les Allemands étaient bousculés par une grande offensive soviétique qui déferlait à travers la Pologne et ils évacuaient, quand il en avaient le temps, les déportés qu'ils avaient rassemblés dans les camps de Pologne. [...] Nous avons vu arriver au fil des jours et des semaines ces convois d'évacués. [...] Les Juifs de Pologne étaient entassés dans des wagons de marchandises, près de deux cents par wagon, et ils avaient voyagé pendant des jours et des jours, sans manger et sans boire, dans le froid de cet hiver-là qui a été le plus froid de cette guerre là. A la gare du camp, quand on ouvrait les portes coulissantes des wagons, rien ne bougeait, la plupart des Juifs étaient morts debout, morts de froid, morts de faim et il fallait décharger les wagons comme s'ils avaient transporté du bois par exemple, et les cadavres tombaient tout raides sur le quai de la gare, on les y entassait, pour les conduire ensuite par camions entiers, directement au crématoire. Jorge SEMPRUN, Le Grand Voyage, Gallimard, 1963. 8. « Je suis revenue d'entre les morts ». Et je suis revenue. Ainsi vous ne saviez pas, vous, qu'on revient de là-bas. On revient de là-bas et même de plus loin. Je reviens d'un autre monde dans ce monde que je n'avais pas quitté et je ne sais lequel est vrai ditesmoi suis-je revenue de l'autre monde ? Pour moi je suis encore là-bas et je meurs là-bas chaque jour un peu plus je remeurs la mort de tous ceux qui sont morts et je ne sais plus lequel est vrai du monde-là ! de l'autre monde là-bas maintenant je ne sais plus quand je rêve et quand je ne rêve pas. [...] Je suis revenue d'entre les morts et j'ai cru que cela me donnait le droit de parler aux autres et quand je me suis retrouvée en face d'eux je n'ai rien eu à leur dire parce que j'avais appris là-bas qu'on ne peut pas parler aux autres. C. Delbo [déportée en 1943 à Auschwitz et transférée en 1944 à Ravensbrück], Une connaissance inutile, éd. de Minuit, 1970. 8 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Document 7. Témoignage d'un rescapé, Primo Levi, Si c’est un homme, R. Laffont, 1947 puis additif de 1976 constitué de réponses aux questions de lycéens, rééd. Pocket, 1988. L'auteur, Primo Levi, est un ingénieur juif italien, déporté à Auschwitz en janvier 1944, à l'âge de 24 ans. La déshumanisation : L'empire concentrationnaire d'Auschwitz comprenait non pas un, mais une quarantaine de Lager1 ; le camp d'Auschwitz proprement dit, édifié à la périphérie de la petite ville du même nom (en polonais Oswiecim) pouvait contenir environ vingt mille prisonniers et constituait en quelque sorte la capitale administrative de cette agglomération; venait ensuite le Lager (ou plus exactement les Lager, de trois à cinq selon le moment) de Birkenau, qui alla jusqu'à contenir soixante mille prisonniers, dont quarante mille femmes, et où étaient installés les fours crématoires et les chambres à gaz; et enfin un nombre toujours variable de camps de travail, situés parfois à des centaines de kilomètres de la « capitale ». C'est dans la pratique routinière des camps d'extermination que la haine et le mépris instillés par la propagande nazie trouvent leur plein accomplissement. Là en effet, il ne s'agit plus seulement de mort, mais d'une foule de détails maniaques et symboliques, visant tous à prouver que les Juifs, les Tziganes et les Slaves ne sont que bétail, boue, ordure. Qu'on pense à l'opération de tatouage d'Auschwitz, par laquelle on marquait les hommes comme des boeufs, au voyage dans des wagons à bestiaux qu'on n'ouvrait jamais afin d'obliger les déportés (hommes, femmes, enfants !) à rester des jours entiers au milieu de leurs propres excréments, au numéro matricule à la place du nom, au fait qu'on ne distribuait pas de cuillère (alors que les entrepôts d'Auschwitz, à la libération, en contenaient des quintaux), les prisonniers étant censés laper leur soupe comme des chiens; qu'on pense enfin à l'exploitation infâme des cadavres, traités comme une quelconque matière première propre à fournir l'or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d'engrais, aux hommes et aux femmes ravalés au rang de cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer. (...) On a inventé au cours des siècles des morts plus cruelles, mais aucune n'a jamais été aussi lourde de mépris et de haine. 1. Lager : camp La « sélection immédiate » : Et brusquement ce fut le dénouement. La portière s'ouvrit avec fracas, l'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère [...]. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Quelqu'un traduisit les ordres : il fallait descendre avec les bagages et les déposer le long du train. [...] Tous s'affairaient autour des bagages, se cherchaient, s'interpellaient, mais timidement, à mi-voix. Une dizaine de SS, plantés sur leurs jambes écartées, se tenaient à distance, l'air indifférent. À un moment donné ils s'approchèrent, et sans élever la voix, le visage impassible, ils se mirent à interroger certains d'entre nous en les prenant à part, rapidement: « Quel âge ? En bonne santé ou malade ? » et selon la réponse, ils nous indiquaient deux directions différentes. [...] Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d'apocalyptique, nous trouvions, apparemment, de simples agents de police. C'était à la fois déconcertant et désarmant. Quelqu'un osa s'inquiéter des bagages : ils lui dirent « bagages, après » ; un autre ne voulait pas quitter sa femme : ils lui dirent « après, de nouveau ensemble » ; beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants : ils leur dirent « bon, bon, rester avec enfants ». [...] En moins de dix minutes, je me trouvai faire partie du groupe des hommes valides. Ce qu'il advint des autres, femmes, enfants, vieillards, il nous fut impossible alors de le savoir : la nuit les engloutit purement et simplement. 9 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. La visite chez le docteur : Nous entrons. Le Doktor Panwitz est seul ; Alex […] lui parle à mi-voix: «... un Italien, déjà à moitié kaputt. Er sagt er ist chemiker» (« Il dit qu'il est chimiste ») […]. Panwitz est grand, maigre, blond. Il a les yeux, les cheveux et le nez conformes à ceux que tout Allemand se doit d'avoir, et il siège, terrible, derrière un bureau. [….] Quand il eut fini d'écrire, il leva les yeux sur moi et me regarda. Depuis ce jour, j'ai pensé bien des fois et de bien des façons au Doktor Panwitz. Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer à l'intérieur de cet homme [...]. Car son regard ne fut pas celui d'un homme à un autre homme ; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la folie du Troisième Reich [...]. Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement : « Ce quelque chose que j'ai là devant moi, appartient à une espèce qu'il importe sans nul doute de supprimer. Mais, dans le cas présent, il convient de s'assurer qu'il ne renferme pas quelque élément utilisable. » Une sinistre nouvelle « Peut-être pourrons-nous survivre aux maladies et échapper aux sélections, peut-être même résister au travail et à la faim qui nous consument? [...] Nous avons voyagé jusqu'ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d'ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l'homme, à Auschwitz, a pu faire d'un autre homme. » Le devoir de mémoire Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant La table mise et des visages amis, Considérez si c'est un homme Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain, Qui meurt pour un oui pour un non. Considérez si c'est une femme Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux, Et jusqu'à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid Comme une grenouille en hiver. N'oubliez pas que cela fut, Non, ne l'oubliez pas : Gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue, En vous couchant, en vous levant ; Répétez-les à vos enfants. Ou que votre maison s'écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous. 10 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Document 8. Témoignage d'une rescapée, Ida Grinspan, adolescente juive, âgée de 14 ans en janvier 1944, est arrêtée en France et déportée au camp d'Auschwitz. Figurant parmi les rares rescapés, plus de cinquante ans après, elle témoigne dans un livreinterview (Ida Grinspan, Bertrand Poirot-Delpech, J'ai pas pleuré, Robert Laffont, Paris, 2002.) 1. Ida Grinspan avant et après Auschwitz 2. L'arrestation par les gendarmes français le 30 janvier 1944 Alice1 a ouvert la porte sur la cour. Les gendarmes2 lui disent qu'ils ont ordre de m'arrêter. Elle proteste : «Vous n'allez pas emmener cette gamine, c'est impossible !» L'un des gendarmes insiste : «On a des ordres, et si on ne la trouve pas on prend votre mari ! » Alice arrive dans ma chambre. Elle me dit: «Les gendarmes sont là, on vient t'arrêter ! » Pendant une fraction de seconde, j'ai pensé que je pourrai me sauver en sautant par la fenêtre de la cour, que les voisins m'auraient tous recueillie. Mais Alice a ajouté: «Ils disent que s'ils ne te trouvent pas, ils prendront Paul». Je n'avais plus qu'à me préparer. Je devais emporter quelques affaires de rechange et des provisions pour trois jours. (...) Avez-vous alors un vague pressentiment de ce qui vous attend ? Je ne sais pas. J'imagine quand même la déportation, puisque ma mère n'a pas donné de nouvelles après son arrestation un an et demi plus tôt. Mais on n'a pas idée des camps. C'est seulement à Drancy3 qu'on me fera espérer que je vais retrouver ma mère. Tout ce que je sais, c'est qu'on m'arrête alors que je n'ai rien fait, uniquement parce que je suis juive. (...) J'ai pas pleuré. Je suis terrifiée, bien sûr, mais je garde ma peur pour moi. Pas question de leur faire cadeau de mes larmes. 1. Alice a pris Ida en pension au début de la guerre, quand les parents de celle-ci ont voulu la mettre à l'abri des bombardements et des privations. 2. Les autorités françaises ont collaboré avec les nazis en organisant des rafles et des déportations. 3. Drancy est une ville de la banlieue parisienne où les Juifs étaient détenus dans un camp avant leur départ pour Auschwitz. 11 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 3. Le « transport » vers Auschwitz Celui-ci a eu lieu le 10 février 1944. Tôt le matin, les mille cinq cents détenus désignés pour le convoi 68 ont été regroupés, comptés, et poussés par les gendarmes dans les autobus de la TCRP1. Nous sommes conduits à la gare de Bobigny et livrés aux Allemands qui nous précipitent brutalement dans les wagons à bestiaux. (...) Nous sommes le 13 février 1944. On est dimanche. C'était l'habitude : départ de Drancy le jeudi et arrivée le dimanche. Quand le train s'arrête, c'est une délivrance. « Enfin ! » soupire-t-on. J'ajoute intérieurement : « Ça y est, je vais voir maman ! ». (...) Première sensation : un vacarme d'enfer, où se mêlaient le verrouillage des portes, les ordres hurlés Schnell ! Raus !2 - les aboiements des chiens, les cris des familles séparées. (...) Le SS a ordonné dans un mauvais français que celles qui ne pouvaient pas marcher montent dans les camions et que les autres attendent sur le quai. (...) Je me suis tout de suite jointe à celles qui allaient continuer à pied. Le SS ne m'a pas questionnée sur mon âge, et il ne l'a pas deviné. Je faisais plutôt seize ans (...). Heureusement, car à quatorze ans, j'aurais dû suivre ceux que l'on supprimait dès l'arrivée ! Je fais donc partie des soixante et une femmes sélectionnées pour entrer dans le camp. Vingt-quatre d'entre nous survivront. Cela s'explique par le fait que nous étions en 1944. (...) Les sept cent cinquantequatre femmes montées dans les camions ont été gazées tout de suite avec les enfants. 1. Transports en commun de la région parisienne. 2. « Vite ! Dehors ! » 4. Une tentative d'évasion Un soir d'août 1944, l'appel s'éternise. Les surveillantes SS n'en finissent pas de compter et recompter nos rangs. Une panique s'est emparée d'elles. La raison de cet affolement nous est enfin connue : «C'est Mala qui manque ! » Nous exultons. Il nous semble que si Mala a réussi à s'évader, elle avertira le monde entier de ce que nous subissons, et on viendra nous délivrer ! Nous n'imaginions pas que les grands de ce monde « savaient ». (...) Trois ou quatre semaines après son évasion, toujours à l'appel du soir, nous découvrons qu'une potence a été dressée sur la place. Un SS est posté à côté. Des gardiens amènent Mala. Cette apparition nous apprend qu'elle a été reprise. Mala sort une lame dissimulée dans ses vêtements et commence à s'entailler l'arrière du poignet. Le SS essaie de lui arracher la lame. Elle le gifle et s'adresse à nous en criant : « Courage, c'est bientôt la fin ! » Aussitôt, d'autres gardes accourent et la rouent de coups. Mala mourra dans la charrette qui l'emportera vers le crématoire. (...) Les derniers instants de Mala sont restés dans toutes les mémoires comme un symbole de courage. (... ) Autre drame dans le drame : tandis qu'arrivaient en masse les Juifs hongrois, en juillet-août 1944, les Tsiganes parqués en famille près des crématoires de Birkenau (plus de vingt mille) ont tous été gazés en une nuit ! 12 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Document 9. Cartes et plans du camp 1. Carte du réseau terrestre et maritime. 2. Plan général du camp 13 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 3. Plan du camp d’Auschwitz I 4. Plan du camp d’Auschwitz II 14 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Sites internet sur la déportation et les camps de détenus http://www.lescamps.org/ http://www.jewishgen.org/ForgottenCamps/indexfr.html http://crdp.ac-reims.fr/memoire/bac/2gm/connaissances/05deportation.htm http://www.fmd.asso.fr/web/index.php http://www.camp-de-drancy.asso.fr/ http://www.memorial-cdjc.org/ http://www.fondationshoah.org/ http://webpublic.ac-dijon.fr/pedago/histgeo/Enseigner/Sequences/College/ResistBesancon/index.htm http://www.convois45.org/ http://remember.org/ http://www.requis-deportes-sto.com/pages/accueil.htm http://www.ushmm.org/wlc/fr/ Informations générales http://www.auschwitz-muzeum.oswiecim.pl http://www.auschwitz.be/ http://home.nordnet.fr/~fghesquier/Ausch000.htm http://remember.org/jacobs/ http://www.auschwitz.gov.pl/ http://208.184.21.217/ http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture/dossiers/2005/camps/ Sur Auschwitz http://www.parolesetoiles.com/ Site sur les enfants cachés pendant la Guerre http://www.evidenceincamera.co.uk/image_shop/imshop_conc.htm http://www.aidh.org/Racisme/shoah/auschw_2.htm Sur les archives britanniques (RAF) 15 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. DOSSIER LA LITTERATURE ET LES CAMPS. ECRIRE APRES AUSCHWITZ . « Chaque rescapé a rapporté son camp avec lui » (Micheline Maurel, Un Camp très ordinaire) « Après Auschwitz, écrire un poème est barbare, et la connaissance exprimant pourquoi il est devenu aujourd’hui impossible d’écrire des poèmes en subit aussi la corrosion. » (T. W. Adorno, Critique de la culture et société) « Auschwitz ! Auschwitz ! Ô syllabes sanglantes !» (Aragon, Le Musée Grévin) Magazine littéraire n°438 Janvier 2005 Le 27 janvier 1945, Auschwitz, le principal camp d’extermination nazi, était définitivement libéré. Sur les ruines d’un temps barbare, une littérature allait naître, non sans hésitations et angoisses. Écrivains, philosophes, poètes témoignent tous avec une voix singulière de l’expérience concentrationnaire sous le nazisme. Expérience de déshumanisation distincte du Goulag et autres camps de servitude puisqu’elle culmine en une entreprise d’anéantissement unique dans l’Histoire : le génocide contre les Juifs, la Shoah. Comment écrire et penser après Auschwitz ? Entre le silence et la nécessité de raconter, de Primo Levi à Imre Kertész, du récit au roman, les visages d’une littérature en lutte avec l’indicible. Marqué à jamais par la déportation de ses parents et par son propre internement dans un camp de travail, Paul Celan, le poète de la Fugue de la mort se refusa à nommer plus longuement l’horreur, plaçant son œuvre au cœur du silence et des décombres du langage. L’exemple de Celan illustre la difficulté de la littérature à témoigner de l’expérience concentrationnaire. Revenus de l’enfer, les rescapés des camps ont été déchirés entre l’urgence de témoigner et le souci d’oublier, d’effacer, de taire. « Après Auschwitz, écrire un poème est barbare », disait Adorno. Mais les mots sont tenaces, et beaucoup de survivants ont choisi de se faire enfin entendre. « La littérature, quelque passion que nous mettions à la nier, permet de sauver de l’oubli tout ce sur quoi le regard contemporain, de plus en plus immoral, prétend glisser dans l’indifférence absolue », écrit Vila-Matas à propos de Primo Levi. Face au mal, le nihilisme n’est plus de mise. La littérature des camps est née de cette obstination à vouloir nommer l’innommable. Souvent même, comme le remarque l’auteur de La Trêve, les déportés n’ont survécu que dans l’espoir de raconter plus tard leur tragédie. Il est des formules, fondées ou non, qui sont comme vouées à hanter longtemps la mémoire de ceux qui les ont entendues. Ainsi d’une réflexion du grand Theodor Adorno. Il a pensé qu’après Auschwitz, l’art – et plus particulièrement la poésie – apparaissait inconcevable. Comme plus à faire, ni même à envisager. Sur un tout autre plan, Wittgenstein ne proclamait-il pas que « ce dont on ne peut parler, il faut le taire » ? Mais il avait bien pris garde de souligner, au préalable, qu’il y avait « assurément de l’inexprimable » et même que « celui-ci se montre ». Il est significatif que ces deux grands penseurs soient, par la suite, revenus sur ces affirmations catégoriques. Des ex-locataires du monde concentrationnaire ont pris très vite le parti d’en parler. D’autres ont pris tout leur temps. Paul Celan, poète roumain qui se suicidera à Paris, a choisi l’allemand, la langue du bourreau, pour s’exprimer – et ne plus rien exprimer qu’à partir d’Auschwitz. La mort immense tirée de la nuit et du brouillard. « Lait noir de l’aube, nous te buvons la nuit / Nous te buvons midi la mort est un maître venu d’Allemagne » (Pavot et mémoire). Dès 1947, Primo Levi a soutenu que la nécessité de survivre et celle de porter témoignage se situaient sur un seul et même plan : « J’ai écrit tout de suite, dès mon retour. Tout ce que j’ai vu et entendu, il fallait m’en libérer. De plus, sur le plan moral, civil et politique, témoigner était un devoir. » Mais se libérer, lui, il n’a pas réussi à le faire. Puisque lui aussi s’est suicidé. Avec retard. (Mais plutôt que de suicide, ne devrait-on pas plutôt parler, dans ce cas, d’assassinats différés ? Paul Celan, Primo Levi, Jean Améry, Bruno Bettelheim ont-ils vraiment, eux-mêmes, mis fin à leurs jours ? Ne serait-ce pas, plutôt, qu’il arrive parfois – et ne serait-ce pas la logique même ? – qu’on ne se remette jamais de la déportation ? Que celle-ci ne renvoie au monde des épargnés que des naufragés en sursis ?) Ce devoir de mémoire, dont on nous rebat les oreilles, aujourd’hui, avec raison, mais aussi un peu à tort et à travers, ne serait-ce pas ainsi Primo Levi qui l’aurait programmé, avec une certaine force de l’évidence ? SOMMAIRE Primo Levi, en deçà du bien et du mal par Thomas Reignier Jean Ils ont nommé l’innommable par Pierre Mertens Cayrol, les temps obscurs sont toujours là par Lionel Richard Chronologie par Lionel Richard Boris Pahor, visions d’épouvante par Gérard-Georges Lemaire Les camps de concentration et la Shoah par Annette Wieviorka Imre Kertész, de l’enfer au néant par Minh Tran Huy Les artistes dans les camps : Boris Taslitzky Theodor W. Adorno : La culture est-elle morte à Auschwitz ? par Les artistes dans les camps : Zber 1945, Lutetia, entretien avec François Nourissier et Bertrand PoirotLionel Richard Delpech propos recueillis par Pierre Assouline Les poètes face aux camps par Lionel Richard Le roman du Lutetia par Lionel Richard Les artistes dans les camps : Zoran Music Le passage à la fiction par Lionel Richard De l’horreur à la littérature par Yves Stalloni Jorge Semprun : le grand voyage de la mémoire propos recueillis par Penser Auschwitz après la guerre par Enzo Traverso Gérard de Cortanze Bettelheim, Federn, Stern : psychanalystes et témoins par Vient de paraître : Ecrire, lire, se souvenir par Thomas Reignier Catherine Clément Représenter la Shoah ? par David Rabouin David Rousset, le bilan concentrationnaire par Lionel Richard Bandes dessinées : entre réalisme et symbolisme par Clara DupontRobert Antelme, l’unité indivisible de l’humanité par Thomas Monod Reignier Jeunesse : paroles des camps par Michèle Kahn Tadeusz Borowski : l’horreur au quotidien par Lionel Richard 16 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'HISTOIRE N° 294 - Janvier 2005 Dossier spécial : Auschwitz 1945-2005 Depuis vingt ans, la mémoire du génocide des Juifs s’est imposée avec une force sans précédent. Auschwitz en est devenu le terrifiant symbole. Les dimensions monstrueuses de cette usine de mort ont été peu à peu dévoilées. Elles dépassent l’entendement. Les questions que soulève cette barbarie continuent de nourrir la recherche : que savait-on ? Qu’a-t-on fait pour l’empêcher ? Comment transmettre la connaissance de ces crimes ? Il y a soixante ans, le 27 janvier 1945, la première patrouille soviétique pénètre dans le complexe d’Auschwitz, d’où ont été évacués une dizaine de jours plus tôt 58 000 déportés exténués, entraînés par leurs bourreaux dans une impitoyable « marche de la mort ». Auschwitz est devenu un musée, mais la vérité sur le camp d’extermination a mis plusieurs décennies à être connue et reconnue. Quelle vérité ? Qu’Auschwitz fut la plus grande usine de mort de la Solution finale, la plus grande des machines mises en place pour en finir avec les Juifs et les Tziganes. Longtemps, dans le bloc soviétique tout comme à l’Ouest, on a voulu ignorer la spécificité du génocide. Les « déportés raciaux » furent confondus avec les « déportés politiques ». Dans les Izvestia du 8 mai 1945 paraît un « rapport de la commission extraordinaire pour la constatation des atrocités commises par les envahisseurs allemands fascistes et leurs complices ». Tout y est dit de la cruauté des exterminations : « Le camp d’Auschwitz laisse loin derrière lui tout ce que l’on connaissait jusqu’ici des « camps de la mort» allemands. » Tout y était dit, sauf qu’un mot était d’un bout à l’autre ignoré – celui de « Juif ». En Occident, l’occultation de la Shoah fut le fait de tous : les communistes refusant de faire des catégories parmi les martyrs de la résistance au « fascisme » ; le gouvernement souhaitant effacer les divisions des années noires et ressouder l’unité nationale. Les Juifs eux-mêmes étaient peu désireux de manifester publiquement une « distinction » qui leur avait coûté si cher pendant la guerre et voulaient par-dessus tout redevenir des citoyens français comme les autres. Un curieux consensus. Le « devoir de mémoire » a stimulé la demande d’histoire. Il a fallu beaucoup de temps, un certain nombre d’événements (du procès Eichmann à la chute du mur de Berlin), et le travail des historiens, pour que la vérité émerge peu à peu de la confusion. Les entreprises du négationnisme, encouragées par le conflit israélopalestinien, ont tenté de l’obscurcir. Mais les « assassins de la mémoire » (Pierre Vidal-Naquet) ne sont jamais parvenus à escamoter une nouvelle fois la réalité du crime sans nom perpétré par le nazisme. Notre dossier revient sur cette tragédie, à laquelle nous avons déjà consacré de nombreux articles. Cette fois avec un éclairage nouveau : le cheminement de la mémoire. SOMMAIRE Le plus grand centre de mise à mort, WIEVIORKA Anette Fallait-il bombarder Auschwitz ?, KASPI André Les Polonais et l’extermination des Juifs, SZUREK Jean-Charles Comment la Shoah est entrée dans l’histoire, WIEVIORKA Anette « Nuit et brouillard » Récit d’un tournage, LINDEPERG Sylvie « Le négationnisme est une parole de haine » (entretien), ROUSSO Henry Naissance d’un musée, WIEVIORKA Anette 17 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Semaine du jeudi 13 janvier 2005 - n°2097 - Dossier Le 27 janvier, chefs d’Etat et de gouvernement commémoreront le 60e anniversaire de la découverte du camp d’extermination d’Auschwitz par les troupes soviétiques, et Jacques Chirac inaugurera la nouvelle exposition du pavillon français. Notre monde demeure hanté par le souvenir de ce qui restera comme le plus grand crime de tous les temps. Et les historiens ne cessent d’interroger documents et témoins pour tenter de comprendre l’inconcevable. Dans un dossier spécial, le Nouvel Observateur fait le point sur ce que l’on sait aujourd’hui de la Shoah. Dans une interview, Annette Wieviorka explique Auschwitz, sa spécificité et la prise de conscience du reste du monde à la libération du camp. L’hebdomadaire présente également cinq visages de la France déportée. L’historien Ian Kershaw revient sur l’histoire de la solution finale : Quand la décision de la solution finale a-t-elle été prise? Par qui? Etait-ce un projet prémédité de longue date? Qui savait? Les Alliés auraient-ils pu arrêter le génocide? Simone Veil raconte qu’au retour des camps « on ne voulait pas nous entendre » et revient sur le « devoir de mémoire ». Le psychiatre Boris Cyrulnik n’était qu’un enfant quand ses parents ont été raflés à Bordeaux et ont disparu à Auschwitz. Lui-même arrêté, il a réussi à s’enfuir. Soixante ans après, cette expérience continue de nourrir sa réflexion sur le nazisme et sur la nature humaine. 18 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Interview de deux spécialistes Le Nouvel Observateur. – Le 27 janvier 1945, les Soviétiques libèrent Auschwitz. Qu’y trouvent-ils? Annette Wieviorka. – Le terme de «libération» est impropre. Des avant-gardes de l’Armée rouge découvrent par hasard ce camp, qu’ils ne cherchaient pas. Ils y trouvent quelques milliers de survivants, que les nazis ont abandonnés sur place parce qu’ils n’étaient pas en état de marcher. Les autres ont été évacués à la mi-janvier vers d’autres camps, lors de ce qu’ils nommeront eux-mêmes les «marches de la mort». La guerre continuait. Il fallait transférer ailleurs la force de travail que représentaient les déportés «aptes au travail». N. O. – A Auschwitz ne restent donc que des mourants... A. Wieviorka. – 7000 personnes environ, dans le camp central Auschwitz-I et la nébuleuse de camps environnants, dont 400 déportés de France, dans un état effrayant. Les Soviétiques n’ont rien prévu pour les prendre en charge. Ils doivent improviser. N. O. – Réalisent-ils à ce moment ce qui s’est passé à Auschwitz? A. Wieviorka. – Pas clairement. Ils trouvent des baraques, des monceaux d’objets – vêtements, valises, prothèses –, les ruines des crématoires. Une commission d’enquête met au jour des archives, les plans des chambres à gaz, les boîtes de zyklon B. Les Soviétiques comprennent la fonction d’extermination des chambres à gaz. Mais ils refusent de voir, ou de dire, que c’était des juifs qu’on tuait, parce que juifs. Et pour employer un mot d’aujourd’hui, ils ne «médiatisent» pas cette découverte. Quelques articles paraissent dans la presse russe. Auschwitz ne fait pas les gros titres. N. O. – Et ailleurs dans le monde? A. Wieviorka. – Pas davantage. N. O. – Même en France? A. Wieviorka. – Oui. Les esprits sont ailleurs. En août-septembre 1944, l’essentiel du territoire national est libéré. Mais on compte près de 2 millions d’«absents», comme les nomme le ministre Henri Frenay: prisonniers de guerre, requis du STO et, très minoritairement, déportés pour faits de résistance ou «raciaux», comme on désigne à l’époque les juifs. Dans les plans de rapatriement, rien de particulier n’est préparé pour le retour des déportés. On n’imagine pas que beaucoup sont des mourants. N. O. – Dans la France d’alors, quand on parle des déportés, on pense surtout aux résistants et aux politiques. Plutôt à Buchenwald ou à Dachau qu’à Auschwitz. Sous le vocable de «camps de la mort», on confond camps de concentration et camps d’extermination, captivité et élimination. Pourquoi cette cécité? A. Wieviorka. – D’abord, les déportés de la Résistance qui reviennent sont infiniment plus nombreux (40000 environ, pour seulement 2500 juifs). Certains sont des personnalités du monde politique d’avantguerre ou font partie des élites de la République; ils écrivent, interviennent dans la vie publique, créent des associations. C’est Christian Pineau, Claude Bourdet, Marcel Paul, Marie-Claude Vaillant-Couturier, Edmond Michelet… Les survivants juifs sont le plus souvent des petites gens, tailleurs, casquettiers, parfois très jeunes, et confrontés à une absolue détresse: leurs familles ont été décimées, leurs maigres biens pillés, leurs logements occupés… Ils n’ont guère de moyens de se faire entendre. Dans notre société moderne, la parole des victimes est sacrée, la souffrance individuelle doit s’exprimer. Ce n’était pas le cas en 1945. La parole appartenait aux représentants d’associations structurées. Et l’heure était à la célébration des héros de la Résistance. D’autre part, les déportés de France ont été rapatriés plusieurs mois après la libération d’Auschwitz, venant de Buchenwald pour la plupart, y compris les juifs qui avaient survécu aux «marches de la mort». N. O. – Et c’est de Buchenwald que viennent les premières images de déportés faméliques en pyjama rayé qui vont fixer l’image du déporté, faisant écran à la réalité de l’extermination. Car ceux qu’on menait à la chambre à gaz d’Auschwitz étaient en pleine santé et n’ont jamais porté le pyjama… A. Wieviorka. – Absolument. Ce brouillage sera encore renforcé par les images de Bergen-Belsen – les bulldozers poussant des monceaux de cadavres, que l’on retrouve en 1956 dans «Nuit et Brouillard», d’Alain Resnais –, présentées à tort comme des images de l’extermination. Or l’extermination, ce n’est pas cela: ce sont des femmes, des vieillards, des enfants, des gens ordinaires, gros ou maigres, vêtus normalement, qu’on trie à la descente du train et dont la plupart sont aussitôt assassinés. N. O. – Comment la vérité historique de l’extermination va-t-elle peu à peu ressortir de cette vision brouillée de l’après-guerre? A. Wieviorka. – C’est avec le procès Eichmann, en 1961, ce «Nuremberg du peuple juif», comme disait Ben Gourion, qu’émerge dans l’opinion publique la conscience du génocide. Les rares travaux historiques menés jusque-là, grâce à la masse de documents rendus publics au moment de Nuremberg, ont eu peu d’écho. Le sort des juifs n’est au centre ni du procès de Nuremberg ni de ceux de la collaboration en 19 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. France. A partir du procès Eichmann, l’idée s’impose que les juifs ont subi un sort particulier. C’est à ce moment, par exemple, que Raul Hilberg trouve enfin un éditeur pour sa thèse, «la Destruction des juifs d’Europe». Le second événement déterminant, c’est la guerre des Six-Jours, en 1967. Elle est vécue par les juifs, en Israël et en diaspora, comme la possibilité d’un second Auschwitz dans la même génération, ramenant au premier plan une mémoire qui avait été mise de côté. N. O. – Vous voulez dire que les juifs eux-mêmes avaient refoulé Auschwitz? A. Wieviorka. – Refoulement n’est pas le mot. Le souvenir a toujours été présent dans les familles. Mais c’était une affaire privée. Dans l’après-guerre, la communauté juive elle-même ne met pas l’accent sur les temps de la persécution et de l’extermination. Les responsables communautaires s’occupent activement de la réintégration, de la restitution des biens. La mémoire n’est pas un enjeu. Cela explique le choc du procès Eichmann, qui se propage et va gagner la France. L’action de Serge Klarsfeld est ici décisive, mais le temps rend aussi les choses audibles. La mémoire d’Auschwitz, portée par des acteurs juifs, pénètre dans l’espace public à la fin des années 1960. Quand Robert Paxton publie «la France de Vichy», en 1973, les esprits ont changé: l’opinion publique est prête à l’accueillir. Mais il faudra encore une dizaine d’années pour que la Shoah soit placée au centre de la réflexion sur la Seconde Guerre mondiale et pour qu’Auschwitz devienne ce qu’il est pour nous: le nom servant à désigner globalement la solution finale. N. O. – Sur le silence des juifs dans les années d’après-guerre, deux points de vue s’opposent. Les uns disent: ayant été mis à part dans les persécutions, ils refusaient d’être mis à part dans le deuil. D’autres, avec Simone Veil, soutien-nent que si on n’a pas entendu la souffrance des juifs, c’est qu’on ne voulait pas l’entendre… A. Wieviorka. – Les deux ne s’excluent pas. Dans la sphère privée, les familles endeuillées répugnent à entendre le récit des souffrances. Dans la sphère publique, les juifs ne sont pas les «bons» déportés. Ils n’ont pas été des résistants. Mais il est vrai aussi que les juifs de 1945 souhaitent majoritairement s’intégrer à nouveau dans la France républicaine, une France qu’ils ne mettent pas en accusation. Le silence sur la persécution est donc largement consensuel. N. O. – Le retour de mémoire est donc lié au début de la réflexion et de l’interpellation sur le rôle de l’Etat français. A. Wieviorka. – Oui et non. Ces mouvements de mémoire sont transnationaux. On retrouve les mêmes rythmes en France, aux Etats-Unis, en Israël. Mais les modalités sont nationales. En France, c’est l’interrogation sur les responsabilités propres de Vichy. N. O. – Sous l’impulsion de Serge Klarsfeld, les enfants de déportés deviennent des «militants de la mémoire»; ils demandent des comptes… A. Wieviorka. – Et ils obtiennent beaucoup. Au niveau judiciaire, ce sont les procès Barbie, Touvier et Papon: un responsable régional de la Gestapo, un milicien, un représentant de l’Etat vichyste. Au niveau politique et symbolique, c’est une succession de pétitions et de manifestations exigeant de Mitterrand un acte de repentance. Il refuse, mais il institue la «journée à la mémoire des victimes de l’Etat français» (16 juillet), inaugure un monument à l’emplacement du Vel’ d’Hiv’, la Maison d’Izieu… Il fait tout cela à contretemps, et peut-être à contrecœur, mais enfin il le fait. Cependant, il n’a pas de mots forts. Les mots forts sont ceux de Jacques Chirac, le 16 juillet 1995, reconnaissant, dans un discours d’une grande hauteur, que la France a envers ceux qui ne sont pas revenus d’Auschwitz «une dette imprescriptible». Et l’on arrive au troisième volet: la réparation matérielle. C’est la mission Mattéoli, la reprise des indemnisations sous l’égide de la commission Pierre Drai, enfin la création de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, présidée par Simone Veil. Ainsi, aux niveaux judiciaire, symbolique et matériel, les comptes entre les juifs et la France sont désormais apurés. N. O. – Le choix d’Auschwitz comme symbole de la Shoah était-il le bon? Auschwitz n’était pas seulement, selon l’expression de Hilberg, un «centre de mise à mort»: c’était aussi un complexe industriel, un camp pour droit-commun, prisonniers de guerre russes, résistants polonais, etc. Si l’on voulait désigner la solution finale dans son absolue singularité… A. Wieviorka. – C’était Belzec, évidemment, exclusivement voué à l’extermination. Mais il y a très peu d’archives sur Belzec, quasiment pas de survivants, donc de témoins. Le lieu a été rasé, des arbres très vite replantés. Comment concevoir un lieu de mémoire quand il y a si peu de traces? Auschwitz est à la fois le camp où il y a eu le plus de victimes – autour d’un million de morts – et paradoxalement de survivants, et celui où se «lit» le mieux le projet génocidaire nazi. N. O. – C’est-à-dire l’utilisation du système concentrationnaire à des fins génocidaires… A. Wieviorka. – Auschwitz, en effet, c’est d’abord un des nombreux camps de concentration créés par les nazis, en Allemagne, puis dans les territoires annexés, afin d’y interner les opposants et «indésirables» de toutes sortes. Il entre en service le 14 juin 1940. En mars 1941, Himmler, visitant Auschwitz, décide la création, à Birkenau, d’un immense camp destiné à recevoir des prisonniers de guerre soviétiques, et la construction à Monowitz, à quelques kilomètres, d’une usine de caoutchouc synthétique (Buna, en allemand, nom que retiendront les déportés). C’est seulement au printemps 1942 qu’il devient le lieu de la 20 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. destruction des juifs de toute l’Europe. Des installations inédites sont érigées à Birkenau pour tuer par le gaz et faire disparaître les corps. Ces chambres à gaz-crématoires intègrent toutes les étapes, jusqu’au traitement des cheveux. Birkenau, c’est le taylorisme appliqué au meurtre. N. O. – Avec, au cœur du système, la sélection, chargée de pourvoir à la fois la chambre à gaz et l’usine de Monowitz… A. Wieviorka. – La sélection s’impose quand les nazis assignent à Birkenau deux fonctions: éradiquer les juifs, mais aussi utiliser leur force de travail, parce que la guerre dure et qu’on a besoin de main-d’œuvre. Les nazis «sélectionnent» donc ceux qui doivent être immédiatement éliminés et ceux qui sont «aptes au travail». N. O. – Sur le monument international dédié aux victimes, on pouvait lire: «Quatre millions de personnes ont souffert et sont mortes ici dans les mains des meurtriers nazis entre 1940 et 1945.» Au-delà de l’exagération du chiffre, comment expliquer un tel confusionnisme, allant jusqu’à occulter la judéité de la majorité des victimes? A. Wieviorka. – Pour les Polonais, Auschwitz, c’est le lieu du martyrologe polonais. Le lieu de la mise à mort des juifs, c’est Treblinka. Dès la fin de la guerre, une muséographie se met en place à Auschwitz. Elle est au départ très nationale-catholique; avec la guerre froide, elle impose une lecture communiste et internationaliste. Elle demeure très polono-centrée. Lors de l’inauguration du monument où figure cette inscription, en 1967, le Premier ministre Cyrankiewicz, ancien du camp, ne mentionne pas les juifs parmi les assassinés. Il évoque les victimes «de Pologne et de tous les pays d’Europe». Or, si des Polonais catholiques sont morts à Auschwitz en grand nombre (environ 75000), les victimes non juives d’autres nationalités ne sont qu’une infime minorité. N. O. – Une manière de réintégrer à titre posthume les juifs dans la communauté nationale? A. Wieviorka. – Ce n’est pas le cas. D’un côté, l’identité juive des victimes est niée; d’autre part se glisse l’idée que les Polonais étaient voués à l’extermination, ce qui n’est pas tout à fait vrai. Dans la hiérarchie hitlérienne des races, les Slaves étaient voués à une fonction d’esclaves, pas à une éradication rapide. Les Polonais gazés par convois entiers étaient juifs. Gazés parce que juifs, pas en tant que Polonais. Cette inauguration, en 1967, provoque d’ailleurs de vives protestations, mais elles ne trouvent guère d’écho. En 1979 encore, quand Jean-Paul II y célèbre une messe et qu’il dresse l’autel sur les ruines des chambres à gaz-crématoires, cela ne soulève pas un tollé. Il faut attendre la fin des années 1980 et l’affaire du carmel d’Auschwitz pour que s’engage la bataille de la mémoire. Le combat contre la présence des carmélites cristallise la protestation contre ce qui est perçu comme une christianisation de la Shoah. N. O. – Le pavillon français inauguré en 1978 ne reflétait-il pas lui aussi cette même vision nationaliste et «déjudaïsée» d’Auschwitz? A. Wieviorka. – Les autorités polonaises et françaises s’accordent sur le thème de l’exposition – «le Martyre et la Résistance du peuple français» –, dont le lien avec Auschwitz est ténu, même si trois convois de résistants y ont été déportés. La place faite à la persécution des juifs par les nazis et par l’Etat français est minime. N. O. – Dans «Auschwitz, soixante ans après», vous écrivez: «Il y avait ordre de ne pas stigmatiser Pétain, et ordre de retirer tout ce qui pouvait évoquer la collaboration de l’Etat»… A. Wieviorka. – Cela traduit l’état d’esprit politique de l’époque. De plus, l’Etat ne met pas d’argent. L’équipe chargée de l’exposition travaille avec des bouts de ficelle. Au demeurant, cette exposition intéresse peu, y compris les organisations juives. L’inauguration passe quasiment inaperçue. N. O. – 1978-2005 : tout a changé. Pour la nouvelle exposition française, on a réuni les meilleurs historiens. Et le président de la République viendra en personne l’inaugurer… A. Wieviorka. – L’Etat, d’abord, a donné les moyens. Cette fois, on ne bricole pas. Ensuite, le projet prend en compte l’ensemble des travaux réalisés depuis vingt-cinq ans, notamment ceux de Klarsfeld: «VichyAuschwitz», «le Calendrier de la persécution des juifs de France», le «Mémorial des enfants». Auschwitz aujourd’hui, comme lieu et figure de la Shoah, est reconnu comme central dans la réflexion sur la Seconde Guerre mondiale. C’est cette mutation qu’exprime l’exposition. Annette Wieviorka, directrice au CNRS, vient de publier «Auschwitz, soixante ans après» (Robert Laffont). Elle a été membre de la mission d’étude sur la spoliation des biens juifs et a écrit de nombreux ouvrages sur l’histoire des juifs au xxe siècle. Elle a participé à la conception de la nouvelle exposition du pavillon français d’Auschwitz. 21 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. De la persécution à l’extermination. L’engrenage du génocide Quand la décision de la solution finale a-t-elle été prise? Par qui? Etait-ce un projet prémédité de longue date? Qui savait? Les Alliés auraient-ils pu arrêter le génocide? Le grand historien britannique répond N.O. – Comment l’Allemagne nazie est-elle passée de la persécution des juifs au génocide? Ian Kershaw. – L’élimination des juifs est au cœur de la conception nazie du monde. Dans une lettre de septembre 1919, Hitler dit déjà que l’«éloignement» (Entfernung) des juifs doit être le but ultime de tout gouvernement national. Il doit être atteint par un programme raisonné reposant sur une législation ségrégationniste, mais aussi sur une expulsion des juifs d’Allemagne. Il n’avait rien contre les pogroms, mais il n’y voyait qu’un «antisémitisme passionnel» alors qu’il défendait un «antisémitisme rationnel». Prétendre que, dès cette date, il envisageait une extermination pure et simple serait abusif. Mais, pour Hitler, les juifs étaient à la fois responsables de la Première Guerre mondiale, de la révolution bolchevique et du capitalisme de Wall Street. La mentalité génocidaire est déjà présente dès 1924 dans «Mein Kampf». Hitler, hanté par l’humiliation de la défaite de 1918, y explique que si, dès le début de la Grande Guerre, on avait gazé 10000 «Hébreux», le sacrifice des vies allemandes aurait été évité. N. O. – Dans les années 1930, la politique nazie a d’abord consisté à expulser les juifs d’Allemagne, à les forcer à émigrer… I. Kershaw. – Oui. Il s’est agi d’un processus de radicalisation croissante. A partir de 1939, avant même l’éclatement du conflit, les nazis ont pensé que la guerre aboutirait à l’annihilation physique des juifs. Mais ils ne savaient pas encore comment. L’expansionnisme allemand provoque la conquête de nouveaux territoires à forte population juive. 3 millions pour la seule Pologne! Que faire de ces juifs? On envisage la création d’une «réserve» en Pologne. Mais il n’y aurait pas assez de place. On projette de les déporter à Madagascar, ce qui implique une mortalité massive et relève à l’évidence d’une volonté génocidaire. Mais l’Angleterre a la maîtrise des mers, et l’idée est abandonnée. Pendant l’hiver 1940-1941, alors que l’Allemagne prépare l’opération Barbarossa (l’attaque contre l’Union soviétique, qui sera lancée en juin 1941), on examine la possibilité d’une déportation des juifs dans les régions arctiques de l’URSS, à l’issue d’une victoire que les Allemands imaginent encore rapide. Soumis à un travail forcé dans des camps, les juifs finiraient par mourir d’épuisement ou de malnutrition. Les quelques survivants seraient tués. L’idée d’une extermination accélérée n’apparaît que lorsque l’Allemagne se révèle incapable de vaincre rapidement l’Union soviétique. N. O. – L’extermination systématique d’un groupe humain avait déjà été expérimentée avec celle des handicapés. C’était le projet T4… I. Kershaw. – La décision d’euthanasier les handicapés mentaux et physiques a été prise directement par la Chancellerie du Führer. Les organisateurs avaient des bureaux au 4, Tiergartenstrasse, à Berlin, d’où le nom de «projet T4». Ce projet, lancé en 1939, a commencé avec la décision de mettre fin aux souffrances d’un enfant gravement handicapé et a ensuite pris une ampleur typique de la surenchère nazie. Cet enfant, dont le nom était Knauer, vivait près de Leipzig. Sa famille a sollicité par écrit l’autorisation de Hitler pour pratiquer une euthanasie. Hitler accepte. Dès l’été 1939, on envisage d’étendre cette pratique à tous les patients des asiles, considérés comme des bouches inutiles, «indignes de vivre». A l’automne, Hitler donne secrètement au chef de la Chancellerie du Führer, Philipp Bouhler, et à son médecin personnel, Karl Brandt, l’autorisation écrite (sur son propre papier à lettres et signée de sa main) de lancer le programme d’euthanasie. Il aboutit à la mort de 70000 à 90000 personnes au moins et prend fin tout aussi secrètement l’été 1941, après les protestations de l’évêque de Münster. Mais T4 a permis d’expérimenter des méthodes d’extermination, notamment le gazage au monoxyde de carbone, qui vont bientôt être employées pour l’extermination des juifs dans les camps de Pologne. A l’automne 1941, les principaux responsables du projet T4 sont dépêchés en Pologne orientale, dans la région de Lublin, pour mettre sur pied le premier camp d’extermination du secteur: Belzec. Avec la création de deux autres camps de la mort, Sobibor et Treblinka, Belzec formera à partir de l’été 1942 l’Aktion Reinhard, ainsi appelée en hommage à Reinhard Heydrich: c’est le plan d’extermination de tous les juifs de Pologne. N. O. – Avant cela, les Einsatzgruppen ont procédé à des massacres massifs de juifs sur le front de l’Est… 22 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. I. Kershaw. – En effet. Dans le cadre de la préparation de l’attaque contre l’URSS, on a créé quatre «détachements spéciaux» des forces de police, comptant un total d’environ 3000 hommes. Ils suivent l’avancée des troupes allemandes en Union soviétique avec pour mission de «neutraliser» – c’est-à-dire anéantir – tous les groupes susceptibles de constituer une menace pour le régime nazi, notamment les juifs. Dès les premiers jours de l’invasion, les Einsatzgruppen raflent et tuent tous les juifs de sexe masculin dans les villages conquis. Et puis d’un seul coup, fin juillet ou début août 1941, ils se mettent à massacrer également les femmes et les enfants. Cette dimension nouvelle des meurtres de masse fait suite à une série de rencontres entre Himmler et Hitler dont nous ignorons la teneur exacte, mais qui semble avoir abouti à une radicalisation brutale du génocide. Dès septembre 1941, on tue plus de femmes que d’hommes. La décision de cette escalade a sans doute été prise fin juillet et transmise oralement en août par Himmler aux chefs des SS. Au même moment s’intensifie l’envoi dans ces régions de bataillons de police, car les premières unités n’auraient pas suffi pour commettre de tels massacres. Ils raflent les juifs, les rassemblent dans un endroit isolé et les mitraillent. Mais Himmler n’est pas satisfait. La méthode – qui aboutit à la mort de centaines de milliers de personnes – démoralise les meurtriers. On signale des cas de dépression nerveuse et d’alcoolisme. Himmler lui-même assiste à l’une de ces tueries, en août 1941 près de Minsk. Eclaboussé de sang, il est pris de nausée. Il convient donc de trouver de nouvelles méthodes d’extermination, plus rationnelles, et qui resteraient secrètes. Pendant l’été 1941, on envisage de convertir des camions en chambres à gaz en utilisant les gaz d’échappement. La technique a déjà été employée en Pologne en 1940 pour des «euthanasies». A l’automne, on règle les «questions techniques». En décembre, on expérimente la méthode sur des juifs dans la localité polonaise de Chelmno. Puis on se met à édifier des installations permanentes à Belzec, destinées au gazage par monoxyde de carbone, comme lors du programme T4. On passe dans les mois suivants au génocide programmé, en décidant d’éliminer tous les juifs présents en Europe occupée à partir de l’été 1942. N. O. – A quel niveau ont été prises ces décisions? I. Kershaw. – L’idée que le génocide se serait produit à l’insu de Hitler est tout bonnement absurde. Il a été impliqué à chaque étape du processus: le boycott des commerces juifs en 1933, les lois discriminatoires de Nuremberg en 1935, les pogroms de 1938… Jusqu’en 1945, il n’a cessé de répéter sa fameuse «prophétie» de 1939 où, pour le sixième anniversaire de son arrivée au pouvoir, il prédisait qu’une guerre aboutirait non à la destruction du Reich, mais à celle de la communauté juive tout entière. La décision d’imposer le port de l’étoile jaune aux juifs allemands (18 août 1941) n’a pu être prise que par Hitler, et c’est bien ainsi que tout le monde l’a compris à l’époque. N. O. – Vous écrivez pourtant dans votre biographie de Hitler qu’il s’est un temps opposé à la déportation des juifs du Reich… I. Kershaw. – Oui, c’est vrai jusqu’à l’été 1941. Hitler considérait en effet les juifs comme des otages garantissant la neutralité des Etats-Unis. Et il espérait encore une victoire rapide sur l’URSS. Dès que la guerre serait gagnée, il comptait déporter vers l’Est tous les juifs du Reich. Mais dès le mois d’août le conflit s’enlise. En août 1941, Staline déporte au Kazakhstan et en Sibérie environ 600000 Allemands établis dans la vallée de la Volga depuis le xviiie siècle. Les dirigeants nazis pressent Hitler de prendre des mesures de représailles. De plus, certains gauleiters (gouverneurs) n’ont qu’une hâte: se débarrasser des juifs encore présents sur les territoires qu’ils contrôlent, sous prétexte qu’il s’agit de saboteurs, d’espions, d’ennemis de l’intérieur ou qu’ils occupent des maisons où l’on compte reloger des citoyens allemands dont les habitations ont été détruites dans les bombardements… A la mi-septembre, face à ces pressions conjointes, Hitler, après une nouvelle entrevue avec Himmler, accepte donc la déportation vers l’Est des juifs du Reich: ceux d’Allemagne, d’Autriche et de Tchécoslovaquie. N. O. – Selon vous, une rencontre décisive entre Hitler et Himmler se tient le 16 septembre 1941 dans le quartier général du Führer en Prusse. Que s’y est-il passé? I. Kershaw. – C’était une réunion secrète. Il n’en existe aucune trace écrite. Mais dès le 18 septembre Himmler informe le gauleiter de Pologne occidentale, Arthur Greiser, que Hitler a décidé de déporter les juifs présents sur le territoire du Reich. Greiser doit donc s’attendre à voir arriver 60000 juifs sur le territoire qu’il administrait, alors que lui-même n’a pas été autorisé à déporter «ses» juifs en Pologne méridionale. Le principal ghetto local, à Lodz, est déjà surpeuplé. On lui concède donc le droit de se débarrasser des juifs «inaptes au travail». C’est ainsi qu’en décembre 1941 on se met à utiliser pour la première fois les 23 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. camions de gazage. Encore une fois, tout se fait par étapes, dans une surenchère progressive aboutissant au génocide. Au cours de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942, il est décidé de déporter vers l’Est les juifs «aptes au travail». Ceux qui ne mourront pas d’épuisement seront tués. C’est une étape supplémentaire vers le génocide total. Mais à ce stade il n’existe pas encore de programme génocidaire global. Même pour les juifs de Pologne, il ne démarre qu’au mois de mars 1942. Au printemps est ordonnée la déportation des juifs slovaques (les premiers non-originaires de Pologne ou d’Union soviétique) vers les camps d’extermination, notamment Auschwitz-Birkenau. En mai-juin, la politique d’extermination est étendue à toute l’Europe nazifiée. C’est vers juillet 1942 que l’extermination devient totale, avec la déportation des juifs d’Europe occidentale occupée. C’est la dernière étape vers la solution finale. N. O. – Paradoxe: Hitler proclame sa volonté d’éliminer les juifs, mais sa mise en œuvre, elle, doit rester secrète… I. Kershaw. – Hitler avait le goût du secret. Dès janvier 1940, il avait avisé ses services de ne dire aux gens que ce qu’ils avaient besoin de savoir. Et puis, malgré l’antisémitisme endémique en Allemagne, peu d’Allemands nourrissaient envers les juifs des intentions génocidaires. Pour la plupart d’entre eux, le massacre de dizaines de milliers de femmes et d’enfants, le recours aux chambres à gaz auraient paru inacceptables. En 1943, à propos de l’extermination des juifs, Himmler, ministre de l’Intérieur du Reich, déclare à des dirigeants SS: «C’est une page glorieuse de l’Histoire qui n’a jamais été écrite et ne le sera jamais.» C’est l’un des rares cas où il évoque explicitement l’extermination des juifs, y compris des femmes et des enfants, expliquant qu’ainsi la «race juive» ne pourrait plus se reproduire. Hitler, lui, n’en parlait jamais explicitement. Dans cette horrible déclaration, Himmler exhortait les SS à s’endurcir face au spectacle des cadavres et prétendait que jamais les SS ne tireraient un profit matériel de la situation. C’est un mensonge éhonté: en fait, ils rackettaient massivement les déportés. Himmler ajoutait que l’extermination était une tâche terrible mais nécessaire, que ses auteurs pouvaient en être fiers. Contrairement à Hitler, qui n’a jamais visité un camp d’extermination, Himmler est allé plusieurs fois à Auschwitz. Il a été impressionné par l’efficacité de la machine d’extermination et en a félicité les responsables. N. O. – Quand les Alliés ont-ils su de façon certaine qu’il s’agissait d’une extermination de masse? Est-il pertinent de leur reprocher de ne pas être intervenus pour faire cesser cette barbarie? I. Kershaw. – Les premières informations concernant des massacres de juifs en août 1941, interceptées par les services de renseignement britanniques qui déchiffrent les dépêches allemandes, fournissent la preuve du massacre de milliers de juifs. Mais elles ne suffisent pas à donner une vision d’ensemble du génocide. Ensuite, pendant l’été 1942, les gouvernements britannique et américain reçoivent un télégramme de Gerhart Riegner, représentant du Congrès juif mondial en Suisse. Ce texte dévoile l’existence d’un programme d’extermination de masse. Churchill et Roosevelt, selon toute vraisemblance, en ont connaissance. La Chambre des Communes rend même hommage aux juifs assassinés. Ces informations sont prises très au sérieux par les Alliés. Mais certains demeurent sceptiques quant à la fiabilité des informations venant de Pologne. Même si elles révèlent l’existence de massacres à grande échelle, les Alliés ne saisissent ni l’ampleur ni la réalité concrète de cette mécanique d’extermination. Ce n’est qu’une fois la guerre terminée qu’on appréhendera le génocide dans toute son horreur. Quand, en août 1944, les avions de reconnaissance américains prennent des photos de Birkenau, on ne sait pas les interpréter. Les Alliés bombardent certes Monowitz, cette grande installation industrielle située à quelques kilomètres seulement d’Auschwitz. Mais c’est un objectif militaire: Monowitz produit du pétrole synthétique. Les Alliés auraient-ils pu bombarder les installations d’extermination et interrompre ainsi le génocide? C’est possible, mais on peut douter de la réussite d’une telle opération. Les avions bombardiers n’étaient pas capables d’une telle précision. Au demeurant, pour Roosevelt et Churchill, la fin du génocide n’était pas une priorité. La priorité, c’était la victoire et l’écrasement de l’Allemagne nazie qui entraîneraient la fin du génocide. Né en 1943, Ian Kershaw est l’un des grands spécialistes du nazisme. Il enseigne l’histoire contemporaine à l’Université de Sheffield. Il est notamment l’auteur de «Qu’est-ce que le nazisme?» (Folio-Gallimard, 1997) et de la monumentale biographie «Hitler» (2 tomes, Flammarion, 2000), qui fait désormais autorité. 24 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Les résistants à Auschwitz Les résistants de France ont été majoritairement déportés à Dachau, Buchenwald, Dora, Neuengamme, Ravensbrück, Maut-hausen. Trois convois de résistants ont été envoyés à Auschwitz: - le convoi du 6 juillet 1942, dit «convoi des 45000» (référence à leurs matricules), dont la plupart ont été déportés en représailles d’attentats contre l’armée allemande. Sur 1175, 119 ont survécu; - le convoi du 24 janvier 1943, composé de 230 femmes, dont Charlotte Delbo. 49 ont survécu; - le convoi du 27 avril 1944, dit «convoi des déportés tatoués», car dans les autres camps on ne tatouait pas le matricule des déportés. Sur 1670 déportés, 801 ont survécu. Les Tsiganes Il est très difficile de dénombrer précisément les Tsiganes victimes du nazisme. Les évaluations oscillent de 90000 à 250000 morts. 21000 ont été déportés à Birkenau à partir de février 1943. Hommes, femmes et enfants n’étaient pas séparés et vivaient dans un camp à part. Beaucoup sont morts du typhus. En mai 1944, il reste 6000 Tsiganes, qui se révoltent lorsque l’ordre est donné de les liquider. Certains sont envoyés vers d’autres camps de concentration. 3000 sont gazés. Vichy et les juifs A partir du 27 septembre 1940, chaque préfecture établit, à la demande des autorités allemandes, un fichier des juifs en zone occupée. Le 3 octobre, le premier statut des juifs est promulgué par le gouvernement de Vichy. Il est valable pour les deux zones. Toute personne juive – c’est-à-dire «issue de trois grands-parents de race juive ou de deux grands-parents de la même race, si son conjoint lui-même est juif» – est exclue de la fonction publique, de la presse et du cinéma. Les préfets sont auto-risés à interner les «étrangers de race juive». Les cartes d’identité doivent porter la mention «juif» et les commerces, l’inscription «entreprise juive». Le 29 mars 1941, le Commissariat général aux Questions juives est créé. Le 2 juin, un deuxième statut des juifs est adopté: le recensement des juifs est rendu obligatoire sur tout le territoire. Ils sont exclus des professions libérales, commerciales et industrielles. En zone occupée, ils n’ont pas le droit de posséder une radio, d’avoir le téléphone, de sortir de chez eux après 20 heures. En juillet, les biens juifs sont liquidés et placés sous contrôle d’administrateurs non juifs. Le camp de Drancy est ouvert le 20 août 1941. Le premier convoi pour Auschwitz en part le 27 mars 1942. Le 28 mai 1942, une ordonnance allemande oblige les juifs âgés de plus de 6 ans à porter l’étoile jaune. Le 2 juillet 1942, René Bousquet, secrétaire général de la police, et Karl Oberg, chef des SS en France, mettent au point les modalités de leur collaboration. En échange d’une reconnaissance formelle de l’indépendance de la police française, Bousquet se déclare prêt à faire arrêter les juifs étrangers dans toute la France. Cet engagement, approuvé par Laval le 3 juillet, débouchera sur de grandes rafles, dont celle des 16 et 17 juillet 1942 à Paris (rafle du Vel’ d’Hiv’), où sont arrêtées 12 884 personnes, dont 4 000 enfants. 25 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Cinq visages de la France déportée La nouvelle exposition du pavillon français d’Auschwitz, qui sera inaugurée le 27 janvier par Jacques Chirac, raconte l’histoire de la déportation des juifs et des résistants de France à travers celle de cinq personnages emblématiques, incarnant chacun un aspect de la tragédie. Pierre Masse, sénateur et ancien ministre, illustre le cas de ces «israélites» totalement intégrés, qui se croyaient plus français que les Français et qui pourtant n’échappèrent pas à la persécution. Georgy Halpern, un des enfants d’Izieu arrêtés par Barbie, représente les juifs qui s’étaient réfugiés en France pour fuir le nazisme et que Vichy a livrés à leurs bourreaux. Le sort des résistants est évoqué à travers le destin de Charlotte Delbo, écrivain et veuve d’un militant communiste fusillé. Le rôle des juifs dans la Résistance, avec celui de Jean Lemberger, membre des FTP-MOI, les héros de l’Affiche rouge. La famille Beznos-Borlant représente enfin cette immigration juive venue de toute l’Europe qui a payé le plus lourd tribut à la solution finale La colère intacte d’une rescapée : « On ne voulait pas nous entendre » En avril 1945, Simone Veil et sa soeur sont libérées à Bergen-Belsen. Elles retrouvent la liberté, la France... Et aussi l’incompréhension d’un pays indifférent au drame des juifs N.O. – Longtemps, la parole des juifs revenus des camps d’extermination n’a pas été entendue. Pourquoi? Simone Veil. – Cette indifférence, au moins apparente, a commencé avant même notre retour. En avril 1945, les Anglais ont libéré le camp de Bergen-Belsen où nous étions arrivées au terme des «marches de la mort», venant d’Auschwitz, mais nous sommes restées sur place plusieurs semaines. Le camp a été brûlé aux lance-flammes par les Britanniques pour des raisons sanitaires et nous avons été transférées dans une ancienne caserne de SS. Un grand nombre d’entre nous sont mortes, après la libération du camp, du typhus, d’une nourriture inadaptée ou de manque de soins. Je pense que beaucoup auraient pu être sauvées, mais ce n’était pas une priorité. Heureusement, des prisonniers de guerre français venus d’un stalag proche, parmi lesquels il y avait un médecin, ayant appris qu’il y avait des Françaises parmi les déportés, nous ont apporté leur secours. Les autorités françaises, elles, n’ont décidé de nous rapatrier en France que plus d’un mois après. Voulait-on rapatrier en priorité les prisonniers de guerre, qui étaient internés depuis cinq ans? S’agissait-il d’une forme de quarantaine, en raison du typhus? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que si ma sœur n’est pas morte là-bas, c’est parce que j’étais là pour m’occuper d’elle. Les prisonniers de guerre sont rentrés directement; nous avons mis cinq jours pour regagner la France, entassés dans des camions. L’indifférence des autorités françaises était, déjà, tout à fait extraordinaire. Et puis nous sommes arrivées en France. Ce qu’avaient subi les juifs, l’extermination de la plupart d’entre eux ne suscitait aucun intérêt. En revanche, mon autre sœur, déportée comme résistante à Ravensbrück, a été fêtée. Elle était une héroïne – ce qui n’est pas contestable –, on s’intéressait à elle, on l’interrogeait sur la Résistance, sur ce qui s’était passé au camp. Peut-être était-ce une façon pour les gens de s’approprier la Résistance? Nous? Ce n’était même pas la peine d’essayer de parler: on nous coupait la parole! On changeait de sujet. Certains, quand ils voyaient le tatouage que j’ai toujours sur le bras, disaient: «Ah bon, il y en a encore, des juifs? On croyait qu’ils étaient tous morts…» Et pour nos proches, il était trop douloureux de parler de tout cela. Nous racontions des choses effroyables, ils voyaient dans quel état nous étions revenues; pour eux qui nous aimaient, c’était insupportable. Ça l’est d’ailleurs toujours, soixante ans après. Une de mes belles-sœurs a été déportée, quand nous voulons en parler, nous nous voyons toutes les deux. N. O. – Il y aurait eu deux types de déportation? L’une valeureuse, celle des résistants, l’autre presque honteuse, celle des juifs? S. Veil. – C’est vrai que c’était très différent. Les résistants s’étaient battus contre les nazis. Ils avaient pris de grands risques. Souvent ils avaient été torturés. Les juifs avaient été déportés pour la seule raison qu’ils étaient nés juifs. Cette attitude vis-à-vis d’eux a duré longtemps. Dans les années 1970, j’ai participé à un colloque à la Sorbonne sur l’existence des chambres à gaz, en réponse aux négationnistes. On m’a demandé d’y prendre la parole. L’historien en charge du colloque était réticent, mais Mme Ahrweiler, qui était à l’initiative de cette manifestation, a insisté pour que j’intervienne. Au moment de la rédaction des 26 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. actes du colloque, ledit historien m’a fait savoir que mon discours ne figurerait pas parmi les contributions des historiens, mais seulement en annexe. Stupéfaite d’un tel mépris, j’ai refusé. Dans le même temps, on s’intéressait aux témoignages et aux archives des bourreaux, les SS. Mais on refusait de s’intéresser à ceux des victimes, qui n’étaient pas jugées crédibles. N. O. – Les temps ont changé... S. Veil. – Oui. Mais la mémoire est parfois bien tardive… La Roumanie, l’Albanie viennent seulement de reconnaître le génocide. Les Slovènes ont demandé au Musée d’Auschwitz qu’on appose une plaque commémorative dans leur langue. Depuis la chute du mur de Berlin et l’implosion de l’Union soviétique, dans tous ces pays de l’Est, dont étaient originaires le plus grand nombre des victimes de la Shoah, les juifs retrouvent une identité qui avait été étouffée. Et la mémoire de la Shoah fait désormais partie de cette identité. N. O. – A quoi sert cette mémoire? Et que veut dire «devoir de mémoire»? S. Veil. – Je n’aime pas beaucoup cette expression. En ce domaine, la notion d’obligation n’a pas sa place. Chacun réagit selon ses sentiments ou son émotion. La mémoire est là, elle s’impose d’elle-même – ou pas. Il existe – si elle n’est pas occultée – une mémoire spontanée: c’est celle des familles. Il y a quelques années, quand j’étais au ministère de la Santé, j’ai eu connaissance de travaux de recherche sur le très faible taux de natalité dans certains pays d’Afrique. La seule explication, donnée sans certitude, était que les femmes, habitées par la mémoire de l’esclavage, limitaient spontanément le nombre des naissances. C’est cela aussi, la mémoire: ce qui revient sans que l’on sache comment, parce que c’est là, au plus profond de soi. Autre chose est le devoir d’enseigner, de transmettre. Là, oui, il y a un devoir. N. O. – Qu’est-ce que cela veut dire pour vous: «plus jamais ça»? S. Veil. – «Plus jamais ça», c’est ce que disaient les déportés. Nous avions très peur de disparaître tous et qu’il n’y ait aucun survivant pour raconter cette tragédie. Il fallait que certains survivent pour pouvoir dire ce qui s’était passé et qu’il n’y ait plus jamais de semblable catastrophe. Aujourd’hui, à chaque accident, ou même pour des faits divers, on proclame «plus jamais ça», à tout propos et sans aucun discernement. Plus que le négationnisme, le danger, c’est qu’on compare des situations qui n’ont rien à voir. C’est-à-dire la banalisation. N. O. – La mémoire peut-elle empêcher la reproduction du crime? S. Veil. – Pas vraiment. L’expérience l’a montré: au Cambodge comme au Rwanda. Et pourtant, il faut continuer à parler, non pas tant du camp, de ce que nous avons vécu, mais de ce qui fait la spécificité de la Shoah: je veux parler de l’extermination systématique, scientifique, de tous ceux qui dès l’arrivée au camp devaient disparaître, parce qu’ils étaient trop jeunes, trop âgés, parce qu’il n’y avait plus de place pour eux, ou tout simplement parce que l’idéologie nazie avait décidé que tous les juifs devaient être éliminés. Oui, il faut que cela soit su. Il y a encore tant de gens qui ne savent pas. Et il est si difficile de concevoir que cela ait pu se passer en plein xxe siècle, dans un pays si fier de sa culture. Simone Veil est ancien ministre, présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah. 27 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Henri Borlant, déporté à 15 ans, survivant : «Maman chérie, il paraît que nous partons en Ukraine...» Un drôle de nom, Beznos. Ça veut dire «sans nez». Un nom venu du plus profond d’une Russie disparue, où Hersch, né le 16 juillet 1875, à Porokw, a un jour épousé une belle jeune fille aux yeux clairs, Sarah, sa cadette de quatre ans, née à Rachkow, en Bessarabie russe. Henri est leur petit-fils. Aujourd’hui, c’est un jeune homme de 77 ans qui s’appuie sur une table de classe, dans un collège de la grande couronne parisienne. Devant lui, des adolescents qui le regardent comme le vestige d’un temps évanoui. Il lui faut prendre une grande respiration avant de se lancer dans cet exercice si étrange qui consiste à raconter, à dire, encore, les mots de l’horreur qu’il a vécue il y a soixante ans, quand il avait leur âge: 15 ans. Sarah et Hersch, commerçants au marché Biron des puces de Clignancourt, ont été arrêtés le 11 février 1943, conduits à Drancy, puis expédiés à Auschwitz par le convoi n° 49 du 2 mars. En raison de leur âge, ils ont vraisemblablement été gazés dès leur arrivée. Ils ne savaient pas que dans ce même camp d’Auschwitz-Birkenau avaient déjà été conduits leur fils, Albert, leurs petits-enfants, Denise, Bernard et Henri. Henri est le seul aujourd’hui qui puisse dire ce qui s’est passé. Les autres, les grands-parents, le père, la sœur, le frère, sont morts à Auschwitz. Il retire son chandail. Défait les boutons de sa chemise. Retrousse la manche, et montre les chiffres bleus qui affleurent: 51055. Il avait donc 15 ans quand on lui a piqué la peau pour y faire pénétrer l’encre. On l’a rasé. Les cheveux, les poils sous les bras, le pubis. Et l’anus aussi. Ce qui était étrange, car il n’était qu’un môme à la peau toute lisse, toute fraîche, qui venait d’être arraché à sa mère. Un môme qui ne s’était jamais mis tout nu devant personne, et pour qui, au-delà de la peur, l’humiliation ressentie ce jour-là reste toujours aussi intolérable. Arrêté dans le Maine-et-Loire, où la famille avait reçu l’ordre de se replier en 1939, le petit Parisien de la rue du Château-des-Rentiers était devenu un gamin de la campagne. Le père était resté tailleur à domicile. Les enfants livraient les vêtements à bicyclette, à travers la campagne aux pentes douces. Dans le jardin, on élevait des poules et des lapins. On faisait les vendanges. Henri, à l’école chez les curés, avait fait sa communion et sa confirmation. Au cou il portait trois médailles pieuses, accrochées à une chaîne d’argent. C’était la guerre, mais cela ressemblait au bonheur. Tout le monde ou presque avait oublié que les Borlant étaient juifs. Ils se croyaient français. Ils l’étaient. Jusqu’à ce 15 juillet 1942 où des camions de la gendarmerie française, flanquée de gestapistes en civil, sont venus arrêter tous ceux qui avaient entre 15 et 50 ans. Ils ont laissé les petits et le père, trop âgé, disaient-ils. Ils ont embarqué les aînés et la mère. Quelques jours plus tard, ils ont ramené la mère à la maison et pris le père. Allez comprendre… Puis ce fut le wagon plombé. Henri Borlant se souvient qu’ils essayaient, son père, son frère et lui, de ne jamais se lâcher la main. Denise était dans un autre wagon, avec les femmes. A un arrêt, par une fente dans une planche, il a vu passer sa sœur, occupée à une corvée d’eau. C’est la dernière fois qu’il l’a vue. Dans la puanteur du wagon, sur une feuille arrachée à son agenda de poche, il a écrit un petit mot à sa mère. «Maman chérie, il paraît que nous partons en Ukraine pour faire les moissons. Bon courage, nous reviendrons bientôt. Je t’embrasse.» Il a serré la feuille autour d’une pièce de monnaie, enroulé le tout d’un élastique et balancé sa lettre dehors. Un cheminot l’a trouvée. La mère l’a reçue. Mais Henri, pas plus que ses compagnons de voyage, ne partait travailler en Ukraine. D’Auschwitz-Birkenau, il a tout connu. Il a vu arriver – et disparaître – les juifs venus de tous les pays d’Europe, les Grecs, les Hongrois, les Néerlandais… Un jour, on lui a pris ses trois petites médailles, qu’il avait 28 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. réussi à soustraire aux fouilles. Il a connu le froid, la faim, le sadisme et parfois la solidarité. Il s’est dit qu’il était «déraisonnable de penser que l’on pouvait survivre». Et pourtant il a tenu et il a survécu près de trois ans. Le camp a été évacué. Henri Borlant est passé par Oranienburg-Sachsenhausen, puis Buchenwald. Il s’est retrouvé dans un Kommando à Ohrdruf. Il a déchargé les morts au crématoire. Et travaillé à la cantine des SS. Et puis il s’est évadé, juste avant la libération du camp par les Américains. Un boucher allemand l’a caché, au milieu des bottes de foin. Quand il a raconté aux premiers soldats américains qu’il venait d’Auschwitz, et ce que c’était, il s’est demandé s’ils ne le prenaient pas pour un «ahuri». Il est revenu à Paris, il a retrouvé sa mère, dont les cheveux étaient devenus tous blancs. Elle a bien vu qu’il revenait seul. Le commerce des grands-parents avait été aryanisé. Au camp, Henri Borlant avait appris le yiddish. Sa mère n’aimait pas son accent, frotté de polonais. Chaque fois qu’il essayait de raconter, à table, il se trouvait toujours quelqu’un pour l’interrompre. «Du genre: "Passe-moi le sel, Sarah"…» Alors longtemps il s’est tu. Lui qui était devenu incapable d’écrire trois mots d’affilée autrement qu’en phonétique s’est passionné pour «les Nuits» de Musset, «Andromaque» et «Bérénice». Malgré ces trois années passées dans les camps, malgré la pauvreté de ce qui lui restait de famille, malgré la tuberculose qui l’a rattrapé, il est devenu médecin. Parce que son histoire ne lui avait pas laissé le choix, il s’est senti juif. Il a aussi décidé de devenir un homme heureux. Après Auschwitz, rien ne pourrait lui résister. Quand ces collégiens de 2005 qui l’écoutent bouche bée lui demandent s’ils peuvent photographier son tatouage pour leur exposé, il déboutonne sa chemise. Gentiment, il leur fait remarquer qu’ils ne doivent pas se mettre face au soleil, s’ils veulent que la photo soit bonne. Agathe Logeart 29 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Pierre Masse, sénateur, avocat, Gazé en octobre 1942 : il avait cru en Pétain Dans les allées du parc thermal, les hépatiques coloniaux et les curistes mondains, dont le désastre n’a pas troublé les papotages, ne prêtent aucune attention à cet homme déjà âgé qui n’a pas l’air d’un flambeur et qui se dirige pourtant vers le casino. C’est Pierre Masse, sénateur de l’Hérault. Il appartient au groupe de la gauche républicaine. Nous sommes le 10 juillet 1940 à Vichy. C’est au casino que, vers 14 heures, le Parlement, députés et sénateurs confondus, doit se réunir pour voter les pleins pouvoirs à Pétain. Les nervis de Doriot sillonnent Vichy en tractions avant pour intimider les récalcitrants. Non loin de là, à Clermont-Ferrand, le général Weygand a rassemblé les débris de l’armée française et fait planer la menace d’un coup de force. A Moulins, les tankistes de Guderian laissent tourner leurs moteurs… Pierre Masse croise Léon Blum et échange avec lui quelques mots. Il attend de lui un conseil ou un réconfort. Mais Léon Blum est silencieux et préoccupé. Il ne contrôle plus la SFIO, il sent son parti prêt à accepter la mise à mort de la République. Un peu plus loin, Pierre Masse jette un coup d’œil chez Chantecler, un restaurant à la mode. Il y aperçoit des diplomates attablés avec des séides de Laval, d’élégantes jeunes femmes déjà conquises par les nouveaux maîtres et cette engeance de courtisans avides qui sort de son trou à chaque changement de régime. Pierre Masse se passera de déjeuner. Avec sa barbiche blanche et son feutre à bord roulé il est l’image de la IIIe République, avec ses grandeurs et sa faiblesse. Issu d’une famille juive de Strasbourg qui a choisi la nationalité française en 1871 après l’annexion de l’Alsace par l’Allemagne, ancien combattant de 1914, décoré de la médaille militaire et de la Légion d’honneur, il est écrasé par la défaite. Républicain modéré, il se méfie de Laval. Durant les jours précédents, il a tenté de s’opposer au maquignon auvergnat qui guette le pouvoir en alternant cajoleries et menaces. Mais il ne se méfie pas de Pétain. Pierre Masse entre aussi désorienté que ses amis politiques dans ce casino entouré de gardes mobiles en uniforme noir où la République moribonde espère un miracle en jouant sa dernière carte. Mais le croupier s’appelle Pierre Laval, et on n’a aucune chance quand le croupier triche. Dans la salle étouffante, la voix des derniers défenseurs de la légalité républicaine est couverte par les huées des tribunes où vocifèrent camelots du roi et ligueurs de tout poil. Les résultats du vote sont écrasants: 569 pour le projet imposé par Laval, 80 contre et 17 abstentions. La majorité des socialistes et des radicaux ont rejoint les conservateurs pour livrer la France à Pétain. Parmi eux, Pierre Masse, qui croit, malgré ses doutes, que Pétain incarne la France. Docteur en droit, civiliste de premier plan, grand avocat d’assises, il est habitué à respecter les dignités et les institutions. Et puis Pétain, il le connaît bien, et il l’admire. Il a siégé à ses côtés au Conseil supérieur de la guerre lorsque Paul Painlevé l’a nommé, en 1917, sous-secrétaire d’Etat chargé de la justice militaire. Lorsque Vichy promulgue en octobre 1940 les lois sur le statut des juifs, il s’adresse dans une lettre à Pétain: «Monsieur le Maréchal, j’ai lu le décret qui déclare que les Israélites ne peuvent plus être officiers, même ceux d’ascendance française. Je vous serais obligé de me faire dire si je dois aller retirer leurs galons à mon frère, sous-lieutenant au 36e régiment d’infanterie, tué à Douaumont en avril 1916; à mon gendre, sous-lieutenant au 14e régiment de dragons portés, tué en Belgique en mai 1940; à mon neveu, Jean-Pierre Masse, lieutenant au 23e colonial, tué à Rethel en mai 1940. Puis-je laisser à mon frère la médaille militaire gagnée à Neuville-Saint-Vaast, avec laquelle je l’ai enseveli? Mon fils Jacques, souslieutenant au 62e bataillon de chasseurs alpins, blessé à Soupir en juin 1940, peut-il conserver son galon? Suis-je enfin assuré qu’on ne retirera pas rétroactivement la médaille de Sainte-Hélène à mon arrière-grand-père?...» Un défi ou une plainte? Croit-il encore ouvrir les yeux à ce chef militaire qu’il a estimé? Quand on lui demande de signaler au bureau du 30 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Sénat qu’il est juif, Masse écrit à Pétain : « Il n’y a pas de "juif" au Sénat.Ne font partie de cette assemblée que des citoyens français, quelle que soit leur religion. » Pierre Masse reprend son métier d’avocat. Lorsque le conseil de l’ordre décide, en juillet 1941, d’exclure ses membres «appartenant à la communauté juive», Pierre Masse et son collègue Eugène Crémieux déposent auprès du bâtonnier Charpentier une lettre de protestation. Une lettre en termes mesurés. «Masse et Crémieux partageaient le légalisme commun aux Israélites français, particulièrement aux membres les plus représentatifs de cette communauté, écrit Robert Badinter. A la loi, même injuste, même odieuse, chacun doit se soumettre. Non point par crainte mais par un esprit civique poussé à l’extrême, chez ces Israélites qui se voulaient exemplaires dans la Cité.» (1) Pierre Masse est arrêté et interné à Drancy en compagnie de 50 avocats juifs. Il est déporté le 30 septembre 1942 à Auschwitz, où il est gazé peu après son arrivée. Il avait pourtant consacré sa vie au travail, à la famille et à la patrie. François Caviglioli (1) «Un antisémitisme ordinaire», Fayard. 31 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Georgy Halpern, 8 ans, arrêté par Barbie, gazé à Auschwitz : la vie fauchée des enfants d’Izieu La première photo a été prise à Vienne, en Autriche, en 1936. Georgy a 6 mois. Il est dans les bras de sa maman. Trois ans plus tard, le même petit garçon sourit à l’objectif de son papa. Il porte une culotte à bretelles, à la mode autrichienne. On est en 1939. Georgy vit maintenant en France, et la guerre va bientôt éclater. Après, les adresses inscrites au dos des documents n’arrêtent pas de changer: 1941, photo de Georgy tenant la main d’un camarade dans le parc du château de Chaumont, à Mainsat, Creuse; 1942, dessin de Georgy pour sa maman, fait à Lodève, Hérault; 1943, Georgy à Montpellier; 1943, Georgy à Izieu, dans l’Ain, avec un groupe d’enfants. C’est l’une des dernières images que l’on a de lui. De son sourire et de ses yeux rieurs. Ces documents, les parents de Georgy les ont soigneusement conservés dans une petite boîte en carton. N’ayant jamais pu admettre le massacre de leur unique enfant, ils ont pendant des années publié des avis de recherche dans le monde entier. A leur mort à Haïfa, en Israël, en 1989, Serge Klarsfeld, le «tombeur» de Barbie, la récupérera in extremis, juste avant que des ouvriers qui faisaient des travaux ne la jettent. «Georgy, c’est un peu moi», dit celui qui, avec «le Mémorial des enfants juifs déportés de France», s’est fixé la mission de donner un visage aux 11000 enfants juifs raflés sur le sol français de 1942 à 1944, le plus souvent avec l’aide de la police de Vichy. Moins de 100 sont revenus. La boîte est sur le bureau. Une fois encore, Serge Klarsfeld l’ouvre. Il y a là l’itinéraire, de Vienne à Auschwitz, d’un enfant qui, parce qu’il était juif, n’a pas trouvé dans une Europe devenue démente un seul endroit, si petit, si caché soit-il, qui lui aurait assuré la vie sauve. Julius Halpern, le père de Georgy, est né le 6 juin 1905, à Lemberg, en Pologne. A Vienne, où il est dentiste, il rencontre Sérafine Friedmann. Ils se marient le 18 août 1929. Georgy naît le 30 octobre 1935. En mars 1938, c’est l’Anschluss: Hitler envahit l’Autriche, et le pays ratifie massivement son rattachement à l’Allemagne. Les Halpern n’ont peut-être pas lu «Mein Kampf», mais ils savent vite à quoi s’en tenir. En moins d’un an, 60000 juifs fuient l’Autriche. Julius et Sérafine décident de s’installer à Paris, en France. Au pays des droits de l’homme… Mais l’histoire est à leurs trousses. Elle ne les lâchera plus. Aujourd’hui, il est difficile de reconstituer les périples de ces vies massacrées. Sérafine aurait pu donner des précisions, mais le chagrin l’écrasait. «J’aurais aimé vous parler, écrit-elle en 1986 à Beate Klarsfeld, qui lui a rendu visite en Israël. Mais comme vous avez vu, c’était impossible. Chaque fois que le sujet est Georgy, je ressens un craquement dans mon cœur et je ne peux plus prononcer un seul mot.» A quoi bon des dates, d’ailleurs? On les connaît. Dès l’automne 1939, les Halpern sont internés, comme toutes les familles allemandes et autrichiennes. Leur tort: être citoyens d’un pays ennemi – qui les a chassés. En octobre 1940, le statut des juifs instauré par Vichy autorise les préfets à interner les «étrangers de race juive». Les Halpern se retrouvent avec Georgy dans le camp de Rivesaltes, près de Perpignan. Quatre hectares balayés par le vent, plantés de baraques insalubres où s’entassent des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants affamés. Rivesaltes, comme Gurs (Pyrénées-Atlantiques) et Les Milles (Bouches-du-Rhône), deviendra l’antichambre de Drancy et d’Auschwitz quand, en juillet 1942, Vichy s’engage à livrer à l’occupant 10000 juifs de la zone libre. Laval, qui ne veut pas s’encombrer de soucis, insiste auprès de Berlin pour qu’on embarque les enfants avec les parents. Comment les Halpern réussissent-ils, à ce moment-là, à échapper à la déportation? Sans doute ont-ils déjà quitté Rivesaltes. On sait que Julius a été intégré à un groupement de travailleurs étrangers (GTE) et que Sérafine, malade, a été envoyée au sanatorium de l’Espérance, à Hauteville, Ain. Quant à Georgy, on a l’attestation de sa libération, en date du 11 novembre 1942. Ce jour-là, Sabine Zlatin, infirmière de la Croix-Rouge qui, dans quelques mois, va créer la Maison d’Izieu, réussit à faire sortir 12 enfants de l’enfer. Commence une période d’errance. Georgy change de lieu de résidence au gré des menaces que les Allemands, qui désormais occupent aussi la zone sud, font peser sur les homes de l’Œuvre de Secours aux Enfants, l’OSE (voir encadré). Mais qu’importe… Il est libre maintenant: il court dans les champs, fait 32 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. de la bicyclette, va se baigner. Surtout, il a encore ses parents, lui. Un papa et une maman, c’est beaucoup en 1942 pour un enfant juif. Il sait où ils sont. Il peut leur écrire, leur envoyer des dessins, les couvrir de millions de baisers, leur demander de lui envoyer des «culautes et des chausseittes». Un jour, il va même, avec Julius, visiter Sérafine à Hauteville. A Izieu, où il arrive en mai 1943 avec une vingtaine d’enfants regroupés par Sabine et Miron Zlatin, Georgy est le seul qui reçoit des lettres de ses deux parents. Les autres font des cauchemars. Ou plus rarement des rêves, comme Liliane Gerenstein, 10 ans. «Faites revenir mes parents, écrit-elle à Dieu, en mars 1944. Mes pauvres parents, protégez-les (encore plus que moi-même) que je les revois le plus tôt possible, faites-les revivre encore une fois.» Les parents de Liliane sont déportés le 20 novembre 1943. Mais Liliane, comme Georgy, comme Arnold ou Théo, les deux grands de la colonie, comme le docteur Suzanne Reifman… oui, ces 44 enfants et ces 7 adultes réfugiés à Izieu, en ce printemps 1944, peuvent encore être sauvés. Il ne reste plus que quelques mois à tenir avant la fin de la guerre. Qui aurait l’idée d’aller les traquer dans cet endroit isolé, au fin fond de l’Ain, de les arracher à cette belle maison plantée au-dessus du Rhône où l’on rit, où l’on fait des confitures et des dictées, où, un soir de Noël, les enfants ont joué une saynète pour le sous-préfet Wiltzer, qui, de la ville voisine de Belley, veille sur eux, jusqu’à sa mutation en mars 1944? Qui? Klaus Barbie, chef de la Gestapo de Lyon, le 6 avril 1944, à 9 heures du matin avec des soldats de la Wehrmacht. Ce jour-là, Sérafine a écrit à son fils. La lettre lui est revenue le 10: «Le destinataire n’a pu être atteint.» A cette date, Georgy est déjà à Drancy. Trois jours plus tard, avec 34 autres enfants et 4 éducatrices d’Izieu, il monte dans le convoi 71, destination: Auschwitz. Il est gazé dès son arrivée. Christine Mital N. B. Serge Klarsfeld a consacré un livre particulier à Georgy Halpern, intitulé «Georgy. Un des 44 enfants de la Maison d’Izieu» (association les Fils et Filles des Déportés juifs de France, 32, rue La Boétie, Paris8e). Il faudrait aussi pouvoir lire « le Voyage sans retour des enfants d’Izieu », par Catherine Chaine (Gallimard, 1994). A quand une réédition ? «Sans oublier les enfants...» Sur les 76000 juifs déportés de France (69000 à Auschwitz), et dont 2500 seulement reviendront, on compte 11000 enfants. Presque tous assassinés dès leur arrivée au camp. C’est à la demande de Pierre Laval que les enfants de moins de 16 ans sont déportés en même temps que leurs familles. A partir de l’été 1942, quand les enfants juifs sont arrêtés sur l’ensemble du territoire, certains évêques catholiques et l’Eglise protestante font connaître leur indignation. Des filières de sauvetage d’enfants juifs sont mises en place. Des enfants sont cachés sous de fausses identités dans des institutions religieuses. Des organisations juives, comme l’OSE (Œuvre de Secours aux Enfants) ou les Eclaireurs israélites de France, travaillent avec la Cimade (Comité Inter-Mouvements auprès des Evacués). Des villages entiers, comme celui du Chambon-sur-Lignon, se mobilisent. Certains enfants sont cachés, d’autres acheminés par petits groupes vers la frontière suisse. 33 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Charlotte Delbo, communiste, résistante, rescapée : «Ils ignoraient qu’on prît le train pour l’enfer...» C’est une jeune femme brune aux yeux verts assise sur un banc, dans un square de Buenos Aires. Ce dimanche de septembre 1941, elle lit le journal «la Razon» pour avoir des nouvelles de France. Près de trois mois déjà qu’elle a embarqué sur le «Bagé», à Lisbonne, au côté de Louis Jouvet, dont elle est la secrétaire. Le patron et toute la troupe se sont lancés dans une rocambolesque tournée en Amérique du Sud, pendant que la France est occupée par les nazis. Charlotte Delbo a suivi. A Paris, Georges Dudach, son mari, communiste, fait de la Résistance. Il rédige des tracts, fait passer la ligne de démarcation à ses camarades. Louis Aragon et Elsa Triolet, dont il était le passeur, se sont fait prendre du côté de Loches. Georges, son amour, risque sa vie, et elle, elle est ici, si loin de ce combat qu’elle partage, elle qui est entrée dans les Jeunesses communistes à 19 ans... Les mots, dans le journal, la poignardent. André Woog, leur copain architecte, arrêté en avril par la police française en possession de tracts antinazis, vient d’être guillotiné. Guillotiné! Charlotte Delbo court vers l’hôtel Alvear, où loge Jouvet. C’est décidé: elle rentre. Jouvet fait tout pour la retenir: «Folle! Tu veux vraiment te faire prendre? Reste. Tu vas te jeter dans la gueule du loup.» Jouvet a raison. Le 2 mars 1942, à midi et demi, cinq policiers des brigades spéciales font irruption dans le petit appartement parisien où Georges et elle habitent sous un faux nom. Partout des tracts, des transcriptions de Radio-Londres et Radio-Moscou que Charlotte rédige pour les «Lettres françaises» de Jacques Decour. Un ami résistant, caché dans la salle de bains, parvient à s’échapper par la fenêtre. Le 23 mai, Georges est fusillé au mont Valérien. Ce matin-là, un soldat est venu chercher Charlotte dans sa cellule. Il lui a dit: «Habillez-vous, madame, si vous voulez voir votre mari – encore…» Oui, elle voulait. Dans une cellule de la Santé, dans cette prison où ils étaient tous deux détenus, ils se sont touchés pour la dernière fois. Pour la dernière fois, elle a serré le corps tiède et doux de son amour, qui se tient droit comme un arbre, ce matin plein d’oiseaux. Elles sont 230 femmes dans le wagon qui quitte Compiègne le 24 janvier 1943. Beaucoup sont communistes et résistantes. Les maris de 45 d’entre elles ont été fusillés. Il y a Danielle Casanova et Marie-Claude Vaillant-Couturier. Il y a Muguette et Viva, Mariette et Poupette, Mado, Carmen, Simone… Jakoba a enroulé autour de ses jambes un manteau de loutre démodé. Un baril à goudron sert de tinette. Heureusement, il gèle, et son contenu ne se répand pas sur la botte de paille qui sert de litière. Et puis il y a Charlotte, qui voit tout, sent tout, enregistre tout. A Châlons-sur-Marne, elle entend un cheminot qui chuchote, le long du wagon plombé: «Ils sont battus. Ils ont perdu Stalingrad. Vous reviendrez bientôt. Courage, les petites.» Alors, les «petites» chantent «la Marseillaise». A tuetête. Jusqu’à Auschwitz, où les wagons s’ouvrent, en ce matin du mercredi 27 janvier 1943. C’était donc ça, «la gueule du loup». Au bout de six mois, il n’y a plus que 57 survivantes sur les 230. Au bout du bout, vingt-sept mois plus loin, après Auschwitz, puis Ravensbrück, 49 survivront. Charlotte Delbo a mis vingt ans à publier «Aucun de nous ne reviendra» (1), qu’elle avait pourtant écrit d’un jet aussitôt après la libération des camps. Elle voulait être sûre que c’était de la littérature. C’est son amie Claudine Riera-Collet qui a retapé le texte: «Si elle le faisait elle-même, elle avait peur de retrouver ses cauchemars. Je ne savais pas que ses cauchemars, c’était moi qui les aurais.» La peur et le sang. La soif et le typhus. L’oreille d’une déportée rongée par un rat. Le bébé mort au visage déjà noir que tient dans ses bras sa mère tsigane. Le médecin qui cherche des ventres de femmes encore en bon état pour ses expériences… Dans les années 1960, Charlotte Delbo a acheté une maison de campagne dans le Loiret. C’était une ancienne gare. Le guichet est devenu le placard à vaisselle. De la billetterie, elle a fait sa chambre. Là, devant les fenêtres où passaient autrefois les rails, elle a répandu des tonnes de terre. Elle a planté des fleurs. Fines, fragiles, nuées blanches et rose pâle, dociles au souffle du vent. On les appelle des «désespoir du peintre». Agathe Logeart (1) Premier volume de la suite «Auschwitz et après» (Editions de Minuit), d’où est extrait le titre de cet article, tiré du poème en prose «Rue de l’Arrivée, rue du Départ». 34 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Jean Lemberger, résistant FTP-MOI, survivant : «Nous n’irons pas à la mort comme des moutons à l’abattoir» D’abord, il y a eu la rue Mathis. A six dans une pièce. David et Guitele, avec leur nichée: Stefa, l’aînée, et puis Nathan et les deux petits, Serge et Jean. Le soir, dans le petit logement du 19e arrondissement de Paris, on déroule les matelas. L’eau est sur le palier. Communistes, les Lemberger ont fui la Pologne, où le Parti est clandestin. Ils ont voulu échapper à la misère et à l’antisémitisme. Là-bas, David, boulanger, avait été interné dans un camp. Il avait connu les coups, les brimades. La fille était pourchassée par la police. La France de 1936 a bien voulu les accueillir comme réfugiés politiques. Mais ils n’ont pas de permis de travail. Qu’importe! C’est le temps des cerises aux oreilles, des manifs enrubannées de drapeaux rouges (1). Stefa, aujourd’hui, se souvient encore des chants révolutionnaires qu’elle entonnait en polonais, sous les applaudissements des ouvriers. «Pour nous, la France, c’était le pays de la fraternité…» Un an plus tard, ils emménagent près de la Nation, rue des Immeubles-Industriels, c’est presque le paradis. La langue commune est le yiddish ou le polonais. C’est un peu le shtetl reconstitué. La guerre d’Espagne enthousiasme ce petit peuple de bannis qui croit dur comme fer aux lendemains qui chantent. L’appartement des Lemberger ouvre ses portes aux juifs polonais qui passent par Paris pour rejoindre les Brigades internationales. Ils se sont mis à la confection. Une vieille machine à coudre est leur bien le plus précieux. Jean est le seul qu’on envoie à l’école. A 12 ans, mêlé aux gamins du primaire, il est malheureux comme les pierres. Humilié, au fond de la classe, avec ses jambes trop longues, coincées sous un pupitre trop petit, et ce fichu accent dont tout le monde se moque. Quand Serge tombe malade, il le remplace devant la machine à coudre. La vraie vie, croit-il, peut enfin commencer. Mais en 1939 tout se détraque. La République espagnole capitule. Le pacte germanosoviétique déboussole la famille. Trois frères de Guitele sont expulsés vers la Pologne, en vertu d’un décret pris par le gouvernement Daladier. Dès que la guerre éclate, des juifs allemands de la rue des Immeubles-Industriels sont internés. Les mesures antijuives se succèdent. Les Lemberger sont touchés au cœur. «Nous, les quatre enfants, dit Stefa, on s’est tout de suite engagés, sans attendre l’appel du Parti.» La MOI (Main-d’Œuvre immigrée), avec sa sous-section juive, est faite pour eux. Jean entre dans le mouvement, comme son pote, son voisin, Marcel Rayman, qui sera fusillé quelques années plus tard avec le groupe Manouchian. Les héros de l’Affiche rouge (2). Au début, Jean confectionne des petits tracts antiallemands («Chassons l’occupant»), en bidouillant des lettres de caoutchouc découpées dans des pneus de vélo. Très vite, on va passer aux choses sérieuses. Ses deux frères Nathan et Serge sont arrêtés et conduits au camp d’internement de Beaune-la-Rolande. Ils s’évadent. Mais Guitele y reconduit Serge, croyant bien faire: elle pense que les premiers déportés vers l’Allemagne seront installés dans les meilleurs camps… Nathan rejoint la Résistance. Jean, lui, a 17 ans quand les gendarmes français le conduisent à Drancy, le 20 août 1941. Miraculeusement libéré au bout de trois mois, il a perdu 27 kilos. Et déjà tout compris. «Ce n’est qu’un début. Les Allemands veulent notre perte. Il va falloir se défendre. Non, nous n’irons pas à la mort comme des moutons à l’abattoir.» Pour Jean, il n’y a pas d’autre choix que la lutte armée. Désormais, il fait partie – au sein des FTP-MOI – de ceux que les nazis appellent des «terroristes». Les «actions» lui tordent le ventre. «C’est tellement dur de tuer quelqu’un – même un Allemand – quand on n’est pas un bandit…» Attaques de convois, grenades lancées dans les lieux fréquentés par les Allemands, meurtres ciblés d’officiers: les FTP-MOI harcèlent l’occupant. La police française et la Gestapo sont aux trousses de ces gamins au courage insensé qui risquent chaque jour leur vie. La veille de la grande rafle du Vel’ d’Hiv’, le 16 juillet 1942, Jean sait ce qui va se passer. Des informations ont filtré de la Préfecture de Police: cette fois, les femmes et les enfants seront 35 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. arrêtés et déportés. Comment croire que l’on va envoyer des bébés en Allemagne «pour travailler»? Dans une course éperdue, Jean tente de prévenir ces juifs que l’on va emmener à la mort, il en est sûr, et les convaincre de quitter leurs logements. Bien peu le croient. Et puis, aller où? Le 16 juillet, 9000 agents de la police française entassent 12000 personnes – dont 4000 enfants – dans les autobus verts à plate-forme de la TCRP (Transports en Commun de la Région parisienne). L’étau se resserre sur les FTP-MOI. La clandestinité de Jean s’achève le 22 avril 1943, alors qu’il regagne sa planque, boulevard Soult. Il a été donné par une copine juive de la rue des Immeubles-Industriels, une rouquine qu’il verra quelques jours plus tard papoter tranquillement avec des policiers des Renseignements généraux, pendant que, rue des Saussaies, on torture des résistants. Jean est déporté au Struthof, en Alsace annexée, le seul camp de la mort situé en France et doté d’une chambre à gaz. Classé «Nacht und Nebel» (Nuit et Brouillard), il est détenu successivement dans une vingtaine de prisons allemandes, avant d’arriver, en janvier 1944, à Auschwitz. Par deux fois il est sélectionné pour la chambre à gaz. Par deux fois il est épargné au dernier moment. Quand Jean a été libéré, il ne pouvait dormir que par terre, enroulé dans une couverture. Il devait se nourrir au biberon. Serge aussi a été déporté à Auschwitz et en est revenu. Nathan, lui, a été fusillé pour tentative d’évasion: il avait réussi à dévisser une planche du wagon qui le menait à Auschwitz. L’oncle Adolf n’est jamais revenu de Buchenwald. On n’a jamais revu la tante Léa, la cousine Jacqueline, pas plus que l’autre oncle, Charles, sa femme Gisèle, et leurs deux enfants, Daniel et Jeannot. Les parents Lemberger, leur fille Stefa et son mari Marcel Skurnik, leur petite fille Paulette ont survécu. Après la guerre, Jean et Serge ont monté un atelier de confection à Paris. Ils sont morts au début des années 1990, à un an d’intervalle. Agathe Logeart (1) L’histoire de la famille Lemberger a été racontée dans «Heureux comme Dieu en France», par Gérard Israël (Robert Laffont, 1975). (2) «Le Sang de l’étranger. Les immigrés de la MOI dans la Résistance», par Stéphane Courtois, Denis Peschanski et Adam Rayski (Fayard, 1989). 36 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Auschwitz : Les anges exterminateurs Le grand psychiatre n’était qu’un enfant quand ses parents ont été raflés à Bordeaux. Ils ont disparu à Auschwitz. Lui-même arrêté, il a réussi à s’enfuir. Soixante ans après, cette expérience continue de nourrir sa réflexion sur le nazisme. Et sur la nature humaine... J’avais 6 ans et demi quand, une nuit, j’ai été arrêté par des inspecteurs français portant des lunettes noires. Les policiers m’ont poussé vers la porte où des soldats allemands constituaient avec leurs fusils une haie qui orientait vers des camions. La rue était barrée. Le silence et l’ordre régnaient. Un inspecteur a dit qu’il fallait m’éliminer parce que plus tard je deviendrais un ennemi de la société. J’ai appris cette nuit-là que j’étais destiné à commettre une faute qui méritait une mise à mort préventive. Soixante ans plus tard, je pense que ce policier a dû éprouver un merveilleux sentiment d’ange exterminateur. En participant avec tant de compétence à une série de coups de filet qui ont tué 1645 adultes et 239 enfants sur les 240 raflés, il a obéi à un ordre moral. On peut tuer des innocents sans éprouver de culpabilité quand l’obéissance est sacralisée par la culture. La soumission déresponsabilise le tueur puisqu’il ne fait que s’inscrire dans un système social où l’assujettissement permet le bon fonctionnement. Ce qui compte dans ce cas, c’est l’objectif et non pas la relation. Et même le mot «obéissance» désigne des sentiments différents selon le contexte où il est prononcé. Quand deux personnes s’affrontent, celui qui obéit éprouve un sentiment de défaite. Tandis que le simple fait d’appartenir à un groupe ennoblit l’obéissance, puisque celui qui se soumet donne le pouvoir à sa communauté grâce à sa subordination. Quand l’âme du groupe, un dieu, un demi-dieu, un chef ou un philosophe, propose un merveilleux projet d’épuration, c’est au nom de l’humanité que la personne obéissante participe au crime contre l’humanité. Dès l’âge de 6 ans, il m’a fallu comprendre que ce qui gouverne un groupe ne correspond pas toujours à ce qui gouverne les individus qui composent ce groupe. Chaque soir, dans la synagogue de Bordeaux transformée en prison, un soldat venait s’asseoir près de moi pour me montrer une photo de sa famille. Je ne comprenais pas ses mots mais je sentais clairement qu’il avait besoin de parler de ses proches et de son petit garçon qui, d’après ses gestes, avait mon âge et me ressemblait. Plus tard, j’ai vu ce gentil papa frapper à coups de crosse les enfants qui ne se dirigeaient pas assez vite vers les wagons à bestiaux de la gare Saint-Jean. Quand cet homme venait, le soir, me parler de son fils, il répondait à un besoin d’affection. Quand ce soldat poussait les enfants vers les wagons scellés, il obéissait à une représentation théorique qui récitait les slogans du demi-dieu que sa collectivité vénérait. Depuis ce jour, la récitation des certitudes m’alarme et la vulnérabilité des hommes m’attendrit. Dès l’âge de 6 ans, il m’a fallu comprendre que mes geôliers se soumettaient avec ravissement, afin de participer à un triomphe. Aujourd’hui, je pense que peu de personnalités sont capables d’échapper à une pression culturelle qui apporte tant de bénéfices: l’affection des siens, l’estime de soi, la griserie de l’appartenance et la noblesse d’un projet moral épurateur fondé sur une croyance en une surhumanité. C’est délicieux d’être gouverné par un demi-dieu, ça déresponsabilise, ça supprime l’angoisse. Quand le «moi» est fragile, le «nous» sert de prothèse et les hommes d’appareil aiment grimper l’échelle des valeurs qui leur sont imposées. Leur facilité à apprendre les récitations, leur aptitude à faire marcher le système et leur art de la relation les placent rapidement en haut de l’échelle, quelle qu’elle soit. Ce qui compte pour eux et provoque leur bonheur, c’est de grimper. Le moindre doute briserait leur rêve d’une société épurée. Seul un traître peut remettre en cause un si beau projet. Cette heureuse affiliation engage les personnalités conformistes dans une relation perverse, où l’emprise sur l’autre et sa disparition se programment au nom du Bien. Dans tout génocide, le tueur se sent innocent puisqu’il transcende le massacre et, en cas de défaite, explique qu’il n’a fait qu’obéir. Le 37 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. soumis-triomphant ne se pense pas comme une personne, mais comme un rouage, ce qui provoque sa fierté. A la Libération, de Gaulle a été accueilli au Grand Hôtel à Bordeaux. On m’a demandé de lui offrir un bouquet de fleurs. La nuit, un milicien s’est infiltré afin d’assassiner le Général. L’homme a été attrapé et lentement lynché, un coup de poing par-ci, un coup de crosse parlà. Il est mort, tué par mes libérateurs, des hommes que j’admirais. Ce jour-là, il m’a fallu comprendre que l’ambivalence est au cœur de la condition humaine et que la vengeance aussi est une soumission au passé. Le processus qui permet d’exterminer un peuple sans éprouver de sentiment de crime est toujours le même. En voici la recette: d’abord, il faut le désocialiser afin de le rendre vulnérable. Personne n’a protesté quand une des premières lois de Pétain a décrété la réquisition des vélos des avocats juifs. Ce n’est pas grave, entendait-on, tant qu’on respecte les personnes. Mais dans une société dépourvue d’essence et de voiture, un homme sans vélo ne peut plus travailler. Puis il convient de parler de ce groupe humain en employant des métaphores animales: «des rats qui polluent notre société», «des vipères qui mordent le sein qui les a nourries»… Quand on arrive enfin à la démarche administrative signée par un représentant du demi-dieu ou énoncée à la radio par un porte-parole du maître, il devient possible de mettre à mort ce peuple sans éprouver de culpabilité car «ce n’est pas un crime tout de même d’éliminer des rats»! Surhommes dérisoires soumis à des demi-dieux absurdes, les nazis ont provoqué une déflagration mondiale, un massacre inouï pour une bagatelle idéologique, une théorie navrante. Ils ont cru à une représentation incroyable, ils ont récité des fables riquiqui où ils se sont donné un rôle grandiose. Le panurgisme de ces moutons intellectuels leur a offert une brève illusion de grandeur. Ils avaient besoin de haine pour légitimer et exalter leur programme délirant, car dans le quotidien c’est la banalité et la soumission qui caractérisaient leur projet. Mais, n’y a-t-il que les nazis pour fonctionner ainsi? Boris Cyrulnik 38 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Joseph Bialot, 81 ans. Gosse de Ménilmontant, juif rescapé des camps, ce commerçant est devenu auteur de polars sur le tard. Et il a attendu aujourd'hui pour raconter sa captivité. Le pyjama rayé Par Marc SEMO Libération, mardi 30 novembre 2004 Au milieu des photos d'enfants et petits-enfants ornant les murs de son bureau, au fond de l'appartement, est accroché un grand cadre aux couleurs passées. Un garçon en costume marin et une fillette en robe rose y posent fièrement avec une couronne de laurier sur la tête et un livre à la main. «C'est tout ce qui restait après le pillage de notre logement ; la concierge l'a sauvé et nous l'a rendu après la guerre», explique le petit homme volubile au visage creusé. Né juif polonais puis devenu un vrai gosse de Menilmuche, cet autodidacte qui a dû arrêter l'école peu après le «certif» a toujours aimé ce chromo de distribution des prix. Il symbolise un monde qui n'est plus, celui d'une communale qui intégrait aux valeurs de la République, ces mômes «yid», «rital» ou «polak» de «Babelville» comme il appelle ce Belleville atteint par la spéculation immobilière et disparu sous les pelleteuses. Devenu écrivain sur le tard après des vies mouvementées, reconnu depuis un quart de siècle comme l'un des maîtres du polar français avec le succès du Salon du prêt à saigner, Joseph Bialot habite désormais près de la Muette un bel appartement lumineux, avec des toiles de peintres naïfs haïtiens sur les murs. Mais il a gardé la nostalgie d'un «yiddishland révolutionnaire» aux couleurs de la France, un monde d'ouvriers juifs vivant dans le culte de la Commune et du prolétariat mondial. Il n'en reste pas beaucoup, des copains d'école de Joseph Bialobroda, son nom polonais qu'il transforma après guerre. Léon a été fusillé par les nazis avec le groupe des résistants communistes immigrés FTP-MOI de Manouchian. Communiste lui aussi, Isidore fut guillotiné en 1942 dans la cour de Fresnes. Alex est mort à Auschwitz, comme le père et le frère d'Esther, sa grande amie d'enfance. C'est d'ailleurs l'histoire d'un copain de copain ramassé mourant et amnésique par des GI qui inspire son dernier livre la Station Saint-Martin est fermée au public, le second consacré aux camps. Il lui aura fallu près de soixante ans pour arriver à écrire sur l'horreur vécue dans sa chair. Lui-même est un ancien «pyjama», comme on dit dans le jargon des ex, en référence à l'uniforme rayé des déportés. «Je pète le feu, mais à l'intérieur je suis mort», explique Bialot, désormais octogénaire, qui ne s'est laissé abattre ni par les camps, ni par un cancer jugulé depuis quinze ans, ni par des problèmes coronariens qui lui valent un quadruple pontage. Gosse choyé, il plongea dans l'horreur en juillet 1944. Réfugié à Grenoble et militant dans un mouvement de résistance juive communiste, jugé «insuffisamment sportif» pour faire partie de l'organisation de combat, il est arrêté au hasard d'un contrôle. On le déshabille. A 21 ans, il est happé par la machine de mort nazie. «On ne se remet jamais d'avoir vu ce qu'aucun humain ne devrait voir», explique-t-il. Mais Auschwitz est toujours là, pour lui comme pour les autres survivants. En témoigne les suicides de Primo Levi ou du poète Paul Celan, qui furent parmi les rares à réussir à raconter l'univers concentrationnaire. A peine libéré, il se mit à écrire lui aussi, deux gros manuscrits qu'il brûla peu après. Alors, il décida de faire semblant de vivre à défaut de pouvoir oublier. Deux numéros restent tatoués sur son bras. Il sourit : «Je les joue toujours au Loto, sans jamais avoir réussi à gagner.» 39 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Ses deux parents et sa soeur ont aussi miraculeusement réussi à survivre. La petite entreprise familiale de tricot redémarre. Il demande sa naturalisation et l'obtient, mais il lui faut faire son service militaire. Lors de son incorporation, le capitaine lui lance : «Encore un nom à coucher dehors avec billet de logement polonais.» Il se marie et lance, avec sa femme, sa propre affaire. Deux beaux garçons naissent. C'est un bonheur tranquille, bien que toujours hanté : «Dès que j'entendais parler des camps, les cauchemars revenaient.» L'annonce du cancer de sa femme, qui meurt dix ans plus tard, à 39 ans, fracasse tout. Il est terrassé de plus en plus souvent par des crises de tachycardie. Un cardiologue, lui-même ancien déporté, lui dit : «Ce n'est pas ton coeur qui est malade, mais ta tête.» Le rescapé s'allonge sur le divan alors que Mai 68 secoue le pays. «Je devais aussi faire les comptes avec une mère qui m'avait surcouvé, coupant ma viande jusqu'à mes 18 ans et m'interdisant d'aller à la piscine, de peur que je me noie», raconte-t-il avec humour. Sa psychanalyse dure neuf ans. Il décide de l'arrêter un 27 janvier, qui est aussi le jour de sa libération d'Auschwitz. Joseph Bialot a finalement quitté le lager à 54 ans. Toujours, il avait voulu étudier. Il s'inscrit en psycho à Vincennes, où le bac n'est pas nécessaire. Il rêve d'écrire aussi depuis que, tout môme, dans les camps de vacances des «faucons rouges» des Jeunesses socialistes, il tenait le journal mural. Sa deuxième femme l'y encourage. Profitant d'un arrêt maladie, il jette sur le papier un polar dans les milieux de la confection dont les héros s'appellent Trotski, Staline et Zinoviev. C'était comme un jeu, mais il réalise que l'histoire tient quand même la route. Il retravaille le texte, change le nom de ses héros et seul le tueur Jossip garde le prénom de Staline. Il envoie le manuscrit à la Série Noire. Trois semaines après, il reçoit un coup de téléphone. On le félicite et on lui annonce que le livre sera bientôt publié. Salué par le grand prix de littérature policière 1978, le Salon du prêt à saigner devient aussitôt un classique du genre. Depuis, il n'a plus arrêté d'écrire. Vingt-six livres en tout, tournant de plus en plus près autour de l'essentiel. «Je me suis longtemps retenu, trop de choses ont été écrites sur les camps et trop souvent en vain», explique Joseph Bialot. Après ses deux premières tentatives d'après-guerre, il jette sur le papier en 1979 le récit halluciné des neuf jours qu'il passe dans le hangar de Birkenau, avant la première sélection où les SS décident de qui va mourir tout de suite et qui plus tard. Une éructation célinienne contre Céline et autres collabos, un hurlement de rage, impublié et impubliable. Près de vingt ans plus tard, il revient à la charge, conscient qu'il est en train de «terminer les prolongations». Il écrit d'un seul jet en quatre mois et dans un état second. «C'est en hiver que les jours rallongent.» Un regard grinçant, clair parce que sec sur son voyage au bout de l'horreur. D'emblée, comme dans son nouveau livre, il se situe au niveau des plus forts témoignages sur l'univers concentrationnaire. Il n'a rien oublié «des remugles des corps vivants en décomposition, des effluves de peur, de famine, de désespoir». Chaque après-midi de cinq à sept, il s'enferme devant son ordinateur. «J'ai la mort aux trousses», constate-t-il lucidement. Le temps presse et il déborde d'idées. Un livre sur le Belleville des années 30 qui doit bientôt sortir. Un recueil de nouvelles qu'il a appelé 8 Grammes 20 de cholestérol, avec son goût habituel pour les titres chocs. A cela s'ajoutent un scénario et une bonne demi-douzaine d'autres projets. Pour l'avoir si souvent côtoyée, la mort ne lui fait pas peur. «Dieu a donné, Dieu a repris et le fisc garde le reste», dit Joseph Bialot en citant une vieille blague juive. 40 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Fragments d'Anne-Lise Comment être analyste après Auschwitz? Pierre Vidal-Naquet a lu Anne-Lise Stern. Par Pierre VIDAL-NAQUET jeudi 21 octobre 2004 (Liberation) Anne-Lise Stern a quatre-vingt-trois ans, est psychanalyste, et, comme juive a été déportée, il y a soixante ans, à Auschwitz, d'où elle est revenue, via Raguhn et Theresienstadt au début de juin 1945. Elle était allemande, et n'était juive qu'au regard d'autrui, suivant le mot de Sartre. Elle avait commencé sa médecine en France et même changé de «langue maternelle» ; elle est devenue française et affronte chaque jour son passé. Avant de lire ces textes fascinants (et ce mot n'est pas un anglicisme pour passionnants, même s'ils le sont aussi), lisez pour vous mettre en condition la belle introduction mieux qu'une préface de Nadine Fresco (historienne) et Martine Leibovici (philosophe). L'une a été la biographe de Rassinier, l'autre est l'auteur d'un livre sur Hannah Arendt. On est entre l'Allemagne hitlérienne et la France, et le récit est analyse. A Mannheim, en Allemagne, le père d'Anne-Lise était un psychiatre, conseiller municipal socialiste. Après une première arrestation, il a l'intelligence, au sortir de la prison, de fuir en France avec sa femme Käthe et sa fille dont le prénom était alors allemand : Anneliese. Le nom d'Anne-Lise Stern m'est familier depuis 1969. Elle avait adressé une réponse cinglante et sanglante à deux psychanalystes qui, sous le pseudonyme d'André Stéphane, avaient publié un Univers contestationnaire qui se voulait un dévoilement de mai 1968. Elle évoque le SS qui disait à une juive qui transmettait cette évidence : «La guerre est finie» : «Comment, tu es juive et tu mens par-dessus le marché !» Nous étions en mai 1945. Si Anne-Lise Stern use parfois de ce qu'elle appelle la «phrasure lacanienne» elle a été analysée par Lacan , c'est extrêmement rare et toujours accessible même au béotien que je suis. Qu'il s'agisse du voyage, de la survie à Auschwitz, de l'arrivée à Theresienstadt cette ville-piège que «le Führer avait offerte aux Juifs» mais qui est effectivement, en avril 1945, l'antichambre de la liberté , le livre d'Anne-Lise Stern atteint les sommets de la littérature concentrationnaire, Primo Levi, Ravensbrück de Germaine Tillion, le Grand Voyage et Quel beau dimanche de Jorge Semprun ; il rejoint parfois Shoah de Claude Lanzmann. Auschwitz est un lieu où le réel était venu, selon la formule de Piera Aulagnier, «télescoper le fantasme». L'illusion dura peu, mais elle exista. Arrivée à Auschwitz, Anne-Lise voit deux silhouettes gris-vert qui longeaient le chemin, une femme en uniforme, de grands cheveux châtains flottant sur l'épaule, et un jeune SS. La fille roulait des hanches et levait le menton vers lui en riant. Ils ne se «donnaient pas le bras, mais tout de même, cela ne pouvait être des bourreaux puisqu'ils ressemblaient à des amoureux». Et, peu après, on lit : «Et aussitôt, ce furent des hurlements indescriptiblement sauvages.» Ce récit a été fait souvent, mais peut-être pas au point de plonger le lecteur dans la «terreur magique» que je ressens en le lisant. 41 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Tout survivant à un camp d'extermination peut se considérer être considéré non comme un privilégié. Anne-Lise a côtoyé ce que Primo Levi appelle la «zone grise» ; il s'en est fallu de peu qu'elle devienne Blockowa. Elle n'est pas seulement analyste, sachant jouer tout comme une autre de «l'objet a», elle est un écrivain. Ecoutons-la décrire une petite Lauferin, détenue employée à porter des messages : «Dans ses yeux se superposaient de façon poignante la malice, la fierté d'une enfant qui détient une responsabilité au-dessus de son âge et une détresse de pauvre petit animal.» Etre et ne pas être analyste après avoir été à Auschwitz sont également impossibles. Entre ces deux impossibilités, Anne-Lise Stern a su trouver un chemin. Anne-Lise Stern Le Savoir-Déporté. Camps, histoire, psychanalyse Seuil, «La Librairie du XXIe siècle», 335 pp., 22 €. Les révoltés d'Auschwitz jeudi 07 octobre 2004 (Liberation) L'Europe organise tous les dix ans de grandes cérémonies commémoratives de la lutte contre le nazisme : soixantième anniversaire du débarquement en Normandie, du soulèvement de Varsovie, de la libération de Paris... Aujourd'hui est une date marquant un événement n'ayant aucun équivalent dans l'histoire de cette lutte contre le totalitarisme : la révolte du Sonderkommando, à Auschwitz. Ce soulèvement, le 7 octobre 1944, dont les «acteurs» avaient la conscience de s'engager dans un combat perdu d'avance et ce fut un échec n'a pas bouleversé le système concentrationnaire ni le processus d'extermination industriel à Auschwitz. Mais l'événement est considérable : cette révolte a été organisée par les «témoins» directs de la Shoah, avec la volonté évidente de transmettre au «monde extérieur» l'information de ce qui se passait à Auschwitz. Des témoins qui ne voulaient pas mourir sans se battre contre les Allemands (il y eut deux survivants, et des messages manuscrits furent enterrés dans des récipients métalliques près des fours crématoires). Commémorer la révolte du Sonderkommando aura aujourd'hui une signification précise pour tous ceux qui luttent, dans leur vie quotidienne, contre le totalitarisme : on a toujours raison de se révolter. Un détenu d'Auschwitz, témoin du 7 octobre hors de la zone des crématoires, dira plus tard : «On a eu l'impression que l'angoisse reculait, que nous avions grandi d'une tête.» Ambroise Perrin (Association Jean Samuel Primo Levi), Strasbourg 42 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Art Spiegelman, 56 ans, auteur de BD new-yorkais. Après la Shoah et «Maus», il s'est inspiré du 11 septembre, dont il a été témoin. Des souris et des tours Par Pascale NIVELLE vendredi 27 août 2004 Le dessin s'anime, voici Art Spiegelman en trois dimensions, la clope au bec, mèche sur l'oeil, en gilet noir et chemise blanche. Tombé des cartoons qui ont fait le tour du monde avec Maus. Cette histoire de sa famille, rescapée d'Auschwitz, mêlée à de pénibles relations pèrefils, fut un succès planétaire. Douze ans plus tard, Art Spiegelman dédicace de grands livres noirs : A l'ombre des tours mortes, sa deuxième grande oeuvre. Encore une histoire personnelle, perdue dans le chaos de l'histoire. Le 11 septembre 2001 à 9 h 15, Art et Françoise, citoyens de Manhattan, cherchent leur fille Nadja partie le matin au lycée. C'est le départ d'un récit enchevêtré, pessimiste, entre politique et psychanalyse, qui s'achève en septembre 2004, avec la convention républicaine. Un déluge de bottes de cow-boy s'abat sur Ground zero. Le cauchemar continue. Cet art de mêler l'intime au cataclysme, et le texte au dessin, n'appartient qu'à lui. «Il part de l'histoire individuelle la plus anecdotique et lui donne une dimension universelle. Je ne connais pas beaucoup de gens capables de cette différence de focale», dit Benoît Peeters, l'ami dessinateur. «Le désastre est ma muse», dit souvent Art Spiegelman. Encore faut-il être spectateur de l'Apocalypse, ce qui n'arrive pas souvent. La Shoah a façonné son enfance «il a fallu que j'entre à l'université pour comprendre que tous les parents ne hurlaient pas la nuit» et a été son premier sujet, une torture pendant treize ans. La foudre Ben Laden, tombée à deux pas de son appartement de Soho, le deuxième. Après ses parents, Art Spiegelman, né entre deux exils à Stockholm, est entré dans le monde des survivants. Son père, accablé par la culpabilité des rescapés, s'est tu. Lui parle, écrit, dessine : «Un rien me déstabilise, un tuyau bouché ou un retard à un rendez-vous et je panique comme si le ciel me tombait sur la tête, explique-t-il en introduction des Tours mortes. Fuir le nuage toxique m'a laissé chancelant sur cette ligne de faille où l'histoire du monde et l'histoire personnelle se télescopent. Cette intersection dont me parlaient mes parents, quand ils me répétaient que je devais toujours tenir ma valise prête.» Quand le monde s'apaise à sa porte, Art Spiegelman vacille. Il divorce du New Yorker, qui lui ouvrait ses pages trop lisses, tourne en boucle sur Maus, «j'ai cru que j'étais poursuivi par une souris de 250 kg, je me voyais devenir une sorte d'Elie Wiesel de la BD», somnole dans son studio sur des tentatives de fictions : «Pour moi, c'est comme de jouer au tennis sans filet. "Quelque part dans un motel de l'Illinois..." Non, "quelque part dans un hôtel de Miami..." Comment choisir ? J'ai besoin de tangible, de proximité, de m'insérer dans le matériau que je travaille. Je suis peut-être trop égomaniaque.» Un égocentrique qui ne sait parler de lui que sur une planche à dessins. Dans Maus, il a raconté le frère inconnu, mort pendant la guerre, l'enfance dans le Queens, sa vocation pour les cartoons dès 7 ans, «moyen d'échapper à mes parents», et le suicide de sa mère, vingtcinq ans après les camps... Inutile de chasser davantage sur ses terres. Retranché derrière 43 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. ses verres de myope, Art Spiegelman lâche des ronds de fumée, «je ne suis pas sûr de vivre assez longtemps pour que la cigarette me tue», et des bulles de BD, «dessiner une planche me prend un mois, j'accumule les couches de pensées», bottant en touche avec un magnifique sourire. Maître dans l'art de l'esquisse, de l'esquive. Cela n'empêche pas d'évoquer Françoise (sa femme française, directrice artistique du New Yorker) et ses angoisses chroniques (si souvent dessinées) comme si nous étions de vieux amis, et de confier : «Je suis un multiphrène, un schizophrène en pire. Dans ma tête, il y a celui qui doute, le génie, le juif errant... c'est comme un gang.» Sa fille de 17 ans rêve de devenir romancière, il est inquiet. Son jeune fils fait de l'aïkido, il est inquiet. Sa famille forme son socle. C'est avec Françoise Mouly qu'il a créé et dirigé Raw, une revue de BD underground qui a déniché de nombreux talents, c'est elle aussi qui lui a permis d'accoucher de cette célèbre Une du New Yorker en septembre 2001, deux tours noires sur fond noir. Son loft et à deux pas, son studio où il a classé une fabuleuse collection de cartoons, complètent son cadre. Dehors, tout est menaçant. «Venant d'où il vient, il a construit une cellule familiale heureuse, sans problème. Et la BD a joué un rôle magnifique de reconstruction», explique Benoît Peeters. Art Spiegelman, drogué de travail, explique sa sédentarité cocoonière par une mise aux arrêts sanitaire : «A New York, je suis prisonnier chez moi à cause de la cigarette.» Il ouvre un troisième paquet : «J'ai essayé d'arrêter un an, à la naissance de ma fille. Cela a été mon travail de l'année. Je n'ai rien pu faire d'autre.» Il a commencé à fumer à 20 ans, à l'hôpital psychiatrique, après la mort d'Anja, sa mère. Effet positif du 11 septembre, chez cet hyperanxieux : «J'ai compris pourquoi les juifs n'ont pas quitté l'Allemagne après la nuit de Cristal. New York est ma vie. J'étais un cosmopolite déraciné, je suis devenu un cosmopolite enraciné.» Art Spiegelman, confiné dans la branchitude de son milieu, aime la France qui le lui rend bien. Il possède un appartement à Paris et songe parfois à l'exil, avec une nostalgie de NewYorkais fortuné. Sans s'inquiéter des démons qui reprennent la Vieille Europe. «L'antisémitisme ici ? Je ne me sens pas menacé. Chaque population a ses fous. Chez moi, la moitié des électeurs ont l'intention de voter Bush !» Début septembre, il s'est invité à la convention de New York avec un faux nez de journaliste. Pour approcher, «au moins une fois, un foutu républicain», dans un déluge de bannières étoilées : «Ces drapeaux, cela me fait penser à l'ail accroché aux portes pour chasser les vampires.» Lui, vétéran des comités antiVietnam, porte le signe de la paix. Epinglé à l'envers «comme le pavillon d'un bateau qui coule» : «Avec Françoise, après le 11 septembre, on a voulu faire fabriquer les mêmes, mais toutes les machines étaient occupées à en fabriquer avec le drapeau américain. On a attendu six semaines.» Après la convention, il s'attellera à un nouveau projet, un secret. Peut-être Israël, qu'il compte visiter dans l'année. Retour à Soho, à la planche à dessins. Aux doutes, à l'angoisse. Il raconte l'histoire de ce sculpteur qui dit à son bloc de marbre : «Sois un nez, sois un nez !» Son ciseau chute sur un chat, qui est pris dans du ciment frais. Le lendemain, une belle fille tombe en admiration devant le chat mort, ignorant ses sculptures. «Tous les jours, je dis à ma page blanche, confie Art Spiegelman, sois une planche, sois une planche ! C'est une torture.» L'art est difficile, et Art aussi. 44 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Mgr Lustiger représentera le pape à Auschwitz Le Monde, 11.01.05 LE CARDINAL Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, a été désigné par le pape, samedi 8 janvier, pour le représenter le 27 janvier, lors des cérémonies du soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau. Cette désignation revêt un caractère symbolique. Né en 1926, issu d'une famille juive d'origine polonaise, converti au catholicisme à l'âge de 14 ans, Jean-Marie Lustiger se trouvait à Orléans pendant la guerre, mais sa mère, restée seule à Paris, fut arrêtée en 1942, déportée à Auschwitz et assassinée. Une partie de la famille paternelle de celui qui devint, en 1981, archevêque de Paris, puis cardinal, a également péri à Auschwitz- Birkenau. Mgr Lustiger ne s'est rendu qu'une fois dans l'ancien camp de concentration, en 1983, accompagné de Mgr Albert Decourtray, son ami, archevêque de Lyon décédé. Une trentaine de chefs d'Etat seront présents le 27 à Auschwitz : « Ce soixantième anniversaire de la libération du camp, a-t-il déclaré à l'AFP, s era le dernier qui sera célébré par des survivants. » Auschwitz : douloureuse mission pour le cardinal Lustiger (A.F.P.), lundi 10 janvier 2005. Le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris, assumera "une mission pour les autres" en représentant le pape le 27 janvier aux cérémonies du 60e anniversaire de la libération par l’armée rouge d’Auschwitz-Birkenau (Pologne). Mgr Lustiger pense que le pape l’a choisi comme envoyé spécial "parce que je suis directement, personnellement, touché par cet anniversaire étant donné que ma mère y est morte et une grande partie de ma famille paternelle également". "Ce n’est pas simplement un rôle diplomatique", explique cet homme de 78 ans, issu d’une famille juive d’origine polonaise et qui a choisi de se convertir au catholicisme à 14 ans. "C’est une mission à remplir pour les autres, pour marquer le souvenir de cet événement qui traverse toute l’histoire du monde et de l’Occident en particulier". "Cela me paraît important, parce que ce n’est pas simplement un crime horrible du passé mais aussi un risque que les hommes courent toujours, celui de sombrer dans les mêmes errements. Mettre en garde, ce n’est pas inutile. Le fait d’y emmener des gens, c’est peut être pour leur montrer jusqu’où peut aller la haine quand les hommes se laissent guider par la haine ou par le mépris", explique t-il. Pour lui, l’importance de cet anniversaire réside dans "le passage à l’histoire", car "ce soixantième anniversaire sera le dernier qui sera célébré par les survivants. Pour le 70ème anniversaire, les témoins ne seront plus là". II souligne la présence de trois anciens déportés parmi les personnalités qui prendront la parole durant les cérémonies. Le polonais Wladyslaw Bartoszewski, ancien ministre des Affaires étrangères, est "une personnalité extrêmement forte et courageuse, chrétien convaincu et ami du pape" qui appartenait à une organisation qui tentait de sauver des juifs (Zegota). Simone Veil prendra également la parole ainsi que le responsable tzigane allemand Romani Rose. Les relations entre chrétiens et juifs, qui ont pris une tournure nouvelle depuis le concile de Vatican II, se sont encore approfondies ces dix dernières années, avec le voyage du pape à Jérusalem en 2000 et la repentance des évêques de France à Drancy le 30 septembre 1997, reconnaissant le silence de l’Eglise de France face à l’antisémitisme et aux déportations de juifs. "L’essentiel, c’est que dans un effort de vérité sur le passé, en reconnaissant les faits, les errements et les erreurs, le respect mutuel, l’estime et la confiance sont établis entre l’église catholique et les juifs", estime le cardinal. "Le pape a oeuvré pour que cela puisse être totalement clair et acquis, ce qui est le cas aujourd’hui". Quelque dix mille personnes, dont une trentaine de chefs d’Etat et de gouvernement, sont attendues le 27 janvier aux cérémonies organisées en Pologne. De 1940 à 1945, environ 1,1 million de juifs de toute l’Europe ont été assassinés à Auschwitz-Birkenau, ainsi que plus de 200.000 personnes de diverses nations dont 85.000 Polonais non-juifs, 20.000 Roms et 15.000 Soviétiques. Le 60e anniversaire de la libération des camps au programme des TV 45 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. PARIS (AFP) - mardi 11 janvier 2005, 15h46 A l'instar de la chaîne privée TF1, qui diffusera les 25 et 26 janvier le film de Laurence Rees "Auschwitz, la solution finale", les chaînes publiques se mobilisent pour marquer le 60e anniversaire de la libération des camps de la mort. Le 27 janvier, une grande cérémonie du souvenir organisée par les autorités polonaises et diffusée en Mondovision à partir d'une captation polonaise fêtera le 60e anniversaire de la libération des camps d'Auschwitz-Birkenau. Pour se démarquer des chaînes concurrentes, TF1 devrait proposer un document sur Simone Veil évoquant son passage au coeur du site de l'horreur. Responsable des opérations spéciales, Jean-Claude Narcy a personnellement contacté celle qu'il connaît de longue date pour lui demander ce témoignage. Le journaliste a d'ailleurs prévu de signer luimême la réalisation de ce reportage-portrait qu'il devrait insérer dans l'émission spéciale du 27 janvier, entre 14 heures et 16 h 30. Le rendez-vous de la Une sera épaulé par cinq envoyés spéciaux et trois invités. Jean-Claude Narcy et Charles Villeneuve ont choisi de piloter le programme en direct depuis Paris. En ouverture, un reportage est également prévu pour décrypter le fonctionnement de ces camps de la mort. France 2 consacrera le 27 janvier une journée spéciale à cet anniversaire avec des reportages dans ses différents journaux, une émission spéciale à 13h50 où d'anciens déportés juifs et résistants viendront témoigner en plateau, et la retransmission en direct à partir de 14h30 de la cérémonie internationale à Birkenau. De son côté, France 3 met à son programme le 12 janvier, à 23h15, une édition spéciale de l'émission "Culture et...dépendances" de Franz-Olivier Giesbert, avec notamment en plateau Simone Veil, ancienne déportée à Auschwitz. La chaîne franco-allemande ARTE proposera également des programmes spéciaux du 21 au 27 janvier, avec notamment la diffusion en quatre parties du téléfilm de Martin Chomsky, "Holocaust", les 24, 25, 26 et 27 janvier à 20h45. L'émission de Laure Adler "Permis de penser" sera consacrée le 21 janvier, à 23h15, au prix Nobel de littérature Imre Kertesz, tandis que la chaîne diffusera le 25, à 22h15, un documentaire dans lequel le réalisateur Samuel Fuller se souvient des premières images tournées pour la libération du camp de Falkenau en 1943. La chaîne France 5 entamera le 23 janvier une série d'émissions sur le même thème avec "Auschwitz, le monde savait-il ?" (23 janvier, 16h05), suivi notamment, le 1er février, à 14h40, de "Médecin d'Hitler, un destin tragique". Sur les sites france2.fr, france3.fr et france5.fr, des informations complémentaires et des forums accompagneront la diffusion des films documentaires. Consacré à la mémoire et à l'enseignement de la Shoah, le site (education.france5.fr/shoah) proposera à partir du 15 janvier une exposition virtuelle: "L'album d'Auschwitz". Sur le câble et le satellite, la chaîne TV5, destinée aux francophones de l'étranger, annonce également une programmation spéciale du 24 au 28 janvier, avec la retransmission des cérémonies officielles en direct de Birkenau, le 27 janvier, de 14h30 à 16h30, et une émission spéciale, enregistrée au Mémorial de la Shoah de Paris, le même jour, de 22h30 à 00h00. Enfin, l'écrivain et cinéaste Marek Halter sera l'invité de Philippe Gildas dans l'émission de Paris Première "Vous prendrez bien un peu de recul !", le 23 janvier, à 19h05. 46 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. La libération d'Auschwitz sur FranceTélévisions FranceTélévisions se mobilise pour l'occasion. "La télévision en orchestrant le débat sur des sujets sensibles et douloureux le canalise. Alors que le racisme, l'antisémitisme et le négationnisme renaissent, notre responsabilité devient encore plus forte. Nous devons faire oeuvre pédagogique", a souligné le PDG de FranceTélévisions, Marc Tessier. Le coup d'envoi de cette mobilisation sera donné par France 3 le 24 janvier avec la diffusion intégrale de "Shoah" (mot signifiant "anéantissement" en hébreu), film de Claude Lanzmann qui dure 9 heures et demi. Connu et primé dans le monde entier, vu par près de 100 millions de spectateurs, ce film n'avait jamais été diffusé sur une chaîne hertzienne française. Il sera à l'antenne le 24 janvier à partir de 20h50. Pour la libération en mai du dernier camp de Dachau, la chaîne diffusera "Les survivants" de Patrick Rotman, après le film de David Teboul, "Simone Veil, une histoire française", à l'antenne le 29 janvier. Ce 29 janvier, France 3 proposera une programmation exceptionnelle des régions. France 2 a prévu de diffuser le magistral film d'Alain Resnais "Nuit et brouillard". La chaîne publique couvrira par ailleurs les cérémonies en Pologne du 60ème anniversaire de la libération d'Auschwitz. Plus de 40 reportages seront diffusés dans les différentes éditions d'information. Le magazine "Face à l'image" consacrera plusieurs numéros à l'évènement. "Contre Courant" s'intéressera à la découverte du camp d'extermination par les Alliés avec un documentaire, "L'horreur vue du ciel". En fiction, la chaîne publique diffusera "Un amour à taire" de Christian Faure, "Une vie en retour" de Daniel Jeanneau. Elle proposera par ailleurs le documentaire "Auschwitz: la preuve oubliée" de Lucy Parker et "La force du juste", ou l'histoire du banquier britannique Nicholas Winton qui a permis le sauvetage de 669 enfants juifs. France 5 a prévu une série de documentaires parmi lesquels "Paroles d'étoiles" ou "Le temps n'efface rien" de Thomas Gilou. De son côté, RFO prépare une émission spéciale sur les conditions des noirs dans les camps nazis. 47 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Neuf films pour représenter Auschwitz LE MONDE | 13.01.05 La Bibliothèque nationale de France présente, sous le titre "Filmer Auschwitz - Filmer à Auschwitz" neuf films, français et polonais, réalisés entre 1948 et 2004, qui évoquent la réalité de ce camp, et, pour la plupart d'entre eux, le processus d'extermination des juifs, dont Auschwitz sera, tardivement, devenu le symbole. La diversité esthétique de ces œuvres, pour la plupart d'une grande valeur, appelle deux constats. Il y a d'abord le problème particulier posé au cinéma par la Shoah : soit l'effacement quasi total des traces du processus dont on veut rendre compte. Cet effacement suscite précisément une variété des formes, qui sont autant d'interrogations sur la représentation d'une telle absence. Et puis on ne saurait a priori condamner en soi tel ou tel genre ou méthode ; la seule pertinence d'une œuvre qui se confronte à un tel sujet réside dans sa capacité à faire pressentir l'insondable secret de ce qui n'aura jamais existé que sous le regard des bourreaux et des victimes. On dénombre quatre fictions dans cet ensemble. La Dernière Etape (1948), de Wanda Jakubowska, fut la première réalisée sur les lieux mêmes, décrivant une réalité fortement orientée par le parti pris idéologique de la réalisatrice, qui y fut internée comme résistante communiste. Sous les auspices du réalisme, de la reconstitution et de l'héroïsation, cette fiction classique, dont des extraits n'en seront pas moins utilisés ultérieurement comme des archives par moult documentaires, témoigne sans doute davantage de l'entrée dans la guerre froide que de la réalité objective d'Auschwitz. Tel n'est pas le cas de La Passagère, d'Andrzej Munk, film inachevé de cet immense réalisateur polonais, qui confronte, dans l'après-guerre, une tortionnaire et sa victime sur un transatlantique, occasionnant un retour en arrière en images qui met en porte-à-faux le discours lénifiant de l'ancien bourreau. Cette foi dans la capacité de l'image à faire preuve sera tout à fait abandonnée dans Voyages (1999), d'Emmanuel Finkiel, et dans La Petite Prairie aux bouleaux, de Marceline Loridan, qui auront pris acte à la fois de la monstrueuse spécificité du génocide juif et de l'impossibilité de sa reconstitution. Ici et là, des personnages de rescapés se confrontent à l'effacement du passé, à l'oubli du temps présent, à la banalisation muséographique du camp, à la douleur du souvenir. Du côté du documentaire, la parole est donnée aux rescapés, qu'il s'agisse d'Auschwitz, l'album de la mémoire (1984), d'Alain Jaubert, ou de C'est en hiver que les jours rallongent (2004), de François Chayé, qui tissent chacun à sa manière un lien fructueux entre la parole du témoin et l'image d'archive. UNE VISITE AVEUGLE Dans cette même catégorie se trouvent les trois films les plus passionnants, qui évoquent la question centrale du recouvrement de la réalité. Images du monde et inscriptions de la guerre (1988), d'Harun Farocki, se demande, à partir d'une photographie aérienne d'Auschwitz prise par l'aviation américaine en 1944, pourquoi les chambres à gaz visibles sur cette photo n'ont pas été considérées. Un vivant qui passe (1979-1997), de Claude Lanzmann, lui apporte pour ainsi dire une réponse circonstanciée, en montrant comment un homme (en l'occurrence un délégué de la 48 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Croix-Rouge qui fit une visite officielle à Auschwitz et à Theresienstadt) peut s'aveugler sur la nature de la réalité qu'il est en train de voir et comment, en définitive, la vision est davantage affaire de sensibilité que de lumière. Archeologia, film exceptionnel et méconnu, constitue la révélation de cette programmation. Commandité par le Studio du film de vulgarisation scientifique de Lodz, ce film de quinze minutes, réalisé en 1967 par Andrzej Brzozowski, montre, tout simplement, des archéologues en train de fouiller sur le site du camp. Dénué de tout dialogue, la mise en scène commence par montrer ces hommes au travail, délimitant le terrain puis procédant, à l'aide de pelles, à des fouilles superficielles qui ne leur permettent pas moins d'exhumer les objets les plus hétéroclites, telles des pièces de monnaie, des cuillères ou des dents humaines. Déconcertantes parce que filmées en plan serré de telle sorte qu'on ignore où l'on se trouve, ces séquences prennent leur poids d'effroi à la fin du film, dès lors que la caméra élargit le champ en panorama sur l'enceinte du camp. Cette inscription du camp comme lieu qui détient encore la mémoire chaude du crime, associée à un effet dramaturgique d'autant plus puissant qu'il ne fut sans doute pas pensé comme tel, contribuent au caractère exceptionnel de ce film. Jacques Mandelbaum Bibliothèque nationale de France, site François-Mitterrand, hall Est, quai François-Mauriac, Paris-13e. Tél : 01-53-79-49-49. Du 14 au 20 janvier. La Passagère, d’Andrzej Munk (fiction, 1963) La Dernière étape, de Wanda Jakubowska (fiction, 1048) Auschwitz, l’album de la mémoire, d’Alain Jaubert (documentaire, 1984) Archeologia, d’Andrzej Brzozowski (documentaire, 1967 Voyages, d’Emmanuel Finkiel (fiction, 1999) Récits d’Auschwitz, de Caroline Roulet, conçu par Annette Wieviorka (documentaire, 2002) Un vivant qui passe, de Claude Lanzmann (documentaire, 1979-1997) Premier convoi, de Pierre Oscar Lévi (documentaire, 1992) Images du monde et inscriptions de la guerre, de Harun Farocki (documentaire, 1988) La petite prairie aux bouleaux, de Marcelline Loridan-Ivens (fiction, 2003) 49 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 12/04/2001 Le pogrom «oublié» par Marc Epstein En 1941, dans le village de Jedwabne, 1 600 juifs furent sauvagement assassinés par leurs voisins. Aujourd'hui, les langues se délient Ce jour-là, le 10 juillet 1941, il règne une chaleur suffocante. Sous un soleil de plomb, moins de deux semaines après l'invasion nazie du nord-est de la Pologne, les habitants du village de Jedwabne massacrent sous les yeux des soldats allemands environ 1 600 de leurs voisins juifs. Joseph Lewin est l'un des premiers à mourir, lapidé. Il avait 16 ans. Puis d'autres juifs sont tués à coups de massue. Deux forgerons sont noyés. Certains malheureux sont poignardés et laissés pour morts, le long des rues. D'autres ont la langue coupée et les yeux crevés (l'un des attaquants se vantera d'avoir tranché 18 gorges). Des bébés sont arrachés aux bras de leurs mères et piétinés à mort. Un groupe de jeunes décapite Gitele Nadolnik, la jeune melamed (prof d'hébreu); ils donnent des coups de pied dans sa tête sanguinolente, comme dans un ballon de football. Le soir, tandis que le soleil s'approche de l'horizon, les Polonais placent un drapeau rouge dans les mains du rabbin, un papy de 90 ans. Couverts de sang, titubant de soif, les derniers juifs sont rassemblés sur la place du marché, devant l'église, et obligés de marcher en colonne par rangées de quatre, derrière le rabbin, en chantant: Nous, les juifs, sommes responsables de la guerre. Ils sont poussés dans une grange, à deux pas du cimetière juif, où, quelques heures plus tôt, ils ont creusé leur propre fosse commune. Les Polonais arrosent d'essence la grange, puis ils mettent le feu. A toutes les portes, des guetteurs veillent, une hache à la main, afin que personne ne s'échappe. Comme des cris inhumains se font entendre, des musiciens du village entament une marche joyeuse pour couvrir les appels à l'aide. Mais, à quelques kilomètres de là, des paysans aperçoivent la colonne de fumée noire. Ils discernent des cris, aussi, «plus atroces que tout ce que j'avais entendu auparavant», confiera plus tard l'un d'eux. Courant à travers champs, 7 juifs survivront au pogrom. A la nuit tombée, des Polonais découvrent des petits enfants juifs qui avaient échappé à la rafle. Les gamins sont transpercés à coups de fourche puis jetés dans le brasier. Durant plusieurs jours, l'air restera chargé d'une odeur de chair brûlée. Voilà, en quelques lignes, le récit des événements. Les faits, les chiffres, les témoignages figurent dans le livre de Jan Tomasz Gross, Neighbours. Destruction of the Jewish Community in Jedwabne (1). Historien et sociologue d'origine juive polonaise, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, l'auteur est installé aux Etats-Unis depuis 1968 et professeur à l'université de New York. Comment un massacre d'une telle ampleur et d'une telle portée historique a-t-il pu rester occulté pendant si longtemps? Car l'histoire était connue... Dès 1945, Shmuel Wasserstein, l'un des survivants, raconte les événements en détail. Son témoignage est recueilli et déposé dans les archives de l'Institut historique juif, à Varsovie. En 1949, puis en 1953, les autorités (communistes) font inculper une vingtaine de villageois. Lors des procès, juifs et non-juifs se succèdent à la barre des témoins. Tous accusent leurs compatriotes, habitants de Jedwabne; les Allemands, quant à eux, se seraient contentés de filmer le pogrom. Parmi les accusés, un homme est condamné à mort, tandis que les autres écopent de simples peines de prison. Tous seront libérés, même le condamné à mort, et le tribunal, niant l'évidence, désigne les nazis comme les principaux responsables du massacre des juifs. Une pierre commémorative est alors érigée à Jedwabne, qui perpétue ce mensonge jusqu'à nos jours. Le gouvernement de Varsovie a demandé qu'elle soit ôtée il y a seulement quelques semaines. En décembre 1966, un chercheur de l'Institut historique juif publie une étude sur les nombreuses tueries antijuives dans la région de Jedwabne, en 1941-1942. Par endroits, il fait allusion à l' «aide» fournie aux Allemands par la «population locale». En 1980, enfin, un livre-mémorial publié outre-Atlantique rassemble les souvenirs d'anciens juifs du village. «Malgré cet ensemble de documents et de témoignages directs, le massacre de Jedwabne n'est jamais entré dans l'ensemble des “grands événements connus” de la période», soupire Jan Tomasz Gross. Comment cela a-t-il été possible? «Il m'est très difficile de vous expliquer comment cet oubli collectif a pu se produire. Moi-même, je me souviens d'avoir lu un témoignage sur ce sujet il y a plusieurs années. Mais le récit me semblait tellement incroyable, au sens propre, que je ne l'avais pas pris au sérieux. Je me suis dit: “Cet homme parle en 1945; il est traumatisé par ce qu'il a vécu et il divague. Il ne sait plus de quoi il parle.” Le déclic s'est produit il y a trois ans environ, quand j'ai 50 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. vu par hasard des extraits d'un documentaire télévisuel en cours de réalisation. A l'écran, une femme expliquait: “Ils ont volé à mon père les clefs de sa grange. Que pouvait-il faire? ” Alors, soudain, j'ai compris que je devais aller sur place enquêter, retrouver les documents.» Le maire actuel de Jedwabne, Stanislaw Maichalowski, 48 ans, a entendu parler de l'histoire pour la première fois quand il avait 8 ans, mais il n'y a jamais vraiment réfléchi. Et puis il a lu le livre de Gross. «Comprendre ce qui s'est passé ici, confie-t-il, c'est écrasant.» Ses administrés ne sont pas tous du même avis. L'édile reçoit lettres et coups de téléphone anonymes. Beaucoup d'habitants - et le curé du village lui reprochent de parler aux journalistes. Le silence reste la règle, comme l'a constaté Anna Bikont, reporter au quotidien Gazeta Wyborcza: «J'ai rencontré plusieurs vieux Polonais qui m'ont expliqué comment, à l'époque, ils avaient protégé des juifs. Certains gardent des lettres de remerciements de familles rescapées; d'autres sont médaillés de tel ou tel centre israélien. Mais la plupart me demandent de taire leur nom. Ils craignent des ennuis avec leur entourage.» Le livre de Gross est paru en Pologne au printemps 2000. Avec une honnêteté rare, l'historien a voulu qu'une année s'écoule entre la sortie de son ouvrage en Pologne et sa publication en Europe et aux EtatsUnis. «Je tenais à laisser du temps aux Polonais, explique Gross, afin qu'ils puissent en discuter entre eux. Qu'ils abordent enfin cette page noire - et ce n'est pas la seule - de leur histoire nationale.» Las! à l'exception de deux enquêtes parues dans le quotidien Rzeczpospolita, qui confirment les conclusions de l'ouvrage, aucun journal n'aborde le sujet. Depuis la fin de l'année dernière, en revanche, à l'approche de la publication du livre aux Etats-Unis, le débat ne cesse de prendre de l'importance. Toute information liée à Jedwabne fait la Une du journal télévisé. Contradictoires et ambiguës, les moindres déclarations de l'Eglise catholique sur le sujet sont analysées à la virgule près. A la faveur de ce débat, évidemment passionnel, le vrai procès de Jedwabne commence enfin. Les étrangers dénoncent sa lenteur, mais les Polonais eux-mêmes sont surpris de la rapidité avec laquelle certains tabous s'effondrent... L'un après l'autre, des épisodes peu glorieux de l'histoire nationale sont abordés dans les journaux. Débarrassée du régime communiste et de son historiographie officielle et plus critique, aussi, envers l'Eglise, autrefois toute-puissante, la Pologne, longtemps perçue par ses habitants comme un vénérable «Christ parmi les nations», apprend à se regarder dans les yeux, quitte, parfois, à se faire peur. Ce courage-là est nouveau. Et c'est bien. (1) Publié ces jours-ci en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis (indisponible en français). Des témoignages supplémentaires figurent dans un documentaire d'Agnieszka Arnold diffusé les 3 et 4 avril à la télévision polonaise. 51 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Les ambiguïtés du peuple polonais face à la Shoah LE MONDE | 13.01.05 | 14h14 Historiens français et polonais se réunissent à Paris sur le thème "Les juifs et la Pologne". De nouveaux historiens polonais n'hésitent plus à heurter l'opinion de leur pays en admettant sa responsabilité dans les persécutions. Ouvrir les célébrations du soixantième anniversaire de l'entrée des troupes soviétiques dans le camp d'Auschwitz, le 27 janvier 1945, par une conférence à Paris sur "Les juifs et la Pologne, 1939-2004" peut paraître insolite. Ce colloque aura l'avantage de faire connaître au public l'existence d'une historiographie polonaise sur la Shoah. Cette historiographie, dit Jacek Leociak, de l'Institut d'histoire littéraire de la Pologne, est faite de "livres désagréables", "au ton plus perçant et plus acide que jadis", heurtant parfois de front une opinion publique souvent réticente, parce qu'elle se voit forcée à "accepter que le peuple polonais n'ait pas seulement joué dans l'histoire le rôle de la victime, mais parfois aussi celui du persécuteur". C'est aussi l'anthropologue Joanna Tokarska-Bakir qui parle de l'"obsession polonaise de l'innocence", tandis qu'une autre intellectuelle, professeur de littérature, Maria Janion, jugeait récemment que la Pologne avait sur ce sujet besoin d'une "solide psychanalyse". Une dizaine de ces spécialistes seront pour la première fois rassemblés à la BNF, du jeudi 13 au samedi 15 janvier. La conférence sera close par une rencontre avec Marek Edelman, l'un des derniers survivants des révoltés juifs du ghetto de Varsovie, resté en Pologne après la guerre. L'image de peuple témoin du génocide, selon l'expression utilisée par l'historien français Jean-Charles Szurek (CNRS), avec Annette Wieviorka comme maître d'œuvre de cette rencontre, demeure fixée pour le public français par le visage du cheminot de Treblinka (l'un des principaux centres d'extermination) retrouvé et filmé par Claude Lanzmann dans Shoah (1985). On vient, il est vrai, de loin. A la fin des années 1960 est publié un ouvrage de 1 200 pages de l'historien Czeslaw Madajczyk sur l'occupation de la Pologne. Une cinquantaine de pages seulement y sont consacrées au sort des juifs. La chute du régime communiste, après 1989, a levé bien des obstacles et ouvert de nombreuses archives. Pourtant, chaque avancée de la mémoire s'accompagne de résistances ou de réserves en Pologne. UN CLIMAT NOUVEAU Ainsi, le Musée de l'histoire des juifs de Pologne, qui devait être édifié à Varsovie en face du monument aux victimes du ghetto, reste à l'état de friche. "Le projet est toujours en cours", affirme Barbara Engelking, qui dirige le centre de recherche sur l'Holocauste de l'Académie des sciences de Pologne (un équivalent de notre Ecole des hautes études en sciences sociales). La plupart des étudiants de Mme Engelking n'ont, comme elle, aucun lien avec la communauté juive. "L'Holocauste n'appartient pas seulement à l'histoire juive mais à l'histoire polonaise", affirme-t-elle. Mais il s'en faut de beaucoup pour que tous les Polonais en soient à considérer le génocide de plus de 3,2 millions de juifs sur leur sol comme une affaire intérieure. Un climat nouveau est toutefois perceptible depuis le réexamen, en mai 2000, par un historien polonais vivant aux Etats-Unis, Jan Tomasz Gross, du pogrom de Jedwabne. Il montrait que ce massacre de 1 600 personnes, perpétré le 10 juillet 1941, n'avait pas été le fait de la Gestapo, comme le prétendait la plaque apposée en 1963, mais bien celui des "voisins" polonais des victimes juives (Les Voisins, Fayard, 2002). Les excuses officielles du président Alexandre Kwasniewski qui s'ensuivirent en juillet 2001 ont marqué un changement de la mentalité officielle, dans le contexte de l'entrée dans l'Union européenne. L'Institut de la mémoire nationale (IPN) a depuis lors publié deux épais volumes montrant que 52 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Jedwabne ne représentait pas un cas isolé. A la suite de l'affaire de Jedwabne, un effort a été entrepris en direction des enseignants, des programmes et des manuels scolaires. "Jan Gross a brisé un tabou, estime son collègue Jan Grabowski, de l'université d'Ottawa (Canada). La Pologne d'aujourd'hui ressemble sur ce point à la France des années 1980. On peut parler de tout, et les portes sont ouvertes." M. Grabowski est l'auteur d'une étude novatrice sur les maîtres chanteurs (szmalcowniks), c'est-à-dire les Polonais qui traquaient les juifs échappés des ghettos pour les livrer aux Allemands après racket. Traditionnellement, on pensait que l'Arma Krajowa (AK, l'armée du pays, la résistance liée au gouvernement en exil à Londres) les avait sévèrement réprimés et qu'ils n'étaient que des marginaux. Jan Grabowski a au contraire montré que les szmalcowniks se recrutaient dans toutes les couches de la société. Quant à la répression de l'AK, elle fut tardive et moins systématique qu'on ne l'avait prétendu. "L'accueil du livre a été bon, sauf dans les milieux de la droite nationaliste", confie M. Grabowski. ET L'APRÈS-GUERRE D'autres zones d'ombre s'ouvrent à la recherche, comme la question des "bleus" (Policja granatowa), la police polonaise équipée par l'occupant, thème auquel un autre participant au colloque de la BNF, Andrzej Zbikowski, chercheur à l'Institut historique juif et à l'IPN, vient de se consacrer. Barbara Engelking a, elle, publié en 2003 un livre portant sur les dénonciations anonymes montrant l'ampleur du phénomène. Avec Jacek Leociak, elle a reconstitué en détail la vie du "district juif" de la capitale avant les grandes déportations de 1942 (Le Ghetto de Varsovie, guide d'une ville qui n'existe pas). De jeunes chercheurs comme Joanna Nalewajko-Kulikow s'attellent à la description de phénomènes dont on n'avait jusque-là qu'une connaissance partielle, comme la survie des juifs planqués du côté "aryen". La vie des juifs dans la Pologne de l'après-guerre est un autre chantier qui dérange, parce qu'il met en évidence l'antisémitisme du pouvoir communiste autant que celui des nationalistes. A côté d'une jeune Française, Audrey Kichelewski, qui travaille sur la place des juifs dans la société polonaise avant leur dernière expulsion, en 1968 (13 333 sur les 25 000 juifs qui restaient), Bozena Szaynok, de l'université de Wroclaw, effectue des recherches sur les pogroms de l'après-guerre, notamment ceux de Kielce (quarante-deux victimes, dont des femmes et des enfants) et de Cracovie. "Ce n'est qu'à partir des années 1990 qu'il a été possible de parler et de publier sur ces événements", souligne-t-elle. Car cette activité tous azimuts ne va pas sans susciter l'opposition d'une historiographie à tendance plus défensive, comme celle de Tomasz Szarota, qui conteste la lecture que Jan Gross a faite de Jedwabne. Certains regrettent que le linge sale soit ainsi lavé en public, dédouanant les Allemands à bon compte de leurs crimes. Ou qu'"on parle trop des juifs" et pas assez du sort des Polonais à l'Est (symbolisé par le massacre des officiers de l'armée polonaise à Katyn). "Une recherche européenne sur l'Holocauste pour trouver de nouvelles voies", suggère Mme Engelking, serait peut-être l'antidote. Nicolas Weill La libération d'Auschwitz célébrée à Paris "Les juifs et la Pologne (1939-2004) - aspect multiforme du passé", colloque du jeudi 13 au samedi 15 janvier, Bibliothèque nationale de France (BNF), site François-Mitterrand, quai François-Mauriac, Paris-13e. Tél. : 01-53-79-49-49. Ouvert, le 13 janvier, par Jean-Noël Jeanneney, président de la BNF, Simone Veil, présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, et Wladyslaw Bartoszewski, président du Conseil international d'Auschwitz-Birkenau, avec une projection de Belzec, un film réalisé par Guillaume Moscovitz. 53 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'œil de la caméra face à la réalité concentrationnaire, par Christian Delage LE MONDE | 17.01.05 Dans son récit La Trêve, Primo Levi évoque ainsi l'entrée de l'armée rouge à Auschwitz, le 27 janvier 1945 : "La première patrouille russe arriva en vue du camp vers midi (...). Ils ne nous saluaient pas, ne nous souriaient pas ; à leur pitié semblait s'ajouter un sentiment confus de gêne qui les oppressait, les rendait muets et enchaînait leurs regards à ce spectacle funèbre." Sur le moment, la rencontre entre les soldats et les internés ne fut pas filmée. A la suite des destructions provoquées par les nazis avant leur départ, l'électricité avait été coupée, et c'est donc dans l'obscurité que les premiers regards furent échangés dans les baraques. Dès que les conditions le permirent, l'équipe d'opérateurs du studio central de l'armée rouge pénétra à l'intérieur du camp. Leur commandant raconte de manière poignante comment, n'étant pas préparés à ce choc, ils se trouvèrent devant quelque 7 000 détenus, pour la plupart sans réaction, ne manifestant guère ce que les Soviétiques attendaient d'eux : la conscience - à défaut de la joie - d'être libérés. Quelques mois plus tard, le 26 avril 1945, un sujet d'actualité composé des images de Majdanek et d'Auschwitz fut présenté à New York, sous le titre Atrocités nazies. Du fait de son origine soviétique, ce reportage provoqua la méfiance des Américains. Celle-ci fut renforcée par le scepticisme général qui prévalait alors à l'égard des témoignages sur les camps de concentration et d'extermination. Cette incrédulité provenait d'abord des difficultés à mesurer la gravité et la magnitude des exactions commises contre les juifs d'Europe. En septembre 1933, un projet de film "antihitlérien", annoncé à Hollywood, devait avoir pour thème "les persécutions subies par les juifs depuis l'arrivée d'Hitler au pouvoir". Il ne fut guère encouragé par le responsable de l'application du code de contrôle des films, Will Hays, et resta sans suite. En 1938, la Nuit de cristal parut terrifiante, mais sa violence fut jugée à l'aune d'une "barbarie" qu'on pensait révolue. Le consul américain en poste à Stuttgart, Samuel W. Honaker, dans une note envoyée le 12 novembre à l'ambassadeur des Etats-unis à Berlin, estima d'ailleurs indispensable la présence de témoins dignes de foi pour en certifier la réalité. L'emploi du mot "atrocités" pour qualifier les crimes commis par les nazis renvoyait au souvenir de la première guerre mondiale, où mythe, propagande et crimes de guerre avaient été mêlés au point de semer la confusion. Dans la période de l'entre-deux-guerres, marquée par l'opinion pacifiste, Les "atrocités allemandes, rappelle l'historien Alan Kramer, furent considérées, au moins dans le monde anglo-saxon, comme l'exemple même des falsifications propres à la propagande guerrière". Les nazis entretinrent le souvenir de cette confusion en allant jusqu'à faire croire à l'existence de camps dits "modèles", comme celui de Theresienstadt. Le futur organisateur du Tribunal militaire international de Nuremberg, Robert H. Jackson, reconnaîtra lui-même qu'il avait figuré parmi ceux "qui ont entendu la plupart des histoires d'atrocités pendant la guerre avec doute et scepticisme". Il fallut que les Américains découvrent les images tournées par leurs propres opérateurs pour qu'ils portent crédit à celles diffusées par les Soviétiques d'Artkino. Or la projection du film soviétique était intervenue le lendemain de l'envoi par le département américain de la guerre d'une directive aux responsables du Signal Corps, leur enjoignant d'assurer "une couverture immédiate et complète, par le film et l'image fixe, des atrocités, des prisonniers de guerre ennemis, des camps de concentration et des personnes s'y trouvant au moment de leur libération". 54 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Dès le 1er mai, un montage court d'images tournées dans les camps libérés entre le 5 et le 12 avril 1945 - Ohrdruf, Nordhausen, Buchen-wald et Hadamar (un "asile" où, entre autres, furent tués plus de 10 000 Allemands considérés comme malades mentaux) - fut inséré dans les journaux filmés des Fox Movietone News et des Universal News. La Fox les fit précéder de l'avertissement suivant : "Ces scènes d'horreur constituent une mise en accusation redoutable de la bestialité nazie. Pour tout être civilisé, une telle cruauté inhumaine est incroyable. Nous vous montrons ces films comme une preuve documentaire et vous demandons de ne pas regarder l'écran si vous êtes sensible aux vues horribles." Pour le commentateur d'Universal, Ed Herlihy, il s'agissait plutôt d'être incitatif : "Ne vous dérobez pas. Regardez !" Cependant, le directeur de la plus grande salle de cinéma new-yorkaise, le Radio City Hall, ne l'entendit pas ainsi et supprima le document de son programme : pour lui, il ne fallait pas prendre le risque de "choquer et de rendre malades les personnes "impression-nables" parmi le public", étant entendu que la salle était fréquentée dans sa majorité par des femmes et des enfants et qu'il se sentait tenu de les protéger de la vision de ces films. Dans un article publié le lendemain, le New York Timesrapporte le silence observé par le public, mais aussi quelques murmures d'indignation devant les plans d'empilement des cadavres et l'état de morts vivants de ceux qui avaient survécu. Pour le général Eisenhower, il fallait "que le public voie ces images". En effet, ce dernier, à la suite de la visite qu'il avait effectuée dans les camps en avril 1945, avait pris un certain nombre d'initiatives pour que le Congrès américain et la presse viennent sur place rendre compte de la situation des déportés : "Les preuves visuelles et les témoignages verbaux faisant état d'inanition, de cruauté et de bestialité étaient si éprouvants que j'en ai eu des haut-le-cœur (...). J'ai délibérément tenu à faire cette visite afin de pouvoir apporter un témoignage de première main au cas où, à l'avenir, se dessinerait une tendance à qualifier ces allégations de propagande." Dans ces premières images des camps se croisaient plusieurs regards : ceux des déportés "libérés", de leurs libérateurs, des reporters-témoins, mais aussi ceux, contraints, des tortionnaires sur leurs victimes ou des populations voisines conduites dans l'enceinte des camps pour en (re) connaître l'existence. Loin d'être univoque ou seulement frontal, l'œil de la caméra avait saisi des jeux complexes d'appréhension d'une réalité dont la garantie de vérité nécessitait la présence simultanée de la plupart des protagonistes. D'où l'intérêt du premier film de montage de soixante minutes réalisé par les Américains en juin 1945, connu sous le titre U.S. Signal Corps Atrocity Film. En trouvant le moyen de multiplier les exemples de modes d'exécution ou de torture employés, et en distinguant les spécificités, même mineures, des différents camps libérés, quelque chose de l'ordre de l'exhaustivité des techniques de crime était suggéré, à défaut de pouvoir être montré - les nazis s'étant employés à faire disparaître les traces des camps de la mort. Il n'était pas question d'évoquer un phénomène de l'ampleur d'un génocide, encore moins de se poser la question de l'"irreprésentable", mais de se tenir au seuil de l'inhumanité éprouvée par les déportés, en montrant ce qui était donné à voir, et non ce qui, dans un temps déjà éloigné, avait été masqué aux regards. Cette vision des camps était en partie adaptée à une opinion publique dont on sait qu'elle fut peu ou pas informée, entre 1941 et 1945, de leur existence, tout en profitant d'un savoir-faire issu des techniques de récit et de la formidable capacité d'enregistrement et de reconstruction du réel de l'outil cinématographique. C'est à partir de ce premier moyen métrage que le procureur Jackson commanda un film qui aurait valeur de preuve lors du procès intenté à Nuremberg contre les principaux criminels de guerre nazis : "Nous vous montrerons des films sur les camps de concentration tels que les armées alliées les ont trouvés à leur arrivée, et les mesures que le général Eisenhower dut prendre pour les nettoyer. Nos preuves sont répugnantes et vous direz que j'ai troublé votre sommeil. Mais ce sont des choses qui ont soulevé le cœur du monde entier et dressé tout être civilisé contre l'Allemagne nazie." Christian Delage est historien à l'université Paris-VIII. 55 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 17/01/2005 Auschwitz. Les archives du crime par Eric Conan Il y a soixante ans, l'Armée rouge libérait le principal camp d'extermination nazi. Et le plus meurtrier: environ 1 million de morts. Symbole, après guerre, du combat antifasciste, avant de devenir le lieu emblématique de la mémoire juive, il a été longtemps négligé par les historiens. Comme en témoignent les documents que publie L'Express dans ces pages, leurs travaux apportent aujourd'hui un éclairage décisif sur l'entreprise de destruction humaine inédite édifiée par le régime hitlérien et sur ses tentatives pour la dissimuler Lorsque, à la mi-janvier 1945, l'Armée rouge lance subitement une offensive sur la Vistule, la panique saisit les responsables du vaste complexe nazi d'Auschwitz-Birkenau, à l'ouest de Cracovie. L'évacuation générale des trois camps (Auschwitz, Birkenau, Monowitz) est improvisée: entre le 17 et le 21 janvier, 56 000 détenus «aptes» doivent quitter les lieux, à pied, dans la neige et la glace, pour une longue marche vers l'ouest au cours de laquelle plusieurs milliers de victimes tomberont de froid et d'épuisement, ou sous les balles de leurs gardiens en déroute, presque aussi effrayés qu'eux. © DR Le samedi 27 janvier, un petit détachement de la 60e armée soviétique tombe par hasard sur Auschwitz et y trouve 7 000 prisonniers, malades ou mourants, livrés à eux-mêmes. Venant du pays du goulag, ces soldats ne sont pas étonnés par les miradors ou les fils de fer barbelés, mais par des ruines de béton que leur montrent ces rescapés en précisant leur fonction. Des constructions inédites dans l'histoire de l'humanité; ensembles monumentaux constitués de vastes chambres à gaz couplées avec des batteries de fours crématoires. Une machinerie conçue pour l'assassinat de masse. Plus loin, dans des baraques, ils découvriront d'immenses tas de lunettes, de prothèses, de chaussures. Et sept tonnes de cheveux, non encore expédiés dans les filatures allemandes. Le nom d'Auschwitz, associé à l'image de ces rails venant des centres urbains de l'Europe et s'interrompant brutalement derrière le porche de Des membres du Sonderkommando brûlent des Birkenau, est devenu le symbole du caractère corps à proximité d'une chambre à gaz. Photo prise criminel du régime nazi. Auschwitz ne fut pourtant clandestinement en août 1944 par la Résistance que l'un des six camps d'extermination du nouveau polonaise. Reich. Mais la place qu'il occupe dans la mémoire tient à ses caractéristiques sans équivalent. Les cinq autres lieux principalement consacrés à la destruction immédiate d'humains (Treblinka, Chelmno, Majdanek, Sobibor, Belzec) ont laissé peu de témoins ou ont été détruits, alors que le vaste complexe d'Auschwitz, à la fois camp de concentration, camp de travail et lieu d'extermination, a laissé plus de témoins et de souvenirs. Il fut aussi le plus grand et le plus meurtrier. Environ 1 million de personnes (90% de Juifs, mais aussi des Polonais, des soldats soviétiques et des Tsiganes) y ont été assassinées. Mais surtout Auschwitz fut techniquement conçu pour la «fabrication de cadavres», selon l'expression de Heidegger reprise par Hannah Arendt. Le processus de décision du judéocide a laissé ses empreintes matérielles dans les différentes étapes de la construction du site de Birkenau, créé de toutes pièces en 1941. Ces traces permettent une archéologie de l'extermination, une datation de cette entreprise secrète. Des lieux où, en quelques dizaines de minutes, des hommes mettent à mort et réduisent en cendres d'autres hommes qui ne leur ont rien fait et dont ils ignorent tout 56 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. C'est au printemps 1942 que le projet d'un abattoir d'humains prend le pas sur le chaos criminel dû aux massacres de Juifs sur le front russe et à la déportation vers l'est de toutes les populations juives des territoires occupés par le Reich, décidée lors de la conférence de Wannsee, en janvier 1942. Le judéocide se rationalise. Les victimes sont triées pour sélectionner celles qui échappent à la mort immédiate parce qu'elles peuvent servir un temps de force de travail. Et, pour leur confort, les bourreaux sont progressivement dispensés du geste pénible de la mise à mort par une division du travail qui le fragmente et par le recours à un moyen homicide qui agit à distance et rapidement: le gaz cyanhydrique, choisi pour sa facilité d'usage après avoir été expérimenté fin 1941 sur des malades et des soldats soviétiques. La première «sélection», à l'arrivée d'un convoi de Juifs slovaques, date du 4 juillet 1942. Les «aptes au travail» (hommes et femmes sans enfant) furent séparés des «inaptes» (enfants, femmes enceintes, vieillards), assassinés immédiatement. Quelques jours plus tard apparaît pour la première fois dans le langage bureaucratique nazi l'expression «traitement spécial». Pendant deux ans va se mettre en place une machinerie de meurtre de plus en plus rationnelle, jusqu'à l'installation de quatre véritables usines à tuer: des lieux où, en quelques dizaines de minutes, des hommes mettent à mort et réduisent en cendres d'autres hommes qui ne leur ont rien fait et dont ils ignorent tout. Endroit unique, Birkenau a paradoxalement été longtemps négligé par les historiens, et sa lisibilité fut, pour de multiples raisons, brouillée par les évolutions de la mémoire d'après guerre. Car, lieu du judéocide, Auschwitz fut également celui du martyre de nombreux résistants polonais et de soldats de l'Armée rouge. Et, du fait de sa localisation en zone soviétique, le symbole d'Auschwitz a longtemps été réduit au combat antifasciste, où l'identité juive des victimes était passée sous silence et leur nombre, surestimé. Jusqu'en 1990, une plaque officielle précisait: «Ici, de 1940 à 1945, 4 millions d'hommes, de femmes et d'enfants ont été torturés et assassinés par les meurtriers hitlériens.» Le 16 avril 1967, lors de l'inauguration du monument «aux victimes du fascisme», les orateurs, parmi lesquels le Premier ministre polonais, n'ont pas prononcé une seule fois le mot «Juif» en trois heures de discours. Cette approche incita les responsables polonais à privilégier Auschwitz I, camp de concentration et d'exécution de 75 000 résistants et otages polonais, et à négliger Birkenau, lieu de l'extermination des Juifs d'Europe, où ne figura longtemps que l'hommage aux 15 000 soldats soviétiques qui y furent aussi gazés. La majorité des visiteurs du musée d'Auschwitz ont ignoré Birkenau, avant qu'une association juive canadienne décide, en 1991, de financer un bus faisant gratuitement la navette entre Auschwitz I et Birkenau. Le retard des historiens et l'offensive négationniste A l'Ouest, les années suivant la Libération ne distinguaient pas les malheurs issus de la guerre. La conscience de la particularité de l'extermination des juifs ne se développera qu'ultérieurement, à partir des années 1960-1970. Devenue omniprésente ensuite, elle n'en restera pas moins problématique, un courant important de la mémoire juive refusant alors toute approche rationnelle, «historiciste» du judéocide, considéré comme un événement «indicible», «impensable». Claude Lanzmann, l'auteur du film Shoah, pourra ainsi affirmer, à l'effarement des historiens, que s'il trouvait des images sur les chambres à gaz, il les détruirait. Le problème est précisément que le judéocide fut d'abord «indicible» pour les nazis eux-mêmes: ils firent tout pour le dissimuler. Il n'existe ni film ni photo représentant un gazage homicide et aucun discours officiel ne revendique explicitement cette entreprise criminelle. Toutes les opérations aboutissant à la disparition physique des victimes étaient camouflées derrière un langage de service («traitement spécial», «action spéciale», «évacuation», etc.) et, malgré la panique de l'évacuation, les 20, 21 et 22 janvier 1945, les SS dynamitèrent ce qu'il restait des chambres à gaz et brûlèrent les archives de la «section politique» du camp. L'offensive des négationnistes, exploitant à la fin des années 1970 les mensonges de la propagande communiste polonaise et les imprécisions ou erreurs de témoignages tardifs ou fantaisistes, révéla le retard de l'historiographie. Notamment sur les techniques de l'assassinat de masse, angle d'attaque privilégié des négateurs, avec le chiffrage des victimes, longtemps exagéré par la propagande communiste. En 1945, les Soviétiques annoncèrent 5 500 000 victimes. La Pologne communiste avançait 4 millions, chiffre cité dans Nuit et brouillard, d'Alain Resnais, et alors affiché sur le site d'Auschwitz. La première estimation sérieuse, de l'Américain Raul Hilberg, s'éleva à 1,2 million. Depuis, les travaux du Français Jean-Claude Pressac et de Franciszek Piper, historien polonais du musée d'Auschwitz, ont établi une fourchette: entre 800 000 et 1,1 million de morts. 57 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le retard des historiens à propos du fonctionnement d'Auschwitz ne fut comblé que récemment. Serge Klarsfeld publia en 1989 les premiers travaux sur les chambres à gaz de Jean-Claude Pressac, ancien pharmacien militaire. L'effondrement du communisme permit à ce dernier d'aller ensuite plus loin: les deux tiers des archives de la construction de Birkenau (80 000 documents) avaient été emportées en 1945 par les Soviétiques et le KGB bloqua pendant cinquante ans leur consultation, y compris par les Polonais. Grâce aux efforts de Serge Klarsfeld, d'Annie Kriegel et de Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, Jean-Claude Pressac, conseiller du musée de l'Holocauste, à Washington, et consultant du musée d'Auschwitz, fut le premier, en 1991, à pouvoir consulter ce chaînon manquant constitué des archives de la Direction des constructions (SS Bauleitung), chargée des travaux de génie civil et des relations avec les entreprises intervenant dans le camp. Dont la firme Topf & Söhne, d'Erfurt, qui équipa Auschwitz de crématoires surpuissants. Sous les auspices de l'historien François Bédarida, le CNRS publia en 1993 le travail décisif de Jean-Claude Pressac: Les Crématoires d'Auschwitz, la machinerie du meurtre de masse (CNRS Editions). Car le problème principal de l'ingénierie criminelle nazie n'était pas le gazage, mais l'élimination physique des corps: le rythme de l'extermination dépendait de celui de la crémation. D'où la conception, par la Topf, de fours alimentés au coke et dont le tirage était amélioré par des souffleries d'air pulsé. Les crématoires II et III de Birkenau, livrés en juin 1943, constitueront le point d'aboutissement de cette technologie sur laquelle travaillèrent dans la hâte des dizaines d'ingénieurs: de véritables chaînes industrielles de la mort, constituées de vastes chambres à gaz reliées directement par monte-charges, d'une capacité de 1 500 kilos, à des ensembles de 15 fours de 3 foyers capables de faire disparaître plusieurs milliers de cadavres par jour. Des installations à circuit continu dans laquelle les victimes entraient à pied et sortaient en cendres quelques heures après. Les archives de Moscou fourmillaient de documents techniques trahissant la dissimulation officielle. Les plans des salles de gazage, présentées officiellement comme des «morgues» - donc supposées fraîches indiquaient l'installation de système de réchauffement pour permettre la vaporisation rapide du Zyklon B (granulés de silice imprégnés d'acide cyanhydrique), vaporisation qui nécessite une température supérieure à 27 dégrés. De même il était spécifié que les portes devaient être étanches aux gaz et équipées d'oeilletons de verre épais. Les souffleries, très particulières, étaient en bois, l'acide cyanhydrique, gaz corrosif, détériorant les souffleries classiques, en métal. Etaient aussi répertoriés des détecteurs de gaz pour indiquer le moment où pouvaient entrer les détenus du Sonderkommando chargés de l'évacuation des corps. Furent même retrouvés les bordereaux de commande des fausses douches, dont l'installation était prescrite au plafond d'une chambre à gaz. Leurre destiné à «tranquilliser» les centaines de déportés qui devaient s'y déshabiller avant le gazage. Pour ses concepteurs, ce crime planifié et dissimulé n'était même pas avouable à ses victimes. 58 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 17/01/2005 Les témoins oubliés par Eric Conan Affectés aux Sonderkommandos, qui faisaient fonctionner les crématoires, quelque 2 000 déportés, presque tous disparus, ont été en prise directe avec la machinerie meurtrière d'Auschwitz. Les manuscrits que certains d'entre eux ont pu cacher à l'intérieur du camp - et dont L'Express publie des extraits - ont pourtant été peu étudiés. Trop terribles, trop gênants. L'Histoire leur rend enfin justice C'est un douloureux paradoxe de la mémoire du judéocide: les témoignages les plus directs sur le fonctionnement des installations d'Auschwitz, qui transformèrent des centaines de milliers de déportés en cendres, auront mis beaucoup de temps à être connus et surtout reconnus. Ils proviennent de quelques déportés, membres des Sonderkommandos chargés du fonctionnement des crématoires de Birkenau, qui ont réussi à enterrer des manuscrits désespérés, dont certains ont été retrouvés après la libération du camp. Les nazis, qui avaient constaté que l'exercice routinier de la mort affectait beaucoup de leurs hommes, avaient cherché à les éloigner du geste même du crime, au point de le déréaliser. D'abord par le recours à la ruse de l'assassinat par le gaz. Ensuite en confiant la prise en charge des suppliciés et la destruction de leurs cadavres à d'autres déportés, affectés à des Sonderkommandos («commando spécial») bénéficiant d'un statut très particulier. Composés principalement de Juifs et de quelques prisonniers soviétiques, ils étaient chargés de faire entrer les victimes dans les locaux de déshabillage et de gazage, d'en retirer ensuite les cadavres, de les dépouiller de leurs cheveux et dents en or, de les mettre dans les fours et de faire disparaître les cendres. Leur fonction durait rarement longtemps: être affecté au Femmes et enfants juifs hongrois jugés Sonderkommando signifiait souvent être condamné à «inaptes» dès leur arrivée au camp en mai disparaître avec ses secrets au bout de quelques 1944. A l'arrière-plan, le crématoire III. semaines ou de quelques mois de labeur. Les historiens estiment qu'en deux ans environ 2 000 hommes participèrent ainsi à ces Sonderkommandos dont les effectifs, fluctuant selon les besoins, ne dépassaient pas quelques centaines de prisonniers. Seuls une petite dizaine d'entre eux survécurent, grâce à la panique qui saisit les SS lors de l'évacuation du camp, le 18 janvier 1945. ©DR Ces hommes, sélectionnés pour leurs bonnes conditions physiques, bénéficiaient d'un traitement particulier. Isolés du reste du camp, ils vivaient en permanence dans l'enceinte close des bâtiments des crématoires, dans des conditions exceptionnelles (lits, chauffage, nourriture abondante, vêtements), se relayant par périodes de douze heures de «travail» et de douze heures de repos. Plusieurs de ces hommes, contraints à vivre sur la scène du meurtre, mais dont les «privilèges» leur permettaient d'écrire et d'avoir du papier, ont voulu laisser un témoignage. Des textes ont ainsi été retrouvés entre 1945 et 1980, enfouis dans le sol autour des crématoires: celui de Haïm Herman (en français) en février 1945, le premier de Zalmen Gradowski (en yiddish) en mars 1945 et le second peu après, celui de Lejb Langfus (en yiddish) en avril 1945, ceux de Zalmen Lewental (en yiddish) en juillet 1961 et octobre 1962, et celui de Marcel Nadsari (en grec) en octobre 1980. Ces textes extraordinaires, connus des spécialistes, restent encore ignorés du grand public: leurs traductions furent rares et leur diffusion fut partielle et limitée. Le destin du témoignage de Zalmen Gradowski sur les chambres à gaz, le plus long, le mieux préservé et le plus intéressant d'un point de vue documentaire, est très significatif: pendant des décennies, sa parution en Israël fut ajournée et il ne fut publié dans une traduction française qu'en janvier 2001, dans la Revue d'histoire de la Shoah (éditée par le Centre de documentation juive contemporaine), par Georges Bensoussan, Philippe Mesnard et Carlo Saletti, avant son édition intégrale à la fin de la même année (éd. Kimé). 59 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Ces documents ont fait l'objet d'une «rétention», selon l'expression de Philippe Mesnard. En raison de la «difficulté que rencontre encore de nos jours la question complexe de la collaboration forcée des Juifs à leur propre extermination», ajoute Carlo Saletti. Les historiens ont souvent évité cette question difficile et l'évocation des hommes des Sonderkommandos provient généralement des survivants d'Auschwitz, qui connaissaient l'existence de ces codétenus, savaient ce qu'ils faisaient, mais ne les avaient jamais vus, entretenant à leur égard toutes sortes de rumeurs alimentées par la terreur que leur inspirait leur condition. On sait que Hannah Arendt ne les a évoqués que pour les accuser de participer activement à la tuerie La chambre à gaz et le crématoire III, des Juifs pour «sauver leur peau». Et Primo Levi lui-même, photographiés par les Allemands en juin qui n'en a jamais rencontré, parlait de ces hommes avec 1943. un dégoût sans nuances: «Il émanait une odeur nauséabonde de leurs vêtements; ils étaient toujours sales et avaient un aspect complètement sauvage, de vraies bêtes féroces. Ils étaient choisis parmi les pires criminels condamnés pour de graves crimes de sang.» Tout en ajoutant, dans Les Naufragés et les rescapés: «Personne n'est autorisé à les juger, ni ceux qui ont connu l'expérience des Lager ni, encore moins, les autres.» © Musée d'état d'Auschwitz-Birkenau «La voix des témoins au plus près de la destruction est réduite au silence, résume Philippe Mesnard. Pris pour les complices de l'extermination, les membres du Sonderkommando étaient vus comme l'incarnation du Mal. De surcroît, la connaissance superficielle de leur situation a conduit à d'évidentes imprécisions factuelles.» Ce préjugé dominant depuis la fin la guerre explique la carence des études scientifiques sur la collaboration imposée par les bourreaux à leurs victimes. Il n'existe pas encore d'histoire des Sonderkommandos d'Auschwitz, et la recherche ne s'y intéresse que depuis quelques années. Ces écrits constatent eux-mêmes la diversité des comportements humains face à l'enfer A la différence de la majorité des témoignages utilisés à propos d'Auschwitz, ceux des Sonderkommandos proviennent non pas de l' «espace concentrationnaire», mais de l' «espace de mise à mort», distinction «qui ne fait pas encore réellement sens pour la plupart d'entre nous», souligne Philippe Mesnard. Or «un hiatus sépare le déporté - celui à qui on a retiré son nom, attribué un numéro et qui est entré dans le camp - de ceux qui, sans numéro, ont seulement traversé le camp avant d'être poussés dans une des chambres à gaz et brûlés dans un des fours». 60 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le point de vue de Primo Levi est d'autant plus paradoxal que ces documents retrouvés correspondent à la distinction qu'il a lui-même établie entre le «rescapé», qui rapporte un témoignage, et le «naufragé», qui ne pourra plus jamais faire entendre sa voix parce qu'il a disparu: «Avec le recul des années, on peut affirmer aujourd'hui que l'histoire des Lager a été écrite presque exclusivement par ceux qui, comme moi-même, n'en ont pas sondé le fond.» Or des hommes qui ont incontestablement «sondé le fond» ont réussi à laisser des messages et le silence qui les a longtemps entourés n'a guère de justification. Non seulement, explique Philippe Mesnard, ce sont des documents historiques exceptionnels, «au plus près des gazages», de témoins «placés au moment précis où ils assistent au basculement de la pleine vie des victimes vers la destruction», mais ils constituent, à propos de ces hommes confrontés à l'inconcevable, un témoignage «sur ce qui les retenait à l'humanité, ou plutôt, car rien ne les y retenait plus, de ce qu'ils ont mis en œuvre pour se raccrocher à une humanité dont ils étaient coupés». Pour Gideon Greif, historien israélien, ces «pages écrites au moment même où tout se passe dévoilent le monde intérieur et moral de ces hommes qui n'essayent pas d'embellir ou de brouiller la réalité qui est la leur. Ils ne nient pas l'horreur de leur vie quotidienne, mais ils n'hésitent pas non plus à relater quelques beaux faits qu'ils ont pu accomplir dans l'enfer d'Auschwitz». Ces écrits constatent eux-mêmes la diversité des comportements humains face à l'enfer, entre ceux qui s'habituent, ceux qui se suicident, ceux qui veulent à tout prix laisser un témoignage et ceux qui essaient de se révolter. Ces sont parfois les mêmes, comme Zalmen Gradowski et Zalmen Lewental. Car, on l'oublie trop souvent et c'est une grande injustice à l'égard de leur mémoire, les membres du Sonderkommando furent les seuls détenus du camp à se soulever. C'est d'ailleurs un épisode historique douloureux qui n'a été connu que grâce à ces documents: les membres du Sonderkommando avaient conçu ce soulèvement en 1944 avec les prisonniers politiques d'Auschwitz, en relation avec la Résistance polonaise. Laquelle remettra systématiquement la date prévue pour l'insurrection générale dans l'attente de l'avancée de l'Armée rouge. Le texte poignant de Zalmen Lewental exprime cette divergence d'intérêts entre la Résistance extérieure et le désir des membres du Sonderkommando, confrontés à la perspective de leur mort d'un jour à l'autre, d'en finir au plus vite. Avec un sentiment de trahison et d'abandon, c'est finalement seuls, quand les SS se mettent à décimer leurs effectifs à cause de la réduction du rythme des gazages à l'automne 1944, que les membres du Sonderkommando du crématoire V se soulèvent dans un geste désespéré. Le 7 octobre 1944, ils tuent quelques-uns de leurs gardiens et s'enfuient, mais ils seront massacrés, retranchés dans une ferme à quelques kilomètres de Birkenau. Parmi les nombreux ouvrages qui paraissent à l'occasion de la commémoration de la libération d'Auschwitz, retenons surtout: Auschwitz, 60 ans après (Annette Wieviorka, Robert Laffont, 298 p., 20 €), excellente synthèse accessible sur les nombreuses questions suscitées par l'histoire du camp. Avec, en particulier, une évocation précise de sa déjudaïsation pendant la période communiste ainsi qu'une salubre mise au point sur une interrogation anachronique, mais à la mode: fallaitil bombarder Auschwitz? Rapport sur Auschwitz, de Primo Levi (Kimé, 112 p., 13 €), texte inédit rédigé pour l'Armée rouge après la libération du camp et qui lui servira de source pour écrire Si c'est un homme. Rudolf Hoess. Le commandant d'Auschwitz parle (La Découverte/Poche, 292 p., 10,50 €), réédition de l'autobiographie rédigée en prison par le concepteur de Birkenau, dont s'inspira Robert Merle pour écrire La mort est mon métier. Auschwitz, l'album de la mémoire (éd. Montparnasse, 20 €), DVD d'Alain Jaubert à partir de l'unique série de 189 photos prises par un SS lors de l'arrivée à Birkenau d'un convoi de Juifs hongrois. Images malgré tout (Minuit, 238 p., 22,50 €), réflexion de Georges DidiHuberman à propos des quatre photos prises clandestinement en août 1944 par des membres du Sonderkommando aux abords du crématoire V de Birkenau. La «solution finale de la question juive»: la technique, le temps et les catégories de la décision (Florent Brayard, Fayard, 654 p., 28 €), contribution savante de datation de la décision d'extermination à la suite des travaux de Philippe Burrin et de JeanClaude Pressac. Pour les adolescents, les meilleures introductions restent le petit texte très pédagogique d'Annette Wieviorka, Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil), ainsi que le Que sais-je? de Georges Bensoussan, Histoire de la Shoah (n° 3080). Ces textes précieux apportent quantité d'éclairages sans équivalent. Ainsi de la «passivité» des victimes, la fameuse expression «comme des moutons à l'abattoir» provenant, entre autres, du manuscrit de Zalmen Gradowski, qui permet de comprendre l'état d'esprit des suppliciés, comme l'explique Georges Bensoussan: «Ces hommes et ces femmes viennent d'être brisés par une séparation qui, sur l'instant, leur a arraché leurs proches. Ils sont anéantis. Gradowski avait compris combien le malheur personnel contribuait à sérialiser les victimes et à faire de cette masse une foule.» Mais ces textes relèvent aussi les rares actes de rébellion, venant souvent de femmes et de jeunes filles. 61 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Ces témoignages d'outre-tragédie, notamment celui de Zalmen Gradowski, transpirent aussi la peur obsédante que l'incroyable qu'ils vivaient ne soit pas cru, faute de preuves ou de témoins, du fait de l'effort des Allemands pour faire disparaître toute trace. «La volonté négationniste n'est pas une retombée de l'après-guerre, explique Georges Bensoussan, c'est le fait des assassins eux-mêmes, au moment où ils commettent leur crime. Le négationnisme n'est pas un à-côté de cette histoire, il est consubstantiel au génocide lui-même.» Georges Bensoussan, Philippe Mesnard et Carlo Saletti proposent aujourd'hui la première traduction française complète des principaux textes des Sonderkommandos, ceux de Zalmen Gradowski, Zalmen Lewental et Lejb Langfus, dans une édition commentée remarquable de rigueur et accompagnée d'un appareil documentaire complet (1). Le style et le ton de ces textes, liés à la formation et à la personnalité de leurs auteurs, sont très différents, de même que leur intégrité, du fait de leur état de conservation. Des textes différents, mais tous difficiles à lire Les deux manuscrits les plus longs et les mieux préservés sont ceux du Polonais Zalmen Gradowski, retrouvés en 1945 dans des gourdes allemandes en aluminium, avec une apostrophe déclinée en quatre langues (polonais, russe, français et allemand): «Que celui qui trouvera ce document sache qu'il est en possession d'un important matériel historique.» Le premier document relate la persécution de sa famille de 1942 à 1943, le second son expérience au Sonderkommando. Sioniste, Zalmen Gradowski fut un des responsables de l'organisation clandestine de Birkenau et disparut après la révolte du 7 octobre 1944. Le témoignage de cet homme cultivé, qui avait eu des ambitions littéraires avant guerre, est rédigé dans un style enflé, déclamatoire, s'adressant régulièrement à l' «ami lecteur». Tout différent est le registre du manuscrit de Lejb Langfus, découvert en avril 1945 dans un récipient en verre. Le propos est sobre, factuel et descriptif, sans guère de commentaires et à la limite de la froideur. Quant aux documents de Zalmen Lewental, découverts en juillet 1961 et octobre 1962, ils furent les plus difficiles à déchiffrer. En raison de leur mauvais état de conservation: enveloppés dans de la toile cirée et enfermés dans un récipient en fer-blanc, ils étaient largement attaqués par la moisissure. Et aussi à cause d'un style confus fait de phrases interminables et sans ponctuation. Mais, par-delà leurs différences, ces textes, rédigés par des hommes confrontés à la même expérience, sont tous «difficiles à lire», prévient Philippe Mesnard. Parce qu'ils s'inscrivent «dans la longue tradition, inaugurée par Jérémie, de la littérature de catastrophe». Et parce qu'ils se «conforment mal aux codes actuels de la mémoire qui nous entourent»: ils reflètent «ce long éloignement d'avec l'événement, qui est le nôtre». (1) Des voix sous la cendre. Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau, présentés par Georges Bensoussan, Philippe Mesnard et Carlo Saletti. Calmann-Lévy-Mémoire de la Shoah, 396 p., 22 €. 62 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 17/01/2005 Zalmen Gradowski Toutes ces vies, dans cette brouette de cendres Extraits des notes de Zalmen Gradowski (retrouvées en 1945, lors des fouilles effectuées près du cré matoire III de Birkenau par la commission d'enquête de l'armée soviétique) Les parenthèses (...) indiquent les coupes de L'Express «Cher lecteur, j'écris ces mots aux heures de mon plus grand désespoir, je ne sais ni ne crois que je pourrai jamais relire ces lignes, après la «tempête». Qui sait si j'aurai le bonheur de pouvoir un jour révéler au monde ce profond secret que je porte en mon cœur? Qui sait si je pourrai jamais revoir un homme «libre», si je pourrai lui parler? Il se peut que ceci, ces lignes que j'écris, soient les seuls témoins de ma vie d'autrefois. Mais je serai heureux si mes écrits te parviennent, libre citoyen du monde. Une étincelle de mon feu inté rieur se propagera peut-être en toi, et tu accompliras dans la vie au moins une partie de notre volonté, tu tireras vengeance, vengeance des assassins! © Musée d'état d'Auschwitz-Birkenau Cher découvreur de ces écrits! J'ai une prière à te faire, c'est en vérité mon essentielle raison d'écrire, que ma vie condamnée à mort trouve au moins un sens. Que mes jours infernaux, que mon lendemain sans issue atteignent leur but dans l'avenir. Photographiée par un SS en 1943, la salle du cré matoire II, avec ses cinq fours Topf. Je ne te rapporte qu'une part infime, un minimum de ce qui s'est passé dans cet enfer d'Auschwitz-Birkenau. Tu pourras te faire une image de ce que fut la réalité. J'ai écrit beaucoup d'autres choses. Je pense que vous en trouverez sûrement les traces, et à partir de tout cela vous pourrez vous représenter comment ont été assassinés les enfants de notre peuple. (...) (...) Dans la grande salle profonde, au milieu de laquelle douze piliers soutiennent la charge du bâtiment, brille maintenant une vive lumière électrique. Le long des murs, autour des piliers, des bancs avec des crochets pour les vêtements des victimes sont prêts depuis longtemps. Sur le premier pilier est cloué un é criteau, en plusieurs langues, avisant les arrivants qu'ils sont arrivés aux «bains» et qu'ils doivent ôter leurs vêtements pour les faire désinfecter. Nous nous sommes retrouvés avec elles, et nous nous regardons, pétrifiés. Elles savent tout, comprennent tout, qu'ici ce ne sont pas des bains, que cette salle est le corridor de la mort, l'antichambre de la tombe. La salle s'emplit sans cesse de monde. Il arrive toujours plus de camions avec de nouvelles victimes, et sans cesse la «salle» les engloutit. Nous restons tous comme hébétés, incapables de leur dire un mot. Ce n'est pourtant pas la première fois. Nous avons déjà reçu bien des transports avant elles, et pareilles scènes, nous en avons vu bien des fois. Pourtant nous nous sentons faibles, comme si nous allions défaillir, sans force, avec elles. Nous sommes tous stupéfiés. Dans ces vieux vêtements, déjà usés, depuis longtemps déchirés, sont drapés des corps séduisants, pleins d'attraits et de charme. Tant de têtes aux boucles noires, brunes, blondes, et quelques rares têtes grises, nous regardent de leurs grands yeux noirs, profonds, ensorcelants. Nous voyons devant nos yeux de jeunes vies bouillonnantes, palpitantes, frémissantes, en fleur, gonflées de sève, abreuvé es aux sources de vie, épanouies comme des roses poussant encore au jardin. Fraîches, baignées de pluie, 63 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. gorgées de rosée matinale. A la lueur des soleils luisent les gouttes étincelantes de leurs yeux de fleurs telles des perles. (...) La première question sur toutes les lèvres est pour demander si leurs hommes sont déjà venus. Chacune veut savoir si son mari, son père, son frère ou son amant est toujours en vie. Ou si leur corps traîne quelque part raide mort, si les flammes le consument déjà et qu'il n'en reste plus trace. Et si elle-même est restée seule au monde avec son malheureux enfant, déjà orphelin. Elle a peut-être déjà perdu son père, son frère, son aimé. A quoi bon vivre en ce cas, pourquoi rester en vie? (...) Nous les contemplons avec compassion, car nous voyons déjà devant nos yeux une nouvelle scène, une scè ne d'horreur. Toutes ces vies palpitantes, ces mondes effervescents, tout ce bruit, ce tapage qui s'en dégage, dans quelques heures tout cela sera mort et figé. (...) Je me tiens ici près d'un groupe de femmes, au nombre de dix à quinze, et dans une brouette se trouveront bientôt tous ces corps, toutes ces vies, dans cette brouette de cendres. Il ne restera plus aucune trace de toutes celles qui sont ici, toutes celles-ci, qui occupaient des villes entières, qui tenaient tant de place dans le monde, seront bientôt effacées, extirpées avec leur racine comme si elles n'étaient jamais nées. Nos cœurs sont déchirés de douleur. Nous éprouvons, nous souffrons avec elles les tourments du passage de la vie à la mort. (...) (...) On doit durcir son cœur, étouffer toute sensibilité, émousser tout sentiment douloureux. On doit refouler les atroces souffrances qui déferlent comme un ouragan dans tous les membres. On doit se muer en automate, ne rien voir, ne rien sentir, ne rien savoir. Les jambes et les bras se sont mis au travail. Il y a là un groupe de camarades, répartis chacun à sa tâche. On tire, on arrache de force les cadavres hors de cet écheveau, celui-ci par un pied, celui-là par une main, comme cela se prête mieux. Il semble qu'ils vont se démembrer à force d'être tiraillés en tous sens. On traîne le cadavre sur le sol de ciment glacé et souillé, et son beau corps d'albâtre poli balaie toute la saleté, toute la fange sur son passage. On saisit le corps souillé et on l'étend au-dehors, la face vers le haut. Deux yeux gelés te fixent, comme pour te demander: «Que vas-tu faire de moi, frère?» Plus d'une fois tu revois une connaissance, avec qui tu as passé quelque temps avant son entrée dans la tombe. Trois hommes se tiennent là pour préparer le corps. L'un avec une froide tenaille, qu'il enfonce dans la belle bouche à la recherche d'un trésor, d'une dent en or, et quand il la trouve, il l'arrache avec la chair. Le deuxième avec des ciseaux, il coupe les cheveux bouclés, dépouille les femmes de leur couronne. Le troisième arrache vivement les boucles d'oreilles, bien souvent tachées de sang. Et les bagues qui ne se laissent pas enlever sont arrachées à la tenaille. A présent on peut la livrer au monte-charge. Deux hommes balancent les corps comme des bûches sur la plate-forme, et quand leur nombre atteint sept ou huit, on donne le signal d'un coup de bâton, et l'ascenseur s'élève. (...) (...) Là-haut, près du monte-charge, se tiennent quatre hommes. Deux d'un côté, qui tirent les corps vers la «réserve». Et deux autres qui les traînent directement vers les fours. On les étend deux à deux devant chaque bouche de four. Les petits enfants sont empilés en un grand tas sur le côté - ils sont ajoutés, jetés sur deux adultes. Les corps sont posés l'un sur l'autre sur la «civière» de fer, on ouvre la gueule de la géhenne, et on pousse la civière dans le four. Le feu de l'enfer tend ses langues comme des bras ouverts, s'empare du corps comme d'un trésor. Les cheveux prennent feu en premier. La peau se gonfle de bulles, qui crèvent au bout de quelques secondes. Les bras et les jambes se contorsionnent, veines et nerfs se tendent et font remuer les membres. Le corps s'embrase déjà tout entier, la peau s'est crevassée, la graisse coule, et tu entends le grésillement du feu ardent. Tu ne vois plus de corps, seulement une fournaise de feu infernal qui consume quelque chose en son sein. Le ventre éclate. Les intestins et entrailles en jaillissent, et en quelques minutes il n'en reste plus trace. La tête met plus de temps à brûler. Deux petites flammes bleues scintillent 64 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. dans les orbites les yeux qui se consument avec la cervelle tout au fond, et dans la bouche se calcine encore la langue. Tout le processus dure vingt minutes - et un corps, un monde, est réduit en cendres.(...) (...) Nous avions déjà vu passer sous nos yeux des centaines de milliers de vies jeunes et robustes, au sang vigoureux, tant de transports de Russes, de Polonais et aussi de Tsiganes, qui savaient qu'on les conduisait ici à la mort, et personne n'avait jamais tenté d'opposer une résistance ou de livrer un combat, tous étaient allés comme des moutons à l'abattoir. En ces seize mois, on ne peut citer que deux exceptions. Au cours d'un transport de Bialystok, un jeune homme intrépide et courageux s'était jeté sur les gardes avec des couteaux et avait poignardé plusieurs d'entre eux avant d'être abattu dans sa fuite. Le second cas, devant lequel je m'incline avec une profonde déférence, est celui du «transport de Varsovie». C'était un groupe de Juifs de Varsovie devenus citoyens américains, parmi eux certains nés en Amérique; tous ensemble ils devaient être transférés d'un camp d'internement en Allemagne pour la Suisse, où ils seraient placés sous l'é gide de la Croix-Rouge. Mais le magnifique pouvoir hautement «civilisé», au lieu d'envoyer les citoyens am éricains en Suisse, les avait amenés ici au feu du crématoire. C'est alors que s'était produit cet acte de bravoure d'une héroïque jeune femme, une danseuse de Varsovie, qui avait arraché son revolver à l'Oberscharführer de la section politique d'Auschwitz, Kwakernak, et avait abattu le Rapportführer, ce bandit notoire, l'Unterscharführer Schillinger (1). Son acte avait donné des ailes à d'autres femmes courageuses, qui avaient frappé, lancé bouteilles et autres projectiles à la figure de ces bêtes sauvages et enragées, les SS en uniforme. (...)» (1) Le 23 octobre 1943 est arrivé, du KL Bergen-Belsen à Auschwitz, un transport de 1 800 Juifs polonais. Lorsque, à l'entrée de la chambre à gaz du crématoire II, les victimes, toutes des femmes, comprennent qu'elles vont être gazées, l'une d'elles réussit à saisir le revolver d'un des SS et tire sur Joseph Schillinger, qui meurt pendant son transport à l'hôpital de Katowice, et sur le SS Unterscharführer Wilhelm Emmerich, qu'elle blesse. 65 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 17/01/2005 Lejb Langfus Votre devoir sacré est de venger notre sang Extraits des notes de Lejb Langfus (retrouvées en avril 1945, près des ruines du crématoire III de Birkenau par un habitant d'Auschwitz) Les crochets [ ] signalent les lacunes du document, selon les cas laissées muettes [-] ou interprétées de manière hypothétique par Ber Mark. Les parenthèses (...) indiquent les coupes effectuées par L'Express «Je demande qu'on rassemble toutes mes différentes descriptions et notes enterrées en leur temps et signées Y.A.R.A. Elles se trouvent dans divers pots et boîtes, dans la cour du crématoire (III). Il existe aussi deux plus longues descriptions: l'une, intitulée «La déportation», se trouve dans une fosse à ossements du crématoire (II), l'autre, intitulée «Auschwitz», se trouve sous un amas d'ossements, au sudouest de la même cour. Par la suite, je l'ai réécrite, complétée et enterrée séparément parmi les cendres du crématoire (III). Qu'on les mette en ordre et les imprime toutes ensemble sous le titre: «Dans l'horreur des atrocités». Nous, les 170 hommes restants, allons partir pour le Sauna. Nous sommes sûrs qu'on nous conduit à la mort. Ils ont choisi 30 hommes pour rester au crématoire (V). Aujourd'hui, 26 novembre 1944. (...) C'était au début de 1944. Il soufflait un vent froid et coupant, le ciel était couvert, la terre était complètement gelée. Le premier camion, plein à craquer de femmes et de filles nues, était arrivé au crématoire (III). Elles ne sont pas debout, étroitement serrées les unes contre les autres, comme d'habitude, non, elles ne peuvent absolument pas tenir sur leurs jambes, elles sont affaiblies, elles gisent sans forces les unes sur les autres, complètement épuisées, elles geignent et gémissent. Le camion s'arrête. [On] soulève la benne [et] on bascule les corps comme on décharge un tas de gravier sur une chaussée. Celles qui gisaient devant tombent sur le sol dur, se fracassent la tête et le corps si bien qu'elles perdent la force de bouger. Le reste des femmes tombe par-dessus et elles sont étouffées et écrasées par cette lourde [charge] qui pèse sur elles. On entend [-] des gémissements. Celles qui [-] encore [-] commencent à s'extraire du tas, [se] mettent debout [-], commencent à grimper [-] sol, elles tremblent et grelottent Un groupe de femmes avant leur gazage. terriblement de froid. Elles se traînent lentement jusqu'au Photographie (détail) prise clandestinement, Bunker qui s'appelle «local de déshabillage» où l'on en août 1944, par un membre du accède par un escalier comme vers une cave. Les autres y Sonderkommando. sont descendues par les membres du kommando, rapidement accourus pour relever les victimes épuisées et sans forces et retirer du tas avec précaution celles qui sont écrasées et respirent à peine. On les fait vite entrer. Beaucoup ne peuvent plus mettre un pied devant l'autre. On les prend dans nos bras et on les porte à l'intérieur. Elles sont depuis longtemps au camp, elles savent parfaitement que le Bunker est la dernière étape vers la mort. Elles sont, pourtant, très reconnaissantes, avec des regards pitoyables et suppliants, elles remuent la tête pour exprimer leur gratitude, montrant avec les mains qu'il leur est difficile de parler. Elles sont très réconfortées en apercevant une larme de compassion, l'abattement de [-] sur le visage de ceux qui les font descendre. Elles grelottent de froid, elles vont [-]. On laisse assises celles qui viennent d'être amenées et on introduit les dernières. En bas, il y a une [-] salle froide. Elles sont terrifiées et grelottent. (...) © DR Des heures durant, des camions sont arrivés, qui se débarrassaient de leur masse humaine en la basculant à terre. Quand elles ont enfin été toutes rassemblées, on les a poussées dans le Bunker de gazage. Les hurlements désespérés et les pleurs amers étaient effroyables, un terrible vacarme de [-] expression d'une extraordinaire et profonde [-] peine; des cris étouffés de toutes sortes se sont entremêlés 66 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. jusqu'à l'arrivée de la voiture de la Croix-Rouge (1) qui a mis fin à leur douleur et leurs souffrances en lançant quatre boîtes de gaz par les quatre portillons supérieurs, aussitôt fermés hermétiquement. Dans un mystérieux silence, elles ont rendu l'âme. (...) (...) C'était vers la fin de 1943. On avait amené 164 Polonais de la région, parmi lesquels 12 jeunes filles, tous membres d'une organisation secrète (2). Une série de personnalités SS étaient venues à cet effet. On avait en même temps amené plusieurs centaines de Juifs hollandais (3) au camp pour y être gazés. Une jeune Polonaise a adressé à tous les présents, déjà nus dans le Bunker de gazage, un bref et ardent discours contre l'oppression et les assassins hitlériens qu'elle a terminé ainsi: «Nous n'allons pas mourir, nous serons immortalisés dans l'histoire de notre peuple. Notre initiative et notre esprit vivent et s'épanouissent. Le peuple allemand paiera beaucoup plus cher pour notre sang qu'il ne se l'imagine. A bas la barbarie, incarnée par l'Allemagne hitlérienne! Vive la Pologne!» Elle s'est alors adressée aux Juifs du Sonderkommando: «Rappelez-vous que votre devoir sacré est de venger notre sang innocent. Rapportez à nos frères de Pologne que nous allons au-devant de notre mort avec une grande fierté et en pleine conscience.» Les Polonais se sont alors agenouillés à terre et ont récité avec ferveur une prière dans une pose impressionnante. Puis ils se sont relevés et ont chanté en chœur l'hymne national polonais. Les Juifs ont chanté la Hatikva. L'horrible destin commun a fondu ensemble dans ce petit coin maudit les accents lyriques de ces deux hymnes différents. Ils exprimaient avec une profonde et émouvante ardeur leurs ultimes sentiments et leur espoir en l'avenir glorieux de leur peuple. Puis ils ont chanté ensemble l'Internationale. Entre-temps était arrivée la voiture de la Croix-Rouge, et l'on a injecté le gaz dans le Bunker. Ils ont exhalé leur âme en plein chant et en pleine extase, en rêvant d'un monde fraternel et meilleur. (...) (...) C'était à Pessah 1944. Un convoi était arrivé de Vittel (4), en France. Parmi les déportés, bon nombre de personnalités juives distinguées, dont le rabbi de Bayonne, Moshé Fridman, de mémoire bénie, l'une des plus hautes autorités du judaïsme polonais par son savoir, une rare figure patriarcale. Il s'était déshabillé comme tout le monde. Un Obersturmführer était ensuite entré. Le rabbi s'est approché de lui et lui a dit en allemand, en le tenant par les revers de son uniforme: «Vous, odieux assassins les plus ignobles au monde, ne croyez pas que vous anéantirez le peuple juif! Le peuple juif vivra éternellement et ne disparaîtra jamais du champ de l'Histoire. Mais vous, infâmes criminels, vous le paierez très cher. Pour chaque Juif innocent, dix Allemands paieront. Vous serez effacés et vous disparaîtrez non seulement comme puissance mais aussi comme peuple particulier. Il est proche le jour de la vengeance. Le sang versé vous sera réclamé. Notre sang n'aura pas de repos avant que le feu exterminateur de la colère ne se déverse sur votre peuple et anéantisse votre sang de fauve.» Il parlait d'une voix forte et passionnée. Il a alors mis son chapeau et s'est écrié avec une incroyable ferveur: «Shema Israël!» Tous les présents se sont écriés avec lui: «Shema Israël!» et une extraordinaire exaltation de foi profonde les a tous saisis. Cela a été un moment d'intense spiritualité, qui n'a pas son pareil dans la vie courante et qui confirme l'éternelle permanence spirituelle du judaïsme. (...)» (1) Les nazis apportaient le Zyklon B aux chambres à gaz dans des voitures de la Croix-Rouge. (2) En octobre et novembre 1943, des arrestations massives eurent lieu dans les rangs de la Résistance polonaise à Cracovie, à Katowice et dans les environs d'Auschwitz. Un groupe de combattantes polonaises fut conduit à Birkenau. (3) Le 17 novembre 1943 arrivèrent à Auschwitz deux convois de Juifs de Hollande: le premier (1 150 personnes) du camp de 's-Hertogenbosch (Bois-le-Duc) et le second (995 personnes) du camp de Westerbork. Au cours de l'année 1943 arrivèrent à Auschwitz 16 convois de Juifs de Hollande. (4) Camp d'internement de Juifs porteurs de passeports de pays neutres. En avril 1944, un groupe de prisonniers juifs de Vittel fut déporté à Auschwitz. Texte établi et collationné par Ber Mark. Traduit du yiddish par Maurice Pfeffer. 67 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 17/01/2005 Zalmen Lewental Quel est ton but pour vouloir vivre encore? Extraits des notes de Zalmen Lewental (retrouvées le 17 octobre 1962, près des ruines du crématoire III de Birkenau) Les crochets [ ] signalent les lacunes du document, selon les cas laissées muettes [-] ou interprétées de manière hypothétique par Ber Mark. Les parenthèses (...) indiquent les coupes effectuées par L'Express «Malheur, tel était le sentiment de chacun de nous. Telle était la pensée de chacun de nous tous. Nous avions mutuellement honte de nous regarder droit dans les yeux, des yeux gonflés de douleur et de honte de pleurer; pour se lamenter, chacun se fourrait dans un coin différent afin qu'aucun de ses proches ne le trouve. (...) [On manquait] d'audace pour mettre fin à ses jours [-] Personne ne l'a fait à l'époque. Pourquoi? [-] pas. Cela demeure une question à laquelle [il est présentement difficile de répondre]. Toutefois, un peu plus tard, après avoir repris nos esprits, il s'est trouvé de nombreux hommes qui, à la première occasion, comme par exemple tomber malade ou simplement affronter une situation extérieure plus ou moins [déstabilisante], ont aussitôt mis fin à leurs jours [-] (...) Les psychologues [disent? ] que l'homme, quand il s'estime complètement perdu, sans aucune chance et sans aucun espoir, devient incapable de rien faire, fût-ce la moindre chose, il est déjà comme un homme mort. Car l'homme est capable, énergique et prêt au risque aussi longtemps qu'il pense, par sa démarche hardie, atteindre et obtenir quelque chose. En revanche, quand il perd toute chance et tout espoir, il n'est plus bon à rien. Il [commence] [à penser? ] au suicide [-] (un sujet pour les psychologues) [-]. Laissé conduire comme des moutons, les plus forts, les plus héroïques [parmi nous] se sont [effondrés] dès l'instant où l'on nous a amenés ici et [-], [tout? ] pris et nous a donné de tels [-] costumes de prisonniers, [nous avons] été humiliés, complètement (...). Mais la vérité, c'est qu'on a envie de vivre à tout prix. On a envie de vivre parce qu'on vit, parce que le monde entier vit et tout ce qui est agréable, tout ce qui est lié à quelque chose est en premier lieu lié à la vie. Sans la vie, c'est [-]. C'est la pure vérité. Soyons clair et net, si quelqu'un vous demande: «Pourquoi as-tu [-]», je lui répondrai [-]: «C'est [-].» Qu'il constate: je suis moi-même trop faible, je suis tombé sous la pression de la volonté de vivre; afin de pouvoir évaluer correctement [-] vouloir vivre, mais non [-] il s'agit [-] Pourquoi fais-tu un travail [aussi] peu convenable, comment vis-tu, pourquoi vis-tu, quel est ton but pour vouloir vivre encore? [-] C'est cela qui constitue le point très faible de [-] notre kommando que je n'ai absolument pas l'intention de défendre dans son ensemble, en tant qu'entité. Je dois ici dire la vérité: plus d'un s'est à tel point, avec le temps, laissé aller, que c'en était une honte pour soi-même. Ils avaient simplement oublié ce qu'ils faisaient et ce à quoi ils s'appliquaient et, avec le [temps, ils s'y étaient si] accoutumés qu'on en venait à s'étonner [-] à pleurer, à se lamenter de ce que [-] mais ce sont des??? tout à fait normaux, moyens, [-] ordinaires, très modestes [-], sans le vouloir, cela devient banal et l'on s'habitue à tout et ainsi les événements n'impressionnent plus, on crie, on regarde indifférent périr quotidiennement des dizaines de milliers d'hommes et puis, rien. (...) On a commencé à regarder autour de soi, à voir avec qui nous étions restés, qui il y avait, qui était là, qui était parti au kommando du ciel et qui était encore resté. Bien entendu, il ne restait que les seconds rôles, les moins importants, un peu de simples gens, [-] les meilleurs, les plus nobles, ceux qui ne faisaient pas de bruit n'étaient plus là, n'ayant pu supporter [-]. (...) Cela a amené tous les hommes du kommando, sans distinction de classe ou de milieu, et même les plus réservés, à tempêter pour qu'on mette fin à ce jeu, qu'on en finisse avec ce travail, ainsi qu'avec notre vie si nécessaire. Nous avons recommencé à tempêter pour exiger de l'extérieur (1) une solution rapide, mais malheureusement pas comme on se l'était imaginé. Entre-temps avait commencé la grande offensive à l'est; et on voyait de jour en jour les Russes se rapprocher de nous et d'autres (2) ont été d'avis que tout ce travail était peut-être superflu, qu'il valait mieux attendre, patienter encore un peu [jusqu'à] ce que le front se rapproche en même temps, de ce fait, chez les SS le moral s'effondrerait, la désorganisation s'accroîtrait, ce qui pourrait augmenter très sérieusement les chances de réussite de notre action. C'est vrai! De leur point de vue, ils avaient raison, d'autant qu'ils ne se voyaient absolument pas menacés par 68 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. l'ajournement, [-] [les? ] liquider, [il? ] a [-] [temps]. Ils n'ont pas à se dépêcher pour cela, mais, nous, occupés à notre travail, nous voyions cependant la réalité, le temps s'écoulerait, il ne se passerait rien. En particulier, nous, les hommes du Sonderkommando, nous avions toujours affirmé que nous étions plus spécialement menacés que tous les autres détenus du camp, y compris même les Juifs du camp. Nous n'y croyions pas parce que les Allemands voudraient à tout prix effacer les traces de leurs méfaits jusqu'à ce jour et ils ne pouvaient le faire qu'en anéantissant tous les hommes de notre kommando, sans même en épargner un. C'est pourquoi nous ne considérions pas comme une chance pour nous le rapprochement du front. Au contraire, nous y voyions la nécessité de lancer notre action un peu plus tôt, si nous voulions encore accomplir quelque chose de notre vivant. Nous voulions, sous la pression de tout notre kommando, amener le camp à comprendre que c'était l'extrême limite, mais malheureusement on nous retardait de jour en jour. (...) Nous avons commencé à insister auprès de nos alliés pour fixer une date limite car notre kommando était fin prêt. Cela se passait après que le travail chez nous se soit un peu arrêté. Il [n'y] n'avait plus autant de Juifs à brûler. Une fois tous les Juifs de Pologne exterminés, y compris ceux [-] et comme on ne prévoyait plus de Juifs à brûler [-] on avait réduit notre kommando de moitié, on avait même emmené 200 hommes jeunes de notre kommando à Lublin où on les a massacrés. Peu après, le camp de Lublin a été liquidé et le Sonderkommando de ce camp est venu ici, à Birkenau. [Ils] étaient 19 Russes et 1 Allemand du [Reich], leur Kapo, en tout [20] hommes. Notre kommando voyait en eux une menace pour lui-même, estimant que se rapprochait le jour où nous [-] péririons et où d'autres occuperaient nos places à la crémation. Nous qui en étions conscients, estimions qu'il était grand temps [de dire]: «Ça suffit!» (...) (...) L'histoire d'Auschwitz-Birkenau, d'une façon générale en tant que camps de travail, et en particulier en tant que lieu d'extermination de millions d'hommes, je pense qu'elle sera plus ou moins révélée au monde en partie par les civils (3) et je pense que le monde est déjà maintenant au courant de ces [horreurs? ]. Le reste, peut-être par quelques-uns des Polonais qui demeureront par hasard en vie, ou par les élites du camp, qui occupent les meilleurs postes et les??? les plus responsables [-] peut-être par eux, en tout cas, leur responsabilité n'est plus aussi grande. En revanche, le processus d'extermination de Birkenau, des Polonais comme des Juifs, [-] ceux qui se trouvaient déjà dans le camp [-] [vu] comment tous périssaient, selon un plan préconçu, par centaines de milliers sur ordre de [-] exécution de [-] propres frères, détenus [-] annoncé pendant le travail par les Kapos et les chefs d'équipe. A présent, [-] qui [-] en vie [-] de notre temps, au XXe siècle, au milieu et au cœur même de l'Europe civilisée. (...) Voilà ce que nous avons [pensé? ] durant ce temps. (...)» Le 10-10-1944. (1) C'est-à-dire l'organisation de la Résistance à Auschwitz. (2) C'est-à-dire le mouvement clandestin du camp. (3) Par le terme de «civils», l'auteur entend les hommes venus de l'extérieur du camp comme «travailleurs libres» dans les différentes entreprises du territoire d'Auschwitz. Texte établi et collationné par Ber Mark. Traduit du yiddish par Maurice Pfeffer. 69 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Documentaires. Début des programmes célébrant le soixantième anniversaire de la libération des camps nazis. L'horreur d'Auschwitz à ciel ouvert Par Samuel DOUHAIRE vendredi 14 janvier 2005 (Liberation - 06:00) FRANCE 2, 22 h 45. «Auschwitz, la preuve oubliée», de Lucy Parker (2004). Suivi, à 23 h 40, de «Nuit et brouillard», d'Alain Resnais (1955). La soirée documentaire du magazine Contre-courant de France 2 ouvre ce soir, avec une semaine d'avance, la programmation audiovisuelle pléthorique consacrée au 60e anniversaire de la libération des camps nazis. Auschwitz, la preuve oubliée s'appuie sur une série de photos aériennes du plus grand complexe d'extermination nazi, réalisées par la Royal Air Force en août 1944. Des photos qui ne furent pas analysées, mais classées. Scandale ? Pas vraiment. Comme l'explique l'historien André Kaspi dans la revue l'Histoire, «on ne trouve que ce qu'on cherche». Les experts n'avaient pas reçu mission de rechercher des chambres à gaz, mais d'analyser les installations industrielles d'IG Farben, à quelques kilomètres du camp ; et, en 1944, les spécialistes du renseignement ne disposaient pas des outils numériques qui leur auraient permis de voir ce qui nous paraît évident aujourd'hui, avec soixante ans de recul et de connaissances historiques : des SS séparant les détenus «aptes au travail» des enfants, des vieux et des plus faibles destinés à être aussitôt gazés et brûlés dans des fours crématoires... Précision réduite. Ces photos redécouvertes en 2003 servent en tout cas de prétexte à la réalisatrice Lucy Parker pour poser la question qui fâche : pourquoi les Alliés, qui connaissaient l'existence de la «Solution finale» et des camps grâce à plusieurs rapports, n'ont-ils pas bombardé Auschwitz ? Le documentaire a le mérite d'analyser longuement les arguments des pour et des contre. L'exigence morale et humanitaire d'un côté, les contingences matérielles de l'autre. Priorité était donnée à la destruction des capacités industrielles et militaires du Reich dans l'idée que «le meilleur moyen de sauver les juifs était de battre les Allemands». Et l'obligation de bombarder à haute altitude, avec une précision réduite, faisait craindre de tuer de nombreux détenus au passage par une cruelle ironie de l'histoire, il y eut bien une attaque aérienne avec «dommage collatéral» près d'Auschwitz en septembre 1944, mais dirigée contre l'usine de Monowitz voisine : des obus tombèrent, par hasard ou par erreur, sur les rails du camp, tuant quarante prisonniers et quinze SS... Dans le documentaire, les analyses des historiens sont relayées par les témoignages des survivants du camp. Des paroles terribles, souvent très fortes, mais qui déséquilibrent le film, le faisant dévier de son angle initial : la question de la responsabilité des Alliés dans la poursuite de la «Solution finale». Plus gênante est l'alternance, à l'image, de clichés d'archives et de reconstitutions en couleurs de scènes anodines chargées de dramatiser l'ensemble... Lents travellings. Quarante ans plus tôt, Alain Resnais avait, lui aussi, utilisé le mélange des images pour raconter la déportation et l'extermination, mais avec un résultat autrement convaincant. Dans Nuit et brouillard, le décalage entre le noir et blanc des films et photos d'archives et la couleur des lents travellings filmés par Resnais dans les vestiges d'Auschwitz dix ans après, produit un choc esthétique et moral durable : c'est l'affirmation, dans le même plan, de l'oubli en cours d'accomplissement et de la nécessité de lutter contre cet oubli. Avec son commentaire foudroyant écrit par le poète Jean Cayrol (déporté à Mauthausen), ce moyen métrage de 35 minutes fut conçu comme «un dispositif d'alerte contre toutes les nuits et tous les brouillards qui tombent sur une terre qui naquit pourtant dans le soleil et pour la paix». Cinquante ans après, il reste essentiel. 70 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. VSD, N°1429 du 13 au 19 janvier 2005 CAMPS DE CONCENTRATION Le devoir de mémoire (Dossier dirigé par Marek Halter) Il y a soixante ans, l’armée soviétique libérait Auschwitz. Le 27 janvier, une commémoration aura lieu à dans le camps de concentration pour se souvenir du génocide de six millions de juifs perpétré par les nazis. A eux, à Marek, le devoir de mémoire Des yeux fixes. Figés par l’effroi. Terrorisés par l’impossible souvenir de ce que l’on ne peut pas nommer : l’insoutenable. Des yeux de terreur qui nous interpelleront longtemps. Entrouverts, à la lumière de qui voulait bien voir, des fours, sordides, où s’entassent les ossements de l’innommable. Non loin, des « pyjamas » rayés, obsédants et crasseux. Des corps qui n’en sont plus, des cris étouffés et des larmes qui ne viennent pas. Plus qu’une image plus ou moins lointaine, la réalité crue de l’ignominie totale rationalisée et « aryennisée » au plus haut niveau par un dément et ses complices. Soixante ans après la libération d’Auschwitz, symbole et cœur du mal absolu, personne ne peut oublier. Oublier cette tache indélébile sur notre mémoire collective, ce génocide massif, ces humiliations intolérables, ces collaborateurs passifs et actifs. Ce crime trop longtemps impuni. Face à cette monstruosité érigée en système, quelques-uns, trop rares, anonymes ou célèbres, ont eu le courage de dire non. Des Justes, des humbles, d’authentiques héros. Parce que, lorsque l’humanité se déshonore, il faut savoir désobéir, résister, aider. Ceux qui l’ont fait – à quelque niveau qu’il fût – ont sauvé et préservé l’essentiel : la qualité de notre futur, et notre éthique de vie. Dans le chaos d’une époque où la mémoire défaille et où l’histoire n’est pas toujours méritante – loin s’en faut – VSD a choisi de publier un document bouleversant, coordonné par l’écrivain Marek Halter. Homme de culture, de tolérance et de liberté. Un document fort et, j’oserai dire, « sobre », une invitation à méditer pour les plus jeunes et leurs aînés.Un document qui nous engage. à vivre, au-jourd’hui et demain : debout ! Parce que la mémoire est le ciment de tout. Merci de votre fidélité. Philippe Labi _______________________________________________________________________ 71 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. PARIS MATCH, N° 2904 le 13/1/2005 N° 2904- DU 13 AU 19 JANVIER 2005 Le souhait de Simone Veil. par Alain GENESTAR Plus qu’une douleur, c’est une histoire. » Une histoire vécue par Simone Veil, qui la raconte dans le long entretien qu’elle nous a accordé au lendemain de notre voyage à Auschwitz-Birkenau, le mercredi 22 décembre 2004. Quand la proposition lui a été faite de réaliser ce reportage dans le camp où elle a été déportée en 1944 avec sa mère et sa sœur, Simone Veil a accepté. Avec un souhait. Que ses fils et ses petits-enfants nous accompagnent pour que, plus tard, ils puissent en parler ensemble. « Un sujet comme celui-ci, on ne peut l’aborder n’importe quand, n’importe comment. » Dans quelques jours, le 27 janvier, une cérémonie, à laquelle participeront des chefs d’Etat et de grands témoins, dont Simone Veil, marquera à Auschwitz-Birkenau le soixantième anniversaire de la libération du plus symbolique de tous les camps de la mort. Avant d’écouter ces discours, forcément minutés, et de voir ces images d’une célébration, encadrée par la rigueur du protocole, nous ouvrons grandes nos pages aux réponses de Simone Veil et à ce reportage, intime, sur une famille en visite à Auschwitz. « C’est une histoire. » L’histoire du génocide des Juifs d’Europe. Auschwitz est, aussi, une histoire de familles, de centaines de milliers de familles, déportées ensemble avant d’être séparées, les femmes de leurs maris et fils, les enfants et les «vieux», et souvent la plupart du convoi, envoyés le premier jour – qui souvent était une première nuit – directement dans les chambres à gaz. Les images en noir et blanc des convois arrivant dans le camp, avec leurs cargaisons humaines jetées des wagons à bestiaux, étaient des photos de familles. Souvent, les dernières de l’album. Elles montrent des gens simples, des Juifs et des autres, avec des valises, des paquets, des ustensiles de la vie quotidienne et, à la main ou dans les bras, des enfants fatigués par un long voyage infernal. 72 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. En avril 1944, quand elle arrive à Auschwitz-Birkenau, Simone Veil est une jeune fille, très belle, accompagnée de sa mère, qui mourra l’année suivante à Bergen-Belsen, et de sa sœur Milou. Une famille. Son père et son frère, Jean, sont déportés en Lituanie où ils ont disparu. Denise, son autre sœur, survivra à l’enfer de Ravensbrück. Plus de soixante ans après, Simone Veil revient pour témoigner. En famille. Auschwitz et tous les camps d’extermination – Sobidor, Treblinka, Chelmno, Belzec et Majdanek – sont des lieux uniques. Des lieux-dits. Il n’est pas besoin de qualificatifs, ni de phrases, pour dire ce qu’ils étaient. Leur nom, seul, suffit. Auschwitz est la mort. Pourtant, en regardant Simone Veil, ses deux fils et six de ses petits-enfants, marcher, ce mercredi 22 décembre, dans le froid et la neige du camp, avançant tête baissée comme un cortège recueilli derrière un cercueil invisible, la seule appellation, « camp d’extermination », s’allonge d’un autre mot : «camp d’extermination de familles». C’est cette spécificité terrifiante qui différenciait, dès l’arrivée du train, un camp d’extermination d’un camp de prisonniers. Au-delà des femmes et des hommes, ce sont des mères, des épouses, des pères, des maris, des filles, des fils, des grands-parents qui sont descendus sur la rampe, ont été triés, séparés, envoyés à la mort ou dans des blocs distincts les uns des autres selon le sexe, attendant la mort. Le souhait de Simone Veil de revenir ici, à Auschwitz-Birkenau, avec sa famille est dans la continuité de ce souvenir. Quand l’un de ses petits-enfants la serre dans ses bras, on voit la jeune fille de 16 ans et demi qui protégeait sa mère. Aujourd’hui, Simone Veil parle. Lisez-la. Ses mots s’adressent aux siens et à tous ceux qui, comme je l’ai éprouvé ce mercredi de décembre en l’écoutant, ont le sentiment d’appartenir à une immense famille dont elle est la mémoire. Merci Madame, pour votre témoignage qui, au-delà de votre douleur, est notre Histoire. Merci du fond du cœur. 73 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Simone Veil. Retour à Auschwitz. Un grand entretien avec Alain Genestar. Magazine:2904 du 13/1/2005 C'est par hasard, à cause d'une défaillance technique de l'appareil, que ces deux photos se sont superposées. Un hasard étrange qui a imprimé sur la pellicule ce télescopage d'images et de souvenirs. A Auschwitz, le passé hante les vivants. Malgré la présence de ses fils et la tendresse de ses petits-enfants, Simone Veil restera, lors de ce pélerinage, une ancienne déportée prise par ses fantômes. Une femme seule. Extrait de l'entretien de Simone Veil avec Alain Genestar : Alain Genestar. Il y a un peu plus de soixante ans, vous êtes déportée à Auschwitz-Birkenau avec votre mère et votre sœur, Milou. Vous y êtes revenue hier avec vos deux fils et quelques-uns de vos petits-enfants. Qu’avez-vous ressenti en passant cette porte avec eux ? Simone Veil. [Un silence.] Tout est si différent qu’il n’y a pas de lien entre ces deux mondes. Ce sont deux vies. Celle du passé est toujours présente. Ce que j’ai vécu, comme pour tous les déportés, m’a profondément marquée et les souvenirs nous reviennent en mémoire. Le monde des camps de déportation était hors du temps, de la vie, des réalités... On n’avait aucun projet d’avenir. Dans ce que nous vivions au quotidien, ce monde-là ne nous rappelait rien de ce qui avait été notre vie. A.G. Vous étiez déjà revenue, mais c’est la première fois que vos petits-enfants vous accompagnent. En venant avec eux, que voulez-vous leur transmettre ? S.V. Avant de penser à quoi que ce soit, je suis venue parce qu’ils ont exprimé le désir, l’intérêt, de savoir de façon plus précise ce que j’avais vécu, de connaître ce qui a été si bouleversant, si tragique, d’une si grande influence. Ils veulent intégrer non seulement mon passé mais aussi celui de leurs arrière-grands-parents qu’ils n’ont pas connus mais dont je leur parle souvent. C’est important pour eux. Aujourd’hui, avec le 60e anniversaire, on peut penser que c’est la dernière fois qu’il y aura une commémoration d’une telle ampleur. Nos petits-enfants en entendent beaucoup parler et c’était donc un devoir de les emmener, à condition qu’ils le souhaitent. Pour certains, c’est trop douloureux et insupportable. Il ne faut l’imposer à personne. A.G. Peut-être vouliez-vous leur faire partager une douleur qu’il vous est difficile d’expliquer ? S.V. C’est beaucoup plus qu’une douleur, c’est une histoire. L’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe. C’est cela que je veux qu’ils comprennent. Mais je ne savais pas si cela les intéressait vraiment et si, pour certains d’entre eux, c’était réellement important. Seuls les aînés m’ont accompagnée et j’y retournerai avec ceux qui ont regretté de ne pouvoir venir. A.G. Vous leur avez peu parlé, hier, tout au long de cette journée à Auschwitz. Il y a eu de grands 74 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. moments de silence, de recueillement. De temps en temps, l’un d’entre eux venait à vous et vous serrait dans ses bras... Leur avez-vous fait des confidences que vous ne leur auriez pas faites à Paris ? S.V. Non. Ce sera plus facile maintenant car ce sont eux qui vont me poser des questions... Un sujet comme celui-ci, on ne peut pas l’aborder n’importe quand, n’importe comment. Après cette visite et le choc qu’ils ont ressenti, ils vont certainement m’interroger davantage et il sera plus facile de leur en parler. Quand Simone Veil quitte la zone du camp où était situé son « bloc », le brouillard est en train de se lever. Elle ne se souvient pas avoir vu le soleil en 1944 : la fumée noire des fours crématoires obscurcissait le ciel. A.G. Au printemps 1944, lors de votre arrivée en train à Auschwitz-Birkenau, vous aviez 16 ans, plus jeune que votre petite-fille Deborah qui vous a accompagnée hier. Votre sœur Milou avait une vingtaine d’années. C’était la nuit. Vous souvenez-vous de la première heure, du moment où vous êtes descendue du wagon sur la rampe, des mots de votre mère ? S.V. Je ne me souviens pas des premiers mots, mais de notre premier réflexe, qui s’est révélé être un impératif permanent pendant toute la durée de notre vie au camp: ne jamais accepter d’être séparées. Tout faire pour être toujours ensemble. Nous avons vu que la plupart des familles étaient immédiatement séparées par les SS Les gens “âgés”, à partir de 40 ou 45 ans, les personnes qui se disaient fatiguées, les enfants ainsi que beaucoup d’adolescents étaient mis de côté, éventuellement séparés de leur mère, si celle-ci était jeune. Tous ceux-là montaient dans les camions en pensant nous retrouver tout de suite après. Ils ignoraient qu’ils allaient droit vers les chambres à gaz... A.G. Quelle était la proportion de ceux qui allaient directement dans ces chambres à gaz ? S.V. Cela dépendait des convois et de l’occupation du camp. S’il était plein, personne n’y entrait, tout le convoi était parfois exterminé. Par ailleurs, quelques convois ont été directement dirigés à Sobibor où tous les déportés étaient gazés immédiatement. Arrivant en avril, après l’hiver toujours dur à supporter en raison du froid et surtout à cause d’une épidémie de typhus, il y avait de la place... Je dirais que sur les 1 500 personnes de notre convoi, beaucoupplus de la moitié sont montées dans les camions. Je ne connais pas le nombre, je sais juste que nous étions, un an plus tard, 105 survivants. A.G. On vous a demandé votre âge à toutes les trois... S.V. Maman avait 43 ans. C’était “limite”, mais elle faisait jeune. Pour ma sœur Milou, il n’y avait pas de problème... Certains des déportés étaient chargés de nous faire sortir des wagons et de nous faire mettre en rang. Lorsqu’ils voyaient des adolescents qui risquaient d’être sélectionnés pour la chambre à gaz, ils leur disaient : “Dites que vous avez 18 ans !” C’est ce qui s’est passé pour moi. Avoir 16 ans, ça signifiait souvent la mort... Après, dans le camp, quand nous partions au travail, nous nous arrangions pour être toujours toutes les trois dans la même rangée de cinq afin de n’être pas séparées... A.G. On imagine cette nuit-là, les projecteurs, les chiens, la peur... Le Dr Mengele est-il là ? Le voyezvous ? S.V. Oui, nous passons devant lui. Personne ne savait qui il était. Avec sa badine, d’un geste vif, il dit: “Là !... Là !...” Il décide ainsi en une seconde de la vie ou de la mort. Mais on n’imagine rien de ce que cela signifie. Nous croyons vraiment que nous allons retrouver ceux qui partent dans les camions. Que c’est au plus une question d’heures... A.G. Quand comprenez-vous qu’il s’agit d’un camp d’extermination ? S.V. A ce moment, nous ne comprenons rien du tout! Nous avons laissé tous nos bagages, valises et paquets dans le train ; ces fameux wagons à bestiaux où nous avons été entassés pendant près de trois jours dans des conditions effroyables, avec des enfants qui pleurent, des gens très âgés ou malades... Il n’y a qu’une seule tinette, dans un coin, rapidement débordée. Et rien à boire. Nous 75 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. avions emporté du ravitaillement, mais nous avions tellement soif que, très vite, nous ne pouvions plus manger... Quand nous sommes arrivées à Auschwitz, nous avons été précipitées hors des wagons par des hommes en tenue de bagnard, les chiens des SS aboyaient, se jetaient sur nous. Seules quelques-unes ont pu prendre un petit sac à main ou de voyage... Il doit être 1 ou 2 heures du matin. C’est le mois d’avril. Il ne fait pas trop froid... Après la “sélection”, nous allons à pied jusque dans une sorte de grande pièce bétonnée, totalement vide... On se demande ce que nous faisons là! Il y a peu de monde encore... Juste quelques déportées, affectées à cette tâche, qui nous demandent de leur remettre nos bijoux, tout ce que nous possédons parce que, nous disentelles, “de toute façon, on vous le prendra!”... J’ai le souvenir très précis d’une amie qui avait un petit flacon de parfum Lanvin. Elle nous a aspergées avant de faire pareil pour elle plutôt que de le donner à l’une des kapos... A.G. Vous ne savez toujours rien. S.V. Non... Ces femmes étaient en uniforme rayé, des robes rayées telles qu’on les voit dans les documents filmés... Ce n’était pas chaud du tout... mais c’était beaucoup mieux que les vêtements usagés et déchirés dont nous avons été affublées quelques heures plus tard. Très vite, nous essayons de savoir ce que sont devenus les gens des camions. Dans l’immédiat, nous n’avons pas eu de réponse. Je me rappelle que, dans le vaste local, il n’y avait rien, aucun meuble. Je pense que, cette nuit-là, nous avons essayé de dormir par terre en nous couchant sur le sol. Mais nous étions trop angoissées pour dormir. Dès qu’il a fait un peu jour, des femmes, toujours en tenue rayée, sont arrivées pour nous raser tous les poils du corps. Dans notre convoi, on nous a coupé les cheveux très court mais nous n’avons pas été tondues comme c’était généralement le cas pour celles des convois précédents. En gardant des cheveux, nous gardions figure humaine et l’humiliation d’avoir la tête rasée nous a, par chance, été épargnée. Puis, toujours au même endroit, c’est la séance du tatouage. Le tatouage en lui-même est sans douleur, il suffit d’une plume pointue et d’une encre indélébile. Ce sont des déportées qui sont chargées de le faire. Désormais, nous sommes marquées comme du bétail. Psychologiquement, c’est une épreuve de plus. Nous avons tout de suite alors conscience de la perte de notre identité : si on nous attribue un numéro, c’est pour qu’il se substitue à notre nom, donc à notre propre identité. Lucas, Pierre-François, Simone Veil et Isabelle, face à l'abomination ultime : les ruines des chambres à gaz. Après le temps passé à ces diverses opérations, nous commençons à nous inquiéter du sort de celles et ceux qui étaient partis en camion, les plus angoissées sont les femmes qui avaient des membres de leur famille, enfants, parents ou grands-parents, dans les camions, ou un mari, un frère ou une sœur. Nous avons de nouveau tenté d’interroger les déportées présentes. Elles ont alors répondu sans ménagement : “Les jeunes, les vieux... Tous ceux qui sont partis dans les camions... Tenez, regardez...” Il y avait une petite fenêtre par laquelle on voyait de la fumée... “C’est ce qu’il en reste... après avoir été gazés... Voilà, ils sont tous passés au crématoire.” Notre premier réflexe est de penser que l’on cherche à nous démoraliser. On ne peut pas le croire ! Nous sommes toutes dans la même interrogation : est-ce possible ?... Nous essayons de communiquer par la fenêtre avec d’autres déportées pour vérifier ces informations. Mais elles n’osent pas s’approcher... Au fil des heures pourtant, tous les témoignages se recoupent. Mais celles qui avaient de la famille veulent continuer à douter et à espérer. Avant d’être affectées à un bloc, nous passons à la désinfection durant toute la matinée. Nous sommes assises sur des gradins, toutes nues... Pour les Françaises, notamment, c’est particulièrement difficile à vivre. Dans les pays d’Europe centrale et en Allemagne, la pudeur n’est pas la même. Dans les douches des stations thermales ou des salles de gymnastique, les femmes se montrent nues les unes aux autres, sans être gênées. En France, nous étions très pudiques. Pour les mères et les filles, se retrouver nues, ainsi, c’était presque plus difficile que vis-à-vis d’étrangères. Les jeunes déportées nous regardaient, nous tripotaient. 76 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Nous étions plus brunes, nous avions un physique différent de celles qu’elles voyaient d’habitude... Cela a duré plusieurs heures... Ces séances de prétendue désinfection ont provoqué chez moi une véritable angoisse : depuis je n’ai plus jamais supporté une certaine promiscuité, ni les douches en commun, ni même de faire la queue, par exemple avant d’entrer au cinéma ou dans une boutique, en étant proche de mes voisins. Une femme SS, la responsable du camp des femmes, nous a demandé s’il y avait parmi nous une danseuse. Elle adorait la danse. Une des jeunes filles de notre convoi s’est manifestée, ce qui l’a conduite à donner les spectacles pour les SS à l’occasion et à ne pas travailler. Ensuite, c’était l’épreuve de la douche. Des douches tantôt glaciales, tantôt brûlantes... On passait enfin dans un autre local où il y avait des gros tas de hardes, de véritables chiffons, qui avaient probablement été de vrais vêtements et qu’on avait volontairement détériorés pour qu’ils soient à l’état de loques. N’importe quoi, de n’importe quelle taille... Il y avait aussi des tas de chaussures généralement dépareillées parmi lesquelles il était difficile d’en trouver deux à notre taille. En sortant de là, nous étions ébahies. Où étions-nous tombées ?... En quelques heures, nous avions basculé dans un autre monde. .../... A.G. Vous venez de me raconter la vie dans les camps... Vous me dites que vous avez pleuré le jour de la libération... Mais avant, vous n’avez jamais craqué, jamais abandonné ? S.V. [Un silence.] On avait froid, on avait faim... On se plaignait les unes les autres, on se réchauffait les pieds... Mais je ne me souviens pas d’avoir pleuré... Une fois, mais c’était après la libération... Nous étions quelques Françaises réunies, j’étais la plus jeune. Nous redevenions des “jeunes”... Une femme, qui aurait pu être ma mère, m’a fait une observation. Je l’ai envoyée promener. Ma sœur était présente. Elle ne m’a peut-être pas donné une gifle, mais elle m’a engueulée... Elle m’a dit : “On renaît à la vie, tu n’as pas le droit de parler comme ça aux gens... !” Une leçon de morale, en somme. Juste après... alors là, oui, j’ai pleuré ! Mais autrement, non, je n’ai pas le souvenir d’avoir pleuré... C’était au-delà des larmes... Sauf une autre fois, sur le chemin du retour, quand j’ai appris par hasard que ma sœur Denise avait été déportée à Ravensbrück. On ne savait rien du sort des déportés de ce camp. J’ai complètement craqué jusqu’au retour le lendemain à Paris : elle était rentrée. Propos recueillis par Alain Genestar Photos : Benoît Gysembergh 77 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Colloque Les Juifs et la Pologne Aspects multiformes du passé (1939 - 2004) Site François-Mitterrand grand auditorium Entrée libre Le génocide des Juifs appartient à un passé qui n'a cessé de se manifester dans la seconde moitié du XXe siècle selon des rythmes et des modalités différentes en Pologne et en France. Depuis la disparition du monde juif en Pologne, l'évocation de ce passé s'y présente biaisée, soumise à l'emprise du stalinisme et à des occultations historiques diverses. Les manifestations antisémites du Parti (1956, 1968), l'incompréhension de l'Eglise (affaire du Carmel d'Auschwitz dans les années 1980) ou la redécouverte des circonstances du massacre de Jedwabne (2000) mettent en lumière la complexité qui entoure ce passé. Ainsi se constituent un savoir et une mémoire à la fois spécifiques et comparables à ceux qui se sont formés dans les débats historicomémoriels d'autres pays européens. Colloque coordonné par Jean-Charles Szurek, directeur de recherche au Laboratoire d'Analyse des Systèmes Politiques, CNRS, Paris X-Nanterre et Annette Wieviorka, directeur de recherche à Identités, Relations Internationales et Civilisations de l'Europe, CNRS, Paris I. Sous l'égide de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, en partenariat avec l'Ambassade de France à Varsovie, Nova Polska, l'Institut Adam Mickiewicz, l'Institut Polonais et la Bibliothèque nationale de France. jeudi 13 janvier 2005 18h30 Soirée d'ouverture 18h30 Inauguration officielle Allocutions de Simone Veil, présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah ; de son Excellence l'Ambassadeur de Pologne en France Jan Tombinski et de Jean-Noël Jeanneney, président de la Bibliothèque nationale de France 20h30 Projection Belzec, film (en cours de finition) écrit et réalisé par Guillaume Moscovitz, produit par Jean Bigot, VLR productions vendredi 14 janvier 2005 : 9h30 - 18h 9h30 - 12h30 Regards croisés d'historiens sur le génocide des Juifs L'historiographie concernant le génocide des Juifs a connu depuis un quart de siècle une extraordinaire vitalité. La place des Juifs de France dans les objectifs nazis, le rôle joué par Vichy dans les persécutions et les déportations sont désormais connus. La recherche en Pologne a montré un dynamisme nouveau après la chute du communisme. Présidence de séance : Robert Frank, professeur d'histoire des relations internationales, université Panthéon-Sorbonne I Rapport de synthèse par Jan T. Gross, professeur d'histoire, université de Princeton L'occupation soviétique de 1939-1941 dans les récits juifs par Andrzej Zbikowski, Institut historique juif, Institut de la Mémoire nationale, Varsovie La Delegatura et la question juive par Dariuz Libionka, Institut historique de l'Académie des sciences de Pologne, Institut de la Mémoire nationale,Varsovie La résistance française et le génocide des Juifs par Pierre Laborie, Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) " Nous, Juifs polonais ". Les relations judéo-polonaises d'après les écrits juifs pendant la guerre par Havi Ben Sasson, université hébraïque de Jérusalem L'UGIF : Collaboration ou résistance ? par Michel Laffitte, EHESS Les maîtres chanteurs (szmalcowniks) par Jan Grabowski, université d'Ottawa La délation antisémite sous l'Occupation. L'exempledes " informateurs " du Commissariat général aux Questions juives par Laurent Joly, Centre d'histoire sociale du XXe siècle, université de Paris I 14h - 17h30 Mots et images La Shoah fait désormais partie de l'imaginaire collectif de l'humanité et nourrit la pensée philosophique. Récits, écrits, photos, films ; les mots et les images circulent par delà les frontières et font l'objet de l'analyse des chercheurs. Présidence de séance : Jean-Yves Potel, conseiller de coopération et d'action culturelle à l'Ambassade de France à Varsovie Rapport de synthèse par Anny Dayan-Rosenman, université de Paris VII Récits d'Auschwitz par Karla Grierson, université de Toulouse 78 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le témoignage de Tadeusz Borowski par Agnieszka Grudzinska, université de Paris IV Photographier l'Extermination : conflits de regards (analyse de la photographie comme témoignage et expérience) par Jacek Leociak, Institut de recherches littéraires de l'Académie des sciences de Pologne La place de la Shoah dans l'œuvre de Czeslaw Milosz par Alexandra Laignel-Lavastine, université Paris X France-Allemagne-Pologne : regards croisés sur " Nuit et Brouillard " par Sylvie Lindeperg, université Paris III Esthétique fasciste et regard nazi : les photographies du ghetto de Lodz par Gertrud Koch, université libre de Berlin Réflexions sur la Shoah dans le cinéma polonais par Stuart Liebman, Queen's College, Cuny Graduate Center, New York Lettres d'amour du ghetto de Tomaszow par Barbara Engelking, Polish Center for Holocaust Research, Institut de philosophie et de sociologie de l'Académie des sciences de Pologne 18h Rencontre avec Marek Edelman, ancien commandant de l'insurrection du ghetto de Varsovie samedi 15 janvier 2005 9h30 - 18h 9h30 - 12h30 Mémoire(s) Quel est le rôle des porteurs de mémoire que sont les survivants de la déportation ? Que se rappelle-t-on de ces Justes qui, au péril de leur vie, ont sauvé leurs voisins juifs en Pologne ? Comment les sites - Belzec, Auschwitz, l'emplacement du ghetto de Varsovie - sontils devenus des lieux de commémoration ? Président de séance : Pawel Machcewicz, chercheur à l'Institut d'études politiques de l'Académie des sciences de Pologne, Institut de la Mémoire nationale, Varsovie Rapport de synthèse par Annette Wieviorka, directeur de recherche, Identités,Relations Internationales et Civilisations de l'Europe (IRICE),CNRSParis I Le déporté-témoin dans la société française par Olivier Lalieu, Mémorial de la Shoah, Paris La mémoire des Justes polonais aujourd'hui par Alina Cala, Institut historique juif de Varsovie Effacer et retrouver les traces du crime de Jedwabne après la guerre par Krzysztof Persak, Institut de la Mémoire nationale, Varsovie Mémoire et commémorations catholiques sur le site d'Auschwitz-Birkenau par Jonathan Huener, université du Vermont Les commémorations du ghetto de Varsovie de la Libération à 1989 par Bozena Szaynok, université de Wroclaw Filmer Belzec par Guillaume Moscovitz, réalisateur Des camps et des musées par Anna Ziebinska, université Marie-Curie Sklodowska de Lublin 14h30 - 17h Quelle(s) identité(s) après la guerre ? Quelle(s) identité(s) après la Shoah ? Comment être (ou ne pas être) juif quand on a survécu alors que les siens ont été assassinés ? Quelle trace laisse le fait d'avoir été obligé pour assurer sa survie de changer d'identité ? Quel lien peut-on établir entre l'identité de l'individu et celle de la collectivité ? Président de séance : Jacek Leociak, Institut de recherches littéraires de l'Académie des sciences de Pologne Rapport de synthèse par Jean-Charles Szurek, directeur de recherche au Laboratoire d'Analyse des Systèmes Politiques, CNRS Paris X-Nanterre Les Juifs et les choix identitaires après la guerre en Pologne par Malgorzata Melchior, université de Varsovie Entre le yiddish et le communisme, l'identité des écrivains juifs en Pologne après 1945 par Joanna Kulikow, Institut historique de l'Académie des sciences de Pologne Regards sur l'identité juive aujourd'hui par Chantal Bordes-Benayoun, CNRS La Shoah et les écrivains juifs d'expression française par Anny Dayan-Rosenman, université Paris VII Identités enfouies par Eva Weil, Société psychanalytique de Paris, IRICE Facettes contradictoires des identités juives en Pologne après 1945 par Audrey Kichelewski, université Paris I Enfances cachées. Quêtes identitaires ? par Pérèle Wilgowicz, Société psychanalytique de Paris 17 h - 18h Table ronde avec Jean-Yves Potel, président de séance, Marek Edelman, Jan Gross, Pawel Machcewicz, Joanna Tokarska-Bakir, JeanCharles Szurek, Annette Wieviorka Les intervenants de la conférence Havi Ben Sasson enseigne à l’Université hébraïque de Jérusalem. Elle termine une thèse sur les Juifs dans les ghettos de Pologne 79 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. pendant la Shoah. Elle est l’auteur de nombreux articles. Chantal Bordes-Benayoun est directrice de recherche au CNRS. Elle a dirigé le Centre Interdisciplinaire de Recherches et d’Etudes juives (aujourd’hui Equipe Diasporas - Université Toulouse II – CNRS) et dirige la revue Diasporas, histoire et sociétés. Elle a notamment publié Les juifs et la politique (éditions du CNRS,1987) et dirigé Les juifs et la ville (PUM, 2002) et codirigé (avec Patrick Cabanel) Juifs etisraélites, un modèle d’intégration (Berg international à paraître). Alina Cala est chercheuse à l’Institut Historique Juif de Varsovie. Elle a notamment publié Asymilacja Zydów w Królestwie Polskim, 1864 – 1897 (L’assimilation des Juifs dans le Royaume de Pologne), 1989, The Image of the Jew in Polish Folk Culture, Jerusalem, 1995, et codirigé Historia i kultura Zydów polskich (Histoire et culture des Juifs polonais), Varsovie 2000. Anny Dayan-Rosenman est maître de conférences en littérature à l’Université Paris VII-Denis Diderot. Elle a notamment publié : (avec Carine Trévisan) Le survivant. Un écrivain du XXe siècle (Textuel, 2000) ; (avec Lucette Valensi) La guerre d’Algérie dans la mémoire et l’imaginaire (Editions Beauchêne, 2003). Elle a collaboré à Mémoires du XXe siècle (Seuil, 2003). Marek Edelman né en 1921, membre de l’organisation de jeunesse du BUND (parti socialiste juif), est l’un des co-fondateurs et dirigeant de l’Organisation juive de combat du ghetto de Varsovie et le dernier en vie des dirigeants de l’insurrection du ghetto d’avril 1943. Après la guerre, il fait des études de médecine, est pendant une cinquantaine d’années cardiologue dans divers hôpitaux de Lód´z. Il est un des responsables de Solidarnosc pour la région de Lód´z., emprisonné pendant l’état de siège. Il est l’auteur de Mémoires du ghetto de Varsovie (réédition Liana Levi 2002). Barbara Engelking dirige le Polish Center for Holocaust Research de l’Institut de Philosophie et de Sociologie de l’Académie des Sciences de Pologne. Elle a publié notamment : (avec Jacek Leociak), Getto warszawskie, przewodnik po nieistniejacym mie´s cie (Le ghetto de Varsovie, guide d’une ville qui n’existe pas), Varsovie, 2001, Donosy do wladz niemieckich w Warszawie i okolicach w latach 1940-1941 (Les dénonciations aux autorités allemandes à Varsovie et dans les environs en 1940-1941), Varsovie, 2003. Robert Frank est professeur d’histoire des relations internationales à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris I) et directeur de l’unité mixte de recherche IRICE (identités, relations internationales et civilisations de l’Europe). Jan Grabowski est professeur d’histoire à l’Université d’Ottawa (Canada). Il vient de publier Szantazowanie Zydów w Warszawie, 19391943 (Faire chanter les Juifs à Varsovie, 1939-1943), Varsovie, 2004 ; «The Holocaust in Northern Mazovia (Poland) in the Light of the Archives of the Ciechanów Gestapo», Holocaust and Genocide Studies, Winter 2004 18 (3), pp.460-477, «Germans in the Eyes of the Gestapo, Ciechanow District, 1939-1945», Contemporary European History, 13(1), 2004, pp. 21- 43 (avec Zbigniew R. Grabowski). Karla Grierson est maître de conférences en littérature comparée à l’Université de Toulouse. Elle a notamment publié Récits d’Auschwitz, Champion, 2002. Jan Tomasz Gross est professeur d’histoire à l’Université de Princeton. Il a publié notamment Les Voisins, (Fayard, 2002) ; Revolution from Abroad : Soviet Conquest of Poland’s Western Ukraine and Western Bielorussia, (Princeton University Press, 1988) Polish Society Under German Occupation – Generalgouvernement 1939- 1944, (Princeton University Press, 1979). Agnieszka Grudzinska est maître de conférences en littérature polonais à l’Université Paris IV. Elle a écrit de nombreux articles dans des revues slavistiques sur la littérature et le théâtre polonais contemporain (Konwicki, Hlasko, Rózewicz, Andrzejewski, Kantor...). Elle travaille actuellement sur le représentation de la Shoah dans la littérature polonaise. Joanathan Huener est professeur d’histoire à l’Université du Vermont. Il est notamment l’auteur de Auschwitz, Poland and Politics of commemoration, 1945.1979 (Ohio University Press, 2003). Laurent Joly est docteur en histoire. Il est notamment l’auteur de Xavier Vallat. 1891-1972, Du nationalisme chrétien à l’antisémitisme d’Etat (Grasset, 2001) et Darquier de Pellepoix et l’antisémitisme français (Berg international éditeur, 2002). Audrey Kichelewski est ancienne élève de l’Ecole normale supérieure, agrégée d’histoire, allocataire moniteur à l’Université Paris-I. Elle prépare une thèsede doctorat sur la place des Juifs dans la société polonaise de 1945 à 1968. Gertrud Koch est professeur d’études filmiques à l’Université libre de Berlin. Elle est l’auteur de très nombreux ouvrages dont Die Einstellung ist Die Einstellung (1992), et a notamment publié Siegfried Krakauer : an introduction (Princeton University, 2000) et Medien der Kultur (2002). Pierre Laborie est directeur d’études à l’EHESS. Il est notamment l’auteur de L’Opinion française sous Vichy (Seuil, 1990 ) et Les Français des années troubles : de la guerre d’Esoagne à la Libération (Seuil 2001). Michel Laffitte est agrégé et docteur en histoire. Il est notamment l’auteur de Un Engrenage fatal, l’Union générale des israélites de France face aux réalités de la Shoah, (Liana Levi, 2003), Prix Henri Hertz. Alexandra Laignel-Lavastine est docteur en philosophie. Elle est l’auteur notamment de Jan Patocka, l’esprit de la dissidence (Michalon, 1998), de Cioran, Eliade, Ionesco, L’oubli du fascisme (PUF 2002) et prépare un ouvrage consacré aux intellectuels d’Europe centrale. Olivier Lalieu prépare une thèse d’histoire sur les associations de déportés. Il est responsable de l’aménagement des lieux de mémoire au Mémorial de la Shoah à Paris. Il est notamment l’auteur de La Déportation fragmentée (Boutique de l’Histoire, 1994). Jacek Leociak est chercheur à l’Institut de Recherches Littéraires de l’Académie des Sciences de Pologne. Il a notamment publié Text in the Face of Destruction. Accounts from the Warsaw Ghetto Reconsidered (2004) et (avec Barbara Engelking), Getto warszawskie, przewodnik po nieistniejacym mie´scie (Le ghetto de Varsovie, guided’une ville qui n’existe pas), Varsovie, 2001. Dariusz Libionka est chercheur à l’Institut Historique de l’Académie des Sciences de Pologne et à L’IPN. Auteur de nombreux articles sur les relations judéopolonaises. Plusieurs de ses ouvrages sont en cours de publication : Kosciól lkatolicki, antysemityzm, Zaglada (l’Eglise catholique, l’antisémitisme, l’extermination), Armia Krajowa i Delegatura Rzadu wobec eksterminacji zydów (l’Armia Krajowa et la 80 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Delegatura face à l’extermination des Juifs). Stuart Liebman est professeur (media studies) à Queens College, Cuny et professeur d’histoire de théâtre et d’histoire de l’Art à Cuny Graduate Center (New York). Il est l’auteur d’ouvrages et d’études sur le cinéma, notamment “ La libération des camps : l’exemple du Vernichtungslager Maïdanek ” (Cahiers du judaïsme, hiver 2003) ; “ Les premières constellations sur l’Holocauste et le cinéma ”, in Antoine de Baecque et Christian Delage, De l’histoire au cinéma (Complexe, 1998). Sylvie Lindeperg est maître de conférences à l’Université Paris III (Sorbonne nouvelle). Elle est l’auteur notamment de Les Ecrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), (CNRS-Editions, prix Jean Mitry de l’Institut Jean Vigo 1997) et de Clio de 5 à 7. Les actualités filmées de la Libération : archives du futur (CNRS-Editions, 2000). Pawel Machcewicz est chercheur à l’Institut d’Etudes Politiques de l’Académie des Sciences de Pologne et dirige le Bureau d’Education Publique de l’Institut de la Mémoire Nationale à Varsovie. Il a dirigé (avec Krzysztof Persak) les deux volumes Wokól Jedwabnego (Autour de Jedwabne) publiés en 2002 par l’Institut de la Mémoire Nationale. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Polski rok 1956 (L’année polonaise 1956) (1993) Wladyslaw Gomulka(1995). Malgorzata Melchior est chercheuse à l’Institut des Sciences Sociales Appliquées de l’Université de Varsovie. Elle travaille sur les relations judéopolonaises et a publié plusieurs ouvrages, notamment Spoleczna tozsamosc jedonostki (w swietle wywiadów z Polakami pochodzenia Zydowskiego urodzonymi w latach 1944-1955) (L’identité sociale de l’individu – à la lumière d’entretiens avec des Polonais d’origine juive nés en 1944-1955), Varsovie, 1990 ; Zaglada a tozsamosc. Polscy Zydzi ocaleni „na aryjskich papierach” (Extermination et identité. Les Juifs polonais sauvés grâce à des „papiers aryens”), Varsovie, 2004. Guillaume Moscovitz est réalisateur. Joanna Nalewajko-Kulikow prépare à l’Institut Historique de l’Académie des Sciences de Pologne une thèse d’histoire sur l’écrivain yiddisch Dawid Sfard (1905-1981). Elle vient de publier Strategie przetrwania. Zydzi po aryjskiej stronie Warszawy (Stratégies de survie. Les Juifs du côté aryen à Varsovie), Varsovie, 2004. Krzysztof Persak est chercheur à l’Institut de la Mémoire Nationale à Varsovie. Spécialiste de l’histoire politique et sociale de la Pologne post 1945, il a dirigé (avec Pawel Machcewicz) les deux volumes Wokól Jedwabnego (Autour de Jedwabne) (Institut de la Mémoire Nationale, 2002). Il a publié les actes d’accusation des autorités polonaises en 1949-1974 concernant le massacre de Jedwabne. Jean-Yves Potel est conseiller culturel auprès de l’Ambassade de France à Varsovie, docteur habilité en science politique. Il a notamment publié Scènes de grève de Pologne (Stock, 1982), Quand le soleil se couche à l’Est (Editions de l’Aube, 1995), Les Cents portes de l’Europe centrale (Editions de l’Atelier, 1998). Bozena Szaynok est maître de conférences à l’Université de Wroclaw. Spécialiste de l’histoire des Juifs en Pologne depuis 1945, elle a notamment publié Pogrom Zydów w Kielcach 4 lipca 1946 (Pogrom des Juifs à Kielce, 4 juillet 1946), Varsovie 1992 ; Ludnosc zydowska na Dolnym Slasku, 1945-1950 (La population juive en Basse-Silésie, 1945-1950), Wroclaw, 2000. Jean-Charles Szurek est directeur de recherche au CNRS (LASP-Université Paris X), directeur du LASP. Auteur de nombreux articles sur la mémoire polonaise du passé juif, il a notamment co-dirigé Ecriture de l’Histoire et Identité Juive. L’Europe ashkénaze, XIXe-XXe siècle (Les Belles Lettres, 2003) et préparé l’appareil critique des Carnets du ghetto de Varsovie d’Adam Czerniaków, préface de Raul Hilberg et Stanislaw Starón (La Découverte, 1996, rééd. 2003). Eva Weil est psychanalyste de la Société psychanalytique de Paris et chercheuse associée à l’IRICE. Elle a publié de nombreux articles et notamment coordonné le numéro de la Revue française de psychanalyse “ Le devoir de mémoire entre passion et oubli ” (PUF, 2000). Annette Wieviorka est directrice de recherche au CNRS (IRICE-Université Paris1 Panthéon-Sorbonne). Elle a notamment publié : Déportation et génocide (Plon 1992, Hachette-Pluriel 1995, 2000), l’Ere du témoin (Plon 1998, Hachette Pluriel 2000), Auschwitz (Robert Laffont, 2005). Pérèle Wilgowicz est psychanalyste de la Société psychanalytique de Paris. Elle est l’auteur notamment de : Le vampirisme. De la Dame Blanche au Golem. Essai sur la pulsion de mort et l’irreprésentable (Meyzieu Cesura 1991, 2000); de (en collaboration) L’ Ange exterminateur (Université de Bruxelles, Cerisy, 1993/3-4); Vivre et écrire la mémoire de la Shoah. Littérature et psychanalyse (éditions du Nadir-Alliance Israélite Universelle- Cerisy-Fondation du judaïsme français, 2002). Andrzej Zbikowski est chercheur à l’Institut Historique Juif et à l’Institut de la Mémoire Nationale. Il a écrit de nombreux ouvrages dont Ideologie antysemicka w Polsce 1848-1918 (L’idéologie antisémite en Pologne 1848-1918), Varsovie, 1994 ; Zydzi. Antysemityzm. Holokaust (Les Juifs. L’antisémitisme. L’Holocauste), Wroclaw, 1997 ; Archiwum Ringelbluma. Relacje z Kresów Wschodnich RP.Tom III (Les archives de Ringelblum. Récits des confins orientaux de la République polonaise. Tome III), Varsovie, 2002. Anna Ziebinska est chercheuse à l’Université Marie Curie Sklodowska de Lublin. Ses travaux portent sur la mémoire et la représentation de la Shoah dans l’historiographie, la littérature, le cinéma. Sous l’égide de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, en partenariat avec l’Ambassade de France à Varsovie, Nova Polska, l’Institut Adam Mickiewicz, l’Institut Polonais et la BnF. Bibliothèque nationale de France François Mitterrand quai François-Mauriac 75013 Paris • Citoyenneté : Les Clés de l'actualité contre l'oubli Les Clés de l'actualité, un magazine destiné aux collégiens et lycéens, publiera le 20 janvier un numéro spécial à propos de la Journée de la mémoire de l'holocauste et de la prévention des crimes contre l'Humanité. Réalisé en partenariat avec le Cidem, il évoque les génocides du XXème siècle et l'enseignement de la Shoah. 81 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. De la difficulté d'avoir grandi avec l'image d'un père martyr revenu d'Auschwitz. Etre enfant de rescapé Par Jean-Claude SNYDERS Libération, mercredi 19 janvier 2005 Quand mon père était à Auschwitz, il lui arrivait, malgré la faim et le froid, et malgré la dureté de son travail (il devait alimenter en sable une bétonneuse), de chanter pour se donner du courage. Il chantait si bien, que son kapo lui demandait parfois, sous la menace, d'arrêter de travailler, et de chanter pour lui. Un jour, il lui a ordonné de chanter pour tout un groupe de kapos et de chefs nazis. C'est une image extrême pour moi, aujourd'hui encore, que celle de mon père affamé, dépenaillé, rongé par la gale, contraint de chanter pour les nazis dans la nuit d'Auschwitz. Mais cette histoire, il ne l'a révélée que récemment, il y a dix ans environ, au moment où il s'est mis à parler sans difficulté de tout cela. Auparavant, et pendant très longtemps, sur tout ce qui touchait à sa déportation, il ne disait pas un mot. Quand j'étais enfant - je suis né, pourtant, quelque dix ans après sa libération - il gardait, à l'image de la plupart des rescapés, un silence total sur ce sujet. Mais dire qu'il «gardait le silence», ce n'est pas bien rendre compte des choses. Il gardait le silence comme, dans certains contes, un homme en armes garde une porte secrète d'un château, porte que, sous peine des plus affreux châtiments, il ne faut en aucun cas ouvrir : je veux dire que l'on ne pouvait, avec lui, tenter seulement d'aborder cette question. Car tout en étant, la plupart du temps, un homme affable et plein d'humour, et aussi un père attentif et tendre, il lui arrivait, à certains moments, d'entrer dans de terribles colères, non contre sa famille, mais contre toute personne qui, à l'extérieur, pouvait le gêner, par exemple un commerçant, un restaurateur qui le faisaient attendre, même légèrement, ou quelqu'un qui tentait de le dépasser dans une file d'attente, ou encore une personne qui parlait dans la salle, lorsqu'il était au cinéma. Il avait alors cette caractéristique de nombre d'anciens déportés, qui était l'impossibilité d'attendre : il avait, il est vrai, tant attendu pendant les interminables appels qui, matin et soir, duraient plusieurs heures, dans le froid glacial le plus souvent. Sans doute, dans ces moments de colère, revenaient à son esprit toutes les choses qu'il avait vécues : les gens qu'il avait en face de lui, en le dérangeant même à peine, devaient lui apparaître comme des incarnations de ses bourreaux ; il criait contre eux comme il aurait voulu crier contre ses bourreaux véritables, comme il avait été empêché de le faire pendant si longtemps. Parler d'Auschwitz, ce ne peut être que crier : c'est ce qu'il a fait, et il lui était impossible de faire autrement ; il avait accumulé en lui une terrible haine, et celle-ci devait à tout prix s'exprimer. J'ai commis une erreur dont les conséquences ont été pour moi incalculables. Parce qu'un tout petit enfant se croit, diton, au centre du monde, et pense que tous les affects qu'éprouvent ses parents sont provoqués par lui, j'ai dû croire, à cette époque lointaine, que la souffrance qui, par moments, prenait possession de mon père sous la forme de cette extrême fureur, était due à moi : c'est moi qui avais fait une chose affreuse, sans savoir laquelle, et sans même pouvoir la demander. Et ces colères qui le soulevaient parfois, elles devaient, au fond, m'être destinées, même si, pour des raisons obscures, elles ne m'étaient pas adressées directement puisque c'était moi qui avais fait quelque chose d'horrible. Mais si j'étais à l'origine de cette douleur, il me fallait évidemment en assumer les conséquences : alors j'ai voulu tenter de réparer le mal que, sans le vouloir, j'avais fait. C'est pourquoi, dès l'âge le plus tendre, renonçant à toute agressivité et même à toute critique, je me suis mis à faire preuve, à l'égard de mon père et de ma mère aussi, par le même mouvement de la plus grande gentillesse possible. Je n'avais à cela, bien entendu, aucun mérite : je ne pouvais pas faire autrement. Parce que j'avais dû sentir que c'était d'une extrême inhumanité ce que mon père avait souffert, j'avais compris que seul un comportement radicalement inverse pouvait avoir quelque chance d'atténuer son mal. On lui avait adressé de si atroces hurlements, que je n'ai jamais pu lui parler autrement qu'avec douceur. Aujourd'hui, mes trois fils, dont la gentillesse est pourtant très grande, me disent heureusement plus de choses en un jour, lorsqu'ils sont fâchés, que je n'en ai dit à mes parents dans toute ma vie. Le seul ami que mon père ait ramené d'Auschwitz (tous les autres ont été tués là-bas), le professeur Pierre FrancèsRousseau, auteur d'un livre émouvant sur son expérience concentrationnaire (2), m'a dit un jour : «Le problème, c'est qu'un garçon, pour grandir, doit casser la figure à son père, et toi, tu n'as pas pu le faire, parce que ton père était un martyr.» Vers l'âge de 5 ans, lorsque tous les fils disent à leur père qu'ils veulent le tuer, je me gardais, sans que quiconque m'ait mis en garde, de paroles de ce genre ; plus tard, à l'adolescence, quand tous mes amis avaient, avec leurs parents, des querelles parfois violentes, j'étais avec les miens aussi calme que je l'avais été dix ans plus tôt. 82 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Squelettes vivants sortant des camps, fantômes dont le regard était tel que l'on ne savait pas ce qu'ils voyaient, ni même s'ils voyaient encore le monde et longtemps après, certains ne regardaient rien encore, ou fixaient quelque chose que l'on ne devinait pas, que nul autre qu'eux ne pouvait connaître : placé face à l'un de ces hommes, tout m'amenait à lui tendre la main, une petite main d'enfant d'abord, toute frêle, et qui avait elle-même besoin d'aide, mais qui devait soutenir quelqu'un qui, sans doute, en avait un besoin plus grand encore. J'ai tenté de l'aider à sortir d'un lieu qu'il avait quitté depuis longtemps ; j'ai tenté, en quelque sorte, d'arrêter ce train où lui-même et tant d'autres avaient souffert, et qui était arrivé depuis longtemps à son horrible destination. Un si grand nombre d'entre eux n'ont pu revenir ; quelques-uns sont rentrés, mais pour ceux-là, quelque chose d'euxmêmes s'est perdu, et ils ne peuvent le reprendre : je voulais m'efforcer de faire revenir au jour cette part de lui-même qui était restée là-bas, ce qui, en lui, avait été tué, et dont j'aurais tant voulu qu'il puisse le retrouver. Mais être l'enfant d'un rescapé, c'est aussi, aujourd'hui encore, s'interroger : s'interroger, d'abord, sur un monde où Auschwitz, sous d'autres formes, existe encore. Chaque fois que l'on torture, que l'on humilie un être, Auschwitz est là. Les anciens eux-mêmes font le parallèle entre ce qu'ils ont vécu, et certains aspects du monde d'aujourd'hui : lors de la cérémonie organisée, le 16 janvier dernier, à la Mairie de Paris, pour le soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz commémoration à laquelle j'ai assisté, aux côtés de mon père l'Union des déportés d'Auschwitz, dans un fascicule édité pour l'occasion, écrit : «Nous, les déportés, tremblons... devant le nombre grandissant de miradors qui poussent un peu partout dans le monde.» On peut également s'interroger sur l'éducation reçue dans leur enfance par ceux qui, plus tard, sont devenus des bourreaux, ceux du régime nazi comme de tous les autres régimes criminels. Dans son livre Naître coupable, naître victime (2), Peter Sichrovsky publie des interviews d'enfants de nazis, et d'enfants de victimes. Voici ce qu'écrit, sur sa propre enfance, le fils, né après la guerre, d'un ancien SS : «Quand je rentrais à la maison, les genoux écorchés, on me battait parce que mon pantalon était sale. Quand je pleurais, je recevais des coups parce que je ne me comportais pas en homme...» La fille d'un autre ancien nazi déclare, quant à elle : «Mon père m'a raconté que lorsqu'il était petit, on lui refusait systématiquement ce qu'il voulait, à la maison... Moi aussi, avec mes frères, j'ai eu une éducation fasciste draconienne. Quand je déchirais ma robe : des coups. Quand nos notes étaient mauvaises : des coups.» L'homme et la femme qui parlent ainsi ne sont pas, il est vrai, devenus fascistes par la suite, parce qu'il n'y a heureusement rien d'automatique chez les êtres humains. Mais leurs parents, qui à l'évidence avaient reçu la même éducation, le sont devenus, et des millions d'autres avec eux, qui d'une manière ou d'une autre avaient été gravement maltraités. Il est inutile de préciser que ces réflexions ne constituent, en rien, une quelconque tentative d'excuser les bourreaux. Bien au contraire. Cela veut dire qu'une éducation qui, tout en donnant évidemment des limites à l'enfant, s'efforcerait de le comprendre, de ne pas le frapper, de ne jamais se moquer de lui, de ne l'humilier en aucune manière, de ne pas non plus le dévaloriser mais, au contraire, de mettre en valeur ce qu'il fait, ce qu'il est une telle éducation rendrait sans doute impossible qu'il devienne, un jour, un bourreau. Cela veut dire aussi que nous tous, chaque jour, chez nous, que nous soyons parents, ou en contact, pour diverses raisons, avec de jeunes enfants, nous pouvons lutter efficacement contre le retour d'Auschwitz, et de toute forme de torture. Essayer de donner une semblable éducation, c'est travailler pour nos enfants, pour nous-mêmes, pour l'humanité. Quand mon père a eu fini de chanter à Auschwitz comme on le lui avait ordonné, il a reçu en récompense un morceau de pain, de la grandeur d'une demi-baguette. Et alors que, comme tous les autres, il était affamé comme on pouvait l'être dans un camp (quand les Russes sont arrivés, il ne pesait plus que trente-cinq kilos), il a donné, à l'un de ses camarades qui lui était proche, la moitié de ce pain. C'était aussi cela, Auschwitz. (1) Pierre Francès-Rousseau, Un déporté brise son silence, L'Harmattan, 1997. (2) Maren Sell, 1987. Dernier ouvrage paru : Voyage de l'enfance, Presses universitaires de France 2003 (postface d'Eva Tichauer, auteur de J'étais le numéro 20832 à Auschwitz). Jean-Claude Snyders, ancien élève de l'Ecole normale supérieure, enseignant et écrivain. 83 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. ANALYSE Auschwitz : 60 ans après, la mémoire contre l'oubli LE MONDE | 19.01.05 La commémoration devient un sport national, coincée entre deux dimanches de foot - sans la surprise. Le cérémonial s'use, le consensus banalise le souvenir qu'il est censé honorer. La mémoire de la Shoah n'avait pas besoin de cela. Qu'un tribun dont c'est le fonds de commerce remette ces jours-ci le disque d'une inhumanité nazie pas si "inhumaine", comme s'il y avait des degrés dans la barbarie dès lors qu'un pays de haute culture fait flamber des bambins de trois ans pour le crime d'être né Mayer ou Benguigui, c'est la routine. Signe plus effarant : que le déguisement en SS d'un héritier du trône d'Angleterre passe pour une simple faute de goût. On savait peut-être moins de choses, il y a une génération, sur ce que représentaient la croix gammée en brassard et le salut bras tendu - remis à la mode en pleine Rome, Urbi et orbi ! -, mais on flairait d'instinct le sacrilège. Les tabous ont du bon quand les sociétés perdent la boule. A tragédie sans équivalent devraient correspondre des célébrations sans fioritures. Or les marchands d'anniversaires clés en main noient déjà le poisson. Les monceaux de cadavres, ça va comme ça, ça sature. Jouons plutôt - toujours payant, le jeu - à "ce qui se serait passé si..." Moins la morale compte dans les comportements privés, plus nous chargeons historiens, juges et médias d'en chercher trace dans les passés collectifs. La chasse aux "responsables" a remplacé la quête des faits, le juste prime le vrai. Les procès Barbie, Touvier et Papon ont servi à stigmatiser des complicités, plus qu'à les établir. Le 60e anniversaire de l'ouverture des camps est l'occasion d'un vieux débat intranchable, telle l'hypothèse d'un bombardement allié sur Auschwitz l'été 1944. La cible était-elle connue ? Réponse : oui, dès 1942. Pouvait-on l'atteindre ? A coup presque sûr. Pour quel résultat ? Déjà les corbeaux du doute planent au ras des barbelés repeints à neuf. Même l'ancien déporté et écrivain Primo Levi (1919-1987) hésitait. "Il fallait d'abord gagner la guerre", tranchent les militaires. "Faillite morale" des libérateurs, suggère Annette Wieviorka dans Auschwitz, 60 ans après (Robert Laffont, 298 pages, 20 euros). Pendant ce temps, risque de s'estomper une réalité implacable, glacée comme les vents tombant de Lublin sur les pelouses de Majdanek tondues de frais. Une réalité qui se chiffre. Les juifs de France raflés sous l'Occupation étaient 76 000. 2 500 sont revenus. Il en reste à ce jour 400, espère-t-on. Leur âge moyen dépasse 80 ans. Malgré la fraîcheur et l'ardeur à témoigner de certaines septuagénaires - à peine pubères en 1945 ! -, le compte à rebours va vers son terme. LA PAROLE VIVE S'EFFACE Dans peu d'années, l'ouï-dire devra relayer à lui seul la parole vive. A voir la résurgence du négationnisme, fût-il de bazar et de préau, qu'en sera-t-il le jour, maudit soit-il, où aucun avant-bras tatoué ne pourra plus se tendre face à l'offense ? Au 75e anniversaire, c'est demain, ne restera plus en arrière-garde pour l'éternité que l'enseignant écrivant au tableau des noms de camps silésiens imprononçables, et la cloche de la "récré" donnera le signal des jeux de ballon. L'oubli par étourderie aura la partie belle. Deux mystères, au moins, ne sauraient disparaître des célébrations et des programmes scolaires - cette chance ultime de défier le temps. Comment, par quels mécanismes pourris, les soldats d'un des pays d'Europe les plus civilisés en sont-ils venus à rayer froidement du monde des enfants pareils aux leurs ? Se peut-il que Mozart et Brahms aient servi à apaiser les bourreaux après le turbin ? Si la culture ne protège pas de la barbarie, à quoi sert-elle ? A quel ravissement stérile, minuscule, à la Sempé ? Une seconde interrogation persistera, à laquelle les rescapés écrivains ont peiné à répondre. Les images s'usent, elles se prêtent au truquage. Mais les mots peinent à traduire, donc à transmettre, l'indicible des camps, vraie raison du silence qui a longtemps pesé et qui menace comme jamais. Autant que s'en souvienne un adolescent épargné qui croyait se rendre utile, ce printemps-là, entre gare de l'Est et Lutétia, il m'a semblé que la stupéfaction de survivre, la honte aussi, privaient les revenants de toute sensation autre, d'une liberté qui tarderait à renaître. La confiance dans le lendemain renaissait, mais avec la lenteur méfiante du pouls chez l'évanoui. Il fallait une distribution inopinée d'aliments, un appel soudain, une séance d'épouillage, l'irruption d'un inconnu dans le convoi, en bure marron souvent, suspect d'usurper son état, pour que le groupe s'émeuve, manifeste une hâte lasse héritée de la captivité et insensible à la situation nouvelle. Se sentir en confiance, cela s'apprend vite, et se désapprend de même. Jour après jour, les bus surchargés cessaient de traîner leur plate-forme dans des gerbes d'étincelles. Quelques passagers, encore, puis personne, rien, deux paquetages oubliés sous un banc, avec leur ficelle. Une nuit, un revenant a demandé qu'on le présente à sa femme, de peur que celle-ci ne peine à le reconnaître. Il fallut les diriger l'un vers l'autre, en effet. On eût dit cette hésitation interminable des amants qui se cherchent des yeux dans une gare, l'un sur le quai entre deux lampadaires trop jaunes, l'autre progressant à grand-peine dans quelque couloir bondé. Scène d'arrivée, de départ ? Il en faudrait, du temps, pour que la vie reprenne, plus la même, jamais. Aux tiers, il ne resterait qu'à se détourner, muets, bras ballants. Bertrand Poirot-Delpech de l'Académie française 84 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le journal d'un garçon juif mort à Auschwitz bientôt publié à Prague AFP | 20.01.05 | 12h59 Récemment découvert à Prague, le journal tenu en 1941-42 par un garçon juif mort en 1944 dans le camp d'Auschwitz, Petr Ginz, dont un dessin a été emporté en 2003 dans l'espace par l'astronaute israélien Ilan Ramon, sera bientôt publié dans la capitale tchèque, rapporte jeudi la presse."Il s'agit à mon avis d'un document historique intéressant, que les gens devraient lire. C'est un avertissement", a indiqué la soeur de Petr Ginz, Chava Pressburger, au journal Lidove Noviny."J'ai vu ce journal pour la première fois en 2003, auparavant je ne savais pas qu'il existait", a confié Mme Pressburger, qui a quant à elle survécu à l'Holocauste et qui vit depuis 1948 en Israël.En 2003, Mme Pressburger avait demandé au premier astronaute israélien, Ilan Ramon, d'emporter avec lui un dessin au crayon de Petr Ginz intitulé "Paysage lunaire" et représentant la planète Terre vue depuis la Lune, à bord de la navette spatiale américaine Columbia, qui s'est désintégrée lors de son retour sur Terre, le 1er février 2003.Après l'apparition dans les pages de la presse mondiale de ce dessin, prêté par le Mémorial Yad Vashem de Jérusalem, un Pragois a réalisé que des documents qu'il avait découverts dans le grenier de sa maison située en banlieue de la capitale tchèque, appartenaient justement à Petr Ginz. Il a ensuite contacté sa soeur."Il ne s'agissait pas uniquement du journal, mais aussi de six cahiers de contes, d'un roman inachevé et de gravures sur linoléum. Petr était encore un enfant, mais il enregistrait les événements historiques comme un journaliste", raconte Mme Pressburger. C'est elle qui a préparé la publication prévue en février de ce journal, rédigé en tchèque.Ecrit entre septembre 1941 et août 1942 à Prague sous l'occupation nazie, le journal de Petr Ginz s'ouvre par les phrases suivantes: "Le temps est brumeux. Le port de l'étoile juive est devenu obligatoire. En allant à l'école, j'ai compté 69 shérifs", (juifs).Petr Ginz a été déporté en 1942 dans le camp de concentration de Terezin (Terezienstadt) au nord de Prague, puis en 1944 dans le camp d'Auschwitz où il a été gazé à l'âge de 16 ans."Le journal de Petr est absolument véridique, montrant comment se comporte et vit un enfant dans ces conditions-là", a dit Mme Pressburger. Un astéroïde baptisé du nom de Petr Ginz, garçon juif mort à Auschwitz AFP Mis en ligne le 26/01/2005 Récemment découvert dans le grenier d’une maison pragoise, un journal tenu par Petr Ginz en 1941-42 sera publié le mois prochain dans la capitale tchèque, à l’initiative de sa soeur Chava Pressburger, qui a quant à elle survécu à l’Holocauste et qui vit depuis 1948 en Israël. Un astéroïde a été récemment baptisé du nom de Petr Ginz, garçon juif mort en 1944 dans le camp d’Auschwitz et dont un dessin a été emporté en 2003 dans l’espace par l’astronaute israélien Ilan Ramon, a indiqué mercredi à la presse un astronome tchèque, Milos Tichy. Proposée par une équipe d’astronomes tchèques de l’observatoire de Klet dans le sud-ouest du pays, l’attribution de l’appelation «Petrginz » a déjà été approuvée par l’Union Astronomique Internationale (UAI), a précisé M. Tichy, qui avait découvert cet astéroïde le 27 février 2000. Portant le numéro d’identification 50.413, l’astéroïde baptisé en l’honneur de Petr Ginz a un diamètre de 4 kilomètres et sa durée de révolution du Soleil est de quatre ans et demi environ, selon lui. Garçon talentueux né en 1928 au sein d’une famille juive pragoise, Petr Ginz a été déporté en 1942 dans le camp de concentration de Terezin (Terezienstadt) au nord de Prague, puis en 1944 dans le camp d’Auschwitz où il a été gazé à l’âge de 16 ans. EPA Son dessin au crayon, intitulé «Paysage lunaire » et représentant la planète Terre vue depuis la Lune, a été emportée par Ilan Ramon à bord de la navette spatiale américaine Columbia. La navette s’est désintégrée lors de son retour sur la Terre et tous les sept astronautes se trouvant à son bord ont été tués, le 1er février 2003, jour du 75e anniversaire de la naissance de l’auteur du dessin. Récemment découvert dans le grenier d’une maison pragoise, un journal tenu par Petr Ginz en 1941-42 sera publié le mois prochain dans la capitale tchèque, à l’initiative de sa soeur Chava Pressburger, qui a quant à elle survécu à l’Holocauste et qui vit depuis 1948 en Israël. Petr Ginz était également auteur de nombreux contes, d’un roman inachevé et de gravures sur linoléum, a récemment indiqué sa soeur à la presse pragoise. mercredi 19 janvier 2005, 18h36 Hommage de l'Assemblée aux 11.000 enfants juifs déportés à Auschwitz 85 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. PARIS (AFP) - L'Assemblée nationale rend hommage aux 11.000 enfants juifs déportés à Auschwitz entre 1942 et 1944, en leur consacrant une exposition, inaugurée mercredi par Jean-Louis Debré et Serge Klarsfeld, président de l'Association des Fils et des Filles des déportés juifs de France. Plus de 3.000 visages d'enfants juifs ont été accrochés dans une galerie du palais Bourbon. "Les enfants nous regardent, ils nous disent +ne nous oubliez pas+", a inscrit dans le livre d'or le président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré. Il y a aussi des cartes d'identité tamponnées en rouge de la mention juif ou juive. Des cartes avec celle d'"étranger surveillé", assorties de photos avec des plaques numérotées, "comme des criminels", commente M. Klarsfeld, qui a réalisé cette exposition. Quelques survivants sont là, comme Henri Zajdenwergier, 77 ans, déporté le 15 mai 1944 à 16 ans. "Il fallait toujours donner l'impression de pouvoir travailler", se rappelle-t-il. Pour lui, grâce à cette exposition, "c'est comme si c'était des vivants". André Chomand, 78 ans, lui aussi rescapé, est là pour ses deux frères qui, eux, ne sont pas revenus. "Nous avons été arrêtés le 4 août 1942, dénoncés par le passeur", se souvient-il. Sur la photo, Tino, 5 ans, serre son ours blanc, Jacques, 13 ans, tient un livre. "Il y a tellement de promesses dans le regard de ces enfants, on ne sait pas mesurer ce qu'on a perdu", réagit la députée guyanaise Christiane Taubira, très émue. Elle est venue, comme nombre de ses collègues, voir cette exposition, accessible aux parlementaires ainsi qu'aux visiteurs de l'Assemblée, qui depuis mars 2002 voyage dans les gares des grandes villes françaises. "Les mots sont faibles devant la réalité", devant l'"horreur", mais il faut "dire simplement, le plus simplement possible à nos enfants: +oui cela a existé+", affirme M. Debré. Ces enfants sont "restés trop longtemps anonymes dans les poubelles de l'Histoire", déclare M. Klarsfeld, qui précise qu'au total ce sont 76.000 Français qui ont été déportés. "76.000 crimes contre l'humanité qui ont rendu l'occupation allemande particulièrement inhumaine", ajoute-t-il, répondant ainsi sans le citer aux récentes déclarations du président du Front national, Jean-Marie Le Pen. Il finit en demandant "de ne donner en aucun cas la possibilité électorale aux ennemis de la République d'entrer en cette enceinte par le biais d'une certaine dose de représentation proportionnelle". "Nous ne voulons pas dans les dernières années de notre vie, dit-il, entendre à nouveau dans l'hémicycle les voix de ceux qui nient la Shoah". Auschwitz: les soldats russes ne s'attendaient pas "à une telle horreur" AFP | 19.01.05 | 09h51 Soixante années ont passé, mais les soldats soviétiques qui ont libéré le camp de concentration d'Auschwitz, tels l'artilleur Guenri Koptev et le lieutenant Ivan Martynouchkine, tous deux octogénaires, gardent intact le souvenir d'une horreur à laquelle "personne ne s'attendait".Chef d'équipe d'un canon anti-char, Guenri Koptev a été parmi les premiers soldats entrés dès le 27 janvier dans le camp de la mort."Personne ne s'attendait à une telle horreur", raconte-t-il à l'AFP."Près de l'entrée, sur une grande place nous avons vu plusieurs milliers de personnes. Elles chantaient en différentes langues... Un chiffon rouge flottait au dessus de leurs têtes", se souvient-il. Dans la boue, des cartes de jeu traînaient à côté d'instruments à vent..."Les hommes étaient indiscernables des femmes, les vieux des jeunes: des êtres humains aux yeux écarquillés et à la peau transparente. Ils riaient et pleuraient en même temps", se rappelle-t-il."J'ai vu, au fond, une allée entière bordée de bûchers hauts de deux mètres, d'où débordaient des corps humains. Elle menait au crématorium. J'ai vu aussi une salle avec un stock de cheveux humains, une autre remplie uniquement de lunettes... Puis je suis entré dans les douches aux murs couverts de carrelage bleu foncé. Mais ce n'est qu'après le procès de Nuremberg que j'ai appris à quoi elles servaient", avouet-il.Le choc était d'autant plus fort que les jeunes soldats n'avaient pas été avertis de ce qu'ils allaient voir. "Les commandants ne nous avaient pas dit que nous allions entrer dans un camp de concentration", raconte Ivan Martynouchkine, 81 ans, qui dirigeait à l'époque une compagnie de mitrailleurs de la 322e division, l'une des trois unités de l'Armée Rouge qui ont libéré Auschwitz.C'est seulement quand ses fantassins ont vu les barbelés d'Auschwitz, le 27 janvier, qu'Ivan a reçu "l'ordre de ne plus utiliser l'artillerie pour ne pas faire de victimes parmi les prisonniers".Le vieil homme ne se souvient plus aujourd'hui s'il a vu de ses propres yeux l'inscription "Arbeit macht frei" (le travail rend libre) au dessus de la porte centrale du camp où si sa mémoire lui a joué un tour après les nombreux documentaires qu'il a vus depuis lors. Il se souvient en revanche parfaitement d'un moment de confusion parmi ses hommes à la vue d'"êtres bizarrement vêtus" qui se tenaient par petits groupes derrière les barbelés et regardaient les soldats "avec une sorte de méfiance". "Nous avons vite compris que c'étaient des détenus. Et nos courtes vestes militaires fourrées, nos chapkas les ont rassurés à leur tour, et nous nous sommes salués, toujours séparés par la clôture", raconte Ivan.L'objectif militaire imposait à sa compagnie d'effectuer des reconnaissances autour du camp, sans y entrer."A proximité, nous avons découvert des maisons, abandonnées visiblement par les chefs du camp: parfois il y avait même une table encore dressée, parfois tout y était sans dessus dessous. Un peu plus loin, mes soldats ont trouvé une remise où étaient stockés beaucoup de vêtements", ceux des internés, raconte-t-il."Je n'ai jamais compris comment un cerveau humain avait pu inventer tout cela", confie Guenri Koptev, attendu comme Ivan Martynouchkine et les autres libérateurs soviétiques, avec le président russe Vladimir Poutine, aux cérémonies prévues le 27 janvier pour marquer le 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz. Environ 1,1 million de personnes, principalement des juifs d'Europe, y ont été exterminés par les nazis. 86 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. JERUSALEM, 20 jan (AFP) Pour Israël, Auschwitz symbole d'un antisémitisme toujours menaçant Pour Israël, l'extermination d'un million de juifs par les nazis au camp de la mort d'Auschwitz alimente jusqu'à ce jour son sentiment d'abandon par le monde et témoigne du danger toujours présent de l'antisémitisme. Soixante ans après la libération du camp, la Shoah sert toujours de justification suprême au sionisme, né pourtant bien avant le génocide perpétré par les nazis. "Personne n'aurait imaginé en 1945, juste après la Shoah, que ce sujet redeviendrait d'actualité, du fait d'un réveil d'un antisémitisme qui se masque derrière la dénonciation d'Israël", a déclaré à l'AFP l'ancien ministre de la Justice israélien Yossef Lapid. "Auschwitz est un rappel de ce qui pourrait nous arriver si nous n'avions pas un pays pour nous défendre", poursuit l'actuel chef de l'opposition, lui-même rescapé de l'Holocauste, en Hongrie, où enfant il avait été interné dans un ghetto en 1944. Le chef du parti centriste Shinouï lie, comme le font souvent les dirigeants israéliens, le "réveil de l'antisémitisme" à la poussée d'un islamisme extrémiste qui pourrait devenir exterminateur "si seulement il en avait les moyens". Mais cet amalgame est critiqué par l'historien israélien Tom Seguev et d'autres chercheurs. "Il y là une utilisation de la Shoah à des fins politiques, ce qui n'est d'ailleurs pas propre à Israël, puisque les adversaires de l'occupation israélienne des territoires palestiniens n'hésitent pas parfois à la comparer, tout aussi abusivement à celle des nazis", relève-t-il. "Cela dit, le sentiment que les juifs ont été abandonnés par les Alliés est parfaitement authentique et explique a posteriori des décisions cruciales prises par Israël comme celle se doter de l'option nucléaire" souligne-t-il. Selon lui, la Shoah "est devenue un élément central de l'identité israélienne" après le procès du criminel de guerre nazi Adolf Eichmann, enlevé en 1960 en Argentine, jugé et exécuté en 1961. "Jusqu'alors, la tragédie de la Shoah avait été occultée. Mais, à partir du procès, les Israéliens qui préféraient s'identifier à des héros, ont commencé à s'identifier aux victimes juives", note-t-il. "La leçon que tirent d'Auschwitz des jeunes Israéliens, c'est que leur Etat doit être fort pour que cela ne se reproduise +jamais plus+, mais c'est aussi qu'il faut combattre sans merci, le racisme sous toutes ses formes", note l'historien qui a accompagné des groupes qui sont de plus en plus nombreux à se rendre sur le site du camp de la mort en Pologne. Pour le chef du service historique du Mémorial Yad Vashem de Jérusalem, consacré à l'étude et au souvenir des six millions de victimes juives de la Shoah, le sentiment d'abandon est parfaitement justifié. "Il ne fait plus de doute que les Alliés n'ont pas fait tout en leur pouvoir pour stopper la machine de mort, parce que ce n'était pas leur première priorité ou pour d'autres raisons", affirme le professeur David Bankier. "Ils se sont contentés d'annoncer en décembre 1942 que les nazis avaient engagé une véritable campagne d'extermination, mais cette proclamation isolée n'a pas été suivie d'effet", note-il. "On peut comprendre qu'au début de la campagne d'extermination, à l'été 1941, les Alliés n'aient pas pris conscience, tout comme les victimes elles-mêmes, de l'ampleur de l'entreprise de mort mais ce n'était plus le cas par la suite en 1943, comme en témoignent des rapports de renseignements très précis qu'ils ont mis au placard", souligne t-il. "Certes, un bombardement de voies ferrées menant vers Auschwitz-Birkenau, réclamé d'ailleurs en vain par Winston Churchill, le Premier ministre britannique, n'aurait pas réussi à perturber durablement le trafic, mais chaque jour de retard signifiait plusieurs milliers de victimes en moins, quand en 1944, les chambres à gaz travaillaient à plein rendement", s'indigne-t-il. Le gouvernement israélien a fait du 27 janvier, jour de la libération par l'Armée rouge du camp d'Auschwitz en 1945, la "Journée nationale du combat contre l'antisémitisme". 87 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. CITE DU VATICAN, 20 jan (AFP) L'anniversaire de la libération d'Auschwitz ravive les polémiques sur Pie XII Le 60ème anniversaire de la libération du camp de concentration nazi d'Auschwitz a rouvert au Vatican la blessure causée par les silences du pape Pie XII pendant l'extermination des Juifs. Jean Paul II, qui sera représenté le 27 janvier aux cérémonies à Auschwitz par le cardinal français Jean-Marie Lustiger, a demandé pardon à la communauté juive en 1998 pour les fautes commises par l'Eglise pendant la Shoah. Mais ce repentir a été jugé "incomplet", car il exonère Pie XII de toute faute. Et la volonté affichée de ses partisans de relancer son procès en béatification, enlisé depuis 1965, choque la communauté juive et pour cette raison embarrasse le Vatican. "Je crois qu'une exaltation de Pie XII par une béatification est tout au moins prématurée", a déclaré à l'AFP Mme Tullia Zevi, 79 ans, ancienne présidente de la communauté juive italienne. Or sa cause sera défendue en mars devant la congrégation pour la cause des saints, a annoncé à l'AFP le jésuite allemand Peter Gumpel, chargé d'instruire le dossier. La polémique fait rage depuis plusieurs semaines en Italie, où les défenseurs de Pie XII affrontent ses détracteurs avec une rare virulence. Les accusations de comportement antisémite portées contre Pie XII sont "des stupidités" et des "faux historiques", s'est ainsi insurgé Giulio Andreotti, 86 ans, patron de la défunte Démocratie chrétienne et sept fois chef du gouvernement de 1972 à 1992. Pie XII, pape de 1938 à 1959, surnommé "le pape d'Hitler" par l'historien britannique John Cornwell, est accusé d'être resté silencieux alors qu'il était parfaitement informé de la déportation et de l'extermination des Juifs. Et l'ouverture des archives secrètes du Vatican apporte régulièrement des arguments à ses détracteurs. Les documents montrent que Pie XII était informé dès 1933 de l'antisémitisme des dirigeants allemands. Ancien nonce à Berlin, Mgr Eugenio Pacelli -- le futur pape-- était alors cardinal secrétaire d'Etat du Vatican. "On ne peut oublier l'image de conservateur intransigeant de Pie XII, conditionné par sa longue fréquentation des milieux culturels et politiques allemands", a souligné Mme Zevi. Les défenseurs de Pie XII mettent en avant le contexte historique, invoquent une stratégie du Vatican face aux nazis et portent au crédit du pape toutes les actions menées par des religieux pour contrer les déportations. "Affirmer aujourd'hui que Pie XII a été complètement indifférent, c'est un faux de premier ordre. Il a fait tout ce qu'il pouvait même s'il n'a pas toujours réussi à faire de son mieux", soutient ainsi le père Gumpel. La prestigieuse revue des jésuites italiens Civiltà cattolica a également pris la défense de Pie XII. "Le Saint-Siège était convaincu que, sur le plan opérationnel, la +menace+ d'une dénonciation publique pouvait être plus efficace que la dénonciation, car elle aurait pu avoir des conséquences nuisibles pour la cause que l'on souhaitait défendre", soutient l'historien jésuite Giovanni Sale dans le dernier numéro de la revue; Mais Pie XII ne s'est même pas opposé à la promulgation des lois raciales par Mussolini en 1939, ni à la déportation à partir de 1943 de plus de 8.000 juifs d'Italie vers les camps d'extermination nazis. L'ouverture des Archives secrètes du Vatican concernant les années de son pontificat est très attendues. Mais il faudra patienter jusqu'à 2007 "ou même après", a confié à l'AFP un collaborateur du père Sergio Pagano, préfet des Archives. 88 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. AUSCHWITZ (Pologne), 19 jan (AFP) Pèlerinages à Auschwitz, symbole de l'Holocauste Symbole de l'Holocauste, le camp d'Auschwitz-Birkenau est l'objet de nombreux pèlerinages, dont ceux de jeunes Israéliens et de jeunes juifs, en particulier pour l'annuelle "Marche des vivants" prévue cette année le 5 mai. Organisées depuis 1988 par des associations israéliennes et celles de la diaspora juive, ces marches réunissent sur le site du camp des milliers de jeunes, aux côtés de responsables politiques et d'anciens détenus. "Ne jamais oublier" est le mot d'ordre de ces manifestations, toujours empreintes de grandes émotions, en souvenir de plus d'un million de juifs, hommes, femmes et enfants de différents pays d'Europe occupés par les Allemands, exterminés sur ces lieux de 1940 à 1945. L'an dernier, 5.000 jeunes juifs du monde ont défilé avec de jeunes Polonais à leurs côtés. Les juifs et Israéliens ont défilé vêtus d'anoraks traditionnels de la marche, de couleur bleu-roi et blanc et arborant l'Etoile de David. Un an plus tôt, les présidents israélien Moshé Katzav et polonais Aleksander Kwasniewski avaient conduit la marche. Les marcheurs partent du tristement célèbre portail à l'inscription "Arbeit macht frei" (le travaille rend libre), pour parcourir un itinéraire de plus de trois kilomètres entre Auschwitz et Birkenau, l'"usine de la mort", où les quatre chambres à gaz et fours crématoires ont fonctionné 24 heures sur 24 à la fin de la guerre, dans le cadre de "la solution finale". Ils se réunissent ensuite autour du Mémorial international de Birkenau, ils s'y recueillent, chantent le kaddish tandis que sont récités les prénoms de victimes. Chaque année, des centaines de milliers de visiteurs viennent en groupe ou individuellement sur ces lieux qui ont vu l'horreur. En 2004, plus d'un demi-million de personnes de 105 pays, parfois aussi lointains que la Chine, le Pérou ou la Namibie, ont visité l'ancien camp, selon la direction du musée d'Auschwitz. Quelque 63.000 visiteurs sont venus des Etats-Unis, 26.000 d'Israël, 32.000 d'Italie, 28.000 de France, 26.000 de GrandeBretagne et 37.000 d'Allemagne. "Souvent, des groupes de jeunes arrivent sans se rendre compte du caractère de ces lieux, dans une ambiance de pique-nique. Mais au fur et à mesure de la visite, les rires s'évanouissent et les visages se figent", raconte à l'AFP le porte-parole du musée, Jaroslaw Mensfelt. "Certaines personnes arrivent avec des idées reçues, par exemple sur le rôle des Polonais dans l'Holocauste. C'est à nous de les éclairer, documents et preuves matérielles à l'appui, sur le véritable fonctionnement de ce camp nazi", affirme M. Mensfelt, se référant à ce que certains qualifient de camps de concentration polonais alors qu'ils étaient nazis allemands en terre de Pologne. "Personne ne peut rester indifférent, dit-il, devant les montagnes de cheveux humains, de jouets d'enfants ou de chaussures ayant appartenu aux victimes", présentés derrières d'immenses vitrines du musée. "Très souvent les gens éclatent ici en sanglots". 89 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. VARSOVIE, 19 jan (AFP) A Auschwitz, le travail ou les chambres à gaz, les deux apportaient la mort "A l'arrivée, les Allemands nous ont dit: personne ne tiendra ici plus de 100 jours", se souvient Alfons Walkiewicz, ancien résistant polonais, déporté au camp d'Auschwitz-Birkenau, dans le sud de la Pologne, en octobre 1942. Pour les juifs, les Allemands ont élaboré le plan direct d'extermination. Plus d'un million d'entre eux ont péri dans les chambres à gaz après une sélection rapide entre aptes au travail -entre 15 et 20% des convois- et non productifs condamnés. Pour les Slaves - Polonais, Ukrainiens ou Bélarusses, deuxième race à éliminer, l'extermination se faisait avec le dur labeur imposé et le manque d'alimentation. "A huit, on aplatissait le gravier avec un rouleau compresseur de trois tonnes. Quatre hommes le poussaient en avant, quatre en arrière, pendant douze heures, jusqu'à l'évanouissement. Tous les jours sans exception", raconte-t-il à l'AFP. Il avait alors 18 ans. Une route a été ainsi construite. En 1942, les Allemands agrandissaient le camp. Il devait abriter 155.000 détenus trois ans plus tard. "J'étais le prisonnier numéro 73.526. Au camp on nous effaçait même le nom", dit-il. Tous les jours, il passait sous le portique arborant l'inscription "Arbeit macht frei" (le travail rend libre). Le son des marches allemandes qu'un orchestre jouait à la sortie et au retour du travail, le hante toujours. "Seulement le soir, on recevait une soupe très diluée, à base de choux ou de rutabaga, une tranche de pain. Parfois, on recevait un peu de margarine, pour le repas du soir et le petit déjeuner du lendemain", se souvient-il. Il tient quand même trois ans et demi et en étant transféré dans différents camps de travail des environs, dont six mois à Auschwitz I. "Le jeudi, la soupe plus nourrissante", indique-t-il. Elle était faite avec du pain récupéré dans les affaires des juifs. "Parfois, on croquait une bague, un diamant ou une pièce d'or cachée dans la mie. Il valait mieux les rendre. En récompense, on recevait une tranche de pain supplémentaire", raconte Walkiewicz. "A Auschwitz, le pain valait plus que l'or". Dormir était un autre grand rêve. "Si un prisonnier manquait -chose courante car beaucoup se suicidaient en se jetant sur les fils barbelés sous tension-, les kapos faisaient l'appel", dit Stanislawa Bobinska, 76 ans. "Sous le froid, la pluie ou le soleil de plomb en été, on restait debout et cela durait des heures", raconte-t-elle. L'appel du 6 juillet 1940 a duré 19 heures. Un autre a fait 120 morts: les prisonniers étaient restés pieds nus sur la neige. "Dans les baraques, les conditions d'hygiène étaient atroces, causant diarrhée et typhus. La nuit, des rats nous parcouraient à la recherche de nourriture", raconte Leokadia Rowinska, autre ancienne déportée de 81 ans. "Les poux, morpions et punaises étaient partout". "Pour les combattre, les Allemands rasaient les prisonniers - crâne, mais aussi aisselles et parties génitales", se souvient Walkiewicz. Mais les insectes revenaient. "La faim était telle que, parfois, dans des moments de désespoir, j'enviais ceux qui étaient conduits aux chambres à gaz. A eux, on donnait au moins un pain entier", avoue Leokadia. Déportée pendant l'Insurrection de Varsovie d'août 1944, elle était en début de grossesse. Puis le 17 janvier 1945, à l'approche de l'Armée rouge, les Allemands partent avec 60.000 prisonniers. "Par - 27°C, on nous a fait marcher à un rythme mortel. Il fallait se soulager en route. Le chemin était jonché de cadavres, car ceux qui ne pouvaient plus avancer étaient fusillés", se souvient Leokadia. Avec son ventre de neuf mois, elle franchit une quarantaine de kilomètres. Au premier arrêt, au village de Poreba, elle accouche d'un petit garçon. Il a vécu neuf jours. "Je n'avais rien à lui donner, ni lait, ni vêtements. Personne, mais personne au village ne voulait m'aider". 90 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. AUSCHWITZ (Pologne), 19 jan (AFP) Auschwitz-Birkenau, un des nombreux camps d'extermination nazis Auschwitz-Birkenau où les nazis ont exterminé plus d'un million de personnes, presque tous des juifs d'Europe, est le plus important des sept camps d'extermination qu'ils ont créés en Pologne entre 1939 et 1945. Près de 6.000 sites d'extermination, de concentration ou de travail ont été installés dans ce pays occupé en septembre 1939, soit la moitié des camps éparpillés à travers l'Europe sous la coupe de l'Allemagne nazie. Sur 7,5 millions de personnes enfermées dans ces camps en territoire polonais, environ 6,7 millions ont péri dans des chambres à gaz ou sont mortes d'épuisement, de faim, de maladies, de travail exténuant, de tortures et de brutalités, selon les sources polonaises. Six millions de juifs de Pologne et d'autres pays européens furent tués par les nazis de différentes manières. Ils l'ont été dans leur pays d'origine, ou amenés en Pologne dans les camps de la mort conçus pour la "solution finale". Le camp d'extermination de Kulmhof, ou Chelmno sur le Ner en polonais, situé dans le centre, a été construit en décembre 1941. Il a fonctionné jusqu'en 1943 et de 1944 à 1945. Les nazis y ont tué 310.000 personnes, dans des camions transformés en chambres à gaz. Parmi les victimes, les juifs du ghetto de Lodz, distant de 70 kilomètres. Ont suivi dès 1942 ceux de Belzec et Sobibor, dans l'est de la Pologne, à la frontière ukrainienne d'aujourd'hui. A Belzec, de juin à décembre 1942, les nazis ont assassiné 600.000 personnes dont 550.000 juifs, en les asphyxiant au monoxyde de carbone. A Sobibor, les nazis ont exterminé entre 1942-1943 environ 250.000 juifs de Pologne et d'autres pays européens. Dans cette région considérée comme le coeur des grandes communautés juives de Pologne, le camp de Majdanek a été créé attenant à la ville de Lublin. 360.000 de son demi-million de détenus ont péri dans des chambres à gaz ou ont été fusillés entre 1941 et 1944. Parmi eux 200.000 juifs européens, 120.000 Polonais non juifs et des prisonniers de guerre soviétiques. A Treblinka, à 80 km au nord-est de Varsovie, entre 1941 et 1944 les SS et leurs alliés ukrainiens ont exterminé au gaz 750.000 personnes, principalement des juifs du ghetto de Varsovie, dont le plus connu, le conteur et psychologue pour enfants Janusz Korczak. Enfin, 110.000 personnes de 25 pays ont été détenues dans le camp d'extermination de Stutthof (Sztutowo en Polonais), à 34 km de Gdansk (nord). 65.000 d'entre elles ont péri. Stutthof a été le premier camp construit hors d'Allemagne, le 2 septembre 1939, et le dernier à être libéré, le 10 mai 1945. 91 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. BERLIN, 19 jan (AFP) L'Allemagne, très marquée par Auschwitz, ravive constamment la mémoire Toujours très marquée par la tache indélébile d'Auschwitz, l'Allemagne continue d'effectuer depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale un important travail de mémoire et de rejeter toute tentative de relativisation des crimes nazis, estiment des historiens, tant allemands qu'étrangers. Soixante ans après la dont plus d'un million plus forte aujourd'hui l'Université technique libération du camp d'extermination d'Auschwitz (sud de la Pologne), où environ 1.200.000 personnes, de juifs, ont péri de fin 1941 à 1945, ce passé douloureux pour l'Allemagne "revient de manière insistante, qu'au lendemain de l'après-guerre", estime Etienne François, un historien français, professeur à de Berlin. Car "la sensibilisation à la spécificité de l'extermination des juifs est plus grande que dans les années 1960", dit-il. C'est pourquoi "on se rend mieux compte de la différence avec ce qu'on a connu ailleurs, comme le fascisme en Italie ou le franquisme en Espagne", ajoute-t-il. Les Allemands doivent "vivre avec le fait que l'Holocauste a été commis par des Allemands", observe pour sa part Heinrich August Winkler, professeur d'histoire à l'Université Humboldt de Berlin et auteur d'un livre de référence sur l'histoire contemporaine de l'Allemagne. Auschwitz, c'est un "traumatisme indirect" pour nombre d'Allemands, "presque personne ne pouvant témoigner directement", souligne Etienne François, évoquant la "présence obsédante" d'un passé récurrent. Le travail de mémoire a commencé peu après la fin de la Deuxième Guerre mondiale avec le premier président de l'Allemagne de l'ouest, Theodor Heuss, élu en 1949, année de naissance de la République fédérale, estime Alfred Grosser, historien et professeur émérite à l'Institut d'études politiques de Paris. Mais les connaissances restaient parcellaires et beaucoup d'Allemands, encore traumatisés par la guerre, étaient réticents à évoquer un évènement inimaginable. De nos jours, cette mémoire est "beaucoup plus médiatisée", comme en témoignent le travail pédagogique et les documentaires sur la période nazie, à laquelle les éditeurs allemands consacrent des "rayons entiers", souligne Etienne François. Ainsi toute tentative de relativisation des crimes du IIIème Reich est vouée à l'échec, en raison d'un "consensus à la base de la culture politique qui repose sur la condamnation absolue du nazisme et la volonté de rupture avec lui", explique-t-il. En 2004, un député de l'Union chrétienne-démocrate (CDU) avait été exclu de son parti pour un discours rappelant celui des nazis. Deux ans plus tôt, une ministre social-démocrate ayant comparé le président George W. Bush au dictateur nazi Adolf Hitler avait été écartée du gouvernement du chancelier Gerhard Schroeder issu des législatives de 2002. "Celui qui remet en question la singularité d'Auschwitz se retrouve très vite sous pression politique et morale", renchérit Peter Reichel, professeur de sciences politiques à Hambourg. Et de citer l'exemple récent du cardinal de Cologne, Joachim Meisner, qui a suscité une polémique en Allemagne après avoir comparé l'avortement aux crimes commis par les nazis. Sous la pression publique et médiatique, le prélat a dû exprimer ses regrets. "Ce qui est fait de nos jours en Allemagne pour raviver la mémoire, en particulier sur les camps de concentration, mérite le plus grand respect", estime Peter Reichel. Les exemples abondent: campagne d'affichage dans le métro berlinois pour lutter contre l'oubli du passé nazi, reconstruction de synagogues détruites par les nazis dans le Bade-Wurtemberg (sud-ouest), inauguration en mai du Mémorial de l'Holocauste à Berlin. En 1999, Auschwitz a été un argument fort utilisé pour convaincre des députés écologistes allemands hostiles à la participation de l'armée allemande aux opérations de l'Otan au Kosovo, décidée par la coalition gouvernementale entre sociaux-démocrates et Verts: "Plus jamais ça". 92 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Comprendre les rouages d'Auschwitz Christian Laporte Mis en ligne le 19/01/2005 ----------- Une bonne entrée en matière avant les commémorations. Le documentaire de la BBC que l'on verra sur RTL-TVi et sur TF 1 éclaire la «Solution finale.» Seul regret: une musique peu idoine. Autant vous l'avouer, cher lecteur: depuis le documentaire contestable et contesté de Peter Bate sur Léopold II et l'Etat indépendant du Congo, montré à la RTBF et à la VRT, au printemps dernier, qui ressemblait plus à un réquisitoire antimonarchiste et antibelge qu'à un travail historique sérieux, nous étions devenus un peu perplexes à propos des grandes réalisations du genre produitess ou coproduites par la BBC. Simple rappel: pour rendre au débat un caractère plus objectif, Bernard Balteau avait encadré sa projection sur la chaîne publique francophone d'un débat qui aurait dû être superfétatoire. C'est donc non sans une certaine appréhension que nous avons découvert la première partie du document sur D.R. Auschwitz qui sera diffusé par RTL-TVI et par TF 1, ces prochains jours. Nous rappelant ce bon principe que seuls les faibles ne changent jamais d'avis, il nous faut reviser notre appréhension. Car «Auschwitz, la solution finale» porte le label de qualité de la British Broadcasting Corporation: c'est du travail de «pro» éclairé par des historiens qui possèdent parfaitement leur dossier. Et même si les chaînes francophones ne nous proposent qu'une version courte - deux fois deux heures au lieu de six fois une les générations montantes devraient se voir imposer la vision, commentée - RTL-TVI l'a bien compris puisque la projection de la seconde partie sera suivie d'un débat animé par Laurent Haulotte - pour comprendre les mécanismes de la terreur nazie qui avait comme objectif d'écarter tous ceux qui pouvaient gêner le rêve fou du Troisième Reich, juifs comme non-juifs d'ailleurs. Une musique inappropriée Grande qualité du film: son caractère hautement pédagogique. Pour le réaliser, les producteurs ont retrouvé quelque cent témoins directs, tant des victimes que des riverains de ces lieux de l'horreur. Et ils ont parfaitement utilisé les témoignages disponibles, y compris ceux des leaders nazis, soumis comme il se doit à une critique historique pointue. L'introduction de scènes reconstituées dans un film historique n'est généralement pas la cup of tea des historiens, mais force nous est de reconnaître que ce n'est pas gênant ici, en l'occurrence. A la limite, nous avons été moins choqués par ces séquences qui permettent aux téléspectateurs de reprendre un peu leur souffle face à la tragédie que par certaines scènes peut-être romancées de «La Chute» qui raconte les dix derniers jours de la vie de Hitler! Bref, de la bonne télé historique où petite et grande Histoire se retrouvent à bon escient! La chaîne spécialisée française Histoire ne s'y est pas trompée puisqu'elle diffuse la série en version longue... Une remarque négative quand même sur le décor musical. Il aurait convenu de faire écrire une musique originale plutôt que de reprendre un certain nombre de thèmes qui sont, allez donc savoir pourquoi!, ceux de «Barry Lyndon», l'excellente fresque historique de Stanley Kubrick... C'est désarçonnant! Le documentaire passe sur RTL-TVi, ces 19 et 21 janvier vers 20h15 et sur TF 1 ces 25 et 26 janvier à 22h40 et 23h. © La Libre Belgique 2005 93 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. OSWIECIM (Pologne), 20 jan (AFP) A Oswiecim, les camps de la mort jouxtent une ville qui se débat pour vivre Auschwitz, Oswiecim en polonais, est une ville de 43.000 habitants vieille de huit siècles qui se débat pour vivre normalement malgré l'horreur attachée à son nom, devenu symbole de l'holocauste. "Cette ville a un passé très lourd et il est très difficile d'y investir, d'y trouver du travail", dit Monika, 23 ans, vendeuse dans une boutique de souvenirs située dans un centre commercial désert, construit face à l'entrée du camp de concentration d'Auschwitz. Elle vend des objets à l'effigie de Cracovie, joyau d'Histoire et d'architecture à 60 km de là, mais rien d'Oswiecim. Dans ce centre commercial, deux restaurants, un magasin de verreries, fermés. Un kiosque à journaux. "Il n'y a pas beaucoup de clients. C'est difficile de vivre et de travailler à côté", dit cette étudiante en administration. Le centre culturel d'Oswiecim s'y est provisoirement installé, en attendant de réintégrer le château XII-XVIème siècles du coeur de la vieille ville, à plusieurs centaines de mètres à vol d'oiseau des camps d'Auschwitz-Birkenau. Dans les rues adjacentes, d'immenses hangars d'usine abandonnées, des bâtisses en briques noircies. Dans le passé, le textile, les produits chimiques et les liqueurs Haberfeld et Hannenberg faisaient la richesse de la ville. Le taux de chômage atteint 17%, indique le maire, Janusz Marszalek. "Je demande seulement à toutes les nations qui viennent ici de comprendre la différence entre deux villes: l'une qui est vivante et l'autre qui est un centre de la mémoire", dit-il. Cette mémoire n'a pas toujours été perçue de la même manière par les Polonais catholiques et la communauté juive. L'installation dans les années 1980 d'un carmel dans un vieux théâtre attenant au camp d'Auschwitz, où les nazis stockaient le zyklon B pour les chambres à gaz, a défrayé la chronique pendant plus de dix ans. De guerre des croix en échanges de mots durs entre les deux communautés, le carmel a finalement été déplacé, mais l'affaire a laissé de cicatrices de part et d'autre. Ensuite, des promoteurs ont tenté de rentabiliser l'espace alentour, mais leurs projets ont été interdits sous pression de la communauté juive. Parmi ces projets, une discothèque, puis un centre commercial qui devaient être installé en 2001 dans une ancienne tannerie où les nazis entreposaient les biens de juifs exterminés. Ces blocages irritent vivement certains habitants. "Les jeunes partent. C'est une ville qui meurt. Il n'y a pas de travail. Il n'y a que des retraités, s'énerve Slawek, ouvrier de 28 ans. "Je trouve qu'ils se mêlent trop de la ville. Bien sûr, il y a une Histoire lourde, mais on veut vivre normalement", dit-il. "Les gens ne savent pas qu'Oswiecim a huit siècles d'Histoire", explique la documentaliste du centre culturel de la ville, Violetta, 35 ans. Avant de devenir l'Auschwitz des nazis, Oswiecim était surnommée "la ville juive", car 7.000 de ses 12.300 habitants étaient juifs, explique-t-on au Centre juif d'Oswiecim, installé dans une bâtisse début XXème. Ces locaux, qui abritaient la Chevra Lomdei Mishanyot (Société pour l'étude de la Mishnah, codification de la loi) comprend la seule synagogue non détruite par les Allemands: ils y avaient entreposé leurs munitions. Le dernier juif pratiquant d'Oswiecim, Szymon Klieger, est mort en 2000. Quant aux premiers juifs venus s'y installer, leurs traces remontent au 16ème siècle. Malgré la souveraineté changeante de cette ville due aux partages de la Pologne, les juifs, patrons de manufactures ou commerçants, avaient leur autonomie administrative et religieuse. L'indépendance de la Pologne en 1918 et le nationalisme des catholiques y ont partiellement mis un terme, bien qu'Oswiecim eût été tendrement surnommée Oshpitzin, "site d'accueil" en yiddish. Pour le monde, Oswiecim-Oshpitzin n'est plus aujourd'hui qu'Auschwitz, haut-lieu de la "solution finale" où les nazis ont exterminé plus d'un million d'enfants, de femmes et d'hommes juifs. 94 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 19 janvier 2005 / 15 h 37 Le rabbin de Ris-Orangis, Michel Serfaty, sur les visites de lycéens à Auschwitz: "l'enfant, si on le prend, qu'on le transporte et qu'on lui dit : « Maintenant, tu vas respecter la mémoire des juifs », cela ne marche pas" Par Libération "Michel Serfaty, rabbin de Ris-Orangis, a créé l'association Déportation, persécution et mémoire qui organise depuis bientôt douze ans des voyages de la mémoire en Pologne pour les classes des établissements publics, et particulièrement les lycées professionnels". Il a répondu aux questions de "Libération". Extraits des propos recueillis par Catherine Coroller : "(...) Depuis bientôt douze ans que je rencontre les élèves des lycées professionnels, dont les classes sont composées à 50 % d'enfants de familles défavorisées, issues pour certaines de l'immigration maghrébine ou africaine, qui n'ont pas la culture historique de la Shoah, je sais que, si on ne fait pas un travail préparatoire en amont pendant au moins six mois, on va à l'échec. Je dis clairement que dans l'affaire de Montreuil (pour en savoir plus sur cette affaire, cliquer ici), tout est de la responsabilité des enseignants. J'ai eu personnellement à affronter des situations similaires, sur place, et là je me suis tourné vers les enseignants en leur disant que la responsabilité était de leur côté et non de celui de l'enfant. L'enfant, si on le prend, qu'on le transporte et qu'on lui dit : « Maintenant, tu vas respecter la mémoire des juifs », cela ne marche pas. (...) Pendant le voyage, j'utilise une pédagogie progressive. Je les emmène d'abord à Varsovie où je leur raconte l'histoire de l'invasion de la Pologne par les nazis, puis la constitution du ghetto, puis nous allons à Lublin et au camp voisin de Maïdanek. Après Maïdanek, je leur projette des films dans le car pour qu'ils se préparent à affronter l'épreuve la plus dure : celle d'Auschwitz-Birkenau. (...) La Shoah a un côté universel. Aller à Auschwitz, cela a une finalité précise : c'est comprendre l'énormité de la tentative d'extermination de tout un peuple". 95 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Rescapé: un Juif de Vevey retrace son odyssée Le 27 janvier 1945, Auschwitz était libéré. Ancien détenu, Sigmund Toman évoque ses 1250 jours passés dans les camps. Michel Audétat a recueilli son récit. Poignant. L'Hebdo, 20 janvier 2005 Sur les rives de l’Oder, aujourd’hui troisième ville de la République tchèque, Ostrava a longtemps vécu de ses mines. Dans les années 1930, se souvient Sigmund Toman, on ne pouvait pas aérer la literie sans la retrouver aussitôt salie: «L’air était rempli de suie, cela prenait à la gorge.» Les bassins houillers sont maintenant fermés, et Ostrava ne ressemble plus à la cité industrielle que Sigmund Toman a dû fuir en août 1939: ce départ sera le prélude à une odyssée concentrationnaire qui, bientôt, le fera passer par Theresienstadt, Auschwitz-Birkenau, Blechhammer, Langenbielau et Dachau. Ses 20 ans à lui, c’est ce voyage au bout de l’inhumain. Sigmund Toman vit aujourd’hui près de Vevey où il est arrivé en 1949. Engagé dans une petite entreprise de maroquinerie, il en est devenu le directeur en 1953 et lui a assuré un développement prospère. Egalement président de la Communauté israélite de Vevey-Montreux depuis trente-huit ans, il conserve un accent d’Europe centrale qui colore son français précis. L’horreur, il l’évoque sans fard mais aussi sans pathos. Au journaliste qui l’écoute, il recommande de ne pas s’apitoyer sur son sort: «J’ai eu de la chance; j’ai toujours eu beaucoup de chance…» Né le 1er janvier 1923, Sigmund Toman décrit le garçon d’Ostrava qu’il fut comme «un jeune maigrichon». Son père était représentant de commerce et la famille habitait un quartier modeste. Sigmund Toman ne va pas tarder à y faire l’apprentissage de l’antisémitisme. Il se rappelle les insultes. Et ce gamin qui, lors d’un match de foot, avait uriné dans sa casquette. Il ironise gentiment sur cette époque où l’antisémitisme avait encore un air si fruste. Le 15 mars 1939, l’armée allemande entre à Prague, et c’en est fini de la jeune République tchécoslovaque fondée en 1918. A Ostrava, les déportations de Juifs commencent dès l’été. «Un de mes oncles a été déporté à Nisko, en Pologne, raconte Sigmund Toman. Mes parents ont alors décidé de prendre les devants et nous avons fui à Prague.» Là, il poursuit ses études pendant une année. Mais son père tombe malade et Sigmund Toman doit le remplacer. Il empoigne donc la valise paternelle et s’en va vendre des parfums, de la laque ou du rouge à lèvres. Mais, à partir de l’automne 1941, les transports vers l’Est débutent à Prague. Sigmund Toman est alors embrigadé pour s’occuper des appartements de Juifs déportés: «Comme j’avais quelques connaissances techniques, j’ai été affecté au démontage des appareillages électriques.» Tout ce qui appartient aux Juifs est saisi: dépossession systématique qui, dans les camps, culminera avec la tonte des détenus et le recyclage industriel de leurs cheveux. A ce moment-là, Sigmund Toman apprend que les Allemands cherchent des «volontaires» pour aller construire le ghetto de Theresienstadt, à environ 80 kilomètres au nord de Prague: «Ils promettaient de protéger les volontaires et leurs familles de la déportation. J’y suis donc allé. Et, six mois plus tard, j’y ai retrouvé mes parents.» Sigmund Toman arrive à Theresienstadt au début décembre 1941. Il découvre la forteresse du XVIIIe siècle, que la Gestapo a transformée en prison. La caserne des Sudètes où il est envoyé. Les lits superposés à trois étages. La nourriture toujours insuffisante. Et, bientôt, la hantise de ces transports vers l’Est qui, en emportant un millier de malheureux à chaque fois, vident régulièrement le ghetto juif de Theresienstadt. Echapper aux contrôles Sa chance, c’est d’avoir trouvé une place d’aide-cuisinier: «C’était la garantie d’avoir de la soupe et des patates pratiquement à volonté. J’ai aussi réussi à subtiliser un peu de margarine que j’ai échangée contre des œufs ou des cigarettes.» Bien que les femmes logent ici séparées des hommes, il parvient à se trouver une petite amie, Viera, qu’il se risque parfois à emmener dans sa couchette: «Il fallait échapper aux contrôles. Puis se dissimuler aux autres locataires de la chambre. Cela demandait beaucoup d’astuce…» L’inhumanité de Theresienstadt reste cependant entière. Sigmund Toman rappelle qu’on pouvait y être pendu simplement pour l’exemple, et l’espérance n’avait pas grand-chose sur quoi prendre appui. Sauf, peut-être, sur cette première page d’un journal américain qui, en 1943, tombe sous les yeux de Sigmund Toman. «Je le vois encore, ce titre: “L’Allemagne a eu le cul botté à Stalingrad”. Cela m’a donné de l’espoir pour longtemps!» Un jour, alors qu’il distribue la nourriture, il est pris à partie par un membre de la municipalité juive du ghetto qui lui reproche d’avoir favorisé son père en lui donnant plus de pommes de terre qu’à lui. Sigmund Toman s’énerve, renverse maladroitement l’auge contenant les patates, se retrouve arrêté par la police juive et accusé de sabotage économique: «Pour me punir, l’administration allemande n’a pas décidé de me déporter, moi, mais mes parents. Pensant que je pourrais les aider, je me suis annoncé volontaire pour les accompagner.» Le transport en wagons à bestiaux dure deux jours et demi, peut-être trois, Sigmund Toman ne se souvient plus très bien. En revanche, il se rappelle avec précision l’arrivée à Auschwitz-Birkenau: la terrible séparation des hommes, des femmes et des enfants, les cris, les menaces, les chiens, la brutalité omniprésente… Le camp de Birkenau, à 3 kilomètres du camp d’Auschwitz 96 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. proprement dit, sera sans cesse agrandi et finira par s’étendre sur 170 hectares (720 mètres sur 2340). Avec ses quatre immenses crématoires-chambres à gaz, ce n’était pas seulement un camp de concentration mais aussi un centre de mise à mort. Privé d’identité A peine débarqué, Sigmund Toman doit affronter le parcours au terme duquel le nouvel arrivant se retrouve privé de son identité et réduit à un numéro. L’abandon des objets personnels. Le déshabillage. La tonte des cheveux et le rasage de tous les poils sauf de la barbe: «On était rasé au sang et désinfecté avec un produit destiné aux toilettes. Qu’est-ce que ça brûlait! Je le sens encore en y repensant…» Il reste ensuite à passer par le tatouage du matricule, la douche et la distribution de vêtements qui seront changés toutes les trois ou quatre semaines. Au moment de rejoindre le secteur B II b de Birkenau, Sigmund Toman est devenu le matricule 168697. Dans les baraques, la promiscuité est totale. Trois ou quatre personnes partagent le même châlit: «Quand quelqu’un se tournait, il fallait que tous les autres se tournent en même temps.» La nuit, les détenus doivent assurer une veille par crainte des incendies: «L’idéal était de prendre le premier tour de garde. Quand ça m’arrivait, je me dépêchais d’aller gratter les gamelles des autres avec un petit bout de bois, dans l’espoir d’y dénicher quelques miettes de nourriture.» La faim est une obsession permanente: «On ne parlait et on ne rêvait que de nourriture. Ce qu’était cette faim, il est impossible de se le représenter.» Respecter le règlement était, à Auschwitz-Birkenau, un des plus sûrs moyens de succomber. Pour survivre, il fallait désobéir, prendre des risques, se livrer à de menus commerces, «organiser» comme on disait alors dans le jargon du camp. Coups de bâton Par chance, encore une fois, Sigmund Toman se retrouve employé aux cuisines. Il cherche à en profiter, mais, un jour, se fait pincer alors qu’il a dissimulé quelques patates au fond de sa gamelle pour ses parents. La punition est administrée par un SS surnommé Bouledogue: «Il m’a mis dans une pièce et m’a donné des coups de bâton. Je me retenais de crier: Bouledogue faisait cadeau de quelques coups quand on évitait de gueuler. Il s’est arrêté au bout de 17 coups sur les 25 qu’il devait me donner.» La faim, la maladie, les mauvais traitements, les interminables appels dans le froid, tout cela rendait la mort atrocement banale. Pour en finir avec l’incertitude face à l’avenir, certains détenus se jetaient contre les barbelés électrifiés du camp: «Cela arrivait tous les jours.» Et puis, il y avait les hautes cheminées de Birkenau qui crachaient leur fumée et répandaient une odeur infecte: «On se cachait ce que cela signifiait; on ne voulait pas savoir. C’était une manière de se protéger.» Début juillet 1944, une sélection sépare la famille: «Ma mère et moi sommes passés mais pas mon père. A 53 ans, il était décharné et avait l’air d’un vieillard. Je l’ai laissé là après lui avoir donné quelques pommes de terre crues et un petit sac de farine que j’avais organisé.» Sigmund Toman pense toujours à ce père perdu à Auschwitz-Birkenau, le plus vaste cimetière du monde: c’est un passé qui ne passe pas. Sigmund Toman est alors transporté par camion vers le camp de Blechhammer qui tire son nom d’un immense chantier voisin: «Tôles-marteaux». Sa mère, elle, est envoyée à Hambourg. Elle passera ensuite par le camp de Bergen-Belsen et en sortira si affaiblie qu’elle mourra trois mois après sa libération, à Prague. A Blechhammer, les conditions de vie sont un peu meilleures qu’à Birkenau malgré les bombardements: américains la nuit, soviétiques le matin. «Même s’ils menaçaient nos vies, j’accueillais ces bombardements avec des larmes de joie. Pour se protéger, l’endroit le plus sûr était au pied des grandes cheminées où se trouvaient de petites fosses. On ne pouvait pas y tenir à plus de deux. Un jour, je m’y suis retrouvé avec une Ukrainienne. Ce n’était pas désagréable.» Affamés Mais le front russe avance. Nouveau départ, à pied cette fois-ci. La marche forcée à travers des plaines enneigées dure plus d’une semaine. Les plus faibles sont abattus en chemin. Affamé, Sigmund Toman vole la nourriture des cochons dans les fermes le long de la route. «Ce qui m’a sauvé, c’est d’avoir eu des bons souliers. Avec du carton, je m’étais fabriqué des semelles intérieures qui ont protégé mes pieds.» Au début de février 1945, il arrive au camp de transit de Langebielau. Trois semaines d’attente avant qu’on le jette dans un wagon à ciel ouvert qui va rouler trois jours durant à travers la Bohême. La faim, le froid, la mort toujours: «Les cadavres, on les empilait contre les parois.» On imagine ce voyage au cours duquel la place des morts croît sur les bords du wagon, tandis que celle des vivants se réduit au centre: «Nous étions 120 au départ et plus qu’une trentaine à l’arrivée. Ceux qui pouvaient sortir l’ont fait. Les autres ont été retirés à la fourche.» A Dachau, la chance sera cette fois-ci la maladie: «J’ai attrapé la fièvre typhoïde et on m’a mis à l’infirmerie, à l’abri. J’ai longtemps divagué. Un jour, j’ai ouvert l’œil et j’ai vu un casque américain: Dachau avait été libéré.» A la fin de mai 1945, Sigmund Toman retourne à Prague. Bientôt, il rencontrera Eva qui sort elle aussi de l’enfer concentrationnaire: «Elle avait de longs cheveux roux, elle était belle, je me suis imposé.» Ils se marieront à Vevey en 1950 et vivront ensemble jusqu’au décès d’Eva, «le troisième jour du troisième millénaire». Sigmund Toman conserve un pantalon rayé de Dachau, le tatouage d’Auschwitz sur son avant-bras gauche et la mémoire de ces 1250 jours de détention qu’il n’a jamais désespéré de transmettre pour prévenir la répétition du pire. 97 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Déportation des juifs de France: le travail de précurseur de Serge Klarsfeld AFP | 19.01.05 | 16h47 Serge Klarsfeld, avocat et président de l'association Fils et Filles des déportés juifs de France, a rappelé qu'il avait établi il y a 26 ans une liste des juifs de France déportés, convoi par convoi, qui a mené à la création du Mur des Noms au Mémorial de la Shoah à Paris.Q: Comment a été établie la liste des 76.000 noms des juifs de France déportés qui figurent sur le Mur à l'entrée du Mémorial de la Shoah?R: Le Mémorial a établi la liste. Nous avons ouvert le chemin, il y a 26 ans, en établissant une liste des déportés, convoi par convoi. Chaque fois qu'un train partait, une liste était faite au papier carbone: quatre exemplaires partaient pour Auschwitz, un restait à Drancy, un autre était adressé à la Gestapo.Les exemplaires retrouvés au siège de la Gestapo à Paris à la Libération par le CDJC (Centre de documentation juive contemporaine) étaient incomplets ou en mauvais état. En 90, j'ai retrouvé une liste en meilleur état, au ministère des Anciens Combattants. En complétant ou en rectifiant par des archives trouvées en Allemagne mais aussi à Bruxelles, New York et Jérusalem, j'ai pu établir un "mémorial" exhaustif (ndlr, le Mémorial de la déportation, publié en 78). Ca a été un très gros choc quand nous l'avons publié. Q: Qu'est ce qui a motivé votre travail?R: Je ne voulais pas aller aux procès (contre d'anciens nazis ou contre les collaborateurs français) sans que les victimes soient là. La justice a entraîné la mémoire. Après la publication du livre, nous avons construit en Israël un monument de 35 mètres de long qui porte les noms des 80.000 juifs de France morts pendant la guerre (ceux déportés de Drancy à Auschwitz, plus les juifs morts dans des camps d'internement ou ceux fusillés ou abattus en France). J'ai voulu accomplir le même travail avec les enfants, les moins de 18 ans. Sur les 76.000 juifs déportés, on compte 11.000 enfants. En 93, j'ai publié le Mémorial des enfants avec leurs photos.J'ai pu récupérer 7.000 actes de naissance. Tout cela figurera dans le Mémorial, avec les adresses d'arrestation aussi parce que c'est très "parlant" de voir où ces ignominies ont été commises. Q: Pensez-vous qu'il y a un problème de transmission de la "mémoire" de la Shoah en France?R: Plus maintenant. Il n'y a pratiquement pas de pays où la mémoire soit aussi bien conservée. Si les négationnistes (NDLR: dans les années 70) n'étaient pas intervenus, nous n'aurions pas fait tout ce travail. On a pris conscience de beaucoup de choses en France, notamment avec le discours de Jacques Chirac en 95. Maintenant, tous ces déportés, tous ces gens tués reviennent à la lueur du jour et font partie de l'Histoire.En 81, nous avons organisé les premiers voyages d'enfants à Auschwitz dans la journée: c'est un choc déterminant et salutaire pour les élèves. L'histoire est fondamentale et c'est le meilleur travail que l'on puisse faire contre le totalitarisme. 98 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Une commémoration trop ciblée de l'Onu Christian Laporte Mis en ligne le 18/01/2005 ----------- Une session de l'Onu sur l'anniversaire d'Auschwitz divise les «anciens». Avec la commémoration de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz, le 27 janvier prochain, l'on entrera résolument dans une période d'hommages avec en guise d'apothéose, la célébration de la fin de la Seconde Guerre mondiale en Europe, le 8 mai prochain. L'Onu a pris les devants en décidant d'organiser le 24 janvier prochain une session spéciale pour marquer cet anniversaire. En soi, une bonne initiative. Il y a cependant un bémol: l'Organisation des Nations unies présente ce débat comme «la» commémoration de la libération des camps nazis. Une option qui trouble, pour le moins, les rescapés des camps de concentration, entendez: les prisonniers politiques et les prisonniers d'opinion qui redoutent que leur combat mais aussi leurs souffrances soient de moins en moins pris en compte dans le travail de la mémoire. C'est ce qui a amené le Comité international de Dachau et son président-fondateur, Arthur Haulot, à interpeller le secrétaire général de l'Onu, Kofi Annan et à déplorer le choix de la seule date d'Auschwitz. «Si grande que soit cette horreur, écrit le baron Haulot, elle ne justifie pas l'escamotage des centaines de milliers d'autres victimes du nazisme qui, comme les juifs, ont connu les pires souffrances et la mort la plus odieuse, non pour des raisons raciales mais en fonction de leur combat sans pitié contre le nazisme et l'écrasement par celui-ci de toutes les valeurs démocratiques.» Et d'ajouter que «s'il fallait choisir une date symbolique, il faudrait choisir la date du 29 avril qui est celle de la libération de Dachau, le premier camp de concentration créé par Hitler et ouvert par lui le 22 mars 1933.» Et Haulot de conclure que «ramener l'ensemble de la monstruosité des camps nazis à une confusion avec le massacre particulier et racial commis à Auscwhitz, c'est contribuer à donner de l'histoire de l'hitlérisme une idée totalement fausse qui ne peut que desservir dans l'esprit de la jeunesse la réalité d'un combat qui a impliqué d'autres millions de morts de toutes couleurs politiques démocrates et de toutes nationalités.» Une crainte un peu égoïste? Que nenni, chat échaudé craint l'eau froide. Dans les milieux d'anciens résistants, l'on souligne ainsi que divers organismes internationaux sont mis sous pression afin de ne plus marquer que cette dimension de la Seconde Guerre. «Que l'on n'interprète surtout pas notre réaction comme un acte contre les victimes juives», s'exclame Arthur Haulot. «Mes amis résistants juifs partagent notre point de vue. Il ne faudrait pas que l'on oublie la libération des autres camps et le 8 mai, date ô combien symbolique de la victoire de la démocratie!» Une certitude: la Belgique n'oubliera pas le 8 mai. Une grande rencontre entre «anciens» et jeunes est déjà programmée... En partenariat avec tous les «anciens»... © La Libre Belgique 2005 99 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. BIELSKO BIALA (Pologne), 20 jan (AFP) A Bielsko-Biala, la petite communauté juive veut garder la tradition La communauté juive de Pologne, la plus importante d'Europe avant la Seconde guerre mondiale, est presque éteinte depuis la Shoah et les vagues d'émigration de l'époque communiste, mais une poignée de cette minorité garde la tradition dans ce pays à 95% catholique. Ainsi à Bielsko-Biala, dans l'extrême sud, "se trouvent 30 adultes juifs qui constituent la plus petite communauté de Pologne", explique à l'AFP sa présidente Dorota Wiewiora. Nombre d'entre eux sont à moitié catholiques et pas toujours juifs du côté de la mère, alors qu'on n'est juif que par l'ascendance matriarcale, selon la Loi. "Il ne reste ici qu'un seul couple d'une cinquantaine d'années à être juif des deux côtés", déplore Mme Wiewiora. "Et nous n'avons pas de rabbin, ce qui nous déplace à Cracovie, distante d'une centaine de kilomètres, pour les services", ditelle. Le petit groupe de juifs se rencontrent pour les grandes fêtes. Ils sont probablement les derniers survivants dans cette ville forte aujourd'hui de 200.000 habitants. Leurs enfants sont ailleurs, soit pour étudier à Cracovie, soit pour travailler dans d'autres grandes villes polonaises. La présidente de la communauté se dit d'ailleurs "très pessimiste" sur l'avenir des siens, en voie de disparition ou d'assimilation dans la ville. Bielsko-Biala est démunie de ses théâtres yiddish, de sa grande synagogue brûlée par les nazis le 13 septembre 1939, et de ses écoles. De tout un rayonnement économique et culturel il ne reste que quelques bâtiments, symboles d'une richesse passée, réclamés et parfois récupérés par les familles juives encore vivantes, installées à l'étranger. Et un trésor: les rouleaux de la Torah vieux d'un siècle, sauvés de la grande synagogue de Bielsko avant sa destruction. Ils sont visibles dans la salle de prières d'un centre, chargé d'administrer ce qui peut encore l'être au sein de la communauté. C'est à Bielsko qu'est née Gerda Weissmann Klein, une déportée d'Auschwitz-Birkenau dont le témoignage a fait le tour du monde immortalisé dans un livre et dans un documentaire "One survivor remembers" (Un rescapé se souvient) primé en 1996 d'un Oscar, raconte fièrement Mme Wiewiora. Bielsko-Biala a connu son lot de disparitions dues à la Shoah, extermination de six millions de juifs européens, dont la moitié de Polonais. Avant la guerre, la ville comptait quelques 10.000 juifs, selon les documents existants au siège de la communauté. 3.500 sont revenus après la guerre, dont 841 des camps, mais moins de 500 originaires de la cité. Le coeur de la ville, tout comme l'ensemble du pays, battait également au rythme du yiddish, culture de 10% de la population en Pologne. Celle-ci a fait naître de grands penseurs et artistes, dont Isaac Bashevis Singer, la mémoire littéraire des juifs polonais d'avant-guerre, prix Nobel de littérature 1978. Après la guerre, il n'est resté que 280.000 juifs en Pologne, selon les historiens, sur plus de trois millions d'âmes dans les années 1930. Mais ils ne sont pas restés, chassés par le stalinisme, puis par la vague antisémite du pouvoir communiste en 1968. Ils se sont installés en Israël et aux Etats-Unis. Aujourd'hui, ils sont au plus 5.000 en Pologne, selon les estimations, et l'essentiel est regroupé à Varsovie qui comptait avant 1939 plus de 300.000 juifs. La capitale polonaise s'est dotée d'une école juive, où l'hébreu et la religion sont enseignés avec le soutien de la Fondation américaine Lauder. Il reste une synagogue très active et une publication mensuelle en yiddish et polonais, Midrasz, qui se vend à des milliers d'exemplaires. Pour la première fois après des décennies, la fête de Hanoukka a été célébrée à Varsovie en décembre. Les neuf bougies ont été allumées en plein centre de la capitale par le grand rabbin ashkénaze d'Israël, Yon Metzger, en présence d'officiels et de centaines de personnes. 100 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 60 ans après 19 janvier 2005 / 15 h 20 Entretien avec Jean-Charles Szurek AUSCHWITZ : Où en est la Pologne, nouveau membre de l'Union européenne, avec son travail de mémoire ? Par Nicole Leibowitz Jean-Charles Szurek est chercheur au CNRS, spécialiste de la Pologne - où il se rend plusieurs fois par an - et en particulier des relations judéopolonaises. Il est le co-responsable avec Annette Wieviorka du colloque qui vient de se tenir à la Bibliothèque Nationale de France sur « Les Juifs et la Pologne 1939 – 2004 ». Une manifestation qui s'inscrit dans le cadre d'une coopération franco-polonaise d'une nouvelle génération d'historiens, sociologues et littéraires. LE DOSSIER Nicole Leibowitz Ce colloque a montré l'émergence d'un nouveau regard sur les relations judéo-polonaises sous l'occupation. Cela signifie-t-il qu'il y a aujourd'hui en Pologne des chercheurs qui portent un regard neuf sur la place exceptionnelle qu'occupe la Pologne dans l'histoire de la Shoah ? Jean-Charles Szurek Oui, et cela se traduit par la publication de nombreux ouvrages consacrés à des sujets occultés jusqu'à présent : des archives qui dormaient depuis 50 ans sont visitées par une génération de chercheurs qui, souvent, ont la quarantaine et dont certains apprennent le yiddish afin d'étudier les documents qu'ils découvrent. Au lendemain de la guerre, les survivants, travaillant pour l'histoire, rassemblèrent et suscitèrent des récits et témoignages qui vont se trouver à l'Institut historique juif de Varsovie. Aujourd'hui, la totalité de ces témoignages s'élève à 6.500 et il faut y joindre 300 mémoires écrits pendant l'Occupation. L'Institut allait aussi s'enrichir de tous les documents, yiddisch et polonais, rassemblés par Emmanuel Ringelblum, l'historienarchiviste du ghetto de Varsovie, et récupérés dans les fameux bidons de lait trouvés après la guerre dans la capitale polonaise en ruine. L'Institut historique juif est l'un des quatre centres mondiaux, et le premier s'agissant de la destruction des Juifs de Pologne, disposant d'archives importantes sur cette question (les autres centres sont : Yad Vashem , l'Holocaust Museum de Washington et le CDJC à Paris). D'autres archives qui dormaient depuis cinquante ans ont également été découvertes et exploitées, notamment sur les szmalcowniks, ces maîtres-chanteurs qui attendaient les Juifs à la sortie des ghettos. Les historiens ont de multiples archives à étudier en Pologne. La prise de conscience d'une société non innocente à l'égard des Juifs pendant la guerre s'est accentuée ces dernières années en Pologne. Trois des dix boîtes de métal et deux bidons de lait dans lesquels Emmanuel Ringelblum a caché des documents pour informer les générations futures de ce qui s'était passé dans le ghetto de Varsovie. En septembre 1946, on les a découverts sous les ruines d'une maison. En décembre 1950, les bidons ont été récupérés. Ce matériel est aujourd'hui à l'Institut historique juif de Varsovie N. Leibowitz L'entrée de la Pologne dans l'Union européenne, et le long processus d'intégration qui a précédé, sont-ils des facteurs déterminants de cette prise de conscience ? La stupeur, après la révélation du massacre de Jedwabne J-C. Szurek Je ne pense pas que l'on puisse dire aussi directement les choses. Le travail s'est fait petit à petit. Il faut une ou plusieurs générations pour regarder et ausculter ce que celle qui était en place au moment de l'événement n'a pas voulu voir. En 1989, le cardinal Glemp, archevêque de Varsovie et Primat de Pologne, grand adepte des théories du nationaliste polonais Roman Dmowski, déclarait qu'il fallait territorialiser la mémoire d'Auschwitz, la partager entre une mémoire polonaise et une mémoire juive, et qu'il n'y avait aucune raison de ne pas y laisser les croix. Mais une bonne décennie plus tard, en l'an 2000, la publication à Varsovie de l'ouvrage d'un universitaire américain d'origine polonaise, Jan Gross, allait bouleverser la société polonaise avec la révélation du massacre de Jedwabne, petite bourgade de l'est de la Pologne où, le 10 juillet 1941, toute la population juive a été assassinée par ses voisins polonais. Cette découverte a plongé des franges entières de la population dans la stupeur et provoqué un très vaste débat national. Dans la foulée, l'Institut de la Mémoire nationale – centre d'investigation et de recherche des crimes nazis et des crimes commis sous le communisme en Pologne – a même décidé de vérifier la véracité des propos de Jan Gross pour en arriver à la conclusion que ce n'est pas un mais bien une vingtaine de massacres analogues qui ont eu lieu dans la zone. Le président polonais, Kwasniewski, fait acte de repentance en 2001 en se recueillant à Jedwabne, où tous les juifs furent assassinés par leurs voisins pendant la Seconde Guerre mondiale N. Leibowitz Vous parlez de « stupeur » parmi la population polonaise. Comme si elle était totalement innocente de son passé… J-C. Szurek La Pologne est un La Pologne ne pouvait pas s'imaginer en pays des pays le plus meurtris par la tueur de Juifs guerre : outre les 3 000 000 de Juifs polonais, environ 2 000 000 de citoyens sont morts, dont 1 500 000 - selon les dernières estimations des historiens polonais - du fait de l'occupation nazie et 101 Poème de Milosz - (extrait) « Campo di Fiori » […] À Varsovie près d'un manège, Par un beau soir de printemps, Aux sons d'une allègre musique, A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 500 000 du fait de l'occupation soviétique. Plus d'un million ont été raflés pour exécuter des travaux obligatoires en Allemagne. Le pays se vit comme martyr, victime et héros, et insiste même sur le fait qu'il n'a jamais pratiqué de collaboration officielle de type Pétain ou Quisling. Les Polonais ont même revendiqué une résistance très puissante - l'Armée du pays comptait entre 300 000 et 400 000 hommes. Ce pays-là ne pouvait pas s'imaginer en pays tueur de Juifs. N. Leibowitz Vous évoquiez également, lors du colloque, le rôle de l'internationalisation des savoirs. La conscience qu'Auschwitz est un lieu européen J-C. Szurek Internet est très présent en Pologne. Ce qui a permis à beaucoup de prendre conscience du regard des autres sur la Pologne. De plus, depuis 1989, des délégations importantes, venues de France et d'Israël notamment, se rendent régulièrement au musée d'Auschwitz. Aujourd'hui, les lycéens israéliens font des voyages quasiment obligatoires sur les sites des camps d'extermination qui sont tous en Pologne. Tout cela a fait émerger la conscience qu'Auschwitz est un lieu européen et qu'il appartient évidemment à l'histoire européenne. N. Leibowitz Tout de même, l'antisémitisme polonais reste légendaire… J-C. Szurek C'est d'abord une Le président Kwasniewski a fait acte de affaire de génération. Je trouve repentance en se rendant sur les lieux impropre de dire que l'on boit une idéologie au sein de sa mère. Adam Michnick ne parle jamais de l'antisémitisme polonais mais de l'antisémitisme des Polonais, de certains Polonais. Il y avait de l'antisémitisme avant la guerre, il y en a eu pendant la guerre, et après la guerre. Il y en a aujourd'hui encore. Il s'exprime notamment dans des cercles de la droite catholique regroupée autour de la puissante Radio Maryja, sans parler de tous les nombreux groupuscules d'extrême droite. Mais, parallèlement, des groupes et des acteurs politiques combattent l'antisémitisme et la xénophobie. Le gouvernement polonais n'a-til pas rejoint la task force internationale d'éducation de la Shoah ? Et, dans l'affaire de Jedwabne, le président Kwasniewski a fait acte de repentance en se rendant sur les lieux. Quant à l'église catholique, elle est elle-même divisée : certes, une partie se reconnaît dans Radio Maryja ; en même temps, l'Église vient de destituer le père Jankowski qui, dans son église de Gdansk, avait tenu des propos antisémites renouvelés. On est donc aujourd'hui en présence d'une Pologne qui a du mal à se désengluer d'un antisémitisme toujours présent dans le vocabulaire courant, voire politique, et d'une Pologne qui le combat. Les manifestations et cheminements de l'antisémitisme, qui peut toujours ressurgir là où on ne l'attend pas, sont très complexes. Il n'est pas même nécessaire qu'il y ait des juifs dans un pays pour qu'il se manifeste (10 000 à 15 000 juifs seulement vivent aujourd'hui en Pologne). Mais, depuis longtemps déjà, on assiste en Allemagne à une quête de vérité, à un questionnement des générations à l'égard du passé des acteurs de la guerre. Questionnement démocratique dans la mesure où c'est le cadre démocratique qui le provoque. Même chose en Pologne, où a surgi plus tardivement la nécessité de comprendre le passé et tout ce que l'historiographie de la période communiste avait occulté. Les salves venant du ghetto Se perdaient dans la mélodie Et les couples s'envolaient Lancés haut dans le ciel serein. Le vent des maisons incendiées Apportait de sombres lambeaux. Ils attrapaient en l'air des cendres Ceux qui allaient au manège. Et les robes des filles volaient Au vent des maisons incendiées, Et les gens riaient heureux Ce beau dimanche de Varsovie […] « Pauvre chrétien, regarde le ghetto » […] Je crains, oui je crains tant le gardien, la taupe. Sa paupière alourdie comme celle du patriarche, Qui s'asseyait longtemps dans l'éclat des chandelles Pour lire le grand livre de l'espèce. Que lui dirait-je, moi, Juif du Nouveau Testament, Qui depuis deux mille ans attends le retour de Jésus ? Mon corps brisé me livrera à son regard Et il me mettra entre les auxiliaires de la mort : Incirconcis. N. Leibowitz Ce travail de mémoire entrepris en Pologne s'accompagne-t-il, comme en Allemagne, de culpabilité ? J-C. Szurek Mais l'acte de repentance à l'égard du massacre de Jedwabne est un acte de culpabilité ! Déjà, sous l'occupation même, des écrivains avaient pressenti cette culpabilité. Czeslaw Milosz, dans deux poèmes écrits sous l'occupation, « Campo di fiori » et « Pauvre chrétien, regarde le ghetto » exprimait et cette indifférence, et cette crainte que l'on puisse un jour imputer le meurtre des juifs aux Polonais. Ce n'est pas un hasard si, en 1985 - après que la télévision polonaise a diffusé les extraits polonais de « Shoah » de Claude Lanzmann - une cinquantaine d'articles ont été consacrés à la responsabilité polonaise. Une partie d'entre eux fut publiée dans la presse officielle, une autre dans la presse clandestine de l'époque. En 1987, l'universitaire Jan Blonski exprimait à son tour la question d'une culpabilité polonaise en paraphrasant le poème de Milosz dans un article intitulé « Les pauvres Polonais regardent le ghetto », et où il faisait état des multiples discussions qu'il avait eues en France. Au musée d'Auschwitz, la reconstitution du bâtiment dit du sauna, où sont exposées les milliers de photographies de Juifs polonais qui furent trouvées dans leurs valises N. Leibowitz Comment les Polonais vivent-ils la commémoration du 60ème anniversaire de la libération d'Auschwitz ? J-C. Szurek Si le camp d'Auschwitz est le plus grand cimetière du monde, s'il est le plus grand cimetière juif du monde, il est aussi le plus grand cimetière polonais du monde. Si plus d'un million de victimes juives ont péri à Auschwitz, 80 000 à 100 000 Polonais qui y ont aussi péri. En 1947, l'État polonais a fait du Musée d'Auschwitz un Musée du martyr de la nation polonaise et des autres nations. Le musée est d'abord fréquenté depuis des décennies par les Polonais, notamment par les lycéens. Mais la prise de conscience qu'Auschwitz est le lieu d'extermination des juifs d'Europe n'est survenue que tardivement, à partir des années 80, notamment dans le contexte de l'affaire du Carmel d'Auschwitz. Pour toute la presse polonaise, Auschwitz symbolise l'horreur de la politique nazie. Mais 102 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. le musée d'Auschwitz était jusqu'en 1990 centré sur l'anonymat des victimes. Rien alors n'indiquait que c'était le lieu d'extermination des juifs d'Europe. Le musée se voulait principalement antifasciste et polonais, puis une dimension catholique s'y est progressivement manifestée. Ce qui s'est traduit notamment par la sanctuarisation de la cellule du père Kolbe, ce prêtre catholique polonais mort à Auschwitz. Ce n'est qu'au cours des dernières années que de nombreuses inscriptions ont été changées à Auschwitz. La mise en musée du bâtiment dit du sauna, où sont exposées les milliers de photographies de Juifs polonais qui furent trouvées dans leurs valises, traduit avec émotion ce changement d'optique. Parallèlement, des groupes d'anciens combattants polonais, peut être plus que dans le passé, tendent à affirmer qu'Auschwitz a été un camp du martyr polonais. C'est peut-être l'un des résultats de l'affaire du Carmel. L'affreuse expression de concurrence des victimes trouve ici un certain sens. Vous le voyez, rien n'est simple. Un gros plan de la photo précédente 103 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le projet de résolution sur Auschwitz suscite une polémique au sein du Parlement européen Les eurodéputés tiendront une séance plénière le 27 janvier, jour de la commémoration de la libération du camp. Des élus polonais reprochent au texte qui doit être adopté d'être injuste avec leur pays. LE MONDE | 22.01.05 | 17h29 Bruxelles de notre bureau européen, Rafaële Rivais Le Parlement européen parviendra-t-il à commémorer dans la sérénité le soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, jeudi 27 janvier ? Le président de cette institution, Josep Borrell, ainsi que les chefs de groupes politiques, se rendront à la cérémonie officielle qui aura lieu sur le site de l'ancien camp de concentration, en Pologne. Pendant ce temps, à Bruxelles, les eurodéputés se réuniront en session plénière pour voter une résolution condamnant à la fois "l'antisémitisme, la xénophobie et le racisme". La discussion de cette résolution a suscité un débat inattendu après que des élus de la droite polonaise ont reproché au projet initial de suggérer une responsabilité de leur pays dans la perpétration de la Shoah. La surprise a été totale, mercredi 19 janvier, lorsque les coordinateurs des groupes politiques en charge de la justice et des libertés se sont réunis pour négocier le texte. Ils s'attendaient à une offensive de l'extrême-droite, puisque deux eurodéputés du Front national, Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch, sont visés par leur condamnation du révisionnisme. Mais elle est venue du camp démocrate-chrétien, représenté, de manière exceptionnelle, par un Polonais, Boguslaw Sonik (Plate-forme civique), et non par sa collègue allemande chrétiennedémocrate, Ewa Klamt. Mme Klamt avait cédé sa place à la demande insistante de M. Sonik, indique-t-on au bureau de la députée, qui n'a pu être jointe. "Les Allemands ont tendance à culpabiliser sur ces sujets", explique une conservatrice allemande, sous couvert d'anonymat. M. Sonik n'a pas tant critiqué le contenu de la proposition de résolution que sa formulation : il a protesté contre toutes les expressions qui pourraient laisser entendre que le camp d'Auschwitz aurait été construit par les Polonais, ou que la nation polonaise aurait été complice des persécutions commises par le IIIe Reich. Il s'en est vivement pris à la baronne Sarah Ludford, libérale anglaise, qui tenait la plume, parce qu'elle refusait d'écrire que le camp d'Auschwitz "a été construit par les Allemands", et de préciser que les nazis étaient des "nazis allemands". Il a fini par claquer la porte. Mme Ludford a expliqué au Monde qu'elle refuse d'assimiler "nazis" et "Allemands" parce que "tous les nazis n'étaient pas allemands et que tous les Allemands n'étaient pas nazis". Elle regrette que M. Sonik "réveille une bataille entre Allemands et Polonais, alors que l'Europe est faite pour unir les nations". En se comportant de cette façon, "il ouvre le débat sur la responsabilité des Polonais dans la Shoah", explique-t-elle. Un point de vue que partage Daniel Cohn-Bendit, le président du groupe des Verts, lui-même allemand d'origine juive : "On assiste au retour du refoulé !", analyse-t-il. "Au Parlement européen, personne ne mettait en cause la responsabilité des Polonais, mais ils ont eu tellement peur qu'on le fasse qu'ils ont ouvert le débat", explique-t-il. "Il faudra bien parler de l'antisémitisme chrétien et des pogroms contre les juifs qui se sont produits avant que les Allemands envahissent la Pologne", ajoute M. CohnBendit. Martine Roure, coordinatrice socialiste française, a vivement choqué M. Sonik, quand elle lui a expliqué qu'"il n'est pas interdit de s'interroger sur la responsabilité de certains Polonais", de même qu'on a mis en cause "celle de l'Etat français sous le régime de Vichy". "Nous, nous n'avons pas eu de gouvernement collaborateur, nous avons été occupés par les Allemands !", lui a répondu M. Sonik. Le député polonais a déclaré au Monde qu'il "en a assez" des "déformations historiques" qui rendraient les Polonais complices des persécutions hitlériennes. Avec son collègue socialiste Dariusz Rosati, ancien ministre des affaires étrangères polonais, il a soumis à la signature de ses collègues du Parlement européen, le 15 décembre 2004, une pétition qui "récuse et condamne" les idées "négationnistes" consistant à "rejeter sur d'autres nations la responsabilité des crimes qui ont été commis et à faire passer les victimes pour les bourreaux". M. Sonik demande que la résolution du Parlement européen dresse la liste des victimes du nazisme, et que les Polonais en fassent partie, au même titre que les juifs ou les Tsiganes. "D'accord, mais alors, il ne s'agit pas d'oublier les homosexuels !", répond la baronne Ludford. Les présidents des groupes pourraient être appelés à la rescousse, pour éviter que le débat ne s'envenime. L'allemand Martin Schulz, chef des socialistes - à qui le président du conseil italien, Silvio Berlusconi, qu'il avait critiqué, avait lancé, en 2003 : "Je sais qu'un producteur en Italie est en train de préparer un film sur les camps de concentration nazis ; je vais vous proposer pour le rôle de kapo, vous serez parfait"- estime qu'il "faut à tout prix éviter de telles bagarres avant la commémoration, par respect pour les victimes". C'est aussi "par respect pour la commémoration du 60e anniversaire" que l'eurodéputé Patrick Gaubert, UMP, président de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), a désapprouvé une autre initiative prise par son collègue du même groupe, Jacek Saryusz-Wolski, président de la délégation polonaise démocrate-chrétienne, de déposer une pétition qui invite à "comparer les crimes du nazisme à ceux du communisme". M. Saryusz-Wolski estime que le débat doit avoir lieu sur le plan européen, "comme il a eu lieu en France lors de la sortie du livre noir du communisme". 104 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Paroles de déportés à l'inauguration du Mur des Noms, à Paris LEMONDE.FR | 23.01.05 | 20h09 2 500 personnes sont venus au Mémorial de la Shoah écouter les hommages rendus aux 76 000 juifs français envoyés dans les camps nazis avec la complicité du régime de Vichy. Plus de 2 000 survivants et familles de déportés se sont pressés, dimanche 23 janvier, devant le Mémorial de la Shoah, au coeur du quartier parisien du Marais, pour assister à l'inauguration du Mur des Noms qui commémore le souvenir de 76 000 déportés juifs de France pendant la Seconde guerre mondiale. Ils se pressaient, les uns contre les autres, vieux et jeunes, venus de différentes régions françaises mais aussi de Belgique, pour espérer entrer sur le parvis du Mémorial de la Shoah et reconnaître sur le Mur, gravés dans la pierre de Jérusalem, les noms de leurs proches, emportés de 1942 à 1944 par la folie nazie dans les camps d'extermination, avec la complicité du régime de Vichy. "SUJETS ACTIFS DE L'HISTOIRE" Selon la Préfecture de police, 2 000 personnes sont demeurées à l'extérieur, et 500 ont pu atteindre le parvis. Ils ont donc été nombreux à ne pas entendre les vibrants hommages rendus aux victimes de l'holocauste, notamment par Simone Veil, présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah et ancienne présidente du Parlement européen, Serge Klarsfeld, président de l'association des Filles et Fils des déportés juifs de France ou encore Eric de Rothschild, président du Mémorial. "Quand disparaîtra l'ultime témoin, ce Mur des Noms exprimera l'ampleur de la tragédie collective, a déclaré Serge Klarsfeld, qui, dès 1978, a établi le livre Mémorial des déportés juifs de France. Grâce à ce travail de mémoire, tous ces noms resteront des sujets actifs de l'Histoire alors qu'ils auraient pu rester anonymes dans les oubliettes du temps". Simone Veil, ancienne déportée à Auschwitz avec une partie de sa famille, a, dans un discours empreint d'émotion mais aussi de force, évoqué sa propre déportation et confié qu'elle était venue, avant la cérémonie, chercher, "dans le silence" le nom des siens, et notamment celui de sa mère sans laquelle, a-t-elle dit, ni sa soeur ni elle "n'auraient pu survivre". Tous sont venus pour se souvenir et voir le nom, d'une grand-mère, de parents ou de frères et soeurs venus pour la plupart de toute l'Europe pour trouver refuge en France et arrêtés, à partir de 1942, par la police du régime de Vichy. Ainsi cette dame, accompagnée de son fils, Raphaël Delpard, évoquant la mémoire de sa grand-mère et de ses parents, arrivés comme beaucoup de Pologne et déportés de France. Aucun n'est revenu. Elle n'a eu la vie sauve que parce qu'elle avait réussi à se faire établir de faux papiers. AMERTUME De nombreux déportés survivants, présents dimanche à la cérémonie, se sont souvenus avec amertume de l'accueil qui leur a été réservé à la sortie des camps. "Il n'y en avait que pour les héros, a dit l'un d'eux, Addy Fuchs. Nous, on ne voulait pas nous entendre. On nous en voulait presque d'être revenus". Simone Veil aussi a laissé transparaître cette amertume : "Nous avons été maltraités et encore aujourd'hui, j'ai entendu des questions perfides, comme 'quelles bassesses avez-vous commises pour être là?'" Elle a souligné que "la Mémoire de la Shoah ne doit pas seulement être portée par les enfants des victimes. C'est l'Humanité toute entière qui a été assassinée dans les camps". "Nous comptons aussi sur tous nos responsables, a-t-elle ajouté, pour que ce moment de commémoration soit le point de départ d'une Histoire qui n'a pas été suffisamment faite". La plupart des 76 000 déportés juifs de France, dont 11 000 enfants, ont été envoyés à AuschwitzBirkenau. Seuls 2 500 d'entre eux en sont revenus. L'éditorial du "Monde 2" par Edwy Plenel 105 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Trou noir d'Auschwitz LE MONDE | 20.01.05 | 14h41 C'est une voix douce et ferme qui s'impose sans élever le ton, qui s'affirme avec une gravité simple, sans effets ni artifices. Sur fond d'images en couleurs, d'abord champêtres, puis barbares, de prés puis de barbelés, elle commence par nous dire ceci : "Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d'herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentration. Pendant les trente-deux minutes que dure Nuit et brouillard, le film d'Alain Resnais sur le crime concentrationnaire sorti en 1956, le texte écrit par le poète Jean Cayrol et dit par Michel Bouquet fait bien plus que commenter ce que l'on voit. Il porte les images, les transporte et les transforme, avec une puissance évocatrice incomparable, toute de tension et de réserve, dans une écriture précise, méticuleuse et factuelle, où aucun mot n'est superflu ni gratuit. Jean Cayrol vit toujours et a été, au Seuil, l'un des grands éditeurs de l'après-guerre. Arrêté comme résistant le 10 juin 1942, détenu à Fresnes, il fut déporté en 1943 au camp de Mauthausen, en Autriche. Libéré à l'été 1945, il ne cessera de décrire le déporté survivant comme un "héros lazaréen" qui semble toujours loin, comme absent au monde ordinaire. De la littérature qui en est résultée, et dont la rigoureuse précision d'un Primo Levi reste l'emblème, il dira très tôt, dans un texte paru en 1949 : "Le romanesque lazaréen est un romanesque chaste ; il n'aura pas de gestes osés, de mots audacieux. Il n'est pas encore arrivé à se réincarner dans un autre monde que le sien." LE CRIME DES CRIMES C'est à Varsovie que l'on a retrouvé Jean Cayrol. Les surréalistes appelaient cela un hasard objectif, ces instants énigmatiques où l'imaginaire croise le réel, faisant sens à notre insu. L'autre vendredi, on y était en visite pour un débat sur l'Europe, son passé et son futur, pratiquement à la date de la libération de la capitale polonaise de l'occupation allemande, par les troupes soviétiques, le 17 janvier 1945. Ayant rejoint tard notre chambre d'un hôtel du centre, au vingt-deuxième étage, d'où l'on pouvait contempler l'étendue de cette ville plate en l'imaginant livrée, durant l'été 1944, à la destruction par l'attentisme cynique de Staline, on a fini, comme tout voyageur un peu las, par se promener dans le village télévisuel mondial. De CNN à la BBC, l'uniforme nazi porté sans honte par le prince Harry et les tortures infligées sans regrets par le caporal Graner étaient la musique du soir. C'est alors que, comme par surprise, on est tombé sur le générique de Nuit et brouillard, saisi par ces images et cette voix que donnait à revoir et à réentendre France 2. L'HORIZON DES POSSIBLES Auschwitz, dont l'on commémore la libération le 27 janvier, est en Pologne. Comme l'étaient tous les camps d'extermination de la "solution finale" nazie. Auschwitz, dans nos consciences, symbolise aujourd'hui le crime des crimes, le génocide, la Shoah, cette machine de mort qui était au cœur du projet raciste nazi, ce basculement de la persécution antisémite millénaire à l'extermination industrielle du peuple juif. Mais combien de temps aura-t-il fallu à ce symbole pour se frayer un chemin dans la conscience universelle ! Combien de surdités, d'indifférences, de dénis et d'oublis aura-t-il fallu surmonter ! Avant Auschwitz, le mot-symbole, c'était Buchenwald, camp de concentration mais non d'extermination, où furent détenus le plus grand nombre de déportés politiques. Aussi universel soit-il, le texte de Jean Cayrol est encore de ce moment où système concentrationnaire et génocide des juifs sont confondus, sans que la pensée affronte la spécificité de ce dernier, impensable justement, inimaginable. L'autre grand récitant français de la déportation, auteur de L'Univers concentrationnaire (1946) et des Jours de notre mort (1947), David Rousset, ne faisait d'ailleurs pas de différence de nature, mais seulement de degré dans l'horreur, entre les camps nazis. C'est pourtant une phrase de Rousset que Hannah Arendt a placée en exergue de la dernière partie des Origines du totalitarisme, le livre-monument né du choc d'Auschwitz : "Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible." Façon de dire qu'Auschwitz n'est pas une régression, une chute de la civilisation dans une barbarie prémoderne. Auschwitz est de notre temps, de notre modernité, né au sein même de la civilisation et de la culture. Cette civilisation, la nôtre, où Auschwitz est définitivement à l'horizon des possibles. Peu de mois avant son suicide, le 11 avril 1987, Primo Levi publia dans La Stampa un article contre la tentation de relativiser la solution finale. Son titre : "Trou noir d'Auschwitz". 106 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. De la difficulté de faire l'histoire d'Auschwitz, symbole du mal absolu LE MONDE DES LIVRES | 20.01.05 AUSCHWITZ, 60 ANS APRÈS d'Annette Wieviorka. Ed. Robert Laffont, 306 p., 20 €. En cette période commémorative, voici une lecture nécessaire. "Rendre Auschwitz à l'histoire", le projet est méritoire pour un objet qui, à force d'être "saturé de morale", serait quasiment "illisible". Devenu la métonymie de la Shoah, le symbole du mal absolu, Auschwitz est finalement mal connu en tant que tel, alors que son histoire ne se confond pas avec celle des autres camps. Six ans après Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil, 1999), Annette Wieviorka apporte à nouveau un ensemble de réponses précises à des questions simples. Sur l'origine d'Auschwitz, d'abord, où comment Oswiecim, un important carrefour ferroviaire de haute Silésie, fut choisi au printemps 1940 pour abriter un camp de concentration destiné dans un premier temps à compenser le surpeuplement des geôles polonaises. Sur la géographie des lieux, ensuite. Auschwitz n'était pas constitué d'un seul, mais de trois camps, eux-mêmes situés à l'intérieur d'une zone d'environ 40 kilomètres carrés, dont les habitants furent expulsés pour laisser place à des établissements agricoles et industriels où travaillaient les détenus. C'est l'un de ces camps, Birkenau, aménagé à partir de 1941 à 3 kilomètres à l'ouest d'Auschwitz, qui fut le lieu principal du génocide des juifs. Conçu initialement pour accueillir les centaines de milliers de Soviétiques faits prisonniers après l'attaque de l'URSS par l'Allemagne le 22 juin 1941, Birkenau fut transformé en "usine de mort" pour les juifs au printemps 1942, à une époque où fonctionnaient déjà les autres centres d'extermination qu'étaient Belzec, Chelmno, Sobibor et Treblinka, situés également sur le territoire de la Pologne d'avant-guerre. Plans à l'appui, Annette Wieviorka passe en revue les principales installations de Birkenau : du "sauna" par lequel transitaient les arrivants aux immenses chambres à gaz-crématoires, en passant par le "Canada", cet ensemble de magasins où étaient stockés les biens des juifs. Etablir les faits, donc, tel est le premier objectif de ce livre qui présente sous forme synthétique un état des recherches les plus récentes et les plus fiables sur l'identité des détenus, le sort réservé aux différentes catégories de déportés, le nombre de morts (1,1 million de morts, parmi lesquels 960 000 juifs, sur un total d'environ 1,3 million de personnes déportées dans les camps d'Auschwitz) et le lancinant débat concernant l'opportunité et la possibilité de bombarder Auschwitz pour enrayer la machine exterminatrice. L'IDENTITÉ JUIVE OCCULTÉE Cette mise au point n'est pourtant qu'une facette d'un ouvrage qui, de façon plus inattendue, raconte aussi l'après-Auschwitz, ces soixante ans qui suivirent sa "découverte" par l'Armée rouge - terme préférable à celui de "libération", étant donné que le sauvetage des juifs ne faisait pas partie des buts de guerre des Alliés. Après le camp comme lieu de la destruction des juifs d'Europe, Annette Wieviorka s'intéresse donc au camp comme "lieu de mémoire", plus exactement comme lieu d'affrontement de mémoires concurrentes. Devenu un musée en 1947, ce qui reste comme "le plus grand cimetière du monde" fut un "enjeu" autant qu'un "théâtre" pendant la guerre froide, revendiqué comme terre de leur martyre par les communistes, qui mirent l'accent sur la déportation politique et occultèrent l'identité juive de la majorité des morts d'Auschwitz. Ce n'est que dans les années 1980 qu'Auschwitz fut réinvesti par la mémoire juive : les discours prononcés à l'occasion des cérémonies commémoratives autant que la conception des expositions et des mémoriaux rendent compte de cette évolution de la signification conférée à Auschwitz. A elle seule, l'histoire de ce camp condense les phases successives d'une mémoire de la déportation et du génocide qu'Annette Wieviorka avait été l'une des premières à décrire dans Déportation et génocide. Entre la mémoire et l'oubli (Plon, 1992, rééd. Hachette "Pluriel", 2003). On manquerait la dernière raison de recommander la lecture de cet ouvrage si l'on omettait sa dimension réflexive. Pourquoi et comment raconter Auschwitz ? La chercheuse n'a pas oublié qu'elle fut confrontée pendant vingt ans à ces questions, comme "enseignante de la République", notamment lorsqu'elle eut à accompagner des lycéens à Auschwitz, pratique qui commença à se généraliser à partir de la fin des années 1980. De ces expériences, peu de certitudes mais une vraie question : "La visite à Auschwitz est-elle un outil pour faire connaître, faire comprendre, prévenir les crimes liés au racisme et à l'antisémitisme ?", demande Annette Wieviorka, qui invite à "réfléchir à ce que peut apporter une visite à Auschwitz à ces adolescents inscrits dans une tout autre histoire pour tenter de comprendre ce qu'ils sentent, ce dont ils prennent conscience au-delà des mots un peu creux, un peu convenus, qu'ils profèrent à l'issue de la visite". En des temps où les commémorations s'imposent comme de grands rendez-vous médiatiques et politiques, ce livre convie à s'interroger sur l'efficacité d'un devoir de mémoire érigé peut-être trop volontiers en dogme intangible. Thomas Wieder Signalons la publication d'Auschwitz, la solution finale, sélection d'articles de la revue L'Histoire (préface d'Annette Wieviorka, Tallandier, 304 p., 21 €). 107 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. SÉLECTION DVD - DOCUMENTAIRE Le mystérieux album photo d'Auschwitz LE MONDE | 20.01.05 Outre l'incontournable film de Claude Lanzmann, Shoah (Why Not productions), et les séries documentaires éditées chez MK2 (14 Récits d'Auschwitz, par Annette Wieviorka et Caroline Roulet, Auschwitz, le monde savait-il ?, de Didier Martini avec commentaires de Jean-Michel Gaillard et Stéphane Khémis), Auschwitz, l'album la mémoire, d'Alain Jaubert, constitue l'un des témoignages les plus poignants que nous possédions sur l'Holocauste et un instrument de réflexion en cette célébration du 60e anniversaire de la libération des camps de concentration. Le film d'Alain Jaubert est lié à l'histoire de Lily Jacob, une jeune juive arrivée à Auschwitz fin 1944, seule survivante de sa famille. C'est elle qui, le jour de la libération par les Américains du camp de Dora-Nordhausen, où elle avait été transférée, ouvrit un placard et y trouva un album. Près de 200 photographies prises par un photographe SS d'Auschwitz, où elle reconnut les membres de son propre convoi. Pendant trente-cinq ans, Lily Jacobs a gardé l'objet chez elle, à Miami, où elle avait émigré, jusqu'à ce que Serge Klarsfeld réussisse à la persuader de déposer ce document au Mémorial Yad Vashem, à Jérusalem. Publiées en 1981 (au Seuil, pour la France), les photos de cet album sont les seuls témoignages visuels existant sur l'arrivée d'un convoi à Auschwitz. Elles constituent évidemment une réponse au négationnisme. Alain Jaubert les a soumises à quatre déportées d'Auschwitz, qui les commentent et les confrontent à leurs propres expériences, racontent en voix off, anonymes, comment se passaient le transport en wagons, la sélection, "les cheminées qui flambaient"... Jaubert complète son dispositif par des réflexions personnelles sur le mystère même de la photographie (à la fois vérité et mensonge) et la lecture par l'actrice Anne Wiazemsky de citations de Charlotte Delbo, Elie Wiesel, Jean Cayrol, Miklos Nylszli, Victor Frankl, Peter Hellman, Adelaïde Hautval. Un montage de films d'archives tournés par les Américains lors de la libération des camps et utilisés au procès des dirigeants nazis de Nuremberg, un commentaire historique d'Annette Wierviorka sur Auschwitz et un entretien d'Alain Jaubert avec Sylvie Lindeperg complètent ce DVD où la polyphonie des voix interroge l'histoire. Mystère, en effet, que la raison d'être de cet album, l'identité et la mission du photographe pour lesquels les déportés posent parfois en portraits de famille, l'alignement de ces clichés dans ce cahier, étiquetés dans un ordre chronologique. Pour qui ? Pourquoi ? Ces photographies étaient-elles destinées à rassurer une institution (la Croix-Rouge) ? Elles ne disent pas la vérité sur tout, puisqu'elles sont délestées de toute trace de violence, à l'exception de la dernière, où des hommes tirent une femme vers on ne voit pas où. De cette violence hors champ, l'image ne peut rien dire puisque Jaubert a beau multiplier les gros plans, s'approcher de la chair de ces gens, leur redonner une identité, il se heurte au grain, à la matière. Même les témoignages des femmes ne constituent pas une donnée absolue, car leur mémoire s'est effritée, transformée. Voix et photos surgissent comme des preuves où demeurent des zones d'ombre. Jean-Luc Douin Auschwitz, l'album la mémoire. 1 DVD Montparnasse. 108 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. LE MONDE DES LIVRES | 20.01.05 René de Ceccatty Primo Levi à voix nue Trois ans avant "Si c'est un homme", l'écrivain cosignait, avec un compagnon de déportation, un "rapport" sur les conditions de détention à Auschwitz. Ce document paraît pour la première fois en français. RAPPORT SUR AUSCHWITZ, suivi de RETOUR À AUSCHWITZ, dialogue avec Daniel Toaff et Emanuele Ascarelli de Primo Levi. Traduit de l'italien par Catherine Petitjean. Présentation et appareil critique de Philippe Mesnard, éd. Kimé (2, impasse des Peintres, 75002 Paris), diffusion Belles Lettres 112 p., 13 €. ŒUVRES de Primo Levi. Sous la direction de Catherine Coquio. Ed. Robert Laffont, "Bouquins", 1 170 p., 29 €. Dans sa biographie de Primo Levi - 1919-1987 - (Le Livre de poche n° 14 515), Myriam Anissimov signalait un texte technique que Primo Levi avait cosigné avec son compagnon de déportation, le médecin Leonardo Debenedetti, à la demande des autorités russes du camp de Katowice, une fois qu'ils furent libérés d'Auschwitz. Ce rapport, destiné à l'armée rouge, très soucieuse d'entrer en possession de documents exacts sur les conditions de détention dans les camps d'extermination, a fait l'objet de trois publications en Italie, dans la revue médicale turinoise Minerva Medica, en 1946, dans le premier tome des œuvres complètes en italien de Primo Levi (1) et dans un recueil de témoignages de déportés, Il Ritorno dai Lager (éd. Franco Angeli, Milan, 1994). Mais il n'a jamais paru en tant qu'œuvre de Primo Levi, quoiqu'il constitue, comme le signale son éditeur français, Philippe Mesnard, une source fondamentale de Si c'est un homme. Ce document d'expertise permet non seulement de connaître avec la plus grande précision la vie quotidienne des déportés et la manière dont était minutieusement organisée leur destruction, mais de comprendre ce que, par contraste, la spécificité d'un écrivain a pu apporter à cette connaissance. Dans sa longue préface, Philippe Mesnard réfléchit, avec justesse et subtilité, sur les statuts divers de l'expertise, du témoignage et de la littérature. Le contenu de ce rapport a une valeur irremplaçable, étant donné la qualité des témoins. Tous deux formés scientifiquement (un chimiste et un chirurgien), ses auteurs portaient un regard scientifique sur la dégradation de l'environnement, sur les maladies entraînées par d'effroyables conditions. Mais la rédaction du texte était, bien entendu, soumise aux circonstances qui l'ont vu naître. Il s'agissait de fournir des renseignements de première main, sans aucune intervention littéraire, sans aucun jugement, sans aucun commentaire d'aucune sorte. C'était exiger des signataires un extraordinaire contrôle de soi, lorsqu'on pense qu'ils se sont presque immédiatement attelés à la tâche, à peine sortis de l'enfer. Primo Levi n'a jamais, de lui-même, songé à réintégrer ces pages à ses œuvres, même en y associant le nom de son ami, mort quatre ans avant lui. Pourtant, ce n'était pas faute d'avoir réfléchi à l'écriture littéraire et à la voix nue du témoignage. Comme on le sait, Primo Levi a une œuvre très complexe, qui ne se réduit pas à Si c'est un homme ou à La Trêve - ce que montre opportunément le volume qui paraît dans la collection "Bouquins". Avec Le Système périodique, il tentait de réunir sa fonction de chimiste et l'expérience de la déportation, dans un livre très singulier qui se présentait comme une singulière variation sur le tableau de Mendeleiev. Ses nouvelles fantastiques, Lilith ou Le Fabricant de miroir (2), parfois ignorées, constituent une part inséparable de l'ensemble de son œuvre. Leur lecture donne, par comparaison, aux récits plus directs ou aux "romans" de Levi une autre tonalité : on peut mesurer la profondeur de l'intervention stylistique et la particularité de l'univers imaginaire dans des livres qui, superficiellement, pourraient apparaître comme des témoignages immédiats. Parce que, attaquant Giorgio Manganelli, écrivain réputé hermétique, ou même Paul Celan, Primo Levi a souvent critiqué "l'écriture obscure", il a parfois caricaturé, involontairement, ses propres positions sur la fonction de la littérature, comme médium transparent ou du moins univoque d'une réalité partageable par tous. On découvre rétrospectivement qu'il avait, au contraire, eu des relations souvent fluctuantes avec le métier d'écrivain qu'il n'exerçait pas, loin de là, en dilettante. Ses poèmes, ses critiques, ses contes fantastiques ont révélé une autre dimension de son activité littéraire, qui jette un éclairage troublant sur son idée du témoignage. Comme le remarque Myriam Anissimov, le ton du rapport est "beaucoup plus cru et dur, dans sa présentation du camp d'Auschwitz, des chambres à gaz, des crématoires, de la faim et des maladies qui frappaient les prisonniers, que les pages qu'allaient bientôt lire les lecteurs, rares au demeurant, de Si c'est un homme". Les deux auteurs, en effet, ne trahissant que rarement leur émotion, quand ils sont contraints, au détour d'une phrase, de rappeler qu'ils faisaient eux-mêmes partie des victimes, n'ayant dû leur survie qu'au hasard ou au destin. C'est ce qui donne à ce texte un aspect inclassable. Le lit-on autrement parce qu'on sait qui va devenir Primo Levi ? Admire-t-on l'incroyable maîtrise qu'impliquait cet exercice ? Leonardo Debenedetti a perdu sa femme dès l'arrivée au camp de Monowitz. Il n'y est fait aucune allusion. Lorsque Leonardo Debenedetti meurt, en octobre 1983, Primo Levi trace son portrait dans La Stampa : "Fragile, mais pas corrompu par la vie inhumaine du camp, doucement et sereinement conscient, ami de tous, incapable de rancœur, sans angoisse et sans peur." Dans La Trêve, qui porte sur le long périple du retour en Italie, Levi n'avait pas mentionné la rédaction de ce rapport qui pourtant occupa longuement les deux compagnons, les chargeant d'une responsabilité redoutable. Ils rendent compte des maladies liées à la carence alimentaire et à l'hygiène, mais ils témoignent aussi des comportements (des nazis, mais aussi des victimes, car Primo Levi a toujours pris soin de tout noter des faiblesses et des grandeurs humaines). Ce qui était prétendument un camp de travail, lié à la "construction du complexe industriel Buna Werk, dépendant de l'usine IG. Farben" devient, sans le moindre doute, un lieu de torture et de génocide. Mais les apparences auraient pu être sauves, sans la survie de témoins qui ont su surmonter la tentation d'évacuer l'horreur et la douleur, en mettant leur intelligence, leur honnêteté, leur sensibilité au service de l'humanité. Pour l'avenir. (1) Einaudi, 1984 et 1997, édition sous la direction de Marco Belpoliti. (2) Ed. Liana Levi, 1986 et 1987 et "Livre de poche". ON PEUT LIRE pour la première fois en français le Rapport sur Auschwitz de l'écrivain italien, alors que « Bouquins » reprend l'essentiel de ses oeuvres. Soixante ans après la libération du camp, essais, témoignages et documents reviennent sur la logique d'extermination, la douleur des victimes et les crimes des bourreaux. Et aussi au sommaire du « Monde des livres » : La Santé totalitaire, un important essai sur la médicalisation de l'existence, le nouveau roman de Leslie Kaplan, des inédits de Jacques Lacan et Félix Guattari 109 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Mécanique de la "solution finale" LE MONDE DES LIVRES | 20.01.05 LA "SOLUTION FINALE DE LA QUESTION JUIVE" - La technique, le temps et les catégories de la décision de Florent Brayard. Fayard, 650 p., 28 €. LA PERSÉCUTION DES JUIFS EN BELGIQUE (1940-1945) de Maxime Steinberg. Ed. Complexe, 318 p., 24,90 €. Soixante ans après la libération des camps et la fin de la deuxième guerre mondiale, que reste-t-il à apprendre sur la Shoah ? L'abondance des publications empêche parfois d'évaluer les avancées de la recherche historique, d'avoir une conscience claire des questions qui demeurent mal connues. La reconstitution du processus décisionnel qui aboutit à la mise en place de la "solution finale de la question juive" fait partie des sujets les plus débattus, notamment depuis la publication, en 1985, de La Destruction des juifs d'Europe de Raul Hilberg (trad. fr., Fayard, 1988), étude pionnière à laquelle tous les historiens se réfèrent, même pour en contester certaines affirmations (1). 1941, ANNÉE DÉCISIVE C'est dans cette veine historiographique que s'inscrit l'ouvrage de Florent Brayard, issu de sa thèse de doctorat. Pour en évaluer la nouveauté, il faut préciser ce qui était tenu pour acquis avant sa parution. Car les controverses de ces vingt dernières années ont perdu de leur virulence au fil du temps. Après avoir traqué en vain l'ordre d'Hitler d'exterminer les juifs - un ordre unique n'ayant probablement jamais existé -, les spécialistes, comme Christopher Browning (2) et Philippe Burrin (3), s'accordent à considérer 1941 comme l'année décisive. Si les premières décisions d'extermination systématique sont prises dans les semaines qui suivent le début de l'opération Barbarossa, lancée contre l'URSS le 22 juin 1941, les tueries de masse n'ont lieu, dans un premier temps, qu'à l'arrière du front oriental. Ces décisions émanent d'un petit noyau de dirigeants nazis comprenant, autour d'Hitler, le ministre de la propagande, Joseph Goebbels, le chef de la SS, Heinrich Himmler, et son subordonné, Reinhard Heydrich, responsable des services de sécurité. Florent Brayard, chercheur à l'Institut d'histoire du temps présent (IHTP-CNRS), propose d'élargir cette séquence temporelle décisive à la fois vers l'amont et l'aval. Souhaitée sinon prévue par Hitler dès les années 1920, l'extermination du peuple juif dans les chambres à gaz n'est que la dernière et la plus radicale d'une série de "solutions" qui, de la stérilisation forcée à la transplantation des juifs en URSS ou à Madagascar, sont successivement abandonnées entre 1939 et 1941. Pour Brayard, juin 1942 constitue une "césure importante", marquant l'aboutissement de cette "radicalisation progressive" et l'extension à l'échelle de toute l'Europe du programme génocidaire : en fixant à un an le délai au terme duquel doit être réglée la "question juive", les nazis déterminent l'"horizon temporel" qui conduit à une "adaptation du complexe d'extermination à un objectif sans commune mesure avec ceux précédemment fixés". D'une lecture rendue particulièrement difficile par l'accumulation de dates, de noms et de documents cités, l'essai de Brayard a néanmoins le mérite de mettre en relief les nombreux obstacles que le IIIe Reich doit surmonter pour mettre ses plans à exécution. Obstacles légaux, d'abord, qui entraînent les nazis dans d'intenses négociations diplomatiques visant à convaincre leurs partenaires européens de sacrifier les juifs vivant sur leur territoire. Si "toute l'Europe dans l'orbite nazie - doit - être "libérée" de ses juifs", la marge de manœuvre des nazis diffère selon le statut des territoires. Obstacles techniques, ensuite. Des exécutions par balles aux immenses chambres à gaz-crématoires d'Auschwitz-Birkenau, les nazis sont à la recherche d'une "technologie adaptée au meurtre de masse". Le Zyklon B, qui "symboliserait à juste titre la politique d'extermination des juifs", est expérimenté à Auschwitz en septembre 1941 pour éliminer plusieurs centaines de prisonniers de guerre soviétiques et quelques détenus physiquement épuisés. Largement employé dans ce camp pour assassiner les juifs à partir du printemps 1942, il ne s'impose pourtant jamais comme l'unique technique que les nazis utilisent pour exécuter la "solution finale". "MI-CHEMIN BELGE" 110 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'angle adopté par Maxime Steinberg illustre une autre tendance de l'historiographie contemporaine de la Shoah : l'approche monographique, qui se propose de décrire la façon dont les projets nazis furent exécutés à l'échelle d'un territoire donné. Avec La Persécution des juifs en Belgique (1940-1945), Steinberg signe une synthèse éclairante sur une question méconnue en France, comme l'est l'histoire de la Belgique d'une façon générale. On regrettera toutefois que, contrairement au titre annoncé, le récit s'interrompe pratiquement à l'automne 1942. Totalement occupée dès mai 1940, la Belgique est administrée par les autorités militaires allemandes, qui sont chargées d'appliquer la politique antisémite décidée à Berlin. D'abord exclus du droit commun et victimes de spoliations, les juifs de Belgique sont déportés en masse à partir de l'été 1942. Pendant une centaine de jours, les rafles sont particulièrement nombreuses, surtout à Anvers, où les policiers belges sont les auxiliaires zélés des forces d'occupation. Dès l'automne, les déportations diminuent, quand les rescapés basculent en majorité dans la clandestinité. La "traque" lancée alors par les autorités allemandes est un semi-échec puisque seul un tiers des 25 000 juifs de Belgique déportés sous l'Occupation (sur une population totale de 56 000) le sont après l'automne 1942. L'exemple belge confirme donc la thèse de Brayard d'une radicalisation et d'une accélération de la "solution finale" à l'été 1942. Attentif aux cas français et néerlandais, Steinberg esquisse une réflexion comparative qui intègre la situation propre à chacun des trois pays dans un schéma plus général qui vaudrait pour l'ensemble de l'Europe occidentale. Entre la France, où un juif sur quatre est déporté, et les Pays-Bas, où trois juifs sur quatre le sont, il conclut à un "mi-chemin belge", l'occupation allemande ayant "détruit" près de la moitié de la population juive de Belgique. Thomas Wieder (1) De Raul Hilberg, reparaît Exécuteurs, victimes, témoins. La catastrophe juive 1933-1945, paru en "NRF essais" en 1994 (Gallimard, "Folio Histoire", 528 p., 8 €). (2) The Origins of the Final Solution. The Evolution of Nazi Jewish Policy, September 1941March 1942 (William Heineman, 2004) ; la traduction française paraîtra fin 2005 aux Belles Lettres. (3) Hitler et les juifs (Seuil, 1995). 111 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Paroles revenues de l'extrémité de l'enfer LE MONDE DES LIVRES | 20.01.05 DES VOIX SOUS LA CENDRE - Manuscrits des Sonderkommandos d'Auschwitz-Birkenau. Calmann-Lévy/Mémorial de la Shoah, 448 p., 22 €. JO WAJSBLAT, L'ENFANT DE LA CHAMBRE À GAZ. Dessins d'Alec Borenstein, textes de Gilles Lambert, préface de Serge Klarsfeld, TR éd. (2 rue Alfred de Vigny, 75008 Paris), 34 €. Le témoignage peut-il rendre compte de l'extermination ? Pour Primo Levi, les vrais témoins sont ceux qui ne peuvent témoigner, ces "naufragés" qui seuls ont "sondé le fond", contrairement aux "rescapés". L'aporie semble pourtant résolue lorsqu'on lit ceux qui ont côtoyé l'extrémité de l'enfer concentrationnaire. Entre 1945 et 1980, la terre de Birkenau dévoila de surprenants vestiges. Des carnets presque illisibles retrouvés près des chambres à gaz. Ils avaient été rédigés par des membres du Sonderkommando, l'expression qui, dans la langue nazie riche en euphémismes sinistres, désignait l'"unité spéciale" constituée des déportés chargés d'évacuer et d'incinérer les cadavres. Des centaines de juifs furent ainsi employés à effacer les traces de leurs coreligionnaires, avant d'être assassinés, parce qu'ils étaient juifs et en savaient trop. Trois de ces manuscrits sont aujourd'hui réédités dans un recueil qui réunit d'autres témoignages, inédits en français, de rescapés du Sonderkommando, ainsi que d'utiles mises au point factuelles. Il est inutile d'insister sur l'intérêt capital des documents, écrits sur les lieux du pire des crimes au moment où celui-ci était perpétré et par ceux-là mêmes qui étaient contraints de l'accomplir. D'une précision insupportable, ils décrivent l'extermination industrielle qui permit de brûler jusqu'à 8 000 corps par jour, nous plongeant au cœur de cette "zone grise" que Levi définissait comme le point où se brouille la frontière entre la victime et le bourreau. Que faire lorsqu'on risque d'être jeté vif dans le crématoire en tentant d'alerter ceux q u'on mène aux chambres à gaz ? N'a-t-on pas inconsciemment intérêt à ce que l'affreux travail continue quand on sait que les périodes de relâche sont celles où les nazis liquident le Sonderkommando et le renouvellent ? Certains semblent s'être habitués, d'autres se suicidèrent, d'autres enfin tentèrent, le 7 octobre 1944, un soulèvement, noyé dans le sang par les SS. Jo Wajsblat croise le regard de l'un de ces hommes en septembre 1944. Déporté à 15 ans à Birkenau, il échappe à la mort jusqu'au jour où il est conduit à la chambre à gaz. Un miracle se produit : au bout de quelques secondes, les portes se rouvrent, sur décision du docteur Mengele d'utiliser quelques-uns de ces hommes pour ses terribles expérimentations. Le sort exceptionnel de Wajsblat, déjà connu (Le Témoin imprévu, éd. Florent Massot et François Millet, 2001), est raconté dans un album illustré d'une cinquantaine de planches en noir et blanc, exécutées par le peintre Alec Borenstein, à qui Wajsblat a demandé de fixer les images qu'il gardait en mémoire. A la lecture de ces textes, on pense à David Rousset, rescapé de Buchenwald, qui, dans L'Univers concentrationnaire, écrivait : "Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible." Thomas Wieder 112 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'Express du 24/01/2005 Auschwitz Le mal pour le mal Le crime absolu d'Auschwitz n'a pas été seulement commis contre un peuple, mais contre l'essence même d'une civilisation Avant Auschwitz, il y eut le massacre des Arméniens. Le goulag a fait plus de morts que tous les camps nazis réunis et, sans que quiconque se soucie d'arrêter les machettes, le siècle de Hitler s'est achevé dans l'extermination planifiée des Tutsi du Rwanda. Il n'y eut pas qu'un seul génocide dans l'Histoire. Les tueries de toute sorte y furent innombrables, mais Rita Süssmuth, alors présidente du Bundestag, eut pourtant raison de dire, il y a dix ans, que «le crime d'Auschwitz n'était comparable à rien». Il est incomparable, car il fut et demeure irréductible à quelque passion humaine que ce soit, peur ou cupidité, vengeance ou fanatisme religieux. L'Espagne voulait s'approprier l'or des Amériques, les Hutu s'arroger le Rwanda, Staline sauver son régime par la terreur, les Ottomans exterminer le peuple qui, jusque dans la métropole, incarnait à leurs yeux la désagrégation de l'empire, mais les nazis? Comment comprendre que, tout à la conquête de l'Europe, ils aient consacré tant de moyens et d'énergie à l'anéantissement des juifs, non pas des juifs de gauche ou des juifs de droite, religieux ou libres penseurs, de tel ou tel pays, mais de tous les juifs, d'hommes et de femmes si divers et dispersés qu'ils ne pouvaient en rien constituer un obstacle spécifique à l'ambition du IIIe Reich? On ne peut pas le comprendre. Cela reste incompréhensible, sauf à explorer l'irrationnel, sauf à voir que les nazis ne voulaient pas seulement dominer le monde mais effacer aussi, avec les juifs, ces idées de justice et d'égalité entre les hommes qui sont la référence des enfants d'Abraham depuis les Dix Commandements, matrice du judaïsme et de ses descendances religieuses et intellectuelles. Ce n'est pas seulement parce qu'Auschwitz n'est réductible à aucune fureur humaine qu'on ne peut le comparer à rien. C'est avant tout parce que ce crime absolu n'a pas seulement été commis contre un peuple, mais contre l'essence même d'une civilisation qu'il voulait nier. Au-delà du bien et du mal, c'est l'idée même de genre humain que les nazis ont voulu détruire à Auschwitz. C'est pour cela que ce génocide hante à ce point la conscience humaine, imprègne la littérature et le cinéma, commande tant d'attitudes politiques et philosophiques, nous sidère tant. A cette échelle-là, nous ne pouvons pas nous représenter le mal pour le mal. Auschwitz nous dépasse. Cela rassure sur l'âme humaine, mais on peut et doit, en revanche, comprendre ce qu'était l'Allemagne des années 1930. Humiliée, ruinée, minée par ses divisions politiques, elle était devenue la proie rêvée des bas-fonds et des idéologues illuminés. Il est bien de commémorer la libération d'Auschwitz, mais il serait encore mieux de regarder la carte, d'y voir bouillonner tant d'autres pays aussi désemparés que le fut l'Allemagne, de s'attaquer à ces crises avant qu'elles ne s'attaquent à nous. L'Express du 24/01/2005 Stéphane Hessel «Le passé nous oblige à être vigilant» propos recueillis par Alain Louyot et Pierre Ganz (RFI) Questions à Stéphane Hessel, déporté comme résistant, ancien ambassadeur de France aux Nations unies N'a-t-on pas tendance à confondre camps de concentration et camps d'extermination? Il faut les distinguer, même si les conditions des déportés étaient horribles dans les uns comme dans les autres. A Buchenwald ou à Dora, nous étions, en tant que résistants, mal traités, mal nourris, contraints de travailler durement, mais la mort, si elle était probable, n'était pas programmée comme pour nos camarades qui arrivaient à Auschwitz pour y être exterminés. Notre déportation était une étape dramatique dans la vie d'un combattant qui s'expose en faisant la guerre. Nos camarades juifs, s'ils étaient des opposants au régime allemand ou de Vichy, n'étaient pas directement dans le combat. La façon dont ils ont été systématiquement exterminés leur confère un destin spécifique que l'on ne saurait à aucun moment oublier ni minimiser. Alors, que vous inspire l'attitude du prince Harry, en Grande-Bretagne, lorsqu'il arbore un brassard à croix gammée pour un bal costumé, ou encore les propos de Jean-Marie Le Pen? Je ne veux aucun mal au prince Harry, qui a probablement des tas de qualités, mais c'est une façon de jouer avec la mémoire dans ce qu'elle a de plus détestable. De même, les récentes déclarations de Jean-Marie Le Pen. Nous, anciens déportés pensons qu'il est extrêmement grave de minimiser de tels événements en les comparant avec d'autres événements désagréables. Sommes-nous pour autant à un moment où le néonazisme recommence à prendre de l'importance? Etant par nature optimiste, je pense que, si ce phénomène existera toujours, il demeurera marginal. Tout comme l'antisémitisme. Marginal, mais évidemment très grave. L'extermination systématique d'êtres humains telle que l'ont pratiquée les nazis appartient-elle définitivement au passé? Je voudrais le croire! Je pense que la montée en puissance du droit international, au cours des cinquante années qui ont suivi 1945, rend beaucoup plus invraisemblable, aujourd'hui, de tels événements. En s'appuyant sur l'horreur du totalitarisme et du nazisme, des instances juridiques ont été créées, des textes comme la Déclaration universelle des droits de l'homme ou la Convention sur le génocide ont été rédigés. Pourtant, n'oublions pas que l'Holocauste est intervenu à un moment de l'Histoire où nous pouvions penser, déjà, que les progrès de l'humanitaire et du droit empêcheraient cette horreur de se produire dans un pays civilisé comme l'Allemagne. Nous n'aurions pas cru cela possible lorsque c'est arrivé; nous risquons de ne pas croire ces horreurs possibles si elles arrivent demain. Il convient d'être vigilant, de dresser l'oreille et d'ouvrir les yeux. 113 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Au Lutetia le silence des survivants «Je n'osais leur dire ce qu'était réellement Auschwitz.» En 1945, Charles Palant, comme tous ceux qui reviennent des camps, préfère se taire plutôt que tuer l'espoir des familles qui attendent, nuit et jour, le retour d'un proche au centre d'accueil de l'hôtel Lutetia. lundi 24 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Marc SEMO Les marronniers sont en fleurs sur le boulevard Raspail et une douceur printanière baigne la capitale française, qui profite de ses premiers mois de liberté. Mais devant l'hôtel Lutetia, une petite foule reste là jour et nuit, bloquée derrière des barrières, visages tendus, photos brandies à bout de bras, écriteaux portant les noms des leurs. Ils attendent le retour des déportés. Même si la spécificité de l'extermination de cinq millions à six millions de juifs n'apparaît pas encore dans toute son évidence, l'horreur des camps commence à émerger avec les premiers témoignages et les images de corps squelettiques. Ils viennent le matin avant le travail et reviennent le soir. Quand un convoi de bus arrive, déchargeant sa cargaison fantomatique, les conversations s'arrêtent net. Les revenants passent entre cette haie de douleurs muettes. «On lisait cette lueur d'espoir au fond de leurs yeux, on entendait des noms, des questions, mais les photos exhibées étaient celles d'être normaux aux visages joufflus, avec des cheveux, et nous n'avions en mémoire que des faces vides et des têtes rasées», se souvient Joseph Bialot, juif polonais de Belleville, déporté à 18 ans à Auschwitz. Dans leur fuite, les Allemands l'ont laissé dans le camp avec quelques milliers de détenus moribonds. L'armée Rouge l'a libéré le 27 janvier 1945. Ce n'est qu'en mai qu'il est rapatrié sur le Lutetia après un long périple via Odessa et Marseille. «Quand on ne savait quoi répondre, ils nous regardaient comme des coupables», raconte Charles Palant 38 kg pour 1,71 m au moment du retour , juif lui aussi et ancien «pyjama» d'Auschwitz. Il est rescapé de la «marche de la mort», quand, en janvier, devant l'avance soviétique, les SS ont évacué de force des dizaines de milliers de déportés pour rejoindre l'Ouest et notamment le camp de concentration de Buchenwald. Leur train, l'un des premiers convois de rapatriés, est arrivé à l'aube du 29 avril, gare de l'Est. Une fanfare jouait la Marseillaise et un piquet militaire rendait les honneurs. On les avait fait se mettre en rang sur le quai : devant, les déportés avec leurs uniformes rayés, suivis par les prisonniers de guerre et, en dernier, les travailleurs du STO. «Un chiffon en usufruit» Cette foule du Lutetia, ils ne l'ont jamais oubliée. «Ces mains qui nous agrippaient par la manche pour essayer de savoir et ces espoirs que l'on n'osait pas fracasser car nous avions commencé à comprendre l'ampleur de l'extermination des juifs», témoigne Léopold Rabinovitch, ancien du réseau lyonnais Carmagnole et des FTP-MOI l'organisation communiste combattante des immigrés , juif mais déporté comme résistant après la révolte armée de la prison d'Eysse, près de Villeneuve-sur-Lot, en mai 1944. Gaulliste et pilier du journal clandestin Résistance, André Lafargue, déporté politique dans les camps de Mathausen puis d'Ebensee, est arrivé en pleine nuit au Lutetia, où des gens attendaient encore : «J'étais bouleversé de ne pouvoir rien leur dire car j'arrivais d'Ebensee, un petit camp du Tyrol qui fut l'un des derniers libérés.» Lui et dix-neuf compagnons de déportation malades avaient voyagé en queue de train dans un wagon de marchandises. Affaiblis, ils avaient mis plus d'une heure pour réussir à ouvrir la porte. Et découvrir que la gare était déjà éteinte. Finalement, une infirmière de garde avait réussi à leur trouver un bus. Des centres d'accueil avaient été mis sur pied à la gare d'Orsay ou à la caserne de Reuilly, au cinéma Rex ou à la piscine Molitor, mais l'hôtel Lutetia, QG allemand pendant l'Occupation puis réquisitionné de nouveau à la Libération, était le plus important, notamment pour les déportés, les «politiques» et les «raciaux». Les premiers, emprisonnés pour action de résistance ou comme otages, furent en France quelque 65 000 : 40 000 d'entre eux sont revenus. Les seconds, déportés du seul fait d'être nés juifs, furent près de 76 000 : à peine 2 300 survécurent aux camps d'extermination. Mais dans ces mois qui suivirent la Libération, on se refusait, y compris dans les associations juives, à faire une différence. Les uns et les autres arrivaient tout aussi maigres avec en main un paquet dans lequel ils avaient mis des bouts de sucre, un coupon de tissu, un gobelet, un morceau de couverture... «Dans les camps, on ne pouvait rien avoir à soi, alors nous nous rattrapions en récupérant des trucs de toute sorte que nous arrivions à peine à porter tant nous étions faibles», raconte Charles Palant. «Un chiffon en usufruit qu'enfin nul ne pouvait nous contester», ironise Joseph Bialot. «C'était une grande pagaille» Ils pénètrent sous les dorures du grand hall de l'hôtel, puis direction la désinfection. Ensuite commencent les formalités d'enregistrement qui leur donneront des papiers provisoires après interrogatoire. «C'était une grande pagaille. On voyait de vrais déportés dénonçant du doigt des faux déportés qui s'étaient infiltrés dans leurs rangs afin de se refaire une 114 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. virginité», a raconté au Magazine littéraire Bertrand Poirot-Delpech, alors lycéen de philo à Louis-le-Grand et boy-scout qui, comme tant d'autres dont Michel Rocard, se porta volontaire pour aider les rescapés. Les interrogatoires de la police militaire sont méticuleux. «Un pyjama rayé, c'était facile à trouver. On craignait l'infiltration d'ex-collabos ou même de SS dans cette masse de rapatriés sans papiers, raconte André Lafargue, rapidement identifié grâce à son réseau de résistance. Ebensee était un petit camp que personne ne connaissait, mais j'étais heureusement passé par Buchenwald et Mathausen. J'ai décrit l'entrée, les camarades avec qui j'étais.» Pour les juifs, surtout les étrangers livrés à la machine de mort par la police de Vichy, le moment est plus dur. «C'était des questions de flic, et on se méfiait», reconnaît Charles Palant. Chaque histoire est une tragédie. Chaque survie un hasard ou un miracle. Chaque libération une épopée différente. Au Lutetia, ils ont reçu une carte de rapatriement. Ils ont mangé, parfois pris une veste ou un pantalon. Des chambres sont à leur disposition, mais la plupart préfèrent ressortir aussitôt. «Téléphoner, l'idée était impensable» C'est maintenant le moment le plus difficile, celui de la recherche des proches, le vrai retour tant attendu et tellement craint, en premier lieu pour les juifs. «Un prisonnier libéré téléphone tout naturellement chez lui, mais pour nous l'idée était impensable, probablement parce que, nous, tout le monde était mort», écrit la psychanalyste Anne-Lise Stern, arrivée à Lyon en juin 1945. C'est une amie qui téléphona pour elle. Ses parents avaient survécu. Joseph Bialot avait envoyé un télégramme dès son débarquement à Marseille, annonçant qu'il arriverait gare de Lyon : «Mon père était venu, mais il ne m'a pas vu ou pas reconnu.» Le ventre noué, il a quand même décidé de rentrer chez lui. Léopold Rabinovitch, lui, s'est précipité au centre d'accueil du XXe arrondissement pour retrouver des camarades : là, il a vu son nom et celui de son frère sur la liste des probables fusillés. Beaucoup trouvent l'appartement occupé ou pillé. Parfois, la concierge les accueille comme s'il ne s'était rien passé. «Elle m'a donné les clefs et même du courrier, l'appartement était vide avec la table encore mise, comme au moment de l'arrestation, et je n'ai pas supporté», a raconté dans un documentaire Marcel Bercau, ancien d'Auschwitz et seul rescapé de sa famille. Pendant des mois, il a attendu en vain le retour des siens, laissant toujours la lumière allumée ou les fenêtres ouvertes s'il sortait, afin de leur montrer que quelqu'un était là. Dans l'appartement, Charles Palant a trouvé son frère Jean et sa belle-soeur. A la joie des retrouvailles se mêlait l'angoisse de l'insoutenable vérité qu'il portait en lui. Lors de la première «sélection» à son arrivée à Auschwitz-Birkenau, il a vu sa mère partir avec les autres femmes, les enfants, les vieux et tous ceux destinés à la chambre à gaz. «Sur le coup, je n'ai pas compris que cela signifiait une mort immédiate, et quand, au camp, j'ai appris le sort de ceux qui n'étaient pas là, je n'avais d'autre choix que de tenir et de renvoyer à plus tard le deuil.» A Auschwitz, il avait aussi vu mourir le frère de sa belle-soeur. «Comment lui expliquer que moi, freluquet, je suis vivant et que ce solide gaillard, lui, est mort ? Comment sauter au cou de mon frère en lui disant qu'ils ont été tous assassinés ?», explique le survivant, convaincu encore aujourd'hui qu'il valait mieux que son frère et sa belle-soeur «se fassent peu à peu d'eux-mêmes à cette idée en voyant que les retours étaient de moins en moins nombreux». Pendant des semaines, Charles Palant a ainsi continué à se rendre au Lutetia pour pouvoir dire à sa belle-soeur qu'il allait «voir s'il y avait des nouvelles». «Ceux qui ont vu la Gorgone...» A chaque fois, il y retrouvait les mêmes scènes, les visages anxieux à la recherche désespérée d'un indice : «Je n'osais leur dire ce qu'était réellement Auschwitz.» Les rescapés ont commencé à reprendre du poids et leurs cheveux à repousser mais sont restés reconnaissables entre tous. Parfois s'exprime à leur égard un petit geste de solidarité, un poinçonneur qui refuse le ticket de transport, un fleuriste qui fait cadeau du bouquet. Souvent fusent les questions qui déclenchent l'angoisse de l'impossible réponse. La peur de ne pas être cru par ceux qui n'ont pas vécu l'horreur des camps comme la crainte de faire plonger dans l'horreur ceux qui sont impliqués au travers de leurs proches. «Ma femme s'est ainsi toujours refusée à savoir exactement quand et comment mourut sa mère, à devoir l'imaginer se déshabillant puis courant nue sous les coups jusqu'à la chambre à gaz», dit Léopold Rabinovitch. La différence est grande, souligne-til, entre les «politiques» et les «raciaux», entre ceux déportés pour avoir résisté et couru des risques assumés et ceux uniquement coupables d'être nés. «Pour moi, abonde André Lafargue, la déportation a signifié la fin des interrogatoires et la possibilité, en retrouvant des camarades, de continuer la lutte au camp.» Son matricule 53 858 lui vient encore aux lèvres en allemand, automatiquement. Pour les survivants d'Auschwitz, le principal des camps d'extermination, ce numéro est tatoué indélébilement dans leur chair et dans leur âme. «Il m'a fallu plus de vingt-cinq ans et une psychanalyse pour réussir à sortir du camp», souligne Joseph Bialot. Beaucoup y restent enfermés à jamais. «Nous, les survivants, nous sommes une minorité exiguë mais anormale : nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, à l'habileté ou à la chance, n'ont pas touché le fond. Ceux qui l'ont fait, ceux qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter», écrivait Primo Levi dans les Naufragés et les rescapés, quarante ans après Auschwitz. En 1987, il se jetait dans la cage d'escalier de son domicile turinois. 115 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Sylvie Lindeperg, maître de conférences à l'université Paris-III et historienne des images, analyse la représentation de la Shoah: «L'assassinat dans la chambre à gaz, hors champ terrible» vendredi 21 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Annette LEVY-WILLARD Sylvie Lindeperg, maître de conférences à l'université Paris III-Sorbonne nouvelle, historienne des images de la dernière guerre mondiale est, entre autres, l'auteur des Ecrans de l'ombre, 1945-1969, la Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français et de Clio de 5 à 7, les actualités filmées de la Libération : archives du futur (1). Elle a visionné la grande série Auschwitz, la solution finale, produite par la BBC avec l'historien Ian Kershaw, qui sera diffusée en France par TF1 (version courte) et la chaîne Histoire (version longue) à l'occasion du soixantième anniversaire de la libération du camp. «Auschwitz, la solution finale» utilise des images d'archives, des images tournées aujourd'hui, des acteurs, des témoins encore vivants, et reconstitue les camps en images de synthèse. Qu'en pensez-vous ? Cette série met à la disposition des téléspectateurs un solide savoir historique et il faut également rendre hommage au travail de recherche iconographique. Mais les perpétuels mouvements de zoom, de panoramique sur les photographies, la vitesse du montage qui ne laisse jamais un plan exister, le passage incessant d'une catégorie d'image à une autre écrasent les perspectives temporelles et saturent la vision du spectateur. Comme si on avait peur que le téléspectateur s'ennuie, on zappe à sa place... Le tournage au temps présent sur le site des camps n'a rien à voir avec celui de Shoah. Prenant acte de la destruction des traces, Lanzmann construisait son film à partir de ce vide, de cette disparition. Dans le téléfilm, il s'agit au contraire de combler ce vide par l'emploi des techniques numériques qui permettent de reconstituer les chambres à gaz. Sans condamner systématiquement l'usage de l'image virtuelle, il est troublant de se déplacer à l'intérieur de la chambre à gaz comme on pourrait le faire dans un jeu vidéo, troublant également que la porte se referme, laissant le spectateur à l'intérieur du lieu de mise à mort avec pour seul point de lumière cet oeilleton qu'on voyait toujours de l'extérieur depuis le feuilleton Holocauste... Ce film est fait par des gens qui ont conscience des polémiques sur ces questions-là, ils s'arrêtent, dans leur travail de reconstitution fictionnelle, à un certain seuil : ne pas représenter les victimes, ne pas montrer les cadavres. L'extermination des juifs et des Tziganes - le moment de la mise à mort - est un événement sans traces. A partir de quelles images s'est construite la mémoire ? Le meurtre de masse dans les centres de mise à mort est un événement sans images, voulu comme tel par les nazis. On dispose toutefois de quelques photographies prises à la périphérie de l'extermination. En particulier l'Album d'Auschwitz, mais les photos de ce reportage (2) ne montrent pas leur terrible hors-champ qui est celui de l'assassinat dans la chambre à gaz toute proche. Il y a aussi les quatre photos prises clandestinement par un membre du Sonderkommando de Birkenau qui sont au plus près du coeur de l'événement puisqu'elles montrent un «avant» - des femmes conduites vers la chambre à gaz - et un «après» - la crémation des corps. Les armées qui libèrent les camps tournent-elles également des films ? Dans certains centres de mise à mort, il n'y a plus aucune trace de l'extermination. A Belzec, Treblinka, Sobibor, on a démantelé les installations, déterré les cadavres, broyé les os et reboisé les sites. Lorsque les Soviétiques arrivent à Auschwitz, le 27 janvier, il n'y a plus grand-chose à voir et à filmer. La grande majorité des déportés a été jetée sur les routes, les installations de mise à mort ont été détruites à Birkenau. Il reste certes des survivants, des cadavres, des charniers mais plus rien des victimes gazées en masse dont les corps ont été réduits en cendres. Les quatre opérateurs soviétiques qui arrivent sur les lieux en janvier filment quelques plans de cadavres dans la neige ou encore des vues du camp prises depuis les miradors mais ils ne peuvent pas immédiatement tourner dans les blocks faute de lumière. Plusieurs générations d'images seront enregistrées dans les semaines et les mois qui suivront, images de plus en plus composées au fur et à mesure que le temps passe. En février-mars, un reportage suit la visite de la commission d'enquête soviétique et montre notamment, en une série de gros plans accusateurs, les noms des firmes allemandes impliquées dans la construction des installations. Les Soviétiques décident enfin de recourir à la fiction pour reconstituer leur arrivée à Auschwitz. Ils recomposent ainsi l'événement pour pouvoir l'intégrer dans la geste héroïque de l'armée Rouge. Ces images rejouées montrent des soldats victorieux acclamés par les déportés, des images qui avaient peut-être pour vocation de faire écho à la médiatisation de la libération des camps de l'Ouest par les Anglo-Saxons. Les images filmées par les armées alliées, plutôt que celles des Soviétiques, vont finir par représenter la mémoire des camps de la mort. Pourquoi ? Au printemps 1945, quand les Anglo-Américains entrent dans les camps, ils découvrent des scènes terrifiantes. C'est notamment le cas à Bergen-Belsen qui est un immense mouroir où des déportés faméliques décèdent encore en grand nombre après l'arrivée des troupes anglaises. Les images tournées dans ce camp de Belsen par l'équipe du Britannique Sydney Bernstein, et particulièrement les séquences des bulldozers poussant des monceaux de cadavres vers les fosses, sont d'une telle puissance qu'elles s'imposeront plus tard. Bernstein réfléchit aux consignes qu'il va donner à ses opérateurs. Il reçoit l'aide d'Alfred Hitchcock qui va le conseiller pour le futur montage du film, très soucieux, comme Bernstein, que ces images ne puissent pas être niées. Il propose donc de tourner et de monter des plans les plus longs possibles. Les spectateurs français découvrent, au printemps 1945, ces images d'une intensité absolue dans les actualités, les Camps de la mort, séquences camp par camp. C'est un choc absolu. Ces séquences qui ont hanté les spectateurs en 1945 seront exhumées, dix ans plus tard, et pour de nouvelles générations, par le film d'Alain Resnais Nuit et brouillard. Et dans les années 70 et 80, dans un contexte historiographique et mémoriel très différent qui fait désormais toute sa place à l'évocation de la solution finale, ces images du camp de Bergen-Belsen sont de nouveau convoquées, mais pour devenir cette fois, et de manière inappropriée, des images symboles de l'extermination des juifs. Dans l'imaginaire collectif, elles se substituent alors fréquemment aux images absentes - celles du meurtre de femmes, d'enfants, de vieillards conduits directement à la chambre à gaz dès leur descente des convois. (1) Tous deux aux éditions du CNRS. (2) Prises lors de l'arrivée d'un convoi de juifs hongrois à Auschwitz-Birkenau en 1944. On ne connaît pas l'auteur de ce reportage. 116 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Commémoration. Des images pour comprendre Sélection de programmes télé dans l'avalanche des émissions consacrées à la solution finale. vendredi 21 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Samuel DOUHAIRE «Ni fiction, ni documentaire, Shoah réussit cette re-création du passé avec une étonnante économie de moyens : des lieux, des voix, des visages, écrivait Simone de Beauvoir en 1985. Le grand art de Claude Lanzmann est de faire parler les lieux, de les ressusciter à travers les voix, et, par-delà les mots, d'exprimer l'indicible par des visages.» La diffusion pour la première fois en prime time et en intégralité (9 h 30) du chef-d'oeuvre de Lanzmann constitue le rendez-vous phare de l'abondante programmation dédiée, toutes chaînes confondues, au 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz. Shoah fut un tel choc esthétique et émotionnel lors de sa sortie qu'il constitue, depuis, un monument incontournable, presque écrasant, à l'aune duquel tous les films, documentaires ou fictions, consacrés à l'extermination des juifs d'Europe par les nazis sont nécessairement jugés. Après Shoah, on pensait ne plus jamais voir une reconstitution fictionnelle des camps de la mort comme Holocauste, la série télé américaine et caricaturale qui, lors de sa première diffusion française en 1979, fut pourtant citée en modèle «pédagogique» par le ministre de l'Education nationale... Steven Spielberg a levé ce tabou de la représentation en 1993 avec la Liste de Schindler, une superproduction où les SS martyrisant les déportés sont filmés avec le même sens du spectaculaire que le requin pourchassant les baigneuses dans les Dents de la mer. C'est sur ce credo de l'efficacité dramatique que repose Auschwitz, la solution finale, une série documentaire ambitieuse de la BBC (raccourcie de moitié par TF1) qui surfe sur la vague actuelle du «docu-fiction». Où un fond rigoureux - une masse d'informations souvent inédites - est pollué par une forme discutable : le mélange constant de films d'époque, de témoignages contemporains et... de scènes jouées par des comédiens avec, pour faire moderne, des reconstitutions des chambres à gaz en images de synthèse. Des gadgets high-tech qui gêneront sans doute moins les spectateurs les plus jeunes, à qui ce programme très didactique est également destiné. Dans Shoah, Claude Lanzmann avait également refusé d'utiliser la moindre image d'archives - «Elles pétrifient la pensée et tuent toute puissance d'évocation», expliquera-t-il après coup. L'argument peut se discuter quand ces images sont commentées par leur propre auteur, soixante ans après. Ainsi, dans Falkenau, Samuel Fuller témoigne, les scènes terribles tournées dans un camp de concentration par le futur cinéaste, alors simple fantassin américain, se révèlentelles beaucoup plus qu'un témoignage de premier ordre sur la libération des camps (on y voit les GI obliger par représailles les habitants de Falkenau à habiller les cadavres des déportés). Elles permettent également de mieux comprendre le choc ressenti lors de la découverte du crime nazi. Fuller n'a pu l'exorciser que trente-cinq ans plus tard dans Au-delà de la gloire. La limite des archives audiovisuelles, pointée par Claude Lanzmann, est en revanche flagrante dans Auschwitz, le monde savait-il ? : les images d'époque, pour la plupart déjà vues et revues, deviennent presque des clichés dans ce film paresseux sur la responsabilité des Alliés. Et quand les documentaristes refusent la facilité de l'image du passé pour faire confiance à la seule force de la parole au présent, le résultat est souvent remarquable. Et poignant. Dans Le temps n'efface rien, Thomas Gilou suit le voyage à Auschwitz de retraités français, tous enfants de déportés originaires de Pologne. Comme dans son reportage sur les enfants juifs cachés (Paroles d'étoiles, tourné en 2002 pour Envoyé spécial), Gilou tombe parfois dans le sentimentalisme (chanson de Barbara en leitmotiv sonore, séquences au ralenti), mais touche juste dans sa description du mal-être des survivants. Et provoque un gros malaise lorsqu'il enregistre la présence d'un antisémitisme plus que latent dans la Pologne de 2004... Il faudra raconter revient plus en profondeur sur la question de la mémoire du génocide juif, et de sa transmission «écrasante» pour les descendants. Daniel et Pascal Cling, auteurs du magnifique Héritages en 1997, ont suivi quatre rescapés des camps (dont leur père) qui témoignent dans les lycées «pour ceux qui ne sont pas revenus». Comme dans Shoah, la parole y revêt autant d'importance que les visages : ceux des adolescents de 2004, où se lit la sidération, l'émotion et la colère à l'écoute des exactions nazies... L'austérité de la mise en scène fait également la qualité de C'est en hiver que les jours rallongent, d'après le livre homonyme de Joseph Bialot. François Chayé filme, devant un fond noir uniforme, le témoignage de l'écrivain déporté à Auschwitz en août 1944 - et la lecture de ses textes par le comédien Jacques Bonnaffé. Deux manières, l'une directe avec ses hésitations (et un «Je ne trouve pas les mots» plus évocateur qu'un long récit), l'autre plus littéraire, de raconter Auschwitz. Mais un même discours, qui souligne l'atroce impression d'être devenu «un objet». Les images d'archives «génériques» (un baraquement, un train, des barbelés...) qui ponctuent le film sont, ici, judicieusement utilisées. Elles paraissent presque irréelles, comme pour donner raison aux paroles de Joseph Bialot : «Auschwitz, c'est une chose impossible mais qui a eu lieu : une invraisemblable vérité»... 117 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Auschwitz, la mort industrielle Vendredi 21 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Par Annette LEVY-WILLARD et Marc SEMO Libéré par les Soviétiques le 27 janvier 1945, Auschwitz-Birkenau fut le plus important des camps d'extermination nazis. Dans ce complexe de la mort industrielle installé près de la petite ville polonaise d'Oswiecim furent tuées, selon les calculs de l'historien Franiciszek Piper, 1,1 million de personnes dont 960 000 juifs, 75 000 Polonais, 21 000 Tsiganes et 15 000 prisonniers de guerre soviétiques. Ces chiffres font aujourd'hui consensus parmi les historiens. Comme l'écrit Annette Wievorka : «Auschwitz désigne désormais par métonymie la Shoah.» Le camp représentait le pilier du système de meurtre industriel qui comptait d'autres camps d'extermination (Treblinka, 750 000 victimes, Belzec, 550 000, Sobibor, 200 000, Chelmno, 150 000, Majdanek, 50 000). Ces camps d'extermination étaient différents des camps de concentration où furent déportés par centaines de milliers les ennemis du régime et les résistants. La singularité de la «solution finale», qui tua de 5 à 6 millions de juifs ainsi que 200 000 à 400 000 Tsiganes, fut effacée sinon niée après la guerre et jusque dans les années 60. Quand les nazis ont-ils décidé d'exterminer les juifs ? La plupart des historiens estiment que «la solution finale à la question juive» fut officiellement décidée le 20 janvier 1942 lors de la conférence de Wannsee, près de Berlin. C'est peu à peu que le projet d'extermination s'était élaboré. «Il était potentiellement présent dès les années 20 dans l'esprit de Hitler, même s'il ne pouvait être perpétré que dans des circonstances particulières», raconte l'historien Florent Brayard, soulignant que c'est «seulement dans les premiers mois de 1942, après différents arbitrages, que les dirigeants nazis sont passés d'un projet d'extinction politique du judaïsme européen à plus ou moins long terme à un projet d'extermination à l'échéance d'un an». Les nazis avaient d'abord pensé forcer les juifs à émigrer hors d'Europe, mais aucun pays n'acceptait de les accueillir. Ils avaient ensuite étudié la possibilité de déportations forcées à Madagascar. Après l'occupation de la Pologne, ils commencèrent à les parquer dans des «réserves» et des ghettos. Mais ces solutions leur semblaient insuffisantes, notamment après l'invasion en juin 1941 de l'Union soviétique. «1942 a été l'année la plus tragique pour le judaïsme européen, souligne Florent Brayard. Plus de la moitié sans doute des 5 à 6 millions de victimes furent exterminées» dans les camps, les ghettos ou sous les balles. Comment cette politique fut-elle mise en oeuvre ? Au moins 1 million de juifs ont été tués de façon «artisanale» par les Einsatzgruppen, les «équipes mobiles de tuerie» qui suivaient l'armée allemande dans sa progression, liquidant systématiquement les populations juives. Mais ces massacres au fusil et à la mitrailleuse posaient des problèmes de «rentabilité». Durant l'été 1941, les nazis commencèrent à convertir des camions en chambre à gaz, en utilisant les gaz d'échappement. Puis ils créèrent en Pologne, dans les camps de Chelmno puis de Belzec, des installations permanentes pour le gazage au monoxyde de carbone. Jusque-là «régional», le génocide devint, après Wannsee, systématique dans tous les territoires contrôlés par le Reich. «La solution finale procéda par étapes échelonnées dont chacune résulta de décisions prises par d'innombrables bureaucrates au sein d'une vaste machine administrative», écrit Raul Hilberg dans sa somme incontournable la Destruction des juifs d'Europe. Pays par pays, il fallut d'abord identifier les juifs, puis les rassembler, les déporter et enfin les assassiner. Le système fonctionna jusqu'au bout, alors même que le Reich s'effondrait. Quand fut construit le camp d'Auschwitz ? A l'origine, en juin 1940, il s'agissait d'un petit camp de concentration pour des Polonais, puis, un an plus tard, pour des prisonniers soviétiques. En décembre 1941 fut organisé un premier gazage homicide «test» au Zyklon B (acide cyanhydrique) sur des Russes classés comme «communistes fanatiques» et des malades «irrécupérables». Rudolf Höss, le commandant d'Auschwitz, jugé et pendu après la guerre, raconte dans ses mémoires son entretien au démarrage de la solution finale, avec Himmler, le chef des SS, qui lui explique que «les centres d'extermination déjà existants dans la zone orientale ne sont pas en état de mener jusqu'au bout les grandes actions projetées». Auschwitz fut choisi à la fois pour les bonnes dessertes ferroviaires et le fait qu'«il peut être facilement isolé et camouflé». Les nazis attribuèrent à Auschwitz deux fonctions : l'assassinat pour ceux dont ils n'avaient pas besoin ; la mise au travail jusqu'à l'exténuation mortelle pour les autres. La main-d'oeuvre de déportés du camp I sera utilisée pour construire un deuxième camp à trois kilomètres de là. A la différence du camp de concentration, le camp d'extermination de Birkenau (Auschwitz II), «inauguré» au mois d'octobre 1941, n'avait pas d'autre but que la mise à mort industrielle. Dans un troisième camp, Auschwitz III-Monowitz, était installé une usine d'IG Farben. Comment se faisait l'extermination ? Les premières chambres à gaz de Birkenau fonctionnèrent à partir de juillet 1942. Les cadavres étaient alors encore brûlés dans des charniers à ciel ouvert. Le rythme des tueries s'accéléra et, au printemps 1943, quatre nouveaux ensembles de chambres à gaz - avec des fours crématoires adjacents - furent construits par la société Kopf qui en avait obtenu le marché. Les nouveaux arrivants étaient rapidement triés. Hommes et femmes en état de travailler partaient pour Auschwitz I ou III. Tous les autres, enfants, vieillards, malades, femmes avec enfants, tous ceux qui ne passaient pas la «sélection», étaient tués immédiatement. Les SS «traitaient» parfois jusqu'à 20 000 personnes par jour. Les arrivants se déshabillaient, puis sous les coups fonçaient vers ce qu'on leur disait être des salles de douche. Ils étaient enfermés dans ces pièces hermétiquement closes où étaient déversés des cristaux de Zyklon B qui les asphyxiaient en quelques minutes dans d'atroces souffrances. Les Sonderkommandos, des groupes de déportés juifs forcés à cette besogne et régulièrement éliminés, vidaient les chambres à gaz puis brûlaient les cadavres dans les crématoires, après avoir récupéré les cheveux ainsi que les dents en argent ou en or, métaux précieux qui devaient servir l'effort de guerre du Reich. Certains hommes des Sonderkommandos - qui avaient tenté de se révolter avant d'être tués eux aussi - ont réussi à tenir des journaux, retrouvés dans les cendres d'Auschwitz. 118 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Un livre sur la shoah. «Refus de témoigner». Par Ruth Klüger (extrait) jeudi 20 janvier 2005 (Liberation.fr - 19:22) Refus de témoigner, Une jeunesse. Traduit de l'allemand par Jeanne Étoré. Editions Viviane Hamy, 317 pp., 1997 «Encore aujourd'hui, quand je vois un train de marchandises, je suis parcourue d'un frisson d'horreur. On parle habituellement de wagons à bestiaux, mais même les animaux ne sont pas transportés ainsi, normalement; et si c'est le cas, ce ne devrait pas être. La torture des animaux est-elle donc la seule forme de relation entre l'homme et l'animal qui nous vienne à l'esprit lorsque que l'on dit qu'on nous traitait comme des bêtes, autrement dit qu'on nous faisait monter dans des wagons à bestiaux? Le problème, ce n'est pas qu'un wagon à bestiaux ne soit pas un wagon de voyageurs. J'ai été transportée deux fois la même année dans un de ces wagons - qu'on les désigne comme on veut d'un camp à l'autre, et la deuxième fois je ne me suis pas sentie si mal. Alors que pendant le voyage de Theresienstadt à Auschwitz nous nous trouvions dans un piège à rats. Les portes étaient hermétiquement fermées, l'air n'entrait que par le petit carré d'une fenêtre. Peut-être il y avait-il à l'autre bout du wagon une autre fenêtre identique, mais les bagages étaient entassés devant. Dans les films ou les livres sur ces convois, qui ont été assez souvent utilisés depuis par des ouvrages de fiction, le héros se tient à la fenêtre, l'air pensif, ou à la lucarne, ou il soulève un enfant à la lucarne, ou bien une personne qui se trouve à l'extérieur regarde un prisonnier à la lucarne. Mais en réalité il n'y avait qu'une personne qui pouvait se tenir là, et celle-ci ne cédait pas si facilement sa place, d'autant que c'était forcément quelqu'un qui savait jouer des coudes. Le wagon était tout simplement trop plein. Les gens avaient emporté tout ce qu'ils possédaient. On leur avait d'ailleurs ordonné d'emporter tout ce qu'ils possédaient. Avec le cynisme de la cupidité, les nazis se faisaient livrer par les Juifs eux-mêmes, sur la rampe d'Auschwitz, leurs derniers biens, avec la torture que représentait ce manque de place supplémentaire. Certes on ne possédait pas grand-chose lorsqu'on venait de Theresienstadt, mais c'était quand même trop pour un train de marchandises déjà bondé d'humains. Combien étions-nous: soixante, quatre-vingts? Très vite le wagon se mettait à sentir l'urine et les excréments, il fallait trouver des récipients dans ce qu'on avait emporté, et il n'y avait que la petite lucarne pour les vider. Je ne sais pas combien de temps a duré le voyage. En regardant la carte, je vois qu'il n'y a pas une si grande distance de Theresienstadt à Auschwitz. Pourtant ce voyage est le plus long que j'aie jamais fait. Peut-être le train s'est-il arrêté et a-t-il attendu à plusieurs reprises. A l'arrivée à Auschwitz, c'est sûr, mais sans doute même avant, les wagons sont restés immobilisés, et la température montait à l'intérieur. Panique. Transpiration des corps qui ne résistaient plus à la chaleur dans un air qui devenait de minute en minute de moins en moins respirable. C'est depuis que je crois avoir une idée de ce qu'on devait éprouver dans les chambres à gaz. Le sentiment d'être abandonné; je ne veux pas dire par là d'être oublié; nous n'étions pas oubliés, car le wagon était sur des rails, avait une destination, arriverait à un moment ou à un autre; mais nous étions rejetés, mis sur la touche, entassés dans une caisse comme de vieux ustensiles inutiles. Une vielle femme à côté de ma mère a lentement perdu le contrôle d'elle-même, elle tremblait, gémissait, et je lui en voulais; elle m'impatientait parce que son cerveau ne résistait plus, qu'elle ajoutait au grand malheur de notre impuissance collective le petit malheur de son impuissance personnelle. C'était certainement une réaction de défense contre le fait qu'un adulte perde la raison en ma présence. À la fin la vieille femme s'égara complètement. Elle s'assit sur les genoux de ma mère et urina. Je vois encore comme si j'y étais aujourd'hui le visage de ma mère, encore lisse à l'époque, crispé, dégoûté dans la pénombre du wagon; elle poussa la vieille femme de sur ses genoux, mais sans brutalité, sans méchanceté. Ma mère qui n'est pas un modèle pour moi en fut quand même souvent un, et cet instant est resté suspendu dans ma mémoire. C'était un geste humain, pragmatique, un peu comme une infirmière se détache d'une patiente qui s'accroche à elle. Moi, je trouvais que ma mère aurait dû s'indigner profondément, alors que pour ma mère la situation était au-delà de la colère et de la révolte.» A PROPOS DE RUTH KLÜGER «Je ne peux pas dire que je l'ai portée avec déplaisir, l'étoile juive. Dans les circonstances de l'époque, elle semblait adaptée. tant qu'à faire!» Ruth Klüger a 10 ans en 1941 et a compris le danger de mort qu'elle courait quand la fille du boulanger, une famille de nazis convaincus, s'est plantée devant elle à la sortie d'une projection de Blanche-Neige en lui disant: «Tu sais que les gens comme toi n'ont rien à faire ici?». Juive autrichienne aujourd'hui émigrée aux Etats-Unis, Ruth Klüger a survécu avec sa mère aux camps nazis. Son père, qui avait fui en France, a été livré aux Allemands et gazé. Elle a attendu 1989 et un accident étrange au cours d'un séjour en Allemagne pour écrire enfin, en allemand et avec une étonnante liberté de ton, le récit de sa jeunesse, de Vienne au camp de Christianstadt en passant par Theresienstadt et Auschwitz: «En réalité, c'est par hasard qu'on est resté en vie», dit celle qui pendant longtemps ne s'est pas intéressée à la littérature sur les camps, trouvant «absurde de les décrire avec des mots», et «comme si tout ça n'avait pas été déjà exploité - politiquement, esthétiquement, et même comme une forme de kitsch». 119 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Auschwitz et la «solution finale» en six questions-réponses Quand les nazis ont ils décidé d'exterminer les juifs • Comment cette politique fut-elle mise en œuvre ? • Quand fut créé Auschwitz? • Comment fonctionnait l'extermination ? • Quand a-t-on connu la vérité? • Pourquoi les Alliés n'ont-ils pas bombardé Auschwitz? • jeudi 20 janvier 2005 (Liberation.fr - 17:10) Par Annette LEVY-WILLARD et Marc SEMO Libéré par les Soviétiques le 27 janvier 1945, Auschwitz-Birkenau fut le plus important des camps d'extermination nazis. Dans ce complexe de mort industrielle installé près de la petite ville polonaise d'Oswiecim, dans la région de Cracovie, furent tués selon les calculs de l'historien Franiciszek Piper, quelque 1,1 million de personnes dont 960.000 juifs, 75.000 Polonais, 21.000 tziganes et 15.000 prisonniers de guerre soviétiques. Ces chiffres font désormais consensus parmi les historiens même s'ils révisent à la baisse le premier bilan de 4 millions de victimes pour ce seul camp — chiffre avancé par les Soviétiques juste après la guerre. «Auschwitz désigne désormais par métonymie la Shoah» souligne l'historienne Annette Wievorka (1). Le camp représentait le pilier de ce système de meurtre industriel avec les autres camps d'extermination (Treblinka: 750 OOO victimes; Belzec: 550.000; Sobibor: 200.000; Chelmno: 150.000, Majdanek: 50.000). Ces camps d'extermination étaient différents des camps de concentration où furent déportés par centaines de milliers les ennemis du régime et les résistants mais la singularité de la «solution finale» qui tua six millions de juifs ainsi que de 200 à 400.000 tziganes fut effacée, sinon niée, à l'après-guerre et jusque dans les années 60. Quand les nazis ont ils décidé d'exterminer les juifs ? La plupart des historiens estiment que «la solution finale à la question juive» fut officiellement lancée le 20 janvier 1942 lors de la conférence de Wannsee près de Berlin. L'antisémitisme était consubstantiel au régime et si le mot «Endlösung» (solution finale) fut employé dès 1939 afin de créer un III° Reich «Jundenrein» (nettoyé des juifs), le projet d'une extermination industrielle par les chambres à gaz ne se constitua que peu à peu. «Cette décision fut progressive et cumulative, une séquence de choix plutôt qu'un ordre unique», souligne Philippe Burin, de l'Institut des Hautes Etudes Internationales de Genève (2): «ce choix doit être replacé dans un contexte d'autres politiques éradicatrices contre les Allemands handicapés, les élites polonaises etc». Les nazis avaient d'abord pensé forcer les juifs à émigrer hors de l'Europe, mais aucun pays n'acceptait de les accueillir. Ils ont ensuite étudié la possibilité de déportations forcées à Madagascar. Après l'occupation de la Pologne, ils commencent à les parquer dans des «réserves» et des ghettos. Mais ces solutions leur semblent irréalisables ou insuffisantes notamment après l'invasion, en juin 1941, de l'Union Soviétique. Comment cette politique fut-elle mise en œuvre ? Au moins 1 million de juifs sont tués de façon «artisanale» par les Einsatzgruppen, les «équipes mobiles de tuerie» — selon l'expression de l'historien Raul Hilberg — qui suivaient l'armée allemande dans sa progression en Russie, «liquidant» systématiquement les populations juives comme à Babi Yar près de Kiev. Mais ces massacres au fusil et à la mitrailleuse posaient des problèmes de «rentabilité». Durant l'été 41, les nazis ont commencé à convertir des camions en chambre à gaz en utilisant les gaz d'échappement. Puis ils créent en Pologne, dans les camps de Chelmno puis de Belzec, des installations permanentes pour le gazage au monoxyde carbone. Jusque-là «régional», le génocide devient après Wannsee systématique dans tous les territoires contrôlés par le Reich. La «solution finale» est mise en place.«Elle procéda par étapes échelonnées dont chacune résulta de décisions prises par d'innombrables bureaucrates au sein d'une vaste machine administrative», écrit Raul Hilberg dans sa somme incontournable sur la destruction des juifs d'Europe (3). Pays par pays, il fallut d'abord définir les juifs, puis les rassembler, les déporter et enfin les assassiner. Une fois lancé, le système fonctionna jusqu'au bout s'acharnant à faire faire traverser en Europe les convois de déportés et à faire marcher les chambres gaz alors que les Alliés avaient déjà débarqué et que le Reich s'effondrait. Quand fut créé Auschwitz? A l'origine, en juin 1940, il s'agissait d'un petit camp de concentration pour des Polonais et un an plus tard pour des prisonniers soviétiques. En décembre 1941 fut organisé un premier gazage homicide «test» au Zyklon-B — acide cyanhydrique — sur des Russes classés comme «communistes fanatiques» et des malades «irrécupérables». Au démarrage de la «solution finale», Rudolf Höss, le commandant d'Auschwitz jugé et exécuté après la guerre, raconte dans ses mémoires (4) son entretien avec Himmler les chefs des SS, qui lui explique que «les centres d'extermination déjà existants dans la zone orientale ne sont pas en état de mener jusqu'au bout les grandes actions projetées». Auschwitz est choisi à la fois pour ses bonnes dessertes ferroviaires et le fait «qu'il est peut être facilement isolé et camouflé». «Les nazis attribuent à Auschwitz deux fonctions : l'assassinat pour ceux dont ils n'ont pas besoin; la mise au travail jusqu'à l'exténuation mortelle pour les autres» écrit Annette Wievorka. La main-d'œuvre de déportés du camp sera utilisée pour construire un deuxième camp à 3 kilomètres de là, qui, à la différence du camp de 120 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. concentration, n'a d'autre but que la mise à mort industrielle: le camp d'extermination de Birkenau (Auschwitz II), «inauguré» au mois d'octobre 1941. Dans un troisième camp, Auschwitz III-Monowitz, est installé l'usine IG Farben. Comment fonctionnait l'extermination ? Les premières chambres à gaz de Birkenau aménagées dans deux anciennes fermes au nord du camp fonctionnent à partir de juillet 1942. Les cadavres sont alors brûlés dans des charniers à ciel ouvert. Le rythme des tueries s'accélère et au printemps 1943, quatre nouveaux ensembles de chambres à gaz — avec des fours crématoires adjacents — sont construits par la société Kopf. La ligne de chemin de fer d'Auschwitz est prolongée jusqu'à l'intérieur de Birkenau pour déverser directement les dizaines de milliers de déportés raflés par les Allemands dans toute l'Europe. Sur cette «rampe», une sélection rapide fait le tri parmi les arrivants. Les hommes et les femmes en état de travailler partent pour Auschwitz I, main-d'œuvre d'esclaves pour le camp de concentration et les usines autour d'Auschwitz. Les autres, enfants, vieillards, malades, femmes avec enfants, tous ceux qui ne passent pas la «sélection», seront tués le jour même. Les SS y «traitent» parfois jusqu'à 20.000 personnes par jour. Les arrivants se déshabillent, puis sous les coups de schlague foncent vers ce qu'on leur dit être des salles de douche. Ils sont enfermés dans ces pièces hermétiquement closes où sont déversés des cristaux de Zyklon-B qui les asphyxient en quelques minutes dans d'atroces souffrances. Les «sonderkommandos», des déportés régulièrement éliminés, vident les chambres à gaz puis brûlent les cadavres après avoir récupéré les dents en argent ou or, métaux précieux qui doivent servir au grand Reich. Ce meurtre industriel d'enfants, de femmes, d'hommes, reste sans image, à part des dessins de déportés, quelques photos éloignées prises par un SS et, clandestinement, par les prisonniers des Sonderkommandos. Certains d'entre eux ont réussi à tenir des journaux qui ont été enterrés et retrouvés (5). Quand a-t-on connu la vérité? Les Allemands ont tenté de cacher la réalité de l'extermination. Ils parlaient de «camps de travail», ne donnaient aucun ordre écrit, camouflaient les chambres à gaz. Mais, dès 1941, les organisations juives recevaient des nouvelles alarmantes de la disparition des communautés dans l'Europe occupée. Et à l'été 1942, le monde pouvait, s'il voulait, savoir. Les sources étaient multiples: d'abord le réseau de la résistance polonaise et le gouvernement polonais en exil, la Croix-Rouge, le Vatican, les évadés des camps, l'Intelligence Service britannique. Richard Lichteim, un ancien leader sioniste allemand, ne cessa d'informer Jérusalem, Londres et New York sur le sort des juifs à l'Est. Ainsi, dans un télégramme du 15 août 1942, il annonce qu'«à la fin de la guerre, il n'y aura plus de juifs en vie sur le continent européen». Au mois d'août aussi, le représentant du Congrès juif mondial à Genève, Gerhart Riegner, envoie un télégramme au bureau de Londres, télégramme qui est transmis aux autorités anglaises et américaines: «Reçu un rapport alarmant qu'au QG du Führer, un plan a été discuté et continue d'être examiné pour que tous les juifs des pays occupés ou contrôlés par l'Allemagne, de 3,5 à 4 millions, soient, après déportation et concentration à l'Est, exterminés d'un coup, pour résoudre une fois pour toutes la question juive.» Quant à la vérité sur Auschwitz, elle est connue dans ses moindres détails par des évadés du camp. Pourquoi les Alliés n'ont-ils pas bombardé Auschwitz? Ils savaient mais n'y croyaient pas. Les organisations juives elles-mêmes préféraient ne pas rendre publiques les nouvelles de massacres par gaz et de cadavres brûlés dans des crématoires, pour ne pas créer de panique. Parce que les responsables juifs, comme les autres, n'arrivaient pas à imaginer la disparition de tout un peuple. Au mois de juillet 1944, quand les évadés racontent la vérité d'Auschwitz, les leaders des organisations juives et sionistes se décident enfin à faire pression sur les gouvernements alliés. Ils interviennent auprès de Roosevelt et Churchill. Mais les fonctionnaires des Affaires étrangères et les commandants militaires refusent catégoriquement de bombarder Auschwitz. De nombreux ouvrages ont décrit l'«abandon des juifs», accusant les responsables américains et anglais d'avoir laissé mourir 150.000 juifs qui ont été gazés de juillet à novembre 1944, et auraient pu être encore sauvés si les voies ferrées menant à Auschwitz avaient été bombardées. Les bombardiers américains ont en effet survolé le camp pour atteindre une cible à proximité, l'usine de raffinerie de pétrole. La justification officielle de cet abandon est résumée par le ministre de la Guerre américain, John McCloy: «Le meilleur moyen d'aider ces gens, c'est de gagner la guerre.» Les historiens soulignent aussi que les leaders juifs hésitaient à réclamer le bombardement du camp, craignant que les bombes n'atteignent que les déportés. Les dirigeants de l'Agence juive à Jérusalem avaient d'ailleurs voté contre l'idée de demander le bombardement du camp. 121 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. «1942, l'année la plus tragique du judaïsme européen» Florent Brayard, chercheur au CNRS et spécialiste de la «solution finale» comment et par quels moyens le projet génocidaire de l'Allemagne nazie a été mis en place • Entretien et sélection de documents • samedi 22 janvier 2005 (Liberation.fr - 09:51) Par Ludovic BLECHER Pourquoi avez-vous choisi ces documents? Ils me semblent très représentatifs de l'évolution de la politique antijuive nazie après décembre 1941 et l'entrée en guerre des Etats-Unis. Jusqu'alors, les plus hautes autorités nazies raisonnaient en terme de transplantation géographique. Un tel projet avait des implications criminelles évidentes mais une «solution finale» conçue en terme de transplantation — vers Madagascar ou même vers l'Urss — ne peut être assimilée à une politique génocidaire, avec, comme horizon, l'éradication d'un peuple entier. C'est seulement au cours des premiers mois de 1942 que l'on est passé, après différents arbitrages, à un projet politique d'extinction à plus ou moins long terme, puis à un projet d'extermination à brève échéance du judaïsme européen. Selon vous, le génocide n'aurait ainsi pas été inscrit dans le «code génétique» du nazisme? Il était potentiellement présent dès les années vingt dans l'esprit d'Hitler, même s'il ne pouvait être perpétré que dans des circonstances particulières. Tirant à sa manière les leçons de la défaite allemande de 1918 et de l'effondrement du Reich, Hitler avait dès «Mein Kampf» expliqué que, dans le cas où l'Allemagne se trouverait, selon lui, dans une situation de péril mortel, il conviendrait de liquider tous ceux qui, «à l'intérieur», mettent en péril l'effort de guerre et veulent précipiter la défaite et la capitulation — au premier rang desquels Hitler comptait bien sûr les juifs. La fameuse «prophétie» que le Führer prononça pour la première fois à la Tribune du Reichstag en janvier 1939 est en quelque sorte une reformulation, sur un mode spécifique, de cette esquisse de doctrine politique (document n°1): les juifs seront exterminés si les juifs arrivent à déclencher une guerre mondiale, c'est-à-dire s'ils arrivent à nouveau à précipiter l'Allemagne dans une situation maximale de danger. En décembre 1941 justement, avec l'entrée en guerre des Etats-Unis, la guerre devient mondiale... Oui, et la «prophétie» peut ou doit donc se réaliser, comme Hitler l'annonce dans un discours secret devant les plus hauts responsables du Parti nazi en décembre 1941 (document n°2). Cependant, la manière dont interviendrait la disparition programmée du peuple juif ne correspond pas encore au génocide tel qu'il a été réalisé. S'il est clair désormais que tous les juifs doivent mourir, certaines questions ne sont pas encore réglées: quelle doit être la proportion dans cette liquidation du meurtre ou de la «mort naturelle» découlant du travail forcé, des épidémies ou de la sous-alimentation ? En combien de temps cet objectif doit-il être réalisé ? Le compte rendu de la réunion de Wannsee — la grande conférence interministérielle du 20 janvier 1942 exclusivement consacrée à la «solution finale de la question juive» — est imprécis sur ces deux points (document n°4). Le dispositif décrit par Reinhard Heydrich, le chef de l'«Office central de sécurité du Reich», est le suivant: la plupart des juifs d'Europe doivent être déportés à l'est; ceux qui sont «aptes au travail» doivent être intégrés dans de grandes colonnes de travailleurs forcés où la mortalité sera extrêmement forte; et ceux qui auraient survécu à ces épreuves monstrueuses seront, au terme d'une période non précisée, soumis au «traitement spécial», c'est-à-dire à l'assassinat. En quoi Wannsee constitue-t-il un moment décisif de la «solution finale»? C'est la première fois que le projet nazi concernant les juifs est présenté devant une audience aussi large. Et personne, pas même parmi les instances civiles, ne soulève d'objection à cette politique qui aboutira, à terme, à la destruction de plusieurs millions de personnes, à l'anéantissement d'un peuple entier. Défini par Hitler, ce que j'appellerai le projet politique d'extinction du judaïsme européen est devenu celui des plus hautes instances du Reich. Force est de constater qu'il se confond, pour une part, avec une simple extermination. Le meurtre doit intervenir par principe au terme du processus, mais déjà de larges pans des communautés juives, soviétiques ou polonaises, en sont exclus: les juifs «inaptes au travail» seront purement et simplement liquidés sur place (document n°5) dans des camps d'exterminations créés à cet effet à partir de la fin de l'année 1941, date de création des premiers camps d'extermination. Les déportations de masse dans des colonnes de travailleurs n'eurent finalement pas lieu... En effet, elles prirent une autre forme, celle d'une déportation en direction des camps d'extermination. Au printemps 1942, on assiste à une extraordinaire accélération qui rend obsolète le schéma présenté à Wannsee: Hitler a soudain considéré que le danger dans lequel se trouvait l'Allemagne est devenu trop grand pour tolérer plus longtemps les juifs sur le sol européen. A un horizon temporel indéterminé mais relativement long, succède une période extraordinairement brève: en une année, la totalité des juifs d'Europe, si possible, et, de façon impérative, la totalité des juifs se trouvant sur les territoires occupés par l'Allemagne doivent être liquidés (document n°5 et (document n°6). L'emploi de la main d'œuvre forcée juive n'est plus programmé sur des millions de personnes mais simplement sur des centaines de milliers tout au plus (document n°7 et (document n°8). Certains historiens, comme Christopher Browning ou Dieter Pohl, ont souligné cette accélération de la «solution finale» mais aucun n'avait imaginé qu'elle puisse, comme le révèlent les archives, être le résultat d'un plan secret élaboré par Hitler et Himmler lorsqu'ils décidèrent en juin 1942 que tous les juifs d'Europe devaient être exterminés en une année. Et ce plan, à l'inverse de ceux qui avaient pu le précéder, a été respecté sur la plus grande partie de l'Europe... C'est proprement stupéfiant. En juin 1943, la quasi totalité des juifs se trouvant sur les territoires occupés par l'Allemagne, plusieurs millions de personnes donc, ont été exterminées malgré quelques «déconvenues» dans les parties occidentale et septentrionale (France, Belgique, Norvège...). Mais les «ratés» les plus importants ont eu lieu dans les territoires non occupés, dans les pays alliés ou satellites de l'Allemagne, comme l'Italie, la Roumanie, la Hongrie, la Croatie... Des déportations ont certes eu lieu mais l'objectif d'éradication total est très loin, à ce moment, d'avoir été atteint, et il ne le fut, heureusement, jamais. (Document n°9) Quoi qu'il en soit, 1942 a réellement été l'année la plus tragique pour le judaïsme européen: plus de la moitié sans doute des 5 à 6 millions de victimes furent exterminés, que ce soit dans les camps d'extermination, sous les balles des unités de sécurité ou du fait des atroces conditions réservées aux populations des ghettos. Rien qu'entre la fin du mois de juillet et la fin du mois de septembre 1942, en 10 semaines, 800.000 juifs polonais ont été exterminés dans les camps de Belzec, Sobibor et Treblinka. Plus jamais, même au moment de la déportation des juifs hongrois vers Auschwitz, au printemps 1944, un tel rythme ne sera observé. En décembre 1942, le camp de Belzec est fermé, au cours de l'année 1943 c'est au tour de Chelmno, de Treblinka puis de Sobibor. En juilllet 1944, Majdanek est libéré par les Soviétiques. Le camp d'Auschwitz-Birkenau, avec ses gigantesques installations intégrées de gazage et de crémation, demeure alors l'unique site d'extermination: il témoignera, jusqu'à la destruction de ses installations criminelles, de l'ambition que Hitler avait formée de tuer tous les juifs d'Europe, jusqu'au dernier. 122 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Neuf documents clés samedi 22 janvier 2005 (Liberation.fr - 09:50) Discours d'Adolf Hitler à la tribune du Reichstag le 30 janvier 1939. «Il se peut très bien que sur ce problème, un accord intervienne, tôt ou tard, en Europe même, entre de telles nations qui, autrement, ne pourraient pas trouver si facilement le chemin les unes vers les autres. Le monde a assez d'espace de colonisation, il est indispensable que l'on en finisse une bonne fois avec l'idée selon laquelle le peuple juif aurait été destiné par Dieu bien aimé à être, à hauteur d'un certain pourcentage, les usufruitiers du corps et du travail productif des autres peuples. Le judaïsme devra exactement s'adapter à une activité sérieuse et constructive, comme le font les autres peuples également, ou il succombera, tôt ou tard, à une crise d'une ampleur inconcevable. Et j'aimerais maintenant le dire en ce jour mémorable peut-être pas seulement pour nous, Allemands : j'ai été dans ma vie très souvent prophète et ai été le plus souvent raillé. À l'époque de mon combat pour le pouvoir, c'était en première ligne le peuple juif qui accueillait avec des rires mes prophéties selon lesquelles je serais un jour, en Allemagne, à la tête de l'État, que, par là, je prendrais en charge le peuple tout entier et qu'ensuite, parmi bien d'autres problèmes, je donnerais également une solution au problème juif. Je crois que ce rire, à l'époque retentissant, du judaïsme en Allemagne a été sur ces entrefaites déjà ravalé dans la gorge. Je veux à nouveau aujourd'hui être prophète : si la finance juive internationale en Europe et hors d'Europe devait parvenir encore une fois à précipiter les peuples dans une guerre mondiale, alors le résultat ne serait pas la bolchevisation du monde, et par là la victoire du judaïsme, mais au contraire, l'anéantissement de la race juive en Europe.» Discours secret d'Adolf Hitler devant les plus hauts responsables du Parti national-socialiste le 16 décembre 1941, suivant le résumé de Joseph Goebbels dans son journal. « Pour ce qui concerne la question juive, le Führer est résolu à faire table rase. Il a prophétisé aux juifs qu'ils subiraient la destruction s'ils provoquaient encore une guerre mondiale. Cela n'était pas qu'une phrase. La guerre mondiale est là, la destruction des juifs doit en être la conséquence nécessaire. C'est une question à considérer sans aucune sentimentalité. Nous ne sommes pas là pour avoir pitié des juifs, mais bien du peuple allemand. Si le peuple allemand doit encore sacrifier 160 000 morts sur le front de l'Est, alors les véritables responsables de cette guerre sanglante doivent le payer de leur vie. » Notes de Heinrich Himmler prises lors d'un entretien avec Adolf Hitler le 18 décembre 1941 à 16 h. « Question juive: à extirper comme partisans» Extrait du journal de Joseph Goebbels en date du 27 mars 1942. «Les juifs vont à présent être expulsés vers l'Est à partir du Gouvernement général, en commençant par Lublin. Il est employé ici une méthode passablement barbare et qui n'est pas à décrire plus avant, et qui, des juifs eux-mêmes, ne laisse plus grand-chose. En gros, on peut bien concevoir que 60 % doit être liquidé, pendant que seulement 40 % encore pourrait être engagé pour le travail. L'ancien Gauleiter de Vienne qui mène cette action à bien fait cela avec une assez grande prudence, et aussi avec une procédure qui fonctionne d'une manière pas trop voyante. Un jugement concernant les juifs est mis à exécution qui est à la vérité barbare, mais qu'ils ont mérité d'abondance. La prophétie que le Führer leur a faite en chemin s'ils causaient une nouvelle guerre mondiale, commence à se réaliser de la manière la plus atroce. On ne doit pas laisser régner, en ces affaires, la moindre sentimentalité. Les juifs, si nous ne nous défendions pas vis-à-vis d'eux, nous extermineraient. C'est un combat à la vie à la mort entre la race aryenne et le bacille juif. Aucun autre gouvernement ni aucun autre régime ne pourrait trouver la force de régler cette question complètement. Ici également, le Führer est l'inébranlable pionnier et le porte-parole d'une solution radicale qui est réclamée par l'état des choses et qui, de ce fait, est inéluctable. Dieu merci, nous avons maintenant, pendant la guerre, tout un ensemble de possibilités qui nous seraient défendues en temps de paix. Nous devons les utiliser. Les ghettos vidés dans les villes du Gouvernement général seront remplis par les juifs expulsés du Reich et la procédure doit se répéter ensuite après un certain temps. La juiverie n'a pas de quoi rire, et le fait que ses représentants aujourd'hui, en Angleterre ou en Amérique organisent et propagent la guerre contre l'Allemagne, ses représentants en Europe doivent le payer très cher, ce qui doit être considéré comme totalement fondé en droit.» Extrait du discours de Henrich Himmler à l'occasion des funérailles de Reinhard Heydrich, le 9 juin 1942. « La troisième tâche sera le peuplement et la migration des peuples européens que nous sommes déjà en train d'accomplir. Nous devons sans faute avoir achevé la migration du peuple juif en un an ; ensuite, il n'y en aura plus aucun pour errer. Il faut donc à présent que table rase soit faite, totalement. » Lettre de Viktor Brack à Heinrich Himmler en date du 23 juin 1942 « Cher Reichsführer, Il y a déjà longtemps que, sur instruction du Reichsleiter Bouhler, j'ai mis à la disposition du Brigadeführer Globocnik, une partie de mes hommes pour qu'il puisse mener à bien sa tâche spéciale. À la suite d'une nouvelle demande de sa part, je lui ai à présent affecté d'autres personnes. À cette occasion, le Brigadeführer Globocnik défendit la conception selon laquelle la totalité de l'action contre les juifs devait être menée à bien aussi vite que possible, de telle sorte que 123 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. pas un seul jour on ne reste en panne, au beau milieu, si des difficultés quelconques rendaient indispensable l'arrêt de l'action. Vous-même, Reichsführer, avez évoqué devant moi, en son temps, l'instruction selon laquelle, en raison de la nécessité de camouflage, on devait travailler aussi vite que possible. Les deux manières de voir, qui concourent en principe le même résultat, sont, d'après ma propre expérience, on ne peu plus fondées. Cependant, je vous serais reconnaissant, dans le même ordre d'idée, de me permettre de vous exposer les [points] suivants : Parmi les quelque 10 millions de juifs européens se trouvent, selon mon impression, au moins 2-3 millions d'hommes et de femmes tout à fait aptes à travailler. Au vu des extraordinaires difficultés auxquelles nous pouvons nous attendre sur la question du travail, mon point de vue est que ces 2-3 millions de personnes sont dans tous les cas à retirer et à conserver. Bien entendu, cela ne vaut que si on les rend en même temps incapables de se reproduire. Il y a à peu près un an déjà, je vous avais indiqué que certains de mes mandataires avaient réalisé toutes les expériences nécessaires pour atteindre ce but. Je voulais rappeler une nouvelle fois cet état de fait. Il n'est pas question, dans ce cas, de stérilisation du type de celles pratiquées normalement sur les dégénérés, parce qu'elles sont aussi voraces en temps qu'en argent. Une castration par rayon X, cependant, n'est pas seulement relativement peu coûteuse, mais peut aussi être appliquée sur des milliers et des milliers [de personnes] dans le temps le plus bref. Je crois qu'il est à présent déjà devenu sans importance que les personnes concernées prennent ensuite conscience, au bout de quelques semaines ou quelques mois, du fait qu'elles sont castrées. Dans le cas où vous décideriez, Reichsführer, de choisir cette voie, dans l'intérêt de la préservation du matériel de travail, le Reichsleiter Bouhler est prêt à mettre à votre disposition, pour la réalisation de ce travail, les médecins nécessaires et autres personnels. » Compte rendu par Heinrich Himmler de son entretien avec Adolf Hitler, le 19 juin 1943. « En réponse à mon exposé sur la question juive, le Führer indiqua que l'évacuation des juifs était à réaliser radicalement malgré les désordres qui ne manqueraient pas de surgir de ce fait dans les trois à quatre mois prochains et qu'elle devait être menée à bien. » Extrait du discours de Heinrich Himmler le 4 octobre 1943 devant des généraux de la SS à Posen. «Je veux ici, entre nous, évoquer en toute franchise un sujet particulièrement grave. Il faut que cela soit discuté une fois entre nous et, malgré cela, nous n'en parlerons jamais en public. De la même manière que, le 30 juin 1934, nous n'avons pas hésité un seul instant à remplir le devoir ordonné, et à mettre contre le mur des camarades qui avaient failli et à les fusiller, de même nous n'en avons jamais parlé et nous n'en parlerons pas. C'était là une chose qui allait de soi et qui, Dieu merci, vit en nous, ce tact qui a fait que nous ne nous en sommes jamais entretenus entre nous, que nous n'en avons jamais parlé. Cela a fait frémir chacun et, cependant, chacun était parfaitement clair sur le fait qu'il le referait si cela était ordonné et si cela était nécessaire. Je veux parler à présent de l'évacuation des juifs, de l'extirpation du peuple juif. Cela relève des choses dont on parle à son aise. – "Le peuple juif est en train d'être extirpé" dit chaque membre du Parti, "tout est clair, ça fait partie de notre programme, élimination des juifs, extirpation, on s'en occupe." Et puis, ils viennent tous, les 80 millions de braves Allemands, et chacun a son juif convenable. C'est clair, les autres sont des porcs, mais celui-là, c'est un juif de première qualité. De tous ceux qui parlent ainsi, pas un n'en a été le spectateur, pas un n'y a participé. Parmi vous, la plupart sauront ce que c'est quand 100 cadavres gisent ensemble, quand 500 gisent là, ou quand 1 000 gisent là. Avoir tenu sans relâche, et – mis à part les exceptions dues à la faiblesse humaine – être restés convenables, cela nous a rendus durs. C'est là une page de gloire de notre histoire, une page qui n'a jamais été écrite et qui ne sera jamais à écrire […]. En effet, nous savons combien cela nous serait difficile si – pendant les bombardements, quand nous supportons les fardeaux et les privations de la guerre – si nous avions aujourd'hui encore, dans chaque ville, les juifs comme saboteurs clandestins, agitateurs et meneurs. Nous en serions vraisemblablement au stade de l'année 1916-1917, si les juifs se trouvaient encore dans le corps du peuple allemand. » Compte rendu de la conférence de Wannsee, le 20 janvier 1942 PROTOCOLE DE LA CONFERENCE DE WANNSEE BERLIN, 20.1.1942 Geheime Reichssache [Classé secret du Reich] 30 exemplaires Exemplaire no. 16 I. Le 20 janvier 1942 à Berlin, Am Großen Wannsee no. 56-58, à eu lieu une conférence sur la solution finale de la question juive, à laquelle ont pris part: 124 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Gauleiter Dr. Meyer and Reichsamtsleiter Dr. Leibbrandt Reichsministerium für die besetzten Ostgebiete [Ministère du Reich des Territoires occupés de l'Est] Secrétaire d'État Dr. Stuckart Ministère de l'Intérieur du Reich Secrétaire d'État Neumann Beauftragter für den Vierjahresplan [Délégué du Plan de quatre ans] Secrétaire d'État Dr. Freisler Ministère de la Justice du Reich Secrétaire d'État Dr. Bühler Amt des Generalgouverneurs [Bureau du Gouvemeur général] Sous-secrétaire d'État Luther Ministère des Affaires étrangères SS-Oberführer Klopfer Partei-Kanzlei [Chancellerie du Parti] Ministerialdirektor Kritzinger [Directeur ministériel] Reichskanzlei [Chancellerie du Reich] SS-Gruppenführer Hofmann Rasse- und Siedlungshauptamt [Bureau central des races et de l’implanation] SS-Gruppenführer Müller SS-Obersturmbannführer Eichmann Reichssicherheitshauptamt [Bureau central de la Sûreté du Reich] SS-Oberführer Dr. Schöngarth, Commandant de la Police de Sécurité et du Service de Sûreté pour le Gouvernement général Sicherheitspolizei und SD [Police de Sécurité et du Service de Sûreté (SD)] SS-Sturmbannführer Dr. Lange, Commandant de la Police de Sécurité et du Service de Sûreté pour le district de Lettonie, représentant le commandant de la Police de Sécurité et du Service du commissariat du Reich pour les régions de l'Est Sicherheitspolizei und SD [Police de Sécurité et du Service de Sûreté (SD)] II. Le chef de 1a Police de Sécurité et du SD, I'Obergruppenführer SS Heydrich , fit part en ouverture de la mission qui lui était confiée par le Maréchal du Reich [Reichsmarschall] en vue de la préparation de la solution finale de la question juive en Europe, et indiqua que I' objectif de cette réunion était de clarifier les questions de fond. Le souhait du Maréchal du Reich [Reichsmarschall] de se voir présenter un projet d'organisation, de déroulement et de conditions matérielles dans la perspective de la solution finale de la question juive en Europe, exigeait au préaIable une harmonisation de toutes les instances centrales directement concernées par ces questions, dans la perspective d'une conduite parallèle de I'orientation des actions. La responsabilité du traitement de la solution finale de la question juive relève, sans considération des frontières geographiques, du Reichsführer SS et chef de la police allemande (chef de la Police de Securité et du SD). Le chef de la police de sécurité et du SD donna alors une brève rétrospective du combat mené jusqu'alors contre cet adversaire. Les temps forts en furent: a) le refoulement des Juifs hors du territoire d'implantation du peuple allemand, b) le refoulement des Juifs hors de I'espace vital du peuple allemand. Pour accomplir ces efforts, la seule solution alors possible fut provisoirement de renforcer et de planifier I'accélération de I'émigration des Juifs hors des territoires du Reich. Sur ordre du Maréchal du Reich [Reichsmarschall], une direction centrale du Reich pour I'emigration [Reichszentrale für jüdische Auswanderung] des Juifs fut créée en janvier 1939, et sa direction confiée au chef de la police de sécurité et du SD. Elle avait pour missions specifiques: a) de prendre toutes mesures pour préparer une émigration renforcée des Juifs, b) de diriger les flux d'émigration, c) d'accélérer au cas par cas I'application des procédures d'émigration. L' objectif etait de nettoyer des Juifs I' espace vital allemand en toute legalite. Tous les services étaient conscients des difficultés provoquées par une teile précipitation de I'émigration. Il fallut bien d'abord s'en accommoder, faute de toute autre solution. Par la suite, les tâches relatives à l'émigration ne furent plus seulement un problème allemand, mais aussi un problème dont les autorités des pays de destination, éventuellement d'immigration, eurent à s'occuper. Des difficultés financières, comme la hausse, par les différents gouvernements étrangers, des taxes d'entrée et de débarquement, mais aussi le manque de place sur les bateaux, le renforcement croissant des limitations, Voire des interdictions d'immigration, compliquèrent énormément les efforts d'émigration. Malgré ces difficultés, 53.000 Juifs furent amenés à émigrer entre la prise du pouvoir et le 31 octobre 1941, dont: - depuis le 30 janvier 1933, environ 360.000 du Reich, - depuis le 15 mars 1938, environ 147.000 des Marches de I'Est [Autriche], - depuis le 15 mars 1939, environ 30.000 du protectorat de Boheme-Moravie. L'émigration fut financée par les Juifs, voire par leurs organisations politiques. Pour éviter que les Juifs prolétaires restent, on fit en sorte que les Juifs fortunés financent le départ des autres; un prélèvement, une taxe à l'émigration fixée en fonction de la fortune, servit à couvrir les frais de I'émigration des Juifs pauvres. 125 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. En plus des rentrées en Reichsmark, des devises furent exigées pour le paiement des taxes d'entréee et de débarquement. Pour préserver le fonds allemand de devises, les institutions financières juives internationales furent appelées, par l'intermédiaire des organisations juives de l'intérieur, à pourvoir au recouvrement des sommes correspondantes en devises. Au total, jusqu'au 30 octobre 1941, les Juifs étrangers ont ainsi fourni, par voie de donation, 9.500.000 dollars. Depuis, le Reichsführer SS, chef de la police allemande, a interdit l'émigration des Juifs, en raison des dangers de l'émigration en temps de guerre, et en considération des nouvelles possibilités a l'est. III. Désormais, à la place de l'émigration, la prochaine solution à envisager, avec l'aval prélable du Führer, est l'évacuation des Juifs vers l'est. Ces actions sont toutefois à considérer uniquement comme des solutions transitoires, mais qui nous permettront d'acquérir des expériences pratiques qui geront très précieuses pour la solution finale à venir de la question juive. Au cours de la solution finale de la question juive en Europe, seront à prendre en considération environ 11 millions de Juifs, répartis comme suit dans les différents pays: A. Ancien Reich [Allemagne] Marches de l'Est [Autriche] Territoires de l'Est Gouvernement général Bialystok Protectorat de Bohême et de Moravie D'Estonie - libérée de Juifs Lettonie Lituanie Belgique Danemark France / zone occupée /zone non occupée Grèce Pays-Bas Norvège 131.800 43.700 420.000 2.284.000 400.000 74.200 B. Bulgarie Angleterre Finlande Irlande Italie y compris Sardaigne compris Albanie Croatie Portugal Roumanie (y compris Bessarabie) Suède Suisse Serbie Slovaquie Espagne Turquie (partie européenne) Hongrie URSS Ukraine 2.994.684 Russie blanche (à l’exception de Bialystok) 446.484 48.000 330.000 2.300 4.000 58.000 200 40.000 3.000 342.000 8.000 18.000 10.000 88.000 6.000 55.500 742.800 5.000.000 3.500 34.000 43.000 5.600 165.000 700.000 69.600 160.800 1.300 Le nombre des Juifs indiqué dans les différents pays etrangers est toutefois celui des Juifs religieux, la défInition des Juifs selon des critères raciaux étant partiellement absente dans ces pays. Le traitement du problème se heurtera dans chaque pays a certaines difficultés dues à I'attitude et a l'état d'esprit des populations, notamment en Hongrie et en Roumanie. En Roumanie par exemple, un Juif peut, aujourd'hui encore, acheter des papiers attestant officiellement une nationalité étrangère. En URSS, I'influence des Juifs sur tous les territoires est bien connue. Cinq rnillions de Juifs environ vivent dans la partie européenne, à peine 250.000 dans la partie asiatique. La répartition par profession des Juifs de la partie européenne de l'URSS est environ la suivante: 126 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Agriculteurs Ouvriers Commerçants Fonctionnaires Secteur privé presse, théâtre, etc.) 9.1% 14.8% 20.0% 23.4% (médécine, 32.7% Au cours de la solution finale, les Juifs de I'Est devront être mobilisés pour le travail avec I'encadrement voulu. En grandes colonnes de travailleurs, séparés par sexe, les Juifs aptes au travail seront amenés à construire des routes dans ces territoires, ce qui sans doute permettra une diminution naturelle substantielle de leur nombre. Pour finir, il faudra appliquer un traitement approprié à la totalité de ceux qui resteront, car il s'agira évidemment des éléments les plus résistants, puisqu' issus d' une sélection naturelle, et qui seraient susceptibles d'être le germe d'une nouvelle souche juive, pour peu qu'on les laisse en liberté (voir l'expérience de l'histoire). Au cours de l'exécution pratique de la solution finale, l'Europe sera passée au peigne fin d'ouest en est. L'opération débutera sur le territoire du Reich, y compris les protectorats de Bohême et de Moravie, à cause de la situation du logement et de la spécificté sociopolitique du Reich. Les Juifs évacués passeront d'abord, convoi par convoi, par des ghettos de transit, et de là seront transportés plus à loin à l'est. L'Obergruppenführer SS Heydrich poursuivit en précisant qu'une des conditions irnportantes pour la bonne marche de l'évacuation des Juifs était de fixer exactement le graupe des personnes concernées. Il n'est pas prévu d'évacuer à l'est les Juifs de plus de 65 ans, mais de les transférer dans un ghetto de vieillards vraisemblablement à Theresienstadt. En plus de cette tranche d' âge - parmi les 280.000 Juifs résidant en Allemagne et en Autriche au 31 octobre 1941, environ 30 % ont plus de 65 ans -, les Juifs grands invalides de guerre et ceux qui portent une décoration militaire (EK l) y seront accueillis. Cette solution appropriée permettra de couper court aux nombreuses interventions prévisibles. Le commencement des plus grandes opérations d'evacuation dépendra largement de l'évolution de la situation rnilitaire. En ce qui concerne le traitement de la solution finale dans les territoires européens occupés ou sous influence, il à été proposé que les responsables concernés du Ministère des Affaires étrangères se concertent avec le chef de section compétent de la police de sécurité et du SD. L'affaire n'est pas plus difficile en Slovaquie et en Croatie, puisque les questions essentielles à régler dans cette perspective ont déjà trouvé une solution. En Roumanie, le gouvernement à nomrné un chargé de mission pour les questions juives. Pour régler Ia question en Hongrie, il faut irnposer au plus vite au gouvernement un conseiller pour les questions juives. En raison de l'accueil réservé aux préparatifs de règlement du problème en ltalie, l'Obergruppenführer SS Heydrich estima qu'il convenait, dans cette affaire, d'etablir un contact avec le chef de la police. En France occupée et non occupée,le recensement des Juifs pour l'évacuation sera effectué, selon toute vraisemblance, sans grande difficulté. À ce sujet, le Sous-secretaire d'État Luther fit remarquer que le traitement approfondi du problème rencontrerait des difficultés dans quelques pays, comrne les États du nord, et par conséquent, il était recommandé, pour le moment, de laisser ces pays en suspens. Si l'on considère le nombre restreint de Juifs concernés, cette mise en suspens ne représente pas un obstacle important. Par contre, le Ministère ne prévoit pas de grandes difficultés pour le sud-est de l'Europe. Le Gruppenführer SS Hofmann envisage d' envoyer en Hongrie un expert du bureau central des races et de l'implantation pour participer à l'orientation générale, si du côté du chef de la police de sécurité et du SD on s'attaque là-bas à cette affaire. Il fut décidé de détacher provisoirement cet expert du bureau central des races et de l'implantation: il ne doit pas être lui-même actif, mais apparaître officiellement comme assistant auprès de l'attaché de la police. IV. Au cours de la mise en œuvre des projets pour la solution finale, les lois de Nuremberg doivent en quelque sorte en former le fondement, mais la condition d'une liquidation du problème sans laisser de trace passe également par la résolution des questions relatives aux mariages mixtes et aux Mischling. Le chef de la police de sécurité et du SD poursuivit la discussion théorique, à partir d'un courrier du chef de la chancellerie du Reich, sur les points suivants; 1) Traitement des Mischling du 1er degré Au regard de la solution finale de la question juive, les Mischling du 1er degré sont équivalents aux Juifs. 127 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Font exception à ce traitement: a) Les Mischling du 1er degré mariés à des Allemands de sang et ayant des enfants (Mischling du 2e degré) issus de ce mariage. Ces Mischling du 2e degré sont pour I'essentiel égaux aux Allemands. b) Les Mischling du 1er degré auxquels les plus hautes instances du parti et de I'État ont jusqu'alors conféré une situation d'exception dans tous les domaines. Chaque cas particulier doit être contrôlé, et il n'est pas exclu que la décision soit défavorable, méme pour ces Mischling. Les conditions pour que I'exception soit accordée doivent toujours relever des mérites fondamentaux du Mischling en question (et non des mérites des parents ou du conjoint allemands de sang). Tout Mischling du 1er degré bénéficiant de I'exception en matière d'evacuation devra être stérilisé, pour empêcher toute descendance, et éliminer définitivement le problème du métissage. Il sera procédé à la stérilisation sur la base du volontariat. Mais le maintien sur le territoire du Reich est soumis à cette condition. Le Mischling stérilisé sera par la suite libéré de toutes les dispositions restrictives auxquelles il était soumis jusqu'alors. 2) Traitement des Mischling du 2e degré. Les Mischling du 2e degré sont fondamentalement apparentés aux Allemands de sang, à I'exception des cas suivants, pour lesquels les Mischling du 2e degré sont placés sur un plan d' égalité avec les Juifs: a) Mischling du 2e degré issu d'une union bâtarde (couple de Mischling). b) Apparence raciale particulièrement désavantageuse pour le Mischling du 2e degré, le placant par son aspect extérieur du côté des Juifs. c) Rapports policiers ou politiques particilièrement mauvais à propos du Mischling du 2e degré, faisant paraître qu'il se ressent et se comporte comme un Juif. Mais il ne sera pas fait exception, même dans de tels cas, si le Mischling du 2e degré est marié avec un Allemand de sang. 3) Mariages entre Juifs et Allemands de sang Il faut décider au cas par cas si le conjoint juif doit être évacué ou bien s'il est transféré vers un ghetto de vieilIards, en considération des conséquences d'une teIle mesure sur la parenté allemande de ce couple mixte. 4) Mariages entre Mischling du 1er degré et Allemands de sang a) Sans enfant Si aucun enfant n'est issu du mariage, le Mischling du 1er degré sera évacué, éventuelIement transféré dans un ghetto de vieillards (même traitement que pour les mariages entre Juifs et Allemands de sang, au point 3) b) Avec enfants Si desenfants (eux-mêmes Mischling du 2e degré) sont issus du mariage, et s'ils sont placés sur un plan d'égalité avec les Juifs, ils seront évacués avec le Mischling du 1er degré, ou transférés dans un ghetto. Dans la mesure où ces enfants sont au même plan que les Allemands (cas normaux), ils bénéficient de l' exception à l'évacuation, de même que leur parent Mischling de 1er degré. 5) Mariages ente deux Mischling du 1er degré ou entre Mischling du 1er degré et Juif. Dans le cas de ces mariages, chaque membre (y compris les enfants) est traité comme Juif et donc évacué, voire transféré dans un ghetto de vieillards. 6) Mariages entre Mischling du 1er degré et Mischling du 2e degré Sans consideration de l'existence ou non d'enfants, les deux conjoints seront eva- cues ou transferes dans un ghetto de vieillards, dans la mesure ou d'eventuels enfants presentent sur le plan racial, en regle generale, de plus fortes traces de sang juif que les Mischling Juifs du 2e degré. Le Gruppenführer SS Hofmann exprima l'avis qu'il fallait user largement de la stérilisation, d'autant plus que le Mischling, placé devant le choix entre evacuation et stérilisation, se soumettra plutôt à la stérilisation. Le secrétaire d'État, Dr. Stuckart , fit le constat que la mise en œuvre des solutions qui viennent d'être exprimées pour la liquidation des questions relatives aux mariages mixtes et aux Mischling entraînerait, dans les formes prévues, une immense quantité de tâches administratives. Pour tenir compte des données biologiques présentes dans tous les cas, le secrétaire d'État, Dr. Stuckart, proposa en outre d'adopter la stérilisation obligatoire. Pour simplifier le problème des mariages mixtes, il faudrait réfIéchir à des dispositions par lesquelles le législateur dirait: « ces mariages sont dissous. » Sur la question des conséquences de l'évacuation des Juifs sur la vie économique, le secrétaire d'État Neumann expliqua que les Juifs employés dans les entreprises indispensables en temps de guerre ne pourraient pas être évacués tant qu'ils ne seraient pas remplacés. L'Obergruppenführer SS Heydrlch indiqua que ces Juifs ne seraient pas évacués dans le cadre des directives qu'il avait approuvées pour l'exécution des actions d'évacuation actuellernent en cours. Le secrétaire d'État, Dr. Bühler , remarqua qu'on saluerait, au Gouvernement général le fait de commencer la solution finale dans le Gouvernement général, car le problème du transport n'y ajouterait pas de difficulté 128 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. supplémentaire, et que des raisons de mobilisation pour le travail ne viendraient pas y entraver le déroulement de l'action. Il faudrait éloigner aussi vite que possible les Juifs des territoires du Gouvernement général, car le Juif, porteur d'épidémie, y représentait un danger particulièrement éminent, et apportait en outre, par ses trafics continus, le désordre dans la structure économique du pays. Sur les 2 millions et demi de Juifs concernés, la majorité étaient par ailleurs inaptes au travail. Le secrétaire d'État, Dr. Bühler, poursuivit en constatant que la solution de la question juive dans le Gouvernement général relevait de la compétence du chef de la police de sécurité et du SD, et que ses efforts devaient être soutenus par les autorités du Gouvernement général. Il n'avait qu'un seul souhait: que la question juive soit réglée sur ce territoire le plus vite possible. En conclusion, les différentes résolutions furent discutées, et il en ressortit, tant du côté du Gauleiter, Dr. Meyer , que de celui du secrétaire d'État, Dr. Bühler, qu'on était d'avis qu'il fallait mener irnmédiatement, dans les territoires en question, certains travaux préparatoires au déroulement de la solution finale, en évitant cependant de provoquer l'inquiétude de la population. En mettant un terme à la réunion, le chef de la police de sécurité et du SD demanda aux participants de lui accorder tout leur soutien dans l'exécution des tâches décidées. 129 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Comment la presse française a (dé) couvert la libération des camps La libération des camps n'était pas un objectif militaire des alliés. Les quotidiens de l'époque n'en ont donc que découvert tardivement la réalité, sans rien dire, en ce début 1945, du calvaire des juifs. jeudi 20 janvier 2005 (Liberation.fr - 19:18) Par Nicole GAUTHIER Les historiens le répètent: en janvier 1945, alors qu'Américains, Britanniques et Français d'un côté, Armée rouge de l'autre, encerclent les positions allemandes, la libération des camps n'est un objectif militaire ni pour les uns, ni pour les autres. La presse française de ces premiers jours de l'année 1945 traduit fidèlement cet état d'esprit. Jusqu'au 25 janvier, «Le Figaro», «Le Monde» et les autres gardent l'œil rivé sur les conquêtes territoriales: «Les Russes ont pris Oppel, à 40 kilomètres de Koenigsberg...», «L'Oder est franchi...», l'Armée rouge traverse les villes polonaises, Breislau, Katowice, Poznan... Elle arrivera dans les faubourgs de Berlin le 30 janvier. Nul quotidien français ne signale le 28 janvier que, la veille, le camp d'Auschwitz-Birkenau a été «libéré» par les Soviétiques. A peine, début février, la presse commence-t-elle à se demander «comment s'effectuera le rapatriement des prisonniers et des déportés»: «Près de 2,7 millions des nôtres sont en Allemagne, rapporte «Le Figaro» du 16 février. Il y a parmi eux 750.000 prisonniers de guerre, 220.000 prisonniers transformés, 708.000 déportés du travail, 400.000 déportés politiques, 115.000 déportés raciaux et 300.000 Alsaciens-Lorrains». Une brève de Moscou Il faut attendre l'édition datée des 18-19 février pour repérer une brève, toujours dans «Le Figaro». Signée d'une correspondance du journal à Moscou, titrée «Les marchés d'esclaves», elle est suffisamment éclairante pour mériter une publication in extenso: «Moscou, 17 février. Dans l'Etoile rouge, le major X écrit: “Depuis Cracovie, nous rencontrons de plus en plus de ces baraquements peints de noir et entourés de classiques fils de fer barbelés parcourus de forts courants électriques. Pratiquement chaque usine a ainsi son camp d'esclaves venus de tous les pays de l'Europe. Certains ont été envoyés là pour des fautes insignifiantes (...) A Birkenau, les Allemands avaient créé un marché d'esclaves où les directeurs d'usine venaient choisir et acheter leur main d'œuvre aux agents de la Gestapo. Malheur à ceux trop faibles pour travailler. Après récupération de leurs dents en or, ils étaient supprimés et leurs corps brûlés. Il en était de même de ceux qui, au bout d'un certain temps ne pouvaient plus travailler par suite d'affaiblissements ou d'accidents. La Gestapo faisant toujours volontiers marcher ses chambres à gaz et son four crématoire.”» 3 mars. James de Coquet, envoyé spécial du «Figaro», est en Alsace où il découvre les restes du seul camp de concentration sur le territoire français - alors annexé par les nazis, le Struthof. Voici le début de son reportage: «“Nous serons inhumains”, avait dit Hitler. C'est au Struthof que cet article de son programme s'est pleinement réalisé. Ce qui distingue cet endroit de tous les lieux tragiques qui jalonnent quatre années d'occupation, tels qu'Oradour, Tulle ou Saint-Genis-Laval, c'est qu'ici les atrocités commises l'ont été non par esprit de représailles, mais à des fins dites scientifiques. Struthof était sans doute le laboratoire d'où devait sortir le surhomme (...) Les cobayes qu'on y utilisait étaient, de préférence, français». Dans «Le Figaro» du 18 avril, un avertissement au lecteur Mais c'est vraiment à partir de la mi-avril, alors que le front allié progresse vers l'est, que les journalistes qu'on dirait aujourd'hui «embedded» découvrent en même temps que les armées françaises, américaines et britanniques les camps de Kleingladbach, Buchenwald ou Dachau. Le 18 avril, «Le Figaro» publie un nouveau reportage de James de Coquet sur le camp de Kleingladbach. Le directeur du journal, Pierre Brisson, le fait précéder d'un avertissement au lecteur: «J'ai hésité à mettre sous les yeux des lecteurs le récit hallucinant que James de Coquet, dans cet esprit véridique qu'on lui connaît et qui donne une valeur si nette à ses témoignages, vient de nous adresser. Je n'ignore pas, les éprouvant moi-même, la répugnance et les angoisses que la description de pareils spectacles peut inspirer. Mais je crois qu'il est de notre devoir de ne pas jeter le voile sur ces atrocités. (...) Il nous appartient à nous Français de transmettre, chaque fois que faire se peut, à nos amis lointains et nécessairement incrédules, les pièces d'un dossier dont la méconnaissance serait un crime». Le lendemain, Julien Cain, administrateur de la Bibliothèque nationale, déporté à Buchenwald, accorde une interview au journal: «Buchenwald était une organisation scientifique d'extermination». Le 23, François Mauriac interroge: «Parler ou se taire»: «Plus j'y songe, plus il m'apparaît qu'au sujet des abominations allemandes, nous ne pouvions plus rien dissimuler», écrit l'académicien. Début mai, la France découvre Dachau: «Comment on vivait au camp de Dachau libéré hier par les Américains» (Le Figaro, 2 mai). L'historien Pierre Vidal-Naquet raconte dans ses Mémoires (1) qu'il a conservé le numéro de «Combat» daté du 5 mai, alors qu'adolescent, il attendait le retour de ses parents déportés — ils ne reviendront jamais: «80 hommes au crâne tondu, qui semble fragile comme un œuf, avec des figures grosses comme le poing, trouées d'immenses yeux sans fond, plus fous que douloureux», écrit JacquesLaurent Bost sur «La mort à Dachau». La presse relate aussi l'indignation alliée, dont les responsables disent tout découvrir des atrocités nazies: «Ce qu'on a découvert à Weimar dépasse de beaucoup tout ce qu'on a vu et imaginé jusqu'ici», annonce le Premier ministre britannique, Wintson Chrchill, devant les Communes, en promettant une «déclaration solennelle signée du président des Etats-Unis, du maréchal Staline et de lui-même» (Le Monde, 21 avril). Aucun des reportages sur les camps publiés par les journaux d'avril à juillet 1945 ne fait mention des juifs, ou de façon incidente et tout à fait exceptionnelle. Il y est question de «Français», de «déportés», ou de «détenus» de «toutes les nationalités unies dans la même souffrance». Les témoignages, eux, évoquent les «camarades d'enfer». (1) Le Seuil-La découverte, 1995. 130 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Un livre sur la shoah. «Le Journal de Macha» Par Macha Rolnikaite (extrait: de la page 42 à 44) lundi 24 janvier 2005 (Liberation.fr - 10:48) Le Journal de Macha De Vilnius à Stutthof 1941-1945 Traduit de l'allemand par Nicole Casanova Macha Rolnikaite Liana Levi, 316 pp., 2003. «Les Allemands ne nous considèrent pas comme des êtres humains, ils nous marquent comme des moutons. Il ne faut en aucun cas nous résigner! Personne n'osera donc résister? Maman me prie de moins parler et de l'aider à coudre les insignes de tissu. Elle découpe la doublure jaune d'une vieille couverture et nous nous mettons à coudre nos propres marques d'infamie. Quelques voisines qui n'ont pas de tissu jaune viennent chez nous. Le travail est très pénible: ici, la marque est trop large, là elle est de travers. Personne ne parle, tout le monde se contente de gémir. En sortant, une voisine dit que nous devrions porter ces signes avec fierté. Eh bien, nous avons enfin quelque chose avec quoi nous pouvons parader... En tout cas, moi, je n'irai jamais avec cela dans la rue - j'aurais honte de rencontrer ainsi un professeur ou même une amie. Encore une prescription. Tous les Juifs sont obligés de remettre leur argent, leurs bijoux et leurs objets de valeur en or. On ne doit garder sur soi que 30 reichsmarks, c'est-à-dire 300 roubles. Sangsues! Pourtant, les marques jaunes et l'argent confisqué ne sont pas ce qu'il y a de pire. Car ils assassinent des innocents! Des patrouilles armées s'emparent des hommes juifs dans la rue et les traînent dans la prison de la place Lukishki! Maintenant, les hommes ont peur de sortir dans la rue. Mais cela ne les sauvera pas: ces criminels pénètrent la nuit dans les maisons et enlèvent même les petits garçons. Au début, tout le monde a cru que les prisonniers allaient à Ponar, dans un camp de travail. Mais maintenant, nous savons déjà qu'il n'y a pas de camp à Ponar. Là-bas, les hommes sont fusillés! On jette les cadavres dans des fosses cimentées. Est-ce possible? Mais c'est terrible!!! Pourquoi, pourquoi nous tue-t-on? Les khapers, les «rapteurs» - on appelle ainsi ceux qui viennent prendre les gens - continuent à exercer leur cruel métier, Dans chaque logement, on a entre-temps aménagé une planque où les hommes se cachent jour et nuit. Ce n'est peut-être pas un mal, que Papa ne soit pas là. Est-il là-bas?.. Il se bat sur le front et il nous libérera. Chaque fois que le professeur Jonaitis nous apporte les informations de la radio de Moscou (il n'a pas rendu son poste de radio, mais il l'a caché dans le bûcher), j'ai l'impression qu'on me parle de Papa. C'est pour cela que Maman a tellement peur. Elle voudrait naturellement avoir des nouvelles de Papa, mais non par la radio: car alors on nous fusillerait comme parents d'un membre de l'Armée rouge. Peut-être ne nous fusillera-t-on pas non plus. En tous cas, les familles des officiers soviétiques vivent encore. On les a parquées dans deux bâtiments de la Subotsh Gas et on les garde là. Mais qui sait ce qu'il adviendra d'eux? La manière d'agir des Allemands est parfaitemenl incompréhensible: nulle part au monde on ne tue des prisonniers de guerre, et à Ponar ils en ont fusillé quatre mille. Fusillé... On a poussé les hommes au bord d'une fosse: on a braqué sur eux des fusils dont les petites balles s'enfoncent dans le cœur et le transpercent. Non, tous ne sont pas touchés immédiatement au cœur ou à la tête pour s'effondrer morts; beaucoup ne sont que blessés et meu-rent ensuite dans d'affreuses douleurs. Ils en ont abattu quatre mille, férocement, tant de jeunes hommes anéantis. Voilà tout ce que cache le mot «fusillé»! Jamais encore je n'avais clairement compris le sens de ce mot. De même, «fascisme», «guerre», «occupation», étaient pour moi jusqu'à aujourd'hui des concepts vides.» 131 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Auschwitz : la commémoration prend une ampleur sans précédent LE MONDE | 24.01.05 | 14h16 Le 60e anniversaire de la libération des camps nazis, en janvier 1945, donne lieu à de très nombreuses cérémonies. Jeudi 27 janvier, une cinquantaine de chefs d'Etat et de gouvernement et près de 10 000 personnes se retrouveront à Auschwitz, le plus grand des camps d'extermination libéré par l'armée rouge. Cette commémoration a pris une dimension exceptionnelle, bien plus importante que celle organisée il y a dix ans et qui avait suscité de nombreuses polémiques, allant jusqu'à provoquer des manifestations séparées. En Pologne, les controverses sur la spécificité de la Shoah se sont apaisées. Dimanche, à Paris, a été inauguré le "Mur des noms" où sont inscrites les identités des 76 000 juifs déportés de France. Une session spéciale des Nations unies devait se tenir lundi, à New York. Le 60e anniversaire de la libération des camps nazis va donner lieu pendant toute la semaine à des célébrations qui culmineront en Pologne avec la cérémonie internationale organisée à Auschwitz le 27 janvier, jour anniversaire de l'arrivée de l'armée rouge dans le plus grand des camps de la mort, en 1945. Dix mille personnes environ y seront présentes, parmi lesquelles des délégations de déportés, des soldats russes, une cinquantaine de chefs d'Etat et de gouvernement, ainsi que de nombreux autres dirigeants. Ces manifestations sont d'une ampleur sans précédent. Comme en juin 2004 pour la commémoration du débarquement allié en Normandie, le souvenir semble mobiliser beaucoup plus qu'il y a dix ans, pour le 50e anniversaire. Les générations des témoins directs se fragilisent et, à dix ans d'intervalle, le devoir de relayer la mémoire dont ils sont porteurs s'impose avec plus d'urgence. Plusieurs pays d'Europe ont pris conscience ces dernières années de l'ignorance des jeunes générations relativement à cette période de l'Histoire et à ce que fut l'entreprise d'extermination des juifs d'Europe. Plusieurs pays sont aux prises avec diverses formes de résurgence de l'antisémitisme et de développement du racisme, qui rappellent instamment au devoir de mémoire. Il fallait cependant, pour que la commémoration de l'Holocauste pût prendre la dimension qu'elle aura cette semaine, que l'Europe au sens large y soit politiquement apte. Lors du 50e anniversaire, elle ne l'était pas. L'Allemagne avait refait son unité au sein de l'Union européenne quelques années plus tôt. L'effondrement des régimes communistes était censé avoir libéré les pays de l'Est d'une lecture idéologique de l'Histoire qui récusait la spécificité de la Shoah et assimilait la guerre froide à la poursuite du combat antifasciste. Mais tout cela était trop récent, les nouveaux ancrages mal assurés. LA QUERELLE DU CARMEL La guerre froide était finie mais, en janvier 1995, l'Europe n'était pas en paix. Six mois avant les massacres de Srebrenica, la guerre de Bosnie divisait les diplomaties impuissantes, pesait sur les consciences, jetait son discrédit sur toute manifestation de communion dans le "plus jamais ça". L'Europe n'était pas non plus en état de porter un même regard sur son Histoire et sur la Shoah, comme le confirmèrent les cérémonies du cinquantenaire à Auschwitz. La querelle du carmel s'était certes apaisée, l'Eglise catholique ayant fini par renoncer à la construction d'un couvent de carmélites aux portes de l'ancien camp. Mais Lech Walesa, le héros de Solidarnosc devenu président de la République, ne concevait ces cérémonies que comme un hommage à la nation polonaise martyre du IIIe Reich. Les polémiques entre Varsovie et les organisations juives se soldèrent par l'organisation de deux manifestations séparées. Plusieurs dirigeants déclinèrent l'invitation, tel François Mitterrand estimant que cet anniversaire devait être "l'affaire des déportés". Lech Walesa réussit l'exploit de prononcer, le 26 janvier 1995 à l'université Jargellone de Cracovie, un discours sur l'horreur des camps nazis dans lequel pas une seule fois il n'eut recours au mot "juif". Il rectifia le lendemain à Auschwitz, mais du bout des lèvres, tandis qu'Elie Wiesel était autorisé - après d'infinies tractations - à dire un kaddish, une prière juive aux morts. Six mois auparavant, Bill Clinton et François Mitterrand avaient orchestré en Normandie un hommage au Débarquement qui n'eut pas la même portée symbolique que celui de juin 2004. Ni l'Allemagne ni la Russie n'avaient été conviées. L'Allemagne n'était pas encore en mesure de qualifier sereinement de "libération" le déluge de feu qui s'est abattu sur elle à la fin de la guerre. Les Russes n'avaient pas été invités, au motif un peu court qu'ils n'avaient pas pris part au Débarquement. Cela renforça à Moscou les vieilles thèses nationalsoviétiques, passant sous silence les débuts de la guerre (et le pacte germano-soviétique) et s'indignant du mépris des Occidentaux pour le tribut que les Russes lui ont effectivement payé. Dix ans plus tard, l'Europe est encore loin d'une lecture commune de l'Histoire. Les Polonais, par exemple, ont pu le vérifier en août, quand Vladimir Poutine a repris à son compte la version soviétique de la "victoire commune" polono-russe contre les nazis à propos de l'anniversaire de l'insurrection de Varsovie - ces jours sans fin de l'été 132 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 1944 où l'armée rouge, l'arme au pied, regarda sans bouger depuis l'autre rive de la Vistule la Wehrmacht anéantir leur capitale insurgée. Les Allemands ont pu vérifier eux aussi récemment que tous les comptes ne sont pas apurés avec la Pologne, lorsqu'a fait rage dans ce pays un mouvement leur réclamant des réparations de guerre et que la Diète polonaise a entériné cette revendication en septembre. La semaine dernière encore, des chamailleries ont éclaté au Parlement européen autour de l'anniversaire de la libération des camps (Le Monde des 23 et 24 janvier). Le programme de la cérémonie du 27 janvier à Auschwitz et la liste des intervenants témoignent néanmoins que les temps ont changé en dix ans. Les autorités polonaises ont conçu cette fois la commémoration dans un esprit d'ouverture digne de son objet. Les dirigeants polonais ont veillé à ne pas transformer ce rendez-vous du souvenir en un sommet de chefs d'Etat, mais des rencontres sont prévues en marge, à Cracovie. Les commémorations servent en effet aussi d'instrument diplomatique, pour surmonter les contentieux historiques et les querelles du moment. Le président Kwasniewski s'entretiendra avec M. Poutine jeudi ; il a déjà fait savoir qu'il se rendrait à Moscou le 9 mai, pour l'anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, "la" date dans le rituel commémoratif russe. CLIMAT ASSAINI Le nouveau président ukrainien Viktor Iouchtchenko participera également aux cérémonies, avant de poursuivre la tournée qu'il a entreprise en Europe immédiatement après son intronisation. M. Kwasniewski aura aussi un entretien avec Jacques Chirac, dans un climat totalement assaini par rapport à la période des brouilles francopolonaises, à propos de la guerre en Irak ou de la Constitution européenne. Le président français attache une grande importance à la cérémonie d'Auschwitz. Passé maître dans l'art de la commémoration, il avait remarquablement exploité, en juin, la gravité particulière que conférait à l'anniversaire du débarquement allié en Normandie la fêlure qui s'est insinuée ces dernières années au cœur de l'Alliance atlantique. Depuis, et jusqu'en mai, l'actualité politique française aura été ponctuée des messages délivrés à l'occasion de multiples cérémonies du souvenir. George W. Bush a délégué à Auschwitz le vice-président Dick Cheney. Le président américain doit venir en Europe, mais en février seulement, pour un sommet de l'OTAN. Quant aux Britanniques, c'est le secrétaire au Foreign Office Jack Straw qui les représentera ; à un niveau à la fois honorable et modeste, ajusté sans doute au poids conjugué, dans la sensibilité britannique, de la compassion et de l'absence totale de culpabilité historique. Claire Tréan 133 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Session spéciale à l'ONU en hommage aux victimes des nazis LE MONDE | 24.01.05 | 14h16 "Le mal qui a mené à l'extermination de six millions de juifs menace encore aujourd'hui chacun d'entre nous", déclare Kofi Annan. Il rappelle que les Nations unies ont été fondées dans "une réponse directe à l'Holocauste". New York (Nations unies) de notre correspondante Les Nations unies tiennent, lundi 24 janvier, une session spéciale de l'Assemblée générale consacrée au 60e anniversaire de la libération des camps nazis. Une vingtaine de ministres ont prévu de participer à cette commémoration, dont les chefs de la diplomatie israélienne, Silvan Shalom, française, Michel Barnier, allemande, Joschka Fischer, et canadienne, Pierre Stewart Pettigrew. La Pologne devait être représentée par le député Bronislaw Geremek et le discours d'ouverture prononcé par le Prix Nobel de la paix Elie Wiesel. Selon le secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, cette commémoration revêt une signification particulière pour l'Organisation qui a été fondée dans "une réponse directe à l'Holocauste" en 1945. "Notre Charte a été écrite alors que le monde découvrait l'horreur des camps, a-t-il rappelé. Le mal qui a mené à l'extermination de six millions de Juifs dans ces camps menace encore aujourd'hui chacun d'entre nous." L'ONU s'apprête elle-même à célébrer cette année son 60e anniversaire dans un climat international troublé par l'impossibilité de trouver une réponse commune à la situation en Irak ou à ce que les Etats-Unis ont qualifié de "génocide" au Darfour. M. Annan espère que la session de lundi soit "vue comme l'expression de nos engagements à édifier une organisation qui puisse réagir rapidement et efficacement à un génocide et à d'autres violations graves des droits de l'homme". Pour le soixantième anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, l'Assemblée générale avait seulement prévu une réunion en mai, selon une résolution adoptée le 22 novembre. Un hommage similaire à toutes les victimes de la guerre avait été rendu en 1995, pour le 50e anniversaire. Le 10 décembre, l'ambassadeur américain, John Danforth - qui a désormais quitté l'ONU sans être encore remplacé -, a créé la surprise en demandant une session spéciale consacrée à la libération des camps, dans une lettre à laquelle se sont joints le Canada, les vingt-cinq pays de l'Union européenne, l'Australie, la NouvelleZélande et la Russie. Le diplomate américain y affirmait que l'ONU est le lieu adéquat pour une telle cérémonie puisque de nombreuses nations sont représentées aussi bien parmi les victimes des camps que parmi leurs libérateurs ou les survivants. "MAJORITÉ MORALE" Selon la presse israélienne, l'initiative est venue en fait d'Israël, le gouvernement de M. Sharon souhaitant que les Etats membres entendent le rappel de la Shoah là même où sont votées chaque année une série de résolutions qu'il considère marquées d'un biais propalestinien. Après avoir longtemps considéré l'ONU comme quantité négligeable, Israël a commencé à contre-attaquer en 2003 en présentant une résolution pour la première fois depuis des décennies. Pour accentuer la pression sur les Etats membres, dont certains avaient des réticences à une initiative aussi formelle que la "session spéciale", le représentant démocrate de Californie Tom Lantos est venu lui-même voir Kofi Annan le 11 décembre. D'origine hongroise, lui-même survivant d'un camp de travail, il s'est déclaré consterné par "l'opposition de certains pays arabes à cette session", reflétant "un manque de conscience et de perspective historique difficile à comprendre dans la communauté internationale". Il doit faire partie de la délégation américaine lundi à New York, avec le sous-secrétaire d'Etat Mark Grossman. Pendant un mois, Kofi Annan a approché les pays membres afin d'obtenir la majorité requise pour convoquer la session et, le 13 janvier, avec l'accord de 138 pays, la journée de commémoration a été annoncée. L'ambassadeur israélien à l'ONU, Dan Gillerman, a espéré que ce "nouveau chapitre" marque une amélioration dans les relations entre Israël et les Nations unies. "Il est vrai que j'ai parlé d'une majorité automatique immorale à l'Assemblée générale contre Israël", a-t-il déclaré lors d'une conférence de presse le 19 janvier. "Mais ce que nous avons vu, dans la préparation de cette journée de lundi, c'est la formation d'une majorité morale, a-t-il affirmé. Et nous espérons voir plus dans ce registre à l'avenir." Corine Lesnes 134 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le projet de résolution sur Auschwitz suscite une polémique au sein du Parlement européen Les eurodéputés tiendront une séance plénière le 27 janvier, jour de la commémoration de la libération du camp. Des élus polonais reprochent au texte qui doit être adopté d'être injuste avec leur pays. LE MONDE | 22.01.05 | 17h29 Bruxelles de notre bureau européen Le Parlement européen parviendra-t-il à commémorer dans la sérénité le soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, jeudi 27 janvier ? Le président de cette institution, Josep Borrell, ainsi que les chefs de groupes politiques, se rendront à la cérémonie officielle qui aura lieu sur le site de l'ancien camp de concentration, en Pologne. Pendant ce temps, à Bruxelles, les eurodéputés se réuniront en session plénière pour voter une résolution condamnant à la fois "l'antisémitisme, la xénophobie et le racisme". La discussion de cette résolution a suscité un débat inattendu après que des élus de la droite polonaise ont reproché au projet initial de suggérer une responsabilité de leur pays dans la perpétration de la Shoah. La surprise a été totale, mercredi 19 janvier, lorsque les coordinateurs des groupes politiques en charge de la justice et des libertés se sont réunis pour négocier le texte. Ils s'attendaient à une offensive de l'extrême-droite, puisque deux eurodéputés du Front national, Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch, sont visés par leur condamnation du révisionnisme. Mais elle est venue du camp démocrate-chrétien, représenté, de manière exceptionnelle, par un Polonais, Boguslaw Sonik (Plate-forme civique), et non par sa collègue allemande chrétiennedémocrate, Ewa Klamt. me M Klamt avait cédé sa place à la demande insistante de M. Sonik, indique-t-on au bureau de la députée, qui n'a pu être jointe. "Les Allemands ont tendance à culpabiliser sur ces sujets", explique une conservatrice allemande, sous couvert d'anonymat. M. Sonik n'a pas tant critiqué le contenu de la proposition de résolution que sa formulation : il a protesté contre toutes les expressions qui pourraient laisser entendre que le camp d'Auschwitz aurait été construit par les Polonais, ou que la nation e polonaise aurait été complice des persécutions commises par le III Reich. Il s'en est vivement pris à la baronne Sarah Ludford, libérale anglaise, qui tenait la plume, parce qu'elle refusait d'écrire que le camp d'Auschwitz "a été construit par les Allemands", et de préciser que les nazis étaient des "nazis allemands". Il a fini par claquer la porte. Mme Ludford a expliqué au Monde qu'elle refuse d'assimiler "nazis" et "Allemands" parce que "tous les nazis n'étaient pas allemands et que tous les Allemands n'étaient pas nazis". Elle regrette que M. Sonik "réveille une bataille entre Allemands et Polonais, alors que l'Europe est faite pour unir les nations". En se comportant de cette façon, "il ouvre le débat sur la responsabilité des Polonais dans la Shoah", explique-t-elle. Un point de vue que partage Daniel Cohn-Bendit, le président du groupe des Verts, lui-même allemand d'origine juive : "On assiste au retour du refoulé !", analyse-t-il. "Au Parlement européen, personne ne mettait en cause la responsabilité des Polonais, mais ils ont eu tellement peur qu'on le fasse qu'ils ont ouvert le débat", explique-t-il. "Il faudra bien parler de l'antisémitisme chrétien et des pogroms contre les juifs qui se sont produits avant que les Allemands envahissent la Pologne", ajoute M. Cohn-Bendit. Martine Roure, coordinatrice socialiste française, a vivement choqué M. Sonik, quand elle lui a expliqué qu'"il n'est pas interdit de s'interroger sur la responsabilité de certains Polonais", de même qu'on a mis en cause "celle de l'Etat français sous le régime de Vichy". "Nous, nous n'avons pas eu de gouvernement collaborateur, nous avons été occupés par les Allemands !", lui a répondu M. Sonik. Le député polonais a déclaré au Monde qu'il "en a assez" des "déformations historiques" qui rendraient les Polonais complices des persécutions hitlériennes. Avec son collègue socialiste Dariusz Rosati, ancien ministre des affaires étrangères polonais, il a soumis à la signature de ses collègues du Parlement européen, le 15 décembre 2004, une pétition qui "récuse et condamne" les idées "négationnistes" consistant à "rejeter sur d'autres nations la responsabilité des crimes qui ont été commis et à faire passer les victimes pour les bourreaux". M. Sonik demande que la résolution du Parlement européen dresse la liste des victimes du nazisme, et que les Polonais en fassent partie, au même titre que les juifs ou les Tsiganes. "D'accord, mais alors, il ne s'agit pas d'oublier les homosexuels !", répond la baronne Ludford. Les présidents des groupes pourraient être appelés à la rescousse, pour éviter que le débat ne s'envenime. L'allemand Martin Schulz, chef des socialistes - à qui le président du conseil italien, Silvio Berlusconi, qu'il avait critiqué, avait lancé, en 2003 : "Je sais qu'un producteur en Italie est en train de préparer un film sur les camps de concentration nazis ; je vais vous proposer pour le rôle de kapo, vous serez parfait"- estime qu'il "faut à tout prix éviter de telles bagarres avant la commémoration, par respect pour les victimes". C'est aussi "par respect pour la commémoration du 60e anniversaire" que l'eurodéputé Patrick Gaubert, UMP, président de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (Licra), a désapprouvé une autre initiative prise par son collègue du même groupe, Jacek Saryusz-Wolski, président de la délégation polonaise démocrate-chrétienne, de déposer une pétition qui invite à "comparer les crimes du nazisme à ceux du communisme". M. Saryusz-Wolski estime que le débat doit avoir lieu sur le plan européen, "comme il a eu lieu en France lors de la sortie du livre noir du communisme". Rafaële Rivais 135 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Dans la petite ville d'Oswiecim, la proximité du camp suscite des sentiments ambivalents LE MONDE | 24.01.05 | 14h16 Sur le dépliant touristique de la ville, le mot "juif" ne figure jamais. Oswiecim de notre envoyé spécial Oswiecim est une petite ville située à une cinquantaine de kilomètres de l'ancienne capitale de la Pologne, Cracovie. Combien de personnes connaissent son nom, y compris parmi les 25 millions de visiteurs qui s'y sont déjà rendus en provenance des quatre coins du monde ? e Ce n'est pas pour le beffroi du XIII siècle d'un château maintes fois reconstruit sur une colline qu'on y fait le déplacement. Encore moins pour ses HLM d'après-guerre. Les bus s'arrêtent à 3 km de là, sur un terrain plat de 200 hectares humidifié par la Vistule et son affluent la Sola, battu par les vents et invisible depuis la ville. Oswiecim en polonais ou Oshpitzin en yiddish - souvenir d'un bourg de 12 000 âmes en 1939 qui comptait 60 % de juifs - se dit Auschwitz en allemand. "Dès que je dis où j'habite, les gens font des yeux ronds. "Comment peut-on vivre dans le camp ?", demandent-ils", raconte Sylvia Mersztein. Attablée au Mefisto, un pub logé dans une vieille cave du centre-ville, cette jeune Tzigane de 23 ans, étudiante en histoire des religions à Cracovie, précise : "Oswiecim est une ville où l'on vit normalement." Normalement ? "Les associations juives font pression sur la municipalité. Mais elles, elles ne vivent pas ici. Elles ne devraient pas s'impliquer aussi fortement parce que cela crée des ressentiments", ajoute la jeune femme engagée dans la vie de sa communauté rom et dont plusieurs parents sont morts à Auschwitz, comme 21 000 autres Tziganes. BATAILLE DE MÉMOIRES "Je comprends les locaux", admet Andrzej Zozula, directeur exécutif de l'Union des communautés religieuses juives de Pologne. Le Konzentrationlager Auschwitz "est quelque chose de tellement énorme pour une si petite ville. Ce lieu appartient à l'héritage mondial et nécessite un traitement spécial. La difficulté est que le camp se trouve dans les environs d'une ville qui doit vivre", ajoute-t-il. Une ville de 40 000 habitants qui s'étend maintenant jusqu'aux abords du camp d'extermination. Par le passé, le Musée d'Auschwitz - créé en 1947 comme "monument du martyrologe et de la lutte du peuple polonais et des autres peuples", conformément à la réthorique communiste - a déjà été le théâtre de conflits acharnés. Mais ils se situaient à des années-lumière au-dessus de l'enjeu local. Ce fut notamment, en 1986, le scandale des carmélites installées depuis deux ans dans l'ancien théâtre où était stocké le zyklon B servant pour les chambres à gaz. Bataille de mémoires juives et catholiques, polonaises et communistes... "La mémoire juive (...) s'impose non sans polémiques à la fin des années 1980. - A partir de là - Auschwitz-Birkenau devient un lieu réel pour les juifs de la diaspora", écrit Annette Wieviorka, directrice de recherches au CNRS, dans la revue L'Histoire. "L'enjeu maintenant est aussi financier", ajoute-t-elle. En 2004, "près d'un million de personnes ont visité le camp", selon Andrzej Zozula. Le maire d'Oswiecim en a fait son fonds de commerce électoral. Janusz Marszalek "a été élu - en 2002 - en faisant campagne contre le musée d'Auschwitz-Birkenau", explique un universitaire de Cracovie. La municipalité regrette de ne pas profiter du flot de visiteurs et de n'en supporter que les contraintes. "Jusqu'à récemment, le musée donnait son avis sur toute construction à un kilomètre à la ronde autour de son enceinte. Beaucoup de projets d'investissements ont été bloqués", dénonce M. Marzalek. La seule discothèque de la ville, établie depuis des années derrière une station-service située à plusieurs centaines de mètres du camp, a dû fermer ses portes en 2001 "sous la pression d'organisations juives internationales", dénonce le maire. Même chose pour le projet de petit supermarché qui aurait dû ouvrir à proximité. Le maire est d'autant plus amer qu'il en était le principal investisseur ! "La presse a fait de moi un businessman cherchant à s'enrichir sur l'Holocauste, mais personne ne dit que des sociétés privées opèrent à l'intérieur du camp", accuse-t-il. "Résultat, nous n'avons plus de discothèque et toujours pas de supermarché", regrette Sylvia Merzstein. "Les visiteurs viennent au musée et repartent immédiatement, sans s'arrêter dans la ville, qui n'en profite donc pas pour son développement", ponctue M. Marzalek. "ATTAQUES ANTISÉMITES" Derrière ces affaires de gros sous, certains suspectent le maire de mener une autre bataille, idéologique. Janusz Marzalek sent le soufre. "Nous changeons de trottoir quand nous le voyons", explique un diplomate occidental. Selon un universitaire de Cracovie, "son site Internet comportait des attaques antisémites". Depuis, le site a été nettoyé et l'élu a appris à parler selon des règles "politiquement correctes". Mais l'on peut s'étonner de la maigre place accordée au camp dans le dépliant touristique de la ville où, comme à l'époque communiste, on mentionne bien "le premier transport de prisonniers polonais le 14 juin 1940", mais où ne figure jamais le mot "juif" ; où la "marche de la mort" de 60 000 déportés mis sur les routes par un froid polaire dix jours avant l'arrivée de l'armée rouge le 26 janvier 1945 devient dans le dépliant un simple "transport à pied d'évacuation des détenus". Pas un mot non plus sur l'ancien quartier où vivaient les juifs avant-guerre. Shimon Klueger, le dernier membre de la communauté et survivant de la Shoah, est mort en 2000, rappelle-t-on à la synagogue d'Oswiecim, rouverte la même année grâce à des fonds communautaires américains. Tous les habitants ne partagent pas ce parti pris. "Nous avons une responsabilité : celle d'étudier ce qui s'est passé ici et de le transmettre", explique Elzbieta Tyminska, professeur d'histoire au lycée Konarski, transformé durant la guerre en caserne pour l'armée allemande, qui avait fait me évacuer l'essentiel de la ville soumise à un régime spéciale. Egalement guide au musée - un employeur non négligeable à Oswiecim -, M Tyminska conclut : "Mais nous ne passons pas nos journées à parler de la Shoah. La ville n'est pas un grand cimetière." Christophe Châtelot 136 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. En Pologne, les controverses sur la signification d'AuschwitzBirkenau se sont apaisées LE MONDE | 24.01.05 | 14h16 Varsovie de notre correspondant L'organisation, le 27 janvier, des cérémonies commémorant le 60e anniversaire de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau ne suscite pas une grande attention en Pologne. Certains eurodéputés polonais se sont mobilisés pour rappeler que les Polonais avaient aussi été des victimes du nazisme. Mais l'événement dans les médias apparaît surtout sous un jour diplomatique avec la venue de près de cinquante chefs d'Etat et de gouvernement, dont Jacques Chirac, Vladimir Poutine et Silvio Berlusconi. Sans oublier le viceprésident américain, Dick Cheney, et surtout Viktor Iouchtchenko, le nouveau président ukrainien. Tous se retrouveront l'après-midi du 27 dans l'enceinte du camp pour les cérémonies officielles. Vladimir Poutine parlera pour les soldats russes qui ont libéré le camp ; le président israélien, Moshe Katzav pour les 960 000 juifs qui y ont été exterminés ; Simone Veil parlera pour les déportés juifs, Wladyslaw Bartoszewski pour les non-juifs, le président du Conseil des Roms d'Allemagne, Romani Rose, pour les Tziganes, le président polonais Alexander Kwasniewski pour son pays. COMPROMIS SUR LES CROIX Des rencontres sont également prévues en marge des cérémonies, à Cracovie. Le président Kwasniewski s'entretiendra avec Vladimir Poutine jeudi. Il aura aussi un entretien avec Jacques Chirac, signe du "nouvel élan" que les deux parties ont décidé d'insuffler à leurs relations bilatérales après des moments difficiles. Sur le plan intercommunautaire, la cérémonie ne provoque guère d'émois. "Tout a déjà été vu ou entendu. Cela n'a pas d'impact sur l'opinion publique", constate Konstanty Gebert, publiciste et l'un des intellectuels les plus actifs au sein de la petite communauté juive polonaise. Les controverses sur le camp ont été mises en sourdine. "Un compromis a été trouvé sur les croix catholiques élevées dans l'enceinte du camp en mémoire de Polonais fusillés. Le musée a fait d'énormes progrès en reconnaissant que les victimes, dont le nombre a été révisé, sont essentiellement juives, améliorant ainsi son crédit scientifique", ajoute-t-il. La Pologne n'essaie plus de sous-estimer l'importance d'Auschwitz ou d'en détourner la signification. Simplement, les commémorations interviennent à un moment où le climat des relations judéo-catholiques est apaisé, où l'enseignement de l'Holocauste a fait son entrée dans les écoles et jusqu'aux universités. Le débat n'est pas clos mais selon Konstanty Gebert, "il y a peut-être un ras-le-bol des débats historiques depuis l'affaire de Jedwabne". Le 10 juillet 1941, 1 600 juifs furent massacrés dans cette localité par leurs voisins polonais. La révélation de ce pogrom en 2000, par l'universitaire américain Jan Gross, avait provoqué une véritable tempête dans le pays. Le président de la République, Alexander Kwasniewski, avait ensuite demandé pardon des crimes commis par ses concitoyens. L'Eglise polonaise avait tenu une messe exceptionnelle. Le pape Jean Paul II sera représenté aux commémorations par monseigneur Lustiger, enfant juif dont la mère a disparu sur les routes de la déportation. Du coup, l'anniversaire de cette année passe, jusqu'à présent, inaperçu dans les médias. Le Parlement a certes voté vendredi une résolution soulignant que "le cimetière le plus horrible de l'histoire moderne (...) nous rappelle les conséquences de la mise en pratique de la folle idéologie nationale-socialiste". Par la même occasion, les parlementaires polonais ont rendu hommage à l'armée rouge qui a libéré le camp d'Auschwitz. La question ne faisait pas débat sur le plan historique. Mais elle relève de l'ordre du symbole dans ce pays où 15 000 officiers furent exécutés au printemps 1940 par les Soviétiques à Katyn. Christophe Châtelot 137 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le quotidien "Rzeczpospolita" dénonce les "mensonges inacceptables" de la presse occidentale Au moment où chefs d'Etat et de gouvernement participent à Auschwitz à l'anniversaire de la libération des camps, journaux et télévisions polonais reviennent peu sur des événements qu'ils estiment avoir suffisamment célébrés. LE MONDE | 26.01.05 | 14h15 Varsovie de notre correspondant Christophe Châtelot Le débat sur les cérémonies du 60e anniversaire de la libération, le 27 janvier 1945, du camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau est entré par la fenêtre dans les médias polonais, avant la date prévue. Un projet de résolution au Parlement européen condamnant "l'antisémitisme, le racisme et la xénophobie", d'une part, et des articles sur Auschwitz parus dans des médias étrangers, d'autre part, ont bouleversé le calendrier éditorial. La plupart des quotidiens et des télévisions prévoyaient en effet une couverture de l'événement concentrée autour du jour des cérémonies. Ainsi, les deux premières chaînes nationales publiques, TVP1 et TVP2, auront consacré une vingtaine d'heures à ce sujet dans la semaine précédant les célébrations. La moitié de ce temps pour la seule journée du jeudi 27 janvier, jour des cérémonies officielles en présence d'une cinquantaine de chefs d'Etat et de gouvernement à Auschwitz, quand s'enchaîneront retransmissions en direct, débats, fictions et documentaires. Les chaînes de télévision privées ignoreront, quant à elle, le sujet. Et les hebdomadaires ont assuré jusqu'à ce jour un service minimum avec, essentiellement, la publication de points de vue d'historiens. Le quotidien de centre droit Rzeczpospolita annonce certes la publication d'un supplément, mais en réalité le sujet est loin d'envahir les colonnes des journaux polonais, à la différence de la presse étrangère. Il ne faudrait pas y voir une volonté de nier l'événement. "Mais la couverture est sans doute insuffisante, admet Bronislaw Wildstein, éditorialiste à Rzeczpospolita. On a publié tant de chose au cours de ces quinze dernières années, célébré tant d'anniversaires relatifs à la seconde guerre mondiale et à l'Holocauste que l'on a le sentiment erroné que l'on a tout dit sur le sujet." Chacun concède que le débat historique en Pologne est loin d'être clos, mais la célébration de l'événement qu'a été la libération du plus grand des camps d'extermination par l'armée rouge intervient sans doute à un moment où les Polonais ressentent le besoin de souffler. Les changements démocratiques qui ont eu lieu ces dernières années dans le pays ont en effet provoqué un déferlement de publications et autant d'examens de conscience, après que la chape de plomb communiste qui recouvrait l'historiographie polonaise fut levée en 1989. Un tournant radical et douloureux fut négocié en 2000 avec le livre Les Voisins, écrit par l'universitaire américain Jan Gross, dans lequel il relatait le pogrom de quelque 1 600 juifs par leurs voisins polonais dans le village de Jedwabne. "Vous n'imaginez pas les débats que cela provoqua", se rappelle Konstanty Gebert, éditorialiste au principal quotidien polonais Gazeta Wyborcza. Le président polonais, Aleksander Kwasniewski, demanda pardon pour ce massacre au nom de ses concitoyens, et l'Eglise catholique célébra des messes expiatoires. Cet ouvrage provoqua un véritable séisme, à la hauteur de l'émotivité polonaise sur ce sujet. Une émotion extrême qui remonte aujourd'hui à la surface en marge des célébrations, à chaque fois que le stéréotype d'une Pologne antisémite est soupçonné de montrer le bout de son nez dans les discours ou les publications étrangères. Ainsi, mardi 25 janvier, Rzeczpospolita dénonçait, en première page, "les mensonges inacceptables" que l'on retrouve, selon le quotidien, "de plus en plus souvent dans les médias occidentaux, y compris en Allemagne". Le journal s'insurge précisément contre l'utilisation d'expressions telles que "les camps d'extermination polonais", en référence aux camps établis par les nazis sur le sol polonais. La formulation laisserait entendre que ce pays porte une lourde responsabilité dans la Shoah. Le journal estime que "la solution est de porter plainte devant les tribunaux", démarche soutenue par le ministre des affaires étrangères, Adam Rotfeld. De la même manière, les journaux polonais accordent une large place aux controverses nées de la rédaction de la résolution que le Parlement européen doit adopter jeudi 27 janvier. Ils soutiennent dans leur ensemble le mouvement d'humeur déjà manifesté par les députés polonais au Parlement européen. Vendredi 21 janvier, ils ont claqué la porte lors de la séance de travail parlementaire pour protester contre la formulation initiale du texte, comprenant l'expression les "camps d'extermination en Pologne" sans qu'il soit fait référence à l'Allemagne. Le quotidien Rzeczpospolita concède que le moment d'une "confrontation germano-polonaise est mal choisi, (...) mais qu'il serait préférable de dire que la responsabilité incombe à l'Allemagne hitlérienne". L'article explique qu'il y a vingt ans les Allemands se sentaient responsables du cauchemar de la deuxième guerre mondiale, mais qu'aujourd'hui "ils estiment que leurs excuses passées suffisent. C'est dangereux, (...) même si l'on ne peut pas demander que l'on pointe éternellement du doigt les fautes de ses aïeuls." 138 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. La mémoire de la Shoah s'est construite par à-coups, au gré d'une succession de crises LE MONDE | 24.01.05 | 14h16 Pourquoi paraît-on célébrer le 60e anniversaire de la fin du cauchemar concentrationnaire avec plus d'éclat encore que le cinquantenaire ? Pour Jean-Charles Szurek, un historien français qui travaille sur la mémoire de la Shoah en Pologne, "on a un sentiment de dernière fois". Comme ce fut le cas à l'été 2004 pour les célébrations du débarquement, le 60e anniversaire de l'entrée des troupes soviétiques à Auschwitz serait l'ultime rassemblement des survivants de l'événement. Pour Marie-Claire Lavabre, directrice de recherches au Cevipof et spécialiste de la mémoire collective, "on commémore d'autant plus qu'il y a de moins en moins de mémoire vive". Un discours sur la "lassitude d'entendre parler d'Auschwitz" (Holocaust fatigue) se fait aussi entendre depuis les années 1990, en Europe comme aux Etats-Unis. Le romancier Martin Walser en avait été à l'automne 1998 le porte-parole occasionnel lorsqu'il se mit à dénoncer "l'instrumentalisation" d'Auschwitz et la "routine de la culpabilisation" dans le débat public allemand. Mais la sensibilité de certaines élites ne reflète pas forcément la perception générale, où le sujet inspire, y compris parfois dans les jeunes générations, de la douleur plutôt que de la réticence. La mémoire de la Shoah ne suit donc pas un cours linéaire, baissant tendanciellement selon le modèle du deuil individuel. Elle procéderait plutôt par à-coups, par une succession de crises qui portent, à intervalles de plus en plus réguliers, le sujet sur la scène publique internationale. On peut dater la première de ces "crises" de l'enlèvement en Argentine par les services secrets israéliens d'Adolf Eichmann, l'un des organisateurs de l'extermination, dont le procès s'est ouvert à Jérusalem le 11 avril 1961. 80 ANS DE MÉMOIRE VIVE Le retentissement de ce procès (la salle de presse pouvait accueillir 600 journalistes) désenclave une mémoire qui jusque-là - et depuis la clôture des procès des responsables nazis à Nuremberg, à la fin des années 1940 - demeurait d'autant plus cantonnée aux cercles de survivants ou aux milieux juifs que la guerre froide créait un contexte peu favorable à son expression. Le "camp socialiste" était soupçonné de s'approprier le souvenir d'Auschwitz, tandis que la réintégration de l'Allemagne dans le concert des nations mettait, à l'Ouest, ces commémorations sous le boisseau. Si les grands témoignages - L'Univers concentrationnaire de David Rousset (1946), Si c'est un homme de Primo Levi (1947), L'Espèce humaine de Robert Antelme (1949) ou La Nuit d'Elie Wiesel (1957) - sont publiés avant le procès d'Eichmann, leur popularité sera bien postérieure. Les procès charrient un lot d'archives qui constituent les premiers fonds où commencent à puiser les historiens : le Français Léon Poliakov de façon pionnière avec son Bréviaire de la haine (1951), puis l'Américain d'origine viennoise, Raul Hilberg, avec sa Destruction des juifs d'Europe (1961, traduction française, Fayard, 1988). e C'est à partir du 40 anniversaire que la commémoration d'Auschwitz devient un événement international. Un intellectuel allemand, l'égyptologue Jan Assmann, a tenté, dans un de ses ouvrages, La Mémoire culturelle (Beck, 1997), d'expliquer pourquoi. Pour lui, la mémoire vive s'étend sur une période de quatre-vingts ans à l'issue de laquelle disparaissent les derniers survivants. Après quarante ans, note-t-il, les témoins se souviennent, adultes, d'un événement vécu dans leur enfance ou leur jeunesse. C'est l'occasion d'une "crise mémorielle" dont le discours solennel du 8 mai 1985 du président allemand Richard von Weizsãcker au Bundestag à l'occasion du 40e anniversaire de la capitulation et la "querelle des historiens" allemands sur l'unicité du génocide fournit l'illustration. En France, cela correspondrait à la sortie du film Shoah de Claude Lanzmann (1985) et aux premiers procès pour "crimes contre l'humanité" liés au génocide avec, en 1987, celui de Klaus Barbie, traqué et retrouvé par Serge et Beate Klarsfeld. La montée en puissance du négationnisme dans ces années-là contribue, à sa manière, à mobiliser historiens, juristes et associations de déportés. En 1986, Elie Wiesel reçoit le prix Nobel de la paix, au titre des rescapés d'Auschwitz. e Tandis que le 50 anniversaire de la libération du camp d'extermination avait entériné les effets que la fin de la guerre froide produisait sur la mémoire de la Shoah, le 60e correspondrait à un moment de transition. Les témoins sont encore là, mais les éléments qui supporteront une mémoire désormais fortement institutionnalisée se mettent, eux aussi, en place. e Si un Musée de l'Holocauste existe, depuis 1993, à Washington, il est significatif que ce 60 anniversaire coïncide avec l'achèvement du Denkmal (Monument) de l'Holocauste à Berlin, après quinze ans de controverses (l'inauguration est prévue en mai). Bien loin donc de "passer", comme certains le pensaient, le souvenir d'Auschwitz s'inscrit, au contraire, dans la pierre. Après la lente reconnaissance de la singularité du génocide, sa mémoire semble maintenant échapper aux victimes et à leurs descendants pour se métamorphoser en patrimoine universel. Nicolas Weill 139 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. De la barbarie hitlérienne est née la notion de "crime contre l'humanité" LE MONDE | 24.01.05 | 14h16 A quelles valeurs renvoie la notion d'humanité ? Parce que la question est immense, les juristes peinent encore à définir les crimes contre l'humanité. Cette incrimination pénale a émergé, en 1945, de la barbarie hitlérienne. Depuis, elle n'a cessé d'évoluer. Récemment, le terrorisme, le clonage humain, sont venus à nouveau la bousculer. "On essaie, avec cette notion, de définir des valeurs, que l'on a du mal à écrire dans des mots de juristes", résume Michel Massé, professeur de droit à l'université de Poitiers. Avant la seconde guerre mondiale, les actes inhumains, commis collectivement contre des populations civiles au nom d'un projet politique, étaient sanctionnés sous l'incrimination de "crimes de guerre". Seuls quelques diplomates avaient utilisé l'expression de "crime contre l'humanité" après le génocide des Arméniens de 1915. Les crimes contre l'humanité sont inscrits le 8 août 1945 dans l'accord de Londres instaurant le tribunal militaire international siégeant à Nuremberg. Ils sont alors définis comme "l'assassinat, l'extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toute population civile, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux". Mais, en 1945, la priorité est de punir les crimes contre la paix et les crimes de guerre ; les victimes civiles sont négligées. Au procès de Nuremberg, "les crimes contre l'humanité, que l'on vient pourtant de créer, sont absents", rappelle Denis Salas, secrétaire général de l'Association pour l'histoire de la justice. Dans le jugement des responsables nazis, ces crimes "ne sont retenus que comme une catégorie interstitielle destinée à combler les manques des autres infractions, explique M. Salas. Les acteurs du procès de Nuremberg ont du mal à penser un mal radical qui excède les bornes du droit". En 1948, l'ONU ajoute le génocide au crime contre l'humanité. En 1973, c'est le cas de l'apartheid. Des criminels sont jugés sous la nouvelle qualification, par des tribunaux nationaux, comme ce fut le cas pour Adolf Eichmann en Israël, ou des juridictions internationales ad hoc, tel le tribunal pénal pour l'ex-Yougoslavie. En France, il faut attendre le code pénal de 1994 pour voir ces crimes sortir du contexte de la seconde guerre mondiale et s'inscrire dans le droit national. Mais le texte de 1994 n'a jamais servi. Paul Touvier, Klaus Barbie et Maurice Papon ont été condamnés en référence au texte de Nuremberg et au nom de l'imprescriptibilité de ces crimes, reconnue par la France en 1964. Des plaintes ont certes été déposées contre des criminels étrangers recherchés en France, tel Augusto Pinochet. Mais les juges ont retenu la qualification de "torture", plus efficace pour les poursuivre bien que ce crime ne soit pas imprescriptible. En la matière, la Convention de l'ONU autorise, en effet, la compétence universelle. En outre, les deux lois de 2001 relatives à la reconnaissance du génocide arménien et à l'esclavage ne peuvent être utilisées pour poursuivre des responsables, en raison du principe de non-rétroactivité. Mais "le plus important, c'est que le droit français a été verrouillé par la Cour de cassation pour que le crime contre l'humanité ne puisse pas s'appliquer à la guerre d'Algérie, souligne M. Massé. La France reconnaît ce crime pour des faits anciens, et pour les actes nouveaux, à partir de 1994. Entre les deux, il y a un trou, dans la mémoire et dans le droit". Les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont, de nouveau, bousculé l'incrimination née il y a cinquante ans. Pour Robert Badinter, il convient d'assimiler ces actes aux crimes contre l'humanité. "Des actes semant la terreur, visant aveuglément des populations civiles, et commis au nom d'un projet et de motivations idéologiques entrent tout à fait dans le cadre des crimes contre l'humanité", estime l'ancien ministre de la justice. Et ce d'autant que les statuts de la Cour pénale internationale, installée en 2002, définissent les crimes contre l'humanité comme les actes de meurtre, d'extermination, de persécution ou de déportation "commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile". Mais la question divise les juristes. Jusqu'à présent, ces deux droits ont évolué parallèlement, explique M. Massé, car "la nature du terrorisme est différente : il s'en prend à n'importe qui, et non à un groupe précis ; ses auteurs n'ont pas, à la différence des autres criminels, le contrôle d'un territoire ; enfin, ils subissent une réprobation morale relative : des années après les faits, certains terroristes ont acquis une légitimité, un pouvoir". Les biotechnologies provoquent également des interrogations. En France, la loi du 6 août 2004 a ainsi modifié le code pénal, plaçant en tête du chapitre consacré aux crimes contre les personnes, les "crimes contre l'humanité et contre l'espèce humaine". Ces derniers venus recouvrent l'eugénisme et le clonage humain, punis de trente ans de réclusion. "Le crime contre l'humanité peut se définir comme le fait d'avoir éliminé massivement des personnes qu'on estime différentes. Le clonage pourrait être l'inverse, le fait de créer des personnes en maîtrisant leurs caractéristiques. D'où ce rapprochement des deux notions, même si le droit, tâtonnant, ne les assimile pas encore", indique M. Massé. L'installation de la CPI rend désormais possible le jugement de tous les "crimes les plus graves touchant l'ensemble de la communauté internationale". "C'est un progrès, souligne M. Badinter, mais toutes les leçons d'Auschwitz n'ont pas été tirées par la justice. De longs silences pèsent sur les génocides ultérieurs, comme celui du Cambodge." Nathalie Guibert 140 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. par Dominique Dhombres Télévision : La version intégrale de "Shoah" diffusée sur France 3 LE MONDE | 25.01.05 | 13h18 Le film de Claude Lanzmann commence tout doucement. Assis dans une barque, un homme de 47 ans chante une vieille romance polonaise. Sur cette même rivière, il chantait déjà, mais les pieds entravés, alors qu'il n'avait que 13 ans et qu'il allait chercher de la luzerne, un peu plus loin dans les champs, pour nourrir les lapins des SS. Il était un des "juifs du travail" choisis par les Allemands et chargés de diverses besognes dans la région de Chelmno, en Pologne, où l'extermination des juifs a commencé en décembre 1941. Il est en quelque sorte le nocher, celui qui nous fait passer sur l'autre rive. France 3 diffusait, dans la nuit de lundi à mardi, la version intégrale de Shoah. C'était la première fois que ce film, sorti en 1985, était montré entièrement en continu à la télévision. Claude Lanzmann avait retrouvé l'enfant chanteur en Israël et lui avait demandé de revenir à Chelmno. Quatre cent mille juifs sont morts là, asphyxiés par les gaz d'échappement des camions, dont les chauffeurs SS faisaient tourner les moteurs. Puis les corps étaient emmenés dans la forêt. "C'est ici qu'on brûlait les gens. Il y avait deux immenses fours, et les flammes montaient jusqu'au ciel", raconte ce témoin. Autour de lui, la campagne est verdoyante, paisible, tranquille. La force du film est dans ce contraste entre ce qui est raconté et ce qu'on voit. Dans sa lenteur aussi. Dans certains silences. L'ancien enfant chanteur est ainsi entouré, à la sortie de l'église de Chelmno, par des paroissiens qui se souviennent de lui et se disent heureux de le revoir. Il se tait. D'autres images persistent, après ces neuf heures et demie de film. Le très long travelling sur la voie ferrée montant jusqu'à l'entrée du camp d'Auschwitz-Birkenau. Le visage mince et ridé du conducteur polonais de la locomotive, dans la gare de Treblinka. Il se penche à l'extérieur, avec sa vareuse et sa casquette. Il se souvient que les Allemands lui donnaient de la vodka, comme à ses camarades. "Sans avoir bu, on n'aurait pas pu", dit-il. A plusieurs reprises, des survivants racontent le choc de l'arrivée : les cris, les pleurs, les coups qui pleuvent sur la tête, la séparation entre les hommes et les femmes. Et puis ce geste répété, accompli par des paysans polonais et entrevu par les interstices du wagon, le tranchant de la main passé sur la gorge, qui signifiait l'annonce d'une mort prochaine. 141 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L'attitude réfractaire de certains élèves oblige les enseignants à repenser leurs cours sur la Shoah LE MONDE | 25.01.05 | 14h26 • MIS A JOUR LE 25.01.05 | 15h02 "Il est difficile de leur faire admettre que c'est un génocide différent des autres", dit un professeur. Des élèves refusant de regarder le film d'Alain Resnais Nuit et brouillard. En plusieurs décennies d'enseignement de l'histoire, Marie-Paule Hervieu n'avait jamais fait face à pareil défi. C'était il y a trois ans. "Un petit groupe d'élèves de terminale ES s'est regroupé au fond de la salle. Ils ont abaissé leurs bonnets sur les yeux et se sont mis à faire du bruit, aconte cette professeure d'histoire d'un lycée parisien. Une élève m'a dit : "On en a assez du ressassement de l'histoire des juifs". Je me suis dit : le mot "ressassement" ne fait pas partie de son vocabulaire habituel : elle ne parle pas seulement en son nom. Je leur ai demandé de sortir de la classe. Plus tard, on en a reparlé, ils ont évolué. Au devoir suivant, ils ont choisi d'eux-mêmes le sujet sur la Shoah. C'est à la fois désespérant... et pas désespérant si l'on parvient à mettre les élèves devant des savoirs qu'ils n'ont pas." Peut-on encore enseigner la Shoah dans les collèges et lycées français ? Un pamphlet, Les Territoires perdus de la République (Mille et une nuits), a répondu violemment par la négative à cette question en 2002, décrivant une sorte de révolte généralisée des élèves d'origine maghrébine contre cette partie de l'enseignement de l'histoire et mettant en cause la complaisance de professeurs aveuglés par leurs sympathies propalestiniennes. Le philosophe Alain Finkielkraut n'est pas loin de partager ce diagnostic lorsqu'il estime que "l'enseignement de la Shoah se révèle impossible à l'instant même où il devient obligatoire". Si personne ne nie la réalité de tels dérapages, leur ampleur reste à mesurer scientifiquement. "Sur une quarantaine d'établissements visités dans l'académie de Versailles, nous avons constaté deux incidents de cet ordre", rapporte Benoît Falaize, professeur à l'Institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) de Versailles et coauteur de la seule enquête d'ampleur menée par l'éducation nationale (INRP) sur la question. "Dans certaines classes, minoritaires, le conflit du Proche-Orient parasite l'enseignement de l'extermination des juifs", analyse M. Falaize. Des élèves issus de l'immigration en situation de malaise identitaire "perçoivent que ce sujet est chargé d'une dimension particulière", poursuit-il. "En classe, à l'âge où on aime la provocation, ils en profitent pour saisir l'enseignant sur ce qui fait mal. Constater qu'ils retournent sur les juifs le stigmate anti-arabe ne justifie en rien les propos antisémites." "MOINS D'IMAGES-CHOCS" L'enseignante qui a essuyé la rébellion contre Nuit et brouillard, très impliquée dans le travail avec les associations de déportés, en convient : ce type de situation est "minoritaire à l'échelle de la France mais très dur pour les déportés et leurs familles". "Autrefois, coexistaient une forme de conscience et une forme de censure, constate Mme Hervieu. Aujourd'hui, une certaine parole antisémite s'est libérée. Beaucoup d'élèves se pensent en référence à une communauté arabe et musulmane." En classe, elle s'en tient à une attitude stricte : "Je ne veux pas savoir ce que pensent les élèves mais il y a un certain nombre de choses que je ne peux pas entendre. Quand je dis que le racisme n'est pas une opinion mais un délit, ils comprennent." D'incidents de ce genre, Laurent Seillier, professeur d'histoire au collège Pierre-Mendès-France d'Arques (Pas-de-Calais), n'en a pas connaissance dans l'académie de Lille. Responsable pédagogique du centre départemental d'histoire La Coupole de Saint-Omer, il reconnaît qu'il a modifié sa façon d'enseigner cette période. Il utilise, dit-il, "beaucoup moins d'images-chocs qui écœurent certains élèves" et fait davantage référence à la situation des juifs en Europe avant la guerre. Il montre à ses élèves des photos d'enfants et d'adolescents français de la région lilloise qui finiront déportés, insiste sur le fait qu'ils étaient "des Français comme les autres", aux origines sociales mélangées. "L'attitude des élèves a changé mais pas en profondeur, tempère lui aussi Roland Gandon, professeur au lycée Jacques-Cartier de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine). La période leur semble plus lointaine, plus abstraite aussi car la mémoire familiale a disparu. Ils ont plus de mal à placer la Shoah dans une continuité historique." Surtout, ajoute-t-il, les élèves sont à ce point abreuvés d'images d'actualité sanglantes, de commentaires journalistiques se référant au mot "génocide", qu'"il est difficile de leur 142 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. faire admettre que la Shoah est un génocide différent des autres". "La spécificité de l'extermination par les nazis, constate M. Gandon, c'est la grosse démonstration que nous avons à faire. En terminale, nous y parvenons ; en troisième, c'est moins sûr." L'enseignant malouin se souvient d'"une blague gênante d'un élève de troisième" en présence d'un rescapé qu'il avait invité dans sa classe. "J'ai pris l'élève par le bras et je l'ai obligé à sortir, rapporte-til. Certains collégiens considèrent le cours sur la Shoah comme un rite. Cela les dérange et, lorsqu'une situation les gêne, ils font les idiots." Plus banalement, les enseignants témoignent de difficultés de compréhension de la place de la Shoah dans l'histoire. Tel Laurent Seillier, à qui des élèves ont demandé de les prendre en photo, tout sourire, devant un baraquement d'Auschwitz. "C'étaient des élèves vraiment intéressés, il ne s'agissait pas d'un véritable problème de comportement, encore moins d'antisémitisme, mais je me suis dit : "Comprennent-ils véritablement où ils sont ?"" FORMATION INSUFFISANTE Comment adapter sa pédagogie à ce contexte ? En replaçant la Shoah dans un rapport à l'humanité, aux droits de l'homme, plaide Mme Hervieu ; en la situant dans une perspective historique plus large, répond Nadine Lopes, enseignante au collège Jean-Moulin de Pontault-Combault (Seine-et-Marne). "J'explique que l'antisémitisme a existé avant Hitler, j'aborde l'affaire Dreyfus. Si l'on met en regard les valeurs de la démocratie et l'univers concentrationnaire, les gamins comprennent pourquoi ils n'en veulent pas." En confrontant les élèves aux témoins qui évoquent l'antisémitisme vécu en Pologne, la manière dont la IIIe République a refusé la naturalisation de leurs parents, ajoute Marie-Paule Hervieu. L'enseignante aguerrie critique ceux de ses collègues qui "prétendent transmettre des savoirs sans débat parce qu'ils ont peur de ne pas le maîtriser". Les insuffisances de la formation des enseignants d'histoire sur le XXe siècle sont aussi dénoncées. De même que le report, depuis deux ans, de l'étude de la période 1939-1945 de la terminale vers la fin de l'année de première, en pleine période de week-ends à "ponts" et de fatigue. Signe aussi de sa mise à distance chronologique, la Shoah a disparu du baccalauréat. Philippe Bernard Plantu, Le Monde, 26 janvier 2005 143 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. ENTRETIEN Entretien avec Wieviorka, historienne, directrice de recherches au CNRS"Si rien n'a été transmis avant, le voyage à Auschwitz est inutile" LE MONDE | 25.01.05 | 14h26 Dans auschwitz, 60 ans après (robert laffont, 2005), vous vous interrogez sur l'intérêt pédagogique des voyages scolaires d'une journée qui se sont multipliés depuis les années 1980. n'y a-t-il rien à voir à auschwitz pour un adolescent du XXIe siècle ? Je crois qu'il n'y a rien à voir à Auschwitz si on ne sait pas déjà ce qu'il y a à y voir. C'est un lieu. Or d'un lieu ne sourd aucun savoir. Le savoir, dans ce type de lieu, c'est celui que l'on apporte avec soi. Si rien n'a été transmis avant, le voyage à Auschwitz est inutile. Il faudrait se demander qui sont les jeunes que l'on emmène ainsi. Je me souviens d'un élève de BTS revenu ravi de sa journée parce qu'il avait pris son baptême de l'air. Dans la vie d'un adolescent, est-ce plus important d'avoir pris l'avion pour la première fois ou d'avoir été à Birkenau ? Les élèves se demandent aussi pourquoi on déploie toute cette énergie. Il est étonnant que l'on n'ait jamais fait une véritable enquête pour savoir ce qu'ils retirent de la visite et, avec le recul, ce que le voyage a produit chez les adultes qui l'ont fait voici dix ou quinze ans. Votre critique ne reflète-t-elle pas la position d'une universitaire spécialisée coupée de la réalité des élèves du secondaire et qui, forte de ses connaissances, a tendance à considérer qu'en la matière on sait tout ou on ne sait rien ? J'ai cessé de fréquenter les lycées en 1990 après vingt ans d'enseignement, mais je suis certaine que le matériel - livres, films, etc. - dont disposent les professeurs pour aborder cette partie de l'histoire est abondant et ne rend pas obligatoire une visite sur place dans n'importe quelles conditions. En 1988, j'ai participé au premier voyage du genre avec dix élèves de mon lycée tirés au sort. Déjà, ce voyage m'avait gênée par sa médiatisation. Depuis, les politiques se sont ajoutés. Les élus régionaux qui financent les voyages accompagnent parfois les élèves. En acceptant cela, on prend quasiment les élèves en otage du médiatique et du politique. Quels enseignements tirez-vous des incidents survenus avec les lycéens de Montreuil (Seine-Saint-Denis) -deux d'entre eux ont été exclus, dont un définitivement- lors d'un voyage à Auschwitz (Le Monde des 18 et 24 janvier) ? Cette affaire pédagogique aurait dû être réglée à l'intérieur du lycée. Le comportement de l'adolescent qui a dit "Ils ont bien fait de les brûler" est évidemment inacceptable, mais à quoi sert-il de l'exclure ? Beaucoup de gens autour de moi, y compris des rescapés d'Auschwitz, sont choqués. Il aurait mieux valu l'obliger à travailler sur l'histoire du génocide. Quant à l'attitude de ceux qui se sont livrés à une bataille de boules de neige sur place, est-elle plus choquante que celle de cette journaliste que j'ai vue utiliser son portable depuis Auschwitz en lançant : "Devine où je suis !"? De la gravité des incidents comme ceux-là, déduisez-vous qu'il faut remettre en cause le principe des voyages scolaires ? Il faut remettre en cause les déplacements en grands groupes, ceux qui n'ont pas été suffisamment préparés ou qui sont accompagnés par des hommes politiques. Certains enseignants préparent le voyage par des travaux pluridisciplinaires alliant l'histoire, la philosophie et la littérature, ils font intervenir des rescapés. Les élèves savent alors exactement pourquoi ils font le voyage et restent en Pologne quelques jours. Ils ne partent pas à 5 heures du matin pour rentrer à 23 heures après avoir passé trois heures sur place. Les déplacements scolaires à Auschwitz sont souvent présentés comme des réponses à une montée de l'antisémitisme. Qu'en pensez-vous ? C'est une vision religieuse : comme s'il suffisait d'avoir été à Auschwitz pour être vacciné contre la haine, pour devenir lucide sur les dangers du monde actuel. Si c'était vrai, cela se saurait. En réalité, on charge la visite de quelque chose qu'elle ne peut pas apporter. On attend un choc alors qu'il arrive 144 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. à des élèves très sensibles de ne rien ressentir. Ils se trouvent un peu honteux et répètent les slogans que l'on attend d'eux : "J'ai compris où le racisme menait", "Plus jamais ça"... D'un point de vue éducatif, c'est vain. Peut-être faudrait-il réfléchir sur autre chose. Beaucoup d'élèves se montrent au contraire bouleversés. Bien sûr, il ne faut pas généraliser. Mais il existe un problème général d'identification. Birkenau, c'est l'extrême de l'extrême de l'extrême. Quelque chose qu'on ne peut se représenter à moins d'être très malade. On ne peut demander aux élèves de s'identifier ni aux victimes, ni a fortiori aux auteurs de ces assassinats de masse. Il faudrait davantage insister sur les faits qui peuvent avoir des échos dans le présent pour les jeunes : sur le fichage, l'indifférence et la lâcheté devant la persécution, la coupure du lien social, les gens qui conduisent les trains... tout ce qui s'est passé en amont des chambres à gaz et qui leur a permis de fonctionner. Certains élèves font état d'une sorte de saturation d'informations sur la Shoah, parfois en se plaignant de l'absence de leur propre mémoire douloureuse (esclavage, guerre d'Algérie) dans les cours. Comme analysez-vous cette réalité ? Si ce sentiment de saturation existe, c'est qu'on ne cesse de faire de la morale et que cela ennuie les élèves. Si l'on considère plutôt Auschwitz comme quelque chose qui continue d'interroger, ce ras-le-bol disparaît. Il faut cesser de substituer la morale à la réflexion. Cesser de dire aux lycéens : "Attention, vous allez être des nazis si..." Pourquoi un jeune accepterait-il cette vision de lui, cette injonction morale et sociale à être bouleversé ? Votre critique des voyages scolaires ne remet-elle pas plus globalement en cause l'accaparement de l'histoire par la mémoire ? Non seulement par la mémoire, mais aussi par les médias et le politique. Laissons les professeurs et les élèves travailler, laissons cette histoire vivre pour les générations qui viennent ! Cessons de faire des leçons de morale ahurissantes qui nous posent, nous adultes de 2005, comme les porteurs d'une vertu que n'avaient pas nos aïeux ! Nous nous donnons bonne conscience, alors que nous devrions nous inquiéter du monde que nous avons fait et dans lequel beaucoup de jeunes vivent dans des conditions déplorables. Que signifient nos leçons sur la République, l'intégration, l'antiracisme alors qu'ils subissent l'exclusion, les discriminations liées à leurs origines et ont tant de mal à imaginer leur place dans la société ? Propos recueillis par Philippe Bernard Eglises en France : "Non, à tout prix" Le Conseil d'Eglises chrétiennes en France (Cecef) a rendu publique, samedi 22 janvier, une déclaration sur le soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, signée de Mgr JeanPierre Ricard, président de la Conférence des évêques, Jean-Arnold de Clermont, président de la Fédération protestante, et Mgr Emmanuel, président de l'Assemblée des évêques orthodoxes. Les trois responsables affirment dans ce texte : "La mémoire chrétienne ne peut effacer, ni la repentance des Eglises faire oublier ce que des peuples ont infligé au peuple juif (...). La grandeur de l'homme est de savoir dire non, à tout prix, devant l'inacceptable absolu. Aujourd'hui, l'antisémitisme et le racisme, malheureusement, n'ont pas disparu. C'est pourquoi nous demandons à toutes les Eglises de ne jamais se relâcher pour dénoncer toute forme d'antisémitisme, quelles que soient ses origines, comme une attitude absolument inconciliable avec la foi chrétienne. L'antisémitisme est un péché contre Dieu et contre l'homme. Restons vigilants." 145 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. POINT DE VUE D'abord enseigner l'histoire ou "devoir de mémoire" ?, par Sophie Ernst LE MONDE | 25.01.05 | 14h39 A 8 heures par e-mail, recevez la Check-list, votre quotidien du matin. Abonnez-vous au Monde.fr Peut-on exprimer quelque inquiétude face à l'irrépressible vague du "devoir de mémoire", dès lors que la demande de transmission s'adresse spécifiquement à l'école ? On doit se souvenir que ce lieu spécifique a de multiples codes et contraintes de fonctionnement. Or l'exhortation aux enseignants est paradoxale : elle leur enjoint d'être à la hauteur du tragique et... de faire entrer ce tragique dans la routine du cadre scolaire. De faire éclater le cadre, dans le cadre. Comment passer d'une sensibilité à vif, d'une focalisation médiatique aujourd'hui importante, demain oublieuse, à un régime institutionnel stable, régulier ? Comment marquer le caractère exceptionnel et le scandale moral de l'événement et l'intégrer dans un parcours scolaire fortement balisé ? Cet enseignement est difficile, et notre système scolaire ne sait pas bien le soutenir, accompagner les enseignants. Pas faute d'instructions officielles, de grande qualité, mais cela ne suffit pas pour un enseignement de masse. Nous avons une tradition scolaire qui consiste à prescrire, à transmettre un cahier des charges, de haut en bas : ce n'est pas cela, soutenir. Du fait même de sa surmotivation, l'histoire de la Shoah expose souvent à déstabiliser les fragiles équilibres de la salle de classe. Elle se trouve investie d'une mission d'éducation civique et morale étrangement conçue sur un mode émotionnel, en rupture avec les pratiques. Car l'enseignement se veut, par principe, rationnel et critique. Il a même souvent tendance à adopter une conception étroite de la rationalité, sous la pression du bachotage généralisé. Sauf pour "Auschwitz", qui surgit tout à coup comme un îlot de sacralité. Certes, une conception trop froide de l'enseignement, qui évacuerait toute émotion, toute référence aux valeurs, n'est pas idéale. Reste qu'une certaine retenue demeure régulatrice d'un enseignement laïque, et un effort de distanciation la condition d'un travail critique d'élucidation. Cette conviction est ancrée dans les idéaux de l'enseignant français. S'agissant des guerres de religion ou de la traite des Noirs, on fait passer aux élèves et la reconnaissance du crime, et l'analyse de ses causes. Mais aller sur les lieux de l'horreur ou entendre un témoin "passer le relais" n'apparaît pas comme un devoir sacré. Quand on en vient à la Shoah, il se crée un fort contraste entre une transmission d'habitude ordonnée à un idéal d'objectivité et un enseignement avant tout conçu comme hommage aux victimes, sidération devant le non-sens. Apitoiement et moralisme facile sont favorisés par un manichéisme qui use exclusivement des catégories "bourreaux" et "victimes", évacuant l'immense zone grise de la bureaucratie, des corps intermédiaires au rôle ambivalent, et menacés par la terreur et courroies de transmission plus ou moins actives de cette terreur. Cette vision gomme la complexité d'une société moderne qui fut enrôlée par la terreur et l'idéologie dans un crime inconcevable. Cette vision diabolisante, en fait rassurante, nous dispense de reconnaître en quoi les forces et les processus d'alors peuvent avoir leurs équivalents aujourd'hui, avec les innombrables Papon qui font tourner la machine bureaucratique. Il faut évidemment - ce qu'on a longtemps omis - s'intéresser aux victimes, à la spécificité du génocide des Juifs et aux diverses catégories visées par l'eugénisme nazi. Reste que l'histoire accomplit son rôle d'élucidation rationnelle en s'intéressant aux processus qui ont enrôlé toute une population, allemande mais aussi européenne, comme "exécuteur et témoin". Il est d'ailleurs tout aussi instructif de comparer ce qui s'est passé quand il y a eu résistance active de la part de la population et des élites, comme en Bulgarie ou au Danemark, avec ce résultat d'avoir pu réellement protéger les concitoyens juifs. De même, il est bien d'avoir vu La vie est belle et d'en avoir eu le cœur serré. Mais il y a un âge où il vaut la peine de s'attaquer à ce monument qu'est le journal de Victor Klemperer : deux mille pages de vie quotidienne à Dresde, de 1933 à 1945, pour comprendre ce qu'a été l'emprise du national-socialisme sur une société d'hommes ordinaires, ni pires ni meilleurs que vous ou moi. 146 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. La fascination centrée sur les victimes, la sacralisation, la culpabilisation n'ont pas tardé à produire des effets inverses à ceux recherchées : adolescents se défendant contre l'émotion par l'indifférence, la dérision, la provocation ou le cynisme. Que des jeunes se déclarent "antisémites" et propalestiniens n'est pas pour déplaire à tout le monde : des associations vivent de ce manichéisme et entretiennent des solidarités d'appartenance construites sur des rejets. Il serait inadmissible et dangereux que l'école se retrouve partie prenante de ces processus. Le victimisme stimule et ne peut que stimuler la concurrence des victimes ("Pourquoi, entend-on dans des classes, les Juifs sont-ils toujours les victimes les mieux prises en compte ?") La rotation rapide de la victime la plus récemment médiatisée, ce phénomène si typique de notre sensibilité, se conjugue alors avec le plus inévitable des retournements : "Pourquoi les victimes d'hier sont-elles devenues les bourreaux d'aujourd'hui ?" peut-on encore entendre. Comme s'il n'y avait pas eu rupture majeure du fait même du génocide. Comme si la figure du Juif supplicié devait absorber la grande diversité des Juifs dans le monde et l'histoire. Comme si la condition de descendant direct ou de lointain cousin d'une population exterminée ou traumatisée vous exposait à être particulièrement "envié", ou promu à tout jamais au rang exemplaire de "victime devant rester innocente". Pour comprendre la complexité des conflits "communautaires" actuels, il faut résister à l'alternative illusoire entre les catégories trop facilement réversibles de la victime ou du bourreau. La polarité est toujours un piège. Aujourd'hui, toute la prescription s'est focalisée sur l'enseignement scolaire, parce qu'il est obligatoire et qu'il saisit les jeunes à un âge influençable. Bonnes ou, justement, mauvaises raisons ? La prophylaxie politique se conçoit ainsi comme un vaccin. Il eût été mieux fondé d'instituer un temps obligatoire de réflexion déontologique, sinon dans toutes les formations professionnelles, au moins dans les principaux corps de l'Etat : justice, police, armée, administration et, bien sûr, éducation. Car l'un des aspects troublants du scandale, en Allemagne mais aussi en France, aura été la complicité ou la veulerie de toute une partie de l'encadrement, que sa formation dans une tradition humaniste aurait dû protéger de la barbarie. Un autre aspect troublant fut l'enrôlement, au nom de la résistance au bolchevisme, d'une nation "civilisée", instruite, dans un populisme des plus brutaux, appuyé sur une propagande grossière. Apprend-on à résister ? Et, résister, n'est-ce pas, toujours, refuser de se soumettre à l'autorité ? Comment intégrer cette injonction paradoxale dans une formation ? Proclamer un "devoir de mémoire"pour que "cela ne recommence pas", affirmer la nécessité d'une transmission aux jeunes, c'est vite dit, ça vous fait passer pour un antifasciste à bon compte. Et ce renvoi sur l'école permet d'économiser le véritable travail de réflexion collective. L'école ne peut pas tout, alors que les Français ont tendance à en attendre à la fois la régénération et la réparation de toute la société. Il y a, pour chaque âge, une entrée possible, qui n'empêchera pas un approfondissement ultérieur. On n'a pas la même expérience ni les mêmes besoins à 10, à 15 et à 30 ans. Il faut peut-être toute une vie et une bonne dose de scepticisme pour comprendre en profondeur ce qui s'est passé, ce que fut le nazisme et pourquoi il advint. Et ce que peut l'école, elle le peut d'autant mieux qu'on ne lui donne pas des objectifs trop immenses, par elle seule supportés. Il est vain de croire qu'elle réussira à porter seule une réflexion que ses contemporains préfèrent éviter dans ce qu'elle a de plus dérangeant. Sophie Ernst est philosophe de l'éducation, chargée d'études à l'institut national de recherche pédagogique. 147 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. POINT DE VUE Les lycéens de Montreuil et le prince Harry, par Michel Retail LE MONDE | 24.01.05 | 15h24 Le comportement de quelques lycéens d'un établissement de la banlieue parisienne, lors d'un voyage à Auschwitz, interroge. Agir comme l'ont fait ces adolescents dans le plus grand camp d'extermination nazi est choquant, une insulte à la mémoire des victimes. Comment des adultes en responsabilité de les éduquer doivent-ils réagir ? Il n'est pas facile de répondre à cette question. Nous sommes tentés de faire preuve de la plus grande sévérité, sous l'emprise d'une indignation légitime afin, la sanction ayant valeur d'exemple, d'empêcher que de tels actes se reproduisent. Mais nous sommes des adultes face à des jeunes en situation d'apprentissage. La sanction est nécessaire, mais laquelle est utile en pareille circonstance ? Sans se battre la coulpe ni minimiser les actes, nous devons d'abord nous interroger sur la transmission du savoir. Visiblement, ces jeunes n'ont pas compris l'importance de la Shoah dans l'histoire contemporaine et celle de l'humanité. Ce voyage, organisé en décembre, entrait sans doute dans le cadre de la célébration du soixantième anniversaire de la "découverte" des camps, selon le terme utilisé par Annette Wieviorka dans son dernier ouvrage, préféré à celui de "libération". La période choisie était ainsi davantage motivée par ce contexte que par les programmes scolaires. "La politique nazie d'extermination" figure bien au programme de la classe de première, mais elle est plutôt enseignée en fin d'année scolaire. Certes, ces jeunes viennent de collèges dans lesquels la seconde guerre mondiale est enseignée. Mais, aussi ahurissant que cela puisse paraître, la "volatilité" des connaissances s'applique également à un événement d'une telle ampleur. Sans préjuger de ce qui a été réellement fait dans le cadre de ce lycée, je me pose quelques questions de bon sens : des réunions, la lecture de Primo Levi ne remplacent pas un véritable travail en classe. Les élèves ont-ils réellement lu Primo Levi ? Si oui, qu'ont-ils retenu, se sont-ils véritablement imprégnés du texte, sans l'avoir étudié et approfondi ? Surtout, la lecture de Primo Levi est-elle une manière suffisante ou exclusive d'aborder un voyage pédagogique de cette nature ? Suffit-elle à comprendre la genèse de la "solution finale" et sa mise en œuvre ? Il en va de même de l'utilisation, très fréquente, de Nuit et brouillard dans les classes pour illustrer une leçon sur l'extermination des juifs, alors que le commentaire de ce film, réalisé à une époque où la distinction entre camps de concentration et camps d'extermination était rarement faite, amalgame les formes de déportation. Les enseignants savent que ce documentaire produit généralement un choc sur le public scolaire, mais sa seule vision ne peut se substituer au travail de l'enseignant en histoire, dont un des buts doit être de faire comprendre cette distinction - concentration, extermination - et ne pas se limiter à susciter chez les élèves une émotion et d'angoissantes questions du type : comment des hommes ont-ils pu faire cela ? Ces commentaires ne portent pas sur la qualité de ces deux œuvres, qui n'est pas à mettre en doute. Mais tous les enseignants peuvent être confrontés à des situations où une minorité d'élèves dérape. Je me souviens ainsi d'un petit groupe, parmi mes élèves de troisième - pourtant censément préparés -, très indiscipliné, lors d'une visite au Mémorial de Caen. Nous savons qu'un jeune est capable, dans le contexte d'un groupe, de se faire remarquer pour trouver une place. La transgression permet de grandir et nous sommes dans notre rôle d'adulte lorsque nous nous y opposons. Il y a sans aucun doute des degrés dans la transgression ; et celle qu'ont manifestée les lycéens de Montreuil est indigne, parce qu'elle s'est déroulée dans un lieu chargé d'une histoire très douloureuse. Mais il faut rappeler qu'au même moment le prince Harry s'est déguisé en SS pour se rendre intéressant lors d'un rallye. Cette idée bien saugrenue, qui dénote une absence étonnante de discernement, n'est pas si éloignée de l'affaire qui a récemment retenu notre attention. Il ne s'agit pas d'excuser la conduite de ces élèves, mais de la mettre en perspective ; et dire, aussi, qu'elle n'est pas l'apanage des seuls jeunes de banlieue. Enfin, ce qui semble une évidence ne l'est pas nécessairement pour les jeunes d'aujourd'hui - et même pour certains adultes. La connaissance de la Shoah, la compassion pour les victimes, l'intérêt pour cette question, la conscience de l'événement ne sont pas universellement et a priori partagés. Des 148 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. hommes et des femmes ordinaires peuvent, en toute bonne foi, tenir des propos simplistes, voire effrayants, sur la seconde guerre mondiale et plus précisément sur la question de la "solution finale". Ce qui rend l'enseignement de la Shoah plus nécessaire que jamais. Michel retail est enseignant, professeur d'histoire. Etre enfant de rescapé, par Charlotte Dudkiewicz LE MONDE | 25.01.05 | 14h39 Chaque nuit de mon enfance, j'ai été réveillée par les chiens des SS qui poursuivaient mon père dans ses cauchemars et le réveillaient, hurlant et en sueur. Ma mère le calmait et il se rendormait avec un comprimé de népromisine, dont il n'a jamais pu se passer jusqu'à sa mort. Souvent, après le repas, il reparlait d'une scène terrible. Il revoyait dans le camp cette femme qui n'avait pas résisté à l'attrait d'un petit étang pour se laver furtivement. Le SS avait envoyé son chien sur elle. Sa fesse lui était restée dans la gueule. La femme était tombée morte. Il racontait cela, et j'avais l'impression de voir la scène. J'en pleurais. Cette scène est entrée dans ma vie, et ma peur des chiens est restée, même après sept ans d'analyse avec un spécialiste des phobies. Laisser cette peur aurait été laisser mon père tout seul se battre avec. Souvent aussi, il évoquait sa fille Charlotte et son fils Gabriel, pour dire leur charme, leur bonté. En pleurant, il se demandait ce qu'ils avaient pensé au moment de mourir dans la chambre à gaz. Pourquoi n'avait-il pas pu, lui, les protéger, ainsi que leur mère, Rosa ? Mais pouvait-il imaginer que le concierge conduirait les policiers français jusqu'à son modeste appartement sous les toits, le 16 juillet 1942 ? C'est là qu'ils furent pris, lui et les siens. Dans la chambre où nous vivions, une photo de tous ses morts était éclairée d'une veilleuse. A chaque moment de peine (il travaillait comme ouvrier tailleur), il évoquait Dvoïrélé, sa mère. "Oï, mame." En même temps, il ne se passait pas un jour sans qu'il chante : en yiddish, en russe, en polonais, en hébreu ; des chants qu'il nous apprenait, à ma sœur et à moi. Très tendre et affectueux, sa tendresse laissait parfois place à de terribles colères. Mais jamais il n'a levé la main sur nous. Il était de toutes les manifestations contre la guerre d'Algérie, "contre le fascisme, le racisme". De Charonne, il revint l'arcade ouverte. Il fut parmi les fondateurs du MRAP. J'ignore ce qu'il en penserait aujourd'hui. Il avait besoin d'un soutien lors des commémorations ; je l'y accompagnais dès l'âge de 9 ans. C'était trop tôt sans doute, et trop dur, mais j'avais besoin d'un père et lui avait besoin de "quelqu'un à qui parler". Il n'arrivait pas à parler en public d'Auschwitz, se mettait vite à pleurer. Alors il allait aux commémorations avec son "habit de déporté". Il a demandé à être enterré avec, mais ma mère lui a dit de le laisser comme témoignage à ses enfants et petits-enfants. J'ai gardé l'habit rayé. Il avait l'étonnante faculté de parler à n'importe qui avec la même délicatesse, comme si le camp avait effacé pour lui les hiérarchies, les "positions". Son seul critère semblait être devenu la vie. S'il est resté des années au Parti communiste, c'est parce que les Soviétiques ont libéré le camp. Il leur en était reconnaissant. Jusqu'aux purges antijuives en Pologne dans les années 1960, qui lui firent jeter la carte et l'éponge. Contrairement aux rescapés murés dans le silence, lui racontait, souvent avec humour. Il disait qu'il était grossiste en maladies : invalide à 100 % - en ajoutant toutes les séquelles sur son corps, cela faisait 250 %. Ses médecins le soignaient mais n'étaient pas prêts à l'entendre : "Allez, Bernard, ça suffit d'en parler, oublie !" Mais à la moindre occasion, ça revenait. En 1962, la famille de ma mère est arrivée d'Algérie, et l'atelier s'est transformé en dortoir. Il a donné à mon oncle son pardessus. Je lui ai demandé pourquoi, il m'a dit : "Lui ne peut pas supporter le froid, 149 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. il vient d'Algérie, moi j'ai l'habitude." Jamais je n'ai entendu ses souvenirs des camps séparés de sa rage de vivre. Parfois il nous faisait rire avec des anecdotes et nos rires se mêlaient aux larmes. Parfois il criait : "Hitler est mort, Mussolini est mort, et moi je suis vivant, et j'ai deux filles et trois petits-enfants !" Et il les nommait très vite, comme une liste ouverte. J'avais 14 ou 15 ans quand il est retourné à Auschwitz. Il en a ramené un "trésor": un bocal rempli de cendres. "Peut-être y a-t-il là celles de ma femme et de mes deux enfants ?" A la même période, je vis un jour, en rentrant de l'école, une fiche d'état civil sur la table. Elle portait mon nom et mon prénom ; j'ai cru qu'il s'agissait de moi. Mais dans la case "décès", il y avait : "disparue en juillet 1942". Je m'appelle donc Charlotte Dudkiewicz, comme cette première fille de mon père, arrêtée le 16 juillet 1942, au 75, rue de Turenne, Paris-3e, à l'âge de 6 ans, avec son frère qui en avait 9, ainsi que leur mère et mon père. Mon prénom juif, c'est Dvoïrélé, diminutif yiddish de Déborah, prénom de sa mère à lui, déportée de Pologne avec sa famille, tous massacrés. Ces jours-ci, on m'a demandé si j'irai à Auschwitz pour le 60e anniversaire de sa "libération". Jusquelà, je disais que j'avais peur, que je ne savais pas comment je réagirais, ni avec qui y aller. Mon père ne me l'avait jamais proposé, lui qui ne s'embarrassait pas pour me demander de l'accompagner aux commémorations. Aujourd'hui, je me dis que je n'ai pas à y aller, moi. Mon homonyme, ma sœur, y a été, y est partie en fumée. C'est aux autres, qui ne savent pas ce qu'est Auschwitz, d'y aller. Pour moi, il n'y a pas un jour où un mot, une idée, une sensation ne m'y renvoie. Le mot "convoi", par exemple, le passage des trains, le mot "gaz"... Ça ne va pas de soi d'être un survivant, même sans parler de culpabilité. Il y avait aussi, chez lui, la ténacité physique : résister à la mort coûte que coûte. A la fin de sa vie, suite à la maladie, il avait retrouvé son poids d'Auschwitz, 35 kg, et voilà qu'à l'hôpital il résistait, comme en proie à son refus de la mort. Mon mari parlait avec lui. Ils ont chanté ensemble des chants yiddish. Ils ont blagué, avec ce curieux dialogue : "As-tu bien vécu ta vie, Bernard ? Est-ce que tu l'as bien remplie ? - Oui. - Alors, si tu veux mourir, c'est de ta mort que tu mourras, pas de celle que les nazis t'avaient préparée." Il s'est détendu ; dans la nuit, il décédait. Ses sourires, sur son lit de mort, m'ont rappelé que la transmission la plus forte de ce rescapé d'Auschwitz fut de m'avoir donné l'amour de la vie et le désir de la transmettre. Il m'appelait souvent mamélé, "petite mère", en yiddish. J'ai donné la vie quatre fois et, comme par hasard, mon travail à la maternité consiste à aider les couples "stériles". Je les aide à trouver leur chemin pour transmettre la vie. Charlotte Dudkiewicz est psychanalyste. 150 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. POINT DE VUE Transmettre, nécessairement transmettre, par Samuel Pisar LE MONDE | 25.01.05 | 14h39 Il y a soixante ans, les Russes libérèrent Auschwitz, pendant que les Américains s'approchaient de Dachau. Pour un rescapé de ces deux usines de la mort, se retrouver vivant après tant d'années frôle le surréalisme. Quand je suis entré, à 13 ans, dans l'enfer où Hitler éclipsa l'imagination de Dante, je mesurais mon espérance de vie en termes de jours, de semaines au plus. Nous, les survivants, disparaissons les uns après les autres. Bientôt, l'Histoire parlera d'Auschwitz au mieux avec la voix impersonnelle des chercheurs et des romanciers, au pire avec la malveillance des révisionnistes et des provocateurs. Ce processus a commencé. Jeudi, les derniers d'entre nous, ainsi qu'une multitude de chefs d'Etat et de dignitaires, se rassembleront sur ce site maudit pour rappeler au monde que le passé peut devenir prologue ; que, dans les montagnes de cendres dispersées en cette paisible campagne polonaise où sombra jadis la barque de l'humanité, on peut discerner ce qui pourrait encore advenir. Auschwitz, le plus grand abattoir humain de tous les temps, concerne non seulement ce passé, mais le présent et le futur d'un monde à nouveau enflammé, où la confluence entre idéologies fanatisées et moyens d'annihilation massive peut déclencher de nouvelles catastrophes. Pour en témoigner, je cherche la voix du petit "sous-homme" squelettique, le crâne rasé, les yeux noyés, qui vit encore en moi. Au moment de ma déportation de Bialystok, en Pologne de l'Est, nous étions seulement trois de notre famille encore en vie : ma mère, ma petite sœur et moi. Mon père avait déjà été exécuté par la Gestapo. Maman m'a dit de mettre un pantalon long, espérant que je passerais ainsi pour un homme, un esclave apte au travail. "Et toi, et Frieda ?" ai-je demandé. Elle n'a pas répondu. Elle savait que leur sort était scellé et voulait désespérément me donner une chance de vivre. Quand les SS les chassèrent, avec les autres femmes, enfants, vieillards et malades, je ne pouvais détacher mes yeux de leurs silhouettes fragiles. La petite Frieda tenait ma mère d'une main, et de l'autre sa poupée favorite. Elles aussi me regardèrent longuement, avant de s'effacer de ma vie pour toujours. Leur train est parti à Auschwitz-Birkenau ; le mien au camp de Majdanek. Je suis arrivé à Auschwitz quelques mois plus tard, espérant encore, naïvement, retrouver leur trace. Quand les gardes SS, avec leurs chiens et leurs fouets, ont ouvert mon wagon, plusieurs de mes camarades étaient déjà morts de faim, de soif et de manque d'air. Sur la rampe centrale entourée de barbelés électrifiés, on nous a ordonné de nous déshabiller et de passer devant le tristement célèbre docteur Josef Mengele. "L'ange de la mort" exécutait son triage rituel : ceux qui doivent mourir immédiatement à droite ; ceux aptes au travail à gauche. Cela se déroulait sur fond de musique. Au portail principal du camp, avec son sinistre slogan "Le travail rend libre", était assis, vêtu de haillons rayés, le plus remarquable orchestre symphonique jamais rassemblé. Il était composé de virtuoses de Paris et de Varsovie, de Kiev, Amsterdam, Rome et Budapest. Pour accompagner triages, pendaisons et fusillades pendant que les chambres à gaz et les crématoires vomissaient fumée et feu, on ordonnait à ces hommes de jouer Bach, Schubert et Mozart, entremêlés de marches militaires à la gloire du Führer. En été 1944, le IIIe Reich étant au bord de l'effondrement, Berlin n'avait pas de priorité plus urgente que d'accélérer la "solution finale". Les archives de l'enfer montrent que, le jour J - comme tous les jours -, le nombre de morts à Auschwitz fut plus important que les énormes pertes subies sur les plages de Normandie par toutes les armées réunies sous le commandement du général Eisenhower leur "jour le plus long". Le commando auquel j'étais affecté avait pour tâche d'enlever les ordures des convois sur la rampe menant au crématoire. Cela m'a permis d'observer le comble de la destruction humaine et d'entendre les hurlements des innocents que l'on entassait dans les chambres à gaz. Les portes fermées, il leur restait trois minutes à vivre, mais ils trouvaient assez de force pour enfoncer leurs ongles dans le mur et graver ces mots : "N'oubliez jamais." Avons-nous oublié ? 151 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Dans le délire de mort où je vivais, j'ai aussi été témoin, à distance, d'un extraordinaire acte d'héroïsme. Le Sondercommando, composé de juifs contraints à travailler dans les crématoires, a attaqué les gardes SS, jeté plusieurs d'entre eux dans les fourneaux, incendié des bâtiments et réussi à s'évader. Naturellement, ils ont été rapidement repérés et exécutés, mais leur courage a renouvelé ma détermination à tenir. Pendant que les Russes avançaient, ceux parmi nous encore capables de travailler ont été évacués au cœur de l'Allemagne. Mon calvaire a continué à Dachau. Lors de ma dernière "marche de la mort", notre colonne a été mitraillée par des chasseurs alliés qui nous prenaient pour des fantassins de la Wehrmacht. Dans la confusion, je me suis échappé, avec quelques autres. C'est sur un champ de bataille, en Bavière, qu'un convoi de GI américains m'a apporté vie et liberté. Je venais d'avoir 16 ans. A l'automne de la vie, les rescapés d'Auschwitz ressentent le devoir de transmettre aux nouvelles générations la mémoire de ce que nous avons vécu dans la chair et dans l'âme, d'avertir nos enfants que l'intolérance, la haine, le fanatisme et la violence qui se répandent à nouveau peuvent détruire leur univers comme ils ont jadis détruit le nôtre ; que des puissants systèmes d'alerte doivent être mis en place non seulement contre la fureur de la nature - un tsunami, un ouragan ou une éruption volcanique -, mais surtout contre la bestialité de l'homme. Nous savons que l'animal humain est capable de tout, du pire comme du meilleur, de la folie comme du génie, que l'impensable reste toujours possible. Dans le sillage de tant de tragédies récentes, un élan de compassion et de solidarité pour les victimes, un fragile espoir de paix, de démocratie et de liberté semblent se répandre sur la planète. Il est trop tôt pour en évaluer le potentiel. Pour l'instant, divisés et confus, nous hésitons, vacillons, comme un somnambule au bord de l'abîme. L'irrévocable ne s'est pas encore produit. Nos chances restent intactes. Prions pour que l'homme apprenne à s'en saisir. Samuel Pisar est avocat international. 152 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. "Je ne suis jamais sorti d'Auschwitz", confie le rescapé Addy Fuchs PARIS (AP) mercredi 26 janvier 2005, 6h01 "Je ne suis jamais sorti d'Auschwitz", confie Addy Fuchs, 60 ans après la libération du camp. Aujourd'hui, plus que des atrocités de l'univers concentrationnaire, il veut surtout se souvenir des liens fraternels tissés avec ses amis codétenus et qui lui ont permis de survivre pendant les deux longues années où il a travaillé dans divers sites industriels satellites d'Auschwitz. "Je dois la vie à mes copains. Si je n'avais pas eu mes copains, je serais resté là-bas comme beaucoup. D'ailleurs, j'avais cinq copains et on est rentré tous les cinq et c'est pas pour rien, parce qu'on s'est continuellement entraidé", se souvient-il dans un entretien téléphonique à l'Associated Press. A 16 ans, Addy fréquente le lycée Colbert, dans le Xe arrondissement parisien. Juifs étrangers, son oncle et sa tante décident à l'été 1942 de gagner la zone libre avec leurs deux filles. L'adolescent les accompagne: "Je ne supportais plus d'être traité de sale youpin par les autres et je voulais aussi partir avec eux". Tous les cinq sont arrêtés fin juillet à Vierzon alors qu'ils tentent de franchir la ligne de démarcation. Ils sont déportés dans des convois séparés. Seul Addy survivra. Avant l'arrivée à Auschwitz, son train marque un arrêt à Kosel, à une cinquantaine de kilomètres du camp. Addy fait partie des 200 hommes sélectionnés pour travailler dans les usines de la région. Les conditions de vie et de travail sont tellement dures que "sur les 200 hommes, on était 29 survivants en 1945". "On faisait les plus gros travaux, c'est-à-dire porter les sacs de ciment, porter les rails, porter les tuyaux, porter les briques à -30° à mains nues", se souvient M. Fuchs, aujourd'hui âgé de 78 ans. "Au fur et à mesure, beaucoup mouraient de faim". Les rations étaient maigres: le matin "un peu d'eau chaude colorée" et le soir du pain et de la soupe -"c'était de la flotte avec des épluchures de pommes de terre". Lorsqu'un des cinq compagnons d'Addy parvenait à se procurer un peu de nourriture supplémentaire, il la partageait avec les autres. Mais le soutien moral était encore plus important. "On se retrouvait, notre groupe de jeunes, chaque fois qu'on avait une bonne nouvelle. On chantait les vieilles chansons françaises -il y en avait un qui avait volé un harmonica sur le chantier- et ça nous permettait de toujours rester ensemble", raconte M. Fuchs. Les chaussures de bois, la veste et le pantalon rayés distribués aux prisonniers ne les protégeaient pas du froid de Haute-Silésie. "On volait des chiffons graisseux pour se (les) mettre aux pieds", explique Addy Fuchs. Et pour le corps, ils utilisaient l'une des trois couches de papier des sacs de ciment, celle qui n'était au contact ni de l'extérieur, ni du ciment. "L'important, c'était de trouver quelque chose à manger, de trouver un travail un peu moins dur et puis surtout de s'entraider continuellement", souligne M. Fuchs, à qui l'on a tatoué le numéro 177.063 sur le bras. "On est toujours resté ensemble". Et ce jusqu'en janvier 1945 où, face à l'avancée de l'Armée rouge, les détenus valides ont été évacués d'Auschwitz en longues colonnes. "Ils nous ont jetés sur les routes. On a marché pendant 12 jours sans rien à manger, que de la neige", raconte Addy Fuchs. "On est parti 4.000, je pense qu'on a laissé environ 2.000 sur les routes, morts de froid". "On est arrivé à Gross-Rosen, où un de mes copains -pas de mon groupe mais du groupe des jeunes- est mort dans mes bras. Je suis devenu fou et je me suis jeté sur les barbelés électrifiés. Mes copains m'ont rattrapé, m'ont assommé et m'ont gardé la soupe". Les rescapés de cette marche de la mort ont ensuite été envoyés au camp de Langenstein, près de Magdebourg, en Allemagne, où ils devaient creuser un tunnel dans une montagne. "Le premier jour, dans le tunnel, on était une colonie de 50. On a ramené dix morts, morts asphyxiés, morts de chutes de pierres, mort pour l'un des copains de mon groupe de jeunes parce qu'il ne pouvait pas soulever sa pioche. Alors le SS a pris la pioche et lui a planté dans le crâne", se souvient Addy Fuchs. Pour ne plus aller travailler dans le tunnel, il s'est caché dans le camp. Sous chaque baraque, il y avait un vide sanitaire. Un jour, il s'est dissimulé dans l'un des deux trous d'une baraque. "Et tout d'un coup, j'ai entendu des hurlements, mais des hurlements, des aboiements de chiens. Les SS avaient trouvé quelqu'un de l'autre côté", raconte-t-il. "Et quand je suis sorti, il avait été dévoré par les chiens. J'ai vu passer les SS et les chiens avec du sang plein la gueule (...) Les SS seraient venus de l'autre côté, c'était moi". "Je ne me rappelle pas ma libération", poursuit M. Fuchs. Peu avant cet événement, les gardes l'avaient surpris alors qu'il se cachait. "Ils m'avaient battu" puis "jeté comme mort dans la neige". Un jour, il a senti quelqu'un qui le secouait. En ouvrant les yeux, "j'ai vu un grand noir habillé bizarrement -j'ai su après que c'était un GI américain- qui voulait m'ouvrir la bouche pour me donner de la soupe". Addy Fuchs a ensuite passé six semaines à l'hôpital de Heydebreck: "De 33 kilos, j'ai grossi à 43". Puis il a regagné Paris. "Ma vraie libération, c'est quand je suis retourné chez mes parents et que c'est ma mère qui m'a ouvert". AP 153 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Un soldat ukrainien se souvient de la libération d'Auschwitz MOSCOU (AP) par Judith Ingram, 26 janvier 2005 Auschwitz, 27 janvier 1945. Iakov Vinnitchenko, simple soldat ukrainien de l'Armée rouge, franchit les portes du camp de concentration nazi dans le sud de la Pologne, et entrevoit toute l'horreur de l'Holocauste: des déportés aux corps décharnés, fantomatiques, qui ont survécu par miracle. »Certains tentaient de nous embrasser mais c'était désagréable, on ne voulait pas être contaminé», se souvient-il. Il est alors partagé entre pitié et dégoût face aux détenus du camp, infestés de poux. «Ils n'avaient que la peau et les os», «pouvaient à peine tenir debout (...) C'est impossible à décrire». Agé de 79 ans, Iakov Vinnitchenko sera en Pologne pour le soixantième anniversaire de la libération d'Auschwitz. Outre les dirigeants de plusieurs dizaines de pays et d'anciens déportés du camp, un petit contingent d'anciens membres de la 322e division d'infanterie de l'Armée rouge, qui avait libéré les lieux, sera également présent. Entre un million et un million et demi de prisonniers d'Auschwitz, juifs en majorité, ont été suppliciés dans les chambres à gaz ou ont succombé à la faim et la maladie. Six millions de juifs ont été victimes de la «solution finale» décidée par le régime nazi. Le 27 janvier 1945, plus de 7.000 déportés, «ceux qui ne pouvaient pas bouger», se trouvaient encore sur place, selon Iakov Vinnitchenko. Neuf jours auparavant, alors que les Soviétiques approchaient, 56.000 personnes avaient été évacuées par les SS lors d'une «marche de la mort» vers l'Allemagne. «Ils se soutenaient, ils ne pouvaient pas marcher. Les Allemands les ont juste laissés derrière eux. Ils n'ont pas eu le temps de les brûler, de les abattre», poursuit l'ancien soldat. Il explique que son régiment, poursuivant sur sa lancée offensive, n'est resté que quelques heures à Auschwitz. Il a néanmoins pris le temps d'entrer dans un des bâtiments. «Il y avait de la saleté et du sang. C'était un bâtiment qui abritait des femmes», poursuit-il, avant de se souvenir des lits superposés en bois, recouverts d'une simple litière de paille. «Certains pleuraient, d'autres riaient», dit-il des détenus qu'il a rencontrés. Iakov Vinnitchenko connaissait déjà les persécutions et la cruauté. Son père est mort de faim en 1933, alors qu'il avait lui-même sept ans, lors de la grande famine de 1932-1933 provoquée sciemment par Staline qui a tué dix millions d'Ukrainiens. Trois de ses oncles ont été envoyés dans des camps de travail. Sa mère a fui l'Ouest de l'Ukraine pour un village, près de Moscou. «Ils volaient le grain aux paysans. Il n'y avait rien à manger. Ils ont pris les chevaux, les vaches», dit-il en évoquant l'écrasement de la paysannerie par les bolcheviks. En 1941, âgé de 15 ans à peine, il rejoint l'armée soviétique, alors que les Allemands envahissent son pays. Il n'avait pas d'autre choix: «Que vous le vouliez ou pas, ils vous ramassaient, personne ne demandait. C'était la même chose sur le front. Vous ne voulez pas combattre, vous êtes abattu par vos propres hommes». Quand ce n'est pas par votre supérieur: «Le commandant est derrière, vous êtes devant - il n'y que dans les films que le commandant est devant». Relativement jeune, Iakov Vinnitchenko ressent néanmoins intensément les effets du temps, la disparition de ses camarades au fil des années et la perte de mémoire. Il reconnaît que ses souvenirs de la libération d'Auschwitz sont plutôt flous. «Soixante ans ont passé, on oublie beaucoup. Et pendant trente ans, personne ne s'est intéressé» à cette période «ou n'a pris la peine de poser la question». 154 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. La mémoire d'Auschwitz Le Devoir (Canada), mercredi 26 janvier 2005 Il y a soixante ans cette semaine, l'Armée rouge libérait Auschwitz. Lors des commémorations organisées pour souligner cet événement, l'écrivain Elie Wiesel a formulé un voeu sous la forme d'une question: «Le monde finira-t-il par apprendre?» Il est permis d'en douter. Le soixantième anniversaire de l'entrée des Soviétiques à Auschwitz a commencé sous le signe de l'indifférence consciente d'une partie du monde. En effet, la moitié au moins des ambassadeurs rattachés aux Nations unies ont boycotté l'allocution de Wiesel ainsi que celles des autres invités. Ce refus de reconnaître ce chapitre de l'histoire, d'en examiner tout ce qui en fait l'horreur, a ceci d'abject qu'il confirme le constat d'un expert en ces choses. À savoir qu'au lieu du «plus jamais ça» clamé au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, le monde est habité par le «encore et encore». Au cours des six dernières décennies, les fanatiques de la haine de l'autre ont tué des millions de personnes. À tel point qu'un inventaire des génocides s'impose : un million d'Ibos au Biafra, 1,5 million de Bengalis, 200 000 Guatémaltèques, 1,7 million de Cambodgiens, 500 000 Indonésiens, 200 000 Timorais, 250 000 Burundais, 500 000 Ougandais, 800 000 Rwandais, 10 000 Bosniaques, sans oublier le génocide qui a cours actuellement au Darfour. À l'évidence, le monde n'a pas appris parce qu'il ne veut pas entendre. À cet égard, le dossier d'Auschwitz a eu une qualité pédagogique, si l'on ose dire, qui mérite une méditation minutieuse. Contrairement à ce que beaucoup pensent et défendent aujourd'hui, l'exploration du crime d'entre les crimes fut tardive. La découverte par l'Armée rouge du mécanisme élaboré par les nazis pour éradiquer les Juifs n'a pas eu d'écho immédiat dans la population. À Nuremberg, cela fut étudié mais pas avec le soin que ce dossier exigeait. Pire, pendant les quinze années qui suivirent l'introduction des Soviétiques d'abord, des Alliés ensuite, dans les camps d'extermination, la solution finale fut un sujet tabou. Il aura fallu attendre le procès, en 1961, d'Adolf Eichmann pour que s'amorce enfin un travail de mémoire sur le sujet. Jusqu'alors, les témoignages écrits par Elie Wiesel (1957), David Rousset (1946) et surtout Primo Levi, avec son vertigineux Si c'est un homme (1947), avaient été littéralement ignorés. Quant à Raul Hilberg, la sommité en la matière, il aura patienté onze ans avant qu'un éditeur ne publie son livre. Ce n'est qu'après la condamnation d'Eichmann en 1962 que ces ouvrages seront enfin analysés. À la faveur de ce procès et des témoignages évoqués, les mentalités ont été frappées au point de forcer les autorités à sortir de leur torpeur, à mettre un terme à leurs sournois louvoiements. Ainsi, certains des cadres nazis qui administraient Auschwitz seront traduits devant les tribunaux dans la deuxième moitié des années 60. En France, il faudra attendre les années 80 et 90 avant que Klaus Barbie, Paul Touvier et Maurice Papon soient jugés. Au fur et à mesure que la prise de conscience de la Shoah va s'étendre, on va assister à l'émergence et à la propagation d'une conception venimeuse du phénomène, soit la négation. En militant pour un gommage de la solution finale des livres d'histoire, ceux qu'on nomme justement les négationnistes ont brouillé les cartes au point que la confusion entre camps de concentration et camps d'extermination s'avère persistante. Ce détournement du sens de l'histoire est d'autant plus dangereux qu'il doit être combattu avec fermeté et persistance. On se souviendra que c'est la négation, sous une forme différente, du génocide arménien qui servit de caution à Hitler lorsqu'il cherchait à rallier les sceptiques à sa lugubre ambition. On se rappellera surtout qu'une division fut effectuée entre la fonction d'extermination et celle dite de concentration. Ainsi, lorsque les Juifs arrivaient à Auschwitz, on dirigeait directement vers les chambres à gaz les enfants, les femmes et les vieillards. Les plus valides d'entre eux étaient amenés dans l'enclave concentration où on les épuisait à fabriquer outils de guerre et autres. La distinction faite au sort des Juifs découle en droite ligne de cette certitude que le sang de ces derniers était corrupteur. À ce propos, on doit rappeler que, si Himmler et Heydrich, en charge de la solution finale, ont choisi le gaz et non le fusil, c'est qu'ils craignaient que les bons Aryens soient... éclaboussés ! Lorsqu'on pose le regard sur Auschwitz, on découvre que c'est bel et bien là que «le destin du siècle a saigné». 155 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le camp de Drancy, ultime étape avant la mort à Auschwitz pour 70.000 juifs DRANCY (AFP) - mardi 25 janvier 2005, 8h43 Le camp de Drancy a été, jusqu'à sa libération le 17 août 1944, le principal lieu de départ, vers le camp d'extermination nazi d'Auschwitz-Birkenau, pour 70.000 à 80.000 juifs. Simone Veil, elle-même déportée, et François Fillon, ministre de l'Education nationale, y rencontreront des élèves mardi. "Arrachez vos étoiles!": ce cri a retenti dans le camp de Drancy le jour de sa libération le 17 août 1944. Le SS Aloïs Brünner, dernier commandant en poste avait alors pris la fuite avec une cinquantaine d'otages, après avoir brûlé les archives du camp. Selon les sources, entre 70.000 et 80.000 juifs furent internés dans ce camp, au départ une simple cité d'habitation construite dans les années 30. Réquisitionné par l'armée allemande le 14 juin 1940, l'ensemble fut d'abord transformé en camp de prisonniers de guerre. Il devint, le 20 août 1941, un camp de concentration de juifs, après la première rafle dite "du 11ème arrondissement" car la plupart des 4.200 juifs arrêtés y habitaient. Devant ce site en forme de "fer à cheval", des barbelés avaient été installés ainsi que des miradors, sous la surveillance extérieure de gendarmes français. Durant les premières années, un fonctionnaire français assurait le commandement du camp et faisait appliquer le règlement. Le premier convoi est parti de Drancy le 22 juin 1942. Il était composé de 934 hommes et de 66 femmes internés dans le camp. Seuls 34 survivants de ce train reviendront en 1945. La deuxième période du camp de Drancy a débuté avec la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942 dite "Rafle du Vel d'Hiv", lorsque 13.152 hommes, femmes et enfants ont été arrêtés. Parmi eux, 4.992 ont été internés à Drancy. Enfin, le 2 juillet 1943, une nouvelle équipe d'Allemands, avec à sa tête Aloïs Brünner, a pris le contrôle du camp. Les représentants de l'administration vichyiste ont alors été "relevés de leurs fonctions", n'assurant plus que la garde extérieure. Une tentative d'évasion a marqué les mémoires: à partir de septembre 1943, des résistants ont commencé à creuser un tunnel... Lorsqu'il fut découvert par les SS, il manquait 1,50 mètres au tunnel pour aboutir. Il mesurait 38,5 mètres de long, 1,30 mètres de haut et 60 à 80 centimètres de large, selon le Conservatoire historique du camp de Drancy. Deux ans après la Libération, le camp est redevenu un lieu d'habitation à loyers modérés (HLM). C'est seulement en 1954 qu'une plaque commémorative y a été installée, puis un "wagon témoin" au centre du bâtiment et un monument en 1976. Le conservatoire historique du camp de Drancy a été ouvert en 1989. 156 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le pavillon français rénové du Musée d'Auschwitz AUSCHWITZ (Pologne), 26 jan (AFP) Le président français Jacques Chirac inaugurera jeudi un pavillon français rénové au Musée d'Auschwitz, à l'occasion du 60ème anniversaire de la libération du camp. La visite du pavillon numéro 20, peint aux murs blancs et nus, habillés d'un jeu d'ombres humaines, est orientée autour de la destinée tragique de cinq déportés choisis parmi 80.000 déportés de France, dont 76.000 juifs. Seuls 2.500 sont revenus, soit 3% d'entre eux. Une manière, expliquent les conservateurs, d'honorer la mémoire de ces milliers d'hommes de femmes et d'enfants qui ont été condamnés mais n'ont pas tous été à Auschwitz. Leur histoire se lit à travers cinq destinées racontées depuis leur déportation de France: celles de Sarah et Hersch Beznos, un couple d'origine russe et bélarus et de leur descendants. Il y a aussi Jean Lemberger, d'un milieu de militants communistes juifs originaires de Pologne, et le petit Georgy Halpern, d'origine polonaise également, né à Vienne, amené en France par ses parents après l'Anschluss. Enfin Pierre Masse, résistant né dans une famille de magistrats israélites républicains convaincus et Charlotte Delbo, communiste et résistante. D'une salle à l'autre dans le pavillon, l'évolution de leur destin. Des panneaux éclairés avec leurs photos et des légendes. Une des sept salles comprend un mur d'images de quelque 2.000 enfants juifs déportés sur les 11.000 de France. Car outre Auschwitz, le pavillon raconte la fin tragique des victimes dans d'autres camps tels à Kaunas (Lituanie) ou Sobibor, en Pologne à la frontière ukrainienne. Pour ceux qui veulent rechercher les leurs, exterminés à Auschwitz, un triste répertoire électronique: ceux dont les noms auront été consignés ou découverts par les historiens grâce à des témoignages. Mais il y a tant de milliers d'autres qui n'y figurent pas puisque gazés dès leur arrivée au camp. Les autorités polonaises ont demandé à la France d'imaginer une exposition illustrant la place de ses victimes par rapport à plus d'un million d'exterminés à Auschwitz-Birkenau, ont expliqué de hauts fonctionnaires français lors d'une visite organisée pour la presse avant l'inauguration. Le pavillon français, avant cette rénovation, avait été inauguré en 1978 et sa première exposition communisme oblige- était surtout axée sur les actes de la résistance française à l'occupant nazi. 157 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Auschwitz préserve la mémoire de millions de Polonais morts en 3945 AUSCHWITZ (Pologne), 26 jan (AFP) Le camp d'Auschwitz-Birkenau n'est pas seulement le symbole de la shoah, il est aussi pour la Pologne un lieu de mémoire pour ses six millions de citoyens tués pendant la Seconde guerre mondiale. "Auschwitz est le même nom pour les Polonais que pour les juifs", explique à l'AFP Miroslaw Obstarczyk, conservateur du musée d'Auschwitz-Birkenau. "Quatre-vingt mille Polonais non juifs sont morts ici et un nombre indéterminé de Polonais juifs", dit-il face au mémorial international érigé au bout des rails où arrivaient par trains Tziganes, juifs, résistants et autres prisonniers aux portes des chambres à gaz. Jeudi, les survivants -victimes et ex-soldats de l'armée rouge à avoir libéré Auschwitz-Birkenau le 27 janvier 1945-, et une quarantaine de dirigeants de la planète marqueront solennellement le 60ème anniversaire de la libération du camp. "Six millions de Polonais ont été tués durant la Seconde guerre mondiale. Cela représente 20% de la population", souligne M. Obstarczyk. Selon un rapport publié par le gouvernement polonais en 1947, ce sont exactement 6,54 millions de Polonais qui sont morts durant la guerre, dont 3,6 millions "victimes des camps de concentration, exécutions et liquidations dans les guettos et 1,3 million de maladie ou d'épuisement dans les camps et prisons, et la moitié hors des camps de blessures ou de surlabeur". Le reste sont des civils tués lors d'échanges militaires. "La moitié des tués étaient juifs. La Pologne avait la plus importante diaspora juive d'Europe, environ 3,5 millions d'âmes", indique le conservateur. "Hors du camp, la terreur nazie a été d'abord dirigée vers les Polonais, essentiellement les intellectuels. 45% d'entre eux n'ont pas survécu à la guerre", ajoute-t-il. "Les premières victimes d'Auschwitz étaient des Polonais. Durant la première année, il n'y a eu que des prisonniers polonais ici", précise-t-il. Auschwitz a été initialement construit en 1940 sur le site d'anciennes baraques militaires à la lisière de la ville polonaise d'Oswiecim. Il a été par la suite étendu au village voisin de Brzezinki pour devenir Birkenau, pour que les nazis puissent tuer plus efficacement les juifs, Tziganes, Polonais et autres "sous-hommes". "Chacun arrivé ici était condamné à mourir lentement ou immédiatement", explique le conservateur. L'homme de théâtre polonais Jozef Szayna y a été en juillet 1941, à l'âge de 19 ans. A 82 ans cet homme connu puisque ses oeuvres sont exposées et produites dans le monde entier, s'est plaint dans un film biographique "L'art en captivité" que peu ait été dit des Polonais non juifs internés par les nazis. "Aux Etats-Unis et en France, les gens pensaient que j'étais juif parce que j'étais à Auschwitz... Tous pensent qu'ils n'y avait pas de Polonais en camp de concentration. 'Mein Kampf' explique ce qui attend Slaves et Polonais, mais personne n'a jamais dit ce qui nous est arrivé durant la guerre. Nous étions objets de maintes tortures", dit Szajna. Après une tentative infructueuse d'évasion en 1943, Szajna passe deux semaines dans les horribles cellules de moins d'un mètre sur un où les détenus restent des jours, debouts, collés les uns aux autres. "Je ne savais pas s'il faisait jour ou nuit. Les exécutions marquaient le rythme de la journée. Lorsque je suis sorti, j'ai vu une montagne de corps...". "J'étais un 'sous-homme' là où un 'surhomme' envoyait des innocents à leur mort". 158 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Soixante ans après, un survivant roumain d'Auschwitz ne veut plus se taire IASI (Roumanie), 26 jan (AFP) Roumain d'origine juive, Ioan Gotleb n'avait pas encore fêté ses 16 ans lorsqu'il fut déporté, avec toute sa famille, à Auschwitz. "Pendant 60 ans j'ai refusé d'en parler. Mais aujourd'hui, je ne peux plus me taire car il faut empêcher que l'oubli ne s'installe". "Plus de 60 ans après, je fais toujours des cauchemars. Vous vous rendez compte, à 16 ans je suis passé par trois camps de concentration, j'ai transporté des milliers de cadavres, j'ai perdu toute ma famille", dit-il dans un entretien à l'AFP. "Mais quand je commence à raconter ces atrocités, on me dit: +voyons, ce ne pouvait pas être si mal que ça", s'insurge cet homme maigre, au visage ridé, en se déclarant "peu convaincu" de la sincérité des autorités qui, après avoir longtemps nié toute participation de la Roumanie à la Shoah, viennent de reconnaître la responsabilité du maréchal pro-nazi Ion Antonescu pour la mort de quelque 270.000 juifs pendant la seconde guerre mondiale. M. Gotleb se dit également "amer" du fait que Bucarest "ne se soit pas excusé auprès du peuple juif" pour ces atrocités, tandis que des "publications faisant l'éloge de la Garde de fer (ndlr: mouvement fasciste roumain fondé en sont toujours tolérées". Originaires de Baia-Mare (nord), à l'époque sous occupation hongroise, M. Gotleb, ses parents et ses grands-parents avaient été entassés, début mai 1944, dans un train à destination du camp d'Auschwitz. "Quand le train s'est arrêté, mon père m'a dit de déclarer que j'avais 18 ans et non pas 16, car il savait que les enfants étaient envoyés directement à la mort", raconte M. Gotleb. Devenu le "numéro 72.762", le jeune homme devait par la suite être transféré dans un autre camp, à Mathausen, puis encore à Melk. Après des mois de travail épuisant à creuser sous une montagne où les Allemands voulaient faire une usine d'avions, il obtint, grâce à sa maîtrise de la langue allemande, de travailler à l'infirmerie. "D'un point de vue psychique c'était encore plus dur. Les opérations et les amputations étaient toutes faites sans anesthésie. Très peu des malades ont survécu", poursuit-il. Le 5 mai 1945, alors qu'il avait été renvoyé à Mathausen, "les Américains sont arrivés. Je ne pesais plus que 30 kilos, contre 62 avant la déportation, et bien que je n'eus que 17 ans, j'en paraissait 60", dit-il. Professeur de mathématiques à l'Université de Iasi (nord-est), il perçoit aujourd'hui une indemnité de 100 euros pas mois de l'Etat allemand et 8 euros supplémentaires de l'Etat roumain pour la période où il a été déporté. "Ce que je souhaite ce n'est pas davantage d'argent mais la reconnaissance de l'Holocauste", soulignet-il. Il s'insurge notamment contre des historiens qui "s'efforcent de me convaincre que j'exagère" et cite l'exemple de Gheorghe Buzatu, membre du parti d'extrême droite Romania Mare (PRM), décoré fin décembre de "L'Etoile de Roumanie", la plus haute distinction du pays, par l'ancien président Ion Iliescu, en même temps que le chef du PRM, Corneliu Vadim Tudor. Le prix Nobel de la Paix Elie Wiesel, lui-même un survivant de la Shoah, avait vivement critiqué le geste de M. Iliescu et renvoyé la médaille reçue de ses mains quelques semaines plus tôt, en soulignant qu'il ne pouvait "pas appartenir au même groupe" que ces deux personnes "connues pour leur négation de l'Holocauste". 159 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Quotidienne Pédagogie d'Auschwitz Libération, mercredi 26 janvier 2005, par Pierre MARCELLE Souhaitons, souhaitons très fort que caméras et commémorations ne viennent pas, à la douleur indicible et aux larmes inépuisables, faire fonction de viatique avant que, le jour d'après ou le mois suivant, tout se poursuive comme devant ; ou que tout recommence. Communier dans cette humanité, pleurer pour soulager cette douleur, oui. Même en sachant la vanité d'une l'entreprise ? Oui. Même en sachant la vanité des «Plus jamais ça», que les anéantis n'en reviendront pas, et que d'autres suivront. Oui. Entendre, cependant, le risque qu'évoque la Licra, de «contre-productivité» d'un «travail de mémoire» qui s'arrêterait à des incantations, et où l'exclusion de deux gamins d'un lycée de Montreuil ferait fonction d'exorcisme. Il ne s'agit pas de les absoudre, ces deux-là qui, lors d'une visite scolaire au camp d'extermination d'Auschwitz, insultèrent les exterminés. Il s'agit de rappeler que la pédagogie ne se nourrit pas seulement de livres, de films et de leçons, bien emballés dans un «socle minimal» (ou une pierre tombale) ; elle se nourrit aussi de l'actualité de son objet. Pour les deux bannis du lycée Jean-Jaurès, ils auront du mal, sans doute, à entendre en quoi ils furent plus irresponsables à Auschwitz qu'au musée ou au théâtre, si jamais ils eurent accès, au cours de leur scolarisation, à un musée ou à un théâtre. Et de même ne pourront-ils s'empêcher de comparer leur sort à celui de ce Bruno Gollnisch, du FN, toujours professeur d'université, lui, après qu'il eut contesté la réalité de ces chambres à gaz qu'on leur reproche à eux d'avoir profanées. Ils se demanderont de la sorte si sera exclu de la succession du trône d'Angleterre ce prince Harry, autrement nanti en capital culturel, lui, après qu'il se fut déguisé en officier nazi. Mais Gollnisch insinuait et le prince s'amusait. On les tancera. Le vice du premier et la dérision du second ne sauraient, n'est-ce pas, se comparer à leur propre irresponsabilité. C'est vrai : Bruno et Harry, eux, ont agi responsablement. Comment faire comprendre ? NOUVELOBS.COM | 26.01.05 | 09:37 par Jean-Marcel Bouguereau ALORS QUE dans notre société friande en commémorations de toutes sortes, les « devoirs de mémoire » ne cessent de se bousculer, comment faire comprendre aux nouvelles générations le caractère unique du génocide juif ? Comment le faire comprendre alors qu’il y eut d’autres massacres, celui des Arméniens au début du siècle, que le Goulag stalinien a fait plus de victimes que les camps nazis, que la terreur totalitaire a fait des millions de morts au Cambodge et que l’on dispose, tout récemment encore, de l’exemple du massacre planifié des Tutsis du Rwanda ? Comment faire comprendre ce caractère « incomparable » de la Shoah, alors que l’immédiateté des moyens de communication ne cesse de servir chaque jour sa ration de violences et de massacres ? Comment faire comprendre cette « banalité du mal », décrite par Hannah Arendt lors du procès Eichmann, ce criminel ordinaire qui n’avait rien d’un monstre et qui fut l’exécuteur de cette « solution finale » visant à supprimer de la surface de la terre les Juifs, à déshumaniser l’homme en créant une « espèce animale humaine » ? Comment faire comprendre, au delà de cette industrie de la mort, fonctionnant comme n’importe quelle industrie, avec ses transports, ses sélections, ses crématoires, la récupération industrielle de ce qui pouvait l’être, le caractère vertigineux de cette routine exécutée par des gens qui ressemblaient plus à des fonctionnaires qu’à des pervers ou des sadiques ? Comment faire comprendre qu’il s’agissait de nier la dignité de l’homme en supprimant tout ce qui faisait de l’homme un homme, de telle sorte que ceux-ci fassent l’expérience insoutenable de ne plus appartenir au monde ? Comment faire comprendre que c’est contre l’idée même de genre humain que se dressait cette « race des seigneurs », ces bourreaux qui regardaient leurs victimes comme à travers « la vitre d’un aquarium », selon la description qu’en a faite Primo Levi ? Comment faire comprendre cette expérience proprement inimaginable que les survivants, après-guerre, n’ont pas réussi à faire partager à leurs contemporains ? Comment faire comprendre ce qui, soixante ans après, reste irréductiblement incompréhensible et le restera sans doute éternellement ? 160 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. «Je veux que vous sachiez» Face-à-face entre Addy Fuchs, 78 ans, rescapé d'Auschwitz, et 21 élèves de seconde d'un lycée de Saint-Denis. «Comme beaucoup d'entre vous, je suis un immigré», commence celui qui veut «éteindre la haine». mercredi 26 janvier 2005 (Liberation), par Eric AESCHIMANN Une rougeur est apparue au sommet de ses pommettes. Soudain fébrile, le regard s'est légèrement brouillé. «Excusezmoi, je revis ça chaque fois que je raconte. Vous savez, nous étions mille dans le convoi qui m'a emmené et nous ne sommes que vingt-neuf à être revenus.» Devant lui, les visages des élèves se sont figés sous le coup de la stupeur. «Est-ce que vous arrivez à vivre sans y penser ?», interroge un adolescent. «Je n'ai pas dormi cette nuit, répond Addy Fuchs. Vous savez, après la Libération, la nuit, je criais. C'est ma femme qui me le disait. J'ai arrêté de crier quand elle est tombée enceinte.» Dans la classe, le silence est absolu, épais. «C'est de plus en plus dur pour moi de témoigner. Mais je veux que vous sachiez ce qu'on a fait de nous, des enfants, qu'on a voulu nous tuer. L'antisémitisme n'est qu'une forme de racisme.» Dehors, la nuit est tombée et la sonnerie de 17 heures n'a pas fait tourner une seule tête. Saint-Denis, lycée Suger, au coeur du quartier des Francs-Moisins. Cet après-midi de décembre, vingt et un élèves de seconde avaient rendez-vous avec l'Histoire au bout d'un couloir beige. Classe black-blanc-beur, «profil plutôt littéraire» et option «métiers de la télévision» pour une partie, souligne leur professeur de mathématiques, René Saddikki, qui a organisé la rencontre. Au début, ils ont du mal à fixer leur attention, se montrent leur portable, bougent, lâchent des «ouais, ouais» sarcastiques. Puis, l'un après l'autre, ils ont rendu les armes. Posé des questions : «Pourquoi n'avez-vous pas réussi à vous échapper ?» «Comment étiez-vous moralement à la sortie ?» A un moment, Addy décrète une pause dans son récit. Lit un long poème de Charlotte Delbo, qui parle d'une poupée jetée sur un tas à Auschwitz, tandis que la fillette qui l'a amenée part pour la chambre à gaz. Les grands gaillards du dernier rang ne rigolent plus du tout. «Il nous a calmés», dira l'un d'entre eux à la fin. «Nous habitions à Belleville, rue de la Mare» Addy Fuchs, 78 ans, matricule 170.063 tatoué sur l'avant-bras gauche, est un éternel jeune homme fringant. Petit, vif, il soigne son élégance avec un petit lacet mexicain autour du cou en guise de cravate «ça s'appelle un bollo, ça vient des Indiens». Cela fait une trentaine d'années qu'il raconte dans les écoles et les lycées sa déportation à Blechhammer, l'un des camps de travail dépendant d'Auschwitz où il a passé deux ans et demi. Quand il arrive, il dépose sur le bureau son petit matériel pédagogique : une étoile jaune, une veste de prisonnier, une carte d'identité estampillé «juif». Puis il commence par raconter l'histoire de sa famille : «Mes parents sont venus de Rava, un petit village de Pologne, en 1919. Quand je suis né, en 1926, nous habitions à Belleville, rue de la Mare, dans un immeuble à trois étages où il y avait aussi une famille espagnole et une autre italienne...» Il veut que les élèves puissent s'identifier à lui : «J'étais un enfant qui a été emmené pour être assassiné, parce que je suis né dans un foyer juif. La haine de l'autre est quelque chose d'atroce. On l'a vécue, vous comme moi, peut-être pas pour les mêmes raisons. Car, comme beaucoup d'entre vous, je suis un immigré.» Comme tous les rescapés, Addy Fuchs ne doit sa vie qu'à une succession de coups de chance. Arrêté à Vierzon en juillet 1942 alors qu'il tentait de passer en zone libre, il part vers Auschwitz dans le convoi numéro 35. A cinquante kilomètres de leur destination finale, le train s'arrête pour faire descendre les hommes en âge de travailler. Addy se joint au mouvement. Mais s'il a seize ans, il en paraît douze et le SS le fait remonter à coups de crosse. Sitôt que celui-ci a le dos tourné, l'adolescent redescend. «Je ne savais pas si je faisais le bon choix, mais je voulais rester avec mes copains. En réalité, tous ceux qui sont restés dans le wagon ont été gazés à leur arrivée au camp.» La vie et la mort suspendue au bon vouloir du hasard : Fuchs fait aussi passer cette idée-là aux élèves, pour souligner combien l'amitié et l'entraide peuvent devenir alors les seuls remparts. «J'avais la chance de parler le yiddish, qui est proche de l'allemand. Car là-bas, ne pas comprendre un ordre pouvait vous coûter la vie. On avait un copain grec, à qui on traduisait les ordres. Il répondait «jawohl». Un jour, un SS lui a parlé alors qu'on était loin. Il n'a pas pu répondre et le SS l'a abattu.» «Papy, dans ta tête, tu es retourné là-bas !» «Dès mes premiers témoignages, j'ai senti que les enfants étaient intéressés parce que j'avais été déporté en tant qu'enfant juif», note Addy Fuchs. A la fin des années 70, c'est lui qui a pris l'initiative d'écrire à des collèges parisiens pour proposer de venir visiter une classe. A l'époque, il n'obtient pas toujours une réponse. Aujourd'hui, le rapport s'est totalement inversé. Chaque mois, une trentaine de demandes parviennent à l'Union des amicales des déportés d'Auschwitz et de Haute Silésie. Addy s'occupe de la commission «mémoire», qui répartit les sollicitations des établissements scolaires entre les anciens qui acceptent de se livrer à l'exercice. Il y a quelques jours, la responsable d'un lycée lui a téléphoné en urgence pour trouver d'ici à la fin janvier des témoins : elle avait 700 élèves à «former». Mais Addy connaît ses limites. Un temps, il témoignait tous les jours. Nerveusement épuisé, incapable de dormir, il a dû tout arrêter. Ses petits-enfants lui ont dit : «Papy, dans ta tête, tu es retourné là-bas !» Depuis, il s'est fixé une limite : 161 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. une fois par semaine. «Et puis, je ne leur dis pas tout. Vous savez, il y a des choses que je n'ai jamais racontées, même à ma femme.» Contrairement à bon nombre de rescapés, Addy a toujours parlé. En mai 1945, à l'hôtel Lutetia, où l'on accueille ceux qui rentrent d'Allemagne, «j'ai raconté ce que j'avais vécu. Mais on ne nous écoutait pas». Cette époque-là fut cruelle pour les survivants «Un copain n'avait plus que sa tante quand il est rentré. Il lui a tout raconté et elle l'a mis dans un hôpital psychiatrique, où on lui a fait des électrochocs.» Il faut se protéger, se reconstruire. Addy pèse 33 kg à sa libération ; trois mois plus tard, il en fait 78. «On m'appelait bouboule. J'ai failli mourir.» Il se met au ping-pong, au volley, s'engage dans le mouvement sportif et, comme tant d'autres, s'inscrit au PC, qui domine alors la gauche et... les associations de rescapés. La glorification de la Résistance est alors un enjeu politique majeur et l'extermination des juifs s'en trouve reléguée au second plan : dans son premier bulletin, l'amicale d'Auschwitz n'évoque le gazage des enfants et des vieillards juifs qu'en quelques lignes. «Sans mes copains, je serais mort» Longtemps, Addy a respecté la ligne du parti et de l'amicale. A la fin des années 60, avec des copains de Blechhammer, il intègre le conseil d'administration et y défend l'idée qu'«il y a bien eu deux déportations : celle des résistants et celle des juifs». A l'époque, la guerre des Six Jours déchire la gauche française et le débat tourne à l'aigre. Lors d'une réunion de déportés, une ancienne résistante lui dit : «Addy, tu divises la déportation !» Il répond : «Dans les familles de résistants, les Allemands ne prenaient pas les grands-parents et les enfants pour les gazer !» Et tend à son interlocutrice le Mémorial de la Shoah, que Serge Klarsfeld venait de publier. «Elle l'a vaguement feuilleté, elle est partie et elle n'est plus jamais revenue.» Les travaux de Klarsfeld sonneront comme un soulagement : «Enfin, un historien avait retrouvé les fiches des convois.» Addy Fuchs a été exclu du PC en 1968, au moment du coup de Prague. «On m'a dit : "Tu poses trop de questions."» Pourtant, son passé de militant continue d'influer sur sa façon de témoigner. Autant qu'une mémoire, il veut transmettre un espoir, un appel au vivre ensemble. «J'ai conservé mon idéal.» Sans relâche, il fait l'éloge du partage et de la solidarité : «On était cinq copains là-bas et quand on avait un bout de pain, on le partageait. Sans mes copains, je serais mort.» Il n'omet jamais de parler des Tsiganes, des autres génocides, de la traite des Noirs même s'il combat les comparaisons trop faciles, car «on ne tuait pas les enfants des esclaves.» Plus que de se poser en victime, de jouer sur la corde sensible de son auditoire, il cherche à éduquer. «Voilà ce que peut faire un peuple qui élève ses enfants dans la haine de l'autre, martèle-t-il ce soir-là au lycée Suger. Avoir des racines, c'est bien. Mais ne les imposez pas aux autres.» «Est-ce que vous continuez à ressentir de la haine pour ceux qui vous ont fait cela ?», a demandé une jeune fille peu après. La haine est un thème qui revient souvent dans les questions et Addy s'efforce d'en désamorcer la charge, sans mentir ni se mentir. «A Paris, explique-t-il, j'habite près de la gare de l'Est. Quand des touristes allemands me demandent le chemin, je regarde leur âge. Si c'est un Allemand qui a pu faire la guerre, je ne lui réponds pas. Si c'est un jeune, je lui réponds. Ce n'est pas aux Allemands que j'en veux, c'est à la haine.» «Je suis obligée de me remettre en cause. Merci.» Parfois, des élèves beurs veulent connaître sa position sur le conflit israélo-palestinien. «Dans ces cas-là, je dis que je suis pour deux Etats vivants en paix côte à côte et qu'il faut laisser les deux peuples trouver un accord. En général, cela leur suffit.» A de rares occasions, des témoins ont essuyé des remarques antisémites. Lui y a échappé : «Parfois, un élève m'objecte qu'il y avait des juifs racistes. Je réponds que oui, il y avait des juifs racistes, comme des Arabes racistes ou des Français racistes.» Sur son bureau, il conserve précieusement la lettre d'une élève musulmane d'un collège parisien : «Avant que vous veniez, je haïssais les juifs. Aujourd'hui, je suis obligée de me remettre en cause. Merci.» 18 heures, l'intervention touche à sa fin. Le plus dur a été dit, l'attention se relâche progressivement. Sur la pommette, la petite rougeur a disparu. Avant qu'il ne soit trop tard, Addy Fuchs ramasse son intime conviction, celle d'un homme terriblement lucide, mais qui refuse d'enterrer l'espoir. «La haine existe en l'homme. Comment pourrez-vous l'éteindre ? Je n'en sais rien. Peut-être simplement en sachant ce qui nous est arrivé à nous, les juifs. Continuez à construire un autre monde. Ne me demandez pas comment. Moi, j'ai échoué.» Je ressens une forte gêne lorsque je songe à tous ceux qui ont vécu l’enfer des camps", a déclaré mardi 25 janvier le chancelier allemand Gerhard Schröder lors d’une cérémonie au Deutsches Theater de Berlin, rapporte le quotidien Trybuna. "Des noms tels que Chelmno, Treblinka, Majdanek et Auschwitz-Birkenau seront à jamais associés non seulement à l’histoire des victimes, mais aussi à celle de l’Allemagne et de l’Europe tout entière." Beaucoup ont sans doute été profondément émus par le discours du chef du gouvernement allemand, mais en Pologne ces paroles provoquent surtout la contestation, car à l’est de l’Oder on en a assez d’être associés aux crimes nazis. "Souvenez-vous ! Ce sont les Allemands qui ont allumé la première étincelle de cet enfer", titre le quotidien Super Express, qui tonne : "C’est horrible et tragique de voir que, plutôt que de rendre hommage aux disparus, les politiciens européens remuent une fois de plus les horreurs du passé. Ils manipulent l’Histoire afin de défendre leurs intérêts !" 162 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. CAMPS DE LA MORT - "Les Polonais n'ont pas collaboré" Alors que l'Europe commémore la libération du camp d'extermination d'Auschwitz par l'Armée rouge il y a soixante ans, la presse polonaise s'inquiète des amalgames qu'entraîne la localisation de ce camp et de bien d'autres en Pologne. Cette accusation vise le Parlement européen. Et pour cause, souligne Wprost : l’instance a refusé d’"inclure dans la résolution du Parlement qui est publiée ce jeudi 27 janvier une mention soulignant explicitement qu’Auschwitz est en Pologne mais que le camp a été bâti par les Allemands, et eux seuls". Les députés polonais qui réclamaient cette insertion voulaient "notifier clairement la non-collaboration des Polonais à la construction de ce camp", précise l’hebdomadaire. La proposition a été rejetée, plusieurs représentants des pays de l’Union s’y étant fortement opposés. "Les nazis n’étaient pas tous allemands. Et tous les Allemands n’étaient pas des nazis", a simplement déclaré la députée libérale britannique Sarah Ludford pour justifier ce rejet. Mais les Polonais ne se contentent pas de ces explications laconiques. Wprost rapporte que les journalistes polonais ont lancé un appel à leurs collègues du monde entier, "leur demandant de rendre justice à la vérité et de cesser de faire suivre les termes ‘camp de concentration’ par l’adjectif ‘polonais'. "Il nous est difficile de ne pas prêter de mauvaises intentions aux auteurs qui emploient cette formulation", peut-on lire dans la dépêche émise mardi 25 janvier par l’Association des journalistes polonais. Pourtant, reconnaît Wprost, les choses ne sont pas si simples. "Chez nous, les enfants apprennent à l’école que ce ne sont pas les Polonais qui étaient les agresseurs." Mais la manière dont les choses sont présentées aux écoliers ne permet pas d’éviter de graves lacunes en matière d’histoire. Selon les résultats d’un sondage OBOP publié par Gazeta Wyborcza, "50 % de la population ignore que la majorité des victimes d’Auschwitz étaient des Juifs." "Lorsqu’il est question de ce camp de concentration, le reste du monde connaît des détails que les Polonais ignorent", atteste le professeur Andrzej Sulek, consultant pour OBOP. Natalia Wysocka, Courrier international, 28 janvier 2005 LA LIBÉRATION D'AUSCHWITZ - L'hommage des politiciens Courrier international - 28 janv. 2005 Réunis sur ces lieux que le vice-président américain Dick Cheney a qualifié de "plus grand cimetière du monde, néanmoins dénué de tombes", les représentants de quarante-quatre nations ont rendu un hommage solennel aux victimes d’Auschwitz. Rappels des horreurs du passé, mais aussi évocations fréquentes des inquiétantes montées d’antisémitisme du présent ont ponctué l’ensemble des discours. "Le seul instrument dont nous disposions pour construire un futur libre de toute marque de haine, de racisme et de xénophobie, c’est la mémoire", a déclaré Aleksander Kwasniewski. Wprost rapporte que le président polonais "s’est tout particulièrement adressé aux jeunes, leur déclarant : 'En observant vos visages, en voyant à quel point vous êtes touchés par cette cérémonie, à quel point vous vous rendez compte de l’ampleur d’une tragédie vieille de soixante ans, je sais qu’ensemble nous y arriverons. Oui, nous parviendrons à construire un monde meilleur, un monde au sein duquel vous, vos enfants, et vos petits-enfants pourrez vous sentir en sécurité et vous concentrer sur la propagation du bien'." "Je promets que l’Ukraine ne deviendra pas le théâtre de manifestations antisémites", a déclaré le président Iouchtchenko. "Nous avons l’obligation de déclarer d’une seule voix aux générations présentes et futures : personne ne peut et n’a le droit de se montrer indifférent face au nationalisme, à l’antisémitisme, à la xénophobie raciale et à l’intolérance religieuse", a plus tard proclamé le président russe, Vladimir Poutine. Quant à "l’intervention du président israélien, Moshe Katzaw, elle a été précédée de la déclaration imprévue d’une survivante d’Auschwitz, rapporte Wyborcza. 'Pourquoi ? Pourquoi ont-ils brûlé mon peuple ?' s’est écriée la vieille dame en pointant du doigt le numéro tatoué sur son avant-bras." "Malgré le froid et la neige, près de 5 000 personnes ont assisté à la cérémonie", souligne Rzeczpospolita. "Et, bien qu’à ce jour aucune manifestation n’ait rassemblé en Pologne autant de politiciens venus de sphères différentes, ce ne sont pas eux qui étaient hier les personnalités les plus en vue. Les vrais invités de marque, c’étaient ces quelques centaines de prisonniers d’Auschwitz qui, ayant survécu à l’horreur, sont revenus sur le lieu du drame afin d'apporter un vibrant témoignage..." 163 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. ANALYSE Auschwitz : la mémoire juive et la mémoire chrétienne LE MONDE | 29.01.05 Auschwitz ou l'absence de Dieu. Y a-t-il un autre lieu au monde où le Créateur ait semblé à ce point ignorer et déserter ses créatures ? Avec Elie Wiesel, le philosophe juif Martin Buber parlait d'Auschwitz comme d'une "éclipse"de Dieu. Comment Dieu a-t-il pu tolérer un tel événement, demandaient les déportés au retour des camps ? Dans la Bible déjà, Job accusait : "Dieu m'a livré à des injustes, entre les mains des méchants, il m'a jeté." Et il ajoutait : "Périsse le jour qui me fit naître." Auschwitz est la preuve de la non-existence de Dieu pour les athées et ceux qui, parfois, ont aussi perdu foi en l'homme. Sans doute aucune des catastrophes et souffrances de l'histoire n'a-t-elle de sens, la Shoah pas plus que les guerres, les périodes d'oppression de l'humanité ou les colères de la nature, comme celle qui vient d'engloutir plus de 200 000 innocents en Asie. Mais l'expérience du Mal faite à Auschwitz, où le nazi tenta d'exterminer un peuple qui, le premier, avait reconnu Dieu, est proprement unique. Elle rend l'événement indéchiffrable, inexplicable, impénétrable. Un non-sens absolu, qui impose un silence également absolu, contre toutes les tentatives de banalisation, de négation, de récupération d'une souffrance si singulière. Soixante ans après la libération du camp, on peut affirmer qu'Auschwitz fut, à la fois, le point culminant de siècles d'antisémitisme, dans lequel l'enseignement du christianisme porte une lourde responsabilité, et le lieu d'une conversion, voire d'une réconciliation tardive, mais réelle. Bernard Dupuy, religieux dominicain, un des pionniers du dialogue entre juifs et chrétiens, ose dire qu'il aura fallu ce "Mal" pour que les chrétiens fassent retour sur eux-mêmes, au double sens de teshu-vah (repentance) et de metanoïa (conversion). La repentance, d'abord. Elle a été tardive. En 1948, ils n'étaient qu'une poignée d'intellectuels catholiques et protestants à créer une Amitié judéo-chrétienne, autour de Jules Isaac et d'Edmond Fleg, dont la famille avait péri dans les camps. Les mêmes, un an plus tôt, au cours de la fameuse conférence de Seelisberg (Suisse), avaient commencé à admettre la responsabilité de "l'enseignement du mépris" dans l'extermination de six millions de juifs. Le rejet originel de la racine juive du christianisme a engendré l'antisémitisme et ouvert la voie au néopaganisme des nazis. Comme a dit un jour Emmanuel Levinas : "Les bourreaux d'Auschwitz ont dû avoir tous fait leur catéchisme, et cela ne les a pas empêchés de commettre leurs crimes." CADUCITÉ Il faudra attendre le concile Vatican II (1962-1965) pour que l'Eglise catholique - en retard sur les protestants héritiers de l'Eglise confessante (résistante) allemande et d'un Martin Bonhoeffer, pendu par les nazis en 1945 - commence à réviser son discours sur le "peuple déicide" et reconnaisse la caducité de la théologie dite de la "substitution" (de l'Ancienne à la Nouvelle Alliance en Jésus-Christ, l'Eglise devenant le Nouvel Israël). C'est dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate, qui date exactement de quarante ans, que puiseront toutes les condamnations ultérieures de l'antisémitisme, que sera reconnue la permanence du peuple juif dans l'histoire et réhabilitée la nature spirituelle du lien entre juifs et chrétiens. Ainsi le pape Jean Paul II dira-t-il aux juifs, le 13 avril 1986, à la synagogue de Rome : "Vous êtes nos frères aînés." Mais, au début des années 1960, lors du concile, pas une seule fois le mot "Shoah" n'est prononcé. Pas plus que celui d'Israël, ce qui montre la distance qui restait alors à accomplir par les Eglises dans le travail de mémoire et dans la reconnaissance du lien qui unit le peuple juif avec sa terre et avec l'Etat d'Israël. Aujourd'hui encore, on est frappé par la lenteur de certains milieux croyants, chrétiens autant que juifs, à relire les fondements de leur foi à la lumière d'un événement comme Auschwitz. On ne peut oublier les faux pas commis, au début de son pontificat, par le pape polonais lui-même, qui, pourtant, deviendra le "meilleur ami des juifs". Lors de sa première visite, comme pape, à Auschwitz-Birkenau, en 1979, Jean Paul II a eu ce mot : "Auschwitz, Golgotha du monde contemporain", emprunté à Jacques Maritain et qui a été perçu comme une sorte d'annexion chrétienne de la souffrance juive. Le procès a rebondi au moment de la 164 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. béatification, en 1987, d'Edith Stein, juive convertie au catholicisme, déportée et tuée à Auschwitz. Il y a eu, surtout, la trop longue polémique autour du carmel d'Auschwitz, quand des religieuses polonaises, par volonté d'expiation, avaient occupé le bâtiment du camp où était stocké le gaz Zyklon B, qui servait à l'extermination. Il a fallu huit ans et nombre de médiations - celles, par exemple, de Théo Klein ou du cardinal Lustiger pour la France - avant que le pape ne demande fermement aux religieuses de quitter les lieux. Du côté juif, un triple soupçon a longtemps pesé sur l'Eglise. Elle serait incapable de faire la clarté sur ses responsabilités passées et de demander pardon. Sa théologie l'empêchant de reconnaître le caractère unique d'Auschwitz, elle tendrait à réduire l'événement à un nouvel épisode de la chute originelle et de la rupture de l'homme avec Dieu. Des courants chrétiens de "néo-évangélisation" s'efforceraient de donner une signification chrétienne à la Shoah, conçue comme l'accomplissement du mystère de la crucifixion et de la résurrection du Christ. Un triple démenti a été apporté à ces soupçons, donnant la mesure d'une conversion aujourd'hui engagée, sinon achevée. On ne compte plus les reconnaissances de dettes au peuple juif venant des milieux chrétiens : le "repentance" de l'Eglise de France, à Drancy, en 1997, pour son silence devant les déportations ; les demandes de pardon du pape pour les "préjugés et les lectures pseudothéologiques" (1997), à l'origine de l'antijudaïsme des chrétiens, et pour leur aveuglement devant la perversité des nazis et le malheur qui s'abattit sur les juifs. En 2000, à Rome et à Jérusalem, le pape a multiplié les actes de repentance et les gestes de réconciliation. A ses yeux, le judaïsme et le christianisme font partie de la même histoire du salut, et la reconnaissance du peuple juif comme peuple élu de Dieu fait partie de l'identité chrétienne. Est-ce à dire qu'on est allé au bout du chemin de conversion et de réconciliation ? Loin s'en faut. Il reste des ambiguïtés, d'autant plus graves que l'antisémitisme montre sa capacité de résurgence en Europe. Autant qu'on puisse en juger par le document du Vatican de 1998 intitulé Souviens-toi !, la mémoire chrétienne d'Auschwitz n'a pas encore tiré toutes les leçons de l'événement. La commission d'historiens juifs et catholiques, chargée par le pape, en 1999, d'étudier l'attitude de l'Eglise pendant la guerre, a interrompu ses travaux, deux ans plus tard, faute d'un accès complet et libre aux archives vaticanes. Le rôle de Pie XII reste plus que controversé, alors qu'avance, à Rome, un procès de béatification qui, s'il aboutit, relancera les polémiques. Des zones d'ombre subsistent. Le Vatican maintient une distinction subtile entre la vulgate antijuive d'hier, qui a justifié les pogroms, et l'antisémitisme moderne, racial et païen des nazis. Imputant la faute à des individus égarés, il refuse l'idée d'une responsabilité collective de l'Eglise dans les persécutions subies par les juifs. Ce qui reste, sinon incompréhensible, au moins incompris. Henri Tincq 165 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. «Le crime commence avec des mots» La mise en garde est de l'écrivain Amos Oz, interrogé par «The Independent» • En Allemagne, en Italie, au Royaume-Uni, revue des journaux et de leurs sites • Par F. Rl jeudi 27 janvier 2005 (Liberation.fr - 17:19) En Allemagne «Le jour du souvenir», titre le quotidien allemand «Die Welt» (conservateur). Un article évoque l'heure consacrée jeudi au Bundestag à la mémoire des victimes du nazisme. Mais c'est une honte, a déclaré son président Wolfgang Thierse, «que des néonazis siègent encore dans un parlement allemand». Le parti d'extrême-droite allemand NPD a obtenu 9,2% des suffrages aux élections de septembre en Saxe, ce qui lui a permis de siéger au Parlement de ce Land. Depuis vendredi dernier, à quelques jours de la commémoration, il a semé la polémique en boycottant une minute de silence à la mémoire des victimes du nazisme et en assimilant le bombardement de Dresde par les Alliés, en 1945, à un «holocauste». Pour ne pas oublier ces temps sinistres, le quotidien suggère une visite au musée de l'histoire allemande à Berlin qui consacre une exposition aux les camps de concentration. «Die Zeit» propose un dossier sur l'Holocauste. Depuis 1996, le 27 janvier est officiellement en Allemagne le «jour du souvenir des victimes du national-socialisme», rappelle «Die Frankfurter Allgemeine Zeitung», mais soixante ans après, ce devoir de mémoire apparaît comme multiplié par dix. Il n'y a pas de mot précis dans la langue allemande pour désigner l'extermination des juifs, avance un article intitulé «Un mot pour les anonymes». Mais depuis les procès des années 60, «Auschwitz» est devenu le symbole du massacre de masse. L'expression «Holocauste» est venue des Etats-Unis en Allemagne avec la notoriété de la série télé. En Italie C'est depuis 2001 que l'Italie célèbre la «journée de la mémoire». Shoah et mémoire aussi dans le quotidien «Corriere Della Sera», plus fort tirage italien, qui donne accès en ligne à un dossier, avec articles, des photos aériennes d'Auschwitz par la RAF, d'autres prises à l'intérieur du camp et des vidéos d'archives. Barbelés à la Une également sur la page d'accueil de la Repubblica. Un article y revient sur les déclarations du président de la République italienne, Carlo Azeglio Ciampi, pour qui les lois raciales adoptées par le régime fasciste en 1938 «ont constitué la plus grave trahison de l'idée même de la Nation italienne». Lors d'une cérémonie officielle jeudi pour la «journée de la mémoire» au monument du Vittoriano, l'autel de la patrie au centre de Rome, le dirigeant a également souligné que «les Italiens d'origine juive avaient contribué de manière déterminante» à la naissance de la nation italienne. Quelque 8.000 juifs italiens ont été déportés après 1943 dans les camps nazis et la plupart d'entre eux ne sont pas revenus. Au Royaume-Uni L'envoyé spécial du «Times» à Auschwitz a choisi de donner la parole à l'enfant d'un tortionnaire. Monica Goeth est la fille d'un commandant de camp nazis parmi les plus cruels, Amon Goeth. De sa villa qui donnait sur le camp de Plaszow, il tirait les ouvriers juifs comme des lapins, avant de retourner dans son lit rejoindre sa maîtresse, la mère de Monica. «Goeth a personnellement tué 500 juifs, et le procureur à son procès à Cracovie en 1946 l'avait surnommé «une incarnation moderne du satan biblique»», rapporte le journaliste. Goeth a été exécuté. Monika se retrouve confronté au dilemme commun à tous les enfants de nazis et de SS: «A quelle distance mettre le meurtrier du père? Dans quelle part le meurtrier est en moi?» «L'ombre d'Auschwitz» titre «The Independant», qui rappelle que «L'holocauste a commencé trois ans après le «Blanche neige et les sept nains» de Walt Disney, vingt ans avant les Beatles et Swinging London. Auschwitz fait partie des temps modernes.» Le journal a interrogé plusieurs personnalités sur l'héritage d'Auschwitz. «Je n'aime pas le mot Holocauste parce qu'il peut signifier un événement naturel ou divin. C'est le crime le plus largement organisé dans l'histoire - et le crime commence avec des mots. Un langage de haine est un danger, pas seulement pour les Juifs, mais pour n'importe quelle personne qu'il vise. Chaque fois que le langage est utilisé comme une hache, nous devons agir parce que tuer suivra», estime l'écrivain Amos Oz. 166 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Auschwitz En souvenir du pire Aujourd'hui, 40 chefs d'Etat et de gouvernement commémorent avec 2.000 anciens déportés les 60 ans de la libération d'Auschwitz. Par Véronique SOULE jeudi 27 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Soixante ans jour pour jour après l'entrée de l'armée Rouge dans le plus grand camp de la mort nazi, une cérémonie internationale est organisée aujourd'hui à Auschwitz-Birkenau, symbole de la Shoah. Aux côtés de quelque 2.000 anciens déportés, une quarantaine de chefs d'Etat et de gouvernement sont attendus, dont les présidents français, israélien, russe et allemand. Cette journée sera le point d'orgue de commémorations d'une ampleur sans précédent. Conçu en 1940 comme un camp de concentration, le KL (Konzentrationslager) d'Auschwitz, à quatre-vingts kilomètres de Cracovie, est devenu la plus grande usine de mise à mort des juifs d'Europe, avec son extension en 1942 à Birkenau, où fut construit tout un complexe de chambres à gaz et de fours crématoires. Il a fallu attendre les années 1960 pour que cette dimension spécifique soit reconnue, et qu'Auschwitz-Birkenau devienne le symbole des camps d'extermination nazis. Même alors, le bloc soviétique, qui en restait à une interprétation très idéologique de la Seconde Guerre mondiale, mettait en avant «la lutte contre le fascisme» et oblitérait l'entreprise d'anéantissement des juifs. Quinze ans après la chute du Mur, ces questions ont été débattues et l'Histoire a enfin été revue. Pogrom. Signe du rapprochement des perceptions historiques, deux des trois chefs d'Etat qui s'exprimeront lors de la cérémonie principale de Birkenau cet après-midi viennent de l'ex-bloc soviétique. Le Polonais Aleksander Kwasniewski, qui avait présenté en 2001 des excuses publiques pour le pogrom de Jedwabne (perpétré en juillet 1941 par les Polonais), montrera le chemin parcouru ces dernières années par son pays. Le Russe Vladimir Poutine, qui s'apprête à organiser d'importantes célébrations en Russie pour la fin de la «Grande Guerre patriotique» le 9 mai 1945, devrait aussi illustrer l'évolution du discours de Moscou. Il reviendra au président israélien, Moshe Katzav, de clore la cérémonie avant que retentissent les sirènes du camp. Simone Veil, rescapée d'Auschwitz-Birkenau et présidente de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, s'exprimera au nom de tous les anciens prisonniers juifs. Jean-Marie Lustiger, l'archevêque de Paris, d'origine juive polonaise, qui a perdu sa mère et une grande partie de sa famille paternelle dans le camp, lira un message de Jean Paul II. Négationnisme. Après s'être recueilli près de la Judenrampe où arrivaient les convois de déportés restaurée à l'initiative de Serge Klarsfeld, Jacques Chirac inaugurera dans la matinée la nouvelle exposition du pavillon français d'Auschwitz. Le Président, qui a été le premier à reconnaître la responsabilité de l'Etat français dans la déportation des juifs lors de son discours du Vél d'Hiv le 16 juillet 1995, reprendra les grands thèmes qu'il a développés mardi à Paris au Mémorial de la Shoah : avec la disparition progressive des ultimes survivants, il est impératif d'entretenir la mémoire, et la France s'y emploiera en veillant à adapter sa législation pour combattre le négationnisme et éduquer les jeunes générations. Il devrait aussi appeler l'Europe «à se construire sur le rejet absolu de la Shoah». 167 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Annette Wieviorka, historienne, explique la difficulté de maintenir la mémoire du camp. «Les objets constituent le plus grand choc» Par Natalie LEVISALLES jeudi 27 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Annette Wieviorka est historienne et directrice de recherches au CNRS. Elle vient de publier Auschwitz, 60 ans après (R. Laffont). Que représente Auschwitz aujourd'hui ? La commémoration du 60e anniversaire est centrée sur le lieu lui-même. A la différence des autres années, ce n'est pas une commémoration de l'ensemble de la Shoah, ni des camps de concentration, ni une réflexion sur le mal. Les médias ont tous centré la commémoration sur Auschwitz-Birkenau, avec des tournages dans le camp même. Dans les années qui ont suivi la guerre, la grande figure était le déporté de la Résistance, singulièrement celui de Buchenwald : c'est là qu'ont été déportés la majorité des résistants français. Depuis la fin des années 70, l'attention s'est déplacée de la déportation résistante au génocide des juifs. Cela a à voir avec le triomphe de l'«idéologie» des droits de l'homme et avec la place de la victime dans notre société. L'accent mis sur les victimes, leurs droits, leur parole, est un des signes de notre époque, un mouvement global qui dépasse la Shoah. Mais les victimes absolues, ce sont ces centaines de milliers de femmes et d'enfants, juifs essentiellement mais aussi tsiganes, qui ont été assassinés à Auschwitz. Les responsables du musée d'Auschwitz s'interrogent sur la manière de conserver le camp. Faut-il le garder en l'état ou le restaurer? C'est une fausse question. D'abord parce que les déportés qui retournent sur les lieux le disent tous: ils ne reconnaissent rien. «L'état», quel état ? Celui de 1941, de 1944 ? Les différents états de la muséographie depuis 1945 ? L'état actuel où tout a déjà été bricolé ? Une partie des baraques en bois a été refaite, les barbelés sont changés régulièrement parce qu'ils rouillent... Le vrai problème, c'est le respect des différentes mémoires : celle des juifs, mais aussi des tsiganes et des Polonais. Que faire donc ? Je ne sais pas. La reconstitution historique ne reconstitue rien : elle est dans l'illusion, parce que ce qui fait un camp, ce sont des baraques et des objets, mais c'est surtout la vie qu'on a fait mener aux hommes et aux femmes. Aussi exacte qu'elle soit, une reconstitution est fausse. Claude Lanzmann (l'auteur de Shoah) a raison quand il dit que la reconstitution empêche l'imaginaire. La première fois que je suis allée à Birkenau, en 1988, j'ai vu des chicots de cheminée, ça a été un choc : j'ai pensé que c'étaient les restes des crématoires, ce que ça n'était pas. Je me suis trompée, mais, peut-être, dans cette façon dont mon imagination a galopé, y a-t-il plus de vérité que dans l'exactitude des choses. Il y a eu également débat sur la conservation des objets lunettes, prothèses et cheveux exposés dans les vitrines du musée... Les objets constituent souvent le plus grand choc pour les visiteurs. Plus l'objet est intime et proche du corps, plus le choc est grand. On doit les conserver, mais comment conserver les cheveux, les brosses à dents, les valises ? Les spécialistes de l'histoire de la Shoah en ont longuement discuté. En 1948 encore, les cheveux retrouvés étaient blonds, bruns, maintenant ils sont tous gris. Faut-il les traiter ? Les enterrer ? Ces débats ont quelque chose d'hallucinant. L'anthropologue britannique Jonathan Webber dit qu'il y a deux injonctions contradictoires : le respect des victimes et le maintien de la preuve. Mais il n'y a rien à prouver: on a les preuves, et le récit historique est établi. Ces objets ne sont pas la preuve, mais la violence du témoignage. A quoi servent les visites du camp, en particulier pour les jeunes? Il est très délicat de prendre parti dans ce débat, mais on peut remarquer que la tendance actuelle est d'emmener des groupes nombreux d'adolescents excités par les circonstances : ils partent avec des copains, à l'étranger, en avion, pour certains c'est un baptême de l'air. Ce qui me frappe, c'est qu'aucune enquête n'a été faite: combien d'heures ces jeunes passent-ils sur place ? Que voient-ils ? Ils sont parfois tirés au sort : comment réagissent ceux qui ne le sont pas, pourquoi y a-t-il des élèves qui ne sont pas volontaires ? Il faudrait aussi interroger ceux qui y sont allés il y a dix ou vingt ans. Aujourd'hui, certains osent avouer qu'ils n'ont rien senti. Il y a aussi un phénomène de miroir. Ces adolescents restent trois heures à Auschwitz, on leur demande : «Et alors ?», ils répondent: «C'est indicible, plus jamais ça.» Quel «ça» ? Qu'ont-ils compris ? Ils reprennent le vocabulaire des déportés ou des médias. Je me demande si la lecture en classe de Primo Levi, qui produit souvent, disent les professeurs, un silence d'une qualité exceptionnelle, n'est pas plus efficace que ces voyages. On ne doit pas aller à Auschwitz si on n'a pas de bonnes raisons, que ces raisons soient familiales, politiques, d'identification ou de désir de comprendre. 168 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. EDITORIAL Conscience Par Gérard DUPUY jeudi 27 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Le devoir de mémoire possède un ennemi intérieur qui est l'abus de célébrations historiques. Des épisodes du passé sont convoqués à l'occasion d'un anniversaire, à la queue leu leu, et l'un chasse l'autre. Récemment, on a vu ainsi évoquer le couronnement de Bonaparte ou, plus sérieusement, la Grande Guerre. Si Auschwitz et la Shoah s'inscrivent dans ce cadre, il est clair qu'ils en sortent aussi. Non parce qu'ils seraient plus spectaculaires les charniers de 14-18 et leur rôle dans la brutalisation du XXe siècle n'ont rien d'une plaisanterie , mais parce que quelque chose en eux résiste à n'être qu'un fait historique parmi d'autres. La science historique, sa rigueur et ses scrupules sont pourtant les plus sûrs alliés du souvenir nécessaire, comme l'a montré la diversion négationniste. On doit au travail patient d'historiens une perception beaucoup plus exacte qu'elle n'était dans les décennies d'après la Libération du système de mort nazi et de la place primordiale qu'y occupe le martyre du peuple juif. De plus, la Shoah ne prend son sens ou son absence de sens que pour une conscience capable de perspective historique. L'enseignement de la Shoah commence par celui de l'histoire tout court, dont il est un chapitre. L'un ne peut aller sans l'autre. Les témoins disparaissant, livres, manuels ou films joueront un rôle croissant dans cette transmission. Mais Auschwitz, et ce que ce mot résume, est aussi le moment où cette conscience de l'histoire vacille, où la chose représentée dépasse la capacité de représentation. La Shoah n'est plus seulement l'objet d'un savoir, mais l'épreuve d'un besoin de justice. Sans cérémonie, cette pire inhumanité devient alors l'injonction adressée à chacun de garder mémoire du devoir d'humanité. 169 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Ces mots cachés et arrachés au néant Eux-mêmes déportés, des sonderkommandos ont écrit le quotidien de l'extermination. Par Marc SEMO jeudi 27 janvier 2005 (Liberation - 06:00) «Nous nous regardons, pétrifiés. Elles comprennent tout ; et qu'ici, ce ne sont pas des bains, que cette salle est le corridor de la mort, l'antichambre de la tombe», raconte Zalmen Gradowski, juif polonais de Grodno. Voix d'outre-tombe, l'une parmi celles de ces manuscrits trouvés près des ruines des crématoires d'Auschwitz II-Birkenau dans la terre mêlée des cendres d'un million de morts dont 950 000 juifs. Le premier, celui de Gradowski, fut découvert en mars 1945 dans une gourde allemande en aluminium : un petit carnet de 91 pages avec un exergue écrit en polonais, russe, allemand et français : «Que celui qui trouve ce document sache qu'il est en possession d'un important matériel historique.» Le dernier de ces fragments arrachés au néant est celui du juif de Salonique Marcel Nasdari, mis au jour en 1980. Tous furent trouvés par hasard, comme le journal de Lejb Langfus, 62 pages enfermées dans un bocal et déterré par un de ces paysans des environs qui, pendant des années, fouillèrent le site à la recherche d'or ou de bijoux. Il fut oublié au fond d'un grenier, puis retrouvé par son frère en 1970 et vendu au musée d'Auschwitz. 90 ont survécu. Les membres des «sonderkommandos» (équipes spéciales constituées de juifs pour la plupart et parfois, de prisonniers soviétiques) qui ont écrit ces journaux s'occupaient des chambres à gaz puis du «traitement» des corps, c'est-à-dire de les brûler dans les fours crématoires après avoir récupéré sur eux tout ce qui pouvait servir à l'effort de guerre : dents en or, ou cheveux pour en faire du feutre. Au fur et à mesure, ils étaient éliminés, pour ne pas laisser de témoins. Du millier d'entre eux oeuvrant à Birkenau en septembre 1944, à peine 90 ont survécu. Ces hommes, assignés de force par les SS à cette tâche, menaient relativement bonne vie par rapport au reste des déportés. Mais ils se savaient condamnés, d'où cette frénésie d'écriture. «Chez tous, la peur est obsédante de voir disparaître les témoignages de la catastrophe, et que, faute de trace ou de preuve matérielle, on en vienne un jour à dire que le peuple juif a disparu naturellement», explique Georges Bensoussan dans l'introduction à Des voix sous la cendre (1), qui est la version la plus aboutie publiée à ce jour de ces manuscrits, complétée par des contributions d'historiens ainsi que des interviews ou des dépositions devant la justice des rares rescapés. Un ouvrage fondamental. Les sonderkommandos qui assistèrent à l'anéantissement de leur peuple sont les témoins absolus, placés à l'épicentre de la Shoah dans le camp d'extermination le plus important pour la mise en oeuvre de la solution finale. Ce sont des documents exceptionnels, «au plus près des gazages», comme le souligne l'historien Philippe Mesnard. Ils racontent «l'espace de mise à mort», bien distinct de «l'espace concentrationnaire» décrit par la plupart des survivants. En même temps, les hommes des sonderkommandos dérangent : ils sont victimes, mais participent aussi du système de mort nazi. «D'hommes qui ont connu cette extrême destitution de la dignité humaine, on ne peut attendre une déposition mais quelque chose qui tient de l'expiation, du blasphème et du besoin de se justifier», écrivait Primo Levi qui, comme beaucoup de rescapés des camps, évoque «l'odeur nauséabonde de leurs vêtements», «leur aspect complètement sauvage, de vraies bêtes féroces». Pendant des années, le témoignage de Zalmen Gradowski ne fut ainsi pas publié en Israël. Il ne sortit, en français, qu'en 2001 dans la Revue d'histoire de la Shoah. «Pleurer». Ces fragments sont insoutenables. «Un mort peut-il pleurer les morts ?», demande Gradowski. Ils décrivent l'arrivée des convois. Les déshabillages. Des rabbins entrent en chantant dans le «bunker», la chambre à gaz. Beaucoup sont résignés comme «des moutons que l'on mène à l'abattoir». Mais certains défient les SS et hurlent que leur sang sera vengé. Nuit après nuit, les sonderkommandos écrivaient la chronique du quotidien de la machine de mort. Certains ont dû mener des membres de leur famille dans la chambre à gaz. «Ils ont mangé, et nous avons fumé des cigarettes jusqu'à ce que leur tour arrive», a raconté Yakov Gabbay, juif grec, qui avait retrouvé deux de ses cousins. Il n'a pu que leur montrer par où arriverait le Zyklon B pour qu'ils meurent plus vite, puis il a gardé leurs cendres à part et a récité le kaddish, prière des funérailles. La rédemption des sonderkommandos fut leur révolte, la seule que connut Auschwitz. Un mouvement désespéré, le 7 octobre 1944, dans lequel la plupart périrent. Ils savaient n'avoir aucune chance et avaient enterré ces textes. «Va chercher dans chaque parcelle de terre à Birkenau, nous y avons enfoui des dizaines de documents, les miens et ceux d'autres», écrit Gradowski. Longtemps, les paysans des alentours cherchèrent «l'or juif». En 1989, l'hebdomadaire polonais Reporter, cité par l'historienne Annette Wieviorka, avait fait une enquête sur le sujet. Un ancien déporté polonais, devenu gardien du site dans les années 50, y racontait : «La rumeur évoquait d'immenses trésors enfouis dans la terre de Birkenau, et de véritables cohortes de chercheurs d'or arrivèrent de partout.» Un de ses collègues renchérissait : «Des milliers de gens ont écumé Birkenau avec leurs pelles, une poignée ont été condamnés.» Au début, les fouilles se faisaient au grand jour, les gardiens du site étaient impuissants. La terre mêlée de cendres humaines était chargée sur des charrettes puis lavée dans la rivière. Les manuscrits ne les intéressaient guère, beaucoup ont été détruits. (1) Mémorial de la Shoah/Calmann-Lévy. 439 pp., 22 €. 170 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. «La benne se soulève et on bascule les corps» jeudi 27 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Extraits des manuscrits de deux sonderkommandos: Lejb Langfus, originaire de Varsovie, tué peu avant l'évacuation du camp, et Zalmen Gradowki, originaire de Grodno, tué lors d'une révolte des sonderkommandos en octobre 1944. Lejb Langfus «C'était au début 1944. Il soufflait un vent froid et coupant. [...] Le premier camion est arrivé plein de femmes et des jeunes filles nues, trop affaiblies pour se tenir debout, entassées les unes sur les autres. La benne se soulève et on bascule les corps, comme on décharge un tas de gravier. On entend les os se fracasser sur la chaussée glacée. Beaucoup sont étouffées par la masse. Certaines commencent à s'extraire du tas, se relèvent tremblantes et grelottantes puis se traînent vers le bunker [la chambre à gaz, ndlr] [...]. On les prend dans nos bras et on les porte à l'intérieur. Elles sont depuis longtemps au camp et savent que c'est la dernière étape vers la mort. Elles sont pourtant très reconnaissantes, avec des regards pitoyables et suppliants. Elles remuent la tête pour exprimer leur gratitude. [...]» «Deux juifs hongrois ont demandé aux hommes du sonderkommando : "Faut-il réciter la confession ?" L'un répond par l'affirmative. Ils ont alors sorti une bouteille d'eau de vie qu'ils ont bu à notre santé et ont insisté pour que l'homme trinque avec eux. Il a refusé, gêné. Ils ne l'ont pas lâché : "Tu dois venger notre sang et tu dois donc vivre... A ta santé !" Et ils l'ont longuement félicité : "Nous, toi comprendre." Il a trinqué avec eux et en a été si profondément touché qu'il s'est mis à pleurer. Puis il est monté dans le grand local de combustion où il a versé des larmes amères pendant des heures : "Camarades, assez brûlé de juifs. Détruisons tout et accompagnons-les pour la Sanctification du Nom". [...]» «C'était la Pessah [pâque juive, ndlr] de 1944. Un convoi est arrivé de Vittel avec nombre de personnalités juives, dont le rabbi de Bayonne Moshe Fridman, de mémoire bénie, l'une des plus hautes autorités du judaïsme polonais pour son savoir. Il s'est déshabillé comme tout le monde puis un Obersturmführer [lieutenant, ndlr] est entré. Le rabbi s'est approché de lui et lui a dit en allemand en le prenant par les revers de son uniforme : "Vous, odieux assassins les plus ignobles au monde, ne croyez pas que vous anéantirez le peuple juif. [...]" Il parlait d'une voix forte et passionnée. Il a alors mis son chapeau et commencé à réciter à voix forte le "Shema Israel" [la plus sainte des prières juives, ndlr] que tous ont repris avec ferveur.» Zalmen Gradowski «On saisit le corps souillé et on l'étend au-dehors, la face vers le haut. [...] Trois hommes se tiennent là. L'un avec une froide tenaille qu'il enfonce dans la bouche à la recherche d'une dent en or, et, quand il la trouve, il l'arrache avec la chair. Le deuxième avec des ciseaux coupe les cheveux. Le troisième arrache les boucles d'oreilles. Et les bagues qui ne se laissent pas enlever sont arrachées à la tenaille.» 171 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Oswiecim se bat contre l'opprobre Exaspérée, la ville où a été bâti le camp tente de se détourner de son passé nazi. Par Véronique SOULE jeudi 27 janvier 2005 (Liberation - 06:00) Oswiecim (nom polonais d'Auschwitz) envoyée spéciale «Ma fille, qui a 5 ans et est en maternelle, a déjà visité le musée d'Auschwitz avec son école. C'est vous dire la sensibilisation de notre ville à ces questions !» Zbigniew Bartus, 37 ans, est le correspondant local du quotidien de Cracovie Dziennik Polski. Né à Oswiecim, il a choisi de revenir après ses études dans sa cité natale. «J'aime les petites villes», dit-il. «En plus, mon grand-père, qui fut déporté à Auschwitz et a survécu à la "marche de la mort" [lors de l'évacuation du camp par les nazis en janvier 1945], est décédé ici. Et puis j'avais envie de me battre contre l'opprobre qui pèse sur la ville. Oswiecim a une histoire de huit cents ans, Auschwitz n'a existé que cinq ans sous les nazis.» Comment vivre à Oswiecim, ville polonaise de 40.000 habitants, qui fut choisie par les nazis pour édifier le camp d'Auschwitz-Birkenau? Les habitants revendiquent le droit de mener une existence normale et introduisent une distinction sémantique : d'un côté, la ville d'Oswiecim, où il fait bon vivre et s'amuser, de l'autre, le camp d'Auschwitz, haut lieu de souffrances polonaises et juives, où le silence doit régner. Dans la réalité, la séparation paraît bien artificielle. On se retrouve immanquablement face à la sinistre entrée voûtée du camp de Birkenau, on longe le mur d'enceinte d'Auschwitz, le train passe par la gare de marchandises désaffectée où arrivaient les sinistres convois. «Malentendus». Janusz Marszalek, le maire, estime que sa ville souffre surtout de «malentendus». Comme lors de l'ouverture d'une boîte de nuit en 2000. «Cela a suscité un tollé mondial. Or, c'était pour les jeunes de la ville, et à deux kilomètres du camp. Faudrait-il leur interdire de s'amuser ?» Le bâtiment était une ancienne tannerie où avaient travaillé des déportés. La discothèque a dû déménager. «Du point de vue de l'histoire, c'est une ville particulière, admet le maire, mais, du point de vue des investisseurs, elle est tout à fait normale.» A force d'expliquer qu'Oswiecim n'est pas Auschwitz, il dit avoir obtenu des résultats : un consortium italien s'apprête à construire un (troisième) hôtel de 300 lits. Son prédécesseur n'avait pas pu empêcher le départ de Philip Morris. Le cigarettier américain, qui venait de racheter un fabricant de Cracovie, avait préféré fermer le site d'Oswiecim, inquiet pour son image. Pour le reste, la ville vit sur son passé industriel. L'usine chimique Dwory, premier employeur aux temps communistes, a périclité. Elle ne compte plus que 1.300 salariés et a fermé ses centres de la culture et ses maisons de repos. Trois mines de charbon sur sept restent en activité. Elles emploient 2.000 personnes. Des commerces et des services ont ouvert, évitant à la ville de sombrer : avec un chômage de 16 %, elle se situe légèrement en dessous de la moyenne nationale (18 %). Marszalek aurait bien voulu profiter des retombées «touristiques» du musée d'Auschwitz, visité par plus d'un demi-million de personnes par an. En 1996, pas encore maire, il a lancé la construction d'un centre commercial près du camp. Devant le scandale, il a dû renoncer. Il a été autorisé à ouvrir un petit complexe touristique avec restaurants, boutique de souvenirs, poste et parking. «Nous avons toujours bien collaboré avec lui», reconnaît Tomasz Kuncewicz, directeur du Centre juif d'Auschwitz, ouvert en 2000 et financé par une fondation américaine. Basée à New York, celle-ci a restauré la seule synagogue, sur douze avant-guerre. Il va transformer en musée la maison du dernier habitant juif, Shimshon Klieger, mort en mai 2000. Avant-guerre, Oswiecim comptait 7.000 juifs sur une population de 12.000 âmes. Arrivée au XVIe siècle, fuyant les persécutions en Europe occidentale, la communauté comptait des juifs assimilés et prospères, comme la famille Haberfeld, qui possédait une fabrique de liqueurs, ainsi que des artisans et des marchands, souvent pauvres et religieux. On y parlait allemand, yiddish et polonais. Le 6 septembre 1939, Oswiecim fut annexée au Reich et les juifs envoyés dans trois ghettos des alentours. Ils périront à Auschwitz. La plupart des 200 rescapés ont émigré après la guerre. De la ville juive, il ne reste plus grand-chose. Quelques lignes dans les guides locaux, qui, comme le reste de la Pologne, passaient avant sous silence l'existence de communautés juives. Un cimetière, entretenu par une famille émigrée en Israël, et une plaque apposée en 2001 sur un bâtiment place du Marché rappellent leur sort tragique. Oswiecim ressemble aux petites villes de la région, sans trace des anciennes rues juives, avec son château médiéval et des bâtiments du XIXe qui côtoient des immeubles et églises en brique rouge. Le soir, sur la place du Marché, les jeunes se bousculent dans le snack où l'on vend des kebabs ou à l'Internet café. Festif. Difficile de saisir l'humeur d'une population qui se sait observée. Exaspérés par les soupçons pesant sur eux, alors que la majorité des habitants sont venus après-guerre, certains y trouveraient matière à nourrir leur antisémitisme. Selon une association de surveillance des manifestations racistes et antisémites (Jamais plus, www.nigdywiecej.org), des graffitis apparaissent régulièrement sur les murs de la ville. Mais ils sont vite effacés. «Comment Oswiecim pourrait-elle être une ville normale ?», lance Zbigniew Bartus. Et de raconter l'histoire de ce cortège de mariés de Brzezinka jadis Birkenau qui passait le long du camp pour se rendre au banquet. Ils croisent un car d'Israéliens venus le visiter. Ceux-ci s'étonnent de ce cortège festif. Dans le car, leur accompagnateur explique : «Les Polonais sont comme ça, ils nous regardaient déjà en riant pendant la guerre.» «Où ailleurs qu'ici un cortège de mariés provoque une telle réaction?», s'interroge le journaliste. 172 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Ma visite à Auschwitz Par Pierre MARCELLE Libération, lundi 31 janvier 2005 C'est le 17 février 1994 - un jeudi -, que j'ai visité les camps d'extermination d'Auschwitz et de Birkenau. J'avais 42 ans et nous étions cinq, qui avions la veille quitté Prague en voiture et dormi à Cracovie. Il faisait ce matin-là sèchement froid ; il faisait «beau». Devant l'entrée d'Auschwiz I s'achevait la construction d'un immense parking, quasi désert. Passé la grille emblématique («Arbeit macht...»), à l'extrémité de la grande diagonale qu'elle ouvrait, au-delà des barbelés et en obscène voisinage avec le fameux bloc 11 (dit «de la mort»), le carmel pas encore scandaleux. Au musée, des documents détaillaient le comment de l'extermination. A Birkenau (Auschwitz II), sitôt passée l'entrée du mirador, à droite des rails et de la rampe, dans un baraquement «témoin», j'ai rencontré un groupe d'adolescents - jeunes juifs américains en voyage scolaire, sans doute, qu'un adulte accompagnait. Eux pleuraient, lui expliquait. J'eus la fugitive impression qu'il scandait trop fort son propos, et qu'eux-mêmes, bouleversés, sanglotaient excessivement. C'est par pudeur que je me suis éloigné. Une heure plus tard, environ, j'ai retrouvé leur classe près des ruines d'un crématoire. En consultant les plans, je crois identifier le crématoire III. Les gosses marchaient épars et silencieux et l'adulte était campé solitaire, bras croisés. Parce que je le regardais comme informé, sans doute (ou quoi ?), je lui demandai qui avait détruit le crématoire («Please, tell me who destroyed this crematorium ?»). Il me toisa plusieurs secondes ; puis, courroucé ou ailleurs, m'asséna comme une évidence cette réponse : «The jewish resistance». (La résistance juive.) Et fixa un point au-delà de moi. Je suis parti. Il me fallut longtemps pour me persuader que les nazis eux-mêmes, voyant venir leur fin avec l'armée Rouge, avaient dynamité cette trace. J'ai gambergé onze années cette histoire. Qu'on la lise comme on voudra, qu'on l'entende comme on pourra. 173 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. La Pologne réveille son passé juif Ignorée par les communistes, l'histoire de cette communauté connaît un regain d'intérêt. Par Véronique SOULE, mardi 01 février 2005 (Liberation - 06:00) Varsovie, Cracovie envoyée spéciale Enfant, Janusz Makuch ignorait tout du passé juif de sa ville. Jusqu'au jour où, au détour d'un cours, un professeur d'histoire expliqua qu'avant guerre plus de la moitié de la population de Pulawy (est de la Pologne) était juive. «Ce fut une révélation. Cet homme fut ensuite mon gourou : il adorait sa ville et m'a tout appris de son histoire.» Venu à Cracovie faire des études de philologie polonaise, Makuch découvre ensuite le quartier juif de Kazimierz, laissé à l'abandon sous le communisme et pour lequel il se passionne. Aujourd'hui directeur du Festival de la culture juive de Cracovie qu'il a créé en 1988, il est l'un des piliers du renouveau juif en Pologne. «Le pays se réveille lentement après un trou de mémoire de près de cinquante ans, explique Stefan Wilkanowicz, figure de l'intelligentsia catholique libérale de Cracovie. Les communistes étaient gênés par la question juive. Plus qu'ils ne mentaient, ils la manipulaient.» Lorsqu'ils voulaient régler des comptes entre eux ou jouer sur la corde nationale. Dans les livres d'histoire d'alors, les juifs n'existent pratiquement pas. «Les manuels ont été revus, se félicite Stefan Wilkanowicz. Un processus est engagé, qui prendra des années.» Un pan de l'histoire. Le regain d'intérêt pour le passé juif transparaît aussi dans des dizaines de livres romans, documents, traductions sur l'histoire de la communauté et ses rapports avec les Polonais (non juifs). Dans les petites villes, des groupes de jeunes redécouvrent les traces enfouies, éditent des brochures sur l'histoire locale. A l'université, les recherches sur le sujet sont en plein boum et une association des études juives a vu le jour. «C'est une révolution dans le monde intellectuel, souligne Jerzy Jedlicki, historien des idées. Des chercheurs exploitent enfin les sources très riches dont nous disposons, certains se mettent même pour cela au yiddish ou à l'hébreu.» Pour découvrir tout un pan de l'histoire, des enseignants viennent assister, après leurs cours, aux conférences de l'Institut historique juif de Varsovie. «Certains se gaussent et parlent d'un renouveau virtuellement juif, dans la mesure où il est souvent animé par des non-juifs», explique Kostek Gebert, collaborateur du quotidien Gazeta et directeur de publication du mensuel juif Midrasz. Lors du dernier recensement, il y a une dizaine d'années, 1 237 personnes se sont déclarées juives. Mais la communauté fait état de 8 000 membres dans ses diverses associations. «En prenant des critères très larges», Gebert avance même le chiffre de 25 000. «Certains pensent : à quoi bon tout ce remue-ménage, la culture juive en Pologne est bel et bien morte, poursuit-il. D'autres, comme moi, estiment qu'elle peut revivre. Mais notre communauté est si minuscule qu'elle ne peut porter seule ce renouveau.» Souvent il s'agit ici d'une question de générations : les aînés qui ont survécu à la guerre et qui, en restant, ont choisi l'assimilation comprennent mal le besoin de leurs enfants de retrouver leurs racines. A Varsovie où elle est la plus dynamique, la vie communautaire gravite autour de plusieurs institutions : une fondation culturelle laïque; la petite école primaire créée en 1989 et financée par la fondation américaine de Ronald Lauder, héritier de la firme cosmétique ; le Théâtre juif, qui existait sous le communisme et où la plupart des acteurs, non juifs, apprennent leur texte en yiddish sans comprendre ; enfin la seule synagogue de la capitale. Varsovie en a compté jusqu'à 300 avant guerre alors que la communauté comptait 350 000 membres sur 1,3 million d'habitants. Mais le quartier juif a été rasé par les nazis après le soulèvement du ghetto en 1943, puis le reste de la ville, après l'insurrection de Varsovie de 1944. Il faut ajouter l'Institut historique qui, somnolant sous le communisme, a relancé ses activités. «Nous venons de franchir un pas, ajoute Gebert. Pour la première fois depuis la guerre, nous avons publié, en 2004, trois recueils de commentaires sur la Torah.» Réticences. «A Varsovie, nous avons des juifs mais pas de quartier. A Cracovie, nous avons un quartier mais pas de juifs», résume-t-il en riant. L'ancienne capitale royale, épargnée durant la guerre, a conservé ses synagogues du XVIe siècle. Mais elle ne compte guère plus de 200 juifs (60 000 avant guerre). Ce qui fait dire à certains que la rénovation de Kazimierz avec ses hôtels et ses restaurants «typiques», tout comme le festival culturel qui s'y tient en juin, sont largement folkloriques. Le kitsch côtoie en effet l'authentique. Des agences de tourisme proposent de refaire le parcours du tournage de la Liste de Schindler. En même temps, réunis au sein d'une petite association, des jeunes se retrouvent pour débattre de leur identité juive, de l'antisémitisme, etc. «Il se passe vraiment quelque chose, la fin de l'ignorance, les prémices d'un rapprochement, plaide Makuch. Le Festival de la culture juive attire jusqu'à 30 000 spectateurs et il est retransmis sur la chaîne de télé publique. Nous y invitons des artistes juifs du monde entier, religieux, libéraux. Les Polonais voient ainsi une communauté très diverse, loin des stéréotypes.» Makuch avoue avoir dû surmonter bien des réticences : «Au début ici, certains avaient peur : les juifs vont revenir et nous mettre dehors... En face, les artistes juifs étaient difficiles à convaincre : ils ne voulaient pas venir en Pologne à cause d'Auschwitz.» Makuch mise avant tout sur les jeunes «qui n'ont rien à voir avec les tragiques relations judéo-polonaises». 174 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Descendants de gazés ou de survivants des camps, juifs et non-juifs, tsiganes, homosexuels, nous portons vos témoignages. Héritiers de votre mémoire Par Michaël PRAZAN, Libération, mardi 01 février 2005 Depuis deux semaines, depuis le début des commémorations du soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, je ne pense qu'à vous. Je sais que ces commémorations massives vous ont surpris et bouleversé, comme d'ailleurs elles ont bouleversé la France entière. Cette mémoire meurtrie qui a submergé nos écrans de télévision, nos quotidiens, nos magazines et nos écoles, c'est votre mémoire, et c'est bien entendu à vous que cet hommage était en premier lieu adressé. Pourtant, j'ai perçu votre angoisse, votre désarroi, la certitude de votre disparition programmée, inévitable. Je sais que la mort ne vous effraie pas. Comment le pourrait-elle ? Elle est en vous depuis tant d'années. Non, ce n'est pas votre disparition prochaine qui vous inquiète, mais la peur de voir disparaître avec vous les derniers témoins d'un crime inexpiable, les dernières traces vivantes de ce que fut la réalité de la Shoah. Que se passera-t-il après ? Que deviendra cette mémoire qui a mis si longtemps à émerger ? Qui sera là dans dix ans pour rappeler au monde ce que fut l'extermination des Juifs d'Europe ? Aux lendemains de la guerre, il fallut vous reconstruire. Vous aviez tout perdu. Votre famille, vos biens, votre dignité. Petit à petit, à force de volonté, d'une volonté d'acier trempé, vous vous êtes acharnés à tout reconstruire : la famille, l'image d'une réussite sociale, une vie. La plupart d'entre vous y sont parvenus, même si en vous demeurait le néant issu de la déportation, l'odeur insupportable des charniers, le dernier regard des vôtres, avant qu'ils ne soient conduits à la chambre à gaz. Après la guerre, nul ne vous a écouté, nul ne voulait vous entendre. Peu d'entre vous étaient capables de parler, de trouver les mots. Se confronter à un public était alors chose terrible ; impossible : allait-on croire votre récit ? L'incrédulité eût été vous tuer une seconde fois. La moindre réflexion désobligeante, le moindre doute, la plus petite critique aux relents antisémites vous aurait dévasté. Vous avez choisi de vous taire, de vous montrer discrets et de vous faire oublier. Anonymes, vous vous êtes noyés dans la masse des populations d'Europe qui ne voulaient croire qu'en l'avenir, ne voir que l'horizon de la paix retrouvée. Et puis les premiers témoignages ont été publiés. Dans l'indifférence d'abord. A force de ténacité, aussi parce que le temps faisait son oeuvre, on a commencé à tendre l'oreille et à écouter. Cela a pris du temps. Plus de trente ans. Tout à coup, on s'est tourné vers vous. On vous a posé des questions. On voulait enfin savoir. Enfin, vous étiez autorisés à parler. Alors vous avez puisé dans vos ressources infinies et vos souvenirs et vous avez parlé, témoigné, sans ménager votre peine. Vous avez sillonné les collèges et les lycées. Vous avez accompagné les plus curieux dans les camps qui avaient vu votre calvaire. Chaque fois, cela vous coûtait. Chaque fois, c'était un brasier qui se rallumait en vous. Mais ce feu qui vous brûlait, vous vous êtes fait un devoir de l'entretenir et de souffler sur ses braises, pensant que cette expérience unique n'avait peut-être pas été vaine et qu'elle pourrait contribuer à l'humanité entière. Mais alors même que vous vous mettiez à nu, que votre mémoire humiliée s'épanchait et se vidait en public, d'autres ont prétendu que cela n'avait pas eu lieu. Que vous étiez des rêveurs, des imposteurs ou des menteurs. Il vous a semblé qu'un gouffre s'ouvrait sous vos pieds et que le crime se renouvelait. Primo Levi, l'un des premiers à avoir raconté le camp, ne l'a pas supporté. Contre le négationnisme, il s'est révolté comme un animal blessé, s'agitant en tous sens, se remettant à écrire des livres et des articles, répondant à nouveau aux interviews, renonçant à la vie qu'il avait retrouvée pour témoigner encore et encore. Jusqu'à l'épuisement, jusqu'au suicide. Pourtant, vous avez surmonté tout cela. Vous avez bouché vos oreilles et vous avez continué. Inlassablement vous avez témoigné. Aujourd'hui, j'ai bien du mal à imaginer un monde sans votre présence. Je vous ai croisés toute ma vie. D'abord, enfant, je vous voyais dans les cafés, parlant yiddish, jouant aux cartes avec vos tatouages sur le bras. Sans que l'on me l'ait jamais expliqué, c'est comme si j'avais toujours su la signification de ce tatouage. Je suis issu de témoins qui ne sont pas rentrés. De ceux qui ont vu la chambre à gaz, et vous étiez alors pour moi des grands-parents par délégation. Ensuite, je vous ai retrouvés dans des colloques, des conférences, des lieux de mémoires. J'ai toujours pensé que si vous aviez tout perdu, vous aviez aussi gagné un supplément d'âme, une tendresse et une humanité qui transparaissent dans vos regards sans larmes, vos sourires tristes et votre timidité. Il m'a toujours semblé qu'après le camp, alors que vous aviez mûri au-delà de tout ce qui est pour nous imaginable, vous étiez aussi redevenus des enfants. Peut-être est-ce là le degré ultime de la sagesse. Si je vous écris aujourd'hui, c'est pour tenter de répondre à votre angoisse, vous assurer que vous n'avez pas vécu pour rien. Vos fils et vos filles ont travaillé sur votre histoire et sur votre mémoire, retrouvant les noms des disparus, les cartes d'internement et les numéros de convoi. Les historiens ont pris le relais. Des documents inattendus ont resurgi. Une foule de témoignages a été publiée, des photographies, des registres, des plans de fabrication des chambres à gaz ont été retrouvés dans les tiroirs ou les caves de vos tortionnaires. Et contre toute attente, l'histoire, imparable, incontournable, a fait son oeuvre et mis un terme définitif à toute tentative de l'escamoter ou de la passer sous silence. Alors vous pouvez partir tranquille et vous laisser aller au «bon sommeil de la mort», comme l'a naguère écrit Zola. Nous, les héritiers, qui que nous soyons, descendants de gazés ou de survivants des camps, juifs et non-juifs, tsiganes, homosexuels ; nous tous qui, de près ou de loin, avons recueilli votre témoignage pour nous en nourrir, nous demeurons les garants de votre mémoire. Et cette mémoire, nous la transmettrons à nos enfants. Aujourd'hui, contre le temps et l'oubli, les documents sont là et rien ne pourra plus les effacer. Vous pouvez partir en paix. Votre mémoire est devenue l'histoire, et c'est à vous que nous le devons. Nous continuerons de veiller à ce qu'elle ne soit ni pervertie, ni galvaudée. C'est donc au nom de tous ceux qui sont vos héritiers que je m'incline devant vous, que je vous remercie et que je vous embrasse. A paraître en mars : le Frère de l'ombre, au Seuil. Par Michaël Prazan, écrivain. 175 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. lundi 31 janvier 2005 (15h32) : Les Noirs, autres victimes des camps de concentration nazis Au début du XXè siècle, 60.000 éleveurs namibiens de l’ethnie herero, sont morts dans les premiers camps de concentration mis en place par les colonisateurs allemands dans l’indifférence de la communauté internationale, raconte Serge Bilé dans son livre "Noirs dans les camps nazis". Plus tard, sous Hitler, une grande partie des "Afro-allemands" seront persécutés, stérilisés et parqués, comme les juifs, dans des camps, eux aussi sous le coup des lois de Nuremberg. M. Bilé estime à 24.000 ces "Afro-allemands", mais selon l’une des principales associations des Noirs en Allemagne, l’ISD (Initiative des Noirs en Allemagne), il n’existe pas de chiffres précis sur la communauté africaine ou d’origine africaine d’Allemagne avant la Seconde guerre mondiale. L’IDS estime cependant que "plus de 100.000" Noirs devaient y vivre avant 1939. En Namibie, les Allemands en butte à la résistance des Hereros, des éleveurs mais aussi des guerriers qui résistent à l’occupation de leurs terres, créent dès 1904 les premiers camps de concentration. "Dans le travail de recherche que j’ai pu faire, c’est ainsi que j’ai découvert que les premiers camps (allemands) n’avaient pas commencé avec Hitler, mais en Namibie. De vrais camps de concentration avec des barbelés, des baraques en bois, des tatouages, des êtres rachitiques, qui mouraient de faim", raconte à l’AFP Serge Bilé, journaliste franco-ivoirien. Sur 80.000 Hereros présents à l’arrivée des colons, 60.000 mourront de la politique d’extermination menée par les Allemands dans ce qui se révèlera être un laboratoire de la future politique de solution finale des nazis. D’autant, que, dans ces camps de Namibie, les "deux personnes importantes qu’on retrouve sont le docteur Eugen Fischer, médecin qui fait des expériences médicales, notamment de stérilisation, et qui plus tard aura pour bras droit Josef Mengele, de sinistre réputation pour ses expériences médicales au camp d’extermination d’Auschwitz. On retrouve aussi Heinrich Goering, le gouverneur de la Namibie, le père d’Hermann Goering, qui assistera Hitler", raconte l’auteur du livre publié par les éditions du Serpent à plumes. "Ce qui est extraordinaire, c’est qu’il n’y a pas eu de réaction internationale, ça n’intéressait personne, ce génocide ne concernait que des Africains", observe Serge Bilé. Une autre drame méconnu concerne, sous Hitler, les Noirs des colonies venus vivre en Allemagne. "On oublie souvent que les Allemands avaient eu des colonies (Togo, Tanganyika, Cameroun) et que beaucoup de Noirs se sont installés en Allemagne. Au moment où Hitler arrive au pouvoir, il est inconcevable pour lui que des Noirs aient des rapports avec des Allemandes", raconte Serge Bilé. De ces unions naîtront environ 800 enfants métis que les nazis appelleront "les bâtards de la Rhénanie". A leur arrivée au pouvoir, ils enlèvent les enfants à leurs parents, les stérilisent et les déportent. "Les Noirs sont systématiquement stérilisés, pour qu’il n’y ait pas d’enfants qui naissent de leurs unions avec des Aryennes". Victimes des lois de Nuremberg, comme les juifs, les Afro-allemands seront déportés, sans qu’on sache combien d’entre eux sont envoyés dans les camps parmi les 24.000 vivant en Allemagne, et combien sont morts. Aucun historien ne s’étant penché sur le sujet, aucune estimation n’a été faite. Au moment de la Seconde guerre mondiale, à l’exception d’Haïti, de l’Éthiopie et du Liberia, il n’existait pas de pays noir indépendant, les Noirs ont donc été comptabilisés avec leur puissance coloniale. Rien ne permet ainsi de différencier dans les statistiques un Noir français déporté, d’un Auvergnat ou d’un Breton. "Je fais juste une approximation, je pense qu’il y a eu de 1933 à 1944 de dix mille à trente mille déportés noirs", dit l’auteur. Enfin, Serge Bilé rappelle l’engagement dans la résistance contre les nazis d’Africains et d’Antillais qui, une fois capturés, furent déportés en Allemagne, voire en Guyane pour les résistants martiniquais. Source : AFP, 25 janvier 2005 176 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le Pavillon français réaménagé du Musée-mémorial d'Auschwitz-Birkenau a été inauguré le 27 janvier 2005 Par Maurice Soustiel pour Guysen Israël News 30 janvier 2005 / 23:00 Le jeudi 27 janvier 2005, le président Jacques Chirac a inauguré le nouvel aménagement du Pavillon français du muséemémorial d’Auschwitz-Birkenau. Une importante délégation, composée notamment de jeunes, l’accompagnait. Traduire la réalité de la déportation, c’est le sens du nouveau Pavillon français inauguré par le président Jacques Chirac ce matin du 27 janvier dans le tristement célèbre « block 20 ». Honorer la mémoire de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à travers cinq d’entre eux. Cinq cordes dont trois se brisent en chemin, filent le long du plafond parcourant toutes les salles. Des ombres de taille humaine habitent les murs des différentes salles. Elles sont à la fois ombres des victimes, de toutes celles dont on ne parle pas, mais aussi l’ombre du visiteur, notre propre ombre. « Universalité de chacun des destins » « Dans ce "block 20", lieu du sinistre hôpital du camp, vous avez retenu des vies qui, pour être singulières, n'en sont que plus représentatives » (président Jacques Chirac). « Avec la figure emblématique de Pierre Masse, voici que surgissent ces Juifs "fous de la République". Lorrain, avocat, combattant de la Grande Guerre, parlementaire, ministre, il est du convoi du 30 septembre 1942. Il écrit, avant de mourir gazé à son arrivée : " Je finirai en soldat de la France et du droit que j'ai toujours été ". Avec Georgy Halpern, c'est le drame odieux des enfants. Fuyant l'Autriche, ses parents croient trouver refuge en France. Dans la maison d'Izieu, il est arrêté le 6 avril 1944 sur ordre de Klaus Barbie avec 43 autres petits camarades et leurs 7 adultes présents. Transportés à Drancy ils seront tous déportés à Auschwitz entre le 13 avril – c’est le cas de Georgy - et le 30 juin 1944. Georgy meurt gazé à son arrivée à Auschwitz. Il a 9 ans. Avec Jean Lemberger s'incarne cette génération de militants pour qui le parti communiste fut plus qu'un engagement, le choix d'une vie. Juif originaire de Pologne, il est arrêté à Paris le 20 août 1941 lors de la rafle du XIe arrondissement (un an avant la terrible rafle du Vel d'Hiv) et conduit au camp de Drancy. Libéré, repris par des policiers français pour ses activités résistantes le 22 avril 1943, déporté à Auschwitz le 17 janvier 1944 puis évacué Flossembürg jusqu’à l’arrivée des troupes américains. Avec Charlotte Delbo et les femmes du convoi du 24 janvier 1943, ce sont les militantes et les patriotes. Elles entrent dans Auschwitz le 27 janvier en chantant La Marseillaise... De ces 230 héroïnes, seules 49 survivront. Avec Sarah et Hersch Beznos, avec leurs enfants et leurs petits-enfants : une famille décimée, parmi tant et tant d'autres. Ils font partie du convoi n° 49 du 2 mars 1943 où se trouvent plusieurs vieillards de plus de 90 ans... Leur destin, pour le seul fait d'être juifs, c'est l'extermination, la Shoah, ce crime absolu contre l'humanité » (président Jacques Chirac). « Volonté de témoigner, de transmettre, d'honorer et volonté d'agir » (le président Chirac) La salle « Exclure, recenser, interner » précède la salle « Déporter, sélectionner, exterminer » et montre les mesures d’exclusion prises dans le cadre de l’Etat français, les attitudes et les comportements, les conditions d’arrestation, d’internement et de déportation. Après les transports des convois, l’arrivée des Juifs de France -sélection et extermination- et les convois des résistants. Les salles « Matricules » et « Se souvenir » s’opposent et se répondent à la fois. La salle « Matricule » donne la liste et la composition des convois, les matricules des déportés entrant dans le camp. Les matricules y remplacent les visages, les chiffres, les vies. La salle « Se souvenir » traite au contraire de chaque vie et redonne leur visage et leur nom aux victimes, grâce au travail de Serge Klarsfeld, du CDJC (Centre de documentation juive contemporaine) et de la FMD (Fondation pour la mémoire de la déportation). Dans les deux dernières salles « Retours » et « Se Souvenir » consacrés à la vie au souvenir des déportés, en particulier des enfants, il a été fait appel à des supports multimédias – bornes interactives, enregistrements filmés de témoignage- pour créer un contact direct avec le public. En quittant ce lieu de mémoire, le président Jacques Chirac prononce son discours d’une grande gravité : « Nous avons raison de leurs bourreaux qui leur promettaient l’oubli. Honorer leur mémoire, honorer la mémoire de tous les déportés morts tragiquement dans cette enceinte de souffrance et d'extermination : tel est le devoir des peuples qui refusent qu'à la trahison des valeurs de l'homme s'ajoute l'outrage de l'oubli. Votre souvenir, celui de ce "monde qui fut", est pour la France plus qu'une douleur. II est la conscience d'une faute. Il est une exigence de responsabilité ». Et de conclure : « Saurons-nous rester fidèles à la mémoire des victimes de la Shoah ? Saurons-nous transmettre aux générations futures, dans sa terrible vérité, l'héritage si douloureux du siècle écoulé ? Saurons-nous tirer les leçons de l'histoire pour bâtir une société du respect, du dialogue et de la tolérance ? Pour répondre à ces questions; écoutons celles que nous pose, avec tous ses compagnons de souffrance, Charlotte Delbo : "O vous qui savez Saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit O vous qui savez Saviez-vous qu'on peut voir sa mère morte et rester sans larmes O vous qui savez Saviez-vous que le matin on veut mourir que le soir on a peur... Saviez-vous que la souffrance n'a pas de limite L’horreur pas de frontière Le saviez-vous Vous qui savez" » 177 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Richard Prasquier, le "Polonais" des juifs de France LE MONDE | 27.01.05 | 14h36 On le voit sur les tribunes juives parisiennes comme à Auschwitz, arpentant, une énième fois, le camp maudit avec Schlomo Venezia, son ami des Sonderkommandos. Richard Prasquier, conseiller à la présidence du CRIF, président de Yad Vashem-France, est l'un des premiers juifs nés en Pologne de parents polonais miraculeusement survivants, en 1945, juste à la libération des camps, sous le nom de Richard Praszkier. "Mon père a été dénoncé par des Polonais. Et ma mère a été sauvée par des Polonais !", résume-t-il. Ses parents traversent la guerre sous de faux papiers. Sa famille paternelle est déportée au ghetto de Zamosc, puis exterminée au camp de Belzec. Sauf son père qui s'est enfui, est dénoncé, arrêté par la Gestapo, blessé, laissé pour mort. "Pas la peine de gâcher une balle", dit un officier au moment de l'achever. Il en réchappe dans un hôpital-prison de Varsovie d'où il parvient à se sauver après un attentat contre le gouverneur allemand. Ce "trompe-la-mort" décédera en 1986, au soir de la bar-mitsva de son petit-fils. "Ma mère a eu plus de chance. Elle avait des cheveux blonds et un look aryen", ajoute Richard Prasquier en souriant. Elle aussi erre de cachette en cachette dans les villages, se fait passer pour la fille d'une famille polonaise, réussit à retrouver sa mère à Varsovie, la fait sortir du ghetto. Mais son père est déporté à Poniatowa, dont il ne reviendra pas. Enfant à Paris où se réfugie le jeune couple de survivants, Richard Prasquier souffre vite d'une sorte de "schizophrénie". Son histoire familiale est absente de l'histoire de France qu'on lui apprend : "Mon histoire privée n'était pas si importante, puisqu'on n'en parlait pas à l'école !" Il faudra le "détonateur" de l'affaire Eichmann, en 1961, pour que ses yeux s'ouvrent. "D'un coup, mon histoire se raccrochait à l'Histoire." Il ne retourne pas en Pologne avant... 1993, mais, depuis, il éprouve une sorte de fascination-répulsion pour son pays natal. "Les survivants ont tous les droits, y compris celui de haïr la Pologne, dit Richard Prasquier. Mais on ne va tout de même pas amasser les haines de génération en génération !" LA "MÉMOIRE SANS PAROLES" C'est par la méconnaissance de l'Histoire qu'il explique le rejet de la Pologne qu'il ressent encore chez beaucoup de juifs. "Les juifs font partie de l'histoire de la Pologne, affirme-t-il. Comment oublier que s'ils étaient 3,3 millions avant la guerre, c'est parce que, depuis le XIVe siècle, ils avaient été chassés de France et de partout en Europe, acceptés seulement en Pologne ?" Richard Prasquier n'ignore rien de l'antisémitisme des nationalistes polonais au XIXe siècle, de la "férocité" de l'occupation allemande, du terrible nom de Jedwabne, ville où, en juillet 1941, les juifs ont été massacrés par des Polonais, des manipulations de la mémoire polonaise martyre par le régime communiste, des assassinats de juifs survivants après guerre, du pogrom de Kielce, des campagnes antisionistes du général Moczar en 1968, etc. Mais le président de Yad Vashem-France rappelle aussi que la Pologne est le pays qui compte le plus grand nombre de "Justes des nations". Il fait mémoire du réseau Zegotta, du nom de ces socialistes et catholiques éclairés qui s'était donné pour mission de sauver des enfants juifs. Réseau dont sont sortis un Wladyslaw Bartoszewski ou une Irina Sendler qui, à elle seule, fit sortir plus de 2 000 juifs du ghetto de Varsovie. Puis, son propos s'évade de la Pologne : "La Shoah n'est pas l'affaire de la Pologne ni des juifs, dit-il. C'est l'affaire de l'homme, et pas seulement de l'homme allemand. Celle de tout homme capable d'aller jusqu'au mal le plus extrême." Et quand on lui demande pourquoi il visite encore Auschwitz et les camps, alors que tant a été dit et raconté, il a ce mot : "Ecouter les témoignages de survivants est fondamental. Mais comment oublier qu'il y a eu aussi des exterminations sans mémoire ? Le plus inouï dans la Shoah, c'est ce qui n'est pas racontable par la mémoire, sauf peut-être celle des Sonderkommandos au plus près des chambres à gaz. C'est la mémoire sans paroles des centaines de milliers d'enfants, d'adultes, de vieillards qui ne sont jamais passés par les camps, mais sont allés directement à la chambre à gaz. A Birkenau, à Treblinka, à Belzec, à Sobibor." Des noms de lieux qu'il égrène comme une litanie d'une tristesse infinie. Henri Tincq 178 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Les points de suspension... Par Daniel SCHNEIDERMANN Libération, vendredi 28 janvier 2005 C'est une double page, dans le Point de la semaine dernière. Elle est titrée : «Ils s'appelaient Elie, Rachel, Sarah...» C'est le témoignage, passé quelque peu inaperçu dans l'avalanche commémorative, d'un petit-fils de déportés à Auschwitz. Mais pas n'importe quel petit-fils. Il s'appelle Robert Namias, directeur de l'information de TF1. «Pour la première fois, explique le chapeau de l'article, le directeur de l'info de TF1 témoigne.» Ce témoignage, ès qualités, est donc présenté comme un scoop. Comme la photo qui illustre l'article : l'auteur en contre-plongée de profil, «à Birkenau le 3 décembre 2004» précise la légende. Et Namias raconte : «Auschwitz ils étaient là-bas : famille de l'ombre... famille des ombres... mes grands-parents, oncles, tantes, cousins.» Ce que l'on remarque surtout dans cette évocation du quotidien concentrationnaire, ce sont ces points de suspension dont elle est parsemée. «Retour au camp à 17 heures... nouvel appel... trois heures encore dans la neige, un seul nom manquant et l'appel recommençait... Trois heures à nouveau...» Ces points de suspension, comme si le patron de l'info de TF1 ne trouvait pas les mots. Dans sa vie professionnelle quotidienne, Robert Namias (on l'imagine) ne doit guère laisser de place aux points de suspension. Quand il envoie ses reporters sur les glissements de terrain et sur les tsunamis, il les envoie sans points de suspension. Il donne des ordres, on obéit. Normal. Le «vingt heures» doit tomber à vingt heures, et pas à vingt heures dix. Quand il décide qu'on ouvrira le journal du soir par les images de la France sous la neige parce qu'il neige en janvier, par la victoire de Schumacher au Grand Prix de Formule 1 retransmis par TF1, ou par le match de foot retransmis par TF1, c'est un ordre. Namias est certain que la France sous la neige (ou la Formule 1, ou le foot) est la nouvelle la plus importante du jour. Sans points de suspension. Mais là, dans l'article du Point, on dirait que parle un autre Namias, un petit-fils qui a besoin de ces points de suspension, comme pour dire : même moi Robert Namias, un des grands patrons de l'information dans ce pays, un des grands ordonnateurs des images qui résument le monde tous les soirs, le chef de cette armée de journalistes qui, tous les soirs, trouvent toujours les mots, dans le temps imparti, pour raconter les malheurs du monde, même moi, cette fois, je ne trouve pas les mots, et ma voix s'étrangle. Mais voilà. On n'est pas à la télévision. On est dans un texte écrit. Un sanglot étranglé à la télé, ça se voit, la caméra le capte, le monteur le monte, rien de plus facile, le tour est joué. Mais, à l'écrit, pas facile. Alors Namias a trouvé sa solution : les points de suspension. Il les a tapés lui-même, sur son clavier, pour bien souligner qu'un sanglot étranglait sa voix à l'évocation de l'appel nocturne dans la neige. Comme s'il avait aussi voulu faire du Lanzmann, à sa manière. Moi aussi, nous dit Namias, je me coltine à l'indicible. Moi aussi, comme Lanzmann, je me suis avancé jusqu'à l'extrême bord du gouffre. Moi aussi, un des chefs de cette chaîne qui diffuse pour la première fois des reconstitutions des chambres à gaz en images de synthèse, j'ai compris l'impuissance des images. Plus fort que Lanzmann, j'ai même découvert que les mots eux-mêmes étaient impuissants. Jusque-là, pourquoi pas ? Mais sous cet ostensible aveu d'humilité, il y a le reste. «Moi ton petit-fils, journaliste depuis trente-cinq ans, je crois encore à la force du témoignage, à la force de l'image, à la force des mots. Il faut dire, il faut montrer...» : ainsi Robert Namias conclut-il cet aveu. Autrement dit, tout ce que je fais, moi Robert Namias, est au service de ce devoir de mémoire. Les savetiers de Jean-Pierre Pernaut, c'est au service du devoir de mémoire. Les invitations à Sarkozy au «20 heures», le devoir de mémoire. Et pourquoi pas TF1 tout entière, au service du devoir de mémoire ? La Star Ac ? Le devoir de mémoire. L'Ile de la tentation ? Le devoir de mémoire. Donc Namias fait le beau. Il n'est pas le seul. Le danger de s'exhiber, de faire le beau, guette quiconque écrit ou parle sur ce sujet-là. Dès qu'on approche de ce sujet-là, dès qu'on tente d'écrire une seule ligne, de prononcer un seul mot sur ce sujet-là, on est étreint par la hantise de faire le beau sur les monceaux de cadavres, et on n'y échappe jamais totalement. Chaque adjectif devient suspect, doit franchir les barrages, montrer ses papiers, et cela ne suffit jamais tout à fait. Commencer à écrire sur ce sujet-là, c'est savoir d'avance qu'on en restera éloigné par quelque chose d'infranchissable, d'électrifié. Chacun, dans notre univers de rescapés et de descendants, est condamné à l'insuffisance. Pas seulement Namias. Et Namias, faisons-lui ce crédit, n'est probablement pas moins sincère que les autres. Pourtant, dans le cortège des bouleversés et des maladroits, des titubants et des petits malins, des hébétés et des contraints qui défilent ces jours-ci le long des rails, c'est Namias que l'on repère. Voir un grand chef des vendeurs de temps de cerveau humain disponible se glisser mine de rien dans ce cortège-là, rien à faire, cela ne passe pas. On le dit avec précaution, avec tendresse pour la mémoire d'Elie, Rachel et Sarah, mais ces points de suspension, cette photo en contre-plongée, Robert Namias, sont de trop. Restez avec Schumacher, les joueurs de foot, et la France sous la neige, toute votre belle machine à oubli. Ne la faites pas tourner à l'envers, elle n'est pas prévue pour cela. 179 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le bloc-notes de Bernard-Henri Lévy Victoire de la mémoire Ces cérémonies autour du soixantième anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz, c'est le signe que la bataille de la mémoire est gagnée. Il y a eu les révisionnistes tentant de nier l'indéniable : ils sont réduits, vingt-cinq ans après, à une secte farfelue et fanatique que les grands historiens, je pense notamment à Pierre Vidal-Naquet, ont sans doute eu le tort, à l'époque, de prendre trop au sérieux. Il y a eu le courant intellectuel dit des nouveaux historiens qui naquit, en Allemagne, à peu près au même moment et qui culmina, ces dernières années, avec l'offensive de ceux qui, comme l'écrivain Martin Walser, déclarèrent en avoir assez de la « massue morale » d'Auschwitz et plaidèrent contre la construction d'un monument, d'un Denkmal, installé au coeur de Berlin : le monument, aujourd'hui, existe ; il sera inauguré dans quelques semaines ; le débat est clos. Il y a eu, en France, de bons esprits opposant, derrière Paul Ricoeur, une très étrange « politique de la juste mémoire » à la « nouvelle intimidation » provoquée, selon eux, par les « abus de la mémoire » des « obsessionnels » de la Shoah : on ne les entend plus, non plus, ceux-là ; il n'est plus guère question de ce renvoi dos à dos du « trop de mémoire » et du « trop d'oubli » ; et il semble bien que leur casuistique soit, pour l'instant du moins, et partout, éclipsée par le beau et fervent désir de célébration partagée. Il y a eu le moment où, autour, notamment, de l'affaire du carmel d'Auschwitz, pointa le risque - et c'était terrible - d'un affrontement des mémoires, c'est-à-dire des lectures de l'événement, entre juifs et catholiques : le débat a eu lieu ; les points de vue se sont heurtés ; mais grâces soient rendues au sang-froid des uns et des autres et aussi, il faut bien le dire, à la courageuse prise de position du pape et de ses évêques - la polémique a fait long feu et l'Eglise polonaise elle-même ne paraît plus vouloir nier que l'immense majorité des morts d'Auschwitz sont morts non parce qu'ils étaient polonais, mais parce qu'ils étaient juifs. Et je ne parle pas, enfin, des lendemains de l'événement, à l'époque où ceux que Primo Levi nommait les « hommes zèbres » et que l'on appelait, partout, les « déportés raciaux » suscitaient un tel malaise que l'on préférait ne pas les entendre du tout ou les faire taire - quel chemin, là aussi ! et comme nous étions loin, ce dimanche, quand Simone Veil cherchait, à côté du sien, dans la pierre gravée du mémorial de la rue Geoffroy-l'Asnier, à Paris, le nom de ses parents suppliciés, comme nous étions loin, oui, de ces sombres temps où seuls les déportés politiques, autrement dit les anciens résistants, avaient les honneurs de l'Histoire officielle et où les autres, c'est-à-dire les juifs, en étaient réduits à pleurer, prier et témoigner en silence. Alors, une bataille, bien sûr, n'est pas la guerre ; et sans doute convient-il, au chapitre des signes, de prêter attention aux autres signes, de plus sinistre présage, qui rappellent que mémoire n'est pas leçon et que la leçon d'Auschwitz n'est, hélas, pas toujours entendue. Ces musulmans anglais, par exemple, dont je lis qu'ils refusent de s'associer à une commémoration qui n'associe pas elle-même les victimes, sic, du génocide du peuple palestinien. Le développement, partout, d'un néoantisémitisme à visage progressiste, voire antiraciste, dont l'auteur de ces lignes avait, il y a quelques années, pendant la conférence de Durban, pointé, ici même, dans ce « Bloc-notes », l'odieux renversement qu'il fait subir aux catégories morales les mieux assurées. Le développement, pour être précis, d'un nouveau discours de la stigmatisation trouvant le moyen de tourner l'interdit d'Auschwitz en remplaçant juif par israélien, « sale juif » par « tsahal juif », et en recyclant ainsi, à la faveur de ce tour de passepasse rhétorique et symbolique, tous les bons vieux clichés des bréviaires de la haine en principe condamnés. Ou bien encore les progrès que fait, au-delà même du drame palestinien, la thématique d'une concurrence victimaire voyant dans l'insistance à se souvenir de la destruction des juifs une façon d'oublier le reste, de faire ombre aux autres massacres et, au lieu, comme nous le croyons, nous, les militants de la mémoire, d'aiguiser nos systèmes de perception, de les émousser au contraire et de nous rendre aveugles, quand il revient, au pire. Mais enfin la tendance générale est bien, à la fin des fins, celle que je dis. Il y avait là un événement qui, comme tout événement et plus encore, était fragile, incertain de son statut et de son sens. Il y avait là un crime unique qui était d'autant plus difficile à mémoriser que c'était un crime sans tombes, sans témoins, sans ruines, sans traces. Eh bien, le voilà, cet événement, construit (par les historiens), porté (par les générations des enfants et petits-enfants des survivants), nommé enfin (par un grand film, « Shoah », de Claude Lanzmann). Le voilà devenu, dans le monde entier, par la voix des plus hautes autorités politiques, spirituelles et morales, cette brûlante question inlassablement adressée au présent par le passé dont parla naguère Levinas. Et voilà pourquoi je pense que la bataille de la mémoire est, jusqu'à nouvel ordre, gagnée. © le point 27/01/05 - N°1689 - Page 138 180 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Un petit bruit d’outre tombe, celui d’un train qui roule… Par Albert Bellaïche pour Guysen Israël News 30 janvier 2005 / 21:33 Jeudi dernier à Auschwitz 40 chefs d’Etats et de gouvernements, en présence de 4000 personnes dont 1000 survivants, ont participé à la commémoration du « Crime absolu » événement sans précédent dans l’histoire des hommes et à la plus médiatisée cérémonie du souvenir de ce siècle, sur le thème de la Shoah. Même l’O.N.U. généralement peu sensible à ce genre d’expression, a cru utile de faire observer par son Assemblée une minute de silence –nonobstant le fait qu’elle a souvent manifesté son antagonisme par rapport à Israël- mais, faut-il éviter – nous dit-on -de faire l’amalgame entre les juifs et l’Etat Hébreu… Son Secrétaire Général Kofi Annan a tenu mercredi une conférence de presse à l’occasion de ce soixantième anniversaire de la libération des camps, où il n’a pas manqué de déclarer que : « La charte de l’O.NU. est née sur les ruines des camps d’extermination et chaque génération avait le devoir d’empêcher qu’une nouvelle Shoah ne ressurgisse. » En direct de Birkenau, l’émotion est à son comble lorsque, chacun leur tour, les chefs d’Etats et de gouvernements, une bougie à la main, la tête basse, la déposent sur les monuments édifiés là en souvenir de plus d’un million de disparus. Des prières furent dites par les différents représentants des cultes, juif, catholique, protestant et orthodoxe. Le grand Rabbin de Pologne récita les prières de circonstance après que le chef de l’Etat prononça un discours empreint à une grande émotion. De nombreux dignitaires religieux de haut rang parmi lesquels le Cardinal Lustiger, français d’origine juive qui a vu ses parents exterminés dans ces camps, étaient là, trempés dans la ferveur, l’émoi, le trouble et la tristesse…Il est à remarquer, qu’il n’a pas été question ici, de représentants musulmans, ni religieux ni diplomatiques… Devons-nous en tirer des conclusions hâtives dans la mesure où nombreux sont les pays arabes du Proche Orient à avoir, dans ces années là, manifesté leur sympathie pour le régime hitlérien. Certains, et non des moindres criminels de guerre, recherchés pour comparaître devant le Tribunal de Nuremberg, n’ont-ils pas trouvé refuge pendant longtemps dans certains pays arabes dont la Syrie ? Ne voiton pas encore aujourd’hui à Damas devant la Mosquée des Omeyyades le plus clair de la littérature négationniste traduite en arabe ? Une raison qui pourrait être le corollaire de la question posée… Bref, le rail de la mort ainsi que la porte de « La solution finale » étaient illuminés par des flammes jaillissantes comme pour mieux signifier à ceux qui ne savaient pas, le parcours emprunté par les déportés en route vers leur sacrifice. Un petit bruit d’outre tombe était alors perçu par les rescapés de l’enfer : Celui du train qui roule, le train qui les conduit tout droit vers la mort et la crémation…. Par un temps exécrable - comme si les cieux voulaient aussi manifester leur tristesse- sous la neige, le vent et la froidure, les discours, les prières et les chants clôturèrent cette inoubliable cérémonie. Celle-là même qui a montré combien les jeunes, venus nombreux ici à Birkenau certains avec leurs familles pour voir et ressentir, ont été sensibles et émus par un événement que, pour la plupart d’entre eux, ils ignoraient jusqu’à l'existence ! Comment, après de tels traitements, a t-il pu exister des rescapés ? « C’est un miracle pour chacun des survivants » ne manquèrent de signaler ces nouveaux et jeunes témoins de la Shoah ! Une page neuve, car exceptionnelle, s’est inscrite sans aucun doute dans ces nouvelles mémoires, celles qui vont se charger d’en perpétuer le souvenir à jamais. A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 181 AUSCHWITZ LA COMMEMORATION - La cérémonie - Les allocutions - Le bilan 182 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Recueillement et indignation au 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz LEMONDE.FR | 27.01.05 | Un sifflement et le bruit d'un train freinant brusquement, rappel de l'arrivée de centaines de milliers de prisonniers à Auschwitz, e ont ouvert, jeudi 27 janvier, les cérémonies de commémoration du 60 anniversaire de la libération d'Auschwitz, réunissant hommes politiques, survivants et libérateurs, ainsi que de nombreux jeunes chargés de préserver la leçon d'Auschwitz pour les générations à venir. Grelottant dans le vent et sous la neige, entre les baraques et les miradors du camp, toujours entouré de barbelés, alors que d'épais flocons se déposaient sur les barbes et les chapeaux de dignitaires juifs, les participants ont écouté les intervenants à cette grande cérémonie où se retrouvaient, sans doute pour la dernière fois, un millier de survivants et les soldats soviétiques qui les ont libérés, le 27 janvier 1945. Plantées dans la neige, brûlaient des milliers de bougies en hommage aux morts d'Auschwitz. L'ancien prisonnier politique n° 4427, Wladyslaw Bartoszewski, ex-ministre des affaires étrangères polonais, s'est exprimé le premier au nom des victimes non juives de ce camp où ont péri plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfants, juifs en majorité. "Les gouvernements du Royaume-Uni et des Etats-Unis ont été bien informés de ce qui se passait à Auschwitz-Birkenau, a-t-il lancé face à un parterre de dizaines de hauts dirigeants de la planète et de milliers de personnes emmitouflées. "Aucun des pays du monde n'a réagi de manière appropriée à la gravité du problème", a-t-il regretté. Après lui, l'ancienne présidente du Parlement européen, la Française Simone Veil, qui fut elle aussi déportée à Auschwitz, a appelé, au nom des victimes juives des nazis, à lutter contre le racisme et l'antisémitisme, pour qu'enfin "le 'plus jamais ça'" devienne "réalité" dans "un monde fraternel". "Aujourd'hui, soixante ans après, un nouvel engagement doit être pris pour que les hommes s'unissent au moins pour lutter contre la haine de l'autre, contre l'antisémitisme, contre le racisme, contre l'intolérance", a-t-elle déclaré. Un appel également lancé par Romani Rose, président du Conseil des Sintis et Roms d'Allemagne. La communauté tzigane avait également été condamnée à l'extermination par Hitler. "La recrudescence de la violence pour des raisons racistes à l'égard des Sintis et des Roms, la plus grande minorité en Europe, n'attire pas l'attention indispensable des milieux politiques et de l'opinion publique. C'est pourquoi je lance un appel, en ce lieu, aux représentants de gouvernements de s'opposer avec la même détermination aux actes de racisme dirigés contre les Sintis et les Roms", a-t-il affirmé. "La vision de la maison européenne ne peut devenir réalité que si les Etats de l'Europe perçoivent les minorités nationales des Sintis et des Roms comme faisant partie de leurs sociétés et de leur propre histoire", a ajouté Romani Rose. Le président israélien, Moshe Katsav, a ensuite déploré que le monde, au courant de l'extermination des juifs d'Europe, soit resté "muet". Parlant devant des milliers de personnes réunies par un froid glacial et sous la neige dans le camp Auschwitz-II ou Birkenau, "le plus grand cimetière juif du monde", il a également souligné que l'Europe était maintenant confrontée à une nouvelle vague d'antisémitisme. "Soixante ans après la Shoah, nous sommes confrontés à une recrudescence de l'antisémitisme en Europe. Se peut-il que le pouvoir de dissuasion de la Shoah se soit à présent atténué ? La réponse est entre les mains des leaders européens, des éducateurs, des historiens et entre nos propres mains", a également souligné le président israélien. "Le monde savait que les juifs d'Europe étaient exterminés et a continué à ignorer", a-t-il déclaré devant les délégations de quarante-quatre pays, des survivants et d'ex-soldats soviétiques qui avaient libéré le camp le 27 janvier 1945. "Le monde est resté muet." De son côté, le nonce du Vatican en Pologne, Mgr Jozef Kowalczyk, a lu un message du pape Jean Paul II. "Il n'est permis à personne de passer avec indifférence devant la tragédie de la Shoah. Cette tentative de destruction systématique de tout le peuple juif reste comme une ombre sur l'Europe et sur le monde entier ; c'est un crime qui marque pour toujours l'histoire de l'humanité", a affirmé le pape. "On ne doit pas céder devant les idéologies qui justifient la possibilité de violer la dignité humaine en se fondant sur les différences de race, de couleur de peau, de langue ou de religion. Je renouvelle cet appel à tous, et particulièrement à ceux qui, au nom de la religion, ont recours aux abus de pouvoir et au terrorisme", a ajouté Jean Paul II. Quant au président russe Vladimir Poutine, il s'est montré très préoccupé par les dangers du monde d'aujourd'hui, comparables selon lui à ceux d'hier. Le président de la Russie, qui vit au quotidien la menace terroriste de la guérilla indépendantiste tchétchène, a introduit plusieurs éléments d'actualité dans ses interventions. "Aujourd'hui, nous devons non seulement évoquer le passé, mais aussi être conscients de toutes les menaces du monde contemporain, y compris le terrorisme, qui n'est pas moins dangereux et perfide que le fascisme. Et il n'est pas moins impitoyable : des milliers de personnes innocentes en sont déjà tombées victimes", a-t-il affirmé. Une bonne partie de son intervention a été consacrée aux libérateurs soviétiques du camp de la mort, ce qui lui a permis de s'en prendre à ceux qui, aujourd'hui, sont tentés de mettre sur le même plan "les libérateurs et les occupants", dans une allusion aux pays baltes."Ici, sur cette terre tourmentée, nous devons aujourd'hui dire nettement et sans équivoque que tous les efforts entrepris pour remettre en question l'Histoire en plaçant au même rang les victimes et les bourreaux, les libérateurs et les occupants, sont amoraux et incompatibles avec l'esprit de ceux qui se considèrent Européens", a dit M. Poutine. Un peu plus tôt dans l'après-midi, Jacques Chirac a inauguré au pavillon français d'Auschwitz, récemment rénové, une exposition intitulée "Déportés de France à Auschwitz, 27 mars 1942-27 janvier 1945". Le président français a passé un long moment dans ce bâtiment situé à Auschwitz-I, qui abritait autrefois l'hôpital du camp. Au bout d'un long couloir qui divise le bâtiment en deux, une inscription illuminée commence par ces mots : "Souviens-toi. 76 000 juifs ont été déportés de France, dont plus de 11 000 enfants". Une salle particulièrement émouvante a les murs recouverts de photographies d'enfants endimanchés, à l'innocent sourire, prise peu de temps avant leur départ vers les camps de la mort. L'exposition inaugurée jeudi par Jacques Chirac retrace également la mémoire de cinq déportés de France : Jean Lemberger (1924-1993), Sarah Beznos (1879-1943), Georgy Halpern (1935-1944) Charlotte Delbo (1913-1985) et Pierre Masse (1879-1942). Le chef de l'Etat, qui a rendu hommage à chacun d'eux dans son allocution, était accompagné dans le pavillon par Simone Veil, l'écrivain Marek Halter et une dizaine de collégiens, notamment. 183 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. LA LIBÉRATION D'AUSCHWITZ - L'hommage des politiciens, Courrier international, 27 janvier 2005 Réunis sur ces lieux que le vice-président américain Dick Cheney a qualifié de "plus grand cimetière du monde, néanmoins dénué de tombes", les représentants de quarante-quatre nations ont rendu un hommage solennel aux victimes d’Auschwitz. Rappels des horreurs du passé, mais aussi évocations fréquentes des inquiétantes montées d’antisémitisme du présent ont ponctué l’ensemble des discours. "Le seul instrument dont nous disposions pour construire un futur libre de toute marque de haine, de racisme et de xénophobie, c’est la mémoire", a déclaré Aleksander Kwasniewski. Wprost rapporte que le président polonais "s’est tout particulièrement adressé aux jeunes, leur déclarant : 'En observant vos visages, en voyant à quel point vous êtes touchés par cette cérémonie, à quel point vous vous rendez compte de l’ampleur d’une tragédie vieille de soixante ans, je sais qu’ensemble nous y arriverons. Oui, nous parviendrons à construire un monde meilleur, un monde au sein duquel vous, vos enfants, et vos petits-enfants pourrez vous sentir en sécurité et vous concentrer sur la propagation du bien'." "Je promets que l’Ukraine ne deviendra pas le théâtre de manifestations antisémites", a déclaré le président Iouchtchenko. "Nous avons l’obligation de déclarer d’une seule voix aux générations présentes et futures : personne ne peut et n’a le droit de se montrer indifférent face au nationalisme, à l’antisémitisme, à la xénophobie raciale et à l’intolérance religieuse", a plus tard proclamé le président russe, Vladimir Poutine. Quant à "l’intervention du président israélien, Moshe Katzaw, elle a été précédée de la déclaration imprévue d’une survivante d’Auschwitz, rapporte Wyborcza. 'Pourquoi ? Pourquoi ont-ils brûlé mon peuple ?' s’est écriée la vieille dame en pointant du doigt le numéro tatoué sur son avant-bras." "Malgré le froid et la neige, près de 5 000 personnes ont assisté à la cérémonie", souligne Rzeczpospolita. "Et, bien qu’à ce jour aucune manifestation n’ait rassemblé en Pologne autant de politiciens venus de sphères différentes, ce ne sont pas eux qui étaient hier les personnalités les plus en vue. Les vrais invités de marque, c’étaient ces quelques centaines de prisonniers d’Auschwitz qui, ayant survécu à l’horreur, sont revenus sur le lieu du drame afin d'apporter un vibrant témoignage..." Revue de presse «Nous devons nous souvenir» 60 ans après la libération d'Auschwitz, la presse polonaise souligne le «devoir de mémoire». Libération, jeudi 27 janvier 2005 Le devoir de mémoire occupe les Unes de la presse polonaise, jeudi, jour du 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz par l'Armée rouge. «Nous devons nous souvenir d'Auschwitz», titre «Gazeta Wyborcza» (centre-gauche) qui qualifie le plus grand camp d'extermination nazi en terre polonaise de «lieu du plus grand crime dans l'Histoire de l'humanité». La page d'ouverture du site affiche une photo de barbelés, qui mène à un dossier spécial, où est notamment montrée une galerie de plus d'une vingtaine de photos d'archives, du tri sur la rampe d'arrivée du train des déportés, des silhouettes squelettiques, des piles de cadavres. «Devoir de mémoire», «devoir de rappeler la vérité» renchérissent les quotidiens «Rzeczpospolita» (droite libérale) et «Zycie» (conservateur). «Jamais plus d'Auschwitz» s'exclame le quotidien de gauche «Trybuna», alors que le quotidien populaire «SuperExpress» se demande: «Cela peut-il encore se répéter?» Enfin, «Nasz Dziennik» (ultra-catholique et nationaliste) affirme que le camp d'Auschwitz-Birkenau «a été construit en 1940 par le gouvernement allemand et financé jusqu'en janvier 1945 sur le budget de l'Etat allemand». Auschwitz se trouvait en territoire polonais, mais c'est l'Allemagne nazie, l'occupant, qui a transporté ici plus d'un million d'hommes, femmes et enfants, majoritairement juifs originaires de différents pays de l'Europe. 184 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Pour «que le “plus jamais ça“ devienne réalité» Au nom des survivants, c'est ce qu'a demandé Simone Veil aux dizaines de chefs d'Etats et de gouvernements participant à la cérémonie du soixantième anniversaire de la libération du camp d'extermination. Par L. B., jeudi 27 janvier 2005, Liberation Le froid, la neige et brusquement un sifflement suivi d'un bruit de train: les cérémonies du 60e anniversaire de la libération d'Auschwitz ont débuté, jeudi, peu avant 15h00 en présence de dizaines de chefs d'Etat et de gouvernement, de survivants, de soldats soviétiques qui avaient participé à la libération du camp de concentration en 1945 et de centaines de jeunes chargés de préserver la mémoire du drame pour qu'il ne se répète plus jamais. Sous un temps glacial, les orateurs, rescapés et officiels, se sont succédé. «Souvenons-nous que nous sommes sur le lieu du plus immense cimetière du monde, un cimetière où il n'y a pas de tombes, pas d'ossements, mais où reposent les cendres de plus d'un million de gens», a lancé le ministre polonais de la Culture Waldemar Dabrowski, dans son discours d'ouverture de la cérémonie, organisée en plein air, sur le lieu du mémorial installé entre les ruines de deux chambres à gaz du camp de Birkenau. Un millier de survivants du camp, beaucoup portant leurs brassards de prisonniers, étaient blottis sous la neige aux côtés de 44 chefs d'Etat et de gouvernement. Sur le site où brûlaient des milliers de bougies en hommage aux morts d'Auschwitz - plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfants, presque tous juifs - le Polonais Wladyslaw Bartoszewski, ancien ministre des Affaires étrangères et grande figure de la réconciliation polono-allemande, aujourd'hui âgé de 82 ans et qui fut le prisonnier numéro 4427, a lui rappelé que la résistance polonaise avait alerté le monde libre, notamment le RoyaumeUni et les Etats-Unis, de la situation à Auschwitz-Birkenau. Mais, a-t-il ajouté, «aucun pays du monde n'avait réagi de manière appropriée à la gravité de la situation. (...) Des moyens efficaces (pour arrêter l'extermination des Juifs) n'ont pas été trouvés et pour dire la vérité, on ne les a pas cherchés». L'ancienne présidente du Parlement européen, Simone Veil, qui fut déportée à Auschwitz, a été l'une des première à prendre la parole dans l'enceinte du camp de Birkenau: «Aujourd'hui, 60 ans après, un nouvel engagement doit être pris pour que les hommes s'unissent au moins pour lutter contre la haine de l'autre, contre l'antisémitisme, contre le racisme, contre l'intolérance», a-t-elle déclaré. Portant témoignage au nom des anciens prisonniers juifs, elle a fait valoir que «les pays européens qui, par deux fois, ont entraîné le monde entier dans des folies meurtrières, ont réussi à surmonter leurs vieux démons». «C'est ici, où le mal absolu a été perpétré, que la volonté doit renaître d'un monde fraternel, d'un monde fondé sur le respect de l'homme et de sa dignité, a-t-elle poursuivi. Nous, les derniers survivants, nous avons le droit, et même le devoir, de vous mettre en garde et de vous demander que le “plus jamais ça“ de nos camarades devienne réalité». Plus tard, le président israélien Moshe Katzav a déploré que le monde, au courant de l'extermination des juifs d'Europe, soit resté «muet». Parlant depuis «le plus grand cimetière juif du monde», il a également souligné que l'Europe était maintenant confrontée à une nouvelle vague d'antisémitisme. «Soixante ans après la Shoah, nous sommes confrontés à une recrudescence de l'antisémitisme en Europe. Se peut-il que le pouvoir de dissuasion de la Shoah se soit à présent atténué ? La réponse est entre les mains des leaders européens, des éducateurs, des historiens et entre nos propres mains». Et d'ajouter: «Auschwitz-Birkenau est le lieu du crime le plus terrible et le plus grand qui ait été, dans toute l'histoire de l'espèce humaine (...) Au-delà de toutes les divergences, nous sommes tous associés au souvenir des atrocités, à la leçon humaine: il nous incombe, à nous, fils du peuple juif, le devoir historique de perpétuer et d'alimenter la flamme éternelle comme nos frères et sœurs, victimes de la Shoah, l'attendent de nous». Le nonce du Vatican en Pologne, Mgr Jozef Kowalczyk, est venu lire un message du pape Jean Paul II: «Il n'est permis à personne de passer avec indifférence devant la tragédie de la Shoah. Cette tentative de destruction systématique de tout le peuple juif reste comme une ombre sur l'Europe et sur le monde entier; c'est un crime qui marque pour toujours l'histoire de l'humanité». Pour clore la cérémonie, des prières œcuméniques ont été prononcées et des milliers de bougies allumées au mémorial international de Birkenau. 185 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le monde honore les victimes NOUVELOBS.COM | 01.02.05 | 18:02 Les dignitaires de la planète et plus d'un millier de survivants des camps ont rendu un vibrant hommage jeudi 27 aux victimes du génocide nazi. P our ne jamais oublier et empêcher que le drame de la Shoah ne se reproduise, dignitaires de la planète et survivants d'Auschwitz se sont recueillis jeudi 27 janvier dans le camp d'extermination nazi, dans le sud de la Pologne, pour célébrer le 60ème anniversaire de sa libération par l'Armée rouge. Un sifflement, le bruit d'un train freinant brusquement, rappel de l'arrivée des prisonniers à Auschwitz, ont ouvert les cérémonies qui ont réuni sous la neige, dans le froid glacial, 10.000 personnes venues rendre hommage aux déportés d'Auschwitz-Birkenau, dont plus d'un million, hommes, femmes et enfants, juifs en majorité, ont péri entre 1940 et 1945. Parmi la foule rassemblée en plein air dans le camp de Birkenau, un millier de survivants, certains portant leur brassard de prisonnier, étaient recueillis aux côtés de dizaines de dirigeants polonais et étrangers, et d'anciens soldats soviétiques. Alignées dans la neige, le long des rails où s'arrêtaient les trains de la mort, entre barbelés et miradors qui bordent toujours le camp, des milliers de bougies brûlaient en une ligne de feu, hommage aux victimes des chambres à gaz. La nuit venue, sur l'esplanade éclairée par les projecteurs, chacun venait déposer une lanterne bleue, au son du Kaddish, la prière juive des morts. "Il ne faut plus jamais permettre à ceci de se produire nulle part, à nouveau", a lancé dans un message vidéo, à l'ouverture de cette journée, Anatoly Shapiro, commandant des troupes soviétiques qui ont libéré le camp le 27 janvier 1945, aujourd'hui âgé de 92 ans. Hommages et témoignages A Cracovie, la ville voisine, le matin, à Auschwitz-Birkenau l'après-midi, se sont succédé hommages aux victimes et témoignages poignants des libérateurs, reproches amers au souvenir de l'indifférence des Alliés face à l'extermination des Juifs, appels aux générations futures pour qu'un tel drame ne se répète pas, et aveux de culpabilité collective. Le président israélien Moshe Katzav a ainsi reproché aux alliés de ne pas avoir empêché l'Holocauste. "Aujourd'hui, 60 ans après, nous avons toujours du mal à comprendre pourquoi au 20ème siècle le monde a pu garder le silence", a-t-il lancé. Omniprésent, le souvenir des prisonniers squelettiques découverts par les soldats soviétiques, comme le racontait l'un d'eux, Iakov Vinitchenko, 79 ans: "Il y avait derrière (les barbelés) des prisonniers juifs, polonais, français. Ils pleuraient, ils nous embrassaient. Très faibles, malades, squelettiques. Nous n'avons pas pu les regarder". Au nom des victimes juives Sur le site du mémorial dressé entre les chambres à gaz en ruines du camp de Birkenau, l'ancien prisonnier politique n° 4427, Wladyslaw Bartoszewski, ex-ministre des Affaires étrangères polonais, 82 ans aujourd'hui, a pris la parole le premier au nom des victimes polonaises non juives. "Les gouvernements du Royaume-Uni et des Etats-Unis ont été bien informés de ce qui se passait à Auschwitz-Birkenau", mais, "pendant les 15 premiers mois d'existence de ce lieu terrible, nous, les prisonniers polonais, étions seuls". "Le monde libre n'était pas intéressé par nos souffrances et notre mort", a-t-il affirmé. Après lui, l'ancienne présidente du Parlement européen, la Française Simone Veil, elle aussi rescapée d'Auschwitz, a appelé, au nom des victimes juives des nazis, à lutter contre le racisme et l'antisémitisme, pour qu'enfin "le "plus jamais ça"" devienne "réalité" dans "un monde fraternel". Appel également lancé par Romani Rose, le président du Conseil des Sinti et Roms d'Allemagne, qui représentait la communauté tzigane, elle aussi condamnée à l'extermination par Hitler. "La vision de la maison européenne ne peut devenir réalité que si les Etats de l'Europe perçoivent les minorités nationales des Sinti et des Roms comme faisant partie de leurs sociétés et de leur propre histoire", a déclaré Romani Rose. Une ombre sur l'Europe Et dans un message lu par le nonce apostolique du Vatican en Pologne, le pape Jean Paul II a affirmé que "cette tentative de destruction systématique de tout le peuple juif reste comme une ombre sur l'Europe et sur le monde entier, c'est un crime qui marque pour toujours l'histoire de l'humanité". En écho aux accusations sur le silence des Alliés, plusieurs chefs d'Etat ont fait aveu de culpabilité, comme le président français Jacques Chirac, affirmant que le souvenir des déportés juifs était pour la France "plus qu'une douleur", "la conscience d'une faute" et une "exigence de responsabilité". Aujourd'hui encore les démons du racisme et de la xénophobie persistent, y compris en Russie, a concédé le président russe Vladimir Poutine. "J'en ai honte en moi". A Berlin pendant ce temps, survivants de l'Holocauste et leaders politiques allemands célébraient eux aussi cet anniversaire, mettant en garde contre le retour de l'idéologie qui a créé les camps de concentration. Le chancelier Gerhard Schroeder, qui n'a pas pris la parole, avait déjà dit mardi "sa honte" face à la barbarie nazie. 186 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 27 janvier 2005 - Allocution de Mme Simone Veil au nom des anciens prisonniers juifs à l'occasion de la cérémonie internationale de commémoration du 60e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz-Birkenau (Pologne) Le cœur serré par l’émotion, c’est à vous tous, ici rassemblés, que je m’adresse. Il y a soixante ans, les barrières électrifiées d’Auschwitz Birkenau tombaient, et le monde découvrait avec stupeur le plus grand charnier de tous les temps. Avant l’arrivée de l’Armée Rouge, la plupart d’entre nous avions été emmenés dans ces marches de la mort au cours desquelles beaucoup ont succombé de froid et d’épuisement. Plus d’un million et demi d’êtres humains avaient été assassinés : le plus grand nombre d’entre eux gazés dès leur arrivée, simplement parce qu’ils étaient nés juifs. Sur la rampe, toute proche d’ici, les hommes, les femmes, les enfants, brutalement débarqués des wagons, étaient en effet sélectionnés en une seconde, sur un simple geste des médecins SS. Mengele s’était ainsi arrogé droit de vie ou de mort sur des centaines de milliers de juifs, qui avaient été persécutés et traqués dans les coins les plus reculés de la plupart des pays du continent européen. Que serait devenu ce million d’enfants juifs assassinés, encore des bébés ou déjà adolescents, ici ou dans les ghettos, ou dans d’autres camps d’extermination ? Des philosophes, des artistes, de grands savants ou plus simplement d’habiles artisans ou des mères de famille ? Ce que je sais, c’est que je pleure encore chaque fois que je pense à tous ces enfants et que je ne pourrai jamais les oublier. Certains, dont les rares survivants, sont, il est vrai, entrés dans le camp, mais pour y servir d’esclaves. La plupart d’entre eux sont ensuite morts d’épuisement, de faim, de froid, d’épidémies ou eux aussi, sélectionnés à leur tour pour la chambre à gaz, parce qu’ils ne pouvaient plus travailler. Il ne suffisait pas de détruire notre corps. Il fallait aussi nous faire perdre notre âme, notre conscience, notre humanité. Privés de notre identité, dès notre arrivée, à travers le numéro encore tatoué sur nos bras, nous n’étions plus que des " stucks ", des morceaux. Le tribunal de Nuremberg, en jugeant pour crimes contre l’humanité les plus hauts responsables, reconnaissait l’atteinte portée non seulement aux victimes mais à l’humanité tout entière. Et pourtant, le vœu que nous avons tous, si souvent exprimé de " plus jamais ça " n’a pas été exaucé, puisque d’autres génocides ont été perpétrés. Aujourd’hui, 60 ans après, un nouvel engagement doit être pris pour que les hommes s’unissent au moins pour lutter contre la haine de l’autre, contre l’antisémitisme et le racisme, contre l’intolérance. Les pays européens qui, par deux fois, ont entraîné le monde entier dans des folies meurtrières, ont réussi à surmonter leurs vieux démons. C’est ici, où le mal absolu a été perpétré, que la volonté doit renaître d’un monde fraternel, d’un monde fondé sur le respect de l’homme et de sa dignité. Venus de tous les continents, croyants et non croyants, nous appartenons tous à la même planète, à la communauté des hommes. Nous devons être vigilants, et la défendre non seulement contre les forces de la nature qui la menacent, mais encore davantage contre la folie des hommes. Nous, les derniers survivants, nous avons le droit, et même le devoir, de vous mettre en garde et de vous demander que le " plus jamais ça " de nos camarades devienne réalité. 187 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Allocution, Jean Paul II Voici le discours du pape Jean-Paul II, lu jeudi 27 janvier à l'occasion du 60e anniversaire de la libération du camp d'extermination d'Auschwitz en Pologne. Ce message écrit en polonais a été transmis par l'émissaire du pape à Auschwitz, le cardinal français Jean-Marie Lustiger, au nonce apostolique en Pologne Mgr Jozef Kowalczyk qui en a fait la lecture lors de la cérémonie dans le camp. Soixante années ont passé depuis la libération des prisonniers du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. En cette circonstance, il n’est pas possible d’oublier le drame qui s’est produit en ce lieu, résultat tragique d’une haine programmée. En ces jours, il faut se souvenir des millions de personnes qui, sans aucune faute de leur part, ont supporté des souffrances inhumaines et ont été anéanties dans les chambres à gaz et dans les fours crématoires. Je m’incline devant tous ceux qui ont eu à subir cette manifestation du mysterium iniquitatis. Lorsque, comme pape, j’ai visité le camp d’Auschwitz-Birkenau en 1979, je me suis arrêté devant les pierres consacrées aux victimes. Elles portaient des inscriptions en plusieurs langues : polonais, anglais, bulgare, tzigane, tchèque, danois, français, grec, hébreu, yiddish, espagnol, hollandais, serbo-croate, allemand, norvégien, russe, roumain, hongrois et italien. Dans toutes ces langues était gravé le souvenir des victimes d’Auschwitz, de personnes concrètes, bien que souvent totalement inconnues : des hommes, des femmes et des enfants. Je me suis alors arrêté un peu plus longuement devant la pierre portant l’inscription en langue hébraïque, disant : «Cette inscription rappelle le souvenir du peuple dont les fils et les filles étaient destinés à l’extermination totale. Ce peuple tire son origine d’Abraham, qui est notre Père dans la foi (cf. Rm 4, 11-12), comme l’a dit Paul de Tarse. Ce peuple, qui a reçu de Dieu ce commandement : ‘Tu ne tueras pas’, a éprouvé en lui-même à un degré spécial ce que signifie tuer. Devant cette pierre, il n’est permis à personne de passer avec indifférence». Je répète aujourd’hui ces paroles. Il n’est permis à personne de passer avec indifférence devant la tragédie de la Shoah. Cette tentative de destruction systématique de tout le peuple juif reste comme une ombre sur l’Europe et sur le monde entier; c’est un crime qui marque pour toujours l’histoire de l’humanité. Cela sonne, au moins pour aujourd’hui et aussi pour l’avenir, comme un avertissement: on ne doit pas céder devant les idéologies qui justifient la possibilité de violer la dignité humaine en se fondant sur les différences de race, de couleur de peau, de langue ou de religion. Je renouvelle cet appel à tous, et particulièrement à ceux qui, au nom de la religion, ont recours aux abus de pouvoir et au terrorisme. Ces réflexions m’ont accompagné tout spécialement lorsque, durant le Grand Jubilé de l’An 2000, l’Église a célébré une liturgie pénitentielle solennelle à Saint-Pierre et aussi lorsque je me suis rendu en pèlerinage aux Lieux Saints et que je suis monté à Jérusalem. Au Yad Vashem – le Mémorial de la Shoah – et au Mur occidental du Temple, j’ai prié en silence, demandant pardon et la conversion des coeurs. En 1979, je me souviens m’être aussi arrêté pour méditer intensément devant deux autres pierres portant les inscriptions en russe et en tzigane. L’histoire de la participation de l’Union soviétique à cette guerre fut complexe, mais on ne peut oublier que ce sont les Russes qui ont eu le plus grand nombre de personnes ayant perdu tragiquement la vie au cours de cette guerre. Dans les intentions d’Hitler, les Roms étaient aussi destinés à l’extermination totale. On ne peut sous-évaluer le sacrifice de la vie imposé à ces frères dans le camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. C’est pourquoi j’exhorte de nouveau à ne pas passer avec indifférence devant ces pierres. Je me suis enfin arrêté devant la pierre avec l’inscription en langue polonaise. J’ai déclaré alors que l’expérience d’Auschwitz constituait encore une «étape des luttes séculaires de cette nation, de ma nation, pour défendre ses droits fondamentaux parmi les peuples d’Europe. C’était encore un autre cri pour le droit d’avoir sa propre place sur la carte de l’Europe. Encore un compte douloureux avec la conscience de l’humanité». L’affirmation de cette vérité était seulement un appel à la justice de l’histoire pour la nation qui avait affronté tant de sacrifices pour la libération du continent européen de la néfaste idéologie nazie et qui avait été vendue comme esclave à une autre idéologie destructrice : le communisme soviétique. Aujourd’hui, je reprends ces paroles – sans les renier – pour rendre grâce à Dieu, parce que, grâce à l’effort persévérant de mes concitoyens, la Pologne a trouvé sa juste place sur la carte de l’Europe. Mon souhait est que cet événement historique porte des fruits d’enrichissement spirituel réciproque pour tous les Européens. Au cours de ma visite à Auschwitz-Birkenau, j’ai dit aussi qu’il faudrait s’arrêter devant chaque pierre. Je l’ai fait moi-même, allant d’une pierre à l’autre, méditant et priant, et recommandant à la Miséricorde divine toutes les victimes qui appartiennent aux nations marquées par les atrocités de la guerre. J’ai prié encore pour obtenir, par leur intercession, le don de la paix pour le monde. Je continue de prier sans cesse, dans la confiance que finira par l’emporter en toute circonstance le respect de la dignité de la personne humaine, des droits de tout homme de rechercher librement la vérité, de l’observance des normes de la moralité, de la pratique de la justice et du droit de chacun à des conditions de vie conformes à la dignité humaine (cf. JEAN XXIII, Encycl. Pacem in Terris : AAS 55 [1963], pp. 295-296; La Documentation catholique 60 [1963], col. 538). Évoquant les victimes d’Auschwitz, je ne peux manquer de rappeler qu’il y eût aussi, au milieu de cette indescriptible accumulation du mal, des manifestations héroïques d’adhésion au bien. Il y eut sans aucun doute quantité de personnes qui acceptèrent, dans une grande liberté d’esprit, d’être soumises à la souffrance, et qui firent preuve d’amour non seulement envers leurs compagnons prisonniers, mais aussi envers leurs bourreaux. Certains le firent pour l’amour de Dieu et de l’homme, d’autres au nom des plus hautes valeurs spirituelles. Grâce à leur attitude, est devenue évidente une vérité qui apparaît souvent dans la Bible : même si l’homme est capable d’accomplir le mal, parfois un mal considérable, le mal n’aura pas le dernier mot. Dans l’abîme même de la souffrance, l’amour peut être vainqueur. Le témoignage de cet amour, attesté à Auschwitz, ne peut tomber dans l’oubli. Il doit sans cesse réveiller les consciences, éteindre les conflits, exhorter à la paix. Tel paraît être le sens le plus profond de la célébration de cet anniversaire. Si en effet nous faisons mémoire du drame des victimes, nous ne le faisons pas pour rouvrir des blessures douloureuses ni pour réveiller des sentiments de haine ou des projets de vengeance, mais nous le faisons pour rendre hommage à ces personnes, pour mettre en lumière la vérité historique et par-dessus tout pour que tous se rendent compte que ces terribles événements doivent être pour les hommes d’aujourd’hui un appel à la responsabilité, pour construire notre histoire. Que ne se reproduise jamais plus en aucun lieu de la terre ce qu’ont subi les hommes et les femmes que nous pleurons depuis soixante ans ! Je salue tous ceux qui participent aux célébrations de cet anniversaire et je demande pour tous à Dieu le don de sa bénédiction. Du Vatican, le 15 janvier 2005. 188 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Allocution, Alexander Kwasniewski Mesdames et Messieurs, Nous sommes en un lieu où aucune parole n’est en mesure d’exprimer toute la vérité terrifiante sur les horreurs ici commises. Mais c’est à nous de parler, de garder la mémoire, de crier : l’enfer sur Terre fut ici. C’est ici que l’humiliation, la peur, la douleur, la souffrance, la mort furent le quotidien. La monstruosité de ce crime accable. Les «usines de mort » nazies furent programmées à froid. Les bourreaux subordonnés remplissaient leurs tâches avec ardeur pour que les cheminées de crématoires ne cessent de fonctionner. Nous ne pouvons toujours pas oublier que ce sont «les hommes qui ont réservé aux hommes un tel sort ». Jamais nous ne pouvons l’accepter ! Ce lieu nous montre dans son atroce plénitude ce que fut le nazisme. Deux mois seulement passèrent depuis l’accession de Hitler au pouvoir que les premiers détenus se trouvèrent au camp de Dachau. Peu de temps après l’agression contre la Pologne, sur l’ordre de Himmler, Konzentrationslager Auschwitz vit le jour. Déjà en juin 1940, le premier transport de prisonniers politiques polonais y fut envoyé. Pendant la première année d’existence du camp d’Auschwitz 17 mille Polonais souffraient derrières les barbelés. Leur nombre grandissait au fil des années de l’occupation. Parmi eux de tels éminents personnages comme Tadeusz Borowski, Bronislaw Czech, Xawery Dunikowski, Jozef Cyrankiewicz, Wladyslaw Bartoszewski, Tadeusz Holuj, Stefan Jaracz, Jozef Szajna ou August Kowalczyk. A partir de 1941 beaucoup d’autres nations connurent l’horreur d’Auschwitz. Les transports commencèrent à affluer de toute l’Europe occupée. Cette communauté de souffrance, marquée par les tenues rayées, assembla les hommes de divers pays, langues et confessions. Le sort de la majorité d’entre eux fut la mort. Auschwitz est un grand cimetière européen où reposent les cendres d’un million et demi d’hommes de 25 nationalités. Un sort particulièrement horrible fut réservé aux Juifs. Auschwitz-Birkenau est le symbole de la Shoah, du génocide commis par les hitlériens sur le peuple juif. Ce fut le plus grand camp d’extermination – organisé spécialement pour tuer. En masse, méthodiquement, à l’échelle industrielle. Avec les autres «combinats de mort » - Belzec, Chelmno sur la Ner, Majdanek, Sobibor et Treblinka - il fut la preuve de l’étendue de ce crime. Durant les années de guerre, les hitlériens ont assassiné six millions de Juifs dont la moitié trouva la mort dans des camps. L’extermination totale devait aussi frapper la communauté des Roms. C’est une page terrible, bouleversante de l’histoire de l’Europe. Coeurs serrés, emplis de douleur, aujourd’hui, ensemble, nous rendons hommage à tous ceux qui furent assassinés à Auschwitz, à toutes les victimes du crime hitlérien. Pour nous, Polonais, c’est un lieu de réflexion particulière. Nous pensons au martyre, mais aussi à l’inflexibilité de notre nation qui luttait contre l’agresseur, du premier au dernier jour de la guerre. Nous pensons aux souffrances de nos prochains. Aux liens particuliers qui nous unissent au peuple juif. La Shoah, programmée par les hitlériens, mit fin à un monde de coexistence que les Polonais et les Juifs, sur ces terres, ont créé. La société juive habitait ici depuis huit cent ans, trouvant en Pologne un climat de liberté et de tolérance. De nombreuses générations de Juifs polonais par leurs remarquables réalisations spirituelles, culturelles et économiques ont contribué grandement à notre histoire commune en y reflétant les expériences et les influences polonaises. Le Musée de l’Histoire des Juifs Polonais, qui verra le jour à Varsovie, le présentera. Cette journée est une bonne occasion de faire revenir dans notre mémoire les hommes à grandeur d’âme, les héros polonais qui pendant cette guerre cruelle donnaient l’exemple de courage et de solidarité avec le peuple juif. De penser aux militants du Comité d’aide aux Juifs « Zegota », à Irena Sendler, qui sauva la vie à des milliers d’enfants juifs, à Jan Karski, qui fut le premier à transmettre aux Etats de la coalition antihitlérienne les informations sur la Shoah ou bien à Henryk Slawik, appelé Wallenberg polonais, dont l’activité préserva de la machine des crimes nazis quelques milliers de Juifs. Mesdames et Messieurs, Le 27 janvier 1945, le camp d’Auschwitz-Birkenau fut libéré par l’Armée soviétique. Ici, sont présents parmi nous les représentants des libérateurs – ceux qui ont apporté aux détenus la délivrance et qui ont dévoilé au monde la géhenne d’Auschwitz. J’avais l’honneur de leur remettre aujourd’hui de hautes distinctions polonaises. C’est avec un profond respect pour le sacrifice et le sang versé des soldats que la Pologne honore tous ceux qui luttaient, tous ceux qui sont morts héroïquement dans les rangs de l’Armée rouge et qui ont libéré notre patrie de l’occupation hitlérienne. Nous gardons la mémoire de l’énorme apport des Russes et des autres nations de l’Union soviétique à la victoire sur le nazisme. Nous gardons la mémoire de ce que c’est sur le front de l’Est qu’en grande partie se décida le sort de la Seconde guerre mondiale, que c’est l’Armée rouge qui conquit Berlin. Vingt millions de morts – des soldats tombés dans le combat et des civils exterminés par les hitlériens – telle fut le terrible prix que les nations de l’Union soviétique ont payé pour cette victoire historique. Nous nous inclinons ensemble devant leur sacrifice. Nous gardons la mémoire de ceux qui ont survécu l’enfer du camp et qui sont toujours aux prises avec les effets des souffrances éprouvées, avec les maladies, et souvent aussi avec la pauvreté et la solitude. C’est pour eux, sous le mot d’ordre «Vous ne resterez pas seuls ! », que la Fondation polono-allemande « Réconciliation » et l’association des victimes ont créé l’année dernière l’Union polonaise des victimes du nazisme. Je suis profondément convaincu que l’activité de cette nouvelle organisation servira bien les besoins humanitaires, sociaux et médicaux des victimes du nazisme qui ont survécu. Auschwitz-Birkenau avertit. Ce lieu est une terrible vérité sur la plus profonde déchéance de la nature humaine. Nous devons trouver en nous-mêmes la force pour nous mesurer avec cette vérité. Nous devons toujours en garder la mémoire. Il est de notre devoir de transmettre ce monstrueux mémento aux générations futures. C’est la raison pour laquelle les tentatives ignobles de fausser l’histoire, le soi-disant mensonge sur Auschwitz, sont condamnées et sanctionnées dans tous les pays civilisés. Nous devons faire tout pour que la monstruosité, dont Auschwitz-Birkenau est le symbole, ne puisse plus jamais se reproduire dans l’histoire du monde. Les témoins des événements d’il y a 60 ans sont aujourd’hui présents ici parmi nous. Lorsque je vous regarde, je sens une profonde émotion, un sentiment d’admiration et de respect. Je sais que c’est vous, gardiens de cette mémoire douloureuse, qui comme personne d’autre connaissez la valeur et le besoin de la paix, de la conciliation, du pardon. Et c’est vous qui pouvez apprendre le plus aux générations futures – aux jeunes qui construisent l’Europe unie et un meilleur avenir de notre planète. Qu’aujourd’hui, de ce lieu, retentisse notre commun appel à un monde sans haine, sans mépris, sans racisme, sans antisémitisme, sans xénophobie, à un monde où le mot homme sonnera toujours avec dignité. 189 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Verbatim, Mgr Lustiger NOUVELOBS.COM | 27.01.05 | 17:38 Voici les principaux points de la déclaration du cardinal Jean-Marie Lustiger, représentant du pape Jean Paul II aux commémorations internationales de la libération d'Auschwitz "Que le silence des victimes nous enseigne à respecter et à faire respecter la dignité de tout homme seulement parce qu'il est un homme", a déclaré le cardinal Jean-Marie Lustiger. L'archevêque de Paris a rappelé les paroles du pape qui, il y a près de cinq ans, avait affirmé que l'Eglise catholique "est profondément attristée par la haine, les actes de persécution et les manifestations d'antisémitisme exprimées contre les juifs par des chrétiens en tous temps et en tous lieux". Concernant la responsabilité des chrétiens, le cardinal-archevêque de Paris a repris, soulignant ainsi leur portée, les phrases prononcées par Jean-Paul II lors de sa visite au mémorial de la Shoah de Yad Vashem à Jérusalem en mars 2000: "En tant qu'évêque de Rome et Successeur de l'Apôtre Pierre", avait alors dit Jean-Paul II, "j'assure le peuple juif que l'Eglise catholique, motivée par la loi évangélique de la vérité et de l'amour et non par des considérations politiques, est profondément attristée par la haine, les actes de persécution et les manifestations d'antisémitisme exprimées contre les juifs par des chrétiens en tous temps et en tous lieux. L'Eglise refuse toute forme de racisme comme une négation de l'image du Créateur intrinsèque à tout être humain". Le cardinal Lustiger a affirmé que, "par ces paroles, le pape nous demande, pour le passé et pour l'avenir, de rester conscients de nos responsabilités et aussi de les tenir avec une résolution inébranlable". "Que le silence des victimes nous enseigne à respecter et à faire respecter la dignité de tout homme seulement parce qu'il est un homme", a poursuivi Mgr Lustiger, faisant explicitement référence à l'œuvre de Primo Levi, rescapé des camps, "Si c'est un homme". Puis, utilisant le terme "la Nuit", titre d'un ouvrage d'Elie Wiesel, il a souhaité "que jamais les hommes ne laissent les ténèbres de la haine homicide obscurcir dans le regard d'un enfant la Nuit bénie où Dieu a créé le monde et où Il a sauvé Son Peuple". "Que tous les hommes choisissent le chemin de la Vie", a conclu le cardinal Lustiger. AP 190 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Verbatim, Vladimir Poutine NOUVELOBS.COM | 27.01.05 | 17:39 Voici l'essentiel du discours du président russe Vladimir Poutine, jeudi 27 janvier, lors des cérémonies du 60e anniversaire de la libération du camp de la mort d'Auschwitz par l'Armée Rouge. Le président russe Vladimir Poutine, rendant hommage aux victimes des crimes nazis et aux libérateurs du camp de la mort, a dénoncé ceux qui tentent de mettre sur le même plan "les libérateurs et les occupants", dans une allusion aux Pays Baltes. "Ici, sur cette terre tourmentée, nous devons aujourd'hui dire nettement et sans équivoque que tous les efforts entrepris pour remettre en question l'Histoire en plaçant au même rang les victimes et les bourreaux, les libérateurs et les occupants, sont amorales et incompatibles avec l'esprit de ceux qui se considèrent Européens", a dit Vladimir Poutine. Le président russe faisait allusion aux déclarations récentes d'hommes politiques des Pays Baltes, notamment lettons, qui comparent l'occupation allemande de leur patrie à celle par l'URSS de Staline. Dénonçant par ailleurs la "folie universelle" d'Auschwitz et rendant hommage à toutes les victimes du nazisme, il a loué le courage des soldats soviétiques, rappelant que 600.000 d'entre eux étaient tombés pour la libération de la Pologne. Puis il s'en est pris au terrorisme, dont la Russie vit l'expérience directe avec la guérilla indépendantiste tchétchène, le comparant au fascisme. "Aujourd'hui, nous devons non seulement évoquer le passé, mais aussi être conscients de toutes les menaces du monde contemporain, y compris le terrorisme, qui n'est pas moins dangereux et perfide que le fascisme. Et il n'est pas moins impitoyable: des milliers de personnes innocentes en sont déjà tombées victimes. Comme il n'y avait pas de "bons" et de "mauvais" nazis —il ne peut y avoir de "bons" ou "mauvais" terroristes. Ici, les doubles standards sont non seulement inadmissibles, mais aussi mortellement dangereux pour notre civilisation", a mis en garde Vladimir Poutine. « Chers amis! Collègues! On dit que le temps cure. Oui, c'est vrai. Mais maintenant, ce trouvant dans un des plus terribles camps de concentration - 60 ans après sa libération - on éprouve l'horreur, l'indignation et le frémissement devant tout ce qui c'est passé ici. Il est incompréhensible et inconcevable, que les gens soient capables à des atrocités pareilles et à pareille trouble d'esprit universelle. Et il est impossible d'accepter que cela a vraiment eu lieu. Mais nous voyons devant nous les voies ferroviaires, qui servaient pour transporter des convois entiers avec des victimes. Nous voyons aussi les chambres à gaz avec des crématoriums, où tout a été élaborée jusqu'aux moindres détailles. Toutes ces sites horribles, qu'on peut voir, ne permettent pas de douter qu'une "usine de mort" mise au pont a travaillé ici sans à-coup. Et nous ne cesseront jamais de se poser la même question: comment cela a pu ce passer? Oswiecim fait appel non seulement à notre mémoire. Il fait appel aussi à notre raison. Ici, sur cette terre imprégnée du sang et des cendres des victimes du nazisme, nous voyons réellement quelle "future" a été préparé par le Reich pour l'Europe civilisée, l'Europe élevée sur des valeurs humaines et traditions démocratiques, l'Europe qui a passé à travers l'inquisition vers la Réformation et le siècle des Lumière. Ici, sur cette terre tourmentée, nous devons aujourd'hui dire nettement et sans équivoque que tous les efforts entrepsis pour remettre en question l'histoire en plaçant dans le même rang les victimes et les bourreaux, les libérateurs et les occupants, sont amorales et incompatibles avec l'ésprit des gens qui se croient être Européens. Aujourd'hui, nous rendons hommage à ceux qui ont été tués, cruellement et de sang froid, par les barbares nazis non seulement à Oswiecim, mais aussi ailleurs. Nous baissons la tête devant les dizanes de millons de citoyens des divers pays du monde, qui sont passés par l'enfer des camps de concentration, qui ont été fusillés et torturés à mort, qui ont péris de faim et de maladies. Nous baissons la tête devant toutes les victimes de la guerre inhumaine déclenchée par les nazis. Nous les pleurons et nous gardons le souvenir de l'exploit immortel que les armées de la coalition anti-hitlérienne ont accompli pour casser le dos à la bête fascicte. Nous rendons hommage au courage des soldats soviètiques, dont six cent milles ont donné leurs vies pour la libération de la Pologne. Nous n'oublierons jamais le prix exorbitant de 27 millons de vies humaines que l'Union Soviètique a payé pour la Grande Victoire. Aujourd'hui nous devons non seulement nous rappeler le passé, mais aussi être conscients de toutes les menaces du monde contemporain, y compris le terrorisme, qui n'est pas moins dangereux et perfide que le fascisme. Et il n'est pas moins impitoyable: des milliers de personnes innocentes sont déjà devenues ses victimes. Comme il n'y avait pas de "bons" et "mauvais" nazis - il ne peut y avoir de "bons" ou "mauvais" terroristes. Ici les doubles standards sont non seulement inadmissibles, mais aussi mortellement dangereux pour notre civilisation. Chers amis! Cette cérémonie d'aujourd'hui constitue de fait l'ouverture de la 60ème anniversaire de la Grande Victoire. Les solennités de mai à Moscou, où beaucoup de ceux présents ici seront réunies, marqueront son point culminant. Nous, les leaders politiques et chefs d'État contemporains, faisons tout ce qui dépends de nous, pour n'avoir pas honte de nos paroles et nos actes, pour être honnêtes et ouverts devant tous ceux, qui par leurs souffrances, larmes, sang et vie ont fait que le jour de la Victoire soit plus proche, ainsi que devant ceux qui sont restés pour toujours ici, à Oswiecim. Et c'est à nous à l'assurer que tout ce qui s'est passé ici ne se répète jamais. Jamais, nulle part et avec personne! 191 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Grandes lignes du discours du Président M. Moshé KATZAV Marquant le 60ème anniversaire de la libération du Camp d’Auschwitz Je suis venu en ce jour à BIRKENAU pour me recueillir sur le souvenir sacré des millions de personnes assassinées à Auschwitz et dans toute l’Europe et pour exprimer notre grand respect pour les victimes et les rescapés de la Shoah. Je remercie le Président de la Pologne, M. Alexander KVASHNIEVSKI, de son invitation à la cérémonie marquant les 60 ans de la libération du camp d’Auschwitz. Je suis également venu exprimer ici notre reconnaissance aux Alliés et à l’Armée Rouge, pour la libération d’Auschwitz, aux États-unis, d’avoir envoyé son armée en Europe pour libérer ses peuples, à la Grande Bretagne laquelle a, avec bravoure, montré l’exemple de l’héroïsme et de la détermination, par les réseaux clandestins qu’elle a su mettre en place dans l’Europe occupée et au million et demie de combattants Juifs qui se sont battus contre l’occupation nazie. Leurs Excellences les Chefs d’Etats . Le cerveau humain refuse de saisir la terrible horreur qui a sévi en ces lieux, entre ces barrières. Auschwitz Birkenau est le lieu du crime le plus terrible et le plus grand qui ait été, dans toute l’histoire de l’espèce humaine. Ici à Birkenau, le plus grand cimetière juif du monde, nos yeux voient les restes des chambres à gaz et des fours crématoires. Nous voyons les baraquements, les barrières, les miradors, la station finale des voies ferrées qui ont conduit ici les condamnés à mort venant de toute l’Europe aux fours ardents. Et si vous écoutez bien, vous pourrez entendre les cris des victimes. Les longs trains de marchandises ont livré des milliers de personnes tremblantes de peur, suivant un plan satanique et terrifiant à l’aide d’une technologie avancée. Ici même, des allemands se sont livrés, jours et nuits, avec une scrupuleuse constance, à une industrie d’extermination d’un peuple, une industrie de mise à mort des membres de notre peuple en Europe. C’était ainsi à Auschwitz, capitale du royaume de la mort.. De même à Maidanek et Treblinka, Sobibor, Belzetz, Chelmno et de nombreux autres lieux de crimes. Lorsque je foule le sol de l’Europe, je suis pris d’effroi et de tremblement à l’idée que je pourrais marcher sur les cendres de victimes de la Shoah qui se seraient mêlées à cette terre. Je suis terrorisé à la pensée que les fleuves d’Europe puissent être mélangés au sang des victimes de la Shoah. Ici, au coeur du camp d’extermination Auschwitz- Birkenau, du cri cherchant à surgir des profondeurs de notre âme, ressort également une étincelle de fierté. Et voilà qu’un peuple se relève des cendres éparpillées dans les camps d’extermination, comme une braise sauvée du feu, nous sommes revenus à notre patrie. À une distance de trois heures de vol d’ici, nous nous sommes recréé une patrie, qui n’a cessé de recevoir ceux qui ont été tués ici. Nous sommes une nation déterminée et fière, regardant vers l’avant, dans un grand élan d’espoir. Nos solides relations avec les Etats dont les chefs se tiennent ici aujourd’hui, sont le symbole de la consolation et une base pour notre sécurité. Les membres du peuple Juif ont survécu à la destruction, aux terribles souffrances, aux exils et aux expulsions, ainsi qu’à cette terrible tragédie- la Shoah. Nous sommes malgré tout revenus vers notre patrie et avons fondé un Etat démocratique, moderne et développé, un pays où se sont rassemblés les Juifs du monde entier. Il ne s’est pas passé un évènement historique semblable dans toute l’histoire humaine. Vous, mes frères et mes soeurs, victimes du massacre de la Shoah, vous qui n’avez pas eu la chance de monter en Israël, vous êtes les citoyens perdus de votre patrie. Les Grands de ce monde, sont venus en cet endroit, qui a été votre enfer, afin d’honorer votre mémoire. Vos excellences, Présidents et Rois, Chefs d’Etats d’Europe, à Auschwitz Birkenau ont été massacrés plus d’un million de Juifs, tous ressortissants de vos pays, citoyens de vos Etats. Nous savons que l’Europe était occupée par le régime nazi allemand . Nous nous souvenons néanmoins que dans les pays d’Europe, sévissait un redoutable antisémitisme ne laissant ni issue ni espoir aux Juifs. Un antisémitisme fondé sur le racisme et la haine. En Europe, coeur de la civilisation humaine, un peuple décide d’en exterminer un autre, de l’effacer de la face du monde. Cette terrible besogne a été exécutée par un peuple qui a vu naître en son sein les plus grands scientifiques et musiciens. Nombreux étaient ceux qui avaient connaissance de ce meurtre organisé et sont pourtant restés indifférents. Le monde est resté muet. Le monde savait que les Juifs d’Europe étaient exterminés et a continué à ignorer. L’opposition et les hésitations des Alliés, relatives au bombardement des camps d’extermination, des voies ferrées qui conduisaient les Juifs vers ces camps de la mort – ont entraîné des victimes supplémentaires parmi nos frères et ceci est aussi une tâche sur la conscience de l’humanité. Soixante ans après la Shoah, nous sommes confrontés à une recrudescence de l’antisémitisme en Europe. Se peut-il que le pouvoir de dissuasion de la Shoah se soit à présent atténué ? la réponse est entre les mains des leaders européens, des éducateurs, des historiens et entre nos propres mains. En ce jour, venant marquer la libération du camp d’extermination Auschwitz Birkenau, nous nous sentons, comme nous ne l’avons jamais été, plus proches des victimes et des rescapés de la Shoah. En ce jour nous nous sentons plus proches que jamais du patrimoine de l’humanité, de la morale humaine et des commandements divins. Au-delà de toutes les divergences, nous sommes tous associés au souvenir des atrocités, à la leçon humaine : il nous incombe, à nous, fils du peuple Juif, le devoir historique de perpétuer et d’alimenter la flamme éternelle comme nos frères et soeurs, victimes de la Shoah, l’attendent de nous. De leurs sépulture, des ravins de la mort, des chambres à gaz et des convois de marchandises. Le souvenir de la Shoah restera toujours dans la conscience du peuple Juif. L’humanité se doit de faire passer aux générations suivantes la conscience de la Shoah ainsi que ses leçons. La victoire sur les nazis est celle des valeurs humaines, c’est aussi la victoire de la moralité et de la foi de l’Homme. Les Chefs de ce monde doivent savoir que les doctrines dangereuses peuvent renaître, les doctrines fallacieuses s’appuyant sur l’ignorance, le lavage de cerveau, l’incitation et la haine, sur l’aveuglement, la tromperie et la falsification, sur les illusions de masse, sur la contrainte et les instincts abjectes. Sur le totalitarisme, sur l’exploitation de la démocratie au profit de la dictature, sur la terreur et l’effusion de sang, sur les crématoires et le feu, sur les jalousies meurtrières. Les grands de ce monde ont la responsabilité du destin de l’espèce humaine et on ne peut fonder nos aspirations sur la résistance du genre humain. La progression de l’Humanité et de la technologie scientifique ne peut garantir la prévention du totalitarisme et elle peut même constituer un instrument entre les mains de la tyrannie dans l’atteinte de ses desseins. Nous avons vu par le passé de grands penseurs, des musiciens et compositeurs comptant parmi les meilleurs , des scientifiques et des médecins, se mettre à la disposition des despotes et s’associer à eux dans l’extermination , le meurtre, comme cela s’est passé pendant la Shoah. Je veux rendre honneur à l’élite du peuple polonais et des autres peuples, aux Justes parmi les Nations, qui ont ressenti la souffrance des opprimés, qui leur ont donné un abri au risque de leur vie. Nous vous saluons , chers rescapés, pour avoir recouvrer la vie, nous vous remercions d’avoir osé à nouveau de vous sentir appartenir à ce monde, de vous être armés de courage pour fonder à nouveau des familles, d’avoir voulu encore croire en l’être humain. Que la mémoire des victimes soit bénie. 192 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Władysław Bartoszewski Allocution lors de la cérémonie du 60e anniversaire de la libération du KL Auchwitz-Birkenau Pour un ancien prisonnier d’Auschwitz, c’est un événement inimaginable et profondément touchant, de pouvoir prendre la parole sur le plus grand cimetière dans l’histoire de l’Europe, le cimetière sans tombes. Un événement inimaginable puisque, quand à l’âge de 18 ans, moi Polonais, je me suis trouvé pour la première fois, en septembre 1940, sur la place de rassemblement d’Auschwitz I – comme Schutzhäftling, le numéro 4427 – parmi cinq mille et demi d’autres Polonais – étudiants, scouts, enseignants, avocats, médecins, prêtres, officiers de l’armée polonaise, militants de divers partis politiques et de syndicats – il ne me venait pas à l’esprit que j’allais survivre à Hisser et à la Seconde Guerre mondiale, tout comme je ne m’imaginais pas qu’Auschwitz allait devenir, en tant qu’Auschwitz-Birkenau et Monovitz, le lieu de réalisation d’un plan unique dans son genre, de la destruction biologique des Juifs européens, sans différence de sexe et d’âge. Au cours de quinze premiers mois de fonctionnement de ce lieu effroyable, nous, les détenus polonais, nous étions seuls. Le monde libre ne s’intéressait pas à nos souffrances et à notre mort, malgré des efforts énormes entrepris par l’organisation clandestine de résistance fonctionnant dans le camp pour faire passer les informations à l’extérieur. En fin de l’été de 1941, on transporta à Auschwitz quelques quinze milliers de prisonniers de l’Armée soviétique et c’est sur eux et sur les malades prisonniers politiques polonais que l’on testa, en septembre 1941, l’action du gaz meurtrier Zyklon B. Aucun prisonnier ne put s’imaginer alors que ce ne fut qu’un test meurtrier, une préparation criminelle au génocide pratiqué avec des méthodes industrielles. Et cela devait se faire pourtant dans les années mémorables de 1942-1943-1944. La construction des chambres à gaz et des crématoires, leur fonctionnement fiable ne furent que des éléments techniques de cette entreprise diabolique. En Pologne, sur la terre natale de David Ben Gourion, Schimon Peres, Izaak Singer, Arthur Rubinstein et Menachem Begin, on construisit, par la décision de Berlin, le centre de destruction des Juifs haïs. Si les Allemands considéraient les Polonais ou les Russes détenus à Auschwitz-Birkenau comme des sous-hommes, les Juifs de France, Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Autriche, des pays de l’ancienne Yougoslavie, Grèce, Hongrie, Roumanie, Bulgarie, Tchéquie et Slovaquie furent traités non comme des sous-hommes mais comme de la vermine. Le mouvement polonais de résistance informa et alarma le monde libre ; les gouvernements de la Grande-Bretagne et des EtatsUnis furent déjà informés, dès le dernier trimestre de 1942, de ce qui se passait à Auschwitz-Birkenau, suite à la mission de l’émissaire polonais Jan Karski, et suite aux nouvelles transmises par d’autres voies. Aucun pays du monde ne réagit de façon appropriée, face à la gravité du problème, à la note du ministre des Affaires étrangères du gouvernement polonais de Londres, adressée le 10 décembre 1942 aux gouvernements des Nations Unies, appelant « non seulement à condamner les crimes perpétrés par les Allemands et de condamner les criminels, mais aussi à trouver des moyens pour empêcher les Allemands à utiliser des méthodes du crime massif ». On ne trouva pas de moyens efficaces et on n’essaya même pas d’en trouver. Et pourtant, à cette époque-là, plus que la moitié de futures victimes étaient encore en vie. Pratiquement, le seul effet de l’initiative polonaise fut la brève déclaration des douze Etats alliés, relative à la responsabilité pour le génocide des Juifs, publiée le 17 décembre 1942 simultanément à Londres, Moscou et Washington. Dans cette déclaration, dans laquelle d’ailleurs Auschwitz-Birkenau n’est même pas mentionné, les gouvernement de Belgique, Tchécoslovaquie, Grèce, Luxembourg, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Etats-Unis, GrandeBretagne, URSS, Yougoslavie et le Comité National Français signalèrent qu’ils furent informés du sort tragique des Juifs «en Pologne dont les hitlériens firent son principal lieu de crime » et ils annoncèrent de sanctionner ceux qui en furent responsables. Les derniers prisonniers d’Auschwitz-Birkenau aujourd’hui encore présents ici, ne pourront certainement plus commémorer la mémoire des victimes dans les décennies à venir. Ils ont droit pourtant de croire que leur souffrance et la mort de leurs proches avaient un sens significatif pour le meilleur avenir de tous les hommes en Europe et même dans le monde, sans distinction de leur origine ethnique ou de leur religion. Nous voulons croire que la mémoire du destin, difficile à saisir par l’imagination, des détenus et des victimes de ce lieu où nous sommes aujourd’hui, obligera les nouvelles générations à coexister dans le respect de la dignité de chaque homme et à s’opposer activement à toutes les manifestations de haine et de méprise des hommes à l’égard des hommes, et plus particulièrement à toutes les formes de xénophobie et d’antisémitisme, même si ce dernier aurait été appelé de façon hypocrite l’antisionisme. Je participais au cours de ma vie à des centaines de cérémonies régionales et internationales, mais je crois qu’une cérémonie comme celle-ci, il n’y en aura plus. Nous avons le devoir de poser, à nous et au monde entier, la question à savoir combien de vérité sur ces expériences effroyables du totalitarisme, nous avons réussi à transmettre aux plus jeunes générations. Je pense que beaucoup, mais encore pas assez. C’est ici et maintenant que nous devons prendre la décision – comme le testament des prisonniers qui s’en vont déjà – sur l’activité du Centre d’enseignement Auschwitz et l’Holocauste. Les tombes invitent tout homme normal au recueillement. Mais en ce lieu, il n’y pas de tombes. Sur le lieu de ce crime inimaginable, le recueillement doit se transformer en une responsabilité particulière, en une mémoire pérenne sur ce qui s’y passa. Je vais terminer par les paroles du Livre de Job, aussi importantes pour les Juifs que pour les chrétiens : « O terre, ne couvre point mon sang, Et que mes cris prennent librement leur essor! ». 193 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Allocution du Président du Conseil Central des Sinti et des Roms allemands, Monsieur Romani Rose, à l’occasion du 60e anniversaire de la libération du camp de concentration Auschwitz-Birkenau Excellences, Mesdames et Messieurs, Permettez-moi au début de mon intervention de remercier Monsieur le Président Aleksander Kwaśniewski et le Gouvernement de la République de Pologne pour cette invitation. Le fait que le jour de cet anniversaire historique j’ai l’opportunité, en tant que représentant des minorités nationales des Sinti et des Roms, de rendre hommage à la mémoire de mes confrères persécutés et assassinés, je le conçois comme un honneur particulier. Dans la conscience de l’opinion publique internationale, le nom d’Auschwitz, aussi dans sa dimension symbolique, est synonyme du génocide organisé par un Etat, perpétré sur notre minorité en Europe, qui se trouva alors sous l’occupation nationalsocialiste, dont un demi million des Sinti et des Roms furent victimes. Auschwitz constituait la dernière, effroyable étape du processus de privation de droits et de déshumanisation qui commença avec la prise du pouvoir par les nationaux-socialistes. Déjà Himmler, dans son décret du 8 décembre 1938, évoquait la nécessité (je cite) «de la solution finale de la question tzigane ». Le camp d’extermination Auschwitz-Birkenau fut effectivement le centre de cette politique «de solution finale ». En vertu de l’ordre d’Himmler du 16 décembre 1942, des milliers des Sinti et des Roms y furent déportés de presque tous les pays occupés d’Europe. On les humilia, on les soumit à des tortures et on les assassina bestialement. Peu sont ceux qui survécurent, ils essayaient de donner le témoignage de l’inconcevable horreur de ce lieu. Et même malgré cela, il n’y a pas de paroles qui pourraient décrire ce que nos compatriotes y subirent. Pour presque tous les membres de notre minorité, déportés à Auschwitz-Birkenau, ce fut la dernière station de l’histoire de leur persécution. Les dernières 2 900 personnes qui avaient survécu, principalement des mères avec enfants et des personnes âgées, furent assassinées dans les chambres à gaz dans la nuit du 2 au 3 août 1944. Le moment crucial de ce génocide furent les expériences médicales pratiquées par les médecins SS., tel que le docteur Mengele, sur des Sinti et des Roms et sur d’autres détenus des camps de concentration et ce que l’on appela l’extermination par le travail. Selon les paroles de Goebbels, il fallait (je cite) exterminer «en général les Juifs et les Tziganes ». La grande partie des Sinti et des Roms assassinés dans les camps de concentration ou par les commandos d’exécution SS. furent des enfants et des jeunes. Même les enfants se trouvant dans des orphelinats dont les parents furent déjà déportés dans des camps de concentration furent systématiquement arrêtés et transmis à l’appareil d’extermination. L’association de l’idéologie empreinte de haine pour l’homme et de la barbarie d’une logique froide et bureaucratique et de l’efficacité meurtrière qui se manifesta de façon la plus poignante à Auschwitz et dans d’autres usines national-socialistes de la mort ne peut, jusqu’à ce jour, être comparé à rien d’autre dans l’histoire. Les noms de ces localités laissèrent une trace indélébile dans la mémoire collective de notre minorité et marqueront la conscience de nos générations futures. Dans son allocution historique prononcée le 16 mars 1997 à l’occasion de l’inauguration de notre Centre de documentation à Heidelberg, le président d’époque de la République Fédérale d’Allemagne, Roman Herzog évoqua les dimensions de ce crime perpétré sur notre peuple, avec les paroles suivantes (je cite) : « Le génocide sur les Sinti et les Roms fut commis à cause de la même folie raciste, avec la même préméditation, avec la même volonté d’une extermination planifiée et définitive que le génocide sur les Juifs. Ils furent assassinés sur tout le territoire restant sous l’influence des nationaux-socialistes de façon systématique qui toucha les familles entières, depuis les petits enfants, jusqu’aux vieillards » (fin de citation). Un souhait vif des rescapés et des organisations internationales des Roms est que cette citation figure comme une inscription sur le monument à la mémoire des Sinti et des Roms assassinés, construit entre le Reichstag et la Porte de Brandebourg à Berlin. Le monument situé au centre de la ville, dont émana le plan du génocide, portera pour les générations futures la mémoire sur le crime inimaginable dans ses dimensions. Lors de cette journée, mon intention est de transmettre aux Alliés de l’époque les paroles de nos remerciements et de notre reconnaissance pour ceux qui, au prix de nombreuses victimes, libérèrent l’Allemagne et l’Europe de la dictature national-socialiste. Je m’adresse aux chefs des Etats présents ici et aux représentants politiques pour qu’ils transmettent aux soldats alliés de ce temps l’expression de notre profonde reconnaissance. C’est à leur sacrifice que nous devons le fait qu’au moins une partie de prisonniers des camps de concentration aient pu être libérés et aient pu éviter la mort certaine. Mesdames et Messieurs, Le camp de concentration d’Auschwitz n’est pas seulement un lieu de mémoire, mais il est aussi un lieu d’avertissement face aux crimes actuels contre l’humanité. Auschwitz est la conscience des valeurs communes des Etats démocratiques. On a raison de montrer sur l’arène internationale les menaces résultant de l’antisémitisme croissant. Mais la recrudescence de la violence pour des raisons racistes à l’égard des Sinti et des Roms, la plus grande minorité en Europe, n’attire pas l’attention indispensable des milieux politiques et de l’opinion publique. C’est pourquoi je lance un appel, en ce lieu, aux représentants de gouvernements de s’opposer avec la même détermination aux actes de racisme dirigés contre les Sinti et les Roms. La vision de la maison européenne ne peut devenir réalité que si les Etats de l’Europe perçoivent les minorités nationales des Sinti et des Roms comme faisant partie de leurs sociétés et de leur propre histoire. Je vous remercie. 194 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Chirac: «Votre souvenir, celui de ce “monde qui fut“, est pour la France plus qu'une douleur.» Le discours du chef de l'Etat, jeudi, lors de l'inauguration de la nouvelle exposition du pavillon d'Auschwitz. jeudi 27 janvier 2005, Liberation Monsieur le Président du Sénat, Madame et Messieurs les Ministres, Messieurs les Représentants des autorités religieuses, Monsieur le Directeur du Musée-Mémorial d'Auschwitz-Birkenau, Madame la Présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, Chère Simone Veil, Madame la Présidente de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, Monsieur le Président de l'Union des Déportés d'Auschwitz, Mesdames et Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, Quand, le 27 janvier 1945, voici 60 ans, les soldats de l'Armée Rouge pénètrent à Auschwitz et Birkenau, que reste-t-il de ces millions d'hommes, de femmes et d'enfants, de ces millions de vies brisées par la Shoah ? Que reste-t-il de ces familles, de ces destinées, de cette humanité anéanties dans la nuit des camps ? Par notre présence ce matin, par cette exposition, par la cérémonie internationale de cet après-midi, nous attestons qu'il reste la mémoire de chacune de ces vies dignes du plus profond des respects. Le souvenir de leur humanité qui nous hante. Le témoignage de leur existence martyrisée qui nous oblige. 60 ans après, Auschwitz et Birkenau demeurent, dans l'histoire des hommes, comme une immense et terrible déchirure. Ici, des abîmes inconnus se sont révélés. La folie criminelle nazie est venue mettre en question l'essence même de l'humanité. Ici, un appareil d'Etat a conduit une entreprise d'extermination, scientifique, systématique et méthodique, qui ne souffre aucune comparaison. Extermination de tout un peuple, sur tout un continent. Le mal s'est incarné en ces lieux, déchirant nos cœurs et brûlant nos consciences pour l'éternité. Aujourd'hui, dans le silence et l'émotion, nous sommes venus nous recueillir et nous incliner devant toutes les victimes des camps de la mort. Au-delà des mots toujours trop faibles, nous sommes venus exprimer devant l'Histoire notre volonté. Volonté de témoigner, volonté de transmettre. Volonté d'honorer. Et volonté d'agir. Témoigner est une exigence pour toutes celles et tous ceux qui ont survécu à l'indicible. C'est cette exigence qui vous amène ici ce matin. Et nous mesurons le prix de votre présence et le courage avec lequel vous êtes venus combattre le temps qui fuit et qui efface. Grâce à vous, les jeunes générations entendent la voix de la vérité. Vous obligez les hommes à penser l'impensable. Vous transmettez le flambeau de la mémoire. Merci à vous en particulier, Chère Simone Veil. Merci à vous, Cher Henry Bulawko. A travers vous, c'est à tous les témoins de l'inimaginable que je veux dire notre admiration et la reconnaissance de la France. Je veux aussi exprimer ma gratitude aux nombreuses et éminentes personnalités qui ont œuvré à la conception et à la réalisation de la nouvelle exposition du Pavillon français. Merci de vous être tant donnés pour cette contribution essentielle au service de la vérité. Merci également aux autorités polonaises dont le concours aura permis le bon aboutissement de cette indispensable œuvre de mémoire. Pour traduire la réalité de la déportation, vous avez choisi de montrer la Tragédie au travers de destinées individuelles. Dans ce "block 20", lieu du sinistre hôpital du camp, vous avez retenu des vies qui, pour être singulières, n'en sont que plus représentatives. Avec la figure emblématique de Pierre Masse, voici que surgissent ces juifs "fous de la République". Lorrain, avocat, combattant de la Grande Guerre, parlementaire, ministre, il écrit, avant de mourir gazé à son arrivée : "je finirai en soldat de la France et du droit que j'ai toujours été". Avec Georgy Halpern, c'est le drame insupportable des enfants. Fuyant l'Autriche, ses parents croient trouver refuge en France. Dans la maison d'Izieu, il est arrêté. Georgy meurt gazé à son arrivée à Auschwitz le 18 avril 1944. Il a 9 ans. Avec Jean Lemberger s'incarne cette génération de militants pour qui le parti communiste fut plus qu'un engagement, ce fut le choix d'une vie. Juif originaire de Pologne, il est arrêté à Paris en 1941, un an avant la terrible rafle du Vel-d'Hiv. Libéré, repris par des policiers français pour ses activités résistantes, déporté à Auschwitz puis Flossembürg, il sera libéré par les Américains. Avec Charlotte Delbo et les femmes du convoi du 24 janvier 1943, ce sont les militantes et les patriotes. Elles entrent dans Auschwitz en chantant La Marseillaise… De ces 230 héroïnes, seules 49 survivront. Enfin, Sarah et Hersch Beznos, avec leurs enfants et leurs petits-enfants : une famille décimée, parmi tant et tant d'autres. Ils font partie du convoi n° 49 du 2 mars 1943 où se trouvent plusieurs vieillards de plus de 90 ans… Leur destin, pour le seul fait d'être juifs, c'est l'extermination, la Shoah, ce crime absolu contre l'humanité. Honorer leur mémoire, honorer la mémoire de tous les déportés morts tragiquement dans cette enceinte de souffrance et d'extermination : tel est le devoir des peuples qui refusent qu'à la trahison des valeurs de l'homme s'ajoute l'outrage de l'oubli. Juifs dont l'installation en France se perd dans la nuit des temps ; Juifs d'Europe centrale, orientale et balkanique, venus chercher asile dans la patrie des droits de l'Homme ; Juifs devenus Français de cœur, d'esprit et de langue grâce à l'Alliance Israélite Universelle, dont je salue ici le Président, mon ami le Professeur Ady STEG qui connaît le respect que je lui porte. Juifs de tous âges, de toutes conditions, de toutes origines, qui ont tant apporté à notre pays, à notre culture, à 195 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. notre civilisation, happés par la folie criminelle des nazis : vos enfants, vos familles, vos compatriotes se souviennent de vous. Votre souvenir, celui de ce "monde qui fut", est pour la France plus qu'une douleur. Il est la conscience d'une faute. Il est une exigence de responsabilité. Résistants, militants politiques et syndicaux, patriotes, condamnés parce qu'animés d'une certaine idée de l'homme, de la Nation, de la société, de la France, votre patrie, déportés pour avoir refusé la soumission et la compromission : vous êtes pour toujours dans nos cœurs. Merci à tous ceux qui ont rendu à chacun son nom. Ce nom qui est la seule tombe que l'histoire peut offrir à ces hommes, à ces femmes, à ces enfants. L'exposition, que je viens de découvrir avec une profonde émotion, exprime l'universalité de chacun de ces destins auxquels je veux rendre l'hommage de la Nation. En nous souvenant de tous et de chacun, nous leur rendons justice. Nous avons raison de leurs bourreaux qui leur promettaient l'oubli. Se souvenir, c'est être là. Mais c'est aussi agir. Agir, ce fut le choix, hier, de ces milliers de Justes, ces Françaises et ces Français, de toutes conditions, de toutes convictions, qui défièrent tous les dangers pour rester fidèles aux valeurs universelles qui font la grandeur de notre pays. Pour dire non quand il était encore temps. Les Justes demeurent comme un exemple, pour nous tous et pour notre jeunesse, un exemple de cet engagement, de cette morale individuelle, de cette fraternité qui seuls font la force et l'exemplarité des peuples. Agir, aujourd'hui et demain, c'est construire une société dans laquelle cette entreprise, monstrueuse et criminelle, sera simplement impensable. Nous le faisons, en France, en maintenant fermement l'exigence de mémoire, qui est une exigence de vérité et de responsabilité. C'est dans cet esprit que notre pays a reconnu en 1995 ce que fut la réalité de son histoire. Ce que furent ses responsabilités. C'est dans cet esprit que nos professeurs ont le devoir et la mission de transmettre et de transmettre encore aux jeunes toute la vérité sur ces années. De leur rappeler notre histoire pour que jamais ne s'efface le souvenir. De leur faire partager les valeurs de tolérance et de respect de la dignité humaine. C'est dans cet esprit que nous opposons implacablement la rigueur de la loi à ceux qui prétendent nier l'horreur de ce qui s'est passé. Nier la réalité de la déportation. Nier la réalité des chambres à gaz et des crématoires. Nier la réalité de la Shoah. Nous combattons résolument toutes les résurgences de l'inacceptable. Nous agissons aussi, sur notre continent, par notre engagement déterminé à construire une Europe rassemblée dans la paix, la liberté et la démocratie. Une Europe forte et fière des principes humanistes qui unissent ses membres, consciente de toutes les tragédies qui ont ponctué sa longue histoire. Une Europe qui tarisse à leur source la haine, l'intolérance et le fanatisme. Ici, plus qu'ailleurs, dans ce haut lieu du souvenir, nous mesurons combien l'Europe est d'abord une mémoire partagée. Nous agissons, dans le monde, par notre engagement résolu en faveur de la paix, de la défense des droits de l'homme et de la justice. C'est pour cela que la France s'est mobilisée en faveur de l'adoption de la Convention de Rome en 1998 et qu'elle continuera à soutenir le principe et l'action d'une justice pénale internationale permanente. Il est des ingérences légitimes. Nulle part le crime contre l'humanité ne doit trouver refuge ou répit. La France assumera toujours ses responsabilités, sur son sol et au sein de la communauté internationale, pour empêcher ces retours vers les ténèbres de l'histoire. Mesdames, Messieurs, je pense en particulier aux jeunes de Longjumeau qui nous ont accompagnés aujourd'ui. Saurons-nous rester fidèles à la mémoire des victimes de la Shoah ? Saurons-nous transmettre aux générations futures, dans sa terrible vérité, l'héritage si douloureux du siècle écoulé ? Saurons-nous tirer les leçons de l'histoire pour bâtir une société du respect, du dialogue et de la tolérance ? Pour répondre à ces questions, écoutons celles que nous pose, avec tous ses compagnons de souffrance, Charlotte Delbo : "O vous qui savez saviez-vous que la faim fait briller les yeux que la soif les ternit O vous qui savez saviez-vous qu'on peut voir sa mère morte et rester sans larmes O vous qui savez saviez-vous que le matin on veut mourir que le soir on a peur… saviez-vous que la souffrance n'a pas de limite l'horreur pas de frontière Le saviez-vous Vous qui savez" Mesdames, Messieurs, Oui nous savons et nous n'oublierons jamais. Nous ne renoncerons jamais à notre idée de l'homme et de sa dignité. Conscients de tout ce que ces lieux recèlent d'irréparable, nous repartirons, ce soir, plus déterminés et plus forts, pour bâtir un avenir de tolérance, de justice et de paix. 196 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Résolution du Parlement européen sur le souvenir de l'Holocauste, l'antisémitisme et le racisme, Jeudi 27 janvier 2005 Le Parlement européen , — vu les articles 2, 6, 7 et 29 du traité sur l'Union européenne et l'article 13 du traité CE, qui font obligation aux États membres d'observer les normes les plus rigoureuses en matière de droits de l'homme et de non-discrimination, ainsi que la Charte européenne des droits fondamentaux, — vu ses résolutions antérieures sur le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme des 27 octobre 1994(1) , 27 avril 1995(2) , 26 octobre 1995(3) , 30 janvier 1997(4) et 16 mars 2000(5) , le rapport de 1990 de sa commission d'enquête sur le racisme et la xénophobie et sa déclaration écrite du 7 juillet 2000 sur le souvenir de l'Holocauste(6) , — vu le règlement (CE) n° 1035/97 du Conseil du 2 juin 1997 portant création d'un Observatoire européen des phénomènes racistes et xénophobes(7) et les différents rapports de l'Observatoire sur le racisme dans l'UE, notamment ceux intitulés "Manifestations de l'antisémitisme dans l'UE 2002–2003" et "Perceptions de l'antisémitisme dans l'Union européenne", tous deux publiés en mars 2004, — vu la déclaration de Berlin adoptée lors de la deuxième conférence de l'OSCE sur l'antisémitisme, tenue à Berlin les 28 et 29 avril 2004, et la récente nomination, par l'OSCE, du représentant personnel pour la lutte contre l'antisémitisme, — vu la déclaration adoptée à l'issue du "Forum international de Stockholm sur l'Holocauste", organisé à Stockholm du 26 au 28 juin 2000, qui demandait le renforcement de l'enseignement de l'histoire de l'Holocauste, — vu la proclamation du 27 janvier 2005 comme Journée de commémoration de l'Holocauste dans plusieurs États membres de l'UE, — vu l'article 108, paragraphe 5, de son règlement, A. considérant que le 27 janvier 2005, qui marque le 60e anniversaire de la libération du camp d'extermination de l'Allemagne nazie d'Auschwitz-Birkenau, où ont été assassinés un nombre total de près d'un million et demi de Juifs, Roms, Polonais, Russes et de prisonniers de diverses nationalités ainsi que des homosexuels, constitue une occasion importante pour les citoyens européens de rappeler et de condamner l'horreur monstrueuse et la tragédie de l'Holocauste, mais aussi d'aborder la montée préoccupante de l'antisémitisme et, plus particulièrement, des incidents antisémites en Europe, ainsi que de réapprendre les enseignements plus vastes des dangers qui sont liés à la persécution de personnes fondée sur la race, l'origine ethnique, la religion, la catégorie sociale, les convictions politiques ou l'orientation sexuelle, B. considérant que l'Europe ne doit pas oublier sa propre histoire, que les camps de concentration et d'extermination construits par les nazis font partie des épisodes les plus honteux et les plus douloureux de l'histoire de notre continent; considérant que les crimes d'Auschwitz doivent rester dans la mémoire des générations futures, comme une mise en garde contre des génocides similaires, qui se nourrissent du mépris de l'autre, de la haine, de l'antisémitisme, du racisme et du totalitarisme, C. considérant que les discriminations fondées sur la religion et l'origine ethnique sont toujours pratiquées à divers niveaux, en dépit des mesures importantes adoptées par l'Union européenne en application de l'article 13 du traité CE, D. considérant que les Juifs d'Europe éprouvent un sentiment d'insécurité accru à cause de l'antisémitisme propagé sur Internet, lequel s'exprime par des profanations de synagogues, de cimetières et d'autres sites religieux, ainsi que par des attentats contre des écoles et des centres culturels juifs ou contre des Juifs en Europe, attentats qui ont fait de nombreux blessés, E. considérant que l'Holocauste a marqué durablement la conscience de l'Europe, ce qui s'explique notamment par la haine meurtrière à l'égard des Juifs et des Roms, fondée sur l'identité raciale ou religieuse, mais que cela n'empêche pas l'antisémitisme ni les préjugés raciaux ou religieux de demeurer une menace très grave pour ceux qui en sont victimes ainsi que pour les valeurs européennes et internationales de démocratie, de droits de l'homme et d'État de droit et, partant, pour la sécurité de l'Europe et du monde, F. considérant qu'il faut un dialogue permanent avec les médias au sujet de la contribution tant positive que négative que les informations qu'ils diffusent et leurs commentaires peuvent apporter à la perception et à la compréhension des problèmes religieux, ethniques et raciaux, ainsi qu'à la présentation de la vérité historique, 1. rend hommage à toutes les victimes des nazis et se déclare convaincu qu'une paix durable en Europe doit se fonder sur le souvenir de l'histoire du continent; rejette et condamne les idées révisionnistes et la négation de l'Holocauste, qui sont scandaleuses et contraires à la vérité historique, tout en se déclarant préoccupé par la montée des partis extrémistes et xénophobes et par l'accueil favorable dont leurs idées bénéficient de plus en plus dans l'opinion; 2. appelle les institutions de l'Union européenne, les États membres et tous les partis politiques démocratiques d'Europe: 197 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. — à condamner tous les actes d'intolérance et d'incitation à la haine raciale, ainsi que tous les actes de harcèlement ou de violence raciste, — à condamner tout particulièrement et sans réserve tout acte et toute manifestation d'antisémitisme, quelle qu'en soit la nature; — à condamner en particulier tous les actes de violence motivés par la haine ou l'intolérance religieuse ou raciale, y compris les agressions dirigées contre les lieux de culte, les sites religieux ou les sanctuaires appartenant à des Juifs, à des Musulmans ou à d'autres confessions, ou contre des minorités, tels les Roms; 3. demande instamment au Conseil et à la Commission ainsi qu'aux différents échelons de l'administration locale et régionale et aux gouvernements nationaux des États membres de coordonner leurs actions en matière de lutte contre l'antisémitisme et les attentats visant des groupes minoritaires, notamment les Roms et les ressortissants de pays tiers dans les États membres, afin de défendre les principes de tolérance et de non-discrimination et de promouvoir l'intégration sociale, économique et politique; 4. est convaincu que ces efforts devraient aussi comporter la promotion du dialogue et de la coopération, aux niveaux local et national, entre les différents segments de la société, en ce compris le dialogue et la coopération entre les différentes communautés culturelles, ethniques et religieuses; 5. réaffirme sa conviction selon laquelle le souvenir et l'enseignement sont des éléments essentiels des efforts entrepris pour que l'intolérance, la discrimination et le racisme appartiennent au passé et demande instamment au Conseil, à la Commission et aux États membres de renforcer la lutte contre l'antisémitisme et le racisme en encourageant, notamment parmi les jeunes, l'information sur l'histoire et les enseignements à tirer de l'Holocauste: — en favorisant le souvenir de l'Holocauste, par exemple en proclamant le 27 janvier Journée européenne de commémoration de l'Holocauste sur tout le territoire de l'UE, — en renforçant l'information sur l'Holocauste, par exemple en faisant de toutes les institutions commémorant l'Holocauste, en particulier le musée d'Auschwitz-Birkenau (Państwowe Muzeum Auschwitz-Birkenau w Oświęcimiu ) et le Centre d'information sur l'Holocauste de Berlin (Stiftung Denkmal für die ermordeten Juden Europas ) des ressources européennes, en inscrivant l'information sur l'Holocauste et la citoyenneté européenne parmi les éléments de base des programmes scolaires sur tout le territoire de l'UE, et en situant la lutte actuelle contre le racisme, la xénophobie et l'antisémitisme dans le contexte de la Shoah (Holocauste); — en veillant à ce que les programmes scolaires des 25 États membres de l'UE abordent avec la plus grande rigueur historique l'enseignement de l'histoire de la Seconde guerre mondiale et en profitant de ce que le Parlement a inscrit au budget 2005 des crédits destinés à permettre aux écoles de l'UE d'adopter des tombes et des monuments de guerre; 6. se félicite de l'intention exprimée par la présidence luxembourgeoise de relancer l'examen de la proposition de décision-cadre du Conseil relative à la lutte contre le racisme et la xénophobie(8) , et demande instamment au Conseil de parvenir à un accord pour mettre hors la loi, au niveau européen, l'incitation à la haine raciale et religieuse sur tout le territoire de l'UE, tout en préservant la légitime liberté de parole; 7. invite la Commission, d'une part, à procéder à un examen de l'application de la directive 2000/43/CE relative à l'égalité raciale(9) en vue de renforcer l'action de l'Union européenne en matière de lutte contre la discrimination et, d'autre part, à organiser une grande conférence regroupant tous les acteurs concernés, en particulier les représentants politiques, les institutions publiques des niveaux national, régional et local ainsi que les ONG et les associations actives dans ce domaine; 8. charge son Président de transmettre la présente résolution au Conseil, à la Commission, ainsi qu'aux gouvernements et aux parlements des États membres et des pays candidats. (1) JO C 323 du 21.11.1994, p. 154. (2) JO C 126 du 22.5.1995, p. 75. (3) JO C 308 du 20.11.1995, p. 140. (4) JO C 55 du 24.2.1997, p. 17. (5) JO C 377 du 29.12.2000, p. 366. (6) JO C 121 du 24.4.2001, p. 503. (7) JO L 151 du 10.6.1997, p. 1. (8) JO C 75 E du 26.3.2002, p. 269. (9) JO L 180 du 19.7.2000, p. 22. 198 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. 60TH ANNIVERSARY OF THE LIBERATION OF THE AUSCHWITZ CONCENTRATION CAMP, 2005 BY THE PRESIDENT OF THE UNITED STATES OF AMERICA A PROCLAMATION At the Auschwitz concentration camp, evil found willing servants and innocent victims. For almost 5 years, Auschwitz was a factory for murder where more than a million lives were taken. It is a sobering reminder of the power of evil and the need for people to oppose evil wherever it exists. It is a reminder that when we find anti-Semitism, we must come together to fight it. In places like Auschwitz, evidence of the horror of the Holocaust has been preserved to help the world remember the past. We must never forget the cruelty of the guilty and the courage of the victims at Auschwitz and other Nazi concentration camps. During the Holocaust, evil was systematic in its implementation and deliberate in its destruction. the 60th anniversary of the liberation of Auschwitz is an opportunity to pass on the stories and lessons of the Holocaust to future generations. The history of the Holocaust demonstrates that evil is real, but hope endures. NOW, THEREFORE, I, GEORGE W. BUSH, President of the United States of America, by virtue of the authority vested in me by the Constitution and laws of the United States, do hereby proclaim January 27, 2005, as the 60th anniversary of the Liberation of the Auschwitz Concentration Camp. I call upon all Americans to observe this occasion with appropriate ceremonies and programs to honour the victims of Auschwitz and the Holocaust. May God bless the memory and their families, and may we always remember. IN WITNESS WHEREOF, I have hereunto set my hand this twenty-fifth day of January, in the year of our Lord two thousand five, and of the Independence of the United States of America the two hundred and twenty-ninth. 199 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. L’éditorial de Jean Daniel , Le Nouvel Observateur, 27 janvier 2005 Non, on n’en fait pas trop ! Nous aurons donc, le jeudi 27 janvier, entre 14 heures et 16h30, les yeux fixés sur la cérémonie du 60e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau en Pologne, près de Cracovie. Il y a eu environ 1 million de victimes dans ce camp, la plupart asphyxiées dans les chambres à gaz puis brûlées dans les fours crématoires. Mais on n’oubliera pas les 750 000 victimes de Treblinka, les 550 000 de Belzec, les 200 000 de Sobibor, les 150 000 de Chelmno et les 50 000 de Majdanek. Jacques Chirac, Vladimir Poutine, Viktor Iouchtchenko, les présidents allemand, israélien et polonais ainsi que Tony Blair, José Luis Zapatero et de nombreux autres chefs de gouvernement se seront déplacés à Auschwitz. Partout en Europe, et notamment en France, l’évocation de l’entreprise d’extermination a donné lieu à des relations historiques, à des analyses, à des commentaires d’une ampleur sans précédent. Les numéros spéciaux des journaux ont été nombreux (1) et les émissions spéciales, à la radio et à la télévision, d’une richesse et d’une dignité particulières. Nous avons eu l’occasion de voir et d’entendre sur tous les écrans, de lire dans tous les journaux des propos de Simone Veil, confirmée en la circonstance, avec Germaine Tillion, comme l’une des grandes dames du siècle. Alors revient, comme toujours, le rituel des questions, légitimes ou grincheuses. N’en a-t-on pas trop fait? Ne risque-ton pas la saturation? Va-t-on susciter chez les enfants des frondes, dans les élites des allergies? L’accent mis à ce point sur un génocide ne va-t-il pas trop relativiser les autres? Tout ce qui est trop médiatique n’est-il pas contreproductif? Soit. Je veux bien. Reste que la réponse à la question de savoir si l’on en fait trop est tout simplement: non. Non et non! On n’en fera jamais assez pour rappeler ce que l’homme est capable de faire à l’homme – et, bien sûr, à tous les hommes, pas seulement aux juifs. Pour se souvenir que les génocides se succèdent, que l’expérience n’est pas transmissible et que nous sommes tous à la merci d’une tentation de la barbarie. On n’en fait pas trop lorsqu’on montre aux enfants que l’horreur n’est pas le lot de la fiction et des dessins animés. Et lorsqu’on invite les Européens blancs, chrétiens et riches à se souvenir de la façon dont s’est comportée l’une des nations les plus civilisées de l’Histoire, l’Allemagne, pendant des siècles mère de la musique et de la philosophie. Oui, il est urgent de se rappeler que l’humanité de l’homme est une chose infiniment fragile, qu’il suffit de certaines circonstances pour la perdre et que l’on doit être en permanence en état de vigilance, car c’est finalement l’objectif le plus important du travail de mémoire. L’écrivain italien Primo Levi (1919-1987) a tout dit là-dessus. Je ne trouve nullement absurde, contrairement à Serge Moati, animateur de l’émission télévisée «Ripostes», le slogan incitateur: «Plus jamais ça!» Cela ne veut évidemment pas dire que «ça» n’existera plus, mais que «ça» ne doit plus exister. J’aime bien, d’ailleurs, que l’on complète ce slogan par un autre: «Pas nous, pas ça!» Parce que cela met à l’abri de toute tentation vindicative. Ne plus jamais être des victimes, mais aussi refuser de se mettre dans une situation qui rappellerait, si peu que ce soit, et même indirectement, celle des bourreaux. On nous dit que, le monde étant ce qu’il est, cette belle détermination ne servirait de rien et que notre devoir de mémoire se résumerait à un «rappelle-toi que tu es barbare!». Si je le suis et que je n’y puisse rien, si ma culture ne peut effacer la sauvagerie de ma nature, à quoi sert de résister? Mais il n’y a pas de «métier d’homme» possible ni de fidélité à l’humanité de l’homme sans la conviction, pour chacun, à sa place et dans son domaine, que l’on peut endiguer au moins un peu la barbarie naturelle. Simone Veil a raison d’observer avec tant d’insistance qu’une différence radicale sépare l’extermination de la persécution. Autrement dit, la volonté de donner la mort, la décision de tuer, la détermination d’ôter la vie à ceux dont on décrète qu’ils n’en sont pas dignes constituent une pulsion irréductiblement singulière: on laisse vivre les animaux, exister les choses, mais les handicapés mentaux, les Tsiganes et les juifs, dont l’existence retarderait l’avènement du règne des races supérieures, il faudrait en délivrer à jamais nos sociétés. Jean-Claude Guillebaud observe opportunément que le point commun entre Primo Levi, survivant des camps d’extermination, et Robert Antelme, survivant des camps de concentration, c’est la description de la déshumanisation et de la chosification. Que devient l’homme quand il ne fait que survivre? Quand il ne pense plus, bientôt, qu’il est un homme? Ces questions que peuvent se poser en même temps les survivants d’Auschwitz et les rescapés de Buchenwald ne sauraient, encore une fois et toujours selon Simone Veil, faire oublier l’entreprise d’extermination. Germaine Tillion est la première à en convenir, sauf à rappeler que l’on a aussi exterminé, à Ravensbrück, des femmes non juives – comme sa sœur et sa mère. Le débat sur le caractère unique du génocide, sur cette singularité observée et bientôt sacralisée qui a conduit à lui donner le nom spécial de Shoah – l’«anéantissement» en hébreu –, est terriblement et infiniment délicat. Est-ce la barbarie et le nombre des victimes qui caractérisent l’unicité du génocide nazi? En aucun cas. Il y a eu d’autres monstruosités collectives auparavant. Il y en a eu ensuite. Il y en aura plus tard. Est-ce le fait que les victimes en sont presque exclusivement des juifs? Ce «presque» devrait s’opposer à une réponse positive. Est-ce alors le lien que l’on a pu faire entre la Shoah et la création de l’Etat d’Israël? Nombreux sont les commentateurs juifs qui refusent aujourd’hui cette interprétation. Ils s’indignent à l’idée que la « solution finale » pourrait être une sanction rédemptrice pour ramener les juifs survivants au respect de l’Alliance conclue par Dieu avec son peuple. C’est ce que pensait le grand poète Paul Claudel. Pour Ben Gourion lorsqu’il apprend, en 1942, le massacre des juifs, il se dit que les survivants seront contraints de l’aider à construire Israël. On s’est trop lentement rendu compte que ce genre d’interprétation du génocide faisait du peuple juif un peuple à la fois élu et maudit, toujours à la merci de sanctions chaque fois plus effrayantes et qui relèveraient à la fois du Diable et de Dieu. Alors on s’est mis à réinscrire la Shoah dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, plutôt que de s’attarder sur 200 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. l’éternelle persécution des juifs, on met l’accent sur l’irruption, dans une nation civilisée, d’une démence meurtrière et planifiée dont l’exécution, avec des moyens modernes, a eu pour but d’éliminer du royaume des vivants tous les individus d’un peuple. Et cela, on ne l’a vu ensuite ni à Hiroshima, ni au Cambodge, ni au Rwanda. La preuve qu’il s’agit bien d’une rupture civilisationnelle, c’est que l’on ne s’est pas demandé, après le génocide des Khmers et après celui des Tutsis, si l’on pouvait encore vivre, écrire des poèmes, composer des symphonies. Jaspers et Camus, seuls dénonciateurs des bombardements nucléaires sur le Japon, ne se sont pas demandé s’il était décent de philosopher ou d’être heureux après Hiroshima. Or ces questions ont été posées après Auschwitz. Quelque chose s’est passé dans la conscience occidentale qui dépassait de beaucoup le problème juif. Les Occidentaux se sont mis à avoir peur d’eux-mêmes et de leur passé, et ils ont eu raison. Un fait, hélas, limite gravement le progrès de cette prise de conscience générale: aucun chef d’Etat arabe ou musulman n’a annoncé sa présence à Auschwitz ce jeudi. Et aujourd’hui le touriste le plus amoureux des pays arabes peut découvrir avec saisissement, sur le torse d’un jeune Libanais assis dans un café de Beyrouth, un teeshirt arborant une immense croix gammée. Et devant la mosquée des Omeyyades, à Damas, il se verra offrir la traduction en arabe des plus beaux échantillons des pamphlets négationnistes. Récemment, on pouvait trouver dans les chambres d’hôtel, à Riyad et à Assouan, les fameux «Protocoles des sages de Sion». Cette façon-là de se solidariser avec la cause palestinienne n’est certes pas partagée par tous les leaders palestiniens et moins encore par tous les intellectuels arabes. Mais on peut redouter qu’au point où en est arrivée la haine l’antisémitisme puisse survivre à l’antisionisme, même dans le cas où une trêve entre Israéliens et Palestiniens aurait fait reculer le second. Il n’avait pas échappé au grand essayiste palestinien Edward Said que l’on ne pouvait comprendre ni les juifs ni les Occidentaux sans avoir pris connaissance avec empathie des causes et des répercussions de la Shoah dans l’âme allemande, européenne, chrétienne et juive. C’est comme si, disait-il en substance, on prétendait nous comprendre, nous autres Arabes, en ignorant les blessures faites à notre inconscient par l’Occident colonisateur. Je pensais avec consternation aux effets possibles, dans nos communautés, de cette terrible séparation entre l’inconscient arabo-musulman et judéo-occidental. Et puis le hasard d’une émission de Patrick Poivre d’Arvor sur les livres m’a fait écouter Mohamed Aissaoui, un critique littéraire franco-arabe, parlant avec sensibilité de ces témoignages écrits par des victimes de la Shoah avant leur disparition… Ses accents discrets et fraternels m’ont donné à espérer. (1) En particulier, après notre hors-série «la Mémoire de la Shoah», paru en décembre 2003, le dossier «Auschwitz, l’histoire vraie du crime absolu», dans «le Nouvel Observateur» du 13 janvier 2005. Jean Daniel 201 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005. Le cauchemar sans fin, par Robert Solé La chronique du médiateur, LE MONDE | 29.01.05 | Nul ne pourra accuser Le Monde d'avoir négligé le 60e anniversaire de la libération du camp d'Auschwitz. Cette commémoration a occupé beaucoup de place dans le journal et ses suppléments, avec des dizaines d'articles, des chroniques, des portraits, des interviews, des points de vue, des photos, des dessins. .. Trop ? C'est l'avis de plusieurs lecteurs, dont Jeanne Ferré (Paris) : "Dans le numéro du 25 janvier, vous titrez Äuschwitz, 60 ans après : le monde refuse d'oublier". Le monde ne risque guère d'oublier, vu, sur ce sujet, le raz de marée commémoratif auquel nous assistons ! Le cinquantenaire de la libération des camps d'extermination avait été célébré avec éclat. Depuis 1995, la mobilisation n'a pas diminué : films, documentaires, témoignages, essais, livres, procès exemplaires, musées, mémorial, etc. Et voilà que le 60e anniversaire donne lieu à un déferlement sans précédent. On est passé du devoir de mémoire au devoir de ressassement. Or le ressassement provoque la lassitude, puis l'indifférence sinon l'irritation." La presse est le reflet de la société. Les raisons pour lesquelles l'Europe s'est davantage mobilisée en 2005 qu'en 1995 ont été bien expliquées dans Le Monde. D'une part, les survivants des atrocités nazies sont de moins en moins nombreux, et il apparaissait urgent de leur donner la parole. D'autre part, l'Europe est plus apte qu'il y a dix ans - politiquement et psychologiquement - à commémorer la fin de ce cauchemar. "En 1995, la commémoration était en rivalité avec le délabrement de l'empire soviétique, souligne Alain Frachon, directeur adjoint de la rédaction. Aujourd'hui, c'est tout le contraire : l'Europe élargie, extrêmement diverse, a besoin de se forger une identité. Et le caractère effroyable et singulier d'Auschwitz cristallise en quelque sorte cette identité." Les médias français ont consacré plus de place à cet événement que leurs homologues britannique, par exemple. Là aussi, c'est le reflet de la situation du pays. La France a officiellement reconnu sa propre responsabilité dans la déportation de juifs durant l'occupation allemande. Récemment, une série d'actes antijuifs, liés à la dégradation du conflit israélo-palestinien, ont rendu les Français plus attentifs et plus sensibles à toute forme d'antisémitisme. Mais ne fuyons pas la question de notre lectrice : Le Monde a effectivement consacré une place considérable à la commémoration. Et la dispersion en de multiples pages de cette masse de textes, souvent passionnants, a accentué chez certains lecteurs un sentiment d'accablement. Une première manchette, dans le numéro du 25 janvier, a été suivie d'une deuxième, le 26 janvier, puis d'une troisième, le 28. Il y en avait sans doute une de trop. Le dossier très instructif sur l'enseignement de la Shoah n'exigeait pas nécessairement d'être présenté en manchette, alors que ce jour-là deux informations économiques peu banales étaient rendues publiques : la réduction inattendue du déficit de l'Etat et le nombre record de créations d'entreprises en 2004. CE n'est pas la quantité, mais "la qualité" qui donne à un lecteur de Nantes, Luc Douillard, "un sentiment de malaise". S'il estime "parfaitement indiscutable le caractère unique de la Shoah", il ne voit pas pourquoi les projecteurs seraient tournés uniquement vers les juifs massacrés dans les camps. Ecoutons-le : "Lorsque les tragédies des années 1930 et 1940 semblent se résumer soixante ans plus tard à un face-à-face exclusif entre juifs et nazis ou "aryens", je me dis que Hitler ne serait pas si mécontent de ce bilan mémorial. (...) Lorsqu'on arrive à nous faire oublier, comme un tabou contemporain, le nombre exceptionnel et admirable de juifs résidant en France en 1940 qui ont pu échapper finalement à la déportation, grâce aux humbles gestes de solidarité élémentaire accomplis par d'innombrables Justes anonymes, je me demande quelle compréhension historique nous voulons offrir aux jeunes générations, et si nous ne devenons pas, malgré nous, des professeurs de désespoir. Lorsque est esquivé méthodiquement le long supplice de dizaines de milliers de héros de la Résistance, je me demande qui aurait intérêt aujourd'hui à mettre en concurrence la souffrance des uns et des autres..." Le docteur Jean-Louis Roy, de Dijon, l'écrit à sa manière : "Dans l'opinion, les victimes juives ont peu à peu accaparé la déportation et le génocide, grâce à un activisme permanent. (...) Où sont passées les autres victimes ? Nous ne chercherons pas à les comptabiliser : opposants politiques au nazisme, "terroristes", simples suspects ou criminels de droit commun, tziganes, Noirs, homosexuels, parmi les plus connus, tous ont été considérés comme des sous-hommes promis à l'élimination." Le docteur Roy précise qu'il avait 14 ans quand les premières photos des camps ont été publiées. "A mon effarement devant la barbarie extrême s'ajoutait, à mon âge encore préservé de toute idéologie, mon ignorance de ce qu'était un juif, et de ce que c'était qu'être juif. Pour moi, le crime était global et indifférencié. J'ai appris ensuite combien le peuple juif avait souffert, et j'ai endossé sans réticence notre culpabilité générale due à notre laxisme vis-à-vis de l'antisémitisme." Aujourd'hui, ce lecteur dijonnais estime dangereux d'"assimiler le nazisme à un antisémitisme exclusif". Notre lectrice parisienne citée plus haut ne dit pas autre chose. Pour Mme Ferré, Le Monde participe à une "excessive sacralisation de la Shoah". Et celle-ci "a pour envers, comme toute sacralisation, la tentation de la profanation". Notre lectrice parisienne prend pour exemple ces lycéens qui ont eu des comportements indignes lors d'une visite du camp d'Auschwitz. "Tout cela n'est-il pas contreproductif ?" demande-t-elle. Sylvain Cypel, rédacteur en chef, responsable des pages Débats du Monde, répond ceci : 1.La Shoah est unique dans ses modalités industrielles d'extermination, mais elle n'est pas la seule entreprise de destruction d'un peuple dans l'histoire. Pour nous, Européens, elle est la plus proche, dans le temps et dans l'espace. Elle nous touche naturellement plus que tout autre génocide. 2.D'autres populations, victimes d'autres crimes massifs contre l'humanité (dus à l'esclavagisme ou au colonialisme, par exemple), sont en droit d'attendre que l'on tienne mieux compte de leur propre passé de souffrances. 3. Le fait de beaucoup parler de l'extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale n'alimente pas l'antisémitisme, qui n'en a pas besoin, mais qui utilise cet argument pour se légitimer. A-t-on trop parlé ces jours-ci d'Auschwitz ? S'est-on trop focalisé sur la Shoah ? Ces questions de nos lecteurs sont recevables. Tout dépend comment, et dans quel esprit, elles sont posées. Sachant qu'il en est une autre, plus essentielle, que pose Guy Aurenche (Paris) : "Le souvenir de l'inhumanité d'hier deviendra-t-il souffle d'humanité pour demain ?" Si "l'effroi de nos regards face aux atrocités d'hier" ne se double pas chaque jour d'un acte de foi en la dignité humaine, "nous tuons à nouveau les victimes". 202 A. Léonard, coordinateur de l’équipe d’Histoire-Géographie du Lycée Français de Varsovie. Janvier 2005.