Le Vietnam, dragon en puissance
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Le Vietnam, dragon en puissance
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En effet, c’est un pays très pauvre, au PIB (produit intérieur brut) de 63 milliards de dollars US, soit 3 % du PIB français, mais dont la croissance économique est forte et régulière puisqu’elle atteint depuis plus de 15 ans 7,5 % par an en moyenne. Ce pays est donc loin d’être déjà un « dragon » comme le sont devenus la Corée du Sud, Taiwan et Singapour, mais il est clair qu’il peut le devenir à deux conditions : qu’il parvienne, d’une part, à s’insérer dans son environnement géopolitique et à tirer parti de ses avantages comparatifs ; d’autre part, que la coexistence d’un système de parti unique (le parti communiste vietnamien) et d’une économie de marché continue à être possible. L’insertion dans son environnement géopolitique est le premier défi que le Vietnam se doit de relever. De fait, en 1990, le pays était totalement isolé : l’occupation du Cambodge par le Vietnam entre 1979 et 1989 avait mis le Vietnam au ban des nations. L’embargo américain était rigoureux depuis la chute de Saigon en 1975. Par ailleurs, la rupture avec la Chine en 1979 et la fin de la coopération avec l’URSS en 1991 sont venus renforcer l’isolement diplomatique et économique vietnamien. Cependant, en l’espace de 10 années, le Vietnam est parvenu à rompre son isolement selon la chronologie suivante : - 1991 : reprise des relations avec la Chine - 1994 : levée de l’embargo américain - 1995 : entrée dans l’ASEAN (Association des nations d’Asie du Sud-Est) - 1997 : sommet de la francophonie à Hanoi - 2001 : accord commercial avec les ÉtatsUnis - 2006 : visite du président Bush à Hanoi - 2007 : entrée à l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Table ronde Futuribles du 20 mars 2008 1 En 2008, on peut dire que le Vietnam est très bien inséré dans son environnement, notamment depuis que l’ASEAN a instauré une véritable zone de libre-échange. En 2005, a eu lieu le premier sommet de l’Asie orientale qui prélude à l’organisation d’une communauté intégrée réunissant les pays de cette région du monde. Le Vietnam semble avoir trouvé pour le moment un équilibre dans ses relations avec la Chine d’un côté et les États-Unis de l’autre, et a priori rien ne peut venir ralentir cette intégration du Vietnam dans l’aire de puissance qu’est dorénavant l’Asie orientale. En effet, le Vietnam présente de nombreux atouts. Son poids démographique tout d’abord, de 85 millions d’habitants, en fait le deuxième pays le plus peuplé de la région après l’Indonésie, au même rang que les Philippines. En outre, sa population est ethniquement homogène (87 % de Kinh), ce qui est très rare dans cette région du monde et renforce la cohésion nationale. L’absence de musulmans dans la population vietnamienne est également actuellement un avantage, surtout aux yeux des États-Unis et dans une période où l’Islam asiatique se raidit dans les pays voisins comme la Malaisie, l’Indonésie ou encore la Thaïlande. Enfin, l’absence de minorité chinoise au Vietnam due au départ des Chinois à la fin des années 1970 (lors de l’attaque de la Chine contre le Vietnam) peut aussi être considérée comme un atout. On observe dans tout le reste de l’Asie du Sud-Est que les communautés chinoises, souvent importantes en nombre, sont très dynamiques et contrôlent des pans entiers de l’économie de leur pays d’accueil. Ce sont ces communautés qui servent d’intermédiaires privilégiés dans les relations avec la Chine, et qui font progresser les intérêts chinois dans les économies asiatiques en poussant à une intégration dans l’aire d’influence chinoise. Face à un tel phénomène, le Vietnam sans diaspora chinoise paraît bien être le seul pays capable de résister. 2 Table ronde Futuribles du 20 mars 2008 L’un des autres atouts clés du Vietnam est sa stabilité sociopolitique garantie jusqu’à présent par la toute-puissance du parti communiste vietnamien. Cette caractéristique est particulièrement enviable dans une Asie du Sud-Est où les autres régimes semblent d’une grande vulnérabilité. De fait, dans les autres pays de la région, le pouvoir se partage entre trois pôles : le monde politique proprement dit, l’armée et le milieu des affaires. Une telle organisation du pouvoir repose sur des alliances souvent éphémères, peu stables et qui sont amenées à changer régulièrement. À l’inverse, le système de parti unique vietnamien élimine tout pouvoir autonome ; l’armée, même si elle est très respectée, n’a pas de marge de manœuvre propre. La hiérarchie opérationnelle traditionnelle y est doublée d’une hiérarchie politique parallèle (les commissaires politiques aux armées) qui a pour mission, entre autres, de contrôler étroitement les militaires. De la même façon, la vie économique et les milieux d’affaires demeurent sous le contrôle du parti communiste. En ce sens, selon la diplomatie américaine, le Vietnam est le pays le plus stable de la région, c’est pourquoi il est l’enfant choyé des ÉtatsUnis en Asie du Sud-Est. Par ailleurs, la situation géographique du Vietnam peut en faire un point stratégique de première importance. Passage obligé sur la route vers le détroit de Malacca, les côtes du Vietnam sont pour le moment mal aménagées. Toutefois, un port est actuellement en construction à Dung Quât, qui pourrait devenir le seul port en eau profonde entre Hong Kong et Singapour, et occuper ainsi une place de premier rang dans cette zone où le commerce maritime est l’un des plus denses au monde. Tous ces atouts ont cependant quelques limites. La construction de ce port ne peut avoir de sens que si ce dernier est relié efficacement à l’arrière-pays vietnamien et indochinois. À l’heure actuelle, cela reste peu probable dans la mesure où le réseau de routes et de voies ferrées vietnamien est isolé et peu adapté aux standards internationaux (contrairement, par exemple, au réseau chinois). L’autre grande faiblesse du Vietnam est la grande pauvreté de sa population. Le PIB par habitant est en 2007 de 750 dollars US seulement alors qu’il atteint 29 500 dollars US à Singapour. Une telle différence est notamment due à l’histoire du Vietnam qui a vu aux 30 années de guerre succéder une période de collectivisation qui n’a pris fin qu’en 1986. L’autre variable centrale, si l’on s’intéresse à l’avenir du Vietnam, est le devenir de la coexistence entre un système politique de parti unique et le développement d’une économie capitaliste. Jusqu’à présent, cette coexistence a été bénéfique à la fois à l’économie vietnamienne et au régime communiste. En un sens, on pourrait même affirmer que le parti communiste vietnamien a été sauvé par la mise en place d’une économie de marché et par la croissance économique qui s’en est suivie. De fait, alors que l’économie était au bord de l’asphyxie en 1986, le lancement des réformes a permis au PC de rebondir. Quant aux entreprises privées et aux investisseurs étrangers, ils ont tiré parti d’une politique stable depuis 1991 et structurée sur quelques axes clairs. Le premier principe appliqué par le PC vietnamien a été de libérer les énergies et de promouvoir un secteur privé important tant dans l’agriculture que dans les secteurs qui ne nécessitaient pas de lourd capital de départ. Par ailleurs, un secteur public non négligeable a été maintenu qui assure toujours actuellement un tiers du PIB vietnamien : il n’y a donc pas eu au Vietnam de « Big Bang » libéral entraînant une désorganisation totale de l’économie comme cela a pu être le cas dans l’exURSS par exemple. Néanmoins, le nombre d’entreprises publiques est passé de 12 000 en 1991 à 30 00 actuellement. Le Vietnam a dû réformer profondément le secteur public. Cette ouverture très prudente à l’économie de marché s’est accompagnée du maintien de nombreuses protections vis-à-vis de l’étranger. Les investissements directs étrangers doivent obtenir un agrément. Des licences d’importations sont imposées alors que le dong vietnamien n’est toujours pas convertible, que le marché des changes est très contrôlé et que le taux de change est, en dernier ressort, fixé par le pouvoir politique. L’accueil des investisseurs étrangers a été grandement amélioré et, depuis 2001, les investissements étrangers sont en forte progression. La politique macroéconomique menée par le gouvernement vietnamien est très classique : elle a visé à lutter contre l’inflation (qui dépassait 700 % en 1988) et à atteindre l’équilibre budgétaire. L’ensemble de cette politique d’ouverture à l’économie de marché fait l’objet d’un large consensus au sein du parti communiste vietnamien. Alors qu’en 2001 la fraction libérale du parti réclamait une accélération de l’ouverture au capitalisme, ces revendications ont disparu au dernier congrès du parti qui s’est tenu en 2006. En effet, les responsables communistes vietnamiens se sont rendu compte, notamment à la suite des difficultés d’application de l’accord commercial avec les États-Unis (qui ont limité autoritairement les importations de textile et de crevettes du Vietnam sur le marché américain), que la mondialisation pouvait avoir des conséquences désastreuses pour leur économie s’ils ne continuaient pas à protéger leur marché national et s’ils ne conservaient pas un noyau dur d’entreprises publiques. Les résultats de cette politique ont été particulièrement positifs pour l’économie vietnamienne. Le taux de croissance annuel Table ronde Futuribles du 20 mars 2008 3 du PIB a été régulier, 7,5 % depuis 1991, même s’il a été ralenti par les effets de la crise asiatique entre 1998 et 2000. Le développement économique et la diminution de la pauvreté, de 60 % en 1990 à 17 % en 2007 selon la Banque mondiale, ont renouvelé la légitimité politique du parti communiste. Ce dernier a élargi sa base : depuis la réforme de 2006, le parti communiste accueille des chefs d’entreprise et des cadres du secteur privé. Le milieu des affaires, loin de se sentir exclu du système, parvient à des positions de pouvoir au sein du parti unique et s’en fait donc le défenseur. Quelques bémols sont cependant à souligner. Les prises de décision sur des problèmes essentiels restent très lentes dans la mesure où, pour éviter l’apparition d’une minorité permanente qui pourrait se structurer en force d’opposition, un large consensus est toujours recherché. En outre, l’entrée au PC de cette nouvelle catégorie de cadres du privé a eu pour conséquence de faire entrer les conflits de société au sein du parti. Les restrictions aux libertés restent très importantes : répression de l’opposition, contrôle des moyens d’information, absence d’indépendance de la justice. La corruption et les abus de pouvoir sont très répandus. Les écarts sociaux s’accroissent. La société vietnamienne semble accepter cependant ces contraintes pour différentes raisons. Le fond culturel chinois, très présent dans la société vietnamienne, fonde la légitimité du pouvoir non sur l’origine du pouvoir mais sur l’efficacité de ce même pouvoir. Le désordre est considéré comme le mal absolu et l’harmonie sociale se gagne par le consensus progressif. Il y a là un terreau propice au parti unique. Un autre problème auquel le Vietnam est confronté est sa vulnérabilité économique. L’économie vietnamienne reste trop dépendante des marchés extérieurs ; le marché intérieur est peu important et les produits chinois y gagnent de plus en plus de terrain. 4 Table ronde Futuribles du 20 mars 2008 Par ailleurs, l’inflation a tendance à reprendre sous la double influence de la surchauffe économique nationale et de la conjoncture mondiale. On prévoit 17 % d’inflation en 2008. Malgré ces quelques réserves, on peut être assez optimiste pour l’avenir de l’économie vietnamienne. L’alliance, a priori contre nature, entre le parti communiste et l’économie de marché peut fonctionner encore longtemps, le temps en tout cas nécessaire pour que le Vietnam devienne un vrai « dragon », d’ici 10 à 20 ans. L’intervention de Philippe Delalande a été complétée par deux interventions de chercheurs connaissant également bien le pays. Intervention de François Raillon La première remarque de François Raillon porte sur la qualité de l’ouvrage de Philippe Delalande, très clair et très nuancé. Toutefois, il émet quelques réserves sur l’optimisme exprimé dans le livre quant à la stabilité intérieure future du Vietnam. En effet, on assiste à l’émergence d’une classe moyenne qui risque, tôt ou tard, de réclamer des libertés politiques. Par ailleurs, certains handicaps du Vietnam lui semblent avoir été sous-estimés. Le Vietnam ne possède pas de flotte commerciale ni militaire, ce qui est une faiblesse importante ; de même, sa capacité de projection est quasi nulle. Dans une Asie du Sud-Est en pleine expansion, le leadership de l’ASEAN est fortement disputé et l’Indonésie paraît être en meilleure position que le Vietnam pour s’en saisir. Enfin, la stratégie économique du Vietnam, tourné vers les exportations, peut fragiliser le pays alors que le marché intérieur, contrairement à celui de la Chine, ne peut guère prendre le relais en cas de difficultés extérieures. Intervention de Jean-Raphaël Chaponnière Le Vietnam parvient à relever le défi chinois avec plus de succès qu’on ne le pense généralement. Certes, les produits chinois sont très présents au Vietnam (deux millions de motos chinoises y sont vendues chaque année par exemple) mais c’est le cas dans la plupart des pays du monde. L’économie vietnamienne parvient en réalité à se défendre face à la toute-puissance chinoise : elle prend des parts de marché à la Chine sur le marché américain ainsi qu’en Europe et la vente de produits vietnamiens progresse fortement (même s’il est vrai qu’elle est partie de très bas) : de 35 % par an aux États-Unis par exemple. Les investisseurs taiwanais, coréens et japonais se tournent de plus en plus vers le Vietnam. En outre, la nécessité d’une insertion régionale du Vietnam peut être discutée dans la mesure où ce ne sont pas les exportations qui sont le moteur de la croissance vietnamienne mais les investissements qui représentent 37 % du PIB, et la consommation. Une troisième question importante est celle de la voie de développement qui sera choisie par le Vietnam. Sur 85 millions d’habitants, 75 % sont encore des ruraux. Le Vietnam va-t-il avoir une évolution proche de celle de la Thaïlande, qui, trois fois plus riche que le Vietnam, a encore 60 % de ruraux dans sa population ? Ou bien va-t-il suivre le modèle taiwanais où l’on est passé de 60 % de ruraux en 1960 à 30 % en 1980 ? Actuellement, le Vietnam tente, de la même façon que la Chine, de réguler les flux migratoires intérieurs par un système de passeports, mais le peu de disponibilité en terres agricoles est un problème majeur. Extraits des débats Quid de l’évolution démographique du Vietnam et du fait qu’il n’y aurait pas eu de limitation des naissances dans ce pays ? Ph.D. : En réalité, des efforts considérables ont été faits pour limiter les naissances, même s’il est vrai que les sanctions pour les contrevenants ont été moins fortes qu’en Chine. Le taux de fécondité au Vietnam est actuellement de deux enfants par femme ; le taux de croissance de la population vietnamienne est inférieur à celui des Philippines et de l’Indonésie. On prévoit donc une population de 100 millions d’habitants d’ici 15 ans. F.R. : Un ajout peut être fait concernant l’absence de terres agricoles disponibles. Dans un contexte de rareté de la terre, les territoires montagneux du Vietnam, situés dans des zones frontières, prennent toute leur importance. Ces territoires des minorités ethniques, sous-peuplés, peuvent faire l’objet de toutes les convoitises. J.-R.C. : Le problème démographique n’en est pas réellement un. Dans les 10 prochaines années, les dernières cohortes les plus nombreuses vont arriver sur le marché du travail, puis le nombre de nouveaux actifs va se réduire. Par ailleurs, le taux de mortalité reste élevé au Vietnam et le nombre d’avortements est également l’un des plus élevés au monde. Qu’en est-il de la qualification de la main-d’œuvre vietnamienne et des politiques éducatives lancées par le gouvernement vietnamien ? Ph.D. : Après 1986, une politique de rigueur a été mise en place, qui a eu pour conséquences une diminution drastique des moyens pour l’éducation, la santé et la défense, et donc une forte dégradation des services publics. Depuis 2000, les ressources budgétaires ont augmenté et le gouvernement vietnamien a de nouveau investi dans le domaine de l’éducation, souvent au bénéfice des universités privées Table ronde Futuribles du 20 mars 2008 5 puisque l’objectif affiché est que 60 % des étudiants sortent d’une université privée. développement que vers les autres pays d’Asie, comme Taiwan par exemple. Quelles sont les relations entre le Vietnam et la France (et l’Europe en général) ? Y a-t-il un projet politique réel à long terme du parti communiste vietnamien ? Ph.D : La francophonie est un aspect des relations franco-vietnamiennes auquel le Vietnam est très attaché. Il y a 150 000 francophones au Vietnam, de nombreuses filières bilingues qui permettent un accès privilégié à certains pays francophones (Canada, pays européens et pays africains). Toutefois, au-delà des relations culturelles, il est important de souligner que la France est très absente au Vietnam : les investissements français viennent après ceux de la Suisse, des Pays-Bas ou de l’Italie. F.R. : Les liens historiques entre la France et le Vietnam jouent un rôle de moins en moins important. Le Vietnam se tourne moins vers l’Europe et son modèle de 6 Table ronde Futuribles du 20 mars 2008 Ph.D. : Il est vrai que le PC vietnamien semble un peu dépassé par la conjoncture économique mondiale actuelle. L’inflation a ainsi atteint 17 % l’année dernière. Toutefois, il y a une réelle volonté politique de développement comme le montre en 2001 l’élaboration d’un « Plan décennal de développement économique et social ». J.-R.C. : La transition du communisme à l’économie de marché est très difficile et a connu des hauts et des bas. Une première embellie a eu lieu entre 1990 et 1995 mais elle a été suivie par des difficultés économiques. Actuellement, par exemple, l’inflation pose problème et notamment la hausse des loyers. Maïa Werth