Usage du théâtre dans l`action sociale des caisses de retraites
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Usage du théâtre dans l`action sociale des caisses de retraites
Usage du théâtre dans l’action sociale des caisses de retraites complémentaires Aurélie DAMAMME Pierre LÉNEL Rapport d’étude En partenariat avec Juillet 2011 Enquête au sein du groupe Humanis - périmètre Aprionis Depuis au moins deux ans, les services d’action sociale des caisses de retraite complémentaire du groupe Humanis recourent de plus en plus fréquemment aux pièces de théâtre. Ce mouvement concerne plus largement toutes les caisses de retraite complémentaires et le champ de l’action sociale en général. Quelle peut être la signification d’un recours à ce type de support pour aborder des sujets « sensibles » ? Quel rapport au public cela instaure-t-il ? Quelle place cela occupe-t-il dans les activités des services d’action sociale ? Réfléchir aux usages du théâtre dans l’action sociale invite à un parcours qui pense d’emblée les relations entre les trois protagonistes que sont les compagnies de théâtre, les équipes d’action sociale et le public (Chavon-Demersay, 1999). La réception du public telle qu’elle peut s’exprimer dans des réunions de restitution ne prend ainsi son sens qu’en tant qu’elle s’inscrit dans un dispositif plus large, celui de l’action sociale dans les caisses de retraite complémentaire. Les relations qu’entretiennent les compagnies à ce type spécifique d’action seront envisagées dans le contexte culturel, mais aussi social et économique du champ du théâtre. La réception du théâtre est alors envisagée non seulement comme l’expression d’allocataires plus ou moins concernés par une thématique proposée mais également comme étant conditionnée par un ensemble de relations qui peuvent se nouer en amont comme en aval avec les services d’action sociale. C’est dans cette perspective que la préparation de ces journées de représentation théâtrale par les équipes a suscité également notre intérêt. Notre enquête a ainsi fait se rencontrer plusieurs temporalités : celle de la représentation théâtrale, moment de cristallisation des relations entre les trois protagonistes, mais aussi celle du processus de création théâtrale, qui peut ou non faire intervenir les équipes d’action sociale, et enfin celle des équipes d’action sociale qui ont à leur disposition des supports variés qu’ils doivent pouvoir articuler les uns avec les autres. Si toutes les thématiques abordées dans les différentes pièces de théâtre, de la question du surendettement à celle de l’ « aide aux aidants » relèvent de sujets ayant trait aux difficultés que peuvent rencontrer un certain nombre d’allocataires au cours de leur vie, elles posent donc aussi clairement la question de la place des services d’action sociale dans des activités de sensibilisation voire d’accompagnement des personnes concernées directement par ces difficultés. Nous entrons de plain-pied dans le domaine du care, en tant qu’il est vu comme disposition de souci pour autrui mais aussi comme activité d’aide au sens pratique du terme (Tronto, 2009). Cela permet d’envisager la question de la réception de ces pièces de théâtre dans une perspective large, mettant en jeu non seulement la traduction de thématiques du care sur la scène du théâtre mais également les conditions d’accompagnement du public de la pièce. Notre rapport sera structuré autour de deux grands axes : 1) Les conditions de rencontre entre des compagnies de théâtre et des équipes d’action sociale 2) Les modes d’expression du public des allocataires dans le dispositif d’action sociale Cette recherche n’a donc été possible que grâce au travail et à la disponibilité des équipes d’action sociale des régions Ouest, Ile de France, Nord et Est, qui ont organisé avec nous les rencontres avec le public des allocataires, qu’elles en soient ici chaleureusement remerciées. PLAN GENERAL Première partie : UNE OFFRE THEATRALE ADAPTEE AU SOCIAL 1. A l’origine du théâtre forum : le Théâtre de l’opprimé……………………………………………..P. 5 2. Du Théâtre de l’opprimé au théâtre d’intervention sociale : vers une dépolitisation ?........................................................................................................P. 9 3. Le débat théâtral : une praxis pour les théories du care ?.........................................P. 16 Deuxième partie : EXPRESSION DU PUBLIC ET CONDITIONS DE RECEPTION - Encadré présentation des différentes pièces ……………………………...P. 23 - Encadré conditions d’enquête réception du public ………………………P. 26 1. Une pluralité de réactions au théâtre d’intervention sociale…………………………………….P. 27 2. Le dispositif « caring » à l’égard du public.……………………………………….…………………..P.34 Conclusion…………………………………………………………………………………..……………………………….P.39 Bibliographie indicative……………………………………………………………….…………………………………P.41 Première partie : UNE OFFRE THEATRALE ADAPTEE AU SOCIAL Les formes de théâtre pratiquées par les compagnies de théâtre rencontrées au cours de l’enquête nous conduisent à nous interroger sur les liens entre théâtre et intervention sociale. L’influence du théâtre de l’opprimé sur ce secteur apparaît clairement pour un type de théâtre particulièrement présent dans le champ de l’intervention sociale, celui du débat théâtral. Plus largement, elle engage la réflexion sur le rapport entre théâtre et « réalité sociale ». 1. A l’origine du théâtre forum : le Théâtre de l’opprimé Origines du Théâtre de l’opprimé Le Théâtre de l’opprimé est à l’origine une réponse « esthétique et politique »1 à la répression qui s’exerçait sur le continent latino-américain au cours des années 70. Cette forme de théâtre est née de tournées effectuées au Brésil par Augusto Boal et ses comédiens : des comédiens professionnels montaient des « spectacles politiques », « engagés », cherchant à faire comprendre aux « masses » populaires la logique de la domination et de l’oppression dont ils étaient l’objet. Ces spectacles de « conscientisation » politique avaient un véritable objectif d’éducation du peuple de manière à l’appeler à résister. C’est peu à peu, au contact des populations très souvent paysannes que la forme « théâtre de l’opprimé » s’est construite. Une seule anecdote peut faire comprendre les débuts de ce qui n’était pas encore à l’époque la méthode du théâtre de l’opprimé : lors d’une tournée qui proposait un spectacle pour engager les paysans à défendre leurs terres, la mise en scène s’achevait par un final grandiose où les comédiens brandissaient des fusils de bois en disant : « nous sommes prêts à verser notre sang pour défendre notre terre ». La puissance et la justesse de la mise en scène étaient telles que le public fut vite convaincu et enthousiaste. A la fin de la représentation les paysans-spectateurs s’approchent des comédiens et d’A. Boal : « oui vous avez raison, nous allons prendre des armes et défendre ensemble les terres ». S’en suivit une grande perturbation des comédiens et d’A. Boal qui prirent conscience du fait qu’ils ne pouvaient ainsi « tromper » leurs publics et les engager à faire ce qu’eux ne pouvaient pas faire. C’est le début de ce qui allait devenir le Théâtre de l’opprimé : on ne propose plus des solutions, on ne donne plus des conseils mais on présente une situation d’oppression construite pour et par une population précise afin de provoquer la mise en débat avec celle-ci. C’est ainsi que le Théâtre de l’opprimé est devenu une démarche de jeux et de techniques qui aident les citoyens à comprendre et à analyser les situations sociales, institutionnelles et politiques 1 Boal, 1997, page 17. Voir également : Boal, 1996. que nous connaissons aujourd’hui. Depuis l’époque de son invention, le Théâtre de l’opprimé a quitté le Brésil et l’espace spécifique du continent latino-américain. Il s’est développé dans de nombreuses régions du monde, notamment en Europe et en Asie. De moyen de lutte contre l’oppression dans un régime dictatorial, il est devenu un théâtre « populaire » qui permet de travailler les logiques institutionnelles et politiques à l’œuvre dans les régimes démocratiques. Méthodes et techniques du théâtre-forum Des séquences théâtrales, renouant avec les formes traditionnelles du théâtre populaire (saynètes, théâtre forain, faces et sketches), plus que des spectacles au sens convenu du terme, racontent des histoires « vraies » construites collectivement par le croisement des rencontres préalables avec ceux qui les vivent et ceux qui ont demandé à la compagnie d’intervenir (syndicats, salariés précaires, cadres, immigrés, groupes de femmes, adolescentes, délégations régionales de ministères…). Les scènes disent les situations, en dévoilent les enjeux en présentant les situations sur le mode opprimé/oppresseur : ce qui est en jeu est bien la recherche des logiques politiques. Point de psychologie, ni de visée thérapeutique ou de soin dans la construction ou l’intention des scènes. Si au départ, les scènes s’inspirent d’histoires personnelles très concrètes et ordinaires, c’est pour mieux dénoncer au regard de cet ordinaire vécu raconté et théâtralisé les rapports de force inégalitaires, les dominations unilatérales ainsi que les violences sociales et symboliques quotidiennement endurées par les plus opprimés au sein des institutions2. Construites rigoureusement sur l’opposition opprimé/oppresseur elles proposent au public une situation qu’il faut penser et transformer : c’est le côté forum du spectacle. Le spectacle est joué une première fois, pour que chacun du « public » en saisisse le sens et les enjeux. Puis une deuxième fois chaque scène est rejouée. Alors, le public peut venir sur scène, prendre la place du personnage avec lequel il se sent en solidarité, pour « jouer » son point de vue, un autre point de vue pour qu'ensemble soit élaborée une action transformatrice et soient testées immédiatement ses conséquences. Cette technique constitue alors un moyen pour discuter, débattre des logiques d’action et des logiques du système d’oppression. Si bien sûr le contexte contemporain, celui des démocraties occidentales, est très différent de celui du Brésil de la fin des années 60, il n’en demeure pas moins traversé par des logiques institutionnelles, des dynamiques de pouvoir qui bien souvent ne se donnent pas immédiatement à voir. Aussi, s’il n’est pas question de mettre sur le même plan 2 Les actions du théâtre de l’opprimé sont parfois rabattues par des commentateurs hâtifs sur des méthodes d’intervention psychologique, voire sur les habituels trainings utilisés par le management contemporain. Or, s’il est indéniable que des effets d’ordre psychologique peuvent émerger, notamment lorsque la compagnie travaille avec ceux qu’elle appelle des habitants (c’est-à-dire des comédiens non professionnels), la façon de raconter les histoires quotidiennes, les techniques de mise en scène utilisées éloignent très vite toute tentation d’interprétation psychologique des phénomènes étudiés. démocraties et dictatures, les oppressions ne sont pas hélas seulement dictatoriales et les régimes démocratiques n’ont pas pour autant résolu la question de la « participation » de tous les citoyens, ni celle des multiples « difficultés » que subissent leurs populations : déficit démocratique, fortes inégalités, discriminations multiples touchant certaines catégories de la population, les signes spécifiques de ce que l’on pourrait caractériser comme « oppression » ne manquent pas. Cette méthode permet de rehausser le quotidien, rabattu bien souvent sur le psychologique, au niveau du politique ou plus simplement du social, mais en tout cas au niveau d’instances qui ne renvoient pas seulement à la responsabilité de l’individu, pris, croit-il souvent, dans les méandres de sa subjectivité. Une conception spécifique de l’organisation sociale : rôle de la domination et des rapports sociaux D’un point de vue sociologique, le Théâtre de l’opprimé a pour ambition la mise au travail du rapport social. Si avec P. Zarifian on envisage le rapport social comme « ce en quoi les protagonistes du rapport se produisent et se développent de par leurs affrontements »3 le Théâtre de l’opprimé peut être considéré comme la méthode d’intervention sociale qui recherche systématiquement cette mise en jeu. C’est bien en montant sur scène, en s’affrontant aux comédiens qui improvisent en fonction de ce qui est proposé par le spectateur que les protagonistes se produisent et s’engendrent. L’affrontement entre les protagonistes est bien l’affrontement à un enjeu autour duquel se constitue et se structure le rapport. Le Théâtre de l’opprimé met en scène cet affrontement et tente de mettre au jour le rapport social. On comprend alors aisément les critiques récurrentes adressées aux mises en scène du Théâtre de l’opprimé : caricature, exagération. Pourtant, ces mises en scène ne sont que l’expression, certes typifiées, de ce dévoilement des mécanismes dits d’oppression, de façon à les rendre compréhensibles et « évidents » aux populations spectatrices. C’est bien des rapports sociaux dont il est question et non simplement des relations, fussent-elles de pouvoir, entre des groupes ou acteurs4. La visée de transformation sociale, dans un sens radical, est claire. Et puisque ce sont les rapports sociaux qui sont mis en jeu, les enjeux renvoient toujours à la « production sociale de l’existence », à la « production sociale du vivre » pour utiliser une terminologie marxienne. Il ne s’agit pas simplement de pouvoir, c’est-à-dire de mise à nu, voire de dénonciation des rapports de force ou de pouvoir, mais le Théâtre de l’opprimé vise également à ce qu’on appelle aujourd’hui l’empowerment5. Car si les protagonistes se produisent au sein du rapport social, ils sont actifs, ils 3 Zarifian, 2010. Le Théâtre de l’opprimé traite de la domination et non seulement du pouvoir. Il s’intéresse aux contraintes d’ordre structurel plus qu’aux jeux des acteurs. 5 Le concept d’empowerment, repris par la logique gestionnaire et managériale a bien à l’origine une dimension émancipatoire qui s’appuie sur la capacité à réacquérir une place dans l’espace social et qui a à voir avec l’idée de participation collective et de démocratie culturelle : la participation à la valorisation de sa propre culture par une transmission collective partagée équitablement. 4 « expriment en permanence une puissance de pensée et d’action qui s’empare de l’enjeu, qui agit au sein du champ de forces qui donne orientation et sens aux affrontements et qui produit des initiatives : l’expression de cette puissance n’est que partiellement « rationnelle ». Elle passe largement par les affects et leur possible rationalisation »6. C’est bien ce lien entre affects (émotions) et action et la manière dont elle s’exprime et se met en acte qui est le moyen de rendre possible un projet d’émancipation collective et de prise de conscience. Orientation, mise en sens, puissance de pensée, affrontements, affects, tous ces mots sont adéquats pour rendre compte de l’intervention sociale du Théâtre de l’opprimé. C’est bien autour de ce rapport aux notions de domination et de rapport social que peu à peu vont se différencier des logiques d’action théâtrale, opposant le Théâtre de l’opprimé et des formes d’intervention qui ne se reconnaissent pas nécessairement dans cette approche. Le Théâtre de l’opprimé, montrant ces affrontements s’oppose à l’intervention sociale qui n’envisage pas les rapports entre les personnes engagées dans des relations (aujourd’hui plus souvent individuelles que collectives) comme un conflit. Le postulat au fondement du Théâtre de l’opprimé est donc diamétralement opposé. Pourtant ce dernier se pense en termes d’intervention sociale, intervention sociale qui peut contribuer à changer le rapport de forces, justement en le mettant en évidence, en le rendant visible et lisible par tous. 2. Du Théâtre de l’opprimé au théâtre d’intervention sociale : vers une dépolitisation ? Les conditions de possibilité de l’outil théâtre (forum) comme outil d’action sociale Ce n’est pas le lieu dans ce rapport de théoriser les rapports entre transformations des Etatsprovidence, politiques du care et transformation de l’intervention et de l’action sociale. Simplement il nous paraît pertinent d’attirer l’attention sur ces intrications qui permettent de mieux mettre en perspective le recours à l’outil théâtral comme outil d’action sociale. Il faut dire un mot de l’individualisation des politiques sociales qui marque les dernières décennies de crise de l’Etat providence qui se fait porteur de la notion d’Etat d’investissement social et met au cœur des politiques sociales la notion d’activation7 : il s’agit d’équiper l’individu. Ce mouvement résulte de la prise de conscience de l’interprétabilité des catégories de l’action publique par ceux qui ont en charge sa mise en œuvre. Aussi de nombreux intermédiaires ont vu le jour afin de permettre une « meilleure » efficacité de ses dispositifs. 6 Zarifian, op. cit. « L’investissement social c’est donc prévenir ; renforcer et libérer les potentiels individuels et sociaux ; encourager les initiatives individuelles et collectives vers l’acquisition d’une plus grande autonomie… » in Chantal Nicole-Drancourt, Donner du sens aux réformes, de l’équation sociale fordiste à la nouvelle équation sociale : l’enjeu des réformes dans l’ordre du genre, Habilitation à Diriger des Recherches (HDR), EHESS, juin 2011. 7 Cette individualisation des actions n’est pas non plus complètement satisfaisante pour les équipes d’action sociale, qui cherchent également à mettre en place des actions collectives. Dans cette perspective, les actions de prévention prennent une place particulière dans l’histoire du recours au théâtre pour les caisses de retraite complémentaire. Le récit qu’en fait un des chargés d’action sociale et prévention est révélateur : il s’agit alors de renouer avec des formes d’action qui pourraient permettre d’aborder des questions délicates, sensibles, observées individuellement, et dont le traitement sous la forme des seules conférences n’est pas nécessairement satisfaisant. Et il est intéressant de noter que si le théâtre forum que nous avons pu voir en œuvre dans les actions Aprionis s’est éloigné de ses fondements théoriques originaux, il permet cependant de résister à la tendance contemporaine de ce qu’on appelle l’expertise sur autrui : « des intervenants sociaux désignés par les dispositifs sont ainsi placés dans le rôle de l’expert sur autrui, en position de mettre en forme un ensemble de connaissances sur les situations des personnes qui demandent une aide ou revendiquent un droit »8. Le débat théâtral permet une réflexion, un débat, une mise en scène des situations quotidiennes des personnes qui les arment dans la construction de leurs réponses aux difficultés, vulnérabilités ou handicaps. Intermédiaire du social qui ne juge pas, ne tranche pas mais permet la délibération sur les situations et les actions à mener, le débat théâtral permet de mieux affronter ensuite la confrontation avec les dispositifs sociaux et leurs intermédiaires : les situations et les actions réfléchies lors des forums, élaborées en commun font rupture avec l’individualisation des situations amenée par l’expertise sur autrui. Le débat théâtral, d’une certaine manière permet de remettre du collectif en lieu et place de l’individualisation des politiques sociales. C’est donc bien au croisement de la tradition du Théâtre de l’opprimé, des transformations des référentiels des politiques et donc de l’action sociale qu’il faut appréhender les formes contemporaines du débat théâtral mobilisé par Aprionis. La mode du recours à l’outil théâtre comme outil d’action sociale révèle sans doute autant une transformation de la conception générale de l’action sociale qu’une évolution des compagnies d’intervention qui pour un ensemble de raisons se sont plus ou moins éloignées du modèle originel. Face à cette tendance, le débat théâtral occupe sans doute une place intermédiaire. Entre l’individualisation radicale des mécanismes des aides sociales et le rêve de l’action collective, il réintroduit la relation, la réflexion commune, la dépendance au sens des théories du care comme mode de régulation possible de nos sociétés. Aussi ne faut-il sans doute pas parler trop vite de « dépolitisation » du théâtre-action. Sans doute ne dépolitise-t-il pas : il s’inscrit dans une autre conception de la mise en œuvre des politiques publiques et fait signe dans le sens d’une autre 8 Léa Lima, « L’expertise sur autrui comme nouveau mode de régulation de la protection sociale. Principes et dispositifs », working papers, RT6 Politiques sociales, protection sociale, solidarité de l’Association Française de Sociologie (AFS), n° 2010 – 1. politique, celle du care. Bien sûr, cette nouvelle politique est fragile et tout dépend de la façon dont elle peut effectivement être portée et relayée par des acteurs sociaux variés. Mais, en tout cas, le débat théâtral, s’il ne met plus en scène prioritairement le conflit (de classe, de race et ou de genre) permet de remettre du collectif dans l’élaboration des situations vécues et en cela s’oriente dans le sens d’une politique du care. Du Théâtre de l’opprimé au théâtre forum L’offre contemporaine des compagnies proposant des spectacles ou interventions adaptés au social est impressionnante. De ce point de vue Aprionis donne à voir un échantillon représentatif de la variété des formes possibles. De l’improvisation (clowns) au onewomanshow mobilisant le masque en passant par le théâtre-forum (débat théâtral) les spectacles auxquels nous avons pu assister permettent bien de tenter de caractériser l’apport spécifique de cette forme d’intervention sociale. Si ces formes sont très diverses elles peuvent cependant se situer sur un continuum, qui est celui du théâtre : quelle que soit la forme mobilisée, les émotions, l’identification, la distance, le jeu sont bien au cœur des processus observés. Le débat théâtral (Entrée de jeu) nous a donné principalement à voir des scènes du quotidien, élaborées à partir d’enquêtes effectuées par le directeur et/ou les membres des compagnies. Comme nous le verrons dans la deuxième partie, il est alors facile pour le spectateur de s’identifier aux personnages mis en scène : les relations quotidiennes, hyper réalistes constituent le cœur de ce qui est donné à voir. De plus, lors de la présentation, l’animateur explique le déroulement du spectacle : une fois la scène jouée, le spect-acteur est invité à venir sur scène pour mettre en œuvre ses idées. De ce point de vue, le théâtre forum radicalise le théâtre en ce sens qu’il pousse à l’extrême la logique de l’identification. L’animateur dit au public qu’il pourra, en montant sur scène, prendre la place du personnage qu’il a envie d’aider (avec qui il est en solidarité dirait le Théâtre de l’opprimé). Cette annonce a pour effet de mettre immédiatement le public dans une posture spécifique. Contrairement au spectateur du théâtre « classique », il sait qu’à la fin, il devra éventuellement monter sur scène. Qu’il le fasse ou pas, finalement, importe peu. Mais plus ou moins consciemment, il sait qu’il peut être amené à monter sur scène. Cette forme de théâtre fait clairement signe vers les origines grecques du théâtre : le chœur grec commente l’action qui se déroule devant lui. Le débat théâtral, d’une certaine manière, met le public en situation de chœur et, bien plus, lui demande de passer du commentaire à l’action. C’est bien donc dans une disposition particulière que le public du débat théâtral aborde alors le spectacle. Par pur effet du dispositif, avant même que le spectacle ne commence, nous avons alors une mise en jeu du « je ». Avec « Griottes et Coccinelles », spectacle qui a pour vocation d’aider les aidants, la Compagnie des oliviers propose un théâtre sociétal qui mêle jeu théâtral, musique, chansons et témoignages. De la même façon qu’Entrée de jeu, la pièce est écrite à partir de rencontres avec des familles, des bénévoles et des intervenants professionnels de la vieillesse et du grand âge. S’il n’y a pas débat théâtral à l’issue du spectacle, celui-ci est bien conçu dans la même perspective de faire réfléchir, de susciter la réflexion, en donnant à voir une autre image de la vieillesse. A l’autre bout du continuum, une mise en scène « classique » propose au public une comédienne, seule en scène, jouant tous les personnages d’une étape de sa vie (« Tout doit disparaître » de la compagnie Barouf théâtre). Point de débat ou de forum dans ce cas, mais comme nous le verrons la réception qu’en fait le public est largement comparable dans ses mécanismes. Simplement notons que cette mise en scène met l’accent sur l’institution, pose le problème général du rapport à l’institution alors que le débat théâtral, s’il met aussi en jeu l’institution, insiste sur les relations les plus quotidiennes. La prise de distance à l’égard du réalisme du débat théâtral (un seul personnage jouant tous les rôles, le recours au masque) met au centre la question du rapport entre l’individu et l’institution en mettant l’accent sur les différentes facettes des humiliations et vexations vécues au quotidien mais en ne taisant pas non plus la capacité de résistance des résidents. Au-delà des ces différences, il faut souligner que nous restons bien, dans tous les cas, dans le cadre du théâtre. Choix de l’illusion ou du réalisme, c’est bien une performance mettant en œuvre des corps, un espace de jeu qui est proposé. Les spectateurs jouent également, qu’on leur propose de monter sur scène ou non : ils sont amenés dans un espace de jeu (ludique, psychique) qui les conduit à opérer des déplacements. De ce point de vue, on voit bien que la question du politique, que nous aborderons plus loin, n’est pas forcément centrale. Prendre au sérieux le théâtre et ses effets oblige aussi à se poser autrement cette question. C’est tout l’intérêt de la mobilisation de cet outil dans le cadre de l’action sociale. Ces trois compagnies mettent également au cœur de leur travail ce qu’on peut appeler la réalité sociale. Toutes travaillent à partir d’un matériau, à bien des égards proche de celui des sociologues. Enquêtes, entretiens, observations multiples permettent de construire des spectacles réalistes au sens où ce qui est montré, même dans le cas de Barouf théâtre, renvoie directement à du vécu, à des choses vues. C’est bien d’une mise en scène du quotidien dont il s’agit. De la même manière, ces trois compagnies ont également en commun leur engagement militant. Le théâtre est le medium choisi pour transformer la société. Quelle que soit la forme privilégiée, ces comédiens et metteurs en scène sont aussi et surtout des militants qui ont fait le choix de mettre leur art au service de leurs convictions, politiques pour certains, sociales pour tous. On ne peut donc dans leur cas parler de dépolitisation, ni même d’évolution de leurs parcours en fonction d’événements externes (transformations du marché de l’emploi des intermittents, difficultés d’accès aux espaces traditionnels du spectacle vivant) : tous ont dès le début choisi de faire du théâtre social, c’est-àdire de mêler intimement la création théâtrale et l’action sociale et/ou politique. Entrée de jeu : la relation au cœur du processus, les interactions réussies de coopération Entrée de jeu défend un mode de formation des comédiens qui renvoie également au type de forum proposé. Nos entretiens avec le directeur de la compagnie et également avec les comédiens nous permettent de comprendre que c’est dans l’interaction que se construit la compétence du comédien, comme c’est dans le forum proposé que se construit la compétence du public. La compétence est le résultat d’un lien que la compagnie sait créer entre ses membres, et entre ses membres et le public. Cette conception peut renvoyer directement à une éthique du care qui est une éthique relationnelle dans laquelle les oppositions et les conflits gagnent à être éclairés par les positions de chacun dans le processus de care (Tronto, 2009). L’attention aux arguments de l’autre permet de rendre visible des dimensions qui sinon peuvent rester dissimulées dans une relation de care quotidienne. Si le fondateur d’Entrée de jeu vient du « tronc commun » du Théâtre de l’opprimé, comme la plupart des compagnies de théâtre forum en France, il a ensuite pris ses distances avec le « référent théorique qui ne lui convenait plus ». Cette prise de distance avec le noyau dur théorique du Théâtre de l’opprimé caractérise la plupart des évolutions des compagnies de théâtre forum. Même « s’il subsiste, encore aujourd’hui une forte dimension critique dans l’animation théâtrale développée par les compagnies de théâtre-action »9, la question de la dépolitisation est posée. Et c’est bien une forme de dépolitisation que la compagnie Entrée de jeu porte dans ses pratiques et ce dès les origines. Pour rendre compte de son action, le directeur de la compagnie cite de nombreux auteurs, qui sont en rupture avec la conception originaire du théâtre forum (Théâtre de l’opprimé). S’il cite encore Brecht, « ce n’est pas le Brecht politique, mais celui sur la question de la situation » : la situation, l’interaction ici et maintenant, et non plus les rapports sociaux10. Les termes (et donc les rapports) opprimé/oppresseur ne sont pas pour lui pertinents. Le but de ce type de théâtre forum est bien de « dynamiser les gens » et non de contribuer à rendre leur situation plus difficile : « oppression, c’est trop fort alors que moi je cherche une situation 9 Rachel Brahy, Le politique a-t-il déserté le théâtre-action ?, Mouvements, n° 65, printemps 2011. On voit bien le lien entre ce que vise à travailler le débat théâtral, la situation, et les nouveaux intermédiaires des politiques sociales chargés de mettre en forme les connaissances dont ils disposent sur la situation des personnes. 10 complexe, mais pas aussi lourde. Je ne veux pas renvoyer à « bon » et « méchant ». Je préfère travailler sur la complexité des situations…avec les restrictions qu’on peut avoir ». Il ajoute : « les mécanismes sont à l’œuvre à l’intérieur d’une situation. Il ne s’agit pas de travailler sur eux, mais sur la sensation ressentie dans la situation. Le mécanisme, si on le met en évidence, la situation devient la même que la mienne. On peut jouer alors en connivence ». La sortie du cadre oppresseur/opprimé permet, nous le verrons plus loin, une jonction possible entre le care (et les théories qui portent ce concept) et ces formes de théâtre forum. La responsabilité de la compagnie par rapport au public, soulignée par le directeur et ses comédiens, dans le rapport au changement, fait dans la plupart des cas appel à la responsabilité individuelle des personnages et des interventions lors du forum. Si les scènes proposées insistent bien sur l’interdépendance qui peut exister entre les personnes (dans la pièce « Points d’appui », mobilisation d’un voisin par exemple qui est au départ un inconnu), et met en jeu une lecture cherchant à articuler souci de soi/souci des autres, la dimension ou la responsabilité collective ne sont jamais abordées de front et ce à la différence d’autres compagnies comme Barouf ou la Compagnie des Oliviers qui semblent désigner des responsables potentiels, qu’il s’agisse des directions de maison de retraite qui impriment une logique managériale à ces espaces censés être pensés pour le bien-être des personnes âgées ou alors des pouvoirs publics auprès de qui la compagnie appelle à manifester pour exiger une plus grande reconnaissance de la situation des « vieux ». Dans les pièces d’Entrée de jeu, le vécu ordinaire est abordé à travers une multitude de points de vue, ce qui favorise la prise en compte des différents points de vue possibles sur une situation de vulnérabilité par exemple mais ce parti-pris conduit à ne pas interroger nécessairement (ou suffisamment ?) les formes de rapports de pouvoir qui façonnent aussi certaines de ces relations (comme cela peut être le cas dans la relation d’employeur et d’aide à domicile). Il semble que sur le surendettement, les rapports de pouvoir soient évoqués de façon un peu plus directe, notamment dans les relations avec le banquier. Néanmoins, cela peut paraître euphémisé à certains membres du public qui ont connu des situations similaires, et ramènent à l’occasion toute la dimension politico économique de cette question. On voit bien les critiques que tous ceux qui ont souhaité rester fidèles à l’esprit originaire du Théâtre de l’opprimé pourraient faire à ce type d’approche, la perspective de changement étant envisagée à un niveau plus interindividuel que sous la forme d’action collective. Néanmoins, il faut noter ce souci commun aux deux approches de rechercher les mécanismes à l’œuvre dans les situations et de mobiliser le public sur ces questions. En tout cas, pas de psychologie dans ces approches : le directeur de la compagnie précise bien qu’il « s’intéresse aux « moments et leurs hommes et pas l’inverse ». C’est la recherche des mécanismes à l’œuvre dans les situations qui prime afin de dynamiser les personnes (empowerment). La critique du quotidien ? On assiste bien à un « report de la pratique théâtrale d’animation vers le public du social », ce qui à partir d’une lecture classique du politique atteste bien d’une dépolitisation. Pourtant la dimension critique est toujours présente. Simplement loin de se référer au mouvement ouvrier ou au peuple (« jeter les bases d’une nouvelle politique du théâtre pris comme moyen d’expression, de prise de conscience et de communication des collectivités en milieu populaire », « permettre aux groupes défavorisés de se réapproprier un langage pour faire entendre leurs problèmes et leurs options communes ») cette dimension critique s’est déplacée et permet plusieurs effets. Dans un article récent, Rachel Brahy pose bien la problématique générale qui depuis la fin des années 70 traverse le théâtre-action11. Plutôt que de prendre le point de vue assez convenu finalement, de la dépolitisation, elle montre bien que bien loin d’être devenu un « simple outil au service du traitement de la question sociale », ces formes d’action permettent une dimension critique qui prend plusieurs formes. Si auparavant, « les compagnies participaient à la critique d’une culture jugée dominante, unique et bourgeoise, faisant de la culture, en général et du théâtre en particulier, un outil, un support, un espace au service d’une population ouvrière », aujourd’hui, la critique se glisse dans des interstices qui, s’ils éloignent du rapport social tel que défini plus haut, n’en ont pas moins une puissance réellement subversive et émancipatrice. Le travail de la critique s’articule autour d’une dynamique qui met en jeu « d’une part l’institution et d’autre part l’identité sociale ». « Eloignement du soi par rapport à un « cadrage institutionnel », renforcement de la « valeur de la personne humaine », elle montre bien toute la force des dispositifs de théâtre action. C’est bien le dispositif théâtral qui permet ce que ne permettrait sans doute pas tout autre forme de dispositif. Pour l’auteur, « le dispositif théâtral dans lequel s’impliquent les participants semble en effet agir directement sur leur vie », « la rupture se situe tant dans la « propulsion de soi » vers d’autres lieux que dans « l’extraction » de soi par rapport au familier », « un espace de l’entre-deux, situé « en dehors » des lieux habituels du soi et « en dedans » d’un lieu, construit et politique du « nous créateur ». Ce travail sur la valeur de la personne humaine ne nous conduit-il pas ainsi à réfléchir aux effets du théâtre (et notamment du débat théâtral) dans une perspective de care ? 11 Rachel Brahy, Le politique a-t-il déserté le théâtre-action ?, Mouvements, n°65, printemps 2011. 3. Le débat théâtral : une praxis pour les théories du care ? Le théâtre-forum, aujourd’hui dans la majorité de ses occurrences est compatible avec une approche en termes de care. Le recours initial du chargé d’action sociale de la région Nord Pas de Calais à la compagnie Entrée de jeu témoigne bien de ce souci de proposer un mode d’action qui soit à la fois « participatif et pas moralisateur » pour faire face à des difficultés vécues de façon individuelle par les allocataires. Le chargé de mission entame ainsi sa démarche de collaboration avec la compagnie de théâtre autour de la thématique du surendettement. Le chargé de mission défend à la fois une approche en termes de besoins que peuvent rencontrer un certain nombre d’allocataires et l’usage d’un type d’intervention qui ne soit pas mené au niveau individuel et à court terme, mais aussi un travail de plus longue haleine et en termes de prévention également. Ensuite, la compagnie Entrée de jeu va l’intéresser particulièrement car il est sensible à leur type de théâtre, le débat théâtral. Un travail de collaboration s’engage ensuite, puisque le « vivant » qui vient nourrir la pièce est mis à disposition par le chargé d’action sociale et des associations avec qui il est en relation étroite (UDAF/UROC). Le soin au cœur de la politique et du débat théâtral ? Par soin, nous pouvons entendre avec F. Worms, « toute pratique tendant à soulager un être vivant de ses besoins matériels ou de ses souffrances vitales, et cela, par égard pour cet être même »12. Le soin est bien un marqueur de notre temps. Du débat sur la compassion (cf. le numéro récent que la revue Esprit a consacré à ce thème) aux théories du care, notre époque voit émerger une façon particulière d’envisager l’action sur la société et donc, l’action politique. Joan Tronto donne la définition suivante du care: « une activité caractéristique de l’espèce humaine qui inclut tout ce que nous faisons en vue de maintenir, de continuer ou de réparer notre « monde » de telle sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde inclut nos corps, nos individualités (selves) et notre environnement, que nous cherchons à tisser ensemble dans un maillage complexe qui soutient la vie »13. C’est bien il nous semble dans cette perspective que s’inscrivent les actions théâtrales d’Aprionis. Au-delà d’une simple « mode » de l’outil théâtre comme mode d’intervention sur le social, il faut au contraire penser cet outil comme le symptôme et le medium d’une conception sociale et politique bien particulière. Aussi la mode du théâtre « d’intervention sociale », « d’action sociale », du théâtre forum n’en est au fond pas une. C’est le signe d’une époque qui fait rupture avec les temps précédents dans la pensée de la structuration de la société et dans ses tentatives d’actions sur elle-même. Dans cette perspective, le théâtre 12 Frédéric Worms, Le moment du soin. A quoi tenons-nous ?, Paris, PUF, 2010. Joan Tronto, « Care démocratique et démocraties du care », in Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman, Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Payot, 2009. 13 forum peut être vu comme un outil de lecture de l’intervention de la société sur elle-même, qui permet de comprendre comment la société se pense, sa structuration, ses rapports de force, ses conflits, l’ensemble des tensions qui la traversent. Le care engage la solidarité, qui n’est pas la compassion, mais qui n’est pas non plus la lutte : le care apparaît comme troisième voie, compatible dans certaines de ses acceptions avec une conception de la société en termes de conflits. Mais ce n’est pas ce qui domine dans les spectacles que nous avons pu voir dans le cadre des actions Aprionis. La solidarité du care (qui fait sans doute signe du côté du solidarisme) est sans doute bien différente de la solidarité (avec les opprimés) évoquée par d’autres compagnies restées fidèles au théâtre-forum des origines. Le débat théâtral est bien construit pour nous rendre solidaire d’une personne en particulier (Victor, l’aidant ou le couple surendetté) : cette méthode vise bien à ne pas céder à la tentation de l’altérisation. Le lien est immédiat entre care et outil théâtre-forum qui cherche à mettre en scène des actions du quotidien partagées par tous. Le théâtre devient alors le lieu de l’ordinaire : théâtre forum et théâtre de l’ordinaire qui ne donne pas à voir l’illusion. Fragilité, vulnérabilité et dépendance L’individu comme sujet de besoin, la conception de l’individu véhiculée par le care, doivent être mises en rapport avec les conceptions de l’individu (visibles en creux) que nous avons pu rencontrer dans les pièces présentées. L’acceptation de la dépendance (et non la sujétion), thématique centrale des théories du care (Gilligan) est mise en évidence par les spectacles et les temps de débat : la relation de dépendance est prise au sérieux et ensemble on cherche des solutions, des idées pour construire des dispositifs qui améliorent ces situations de dépendance, les rendent meilleures. Le débat théâtral est bien le lieu de la construction d’autres configurations de ces relations de dépendance et non de leur suppression. La dépendance renvoie à « la solidarité de fait existant entre deux ou plusieurs éléments : est dépendant ce qui ne peut se réaliser sans l’action ou l’intervention d’un autre élément. La dépendance renvoie ici à une relation nécessaire et productive unissant un élément passif et un élément actif et par le biais de laquelle le premier se réalise »14. « Nous ne nous suffisons pas à nous-mêmes, et nous dépendons des autres, de leur disponibilité, de leur soin et de leur travail, pour la satisfaction de besoins aussi bien d’ordre physiologique (boire, manger, dormir), qu’émotionnel (besoin de tendresse, d’amour, de reconnaissance) »15. Le débat théâtral est la magnifique illustration de ces interdépendances multiples. Il met en scène dépendance et multiplicité des conceptions du monde. Rappelons que 14 15 Marie Garrau, Alice Le Goff, Care justice et dépendance, introduction aux théories du care, Paris Puf, 2010. Marie Garrau, Alice Le Goff, op. cit. pour C. Gilligan les mondes différents sont tous viables16. L’articulation de ces mondes est possible, à la différence d’une conception où les mondes s’affrontent, à travers des rapports de force, la définition d’enjeux, la lutte pour l’orientation de la société. On retrouve à nouveau la nécessaire complémentarité entre le débat théâtral, dégagé des origines révolutionnaires de ses débuts et les théories du care. Il suffit en réalité d’avoir conscience des injustices pour vouloir y remédier. C’est toute la revendication de la force sociale du care, de ceux qui portent le care (contre l’exploitation néolibérale) : les spectacles ne font pas de politique, au sens classique du terme : pas de dénonciation ni même d’allusion à l’ordre néolibéral. Si l’on prend au sérieux cette approche, on peut alors considérer qu’Aprionis est une institution du care (de care ?)17. En tout cas on peut considérer qu’Aprionis s’inscrit en tant qu’institution dans ce « State of care » (Kittay), organisation qui permet le développement d’institutions capables de fabriquer du lien, du bien commun, du soin à partir non de principes abstraits de justice mais des vies ordinaires et réelles, « différentes » puisque ces actions théâtrales s’adressent aux aidants, à ceux qui sont en lien au quotidien avec les dépendants, ceux qui ont besoin de liens spécifiques de dépendance. De ce point de vue, le débat théâtral n’est pas qu’une petite pratique ou un outil un peu plus « ludique » parmi d’autres : c’est une possibilité de conversion à un autre monde, à une autre manière d’envisager les rapports entre les personnes. Du spectacle divertissant, le débat théâtral devient un opérateur pour transformer notre vision du monde : le dispositif est le véritable enjeu du débat théâtral. Le débat théâtral permet de donner du pouvoir aux aidants : pure logique de care, en ce sens que cette forme d’action participative met l’empowerment au cœur de son ambition, de son action. C’est bien l’initiative des « dominés », de ceux qui sont en position de « faiblesse » qui est donnée à voir via le forum : on a une différence forte avec le théâtre classique (la pièce de Barouf théâtre qui met en scène une personne mais sans débat) qui ne produit pas ce renversement qui est au cœur d’une politique du care à la Gilligan ou à la Nussbaum. On a sans doute là un marqueur fort de la spécificité du débat théâtral par rapport aux autres formes d’intervention. Aucune autre forme ne permet ce renversement. 16 Le débat théâtral est la parfaite illustration de cette thèse de la viabilité de tous les mondes, sans exclusive. Voir Nurock, Vanessa (coord.), 2010, Carol Gilligan et l’éthique du care, Paris, PUF, coll., « Débats philosophiques », 176 p. 17 Il ne s’agit pas ici de faire l’éloge d’une institution qui, sans doute, doit partager les difficultés actuelles des organisations du travail soumises aux injonctions de la rentabilité et du management. Simplement il faut pointer les traces dans son action de ce qui pourrait ouvrir à une autre politique… Aussi, il faudrait certainement approfondir la différence entre l’outil théâtral et les autres formes d’outils, conférence, atelier, etc… Il serait intéressant et nécessaire de montrer que l’outil du théâtre permet d’entrer dans une société du care, alors que les autres dispositifs ne le font pas18. Le débat théâtral fabrique du lien, il relie les individus au lieu de les isoler. Il met en relations, il révèle en fait les relations, contre l’individu autonome et souverain. Et il laisse entendre que toutes les vies ont la même valeur. Dépolitisation ou nouvelle forme de politique : vers une politique du care ? Aussi, la question de la dépolitisation est posée mais reste ouverte. Ouverte car tout dépend de la définition du politique qui est postulée. Et c’est tout l’intérêt d’une politique du care que de permettre d’ouvrir cette définition. Si la plupart des compagnies de théâtre forum se sont éloignées de la perspective du mouvement d’éducation populaire et de la démocratie culturelle (ce n’est plus la question de la « culture bourgeoise » qui est en jeu), elles peuvent en revanche être au cœur de la mise en place d’un politique du care, qui envisage autrement la question, par exemple des rapports sociaux. La politique du care postule au fond que l’on peut éviter à la fois les écueils de l’émancipation (considérée alors comme une vieille lune des luttes ouvrières) et ceux du contrôle social. C’est bien dans cet entre-deux que se situent les actions de théâtre forum mobilisées par Aprionis postulant que la sensibilisation, au moyen de ce mode d’action particulier qu’est le théâtre permet d’augmenter les puissances d’agir des personnes en mettant la relation, le soin au cœur de sa réflexion. L’action politique n’a alors plus le même sens. Au dévoilement aux fins de permettre la prise de conscience (ouvrière), se substitue la volonté de faire advenir le changement « dans les coins et recoins des échanges anodins, réels et virtuels ». Politique du quotidien, le théâtre forum permet d’améliorer la vie simple, la vie nue. Il ne vise pas la révolution mais se pense comme une espèce de coup d’état permanent du quotidien. Au plus près des vies communes et quotidiennes (c’est ce quotidien qui est le commun), il laisse le combat autour des rapports sociaux à ceux qui n’ont pas compris que le basculement avait eu lieu. La solidarité du quotidien remplace la solidarité de classe. 18 D’une certaine manière ce rapport contribue à avancer dans cette direction. La deuxième partie montre ce que ce type d’intervention produit sur les publics. Pour marquer sa spécificité, il faudrait faire le même travail autour des conférences. Gageons que nous n’obtiendrions pas les mêmes réponses… Deuxième partie : EXPRESSION DU PUBLIC ET CONDITIONS DE RECEPTION L’analyse de la réception de ces représentations théâtrales s’inscrit dans une approche qui vise à comprendre le rôle de la fiction, qu’elle soit littéraire, cinématographique, et ici théâtrale, en tant qu’elle implique le lecteur ou spectateur, pouvant lui permettre de faire attention à sa propre expérience d’une autre façon (Laugier, 2006). La spécificité du support théâtral sera rappelée par le public: voir agir des personnages, dans leur corporéité, dans des situations qui nous sont familières interpelle de façon encore différente notre attention. Comme le rapporte Goffman dans une comparaison avec le cinéma, au théâtre, « lorsqu’un comédien occupe le devant de la scène, il expose tout son corps au regard du spectateur. (Les cadres de l’expérience, p. 150) ». Comment le spectateur se trouve-t-il impliqué, pris à parti ou au contraire tenu à distance, rendu mal à l’aise par certains aspects qu’abordent des scènes en particulier (comme la façon considérée injuste de traiter un proche) ? Ces questions seront abordées dans une première sous-partie, à travers la diversité des réactions aux représentations théâtrales, réactions pouvant donner lieu à un changement d’approche à l’égard des thématiques soulevées par le care, et même produire des prises de consciences porteuses de changement de pratiques. Dans une seconde sous-partie, nous montrerons comment cette réaction du public au théâtre est conditionnée par le dispositif plus général dans lequel s’insère la pièce. La présence d’autres acteurs sociaux issus du territoire peut constituer un soutien important pour le public des allocataires présents et semble en tous les cas avoir une influence sur leur perception de la pièce de théâtre en elle-même. Nous soutenons en effet l’idée que les thèmes traités par ces pièces de théâtre requièrent un type d’accompagnement particulier, et qu’à ce titre, l’organisation qui préside à cette manifestation, est déterminante incluant le choix des acteurs présents à l’issue de la pièce ou la place de la manifestation dans un ensemble plus large. Présentation des différentes pièces : Théâtre « classique » : pièce de théâtre Seul (de Börje Lindstrom) de la compagnie Errance, à la salle polyvalente de Donnemarie, le 14 octobre 2010. « Il faut que je vous réchauffe, parce que s’il y a quelque part une personne qui a froid, alors c’est toute l’humanité qui a froid ». « SEUL est un écrivain qui vit seul et veut rester seul. Il a ses manies, ses habitudes. KLARA, la bonne du dessous, fait irruption dans son univers… Va-t-il la mettre à la porte ? Ou arrivera-t-elle à apporter un peu de chaleur et d’humanité à cet être sauvage ? »19 -Débat théâtral par la compagnie Entrée de jeu20 1) Par-dessus-tête : l’aide aux aidants des malades d’Alzheimer, pièce jouée à Montreuil le 20 mai 2010 ; La pièce présente l’histoire de Victor confronté à la lente dégradation de sa femme Jeanne, atteinte de la maladie d’Alzheimer. Sa sœur se demande comment l’aider. Le scénario est construit autour de quatre séquences : 1. L’annonce Comment aider Victor à annoncer la maladie à sa femme ? 2. Le quotidien Comment aider Victor confronté aux multiples dérèglements du quotidien provoqués par la maladie ? 3. La demande d’aide Comment faire comprendre à Victor qu’il doit se faire aider ? 4. Le placement Comment aider Victor à accepter le placement de sa femme en institution ? 2) On va y arriver, pièce jouée à Lille le 16 novembre 2010. Cette pièce raconte la lente mais inexorable chute de Félix Lachaud dans le surendettement. 1. Refuser un prêt risqué Comment faire face à la demande urgente de prêt d’un proche, quand on sait qu’elle risque de mettre en péril le budget familial ? 2. Résister à la consommation 19 Ce résumé est repris de la fiche d’action associant le CLIC et les caisses de retraite complémentaire. Les présentations sont reprises du site internet de la compagnie, http://www.entreesdejeu.net/, consultée le 2 juillet 2011. 20 Comment résister aux nombreuses sollicitations commerciales et aux demandes pressantes des enfants ? 3. Négocier avec le banquier Comment négocier avec son banquier quand les découverts s’accumulent ? 4. Ne pas céder aux sirènes du crédit revolving Comment éviter les pièges des crédits revolving et des rachats de crédit ? 5. Oser parler de son surendettement Comment avouer une situation de surendettement à sa famille ? 6. Constituer un dossier réaliste de surendettement ? Comment constituer un dossier réaliste de surendettement et de remboursement des dettes ? 3) Point(s) d’appui : pièce jouée à Bobigny le 26/11/2010 Aide aux aidants de personnes âgées dépendantes Cette pièce a été créée pour permettre aux aidants familiaux de sortir de leur isolement et d’échanger sur les manières de faire face aux situations qu’ils rencontrent. Scénario : Quatre grandes questions sont posées : 1. Comment aménager sa maison pour faciliter l’aide ? Yvonne se plaint à sa voisine Geneviève de sa vie difficile depuis que son mari Réné a fait un accident vasculaire cérébral. 2. Comment s’assurer à penser à soi sans culpabiliser ? Pierre confie à son fils la difficulté qu’il rencontre à accorder son rythme avec celui de sa femme depuis que celle-ci souffre d’une insuffisance respiratoire. 3. Comment éviter l’isolement et la désocialisation ? Solange s’occupe de plus en plus de son père devenu dépendant depuis qu’il est revenu de l’hôpital. 4. Comment éviter l’infantilisation et la perte de l’autonomie de l’aide ? André fait part à son frère de sa colère vis-à-vis de sa belle-mère qui fait tourner tout le monde en bourrique et qui use tous les professionnels qui s’occupent d’elle. - Troupe d’improvisation théâtrale compagnie Aline, ponctuant l’intervention d’une conférence du sociologue Michel Billet « prendre soin de soi quand on vieillit », à Trélazé le 22 septembre 2010. -Théâtre avec masque : Tout doit disparaître, par la compagnie Barouf Théâtre, le 17/01/2011 à la salle de l’hôpital Bretonneau. Un jour, les enfants de Daphné, 93 ans, viennent la chercher pour l’emmener en promenade. Finalement, elle est conduite tout droit dans un « centre ». Coupée de sa vie, de ses affaires, sans y être préparée, elle découvre les lieux, essaie de s’adapter. Mais rapidement sa personnalité hors du commun et son envie de vivre jusqu’à la mort submergent ce petit monde et Daphné mènera la révolte dans le ventre de cette maison de vieux. « Tout doit disparaître part d’une enquête de terrain. Suite à la canicule de 2003, nous avons ressenti la nécessité de nous rapprocher de la vieillesse. Parce que personne ne parle de la vieillesse, et encore moins de la mort, parce que notre société prône un jeunisme qui cristallise notre peur de vieillir. La vieillesse devient une maladie alors que c’est un processus naturel. Ethnologues de première formation, nous avons d’abord effectué deux années d’enquêtes dans les maisons de retraites, où nous découvrons ce que nous appelons les fugueuses : des personnes âgées qui essayent de s’enfuir dès qu’un visiteur entre ou sort. Puis nous avons eu vent d’une histoire particulière, celle d’une femme, qui selon les autres pensionnaires aurait réussit son évasion mais qui, du point de vue de la directrice, est décédée. Une absente devenue une figure mythique dans la maison de retraite. C’est ainsi que le personnage de Daphné est né. Seule en scène, cette héroïne du quatrième âge va faire apparaître les autres pensionnaires, ceux là mêmes qui l’avaient convoqué par la force de leur souvenirs. Nous sommes passés de l’autre côté du miroir. La comédienne se projette dans un âge limite, et ce mouvement a donné corps à un masque. Un masque de bois pour démasquer la vieillesse et sur lequel chacun peut projeter un visage connu. Le jeu met en lumière une multiplicité de personnages et de points de vue et enrôle l’imagination du spectateur. C’est en parlant du cloisonnement des âges de la vie, qu’est venue l’image d’un mur. Ainsi, l’histoire se déploie dans un espace vide où se dresse un mur de cartons qui se métamorphose au fil du récit. C’est dans ce processus de création enthousiasmant, cousu de rencontres, d’enquêtes, d’écriture, de sculpture, d’improvisations, de mises en scène, de création sonore, de réalisation de portraits photos, qu’est née Tout doit disparaître. » - Théâtre avec visionnage de témoignages : Griottes et Coccinelles par « En compagnie des Oliviers » à Strasbourg le 29 mars 2011. Spectacle d’environ 1 heure 30 Sur le thème de l’aide aux aidants. Spectacle produit par la MSA, caisse centrale. Sur scène elles ont 69 et 84 ans, elles jardinent, elles chantent, elles papotent, elles parlent de leur vie, de leur vieillesse et de leurs proches. Elles sont drôles, touchantes, ironiques, révoltées. Sur l’écran, Denise, Jean Luc, Joffrey, une famille… ils témoignent... Tous les jours, Denise aide sa maman, âgée et malade dans tous les gestes du quotidien. Elle raconte le bonheur de… mais aussi les difficultés, la peur, la solitude, la fatigue, les problèmes, elle parle culpabilité, désarroi, formation, travail, reconnaissance. Elle explique, elle revendique. Le spectacle « Griottes et Coccinelles » a pour vocation « d’aider les aidants ». Il poursuit le travail que mène la compagnie sur la vieillesse, l’intergénérationnel et le bien vieillir. Il mêle jeu théâtral, musique, chansons et témoignages ; il est né de la rencontre de notre compagnie avec des familles, des bénévoles et des intervenants professionnels de la vieillesse et du grand âge. Il informe, il interroge, il rassure, il dérange…21 21 Présentation extraite du site : http://www.encompagniedesoliviers.com/spectacles/page_spectacles_griottesetcoccinelles.php, consultée le 2 juillet 2011. Conditions de l’enquête de réception : Notre analyse rend compte des réactions qui ont pu être produites « à chaud », juste après les représentations théâtrales de deux façons : par des échanges informels lors du temps de goûter organisé mais également par le dépouillement des questionnaires distribués par les équipes. Elle s’appuie en outre sur les rencontres avec le public organisées par les équipes, que nous menions de façons variées : seul ou en groupe, au téléphone ou plus généralement lors de journées ou après-midi. Cette réception de la perception du public à l’égard des pièces ayant été annoncée, sauf exception, dès la représentation, et menée en collaboration avec les équipes, elle a fait partie du dispositif en tant que tel. Il s’agissait de réfléchir à la réception de la représentation théâtrale à plusieurs niveaux : en termes d’émotion ressentie mais également de changement éventuel de point de vue ou de pratique, à plus ou moins long terme. Pour les pièces qui comportaient un temps de débat théâtral, nous nous sommes intéressés aux effets de ces interventions du public. Si ce mode de rencontre du public dans les réunions de restitution comporte d’emblée un biais, celui de ne donner la parole qu’à ceux qui ont eu envie de reparler de la pièce, les autres modes de collecte des avis ont été pris en compte. Nous souhaitons aussi préciser que les avis qui sont produits lors des restitutions sont considérés comme étant également façonnés par les échanges et les discussions collectives qui ont marqué ces réunions. 1. Une pluralité de réactions au théâtre d’intervention sociale Le plaisir du je(u) Les différentes représentations théâtrales ne visaient pas toujours un public directement concerné par le sujet de la pièce. Et pourtant, le principe de l’identification fonctionne assez largement, de façon parfois inattendue quant aux objectifs initiaux des intervenants de théâtre et des chargés de mission. Les thèmes abordés suscitent l’émotion des spectateurs, sur des thématiques sensibles comme la maladie d’Alzheimer, l’entrée en maison de retraite ou le surendettement. -« Je me suis vu moi » Dans toutes les réunions de restitution, on retrouve de façon symptomatique des expressions telles que «je me suis vu moi » ou encore « c’est assez proche de moi ». Cet entrelacement permanent des commentaires relatifs à la pièce et de ceux qui renvoient à la description de la propre situation de la personne interrogée est manifeste : il semble ainsi que dans certains commentaires, la pièce fait tellement écho à sa situation que celle-ci prend le pas sur la figure « imposée » de la réunion de restitution, pour laquelle la pièce de théâtre constitue le matériau principal de discussion. Mais le besoin de s’exprimer sur sa propre situation se prête à plusieurs types d’interprétation : en plus de celui, tout à fait audible et légitime, de pouvoir trouver un espace pour rendre compte de sa propre expérience, on peut avancer la piste d’interprétation suivante : pourquoi parler de la fiction alors qu’on pourrait parler de la réalité qu’on connaît mieux, et rendre compte de ses pratiques et questionnements à partir de « personnages » qu’on connaît bien et qui peuvent éclairer telle ou telle facette de ceux présentés dans la pièce ? La façon dont l’identification est opérante, même lorsque les situations ne paraissent pas d’emblée familières a été exprimée de façon particulièrement manifeste par une jeune femme ayant assisté à la pièce « On va y arriver » sur le surendettement. Elle dira ainsi comment la pression que peuvent exercer des enfants sur leurs parents pour les conduire à faire des achats au nom d’une certaine nécessité d’être comme les autres, achats qui peuvent accroître les difficultés financières d’une famille au budget serré, lui a permis de ressentir une sorte de solidarité avec les personnes en situation de surendettement dans la pièce, étant elle-même mère d’un jeune enfant et comprenant sous un nouveau jour les effets de certaine tyrannie de la « mode ». L’identification que parvient à faire naître le jeu dans la pièce joue en outre un rôle particulièrement important en termes de levée de préjugés sur certains types de sujets et donc de mise en place de nouveaux cadres de compréhension, en particulier quand sont traités des sujets sensibles qui peuvent faire l’objet d’une lecture stigmatisante ou au moins en termes d’altérité : les personnes surendettées, les personnes dépendantes, etc. Le principe d’identification à un des personnages semble plus net dans les pièces dont l’action se situe à l’époque contemporaine, les échanges avec des personnes du public ayant vu la représentation d’une pièce d’un auteur classique, Lindsorm, à Donnemarie semblant montrer une plus grande distance à l’égard des personnages et situations. Pourtant, même dans ce cas, on constate cette possibilité par le public de rapporter à soi ce qui est vu dans la scène ; les réactions font voir également d’autres aspects nécessairement moins présents dans les commentaires relatifs aux pièces de la compagnie théâtrale Entrée de jeu qui ont pour finalité de montrer des scènes de la vie ordinaire. Pour la pièce « Seul », plusieurs personnes se diront ainsi sensibles aux artifices du théâtre que sont les costumes, les décors, la lumière, la musique éventuellement. L’aspect distrayant est particulièrement souligné : « je suis enchantée, cela me sort de chez moi ». Plusieurs personnes interrogées resteront à ce niveau « d’attente », l’une d’elle exprimant sa préférence pour les spectacles d’humoriste et comparant ainsi une offre culturelle à une autre. La dimension d’illusion du théâtre est également soulignée dans la pièce « Griottes et Coccinelles ». Avant d’aborder plus spécifiquement la réflexion sur la vie morale en jeu dans ces moments théâtraux, il est intéressant également de s’intéresser aux expressions de rejet du public concernant certains aspects des pièces de théâtre, expressions qui même si elles sont moindres en termes d’effectifs et concernent généralement un aspect particulier (les personnes interrogées précisant généralement qu’elles ont été par ailleurs sensibles à la performance d’acteur etc.), peuvent permettre d’identifier des processus à l’œuvre dans la réception d’une œuvre. Les critiques portées à l’encontre des pièces sont généralement le fait d’un public concerné, nécessairement très sensible à la façon dont il est rendu compte des enjeux de situations qui leur sont familières. Avec le souci de voir des préoccupations et des activités décrites dans des termes justes. La critique a pu alors porter sur le fait de ne pas se sentir représentés dans l’ensemble des situations présentées. Ainsi, concernant les activités de care, on constate effectivement que c’est souvent l’aide à domicile qui est plus évoquée dans les pièces de théâtre que la vie en institution. L’insistance sur la vie à domicile peut provoquer des situations de gêne pour les personnes qui ont dû placer un proche en maison de retraite : une personne se dit ainsi culpabilisée à l’issue de la pièce « Griottes et Coccinelles ». De même, la représentativité de la situation peut concerner le type de perte d’autonomie présenté : concernant la pièce de théâtre sur la situation d’un aidant d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer, certaines personnes regrettaient que la figure paradigmatique de la personne recevant de l’aide soit celle de la malade d’Alzheimer. Or, il était rappelé par des membres du public que beaucoup d’autres types de maladies et situations mènent à des incapacités à décider pour soi. La pièce « Points d’appui » était ainsi beaucoup plus satisfaisante à cet égard, dans la mesure où elle rendait compte de plusieurs types de situations dans lesquels une personne pouvait avoir besoin d’aide : handicap physique, maladie de Parkinson… Ensuite, il peut s’agir de réactions concernant la manière de traiter l’objet, notamment dans la pièce « Griottes et Coccinelles ». Si un certain nombre de personnes interrogées sont sensibles au ton juste des acteurs, et à l’évocation de la réalité des activités de care par le biais de témoignages, certains déplorent l’évocation de la dépendance dans ses aspects liés à la déchéance par exemple. C’est notamment le cas lorsque une des actrices raconte sa propre déchéance : « j’ai d’abord perdu mes clés… et maintenant, je me fais torcher, il faut appeler les choses par leur nom. » Une personne dans le public, elle-même aidante, qui était notre voisine pendant la représentation, a alors exprimé sa gêne, rendant manifeste toute la difficulté posée par la façon de rendre compte des activités du care : faut-il en aborder tous les aspects ? Ou au contraire le laisser discret ? Jusqu’où ? Pourquoi ? Si le rejet de ce qui est représenté peut être le fait de personnes concernées cherchant à mettre à distance la situation ou tout au moins les dimensions cachées du processus de care qui s’avèrent douloureuses à supporter22, c’est justement cette présentation du quotidien dans ses aspects les plus divers et crus qui a pu plaire à d’autres personnes elles-mêmes concernées. -Détente et jeu De façon récurrente le terme ludique a été utilisé pour rendre compte de leur impression générale sur les pièces de théâtre, en particulier concernant les pièces de débat théâtral de la compagnie Entrée de jeu. Sauf que c’est un jeu qui a un objet spécifique : les caractères humains. De façon particulièrement éloquente, une personne dira ainsi : « On voit comme un jeu à détecter les erreurs, ce qu’on voit ou ce qu’on ne voit pas ». Elle précise alors : « dans notre propre vie, il faut être acteur mais aussi spectateur (…), pour réfléchir à ce que l’on fait, voir la valeur des choses. On pense qu’on fait bien et en fait non. » Cette forme de support est donc particulièrement appréciée en tant qu’elle conduit à réfléchir aux conséquences de nos actes, en particulier avec la possibilité de monter sur scène et de mettre à l’épreuve une idée. Cette personne replace ce type de théâtre dans le contexte socioculturel plus large, le trouvant particulièrement utile dans un contexte où « les gens n’ont plus le temps de prendre la distance, où tout le monde est manipulé ». Ce genre de théâtre, c’est « tellement condensé, caricaturé, ça permet de réagir. Il ne faut pas avoir peur d’appuyer un maximum. Dans la vie courante, c’est moins accentué, c’est moins net. » Cette peinture à grands traits de certains enjeux des relations de care au quotidien est particulièrement propice à la réflexion sur les caractères humains. Une réflexion sur les caractères humains et les activités humaines de care - Des caractères humains rendus saillants … Lorsqu’on cherche à recueillir l’avis sur le contenu même de la pièce, on peut aussi voir engagée pour certains une réflexion sur les caractères humains, que le théâtre rend particulièrement saillant. Goffman23 explique ainsi comment les caractères humains sont rendus dans leur plus grande « pureté » dans ce type de représentations, la façon d’agir des personnes étant aussi rapportée de façon plus directe à ces traits de caractère. 22 Cela renvoie à la problématique de la discrétion du care et à la difficulté qui peut surgir d’une mise en image et en mots de situations qui sont généralement tues (Molinier, 2005). 23 E. Goffman, Les cadres de l’expérience, 1974, Editions de Minuit. Concernant la pièce de théâtre classique « Seul », les commentaires sont particulièrement éloquents : « au début, c’est un peu déprimant, après, c’est gai, c’est un vieux monsieur qui a changé en moins d’un quart d’heure, cette petite jeune femme pleine de charme a réussi à donner une estime à cet homme, c’est bien parce que lui c’est un personnage renfermé, elle c’était le contraire, elle devait être comme lui au début ». Une autre dira ainsi : « ça m’a confirmé ce que je pensais : faut pas s’enfermer ; faut avoir des contacts avec les gens, c’est ce que j’essaie de faire ; je suis pas habituée d’aller au théâtre ; j’apprécie la sortie, c’est pas trop rigolo mais pas triste ». Dans ce dernier extrait, le principe d’identification est présent, avec cet entrelacement des réflexions générales sur ce qui est dit dans la pièce de ne pas rester seul et le propre positionnement de la personne interrogée, qui en tant que personne âgée s’identifie au personnage principal. Il n’y a pas eu nécessairement d’identification à celle qui dans la pièce, fournit l’aide, « la personne aidante » qui représente ici la figure de la jeune femme, et est en outre associée à la fonction de domestique dans la pièce : cela peut créer d’emblée une distance, une extériorité, qui n’empêche pas néanmoins de réfléchir à cette expérience de transformation morale d’un individu. Dans la pièce « Tout doit disparaître », plusieurs personnes sont sensibles au caractère rebelle du personnage, qui ne se laisse pas faire, à son caractère bien trempé. Une des allocataires dira ainsi : « j’ai trouvé cela génial qu’elle quitte la maison de retraite ». Nous verrons que ce type de regard du public sur les caractères des personnages semble se confirmer, même dans des pièces de débat théâtral où l’accent est pourtant mis sur le déroulement des scènes quotidiennes plus que sur le caractère propre des personnages. Un des allocataires joints au téléphone au sujet de la pièce de débat théâtral « par-dessus tête » fait part du fait que le comportement du mari à l’égard de son épouse atteinte de la maladie d’Alzheimer a provoqué une réaction de dégoût et qu’il aurait bien aimé monter sur scène pour proposer une autre attitude, et rappeler que « ce n’est pas comme ça qu’il faut se comporter ». Il n’a pas osé pour ne pas passer pour une personne trop angélique. Par sa remarque, il conteste la façon dont la scène est construite, ne pouvant suivre les consignes qui consistent à apporter de l’aide à une personne dont on estime que c’est son caractère même qui est problématique. Si cette personne n’a pas jugé pertinente d’intervenir et a donc autocensuré son idée, tout le dispositif théâtral est au contraire pensé pour permettre l’expression de la pluralité des points de vue, avec pour seule contrainte de respecter le cadre donné. Ce qui peut apparaître ici comme une « sortie de cadre » donne l’occasion d’interroger plus largement la réception par cette personne de l’objectif de la pièce qui est de réfléchir à la fonction d’aidant, et éventuellement aux motifs de cette attitude excédée du mari dans la pièce et aux façons de l’atténuer. Ce qui apparaît ici dans la remarque de la personne qui aurait voulu proposer un autre comportement du mari est alors la force de représentation de ces caractères humains, qui rend difficile d’imaginer un changement fondamental de la personne. Pourtant, nous verrons maintenant comment ces pièces de théâtre font réagir le public sur la question du changement, et ce à plusieurs niveaux : du changement de leur propre comportement au quotidien à celui plus général des institutions sociales. … aux réflexions sur le changement La pièce de théâtre a eu pour effet d’infléchir des comportements ou des avis. Ce changement peut être motivé par la présentation de points de vue qui ne sont pas audibles habituellement, comme celui de la personne âgée qui ne supporte pas la vie en maison de retraite dans « Tout doit disparaître ». Enfin, ce type de représentation peut infléchir un avis: un des allocataires expliquera comment cette représentation du point de vue de la personne âgée en maison de retraite dans « tout doit disparaître » de Barouf théâtre l’a interrogé sur la pertinence de placer sa belle-mère en maison de retraite : « ça m’a fait réviser un jugement vis-à-vis du cas de ma belle-mère, malgré toutes les critiques qu’on entend, j’étais persuadé que c’était le seul moyen. Cette pièce m’a fait réfléchir, j’ai pas la science infuse, peut-être que c’est bien pour elle car ça m’arrange. Ca pèse sur la vie de mon épouse (vie professionnelle), ça m’a fait réfléchir, il y a peut-être d’autres moyens ». De même, le mari d’une personne atteinte de la maladie de Parkinson dira : « Ça modifie un peu mon comportement, pour essayer de m’adapter à la maladie de ma femme. Je me suis reconnu dans cette pièce. Il y a quelque chose que tu fais, que tu devrais pas faire, il faut que je m’arrange ». Cette pièce rend visible les enjeux du souci des autres, dans ses différentes dimensions : prendre en compte l’avis de l’autre, mais aussi essayer d’infléchir certains comportements qu’on a vis-à-vis de la personne aidée. Cette évocation de la fonction d’aidant dans ses aspects complexes, faisant se rejouer de façon centrale l’articulation entre souci de soi et souci des autres, a un effet bénéfique pour de nombreuses personnes qui sont concernées au premier chef par ces activités. C’est la reconnaissance des problèmes qui les agitent aussi qui permet d’engager cette réflexion sur le changement. En outre, plusieurs se disent « déculpabilisés » par le traitement des thèmes qui est ici proposé. Cela est manifeste concernant la pièce au sujet du surendettement : une des personnes qui avait été directement concernée par le surendettement fera part ainsi du parcours qu’elle a fait en assistant à cette pièce de théâtre (mais aussi au groupe de restitution probablement) : elle dira ainsi avoir été submergée d’angoisse quand elle a pris connaissance du thème abordé, avoir failli quitter la salle et finalement se sentir déculpabilisée à l’issue de la journée. Qu’il s’agisse des spectacles de débat théâtral d’Entrée de jeu comme de ceux qui sont organisés à l’issue des représentations de théâtre, la réflexion sur le changement est constante. Elle se situe dans un continuum qui va des petits gestes du quotidien qui permettent une amélioration des relations à des réflexions plus générales sur les formes d’institutions proposées pour la prise en charge des personnes âgées par exemple. Si les débats réalisés autour des thèmes de l’aide aux aidants ou du surendettement sont plutôt axés sur des possibilités de recourir à des aides extérieures et de faire état de ses besoins de répit, le débat qui a suivi la pièce « Tout doit disparaître », animé par les équipes d’Aprionis en présence d’une directrice d’EPHAD visait à réfléchir à une amélioration de l’institution « maison de retraite ». Cela a permis également de réfléchir à la question du point de vue de la personne bénéficiaire, celle qui doit aller en maison de retraite et qui ne le souhaite pas. Le théâtre qui exagère, caricature l’institution qui ne prend pas soin au quotidien de la personne comme dans « Tout doit disparaître » en tutoyant la personne, ou en lui proposant des activités à un rythme effréné, permet d’élaborer des dilemmes moraux qui accompagnent un certain nombre de décisions liées aux activités de care : le désir de la personne prime-t-il sur sa sécurité ? Quels risques prend-on pour respecter ses choix ? « Accepter que maman tombe… » dira une des allocataires. Que faire lorsqu’il est apparu qu’il n’est plus possible de maintenir les parents âgés à domicile ? Comment annoncer la décision ? Il s’agit enfin de nous rendre sensible, par la mise en scène de situations précises, aux enjeux des changements : les processus sociaux à l’œuvre dans ces actions nous dépassent partiellement: qu’il s’agisse de l’endettement et des tentations et propositions de crédit à la consommation… à ceux de la dimension sociale et économique de la prise en charge de l’aide par des institutions privées, qui poursuivent d’autres objectifs que celui de la satisfaction des besoins des personnes. Dans la pièce « Tout doit disparaître », la dimension politique est présente de façon forte, avec une réflexion sur la résistance à mener, les formes de critique qui peuvent être apportées aux organisations sociales qui supportent cela : du coup, c’est la responsabilité de la personne qui place son proche en institution qui est en jeu, d’autant que la figure de la mamie résistante n’est pas transposable à toutes les situations. La pièce conduit alors, au vu des prises de parole de plusieurs lors de la réunion de restitution, à réfléchir à la place de la vieillesse dans nos sociétés (en comparaison avec d’autres sociétés, africaines notamment). Il est rappelé que les enjeux se jouent à deux niveaux : la décision pour eux, les personnes très âgées, mais aussi cela pose la question de la « décision pour nous » et de la construction de meilleures propositions. L’un d’eux lance ainsi « : il faut peut-être faire la révolution ? ». Toutes ces réflexions ne sont possibles que parce que ces représentations théâtrales trouvent leur place dans un dispositif d’action plus large. 2. Le dispositif « caring » à l’égard du public Le public est sensible à l’organisation générale de la manifestation. S’il y a une relation de confiance qui est requise de façon principale dans le débat théâtral, celle-ci est donc liée au travail mené par le meneur de jeu de la compagnie théâtrale mais également aux conditions générales d’accompagnement. Une allocataire qui a assisté au débat théâtral « Par-dessus tête » évoque ce climat de confiance qui est nécessaire car le spectateur doit être accompagné dans ce travail consistant à entrer dans la disposition d’un acteur, même si la personne ne montera pas nécessairement sur scène ensuite : « au départ, ça m’a refroidi, quand on vient, c’est pour être auditeur, ça jette un froid mais c’est bien, et après, il y a l’atmosphère, ça s’aplanit, les acteurs sont sympas, ils sont pas là pour vous faire un coup ». Cette dernière phrase est symptomatique de la confiance qui a pu s’instaurer. Une disponibilité du public rendue possible par l’attention qui lui est accordée Le public est sensible à l’attention de lui proposer une thématique qui le « concerne » de façon directe ou indirecte. Le public est ainsi généralement touché par la reconnaissance des problèmes qu’il rencontre directement comme de problèmes qu’il anticipe et qui le préoccupe de façon diffuse. Certaines personnes interrogées évoquent ainsi comment la pièce « Par-dessus tête » qui évoque la situation d’un aidant face à une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer leur a apporté une meilleure connaissance de la maladie et de ses effets : « Je me suis rendue compte que quand je vais voir la maman de mon gendre, il y a des similitudes avec la pièce, c’était une dame très gentille et maintenant, quand on lui disait quelque chose qui lui plaisait pas… c’est une mauvaise maladie ». Les informations qui peuvent être ainsi saisies par cette voie incarnée peuvent en outre être relayées auprès des proches. Une dame qui n’a pas été sur scène mais qui dit ainsi « avec ma fille, on a en parlé pendant plusieurs jours, et le soir même on a discuté jusqu’à 23 h, ça nous avait vraiment surpris, on savait pas. Après, on est allé à la bibliothèque, on a pris des livres sur la maladie. Ca nous a plu vraiment bien, on a été, on s’attendait pas vraiment à ça, quand on est sortis, on se taisait, on pensait à ce qu’on avait vu jouer, c’est terrible cette maladie, y a pas de solution, ces pilules pour le cerveau … ». Une allocataire, qui n’est pas aidante, s’est plutôt sentie proche de la situation de la femme atteinte d’Alzheimer : « je veux qu’on s’occupe bien de moi si je deviens comme ça ». La participation à ce type de dispositif peut ainsi enclencher un souci du care pour soi. Cette capacité à faire face aux questionnements suscités par la pièce n’est possible que si un accompagnement est présent. Du fait des ressorts spécifiques du théâtre, qui suscitent émotion et identification, il paraît d’autant plus important de ne pas laisser le public seul face à ces questionnements, d’où l’importance des différents types d’accompagnement qui sont pensés. La représentation théâtrale comme pièce d’un dispositif plus large Le dispositif mis en place autour de la pièce par les équipes d’action sociale, en plus ou moins grande concertation avec les compagnies (en fonction du type de théâtre choisi) permet de donner un cadre, de poursuivre le travail autour des émotions produites : la possibilité d’avoir des intervenants du champ permet de fournir éventuellement des réponses pratiques aux questions suscitées par la représentation ou comme dans l’expérience du cycle de conférences organisé en Ile de France dans lequel s’insérait la pièce « Tout doit disparaître », d’avoir un autre espace de résolution des questions pratiques. De façon plus large, les différentes thématiques abordées, en plus de susciter des émotions diverses, se prêtent à un discours culpabilisant ou moralisant. L’enjeu est donc bien de montrer que s’il s’agit bien de questions morales, qui occupent l’esprit des différents protagonistes mis en scène dans les pièces, ce type de représentations est bien l’occasion d’une réflexion par chacun sur sa propre expérience mais sans prétendre détenir de solutions à chaque situation particulière. La participation d’autres partenaires publics et associatifs à ces manifestations théâtrales permet ainsi de fournir des appuis pratiques au public qui peut ensuite s’engager dans une démarche d’information et d’action. Si le choix des pièces qui respecte bien cette approche est un élément important, le dispositif d’accompagnement qui entoure les représentations est ainsi central également. Cette organisation spécifique en amont en articulation avec les professionnels du champ concerné marque l’histoire de l’usage de ces pièces de théâtre par le groupe Aprionis. Le récit du chargé d’action sociale initialement rattaché au groupe Ionis initiateur du premier projet théâtral, Christophe Chapron, fait apparaître l’importance de cette relation de confiance entre différents partenaires, en premier lieu avec la compagnie de théâtre mais ensuite également avec des associations travaillant sur les thématiques abordées centralement dans les pièces. Par exemple, concernant la question du surendettement, il y a eu un dispositif qui s’est construit tout d’abord entre la caisse de retraite Ionis et la compagnie Entrée de jeu puis ensuite entre Ionis et les associations l’UDAF/UROC. La détermination du lieu et de la date propice à ce type de rencontre a été de plus en plus affinée au fur et à mesure des expériences. Lors des dernières représentations de la pièce sur le surendettement, un quizz a été ajouté à l’issue de la pièce, organisé en collaboration avec l’association Finances et pédagogie. Concernant cette question, il s’agit aussi de pouvoir fournir aux personnes des informations pratiques, « un dossier avec lequel ils peuvent partir » rappellera le chargé d’action sociale, transmission de documentation qui favorise de façon plus large cet objectif visé de prévention. Les différents professionnels sont ainsi en mesure de gérer les réactions produites par les questions soulevées dans les pièces : en fournissant des éclairages complémentaires, ils permettent de thématiser des émotions qui sinon pourraient être vécues comme pesantes pour le public. L’exemple de la pièce « Tout doit disparaître » concernant l’entrée et la vie en maison de retraite fait percevoir l’importance de la manière d’accompagner ce type de représentation. Dans un contexte où la maison de retraite est vue comme une option qui n’est pas la meilleure, de façon diffuse dans les médias mais aussi dans les dispositifs publics (avec le maintien de la personne à domicile) il est important de rendre possible la discussion autour d’une entrée en maison de retraite dans les meilleures conditions. Et ce dans la mesure où cette question de l’entrée en institution se pose effectivement pour un certain nombre de personnes. Le choix de l’équipe d’action sociale d’une pièce qui montrait plutôt les travers de la vie en maison de retraite est audacieux pour évoquer cette question. La présence d’une directrice d’établissement était à cet égard particulièrement importante, même si la pièce avait été accompagnée d’une phrase préalable de la responsable de l’équipe d’action sociale Aprionis comme pouvant choquer. Concernant la pièce « Griottes et Coccinelles », l’objectif global étant de s’interroger sur la prise en charge de personnes en situation de perte d’autonomie et de la place de l’aidant dans ces activités, la présence de deux associations « Pathologies Alsace Alzheimer » et « France Parkinson » était importante également pour souligner cette possibilité de soutien pratique pour des pathologies variées. De même, la présence d’une gériatre de l’hôpital intercommunal de Montreuil lors de la représentation de « Par-dessus tête » a pu fournir un éclairage complémentaire aux personnes qui souhaitaient obtenir des informations pratiques sur l’accompagnement des personnes Alzheimer dans la commune de Montreuil. Il apparaît donc que cette réception des pièces de théâtre par le public des allocataires est rendue possible par tout le dispositif d’accompagnement que mettent en place les équipes d’action sociale. Il ne s’agit pas pour nous de proposer un type d’action idéal mais bien de mettre l’accent sur l’importance de proposer une pièce de théâtre qui puisse être reçue pour ce qu’elle propose de réflexion sur des aspects humains et quotidiens du care. Cet espace de réponses aux questions d’ordre plus technique a pu prendre plusieurs formes : avoir lieu le jour même, après la représentation généralement, ou s’insérer dans un cycle d’actions plus larges, comme ce fut le cas en Ile de France avec le travail réalisé autour de l’entrée en maisons de retraite, décomposé en un cycle de trois actions, une conférence sur les questions financières, la pièce de théâtre « tout doit disparaître » puis une dernière conférence sur les aspects juridiques de l’aide (avec les questions de tutelle et curatelle notamment). Conclusion Au terme de ce parcours effectué au sein des actions théâtrales développées par Aprionis, il est indéniable que la spécificité des effets produits par les pièces sur le public des cotisants relève bien des objectifs qui président à ces modalités d’intervention sociale. Identification du public aux personnages et aux situations qui sont mis en scène, stimulation de la réflexion via le medium de l’émotion, mise en commun de problèmes qui dans bien des cas semblent strictement personnels, tous ces éléments nous amènent à penser que les buts poursuivis par les chargés de mission qui ont recours à des compagnies de théâtre pour développer l’action sociale auprès de leurs publics sont atteints. La forme théâtrale (« classique » ou débat théâtral) est bien cette forme qui permet de ressentir, puis réfléchir, discuter autour de ces difficiles questions du care : le lien, la relation, les dépendances multiples et variées auxquelles nous sommes confrontés. Le théâtre est alors l’opérateur d’une politique du care qui vise à donner du pouvoir aux aidants : c’est bien le renforcement des capacités des personnes qui est au cœur de son ambition. Surtout, un des principaux résultats de cette enquête est bien de mettre l’accent sur l’importance du dispositif au sein duquel s’insère la pièce de théâtre. Si celle-ci bien sûr développe ses propres effets (les effets propres du théâtre, que la pièce soit de facture classique ou s’inscrive, via le débat théâtral, dans la tradition du Théâtre de l’opprimé), elle n’en est d’autant plus pertinente que si elle s’insère dans un dispositif, pensé en amont, qui englobe action théâtrale, intervenants professionnels, action associative au sein d’un territoire. Cette intégration du théâtre dans un dispositif bien établi préalablement prend d’autant plus son sens qu’il s’agit de thématiques liées au care, et qui donc méritent tout particulièrement une réflexion sur l’articulation et l’organisation entre protagonistes, afin de développer une réflexion que l’on peut qualifier de politique sur le care, par exemple en termes d’intégration entre des étapes et des protagonistes qui sont généralement pensés comme déconnectés les unes des autres. Par ce dispositif, à la fois simple mais qui demande une véritable attention dans son déploiement, l’aidant peut être amené à sortir de la dyade avec l’aidé : une pluralité d’autres voix peuvent ainsi faire leur entrée dans la difficile question de la prise en charge. De ce point de vue, la pièce de théâtre n’est que le point d’appui d’un ensemble plus vaste qui permet de thématiser tout ce que le spectacle théâtral aura fait advenir : émotions, craintes, idées, espoirs, voire rejets. La puissance du théâtre (ce sont les corps des comédiens qui font face au public), lorsqu’il est utilisé à des fins d’action sociale, doit être transmuée en thématisations variées afin de ne pas laisser, éventuellement, le public seul face à ses émotions : l’échange, la parole, la possible expression des émotions ressenties sont essentiels à la pertinence de l’action sociale. Ce dispositif général d’organisation peut s’appuyer sur deux grands traits : un travail de confiance réalisé en amont par les chargés d’action sociale avec différents partenaires sur le territoire ; la présence d’intervenants professionnels ou associatifs qui peuvent faire face aux questions plus pratiques que pose alors le public. Enfin, pour terminer et insister sur la puissance du dispositif théâtral, on ne peut pas ne pas évoquer le cadre général d’interprétation qui rend pertinent cette forme d’action sociale : l’outil théâtre au service de l’action sociale, la politique du care qui rend possible à notre époque des actions de ce type s’inscrivent au fond dans une longue tradition qui articule la formation de l’humain à des espaces dits « transitionnels ». Pour Winnicott en effet « l'espace potentiel », décrit à l’occasion de l’étude de la relation mère-enfant, ne disparaît pas lorsque l’adulte apparaît : il perdure tout au long du développement de la vie. Il est le lieu des objets qui dérivent de notre imagination, l'espace de tout acte créateur. En ce sens et sans vouloir rabattre la spécificité de l’acte théâtral sur des processus psychiques, on voit bien comment l’outil théâtre, a fortiori dans sa forme débat théâtral, permet aux personnes présentes d’expérimenter un espace de jeu qui ouvre un nombre en réalité infini de possibles. Souci de soi et souci de l’autre peuvent ainsi entrer en résonance à l’occasion d’un moment de jeu théâtral afin d’ouvrir au développement de l’humain. Ainsi bien au-delà de toute mode et de toute facilité, le recours à ce type d’intervention sociale renoue en réalité avec ce qui caractérise en propre l’humain : la construction de la réalité au moyen du jeu, en l’occurrence théâtral, entendu comme accomplissement de soi dans la relation à l’autre. Bibliographie indicative : Boal, Augusto, 1997 Jeux pour acteurs et non-acteurs. Paris, La Découverte, poche. Boal, Augusto, 1996, Théâtre de l’Opprimé, Paris, La Découverte, poche. 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