Mésentente ou dialogue de sourds ? Analyse de la réfutation dans

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Mésentente ou dialogue de sourds ? Analyse de la réfutation dans
Mésentente ou dialogue de sourds ? Analyse de la réfutation dans
Open Letter to His Holiness Pope Benedict XVI
Mohamed Saki
Univ. de Bretagne Occidentale
Département de LCE Anglais
EA 4249 : Héritage et constructions dans le texte et l’image
20, rue Duquesne
29200 Brest
FRANCE
[email protected]
Résumé : Nous analysons dans cet article les formes que prend la réfutation dans une lettre ouverte. Nous combinons
l’analyse des actes réfutatifs avec la prise en considération du genre textuel auquel appartient le texte analyse, l’ethos
que ses scripteurs construisent et le travail de figuration qui le sous-tend. Nous verrons, au terme de notre analyse, que
les actes réfutatifs dans cette lettre ouverte soulèvent la question du dissensus et de la polémicité. Nous pourrons ainsi
vérifier si tout désaccord est l’expression d’un dialogue de sourds qui aliène irrémédiablement les interactants les uns
des autres ou s’il ne s’agit pas de l’expression d’une mésentente qui s’exprime au sein d’une communauté dissensuelle.
Mots clés : acte réfutatif, communauté dissensuelle, concession, dissensus, dialogue de sourds, éthos, négation,
face, mésentente, questions rhétoriques.
Introduction
L’objet de cet article est l’étude des formes et des enjeux de la réfutation dans une lettre
ouverte écrite par des dignitaires religieux musulmans, en réaction à la conférence du Pape Benoît
XVI à Ratisbonne en 2006. Nous analyserons les trois formes syntaxiques que prend l’acte de
réfutation dans ce texte, à savoir, la négation, la concession et les questions rhétoriques. Plus
particulièrement, nous étudierons quand et pourquoi les scripteurs de cette lettre ouverte recourent
à l’une ou l’autre de ces trois formes syntaxiques et les implications que cela peut avoir sur la
nature de la relation intersubjective qui les lie à leur allocutaire principal ; corollairement, nous
nous intéresserons à l’éthos qui émerge de ce texte ainsi qu’au travail de figuration qui sous-tend
l’échange dans ce texte. Pour ce faire, nous prendrons en considérations les positions statutaires
des interlocuteurs pour saisir en quoi elles surdéterminent leur divergence ou, au contraire, dans
quelle mesure elles les atténuent et les édulcorent. Enfin, l’une des finalités de notre analyse est de
répondre à la question suivante : les actes réfutatifs relevés participent-ils, dans ce texte, de
l’expression de ce que Jacques Rancière appelle la mésentente ou de ce que Marc Angenot appelle
un dialogue de sourds ? La réponse à cette lettre nous permettra de savoir si la réfutation illustre
un déficit rhétorique, ou si elle est un moyen de négocier un désaccord et de co-construire
polyphoniquement un objet de débat. Cette réponse nous aidera à savoir, en outre, si la réfutation
participe d’une rhétorique éristique, qui nie l’existence d’un arrière-plan topique universel ou si
elle permet des convergences locales et des accords partiels. Avant d’analyser les actes réfutatifs
et leurs enjeux dans Open Letter to the Pope, nous commencerons, tout d’abord, par rappeler le
contexte dans lequel cette lettre ouverte a été écrite, ensuite nous présenterons les caractéristiques
saillantes de la lettre ouverte en tant que genre textuel et nous finirons par une présentation
sommaire de la notion de réfutation.
1
1. Considérations liminaires
a. Le contexte
Le 12 septembre 2006, le pape Benoit XVI a donné une conférence à l’Université de
Ratisbonne, en Bavière, dont le thème est le rapport de la raison et de la foi. Dans son allocution,
Benoit XVI a fait une comparaison philosophique sur le rôle de la raison dans la pensée islamique
traditionnelle et dans la pensée catholique. Afin d’appuyer son point de vue, il a cité, sans se
l’approprier pour autant, une phrase de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue, tirée d’un
« classique » de la controverse islamo-chrétienne au Moyen-âge. Dans ce dialogue, l’empereur dit
à son interlocuteur, un érudit persan musulman, « Montre-moi ce que Mahomet a apporté de
nouveau, et tu ne trouveras que des choses méchantes et inhumaines, comme son ordre de diffuser
par les moyens de l’épée la foi qu’il professait 1 ».
La conférence a suscité des réactions diverses et elle a été à l’origine d’une polémique qui
a pris, très vite, des proportions considérables. Dans de nombreux pays musulmans, des voix se
sont élevées pour soupçonner le pape de considérer l’islam comme « un fauteur de violence » ;
certaines voix ont dénoncé une nouvelle Croisade contre l’islam, d’autres encore, à l’instar du
recteur de la mosquée de Paris Dalil Boubakeur, ont reproché au pape de ne pas connaître l’Islam
et, enfin, certaines voix ont même exigé du Vatican des excuses 2. Un mois plus tard, au jour près,
le 13 octobre 2006, trente-huit dignitaires et intellectuels musulmans, de différents pays et de
différents courants, ont écrit une lettre ouverte à Benoit XVI en guise de réponse à sa conférence.
Intitulé Open Letter to the Pope, ce texte a été publié sur : www.islamicamagazine.org. Une année
plus tard, le 13 octobre 2007, cent trente-huit intellectuels et dignitaires religieux musulmans ont
écrit une autre lettre ouverte à tous les responsables des Églises chrétiennes dans le monde : A
Common Word between Us and You 3. Nous analyserons dans cet article seulement la première
lettre écrite en 2006.
b. La lettre ouverte
La lettre ouverte est un texte qui se présente dans une scénographie épistolaire. Elle
apparaît souvent sous la forme d’une lettre privée. Elle n’est pas écrite à n’importe quel moment,
par n’importe quel scripteur et elle n’est pas adressée à n’importe quel allocutaire non plus 4. Le
scripteur « se présente » souvent comme « une conscience » de sa communauté, un porte-parole
doté d’un capital symbolique ou un citoyen qui mobilise une compétence ou une légitimité
particulière pour intervenir dans le débat public. En général, le scripteur s’adresse à un allocutaire
bien déterminé socialement, culturellement, idéologiquement, etc. Par ailleurs, la lettre ouverte est
écrite et publiée à un moment précis – période critique de crise ou de tension. Elle cherche à
avertir l’allocutaire et l’opinion publique de façon générale et à attirer leur attention sur un
moment de basculement possible vers le pire ou l’irréversible, pour redresser un tort 5… Enfin, la
lettre ouverte se caractérise par sa dimension tropique et sa triangulation. Il existe toujours une
forme d’indirection dans ce genre textuel puisque, en plus de l’allocutaire explicitement nommé et
désigné, il y a d’autres allocutaires indirects qui représentent autant les vrais destinataires du
message véhiculé par le texte épistolaire6.
1
Voir : www.gric-international.org.
Ibid.
3
Texte consultable sur : www.acommonword.com et www.islamicamagazine.org.
4
Ruth Amossy, L’argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2009 [2006], 220.
5
Ibid., p. 221.
6
Mohamed Saki, « Construction des auditoires et scénographie dans What we are fighting for. A letter from
America », dans David Banks (dir.), Le texte épistolaire du XVIIe siècle à nos jours. Aspects linguistiques, Paris,
L’Harmattan, 2013, p. 189-207.
2
2
Dans cet article, la lettre ouverte sera considérée comme une scène publique d’une
discussion contradictoire ; elle est un fragment d’un échange initié par la conférence de Benoit
VXI à Ratisbonne ; par conséquent, dans son analyse, l’interdiscours joue un rôle important car
nous sommes en présence de deux discours, un discours second, celui de la lettre ouverte, qui
réagit et répond à un premier discours, celui de Benoit XVI. De plus, en raison de la dimension
tropique de la lettre ouverte, les signataires s’adressent à un auditoire complexe, composé, bien
sûr, de leur allocutaire premier, le pape qui, cela va sans dire, remplit dans ce texte une fonction
métonymique. Les scripteurs s’adressant, à travers lui, à tous les catholiques, et partant, à
l’occident. Enfin, les scripteurs s’adressent également à tous les musulmans qui ont réagi avec
violence au discours du pape pour s’instituer comme des partenaires acceptables du débat et pour
donner, ainsi, une image plus paisible de la oumma musulmane.
c. La réfutation
La réfutation constitue un acte réactif argumentatif d’opposition, fondamentalement
polyphonique et dialogique. Elle présuppose un acte d’assertion préalable qu’elle conteste et
auquel elle s’oppose. La réfutation est un facteur de polémicité et elle a une force argumentative
indéniable7. Jacques Moeschler définit la réfutation comme un acte illocutoire complexe dans
lequel « [l]a séquence argumentative est composée d’un argument de contenu q et d’une
conclusion de contenu non-p. Si q est argument pour non-p, c’est que son statut vérifonctionnel ne
prête pas à discussion [...]. Une réfutation est constituée d’un acte d’assertion non-p et d’un acte
de justification q8 ».
L’acte réfutatif établit une relation d’opposition et de contradiction entre le contenu de la
réfutation et celui de l’assertion précédente ; par conséquent, réfuter signifie rejeter une certaine
conclusion ou bloquer le mouvement argumentatif qui y mènerait 9. La réfutation peut englober
toutes les formes de rejet explicites d’une position, de disqualification d’un adversaire ou
d’invalidation de son discours. Réfuter le discours d’un autre passe par la mise en évidence des
failles dans sa parole et dans ses arguments et par la mise en contradiction de ses dires et de ses
actes en rapport, plus ou moins direct, avec le thème en débat. En somme, avec la réfutation, nous
avons affaire à un mode de raisonnement qui consiste à refuser ou à repousser une thèse en
prouvant sa fausseté. À la suite de Moeschler, nous différencions trois types de réfutations : « les
rectifications, les réfutations propositionnelles et les réfutations présuppositionnelles 10 ». La
rectification consiste, pour le locuteur, à réfuter un constituant d’un énoncé préalable et à apporter
son savoir et son expérience pour compléter ceux de son interlocuteur. La rectification n’est pas
nécessairement polémique, elle s’apparente davantage à un réajustement. La réfutation
propositionnelle implique le rejet de l’énoncé dans son ensemble, et non plus seulement de l’un
de ses constituants. Avec la réfutation présuppositionnelle, le locuteur rejette et disqualifie ce qui
n’est pas explicitement énoncé mais ce qui est, selon lui, présupposé et implicite.
2. Les actes réfutatifs dans Open letter to the Pope
Dans Open Letter to the Pope, les actes réfutatifs prennent essentiellement les formes
syntaxiques suivantes : la négation, la concession et la question rhétorique. L’analyse de ces actes
7
Gisèle Losier, « Les mécanismes énonciatifs de la réfutation », Revue québécoise de linguistique, vol. 18, n° 1,
1989, p. 109-127 ; Christine Nivet, « Le Trajet argumentatif, assertion, raisonnements, lieux communs et
réfutation », La linguistique, vol. 32, n° 2, 1996, p. 11-33.
8
Jacques Moeschler, Dire et contredire. Négation et acte de réfutation dans la conversation, Berne, Peter Lang.
1982, p. 132.
9
Gisèle Losier, « Les mécanismes énonciatifs de la réfutation », art. cit., p. 42.
10
Jacques Moeschler, Dire et contredire, op. cit., p. 87-88.
3
gagnera en clarté si on prend en considération la dimension intersubjective et spéculaire de la
lettre ouverte en tant que genre textuel. En effet, la lettre ouverte se caractérise par l’interpellation
d’un allocutaire plus ou moins clairement déterminé, par un travail de figuration et la mise en
scène d’un ethos appropriés à la nature de la relation intersubjective qui s’établit entre scripteur et
allocutaire11. De l’ethos mis en scène dans notre ouverte et du travail de figuration qui s’y effectue
dépendent, dans une large mesure, la nature des actes réfutatifs et de leurs enjeux.
a. Ethos, travail de figuration et réfutation
Pour Brown et Levinson12, tous les actes de langage peuvent être, à un titre ou à un autre,
menaçants, pour la face de l’interlocuteur. En l’occurrence, les faces sont des cibles de menaces
permanentes, raison pour laquelle elles sont l’objet d’un désir de préservation. Par conséquent, les
interlocuteurs réalisent un « travail de figuration » (face-work) pour que leurs actes de parole ne
fassent perdre la face à personne en remplaçant, par exemple, les formulations les plus directes et
les plus menaçantes d’un acte par d’autres qui le sont moins ou pas du tout.
L’un des soucis des signataires de la lettre ouverte semble être de réfuter avec courtoisie,
d’exprimer le désaccord et d’invalider certains arguments de Benoit XVI sans le disqualifier ni
utiliser des arguments ad personam. En tant qu’acte de parole, la réfutation peut troubler «
l’harmonie relationnelle » entre les signataires et le pape puisque réfuter c’est faire signe vers une
vérité que l’allocutaire ne détient pas et lui signifier qu’il a tort, courant ainsi le risque de lui faire
perdre la face. Tout au long de ce texte, les scripteurs s’emploient à construire un ethos qui
correspondrait à la finalité pragmatique et communicative de leur échange avec leur allocutaire
principal. Les scripteurs de cette lettre ouverte mettent en scène un ethos de modération et ils
affichent leur souci d’établir un rapport apaisé et bienveillant avec Benoit XVI en utilisant, pour
cela, diverses stratégies rhétoriques et discursives pour le disposer favorablement à leur parole.
Dans Open Letter to the Pope, le travail de figuration, qui consiste à expurger la lettre de
ce qui pourrait s’apparenter à des actes de langages menaçants et d’en atténuer la portée,
commence dès la séquence d’ouverture de la lettre :
1) Your Holiness,
With regards to your lecture at the University of Regensburg in Germany on September 12, 2006,
we thought it appropriate, in the spirit of open exchange, to address your use of a debate between
the Emperor Manuel II Paleologus and a “learned Persian” as the starting point for a discourse on
the relationship between reason and faith. (Nos italiques)
Le souci de préserver la face du pape s’exprime par l’emploi du relationème « Your Holiness 13 ».
Le choix de ce vocatif implique que les scripteurs reconnaissent au pape son statut institutionnel,
montrant ainsi leur déférence et l’estime qu’ils lui portent ; en outre, ce relationème contribue à
maintenir la distance sociale que l’on est censé respecter à l’égard du souverain pontife. De prime
abord donc, les signataires du texte n’inscrivent pas leur rapport dans une perspective agonistique
de contestation ou de rejet. Au contraire, le relationème « Your Holiness » est censé augurer d’un
échange ouvert et respectueux, loin de toute disqualification intempestive et de toute contestation
irrespectueuse.
À plusieurs reprises, les scripteurs recourent à des amadoueurs et ils produisent à l’endroit
de Benoit XVI des compliments, des éloges et de nombreux actes de parole gratifiants :
11
Ruth Amossy, « L’ethos au carrefour des discipline : rhétorique, pragmatique, sociologie des champs », dans
Ruth Amossy (dir.), Images de soi dans le discours, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1999, p. 129-154.
12
Penelope Brown et Stephen Levinson, Politeness. Some universals in language usage, Cambridge, Cambridge
University Press. 1987.
13
Catherine Kerbrat-Orecchioni, Les actes du langage dans le discours. Théorie et fonctionnement, Paris,
Armand Colin, 1992, p. 165.
4
2) As the leader of over a billion Catholics and moral example for many others around the globe,
yours is arguably the single most influential voice in continuing to move this relationship forward
in the direction of mutual understanding. (Nos italiques)
3) Muslims also appreciated your unprecedented personal expression of sorrow, and your
clarification and assurance. (Nos italiques)
En raison de la nature intrinsèquement intersubjective de tout acte de parole et de la dimension
spéculaire de la lettre ouverte, il va de soi que la production de ces actes de langage a une double
fonction. Elle vise à dissiper toute menace à la face du pape et à permettre aux scripteurs
d’afficher un ethos de modération :
4) Upon this sincere and frank dialogue we hope to continue to build peaceful and friendly
relationships based upon mutual respect, justice, and what is common in essence in our shared
Abrahamic tradition. (Nos italiques)
La réfutation constitue une prise de position sur le contenu de ce qui a été dit. Elle est également
une remise en question partielle ou totale de l’édifice argumentative de l’autre. Elle induit un
positionnent axiologique puisqu’elle sous-entend, par la force des choses, une distanciation vis-àvis de l’allocutaire. Cependant, dans la lettre ouverte analysée dans ce travail, la distanciation est
contrebalancée par l’expression répétée d’une « solidarité » axiologique avec le Pape, la religion
et l’institution qu’il représente ; les scripteurs affichent leur bienveillance et leur déférence et ils
ne cherchent pas à adopter une position de défiance ni d’autorité vis-à-vis de lui.
Pour marquer leur objectivité, leur prévenance et les égards qu’ils ont pour le pape et sa
parole, les signataires citent de nombreux passages de la conférence papale et, ainsi, laissent
entendre sa voix. Ils ne recourent pas au discours indirect qui a l’inconvénient de reformuler en
modifiant parfois les mots du discours initial. Ce choix dispose d’un autre avantage, celui de lever
tout soupçon de déformer les paroles du pape ou de les dénaturer. De plus, la parole du pape citée
n’est pas accompagnée de qualifications dépréciatives car les verbes qui l’introduisent sont
toujours neutres et ils ne portent aucun jugement sur les fragments cités : « You mention », « You
also say », « You quote », « You refer at one point ».
En ménageant ainsi la face du pape et en le présentant positivement, les signataires
cherchent à maintenir une relation intersubjective harmonieuse, à mettre en discours un ethos
modéré et bienveillant afin que leur l’argumentation soit efficace. Ils ne saturent pas leur texte
d’axiologiques négatifs ; au contraire, ils mettent au crédit du pape des qualités positives et ils ne
lui attribuent aucune pensée sciemment désobligeante, blessante ou négative à l’endroit de leur
religion. En fin de compte, en affichant ainsi un tel ethos, ils cherchent à ce que leur parole soit
crédible, audible et digne d’être discutée.
Dans cette double opération qui consiste à mettre en discours un ethos de modération et à
ménager la face de l’allocutaire principal, les signataires se présentent comme des partenaires
respectueux et dignes d’échanger avec le pape. Ils défendent leur cause sans manquer de respect à
leur allocutaire, ils réfutent ce qu’ils estiment être des déformations et des représentations erronées
de l’islam tout en donnant à leur argument un aspect objectif et neutre afin de montrer qu’ils sont
en train d’énoncer du Vrai 14.
Cette stratégie rhétorique vise à présenter la parole des signataires comme une parole
tempérée et modérée, qui récuse l’enfermement doctrinaire et les partis pris partisans a priori. En
outre, l’ethos de modération est indissociable de l’ethos d’objectivité ; les signataires veulent ainsi
montrer qu’ils énoncent leur parole à partir d’un lieu neutre et qu’ils ne cherchent pas à imposer
14
Roselyne Koren, « Argumentation, enjeux et pratique de l’ “engagement neutre” », Semen, n°. 17, 2004. En
ligne : http://semen.revues.org/2308.
5
une asymétrie intersubjective. En affichant un ethos et en préservant la face de leur allocutaire, les
signataires se positionnent en précisant au nom de quoi ils parlent et en au nom de quels valeurs et
principes ils argumentent et réfutent. Ils précisent, subrepticement également, qu’ils n’énoncent
pas des vérités tributaires d’une épistémie régionale mais qu’ils dialoguent et qu’ils argumentent
sous la jurisprudence de valeur incontestées et universelles.
Il nous a semblé primordial de mettre en évidence la nature de la relation intersubjective
qui lie les signataires de Open Letter et leur allocutaire principale, l’ethos qui en émerge et le
travail de figuration qui la caractérise avant d’analyser les formes syntaxiques que prennent les
actes réfutatifs dans ce texte. En soi, une forme syntaxique ne peut jeter un éclairage suffisant sur
la force argumentative d’un énoncé, seule la prise en compte de ce qui se trame au-delà du niveau
strictement syntaxique peut nous permettre de saisir la nature et les enjeux argumentatifs de telle
ou telle forme syntaxique.
Maintenant que nous avons esquissé les contours de l’ethos des scripteurs et jeté un
éclairage sur la nature de la relation intersubjective qui les lie à leur interlocuteur principal, nous
procéderons à l’analyse des trois formes syntaxiques que prend l’acte réfutatif dans cette lettre
ouverte, en commençant par la négation, puis en enchainant avec la concession et en terminant par
les questions rhétoriques.
b. Réfutation et négation
La négation peut-être descriptive, polémique ou métalinguistique15. Nous avons relevé cinq
énoncés négatifs ; quatre négations polémiques et une négation métalinguistique. Ces deux types
de négations représentent une forme de contre-argumentation qui laisse entendre deux discours
antonymiques :
5) There is no compulsion in religion was not a command to Muslims to remain steadfast in the face
of the desire of their oppressors to force them to renounce their faith, but was a reminder to
Muslims themselves, once they had attained power, that they could not force another’s heart to
believe. There is no compulsion in religion addresses those in a position of strength, not weakness.
(Nos italiques)
6) The aforementioned instructions were not later at all. Moreover, the emperor’s statements about
violent conversion show that he did not know what those instructions are and have always been.
(Nos italiques)
Notons que dans les énoncés 5 et 6, la négation polémique s’inscrit dans un mouvement
argumentative qui se déploie en deux temps ; d’abord, les signataires contestent la validité de ce
qui a été affirmé dans le discours du pape avant d’apporter une rectification ou de rétablir ce qui
est, de leur point de vue, la vérité. Le deuxième temps de ce mouvement argumentatif est signalé
par les connecteurs « but » et « moreover ». Ce mouvement argumentatif sert autant à contester et
à invalider ce qui a été dit auparavant qu’à instruire l’allocutaire, en l’occurrence le pape, et à
pointer, de façon plus ou moins implicite, sa méconnaissance – pour ne pas dire son ignorance –
de l’islam.
7) If a religion regulates war and describes circumstances where it is necessary and just, that does not
make that religion war-like, anymore than regulating sexuality makes a religion prurient. (Nos
italiques)
15
Hennig NØlke, « Ne pas : négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son interprétation »,
Langue Française, n° 94, 1994, p. 48-67.
6
8) Muslims have not to our knowledge endorsed the “experts” you referred to, or recognized them as
representing Muslims or their views. (Nos italiques)
Dans 5 et 6, les signataires recourent à une réfutation propositionnelle puisqu’ils rejettent l’énoncé
dans son ensemble, et non pas uniquement l’un de ses constituants. Dans 7 et 8, en revanche, la
négation polémique s’accompagne d’une réfutation présuppositionnelle : dans 7, les scripteurs
prêtent à Benoit XVI ce qu’il n’a pas affirmé dans son discours et ils sous-tendent qu’il a
ouvertement soutenu que l’islam est une religion belliqueuse. Dans 8, ils insinuent que le pape a
cité des « experts » de l’islam qui seraient unanimement reconnus par tous les musulmans et dont
la compétence serait largement reconnue.
L’énoncé 9 est le seul exemple présentant un cas de négation métalinguistique dans cette
lettre :
9) We would like to point out that “holy war” is a term that does not exist in Islamic languages. Jihad,
it must be emphasized, means struggle, and specifically struggle in the way of God. This struggle
may take many forms, including the use of force. (Nos italiques)
Les scripteurs dissocient le mot Jihad de ses connotations négatives et rappellent son sémantisme
originel. Nous notons que cet énoncé négatif est introduit par une forme de politesse désactualisée
« we would like to » qui met en évidence le souci de ménager la face du pape, de maintenir la
déférence affichée dès le début de la lettre et de réfuter sans perturber l’harmonie de la relation
intersubjective qu’ils instaurent avec leur allocutaire. Pour cela, ils tentent de faire la distinction
entre ce qui est dit et la figure de celui qui l’a dit afin que la réfutation exprimée par la négation
polémique soit une contre-parole mais qui ne s’en prend pas au pape.
c. Réfutation et concession
Nous avons relevé six énoncés concessifs. Il y a donc presque autant d’énoncé négatifs
que d’énoncé concessifs. Il existe, dans cette lettre une grande proximité illocutoire entre l’acte
réfutatif et l’acte concessif. L’importance de la concession qui est à mi-chemin entre l’approbation
et la désapprobation, l’accord et le refus s’explique en grande partie par le choix de la stratégie de
l’obliquité adoptée par les scripteurs et par la mise en scène d’un éthos de modération 16.
10) […] we thought it appropriate, in the spirit of open exchange, to address your use of a debate
between the Emperor Manuel II Paleologus and a “learned Persian” as the starting point for a
discourse on the relationship between reason and faith. While we applaud your efforts to oppose the
dominance of positivism and materialism in human life, we must point out some errors in the way
you mentioned Islam as a counterpoint to the proper use of reason, as well as some mistakes in the
assertions you put forward in support of your argument. (Nos italiques)
11) In the Islamic spiritual, theological, and philosophical tradition, the thinker you mention, Ibn Hazm
(d. 1069 CE), is a worthy but very marginal figure, who belonged to the Zahiri school of
jurisprudence which is followed by no one in the Islamic world today. (Nos italiques)
12) As with the rules of war, history shows that some Muslims have violated Islamic tenets concerning
forced conversion and the treatment of other religious communities, but history also shows that
these are by far the exception which proves the rule. (Nos italiques)
16
Jean-Claude Anscombre, « Pour autant, Pourtant (et comment). À petites causes, grands effets », Cahiers de
linguistique française, n° 5, 1983, p. 37-85 ; Marie-Annick Morel, La concession en français, Paris, Ophrys,
1996.
7
Dans l’énoncé 10, les signataires affichent leur accord avec le pape dans son opposition à
l’hégémonie du matérialisme et du positivisme mais ils expriment un désaccord, tout de même, en
signalant que son point de vue est, en partie, erroné. Ils font suivre, aussitôt, leur accord préalable
par une prise de distance et une critique à peine déguisées. La convergence des points de vue sur
un aspect du débat prépare en somme l’énonciation d’un désaccord profond sur le sujet principal
du débat car ils reprochent à Benoit XVI de ne pas assez connaître la place que l’islam accorde à
la raison.
Dans l’énoncé 11, l’une des sources sur laquelle le pape s’appuie pour parler de la place
de la raison dans l’islam n’est pas ouvertement rejetée ni disqualifiée ; cela aurait impliqué le rejet
et la disqualification de l’argument du pape lui-même sans ménagements ni égards. L’emploi des
constructions concessives permet aux scripteurs de reconnaitre la valeur et l’importance du
philosophe musulman que Benoit XVI cite et de rappeler en même temps qu’il est une figure
marginale dans la pensée musulmane. Par voie de conséquence, Ibn Hazm n’est pas représentatif
de l’ensemble de cette pensée et toute argumentation qui s’y appuie est faible, et elle est
partiellement, sinon plus, irrecevable. Une telle prise de position signifie qu’un vrai dialogue ne se
fera qu’avec les vrais représentants de l’islam – c’est-à-dire les scripteurs de la lettre et les
institutions qu’ils représentent – et non avec des figures marginales. Dans 12, les scripteurs
déclarent emphatiquement être en accord avec le pape mais ils lui reprochent, toutefois, de choisir
des exemples et des sources qui renforcent son point de vue.
La concession se déploie en deux mouvements argumentatifs : exprimer un accord et
afficher un désaccord ; le premier mouvement n’est, au fond, qu’un accord et une approbation
partiels qui est suivi immédiatement par le second mouvement qui est une rectification et une
réfutation. Il s’agit, bien entendu, d’un procédé contre-argumentatif qui donne l’impression de
faire un pas vers leur allocutaire sans pour autant perdre leur avantage.
Dans ce texte, les énoncés concessifs simulent un accord partiel, mais rejettent les
conclusions que Benoit VXI tire concernant l’islam et sa nature. L’approbation et de l’accord
préalables sont restreints et suspendus, et leur portée est limitée ; par conséquent, ce qui semble un
pas vers l’allocutaire n’est, en fin de compte, que prise de distance. En effet, dans les énoncés
concessifs, les signataires reformulent, dans un premier mouvement, les propos du pape et leur
reconnaissent une certaine pertinence mais dans le mouvement suivant, ils la nuancent,
l’amendent et donc la sapent implicitement. Avec la concession, les signataires ne renoncent pas à
réfuter les arguments du pape, ils opèrent seulement un recul stratégique momentané ; ils font
mine de partager son point de vue pour lui opposer un autre argument qui est plus puissant.
La relative fréquence de la concession dans ce texte s’explique, en grande partie, par
l’opération conjointe de construction d’un ethos de modération et de préservation de la face de
l’allocutaire principal. Les scripteurs ne refusent pas le débat et ils ne récusent pas entièrement la
position du pape ; mais une fois la concession faite, ils remettent en question la validité de
l’argument du pape, ils rectifient ce qu’ils considèrent comme des erreurs et ils rétablissent ce
qu’ils estiment la vérité sur leur religion. Grâce à la concession, ils peuvent afficher à la fois un
ethos de modération et un éthos de fermeté. Malgré les apparences d’un accord, ce qui prime dans
les énoncés concessifs demeure leur second mouvement, celui dans lequel les scripteurs mettent
en litige les piliers de l’édifice argumentatif de Benoit XVI et montrent les lacunes de son
raisonnement.
Par ailleurs, la relative fréquence de la concession participe de la mise en place d’une
stratégie de l’obliquité par les signataires de ce texte puisqu’ils affichent en même temps deux
positions contraires : ils expriment leur accord et leur désaccord. Ils situent ainsi leur parole au
milieu d’un spectre qui a comme deux bornes : l’approbation et l’alignement sur la position de
l’allocutaire d’une côté et, de l’autre, le rejet et la désapprobation.
La stratégie de l’obliquité leur permet de concéder à l’allocutaire qu’il a raison sur une
partie de son argument avant de lui opposer un contre-argument qui atténue, pour le moins, la
8
validité de son point de vue. Pour cette raison, nous estimons que la concession prend, dans ce
texte, la forme d’un simulacre d’accord qui a pour finalité de minimiser l’argument du pape, de
révéler ses limites et, surtout, de préparer son invalidation. Bien que l’ensemble du point de vue
de l’allocutaire ne soit pas rejeté et réfuté, il n’en demeure pas moins vrai qu’il est sérieusement
remis en question.
Avec la concession, les signataires indiquent que l’ensemble des arguments du pape n’est
pas antagonisé et ils ne lui opposent pas une fin de non-recevoir définitive ; toutefois, ils amorcent
bien un mouvement réfutatif et contradictoire même si l’opposition entre les deux points de vue et
la contradiction mises en évidence par la concession semblent moins agonistiques, plus édulcorées
et plus modérées qu’avec la réfutation. Au fond, les énoncés concessifs réfutent « en positif » ce
qu’un énoncé réfutatif aurait rejeté « négativement ». Avec ce choix syntaxiques, les scripteurs
évitent les possibles conséquences négatives de l’expression du désaccord sur le jeu de faces qui
se trouve au centre de cette interlocution. La divergence, ainsi circonscrite, met moins en danger
le travail de figuration et la face de l’allocutaire et préserve également l’ethos de modération dont
les scripteurs ne veulent pas se départir.
d. Question rhétorique
Les questions rhétoriques sont l’un des procédés d’indirection utilisés dans cette lettre
pour ménager la face de l’allocutaire sans pour autant renoncer à exprimer le désaccord et à
réfuter ce qu’il a soutenu auparavant.
13) Is it not self-evident that spilling innocent blood goes against mercy and compassion?
14) When God drowned Pharaoh, was He going against His own Nature? (Trouver le passage complet)
Avec les questions rhétoriques, nous avons affaire à des actes antithétiques mais qui ne
l’affirment pas trop. En en ayant recours aux questions rhétoriques, les signataires cherchent,
certes, à atténuer la force de l’acte de réfutation mais ils invitent également leur allocutaire à
reconstituer dans son for intérieur la réponse que ces questions sous-entendent et à reconnaître, in
fine, qu’il s’est trompé. En dépit de leur indirection en tant qu’acte réfutatif et de la visée
pragmatique de ménager la face de l’allocutaire, les deux questions rhétoriques relevées dans cette
lettre ouverte pointent l’insuffisance de la parole du pape, les lacunes de son raisonnement. Elles
orientent les réponses.
3. Mésentente et / ou dialogue de sourds ?
Les scripteurs de cette lettre ouverte mettent en scène un échange bienveillant entre des
individus rationnels, débattant en toute neutralité et cherchant à atteindre un accord et même un
consensus qui, selon l’éthique de la discussion habermassienne, est l’idéal régulateur intrinsèque à
la raison communicationnelle17. Cela suppose que la relation d’intersubjectivité qui lie les
signataires à leur allocutaire est symétrique et libre de toute contrainte et que la situation
discursive est idéale. Pour autant, les différents actes réfutatifs de ce texte montrent bien que
l’interlocution est irréductible au consensus. Au contraire, ils montrent qu’il existe des désaccords
et des divergences qui ne laissent pas entrevoir un accord possible, bien que les scripteurs
cherchent à en minimiser l’ampleur. Ce constat soulève la question suivante : avons-nous affaire à
un dialogue de sourds ou l’expression d’une mésentente ?
17
Jürgen Habermas, De l'éthique de la discussion, trad. de Mark Hunyadi, Paris, Flammarion, 1991.
9
Pour Marc Angenot, le dialogue de sourds décrit la difficulté qu’ont deux partenaires à
communiquer efficacement 18 ; il n’est pas une simple « incompréhension » passagère que l’on
peut pallier ou surmonter en employant à une « rationalité commune ». Il désigne l’incapacité
totale dans laquelle se trouvent des débatteurs à reconnaitre à leur adversaire un semblant de
raison et à comprendre «leurs raisonnements réciproques parce qu’ils n’usent pas du même code
rhétorique 19 ». Jacques Rancière définit la mésentente comme : « un type déterminé de situation
de parole : celle où l’un des interlocuteurs entend et n’entend pas ce que dit l’autre 20 ». La
mésentente n’est pas un simple désaccord ou malentendu non plus ; elle est intrinsèquement liée à
cette capacité à mettre en litige et à signaler le caractère litigieux de ce qui est donné comme allant
de soi. La mésentente ne porte pas seulement sur les mots, mais aussi sur la situation de parole, le
statut des interlocuteurs l’un par rapport à l’autre ; au fond, elle ne porte pas sur l’argumentation,
mais sur l’argumentable, sur la présence ou non d’un objet commun aux interlocuteurs 21.
Les deux auteurs s’opposent, chacun à sa manière, à la théorie habermassienne de l’agir
communicationnel et à l’idée du consensus comme idéal régulateur des débats ; ils s’intéressent à
la même question à partir de deux points de vue différents : l’expression du désaccord et l’absence
d’un accord sur les objets mêmes du débat. Ils ne considèrent pas le dissensus, le désaccord et « le
dialogue de sourds » comme des aberrations ou comme un déficit intellectuels, psychiques, etc.
Les scripteurs de Open Letter prennent la conférence de Ratisbonne, et notamment les
passages portant sur l’islam, comme l’objet de leur interlocution avec Benoit XVI. Les diverses
formes que prend la réfutation dans leur texte mettent en évidence la dissonance des points de
vue, la divergence dans la formulation de l’objet du débat et de sa définition même. Il y a bel et
bien une mésentente et non seulement un simple désaccord ou malentendu car il s’agit d’une lutte
de deux mondes perceptifs. Les signataires du texte utilisent les actes réfutatifs comme moyen de
recadrage du débat afin de loger dans la représentation de l’islam dans le discours de Ratisbonne,
une autre représentation – un autre monde perceptif – qu’ils estiment plus conforme à la réalité de
leur religion. Ce qui apparait avec force est alors la dissymétrie entre les deux parties de cet
échange. Certes, les scripteurs ne disqualifient pas ouvertement la parole du pape, mais en réfutant
ses propos sur l’islam et en remettant en question subrepticement les sources sur lesquelles il s’est
appuyées pour développer son argumentation, ils mettent en litige le bienfondé de sa parole et
indirectement sa légitimité à en parler.
Dans leur texte, les signataires adoptent la stratégie de l’obliquité et évitent ainsi d’entrer
en conflit direct avec Benoit XVI ; ils n’usent pas d’une logique argumentative irrémédiablement
incompatible avec celle de leur allocutaire et ils n’affichent pas, en apparence, un désaccord
insurmontable. Au contraire, ils affichent leur bonne foi, leur déférence et ils rappellent qu’ils
utilisent une raison argumentative justiciable des mêmes critères transcendantaux de validité
rationnelle que le pape, donnant ainsi le gage de leur objectivité et de leur ouverture d’esprit. De
ce point de vue, les scripteurs utilisent un même code rhétorique que leur allocutaire, c’est-à-dire
qu’ils emploient un ensemble de règles communes de ce qui est « argumentable, connaissable,
débattable et persuasible22 ». Ils se mettent, avec lui, sous le régime d’une raison universelle et
transcendantale. Cela nous éloigne, a priori, d’un dialogue de sourds parce que le fait d’utiliser le
même code rhétorique et de se soumettre à la même jurisprudence argumentative éloigne le risque
des coupures argumentatives dans cette lettre.
Toutefois, à travers les divers actes réfutatifs employés, les signataires de la lettre ouverte
n’ont de cesse d’invalider une partie de l’argumentation du pape afin de prouver qu’elle ne
fonctionne pas correctement. Pour cela, davantage que d’un dialogue de sourds, il s’agit dans cette
18
Marc Angenot, Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris, Mille et une nuits, 2008, p. 10.
Ibid., p. 15.
20
Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995, p. 12.
21
Jacques Rancière, Et tant pis pour les gens fatigués. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 573.
22
Marc Angenot, Dialogues de sourds, op. cit., p. 15.
19
10
lettre de l’expression profonde d’une mésentente. L’éthos de modération, l’invitation à un
dialogue ouvert et bienveillant, le travail de figuration qui se déploie tout au long de cette lettre
n’épuisent pas le dissensus, aussi raisonnable soit-il. Ils n’évitent pas à cette lettre d’être soustendue par une topographie symbolique à deux pôles qui polarise les points de vue en deux
visions irréconciliables de l’islam. Les actes réfutatifs dans cette lettre ouverte supposent que la
conférence du pape comporte des erreurs de catégories, parmi lesquelles l’essentialisation, selon
les signataires, de la violence en islam, la négation de l’importance de la raison dans leur religion
et l’importance accordée à des figures mineures ou à des sources partiales. La finalité des actes
réfutatifs est d’établir LA vérité sur l’islam et de recadrer le débat, le reformuler autrement et
d’amener l’allocutaire principale sur leur propre terrain. Malgré toutes les précautions que les
signataires prennent, les procédés d’amadouage et de préservation de la face de leur allocutaire
principal, la mésentente n’est pas pour autant éradiquer. Bien qu’ils cherchent à éviter la
polarisation extrême, quelque chose d’irréductible, qui indique un décalage de perception et de
représentation du monde, subsiste néanmoins
Conclusion
Tout au long de cette lettre, les signataires procèdent en deux temps : ils citent ou
rappellent la parole du pape pour s’en distancier en la récusant ou en la rectifiant. Ce faisant, ils ne
se départent pas d’une bienveillance et ils soulignent qu’ils respectent les règles communes de
l’argumentable et du débattable. Ils commencent par adopter une position approbative et ils se
remettent, en apparence, à une raison commune avant d’introduire un désaccord et de réfuter, in
fine, la totalité ou une partie l’argument de Benoit XVI.
Les formes que prend la réfutation sont indissociables de l’ethos complexe qui émerge de
ce texte : un ethos de modération, celui de partenaires de débat impartiaux, et un ethos de fermeté,
celui des défenseurs d’une cause sans pour autant s’enfermer dans une position doctrinaire de
donneurs de leçons. Les signataires affichent leur souci de dialoguer et d’argumenter sous la
jurisprudence de valeurs incontestées et universelles. Ils n’ont de cesse de signaler qu’ils ne sont
pas aveuglés par leurs passions ou leur appartenance religieuse quand ils expriment leur désaccord
et leurs divergences de vues avec Benoit XVI. La lettre prend la forme d’un face-à-face courtois,
qui évite le procès d’intention et les attaques ad hominem ; elle abonde en actes gratifiants de la
face du pape et elle utilise, pour cela, la stratégie de l’obliquité, les concessions et les questions
rhétoriques. Le souci de ménager la face de leur interlocuteur principale explique la presque
absence de réfutation présuppositionnelle, dont nous n’avons relevé que deux occurrences. Les
actes réfutatifs dans ce texte se présentent comme la tentative de fournir un nouvel éclairage sur le
sujet du litige et d’élargir le débat en apportant des précisions que Benoit XVI semble avoir omis
ou qu’il semble ignorer ou méconnaître. Dans cette lettre, l’acte réfutatif n’a pas une finalité
agonistique et il équivaut à un travail de recadrage qui propose, et impose, une autre grille de
lecture et qui loge un autre monde perceptif.
Enfin, l’analyse des actes réfutatifs a montré que la polémicité et le dissensus ne signifient
pas nécessairement un dialogue de sourds mais juste l’expression d’une mésentente, puisque les
scripteurs utilisent le même code rhétorique et la même raison argumentative que leur allocutaire
principal. Ils ne cherchent pas instaurer un consensus mais à exprimer un différend et un
désaccord ; ils ne polarisent pas à l’extrême la dissymétrie de leur position mais ils ne nient pas la
divergence des points de vue non plus. La polémicité consubstantielle à tout acte réfutatif est
neutralisée parfois, dans cette lettre ouverte, par des accords partiels, des concessions ; cela évite à
ce texte de tomber dans une rhétorique éristique et agonistique ; cela permet également à ses
signataires de co-construire polyphoniquement l’objet du débat et de délimiter les contours d’une
communauté dissensuelle.
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