Mardis du Courrier de Russie #5 Les sanctions économiques de
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Mardis du Courrier de Russie #5 Les sanctions économiques de
Mardis du Courrier de Russie #5 Les sanctions économiques de Babylone à nos jours Moscou 13 janvier 2015 Pierre Kopp Sommaire Introduction............................................................................................................2 A- La Russie peut contester les sanctions économiques.......................................7 1. Le droit international est là pour cela.........................................................8 2. Les autorités russes en semblent convaincues..........................................10 B – A condition de frapper à la bonne porte.......................................................13 1- Le précédent iranien.................................................................................13 2 – Une piste pour la Russie.........................................................................15 Conclusion............................................................................................................18 Introduction Le titre de cette conférence est l’œuvre malicieuse de notre hôte de ce soir, Jean-Félix de la Ville Baugé. Babylone… Pourquoi Babylone ? A-t-il voulu tester mes connaissances historiques en me forçant à couvrir une si longue période dont j’ignore de larges portions ? Le connaissant, c’est bien possible. Peut-être, a-t-il voulu simplement ménager le suspense ? C’est aussi bien possible. Car tout le monde attend d’un orateur français, qui donne une conférence à Moscou - au moment où la France retarde la livraison à la Russie des deux fameux Mistral -, une opinion forte sur les sanctions imposées, par l’Union européenne et par les États-Unis, à la Russie. L’enjeu de ce soir, pour moi, est donc de tenter d’apporter quelque chose de nouveau, d’explorer un angle inattendu sans mettre la salle à feu et à sang. Comment faire pour intéresser sans pour autant prendre trop de risques ? J’ai choisi un point de départ très prudent, presque un peu lâche ou du moins assez hypocrite : J’ai décidé de n’avoir aucun point de vue, aucune opinion sur la situation en Ukraine et sur la politique de la Fédération de Russie. Et par conséquent aucun avis sur le bien fondé des sanctions contre la Russie. Merci ! Au moins nous éviterons d’avoir un Français qui nous fait la leçon, penserons certains Russes dans la salle ! Mais comment allez vous parler quarante cinq minutes si vous n’avez aucune opinion sur ce qui constitue pourtant le titre de votre conférence ? Ne serait-il pas plus sage de passer directement au cocktail ? Non. Je vais quand même tenter de retenir votre attention. Posons, si vous le voulez bien, les choses ainsi. Ne nous emballons pas, je vous propose une simple hypothèse, une sorte de jeu. Suivez-moi un instant. Disons donc que, peu importe, finalement, que l’Union européenne ait tort ou raison de vouloir sanctionner la Russie. Ce n’est pas bien grave, car, de toute façon, quoi que nous pensions, ce n’est pas ce soir que nous ferons changer de position, ni l’Union européenne, ni le gouvernement russe. En revanche, faute de se poser la question de savoir si les sanctions sont justes, posons nous la question de savoir si l’Union européenne a le droit de sanctionner la Russie ? Si comme je le pense, la réponse est NON, alors, nous verrons, que des initiatives originales pourraient être prises par ceux, en Russie, qui contestent le bien fondé des sanctions. J’ai tenté de créer un suspense, espérons que c’est réussi. Et Babylone dans tout cela ? Évidemment, merci Jean-Félix, je ne peux pas éviter Babylone. De Babylone, il me revient le fameux code Hammourabi, du nom du roi de Babylone, 2000 ans avant J.C. Ce code est un recueil de jurisprudences qui – malheureusement pour moi - ne dit rien d’éventuelles sanctions économiques contre les États. Dommage. Il faut dire que la question ne se posait pas en ces termes, à cette époque. Babylone donc encore. Coup de chance, le site de l’ancienne Babylone est situé à 100 km de Bagdad, en Irak. C’est sur ce site qu’était installée la base américaine Alpha 3 durant l’invasion de l’Irak en 2003. Ça y est, j’ai fait un progrès. Je suis passé de Babylone, à Bagdad. De la Mésopotamie à l’Irak. Cela va me faciliter les choses. Suite à son invasion du Koweït, le 2 août 1990, l'Irak a subi un éventail de sanctions économiques internationales. Embargo total — commercial, financier et militaire —, décrété en 1990, puis embargo sur les armes. Cet embargo a été levé, en 2003, par les Nations Unies, après la chute du régime de Saddam Hussein. Ça y est cette fois-ci, je suis dans le sujet. De Babylone à Bagdad, continuons donc notre chemin jusqu’à la Russie. Un adversaire bien connu de la Russie fut Napoléon. Malheureusement, pour mon exposé, ce n’est pas contre la Russie mais contre l’Angleterre que Napoléon mis en place un embargo. Mais comme le même Napoléon envahit aussi la Russie, le fil n’est pas totalement rompu. Comme vous le savez le blocus économique fut l’instrument principal de la lutte de Napoléon 1er contre l’Angleterre. En effet, on n’envahit pas la Grande-Bretagne. Cet embargo déséquilibra l’économie britannique et provoqua en Angleterre de graves désordres sociaux. Pourtant, l’Angleterre n’a pas cédé à Napoléon. Pour être efficace, il eut fallu que le blocus sur l’Angleterre fût strictement appliqué dans toute l’Europe. Ce ne fut pas le cas. L’Angleterre n’est pas tombée mais le blocus entraîna, hélas, une série d’interventions militaires et d’annexions multiples d’où devait naître, notamment, deux conflits qui furent fatals à l’Empereur Napoléon : la guerre d’Espagne et la guerre de Russie. Pour résumer, le blocus de l’Angleterre qui devait affaiblir l’Angleterre et la faire céder – sans employer la force - provoqua finalement la guerre. Vous voyez que l’analogie avec la situation présente n’est pas aussi éloignée qu’on ne pouvait le penser. On le constate donc, l’embargo n’est pas une invention américaine puisque déjà Napoléon l’employait. Force est toutefois de reconnaître qu’il fut érigé au rang d’arme diplomatique absolue par le président américain Woodrow Wilson qui disait , je cite : « Plus qu’un moyen de pression, l’embargo est une arme de guerre et un substitut de guerre. Cette mesure impose à un pays une pression à laquelle, à mon avis, aucune nation ne peut résister ». Nous allons donc parler de guerre et de droit. Nous allons parler de guerre, car les sanctions sont une manière d’obtenir d’un pays ce qu’une guerre lui imposerait sans prendre les risques de la guerre ni en assumer le coût. Lorsqu’on prononce le mot « guerre » au début d’une conférence, la paresse intellectuelle naturelle conduit généralement à citer Clausewitz. Et de répéter inlassablement avec lui que « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens » (Clausewitz, 1830). Cette citation, hyper connue, me semble pourtant parfaitement fausse. En revanche, elle illustre, fort bien, la rigidité de la pensée prussienne. La guerre poursuit les mêmes buts que la politique. Est-ce bien vrai ? La géostratégie moderne, pense le contraire. Les objectifs de la guerre se redéfinissent à chaque étape. Deux exemples. Qui peut croire, qu’au début de la guerre, en 1941, la Russie avait pour objectif de constituer un glacis de pays soviétiques en Europe de l’Est ? L’idée s’est imposée d’elle même avec la défaite allemande. Qui peut penser qu’en 1967, la guerre des six jours victorieusement menée par Israël conduirait ce pays à traîner le boulet des territoires occupés pendant quarante ans et plus. Dans les deux cas, c’est la politique qui s’est adaptée à la guerre et non pas le contraire. De la politique à la guerre, puis de la guerre à la politique, l’Histoire se fraye un chemin aux détours souvent imprévisibles. Pas plus que la guerre, l’arme des sanctions économiques n’est le simple prolongement d’une politique préétablie. Les sanctions ne sont pas la rigide continuation d’une politique antérieure par d’autres moyens, juste un plus agressifs, que la simple diplomatie. Voilà pour la guerre. Nous allons aussi parler de droit, qui est plus mon terrain que celui de la guerre et de la géostratégie. Je vais tenter de me livrer à un raisonnement juridique en votre compagnie. Qu’est-ce qu’est un raisonnement juridique ? On évoque immédiatement les plaideurs de Racine ou les caricatures de Daumier, bref des arguties incompréhensibles où tout et son contraire peut être dit. Le raisonnement juridique vaut pourtant mieux que cela. C’est l’art de partir d’une règle et de l’appliquer à un cas particulier puis de transformer la règle, afin de mieux résoudre les conflits analogues qui se présenteront dans le futur. Le Droit navigue ainsi du général vers le particulier avant de revenir au général. Parler des sanctions contre la Russie nous amènera donc à discuter de droit et de stratégie. Avant de lancer quelques pistes de discussion, permettez-moi d’abord de débrouiller, dans cette affaire de sanctions, qui est qui ? Et qui fait quoi ? Qui ? Les mesures restrictives concernant la Russie sont prises par le Conseil de l’Union européenne en application de la Politique européenne de sécurité commune. Le Conseil de l’Union européenne, est parfois appelé officieusement le Conseil des ministres. Il est l'organe institutionnel exécutif. Y siègent les ministres des États membres de l'Union européenne. Quoi ? Les sanctions contre la Russie sont donc des décisions prises par l’exécutif européen – par son conseil des ministres. Et enfin, est-ce que ces sanctions vont faire changer la Russie ? Il est exact que l’économie russe a subi les conséquences des sanctions. La chute du rouble et la récession sont des manifestations évidentes. Est-ce que la Russie changera pour autant de politique ? On peut en douter et cela n’est pas mon sujet de ce soir. Les uns diront que malgré vingt trois millions de morts la Russie n’a pas cédé à Hitler donc elle ne cédera pas juste par ce qu’on ne trouve plus de yaourts Danone dans les supermarchés. D’autres diront, que yaourts ou pas yaourts, personne ne peut résister aux conséquences de l’arme économique. Voilà j’en ai fini avec les préliminaires. Je l’ai dit, je ne discuterai pas de savoir si ces mesures sont légitimes. En revanche, et c’est mon sujet de ce soir, ces sanctions sont elles légales ? * * * A- La Russie peut contester les sanctions économiques Le droit organise les relations entre les individus dans leurs rapports entre eux et, entre les individus et les choses. Le Droit est un empilement de règles. Parfois un véritable bazar de règles. La tache des juristes est essentiellement de vérifier la cohérence entre les différentes normes. Pensez que lorsque l’assemblée nationale vote un texte de loi, par exemple, celui dit du « mariage pour tous », les juristes doivent vérifier les conséquences de cette loi dans des domaines aussi différents que le droit des successions, celui du droit de la famille ou encore les conséquences de cette nouvelle forme de mariage dans des domaines encore plus atypiques comme le droit agricole. (Je répondrai éventuellement à une question sur ce point si vous insistez.) Ce grand travail de rangement, si j’ose dire, ne concerne que le droit interne, celui émanant de l’assemblée nationale. Mais qu’en est-il des relations entre les États ? 1. Le droit international est là pour cela Pendant longtemps les relations entre les nations furent placées sous le signe de ce que les philosophes appellent « l’état de nature ». On peut décrire, l’état de nature, comme une sorte de cour de récréation en l’absence des surveillants. Dans l'Antiquité, les relations entre États étaient le plus souvent régies par la force. Pensez aux guerres du Péloponnèse qui opposèrent les Cités-États grecques, comme Athènes et Sparte. On ne s’embarrassait même pas de déclarations formelles de guerre pour ne pas perdre l’avantage de la surprise. Certes, en cherchant bien on peut trouver un embryon de droit international dans l’antiquité grecque. En effet, les cités grecques fixaient des règles relatives au traitement des prisonniers de guerre et s'associaient pour gérer en commun des fonctions particulières telles que la gestion du sanctuaire de Delphes. Les Romains, eux, concevaient le jus gentium comme un droit qui s'applique à l'ensemble de l'humanité. Très restrictif pourtant, car il ne concernait que le traitement et la protection des étrangers sur le sol national. Le Moyen-Âge européen s'oppose de manière fondamentale à l'époque moderne et à l’antiquité par sa conception dite « organiste » d'une communauté chrétienne. La chrétienté constitue le lien supérieur, et les États ne sont qu’une juxtaposition, au périmètre changeant, de petits ou de grands royaumes. Toutefois, après l'an 1000, les relations internationales se développèrent et nécessitèrent l'élaboration de règles pour gérer les courants commerciaux ou les échange d'ambassades. En théorie, la guerre, sauf contre les infidèles, devait être évitée entre les chrétiens ; sa pratique était adoucie par des normes, telles que la trêve de Dieu ou la paix de Dieu. Les éléments constitutifs de l’État moderne se mirent lentement en place, en particulier en Angleterre et en France. Le pouvoir s’organisa autour d’une institution et non plus de la personne même de son détenteur. Les États apprirent à coexister, ils furent forcés de coopérer et de respecter les traités, selon la formule latine (pacta sunt servanda). Toutefois, le droit international se distinguait des droits nationaux par l'absence d'une structure centralisée chargée de faire respecter son application. Dit simplement, peut-on véritablement parler de droit international en l’absence d’un gendarme international ? Oui, il existe un droit international et c’est précisément ce droit qu’il faut interroger pour savoir si le Conseil de l’Europe a l’autorité de prendre des décisions de sanctions contre la Russie ? Plus important encore : un État (la Russie, au hasard), une entreprise, dite moi laquelle, ? Ou une personne, qui le souhaite ? Peuvent-ils contester et faire annuler une décision du Conseil de l’Europe ? Malgré l’absence d’un gendarme international les relations entre États sont organisés par une série de traités. Par exemple, le recours à la force armée est interdit par la Charte des Nations Unies. Seul le Conseil de sécurité peut autoriser ou ordonner l’usage de la force. Les décisions du Conseil de sécurité sont plus des actes politiques que juridiques puisque seuls quinze pays siègent au Conseil. Cela n’empêche pas certains États de se passer d’une telle autorisation comme ce fut le cas par exemple des États-Unis et de la Grande-Bretagne lors de la seconde guerre d’Irak. Afin d’éviter d’être stigmatisé comme fauteur de guerres, certains États choisissent une stratégie moins visiblement agressives et mettent en place des sanctions économiques. Le gros avantage des sanctions économiques est de pouvoir être mises en œuvre sans exiger un vote du Conseil de sécurité. Les sanctions économiques sont donc un outil de guerre froide qui se distingue clairement des instruments de la guerre chaude. On y retrouve la finalité classique de la guerre froide, faire céder l’adversaire sans économique d’une assumer vraie le coût guerre. politique Les ou sanctions économiques épargnent également l’adversaire qui ne subit pas, lui, non plus, le coût de la guerre conventionnelle. Attention, les sanctions économiques sont, comme le recours à la guerre, en théorie, interdites par la Charte de l’ONU de 1970. On le sait bien, une partie du plaisir consiste à faire des choses interdites. Cela s'appelle la transgression. Ce n’est pas parce que c’est interdit que personne ne le fait. Mais généralement, les transgressions sont punies – si on vous attrape. Mais serez vous attrapés ? La doctrine juridique est partagée. Certains considèrent que le Droit international est inexistant tant il est violé. D’autres, pensent que le Droit international est le droit du plus fort, qu’il se contente de légitimer un rapport de force. J’ai tendance a suivre une troisième interprétation dite « réaliste ». Permettez une comparaison pour mieux faire comprendre cette doctrine. Le Droit international est comme une couverture trouée et trop petite quand il fait vraiment froid. Il ne couvre pas toutes les parties du corps et le froid passe par les trous. Toutefois, même troué, et étroit, on a moins froid avec la couverture que sans la couverture. Mais, en filant la métaphore de la couverture, la où le droit international est surprenant, c’est que contrairement à la couverture qui se déchire au milieu de la nuit si on est deux à tirer de dessus au milieu de la nuit, le droit international a parfois le pouvoir magique de venir s’étendre et la couverture finit presque par couvrir tout le corps. Cette opération magique qui permet à la couverture de grandir pendant la nuit est le résultat de l’action des avocats. Le Droit international, comme le droit interne, offre toujours aux avocats astucieux des pistes intéressantes pour renverser un rapport de force initialement en leur défaveur. Rappelez-vous, en Droit pénal, l’avocat Jacques Vergès, défendait la défense dite de rupture, qui consistait à refuser de produire, devant le tribunal, des arguments juridiques pour disculper les accusés mais à contester en bloc la légitimité du tribunal. Cette stratégie marchait assez bien lorsque le rapport de force politique changeait vite. Les militants algériens du FLN, défendus par Vergès furent rapidement libérés non par l’habileté de leur avocat mais par l’accession de l’Algérie à l’indépendance. Accession à l’indépendance, à laquelle Vergès et sa défense de rupture contribuèrent sans doute. D’autres clients de Vergès furent moins chanceux. Certains, issus de l’extrême gauche française, attendent toujours en prison, depuis trente ans, que le rapport de force change. Ils peuvent encore attendre. D’autres avocats, à l’inverse de Vergès, comme William Boudon, préconisent, une défense « élastique », comme on dit aux échecs. Boudon s’appuie sur le droit pour faire avancer sa conception du « juste » et faire évoluer le droit. Un exemple : Vous le savez : - Une victime française peut porter plainte contre un crime dont elle est victime à l’étranger. - Une association peut être une victime. - William Boudon a créé une association contre la corruption. - Cette association devient une victime française de la corruption et a fait juger monsieur Obiang, président de Guinée-équatoriale dans l’affaire dite des « biens mal acquis ». Bravo. Quel joli tour de passe-passe juridique réalisé en tirant jusqu’au bout, le fil de ce qu’on appelle, en droit, la compétence universelle. Revenons, à la Russie et aux sanctions. Y a-t-il un « truc » juridique, dont la Russie pourrait se saisir pour contester les sanctions. 2. Les autorités russes en semblent convaincues. Le 12 septembre 2014, le ministre de l'économie russe Alexeï Ulyukaev a annoncé que la dernière série de sanctions américaines et européennes « fournissait des motifs d'appel devant l’OMC et [que la Russie] fera appel ». Le Président Poutine a fait une déclaration dans le même sens en décembre dernier. Mais plusieurs mois après les premières annonces russes, aucune plainte n’a été encore formellement déposée devant l’Organe de Règlement des Différends de l’OMC. Si tant est que la Russie se décide de faire appel, cet appel a-t-il une chance d’être couronné de succès ? Je ne le pense pas. Examinons ensemble la situation. Les sanctions américaines et européennes sont des sanctions unilatérales et économiques car elles ne sont pas imposées en vertu d'une résolution du Conseil de sécurité de l'ONU autorisant expressément des sanctions économiques. Puisqu’elles sont unilatérales, les sanctions contre la Russie violent allégrement : - les principes fondamentaux sur la non-intervention [article 2 (7) de la Charte des NU], - l'égalité souveraine des États [article 2 (1) de la Charte des NU], - le règlement pacifique des différends internationaux [article 2 (3) de la Charte des NU], - et quelques autres articles. Toutefois, les États-Unis et l’Union européenne pourraient défendre le point de vue que leurs sanctions économiques sont, bien qu’unilatérales, parfaitement légales. Il suffirait de les considérer comme des contre-mesures donc licites c’est-à-dire permises, en vertu de l'article 49 des statuts de la Responsabilité des États. Je doute toutefois un peu que l’Union européenne et les États-Unis s’en sortent ainsi. Il faudrait que les États-Unis et l’Union européenne démontrent que les sanctions auraient été prises en leur qualité d’« États lésés ». Il leur faudrait démontrer que les actes de la Russie en Ukraine les lèsent directement et que les sanctions ne constituent pas une punition à l’égard d’un comportement fautif. A priori donc, la porte est ouverte pour la Russie. On voit, en effet, mal en quoi l’Union européenne ou les États-Unis seraient lésés par la situation ukrainienne. En revanche, le caractère de sanctions des ...sanctions économiques... comme leur nom l’indique, ne fait pas discussion. Les sanctions économiques imposées par l'Union européenne et par les États-Unis, semblent donc pouvoir être contestées Bon ! On est tenté de dire, hé bien, que la Russie fasse comme l’indique son ministre de l’économie. Qu’elle tente le coup à l’OMC. Malheureusement « la messe est dite avant même d’être entré dans l’église ». Les États-Unis et l’Union européenne auront recours à ce qu’il est convenu d’appeler l'exception de sécurité de l’Article XXI du GATT pour justifier les sanctions. Cet article permet à un État de prendre des sanctions, au nom de l’argument de l’ exception de sécurité. Dans ces conditions, un État n'a pas besoin de demander son avis à l'OMC ou à ses membres pour justifier ses mesures. Pour être plus précis, l’Article XXI permet à chaque membre de l'OMC de prendre toutes mesures qu'il estime nécessaires pour la protection de ses intérêts essentiels de sécurité relatifs aux articles militaire ; et pris en temps de guerre ou autre situation d'urgence dans les relations internationales. Bien que les exceptions doivent qualifiées et porter sur des matériels militaires, ce qui n’est pas le cas des sanctions économiques contre la Russie, on peut estimer que les membres de l'OMC ont un droit absolu de s’appuyer sur les exceptions de sécurité pour justifier toute action qui viole les obligations de l'OMC. Une plainte russe contre les sanctions américaines et européennes à l'OMC aurait donc très peu de chances d’aboutir. Si l’OMC n’est pas la bonne porte où frapper, la Russie a-t-elle d’autres possibilités de contester les sanctions économiques qui lui sont imposées ? B – A condition de frapper à la bonne porte Ma réponse est oui. L’idée initiale a surgi lors d’un déjeuner avec mon confère CharlesHenri Roy, excellent fiscaliste qui partage sont temps entre Paris et Moscou et que certains d’entre vous connaissent et apprécient. * * * 1- Le précédent iranien Au point de départ, mon attention a été attirée par Charles-Henri sur un arrêt rendu par la Cour de justice de l’union européenne. La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) est l’institution juridictionnelle de l’UE. Elle veille au respect du droit communautaire. Elle siège à Luxembourg et ne doit pas être confondue avec la Cour européenne des droits de l’homme qui dépend du Conseil de l’Europe et qui siège à Strasbourg, ni avec la Cour internationale de justice de La Haye qui est un organe de l’ONU. L’affaire Safa Nicu contre Conseil, T-384/11, en date du 25 novembre 2014, oppose une société iranienne – Safa Nicu- au Conseil de l’Europe. Safa Nicu a été inscrit sur les listes d’entreprises sanctionnées dans le cadre des sanctions contre l’Iran et Safa Nicu conteste la décision du conseil. La société, Safa Nicu Sepahan, de son vrai nom, est une société anonyme iranienne. On le verra c’est important car le Conseil a mal désigné la société en l’inscrivant sur la liste. Le dossier s’inscrit dans une situation où l’Union européenne a pris des mesures restrictives afin de faire pression sur la république islamique d’Iran afin, je cite, « que cette dernière mette fin aux activité nucléaires présentant un risque de prolifération et à la mise au point de vecteurs d’armes nucléaires ». Safa Nicu, la société iranienne, est donc inscrite sur la liste des entreprises avec lesquelles le commerce est interdit. Safa Nicu proteste et indique qu’elle n’est pas impliquée dans la fourniture d‘ équipement du site de Fordow (Quom) où l’Iran développe ses recherches nucléaires. La société iranienne proteste d’autant plus fort que, selon elle, elle a été inscrite sur la liste des entreprises sanctionnées à la suite de l’intervention d’un concurrent européen qui voulait l’empêcher de participer à un important appel d’offres. Par un hasard absolu, c’est précisément le pays de ce concurrent qui a demandé au Conseil l’inscription sur la liste de Safa Nicu et l’a obtenu. Bien évidemment Safa Nicu ne peut pas prouver qu’elle n’a rien à voir avec le programme nucléaire mais elle ne se décourage pas. Il est souvent très dur d’apporter une preuve négative. Surtout dans le cas présent, où les Iraniens nient développer un programme militaire nucléaire. Comment une société peut-elle prouver qu’elle ne participe pas à un programme nucléaire qui n’existe pas et ce dans un pays qui n’est pas particulièrement une démocratie. La Cour de justice de l’Union européenne doit veiller au contrôle complet de la légalité des actes de l’Union et notamment des actes du Conseil, au regard des droits fondamentaux. Et c’est là que le petit caillou se glisse dans la chaussure. En effet, au rang des droits fondamentaux figure le droit que tout acte du Conseil, qui vise un individu ou une société, repose sur une base factuelle suffisamment solide. En clair, c’est au Conseil de prouver que Safa Nicu participe au programme nucléaire iranien ? On a envie de répondre trivialement « Ben oui, ils sont iraniens donc ils sont dans le programme nucléaire iranien ». Mais cela ne marche pas comme cela. C’est au conseil d’apporter les preuves du bien fondé des mesures prises contre Safa Nicu. Pas de chance, le conseil s’est avéré incapable de fournir une telle preuve. L’histoire ne s’arrête pas là. Bien conseillée, Safa Nicu a demandé non seulement à être radiée de la liste des entreprises sanctionnées mais a également fait une demande de dommages et intérêt. Pas de chance pour Safa Nicu, cette fois. Elle n’a pas pu établir que son chiffre d’affaires avait baissé du fait des sanctions. Elle n’a donc obtenu qu’une modeste somme de cinquante mille euros pour le préjudice moral. Mais l’affaire Safa Nicu constitue un précédent très important. Ce qui compte c’est qu’une porte s’est ouverte permettant l’indemnisation des sociétés à hauteur du préjudice matériel qu’elles subissent. Revenons à la Russie. Le précédent iranien peut-il être utilisé par des sociétés russes et des individus, placés sur les listes de sanctions ? 2 – Une piste pour la Russie Outre les protestations et la critique par voie de presse, peut-on envisager que les entreprises russes et les personnalités placées sur la liste s’inspirent de l’exemple iranien ? La réponse est oui. Car les sanctions prises contre la Russie maltraitent profondément le droit européen et sont peu respectueuses des libertés fondamentales. Le droit européen repose sur quelques principes qu’il convient de respecter, fusse à l’occasion de sanctions contre la Russie. En premier lieu, le respect des droits de la défense constitue un fondement de la justice européenne. Sommairement, ce respect des droits de la défense donne le droit aux entreprises russes ou aux individus d’être entendus par un juge et d’avoir accès au dossier qui a conduit à leur inscription sur la liste. En conséquence, les personnes et entreprises sanctionnées ont le droit de connaître les motifs sur lesquels la décision a été prise. C’est au conseil d’apporter la preuve que les personnes ou les entités visées par les sanctions peuvent être rattachées aux événements d’Ukraine. Peut-on dire que le Conseil a respecté les droits de la défense des entreprises russes et des personnalités russes ? Je voudrais pour ceux qui ne sont pas coutumier des affaires juridiques tenter d’illustrer un peu les choses. Admettons que vous soyez à Paris et que vous soyez suspecté d’avoir volé le téléphone portable de votre voisin. Vous allez être placé en garde à vue. Dans la première heure, un avocat viendra vous visiter. La première chose qu’il fera en arrivant au poste de police est de demander à ce que l’officier de police lui communique le dossier de son client. En effet, les policiers ont recueilli des témoignages et des indices. L’avocat ne veut pas commencer à élaborer une stratégie avec son client sans savoir ce que les policiers ont déjà trouvé. Inutile de nier bêtement, si votre fiancée à témoigné que vous lui avez dit « j’ai volé le portable ». L’officier de police refusera de vous communiquer le dossier de votre client. Poliment vous sortirez un petit document édité par l’ordre des avocats où vous indiquerez que l’officier de police refuse de vous communiquer le dossier. Tout cela se fera avec des sourires, car les policiers et les avocats jouent cette scène plusieurs fois par jour. Mais la France a été et sera encore condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour son non respect d’une procédure contradictoire respectueuse des droits de la défense. L’accumulation des petites fiches remplies par les avocats conduira la France à céder et un jour, très vite je le pense, la procédure pénale deviendra réellement contradictoire en France, c’est-dire que les avocats auront accès au dossier du client avant l’interrogatoire. Imaginez le luxe de précautions qui est censé entouré l’audition du présumé voleur de portable et le caractère incroyablement bâclé de la procédure visant les Russes sous sanctions. Une entreprise russe apprendra, si elle lit avec régularité les décisions du Conseil de l’Europe, qu’elle a été placée sur la liste des sanctionnés. Personne ne l’aura jamais contactée pour lui demander un éclaircissement sur ses activités ? Aucune possibilité de se défendre ne lui aura été proposée. Elle n’aura jamais été entendue et ne pourra pas l’être à sa demande. En comparaison du voleur présumé de téléphone portable, son seul avantage sera de ne pas être au poste de police, en garde à vue. Le contraste entre la procédure pénale classique et l’absence de droit de la défense pour les personnes et entreprises sanctionnées est tellement aveuglante que personne n’a jugé bon de le signaler. Quelques juristes ont avancé qu’il n’y avait rien à redire à la légalité des sanctions européennes. Pour l’un d’eux, dont je ne partage pas l’avis, les mesures prises par le conseil le 17 mars 204, démontrent que le conseil a pris toutes les précautions nécessaires. Selon ce juriste, je cite : « la liste incluent notamment (mais pas que, ajouterais-je) des militaires russes directement impliqués dans la distribution de passeports russes aux habitants de la Crimée ou dans le déploiement des troupes russes aéroportées dans la région », fin de citation. Je doute que les juridictions européennes soient du même avis et je constate que les décisions de sanctions du 31 juillet 2014 ne visent pas que des personnalités militaires. La lecture du précédent iranien me laisse penser que les entreprises et les personnalités russes sanctionnées pourraient probablement contester avec succès la légalité des sanctions. Toute la beauté de l’arrêt Safa Nicu sur l’Iran est de montrer que le Conseil de l’Europe avait une marge d’appréciation pour évaluer l’implication réelle de Safa Nicu dans le programme atomique iranien. Certes, mais le conseil ne pouvait pas envoyer ses enquêteurs en Iran pour demander si Safa Nicu travaillait au programme nucléaire, par ailleurs secret, des Iraniens. Les dispositions qui énoncent les conditions dans lesquelles le droit européen peut être violé ont essentiellement pour but de protéger les intérêts individuels des particuliers. En clair, le Conseil peut déroger au droit non pas pour placer n’importe quelle personne ou entité sur un liste mais au contraire, pour empêcher que la sanction ne soit imposée à la personne ou l’entité. Dis encore autrement, le Droit européen prévoit de déroger à la règle pour protéger la personne ou l’entreprise qui pourrait être placée sur une liste pas pour faciliter son placement sur ladite liste. Dans l’affaire Safa Nicu, le Conseil de l’Europe a placé, sans preuves suffisantes, Safa Nicu sur la liste des sanctionnés. Le conseil a donc causé un préjudice à Safa Nicu. Qui dit préjudice dit réparation. Les personnalités russes et les entreprises russes peuvent-elles espérer être rayées des listes des sanctions et indemnisées ? L’arrêt Safa Nicu est très important pour évaluer la chance pour des entités russes d’être indemnisées. Le tribunal de l’Union européenne a accordé des dommages et intérêts à Safa Nicu car le conseil lui a causé un préjudice moral. En effet, imaginez que vous êtes une honnête société d’électricité iranienne et que vous êtes désignée par l’Union européenne comme participant au programme nucléaire iranien, cela ne facilite pas vos activités de réponse à des appels d’offres internationaux en Arabie Saoudite ou aux Pays-Bas. Est-ce que Safa Nicu était impliquée dans le programme nucléaire iranien, ou non, je n’en sais rien. Mais ce qui est sûr c’est qu’en l’absence de données plus solides que les racontars d’un concurrent elle ne pouvait pas être sanctionnée. Les entités russes ne pourront guère, à mon avis, suivre la stratégie de Safa Nicu. En effet, dans le cas iranien, il est clair qu’on peut rêver une meilleure campagne de publicité pour une entreprise que d’être assimilée à monsieur Mahmoud Ahmadinejad président de l’Iran à cette époque. A contrario, les sociétés et les personnalités russes ne peuvent pas plaider que d’être assimilées à monsieur Poutine et à la politique extérieure russe constituerait pour elles un préjudice moral qu’il conviendrait d’indemniser. En effet, l’Iran a toujours dénié mener un programme clandestin nucléaire tandis que la Russie revendique sa politique étrangère. Impossible pour une entreprise ou une personnalité de désigner la politique russe comme la source d’un préjudice moral. Alors direz-vous, à quoi bon intenter une action juridique si elle ne conduit qu’a être radié des listes de sanctions mais pas indemnisé ? Une autre stratégie que celle suivie par Safa Nicu est possible. Une entité russe peut également faire condamner le conseil et obtenir des dommages et intérêts non pas au titre du préjudice moral mais au titre du préjudice matériel causé par la sanction. Traduction pour les non juristes : admettons qu’une entreprise russe soit placée à tort sur la liste des sanctionnés. Elle va sans doute perdre de nombreux contrats. Pire, elle va perdre des sous-traitants qui ne voudront plus et ne pourront plus travailler avec elle. Cela s’appelle un préjudice matériel et cela se chiffre. Est-il vraiment possible pour une entreprise russe de démontrer le préjudice matériel dont elle a été victime ? Oui. Il suffit d’examiner les conditions pour que soient accordés des dommages et intérêts. Il suffit que je cite : « la société (russe, en l’occurrence) soit obligée d’acheter les mêmes produits dans des conditions moins favorables auprès d’autres fournisseurs ou lorsque que le refus de livraison cause un retard dans l’exécution des contrats passés ou encore lorsqu'un fournisseur alternatif ne peut pas être trouvé ». Nous pourrions multiplier les exemples où ces conditions sont remplies. Alors, pour moi nul doute que certaines personnalités et certaines entreprises peuvent se faire radier des listes et se faire indemniser. Conclusion La stratégie russe a pour l’instant consisté à mettre l’accent sur le fait que les sanctions violaient la liberté du commerce et non pas les libertés fondamentales, comme je le suggère. Dans ce sens, messieurs Poutine et Ulyukaev ont fait des déclarations indiquant qu’ils allaient porter l’affaire devant l’OMC. Ils ne sont pourtant pas passés à l’action. Sans doute, car ils réfléchissent encore à l’opportunité de cette démarche. La diplomatie russe est menée par des gens très compétents qui connaissent parfaitement la France et l’Europe. Ils connaissent les « pour » et les « contre » de chaque manière de contester les sanctions. L’avantage de contester les sanctions au nom de la liberté du commerce est de contester toutes les sanctions, quelque soit la personnalité ou l’entreprise visée. La liberté du commerce ne se divise pas. La faiblesse de cette stratégie c’est qu’elle n’aboutira pas à une condamnation de l’Union européenne. A contrario, contester les sanctions au nom des droits de la défense, pilier du droit européen, a pour inconvénient de contester les sanctions une par une, entreprise par entreprise et personnalité après personnalité. Certaines seront faciles à défendre, d’autres moins. Du côté des avantages, je n’en citerais que deux. Premièrement, cette stratégie est gagnante. Avant d’entamer un procès il vaut mieux avoir une chance de le gagner. Ici la partie russe à tous les atouts en mains. Deuxièmement, en s’appuyant sur les bienfaits des droit fondamentaux de la défense en droit européen, la Russie trouvera le loisir d’approfondir sa réflexion sur les garanties procédurales qu’elle offre elle-même en droit interne.