Être citoyen du monde - Laboratoire ICT

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Être citoyen du monde - Laboratoire ICT
N° 1 - 2014
Être citoyen du monde
Actes du Séminaire doctoral du laboratoire
Identités - Cultures - Territoires (EA 337)
Université Paris Diderot – Sorbonne Paris Cité
ÊTRE CITOYEN DU MONDE
ACTES DU SÉMINAIRE DOCTORAL DU LABORATOIRE
IDENTITÉS - CULTURES - TERRITOIRES (EA 337)
UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT – SORBONNE PARIS CITÉ
Directeur de publication : Liliane Hilaire-Pérez
Éditeur : Université Paris Diderot - Paris 7
Directrices de rédaction : Liliane Crips, Nicole Gabriel, Marie-Louise Pelus-Kaplan
Responsable éditoriale : Liliane Hilaire-Pérez
Comité de lecture : Anne-Marie Bernon-Gerth, Sophie Coeuré, Liliane Crips, Laurent
Dedryvere, Claudine Delphis, Nicole Gabriel, Arnaud Passalacqua, Marie-Louise
Pelus-Kaplan, Michel Prum, Fabien Simon
Diffusion :
Laboratoire Identités - Cultures - Territoires EA 337
Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité
Bâtiment Olympe de Gouges
5, rue Thomas Mann - 75205 CEDEX 13
Illustration de couverture : Isaac van den Blocke Apothéose de Danzig, 1608, plafond
de la Salle Rouge de l’hôtel de ville principal de Gdansk. (détail)
Reproduction :
Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réservés, pour tous
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des éditeurs ne peut être retenue en cas de dommage de tous ordres résultant d’une
interprétation erronée des articles publiés.
ISBN 978-2-7442-0188-2
SOMMAIRE
Françoise BASCH
Rita Thalmann (1926-2013) .................................................................7
Liliane CRIPS, Nicole GABRIEL, Marie-Louise PELUS-KAPLAN
Cosmopolitisme et internationalisme :
théories, pratiques, combats (XVe - XXIe siècles)................................9
Étienne TASSIN
Que signifie être citoyen du monde aujourd’hui ?..............................23
Florence GAUTHIER
Mondialisation et esclavage. Comment en sortir ?
L’exemple de l’île à sucre et à esclaves de Saint-Domingue,
de 1492 à l’indépendance d’Haïti, 1789-1804....................................35
Liliane CRIPS
Quels citoyens pour quel monde ?
Théories et pratiques du darwinisme social en Allemagne
dans la première moitié du XXe siècle................................................49
Agnieszka JAKUBOSZCZAK
Le cosmopolitisme et la naissance de l’émancipation des femmes ?
L’exemple des salons polonais du XVIIIe siècle ................................67
Tijl VANNESTE
Entre le monde et les sociétés locales : la mentalité cosmopolite
des marchands des diasporas au XVIIIe siècle ...................................81
Alfred GEORG FREI
Vive la République européenne !
La révolution de 1848/49 en Allemagne.
Le cas du pays de Bade dans une perspective transnationale .............93
Nicole GABRIEL
Carl Laemmle, l’Universel ...............................................................105
Anne-Marie BERNON-GERTH
La communication publique sur la science en Grande-Bretagne :
perspectives transnationales et internationalisme aux XXe et
XXIe siècles ......................................................................................117
FRANÇOISE BASCH ∗
RITA THALMANN (1926-2013)
« Indignez-vous », clamait à la ronde Stephane Hessel. Notre amie Rita
Thalmann, grande germaniste qui vient de s’éteindre ce 18 août, était l’indignation en personne. Engagée dans de multiples causes mais concentrée
avant tout sur l’histoire du nazisme, elle manifestait une passion politique
largement déterminée par l’histoire de sa famille et la sienne. Contrainte à
l’exil avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle quitte Nuremberg, sa ville natale,
en avril 1933, avec ses parents et son frère ; sa mère malade meurt dans un
hôpital psychiatrique à Dijon. Élève du lycée de cette ville, elle y est sauvée
à la rentrée 1941 par l’injonction de la directrice de ne plus se présenter au
lycée. Nathan, son père, fut déporté et assassiné à Auschwitz en octobre
1943. Parvenue, avec les plus grandes difficultés, à atteindre la Suisse, Rita
commence à s’occuper d’enfants de l’OSE (l’Œuvre de Secours aux Enfants).
Après la guerre, elle reprend ses études en France, gravit les degrés de l’enseignement, successivement institutrice, certifiée, agrégée, docteure d’État.
Pour comprendre et la grandeur de l’Allemagne et les forces maléfiques qui
avaient forgé son destin et celui de tant d’autres, elle se consacre aux études
germaniques. D’abord professeure à Tours, elle est nommée en 1984 à
l’Université Paris Diderot - Paris 7 où elle crée un séminaire pluridisciplinaire très apprécié, intitulé « Sexe et race », dont les textes ont été rassemblés
et publiés dans une collection du même nom. Chevalier, puis officier de la
Légion d’honneur, elle avait milité pendant un temps dans les rangs du Parti
Communiste, des étudiants juifs, du féminisme surtout après la lecture du
Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir.
Rita Thalmann était active auprès du B’nai Brith, de la BDIC et du Memorial
de la Shoah.
Ses œuvres concernent l’histoire du nazisme : La nuit de cristal (Laffont
1972), Être femme sous le IIIe Reich (Laffont 1982), La mise au pas : idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée 1940-1944 (Fayard
1991), et son autobiographie, Tout commença à Nuremberg (Berg International
2004).
Femme d’indignation et d’action, c’est une éminente germaniste et historienne, et une grande militante des droits humains qui vient de nous
quitter.
∗
Professeure émérite de civilisation britannique, Université Paris Diderot - Paris7
LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN ∗
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME :
e
e
THÉORIES, PRATIQUES, COMBATS (XV - XXI SIÈCLES)
Introduction
Pour le quatre vingt quinzième anniversaire de Nelson Mandela, en ce
mois de juillet 2013, un appel est lancé aux « citoyens du monde » : ceux-ci
sont invités à effectuer, chacun à sa manière, une tâche d’intérêt collectif, un
acte civique, ce qu’en d’autres temps on aurait pu appeler une « bonne
œuvre », pour rendre hommage au héros sud africain et ainsi lui marquer la
reconnaissance que lui doit l’Humanité. Cet appel, relayé par les télévisions
du monde entier, est révélateur de ce que signifie, en ce début du XXIe siècle
et dans le cadre de la « globalisation » qui le caractérise, cette formule très
ancienne, mais toujours d’actualité : être pleinement « citoyen du monde »,
c’est vouloir saluer par une action « humanitaire » l’œuvre d’un homme. Cet
homme, cette œuvre sont perçus comme exemplaires à l’échelle non seulement d’une nation (la nation « arc-en-ciel »), mais, bien plus largement, à
l’échelle internationale et mondiale : car lutter contre l’injustice et l’inégalité
(qu’on appelle cet état de choses « apartheid », « colonialisme », « ségrégationnisme », « racisme », ou par d’autres noms encore) au péril de sa liberté
et même de sa vie, c’est une forme d’héroïsme qu’ont connue bien d’autres
peuples, aujourd’hui comme en d’autres temps, en d’autres lieux, depuis la
« première mondialisation » engendrée par la découverte de l’Amérique
jusqu’à celle d’aujourd’hui. Cette lutte pour la reconnaissance et la mise en
œuvre effective de l’égalité et de la fraternité des hommes sur la terre se
situe à deux niveaux, parallèles et complémentaires : celui de la réflexion, de
la théorie, et celui de l’action, l’un ne se conçoit pas sans l’autre, les deux se
pratiquent à l’échelle internationale.
Les contributions rassemblées dans ce volume se proposent d’illustrer ce
double niveau : que signifie « être citoyen du monde », aujourd’hui, et
autrefois ? Qui sont ces « citoyens du monde » aux différentes étapes de
l’Histoire ? Les « cosmopolites » ne sont ils qu’une petite élite, intellectuelle
ou sociale, peu en prise sur les réalités massives de leur temps ? Leur philosophie n’est-elle qu’un idéalisme aveugle, une simple utopie, ou bien au
∗
Liliane Crips, Maître de Conférences honoraire en Civilisation allemande, Université Paris Diderot - Paris 7
Nicole Gabriel, Maître de Conférences honoraire en Civilisation allemande, Université Paris Diderot - Paris 7
Marie-Louise Pelus-Kaplan, Professeure émérite d’Histoire moderne, Université Paris-Diderot - Paris 7
10 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN
contraire voit-elle loin, assez loin pour inspirer encore de nos jours un vrai
cosmopolitisme1, c’est-à-dire une volonté agissante à l’échelle de l’humanité ?
Quels liens peut-on établir dans l’Histoire entre cosmopolitisme et internationalisme, ce dernier terme impliquant, même si c’est pour la critiquer, l’idée
de « nation » comme point de départ d’une coopération entre les peuples ?
Cette introduction se contentera, à partir des textes réunis dans ce volume,
signés par des spécialistes de divers champs du savoir, d’ouvrir quelques
pistes à la méditation.
Être « citoyen du monde », de l’Antiquité à nos jours :
comment le penser ?
Dans l’introduction de son livre Les citoyens du monde. Histoire du
cosmopolitisme 2, Peter Coulmas écrit :
Le monde en tant qu’unité cosmopolite est un des grands rêves de
l’humanité… Ce que l’on recherchait dans l’Antiquité sous le nom de
cosmopolitisme s’est appelé à d’autres époques universalisme, internationalisme ou globalisme. L’essentiel est de constater que cet objectif, qui
s’est perpétué tout au long de l’histoire de l’humanité, a conditionné les
hommes. La Société des Nations, les Nations Unies et autres institutions et
organisations supra- et plurinationales marquent des étapes sur cette voie,
même si le but n’a pas encore été atteint.
Les trois textes de cette première partie montrent à quel point le vieux
rêve d’un monde « cosmopolite » s’est vu, à travers l’histoire, sans cesse
accepté et rejeté tout à la fois, aux diverses étapes d’une mondialisation qui
s’avère progressive, inéluctable, et ambiguë.
Étienne Tassin s’interroge d’abord sur ce que signifie « être citoyen du
monde aujourd’hui ». Sa réflexion s’appuie toutefois sur les philosophes
d’autrefois, à commencer par les penseurs grecs, les premiers qui « opposèrent à la loi politique une loi supérieure, généralement valable et
universellement humaine »3. Diogène de Sinope, dit le Cynique 4, est le
premier à qui est attribuée la revendication d’être « citoyen du monde ».
« L’affirmation cynique d’une cosmocitoyenneté se présente comme une
position individualiste, apolitique au sens littéral, par son refus de toute
allégeance à un pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité ». À
cette conception correspond ce que l’auteur nomme la « posture du rebelle,
1
Le mot « cosmopolitisme » est formé de deux mots grecs signifiant « monde » et « cité ». Il « forme le vœu
d’étendre la citoyenneté au-delà des frontières, de l’établir à l’échelle universelle et pour le genre humain »
(Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme » in : P.A. Taguieff (éd.), Dictionnaire historique et critique
du racisme, PUF, Paris, 2013, t. I, p. 389).
2
Peter Coulmas, Les citoyens du monde. Histoire du cosmopolitisme, Albin Michel, Paris, 1995 (édition
originale allemande : Weltbürger. Geschichte einer Menschheitssehnsucht, 1990, Hamburg, Rowohlt Verlag
GmbH).
3
Peter Coulmas, Les citoyens du monde (op. cit.), p. 49. Ceci à propos des Sophistes et de Socrate, qui ont
les premiers revendiqué le cosmopolitisme comme une politique (Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », (art. cit., p. 390)).
4
IVe siècle avant J.-C.
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME
11
celle qui résiste à toute assignation à résidence, à toute identification ».
Cependant, dans l’esprit de Diogène, « être à tous » revient à « n’être à
personne »… et donc pas même à soi… « Ne pas s’appartenir en propre,
telle est aussi la figure du rebelle… qui refuse toute souveraineté, y compris
celle de soi sur soi… ». Face à la vision cynique, « de cette citoyenneté du
monde, le stoïcisme propose une figure inverse. Car aux yeux des stoïciens,
le monde est au contraire une grande cité, une cosmopolis ». Pour le
stoïcisme, « nous appartenons à la fois à un même monde, envers lequel
nous avons des obligations particulières, mais aussi à des communautés
particulières… envers lesquelles nous avons d’autres obligations… Nous ne
pouvons être citoyens du monde qu’en étant inscrits dans ce monde à des
titres particuliers qui nous identifient et nous distinguent ». Dans cette
attitude stoïcienne, Étienne Tassin voit la figure de l’officier « qui assume sa
charge ou ses devoirs au sens du De officiis (Ciceron)… Le monde est un
théâtre et, en chaque scène, des offices nous convient à officier… Le citoyen
cosmopolitique aura … constamment à jouer plusieurs rôles et à passer sans
cesse de l’un à l’autre… Être citoyen du monde, c’est jouer son appartenance
aux particularités du monde… On voit ainsi que dans le stoïcisme comme
dans le cynisme, et pour ces raisons inverses, la citoyenneté du monde
requiert de s’élever contre les logiques d’identification communautaires et
les processus d’assignations identitaires ».
La troisième posture cosmocitoyenne léguée par l’Antiquité, et relayée
par le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot, « conjoint en
quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme et du stoïcisme
en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre ». Elle s’illustre dans la
« figure de l’essayeur » incarnée par Montaigne. « S’essayer à soi est aussi
une manière de se rendre étranger à soi, de se défaire de soi… ». « Être
citoyen du monde, c’est reconnaître que personne ne pourrait être figé dans
une identité ». Ce « savoir indécis des identités… appelle un travail de
désidentification active pour s’essayer aux mondes ». Étienne Tassin cite
notamment Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville : il s’agit
« de prendre le froc du pays où l’on va, et (de) garder celui du pays où l’on
est », et en conclut que « cet art de se rendre étranger à soi-même, de se
défroquer… définit une politique pragmatique mais aussi une éthique
politique : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un vivre
ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais à une
politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou communautaires... L’essayeur est… citoyen du monde en vertu d’une culture de
l’extranéité…. Au cœur de ce mouvement ressurgit… comme un leitmotiv la
figure de l’étranger qui vient sans cesse défaire les ordonnancements du
monde… ».
Sautant des philosophies du passé aux politiques du présent, Étienne
Tassin conclut son étude sur les problèmes posés aux États, dans le contexte
actuel de la globalisation, par les « flux migratoires qui échappent de plus
en plus à leur contrôle : soit ils s’efforcent d’intégrer les étrangers, de les
assimiler et de faire disparaître leur étrangeté ; soit ils les repoussent, les
12 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN
rejettent comme si l’alternative entre inclure et exclure… résumait toute la
politique possible à leur égard… ». « De la dignité politique que nous
accordons à l’étranger, aux migrants en général comme figures concrètes de
la cosmocitoyenneté, dépend peut être que la globalisation économique soit
aussi une mondialisation ». Cette conclusion, qui oppose l’« acosmisme »
engendré par la globalisation économique à une « citoyenneté du monde
attentive à l’extranéité des manières d’être soi et d’être au monde », rejoint
d’une certaine manière l’appel lancé aux « citoyens du monde » pour célébrer
l’anniversaire de Nelson Mandela : respecter l’Autre et son étrangeté pour se
retrouver soi-même, c’est la leçon que les philosophes du passé envoient aux
hommes du présent.
L’écho très actuel des penseurs d’autrefois résonne également dans le
texte de Florence Gauthier, qui étudie le cheminement de la notion de droit
naturel à travers, notamment, l’histoire de la colonisation européenne aux
Amériques. Tout le monde n’a pas approuvé, en leur temps, les violences
exercées contre les Indiens ou les Noirs, bien au contraire. Avec les débuts
de la conquête espagnole, l’idée des « droits de l’Homme », apparue en
Occident dès le XIIe siècle, retrouve une nouvelle actualité au XVIe siècle
avec Las Casas, Vitoria et les autres penseurs de l’École de Salamanque, qui
postulent un « droit universel de l’humanité a priori ou droit cosmopolitique ». Un certain nombre des Espagnols présents dans le Nouveau
Monde a à cette époque dénoncé la « barbarie européenne » et la « destruction des Indes », et élaboré, en défendant les Indiens, « une théorie politique
et cosmopolitique des droits de l’Homme, centrée sur la résistance à cette
nouvelle forme d’oppression ». Florence Gauthier insiste sur le fait que les
rois d’Espagne (Isabelle la Catholique) et plus tard de France (Louis XIII)
ont été très réticents vis-à-vis de la mise en place de l’esclavage dans le
Nouveau Monde, ce qui eut des incidences dans l’ordre colonial esclavagiste. À Saint Domingue au XVIIIe siècle, comme dans les autres colonies
françaises d’Amérique, était appliqué le « Code noir » de 1685, dans lequel
le pouvoir royal avait introduit certaines formes de protection des esclaves
contre l’arbitraire des maîtres ; ce code favorisait en outre le métissage par le
biais d’une politique d’assimilation pratiquée vis-à-vis des esclaves affranchis,
qui obtenaient le statut de sujets libres du roi de France. La plantation
esclavagiste des colonies de la Caraïbe n’en était pas moins une forme de
régression dramatique, puisque « le coût humain de cette forme de mondialisation, propre au premier empire colonial européen a été… gigantesque ».
Toutefois l’ordre colonial basé sur la traite connaît dès les années 1750 une
crise liée aux difficultés croissantes d’approvisionnement en esclaves sur les
côtes africaines, si bien que les propriétaires de plantations commencent dès
lors à réfléchir aux moyens de remplacer la traite des captifs. La Révolution
française et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789,
dont l’article 1er (« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en
droits ») condamnait directement l’esclavage, favorisa la formation à Saint
Domingue d’un parti colonial, à la fois indépendantiste et ségrégationniste,
favorable à une politique de discrimination contre les colons métissés. Ces
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME
13
derniers ont alors cessé de défendre l’ordre colonial, et cette situation a
été vite mise à profit par les esclaves qui, dès août 1791, organisèrent
l’insurrection dans le nord de l’île. Certains colons « libres de couleur »
cherchèrent alors à s’allier aux esclaves insurgés et à « élaborer un projet
d’indépendance anticolonialiste, antiesclavagiste », débarrassé du préjugé de
« l’aristocratie de l’épiderme ». On sait ce qu’il en advint : si à partir du 10
août 1792, les commissaires civils envoyés à Saint Domingue étaient
favorables à l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, qui fut
votée par la Convention en février 1794, les gouvernements qui suivirent le 9
thermidor et la Constitution de 1795 renouèrent avec la politique coloniale
traditionnelle. En 1802, Bonaparte envoya aux Antilles une armée pour
reconquérir les îles ; elle échoua à Saint Domingue, où la révolte était menée
par l’ancien esclave Toussaint Louverture. En 18045, Haïti proclamait son
indépendance en renouant avec l’ancien nom indien de l’île, « hommage à
Las Casas, qui avait vécu là au XVIe siècle, et avait élaboré sa conception de
l’humanité une, ayant des droits dans une perspective anticolonialiste ». En
conclusion, l’auteure retrace à grands traits l’histoire du colonialisme
postérieure à la révolution de Saint Domingue :
L’idéologie raciste devint un ingrédient indispensable à cette politique, en
transformant les esclaves, émancipés par leurs maîtres, en main-d’œuvre
subalternisée par la couleur, établissant une forme nouvelle d’aristocratie de
l’épiderme qui prendra le nom de racisme…L’idéologie raciste fut présentée sous un jour scientifique, en prétendant qu’il existerait une hiérarchie
des races humaines…
Croire que le racisme a existé de tout temps, qu’il serait ainsi « naturel »
et donc « éternel », est un « préjugé venu de la seconde époque de
l’impérialisme, et non de la première, celle de 1492 à 1804 ». Pour finir,
Florence Gauthier insiste sur l’existence « de deux courants de pensée qui
ont fait naître des processus opposés, depuis 1492 et cela sans interruption :
un courant offensif de pensée et d’action impérialiste ou dominatrice » dont
l’un des principaux représentants fut Jeremy Bentham, et « un courant
défensif de pensée et d’action également, qui a complété l’idée de droits de
l’humanité avec celle de cosmopolitique de la liberté des peuples… », un
courant incarné, notamment, par Kant6 qui, dans son Projet de paix perpétuelle de 1795, « reprend ce même objectif de cosmopolitique de la liberté
contre les empires coloniaux ». Il ne faudrait pas, selon Florence Gauthier,
confondre « cosmopolitisme » et « cosmopolitique » : « Le cosmopolitisme
n’est pas une politique mondiale, mais… une façon de vivre réservée aux
5
Fait prisonnier par les français, Toussaint Louverture mourra en France en captivité. C’est Dessalines,
un autre ancien esclave noir, qui le 1er janvier 1804 proclame l’indépendance de l’île et s’érige en empereur.
6
En 1784, dans l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Kant militait pour la
création d’une Société des Nations et d’un « grand organisme politique » qui favoriserait l’épanouissement des dispositions morales de l’humanité. Mais en 1795, Kant revient sur la création d’un État
supranational, craignant une dérive possible vers un despotisme mondial. Il promeut alors un « droit
cosmopolitique greffé sur les législations nationales, non pour les contrecarrer, mais pour leur conférer la
signification morale qui leur manque. Ce droit institue tout homme en tant que « citoyen du monde » ».
(Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », art. cit., p. 391).
14 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN
gens qui ont les moyens de le faire, ou ceux qui cherchent à voyager à leur
gré... Par contre, ceux qui se disaient citoyens du monde se référaient à la
culture de la cosmopolitique et des droits naturels… ».
Liliane Crips, dont les travaux portent sur le national-socialisme et,
notamment, sur l’histoire des pensées et des pratiques raciales, fait écho à
Florence Gauthier : si le racisme, apparu à la suite des révoltes des esclaves
antillais, se présente et s’affirme comme une idéologie au caractère pseudoscientifique, c’est largement sous l’influence du darwinisme que cette
idéologie a connu, dans l’Europe du XXe siècle et plus particulièrement
en Allemagne, des développements sans précédents, aux conséquences
dramatiques7.
L’auteure s’interroge d’abord sur les conditions sociales, politiques et
économiques qui, dès la fin du XIXe siècle, ont favorisé en Allemagne
l’émergence et la diffusion – d’abord au sein des élites académiques, puis
dans des couches de plus en plus larges de la population – de nombreuses
théories appliquant aux rapports sociaux les notions darwiniennes d’évolution et de sélection des plus « aptes ». Elles ont en commun de postuler
l’inégalité atavique et irrémédiable des individus, des groupes humains et
des cultures, et d’élaborer des mesures draconiennes visant à exclure de la
« communauté raciale du peuple » tous ceux qui ont une opinion ou une
conduite déviante, de même que les individus considérés comme porteurs de
« tares héréditaires » ou de caractères physiques et psychiques censés appartenir à certaines « races » désignées comme « inférieures » et/ou dangereuses.
Tous les courants d’extrême droite racistes appellent de leurs vœux
l’édification d’un État fort, centralisé, « total », dirigé d’une main de fer par
un « chef » qui incarnerait un « peuple de sang allemand », autoproclamant
sa « supériorité » sur tous les autres.
Arrivé au pouvoir, en janvier 1933, le national-socialisme s’empresse
d’appliquer des plans mûris de longue date. Il impose un strict contrôle des
sphères publiques et privées et, sous couvert d’un arsenal législatif rapidement mis en place, il organise le fichage, la ségrégation, la spoliation, la
déportation et, à partir de 1939, la mise à mort des catégories de population
déclarées indésirables ou « indignes de vivre ».
Avec le déclenchement de la guerre, et notamment l’occupation de la
Pologne puis de vastes régions en URSS, c’est à l’échelle de tout le
continent européen que le pouvoir nazi pratique désormais la « sélection »
des individus et des populations. Plusieurs millions de personnes sont
transférées, déplacées, déportées – d’ouest en est, et d’est en ouest. Comme le
prévoit le « plan général pour l’Est » (Generalplan Ost), une petite minorité
d’Allemands « de souche » et de groupes considérés comme appartenant à
une « race apparentée » sont implantés sur des territoires anciennement
polonais ou soviétiques pour y constituer une caste dirigeante exploitant,
impitoyablement, la totalité des ressources matérielles et humaines de ces
7
Cf. infra, p. 52 sq.
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME
15
pays dans l’intérêt économique et militaire du Reich. La grande majorité de
la population est passée au crible de critères essentiellement politiques (élites
polonaises nationalistes et cadres soviétiques, notamment), raciaux (Juifs et
Tziganes) et de « santé héréditaire ». Les « sélectionnés » se comptent par
millions – de morts. Un exemple particulier, le « projet Zamosc », du nom
d’une ville polonaise située au sud-est du « Gouvernement général », à la
frontière du « Commissariat général du Reich pour l’Ukraine », illustre à
quel degré de radicalité et de rapidité s’est déroulé, entre les mois de
novembre 1942 et d’août 1943, ce programme de purification ethnique,
désigné par les nazis sous le terme de « Umvolkung » (restructuration de la
population ou, plus exactement, remplacement d’une population par une
autre).
Au terme de cette évocation des idéologies contradictoires qui, depuis
l’Antiquité jusqu’à nos jours ont mené, soit vers la définition d’une « citoyenneté du monde » reposant sur le « droit naturel » et l’égalité des individus,
soit au contraire vers l’affirmation de l’inégalité des êtres humains et vers les
entreprises de déshumanisation que furent la traite des Noirs, l’esclavage, les
pratiques eugénistes et les camps de la mort, il est temps maintenant – c’est
l’objet de la seconde partie – de sortir de la théorie pour se pencher sur l’aspect
pratique du concept de cosmopolitisme : qu’est-ce qu’être « citoyen du monde »,
notamment au grand siècle du cosmopolitisme, celui des Lumières ?
Être cosmopolite au Siècle des Lumières : comment le vivre ?
Comme l’écrit Florence Gauthier, à la différence de la « cosmopolitique », le « cosmopolitisme », c’est « une façon de vivre réservée aux
gens qui ont les moyens de le faire ». Ceci apparaît particulièrement vrai
lorsque l’on se penche sur les « cosmopolites » du XVIIIe siècle : ce n’est
pas un hasard si nous les étudions à travers deux catégories sociales à la fois
riches et influentes, le monde de la noblesse et celui des négociants.
Agnieszka Jakuboszczak nous entraîne d’abord dans la Pologne
d’avant les partages, un vaste pays où la bourgeoisie commerçante tient une
place très faible, où l’inégalité sociale et juridique est criante, entre des
masses paysannes asservies, sans droits, exploitées, et une noblesse aussi
nombreuse que diversifiée, depuis la petite noblesse au patrimoine modeste
jusqu’aux « magnats » possesseurs d’immenses domaines qui leur permettent
de mener un train de vie princier, au milieu d’une cour fastueuse. L’ère de la
« liberté dorée », qui s’affirme dans l’État polono-lituanien depuis les XVIeXVIIe siècles jusqu’à la fin de la Pologne indépendante, donne à cette
noblesse des pouvoirs inimaginables pour les habitants d’un pays comme la
France, soumis à une monarchie sinon « absolue », du moins s’efforçant de
l’être. Au sein de ce monde ultra-privilégié de la noblesse polonaise, il est
toutefois difficile pour les femmes de trouver leur place et de jouer un rôle.
Au XVIIe siècle, sous l’emprise du « sarmatisme », idéologie nobiliaire à la
fois nationaliste et traditionaliste, et de l’Église catholique, la société nobiliaire
demeure patriarcale, pour ne pas dire misogyne, et n’accorde que peu d’im-
16 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN
portance à l’éducation des jeunes filles. L’arrivée au XVIIe siècle de deux
reines venues de France, Louise-Marie de Gonzague-Nevers puis Marie
Casimire de La Grange d’Arquien, va toutefois faire évoluer notablement
cette situation, puisque avec elles pénètrent sur les bords de la Vistule non
seulement les modes et les mœurs françaises, mais aussi des congrégations
religieuses vouées à l’enseignement et à l’éducation des filles (Filles de la
Charité, Visitandines, Sœurs du Saint Sacrement). À partir du XVIIIe siècle,
la condition des femmes de la noblesse polonaise va changer progressivement : des aristocrates, cultivées grâce à l’éducation reçue soit dans les
congrégations, soit dans le château familial (mode des « gouvernantes »
étrangères), vont tenir salon, voyager à l’étranger, fréquenter et recevoir les
beaux esprits, non seulement ceux de Pologne, mais aussi de France et de
l’Europe entière. On voit même apparaître en 1768 en Pologne une loge
maçonnique féminine, signe d’une évolution importante dans la condition de
la femme, désormais perçue comme un membre à part entière de la société
cosmopolite. Il faut toutefois ramener cette évolution à sa juste proportion,
sachant qu’elle ne concerne qu’une très mince frange de la société polonaise.
Le cosmopolitisme est au XVIIIe siècle en Pologne, pour l’essentiel, une
mode qui s’implante dans les milieux nobiliaires – à l’exception notable,
toutefois, du grand port de Gdansk (Danzig), qui était aussi un grand centre
du commerce international – (voir illustration de couverture).
S’il faut chercher au XVIIIe siècle de véritables « citoyens du monde »
animés de l’esprit même du cosmopolitisme, c’est-à-dire du goût du voyage,
de l’exotisme, de la tolérance, c’est, justement, dans les réseaux marchands,
notamment ceux du commerce des diamants, étudiés ici par Tijl Vanneste,
que nous les trouverons. Il s’agit, à l’époque, d’un trafic à l’échelle mondiale :
extraites aux Indes orientales (Inde, Bornéo) mais aussi, et de plus en plus,
au Brésil, les pierres sont encore, pour la plupart, taillées et façonnées aux
Pays-Bas méridionaux (Anvers) ou aux Provinces Unies (Amsterdam). Ce
commerce fort lucratif nécessite l’intervention d’acteurs installés aux points
stratégiques de la production et de la commercialisation, des acteurs unis le
plus souvent par des liens familiaux qui sont aussi, dans une large mesure,
des liens religieux : issues des diasporas juive séfarade, huguenote, voire
catholique (celle des catholiques anglais notamment), les familles étudiées
(les Salvator, les Dormer, les Berthon, les Garnault, les Perochon, les Auriol)
se connaissent entre elles et collaborent dans le cadre du commerce international des pierres précieuses : le fait de dominer des échanges à l’échelle
mondiale, et d’entretenir des correspondances à la même échelle, est le
premier aspect de ce cosmopolitisme marchand. Mais le souci des contacts
internationaux n’était pas lié seulement aux impératifs commerciaux. Une
véritable envie de vivre avec les « autres », de les connaître, de passer avec eux
des moments conviviaux, voire festifs, en dépit des différences culturelles ou
religieuses, se révèle à travers les cas étudiés : un des Salvator, d’une famille
juive séfarade, épouse en Inde une indigène, se vêt à la mode indigène, parle
la langue locale, et devient même végétarien ; un autre membre de la même
famille, de passage dans les Flandres, demande à son partenaire et ami James
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME
17
Dormer, un catholique anglais installé à Anvers, de l’introduire chez ses amis
flamands avec lesquels il souhaite pouvoir, tout simplement, « boire un verre
et jouer aux cartes ». Plus encore que les contacts temporaires, si chaleureux
soient-ils, ce sont de véritables « parcours d’intégration » qui sont ainsi mis à
jour : par le biais, notamment, de leurs mariages avec des femmes issues de
bonnes familles locales, nos marchands s’enracinent dans les terres d’accueil,
sans pour autant renier leurs origines ni leur religion, tel le juif Joseph
Salvator qui, pour décorer sa maison de la banlieue londonienne où il reçoit
l’aristocratie locale, commande des peintures inspirées uniquement de l’Ancien
Testament, car sa religion juive lui interdit de s’inspirer du Nouveau
Testament. Il défendra sa nouvelle patrie anglaise lors de la guerre d’indépendance américaine, alors que son cousin Francis mourra, lui, en Amérique
du côté des « insurgents ». Conscients de leur « double position, internationale et locale », ces marchands cosmopolites ont également, de ce fait, une
identité duale, voire plurielle, étonnant écho à cette « culture de l’extranéité »
dont parlait Étienne Tassin en citant Diderot. Cette dualité est toutefois
vécue par ces marchands comme un privilège qu’ils cherchent à défendre à
tout prix, y compris en voulant empêcher l’établissement, dans leur pays
d’accueil, de coreligionnaires moins aisés (comme les Ashkenazes venus
d’Europe orientale) susceptibles de venir leur faire concurrence et de nuire à
leurs intérêts. On voit ici les limites de ce cosmopolitisme des milieux
marchands du XVIII e siècle : elles sont sociales et économiques. Deux
siècles plus tard, au temps des nationalismes exacerbés, certains rejetteront
en bloc ce cosmopolitisme trop lié au capitalisme international, en l’assimilant
à une « race » considérée comme « inférieure », la « race juive »8, alors que
rien n’est plus contraire à ce que fut justement l’esprit de ces grands
marchands du XVIIIe siècle, capables de s’intégrer partout, dans tous les
pays, indépendamment des questions de langue, de race ou de religion.
Du cosmopolitisme à l’internationalisme : comment surmonter
les nationalismes (XIXe-XXIe siècles) ?
Dans l’Europe remodelée par le Congrès de Vienne de 1815, « les
mouvements patriotiques et les intérêts nationaux dominèrent… la politique
de toute l’Europe en voie d’industrialisation… Les gouvernants cherchèrent
de plus en plus exclusivement à imposer l’avantage national… l’idéal
supérieur du cosmopolitisme tomba dans l’oubli »9.
Pas tout à fait cependant, mais il prit une autre forme, celle de l’internationalisme, dont trois contributions illustrent les formes et les réalisations à
divers moments des XIXe et XXe siècles.
8
Cf. le mémoire du Dr Baudin (1860), Du non-cosmopolitisme des races humaines : « Une seule race se
montre véritablement cosmopolite, et cette race est la race juive ». Ce document « fomente la sinistre
carrière du cosmoplitisme, appelé à devenir injure exterminatrice sous l’action d’idéologies funestes »
(Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », art. cit., p. 391-392).
9
Peter Coulmas, Les citoyens du monde, op. cit., p. 246.
18 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN
Alfred Georg Frei situe son analyse de la notion d’internationalisme
dans le contexte de la Révolution de 1848 vue outre-Rhin, plus particulièrement dans la région de Bade, frontalière avec la France et la Suisse. À
partir d’éléments spécifiques, tels que l’influence de la Révolution de 1789
et le mouvement de démocratisation populaire lié à l’obtention d’une
constitution dès 1818, l’auteur démonte le mécanisme dialectique entre
régionalisme et internationalisme, et constate le rayonnement des idées
universalistes issues des Lumières. Il étaye sa démonstration sur des exemples
précis : le travail souterrain d’assemblées populaires politiques sous couvert
de réunions festives, calquées sur les banquets révolutionnaires en France.
Ce mode de réunion permettait de poursuivre une vie politique démocratique, sur le plan local, en contournant les Décrets de Carlsbad (1819) qui,
sous l’impulsion de Metternich, instauraient une sévère censure de la presse,
la surveillance des Universités et l’interdiction des réunions politiques.
Grâce au maillage des « associations populaires » (Volksvereine), on put
donc assister aux prémices d’une démocratisation, certes clandestine, mais
en profondeur, du Pays de Bade. Un certain nombre de personnalités devinrent
très populaires, comme l’avocat libéral Gustav von Struve qui renonça à sa
particule nobiliaire dès 1847, et Friedrich Hecker, également avocat et
député libéral. Un culte nouveau, d’inspiration laïque et républicaine, se
substitua peu à peu à la pensée féodale. Cette politisation persista, sous cette
forme spécifique, tout au long du Vormärz.
Alfred Georg Frei considère qu’en Allemagne, le Pays de Bade prend
l’option la plus radicale dans le débat qui oppose, à cette époque, les modérés,
partisans d’une unité politique de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse des
Hohenzollern, et les républicains opposés à toute continuité monarchique. Le
pays de Bade se situe clairement du côté des républicains.
L’auteur illustre son propos par plusieurs esquisses biographiques qui
permettent de mieux comprendre ces enjeux, et mettent en lumière les
coopérations internationales : Emma Herwegh, une exilée allemande venue
de France, épouse du poète Georg Herwegh, qui prit part à l’insurrection
badoise en avril 1848, vint apporter le soutien d’un groupe d’Allemands
exilés à Paris, la « Société démocratique allemande ». Un officier polonais,
Ludwik Mieroslawski, militaire franco-polonais impliqué dans le soulèvement de Posen (Poznan) (1846), condamné à mort, puis gracié et réfugié à
Paris, accepta au début de Juin 1849 de prendre la tête de l’armée badoise
pour la liberté, et la commanda jusqu’en juillet. Même si la résistance du
Pays de Bade se solda par un échec face aux troupes prussiennes mieux
aguerries et plus nombreuses, l’action des républicains badois marqua la
mémoire collective. L’idée d’internationalisme également. Il est significatif
de noter que, deux décennies plus tard, on retrouvera, à Genève, l’un des
protagonistes de l’insurrection badoise au Congrès fondateur de la « Ligue
internationale pour la paix et la liberté ».
À partir du milieu du XIXe siècle, le grand mouvement d’émigration de
l’Europe vers les Amériques crée un nouveau contexte de globalisation dans
un monde qui va bientôt basculer dans les drames de la première, puis de la
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME
19
seconde guerre mondiale. Face aux nationalismes exacerbés, l’internationalisme prône la paix et l’amitié des peuples, soutenu par des intellectuels
et des artistes.
À travers un portrait de Carl Laemmle, fondateur des studios Universal,
Nicole Gabriel explore l’histoire du cinéma et plus particulièrement la
naissance de l’industrie du rêve que sont les studios hollywoodiens. Elle
s’attache à la figure mythique, quoique peu charismatique, d’un self-mademan, un juif immigré originaire de Souabe qui se retrouve à la tête d’une de
ces compagnies emblématiques, Universal Pictures.
Le cinéma, surtout à l’époque du muet, s’adresse à un très vaste public,
celui des immigrants qui constituent la nation américaine. Après la Première
guerre mondiale, le Septième art va s’industrialiser et s’exporter à l’échelle
de la planète. Ce n’est donc pas par hasard que Laemmle choisit le nom
d’« Universal » pour désigner son studio.
Dès 1917, le patron d’Universal soutient l’effort de guerre américain et
produit des films clairement anti-allemands (ce zèle de tout immigré voulant
à tout prix s’intégrer lui sera par la suite reproché). Mais à peine le conflit
terminé, Carl Laemmle entretient une activité commerciale avec son pays
d’origine (il crée une branche d’Universal à Berlin) et il fait venir outreAtlantique de nombreux artistes allemands qui feront la gloire du cinéma
américain. C’est ainsi, par exemple, que Paul Leni et Conrad Veidt, deux
figures-phares de l’expressionnisme allemand, collaboreront, le premier
comme metteur en scène, le second comme comédien, dans une adaptation
du roman de Victor Hugo : L’Homme qui rit (The Man who laughs) (1928).
Laemmle avait également produit trois films d’Erich von Stroheim : Blind
Husbands (1919), Foolish Wives (1922) et Greed (1924), avant de devoir
licencier ce metteur en scène aussi génial qu’excentrique qui menaçait de
ruiner sa compagnie…
Soucieux du sort de sa ville natale de Laupheim, éprouvée par la guerre,
il fait preuve d’une grande générosité envers ses ex-compatriotes et devient
un bienfaiteur local : une rue porte son nom. En 1928, il décide de porter à
l’écran le roman antimilitariste d’Éric Maria Remarque À l’Ouest, rien de
nouveau. Le film, qui sort en 1930, remporte un Oscar à Hollywood, mais à
Berlin, il est la cible d’attaques très virulentes, orchestrées notamment par
Joseph Goebbels. Le film sera rapidement interdit en Allemagne et Laemmle,
très affecté, ne retournera plus dans son pays natal. Le dernier combat de sa
vie, il le mène, sans publicité aucune, en faveur de juifs directement menacés
par les persécutions raciales : concrètement, Laemmle se porte garant pour
des parents éloignés, ou de simples connaissances, organise leur accueil à
New York, les aide à se procurer un logement et un emploi. Enfin, et surtout,
il n’hésite pas à harceler l’administration américaine afin d’obtenir les
précieux affidavits et permettre l’accueil d’immigrés juifs allemands aux
États-Unis.
Cosmopolite par nécessité, mais aussi par goût et volonté d’entreprendre, Carl Laemmle s’est adressé, dans un premier temps, à un public
20 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN
d’immigrants comme lui. Ni homme politique ni artiste, il appelait de ses
vœux un monde de paix, d’échanges et d’entertainment où les rêves peuvent
devenir réalité. Sa volonté d’assimilation aux États-Unis était contrebalancée
par son attachement à sa terre natale, la Souabe, plutôt qu’à l’Allemagne
proprement dite, ainsi que par sa fidélité aux valeurs de la religion juive.
Après le traumatisme des deux guerres mondiales, il fallait de toute
urgence reconstruire le monde et œuvrer pour la paix. Cet idéal passait entre
autres par le rétablissement d’une large coopération internationale dans le
domaine de la vulgarisation scientifique.
Anne-Marie Bernon-Gerth s’interroge, justement, sur les perspectives
transnationales et internationales de la communication publique sur la science
en Grande-Bretagne aux XXe et XXIe siècles. Il s’agit ici d’évaluer les
modèles historiques britanniques de ces trente dernières années pour en tirer
des enseignements sur le processus de communication de la science au grand
public.
Pendant la décennie 1980-1990, le principal modèle a été celui du
« déficit » (deficit model). Il implique que les non-spécialistes et le public en
général souffrent d’un manque de connaissances scientifiques qu’il convient
de combler. Il repose sur l’hypothèse de la capacité des individus à acquérir
et à maîtriser de nouvelles notions si leur mise en cohérence et leur accès
sont facilités. La communication scientifique pour le public s’est donc d’abord
centrée sur des explications concernant la nature et la science (sciencecentered). En revanche, en ce XXIe siècle ouvert et global, elle semble à
présent avoir pour fonction de constituer une sorte de laboratoire social et
culturel pour faire face aux problèmes et aux défis créés par le développement des connaissances, des activités et des applications scientifiques
(problem-centered). Ainsi, les liens nouveaux développés ces dernières années
entre science et société, et désignés par le concept d’« engagement public »
(public engagement – PE), s’inscrivent dans un mouvement transnational et
international très vaste dans lequel la Grande-Bretagne a joué un rôle
pionnier.
On peut certes regretter que des dispositifs de plus en plus répandus,
comme par exemple les « conférences de consensus », relèvent plus du
« management social » que d’une authentique démocratisation à partir du
« deficit model », mais il faut constater que nombreux sont ceux qui
prennent conscience de l’impérieuse nécessité de respecter la diversité
culturelle et sociale des publics pour renforcer les liens unissant les
chercheurs, les différents acteurs de la communication et de la société, ainsi
que les citoyens.
Au terme de ces huit textes, le lecteur sort, sans doute, un peu
déconcerté : les cas concrets, passés et présents, qui lui ont été ici présentés
ne lui permettent pas vraiment de répondre à la question posée au départ par
Étienne Tassin : peut-on être citoyen du monde aujourd’hui, et comment ?
Certes l’accélération de l’information, la mise sur pied, grâce à Internet, de
réseaux sociaux couvrant désormais une bonne partie de la planète, permet-
COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME
21
traient de penser que le « rêve cosmopolite » est en passe de devenir une
réalité. Mais il n’en est rien : l’actualité, nationale et internationale, avec son
lot quotidien d’actes racistes ou xénophobes survenus d’un bout à l’autre du
monde habité, de catastrophes humanitaires aux frontières des pays favorisés
par la paix ou la richesse, est là pour nous en convaincre. Devenus d’une
grande banalité, les voyages à l’étranger dans notre monde globalisé ne
suscitent pas autant d’étonnement qu’autrefois, quand de rares voyageurs
faisaient leur « grand tour », accomplissaient un pèlerinage ou une ambassade.
De nos jours, la coopération internationale en matière de justice, de police,
d’information scientifique ou artistique, ou encore de protection de l’environnement, est certes devenue un fait réel, mais combien insuffisant,
combien imparfait10 ! La persistance, voire l’aggravation de la famine ou de
pandémies dans certaines parties du monde actuel en témoigne. Faut-il alors
se contenter de scander des slogans pacifistes, universalistes, écologistes, en
ayant pleinement conscience qu’ils relèvent du vœu pieux, de l’utopie ?
Une chose est, néanmoins, certaine : la prise de conscience de cet
éloignement dramatique du but à atteindre, de l’incapacité des organisations
internationales, dans l’état actuel de leur fonctionnement, à faire avancer
durablement le monde vers la paix, l’égalité, la justice, représente tout de
même un pas décisif du rêve vers la réalité. Être citoyen du monde
aujourd’hui, ne serait-ce pas, finalement, savoir rêver tout en restant éveillé ?
10
Cf. Mickaël Foessel, « Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique ? » in : laviedesidees. fr,
18/06/2011.
ÉTIENNE TASSIN ∗
QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ?
On ne saurait s’engager dans une réflexion sur le cosmopolitisme
aujourd’hui sans s’interroger sur le sens et la pertinence d’une citoyenneté
du monde dans le contexte historiquement décisif de la globalisation
économique et de la mondialisation culturelle des conduites et des normes.
Se demander ce que signifie « être citoyen du monde », c’est porter la
réflexion à la fois sur ce que veut dire « être au monde » ou appartenir à un
monde ; et sur ce que signifie d’être au monde sur le mode de la citoyenneté.
Or un soupçon naît immédiatement qu’il ne faut certainement pas sous
estimer : il est possible que ce que nous appelons, d’un terme bien imprécis
si ce n’est inconsistant, une « mondialisation » ne constitue pas un renforcement du monde mais peut-être au contraire une diminution de monde ou
une perte en monde(s). Car loin de produire un renforcement de notre
sentiment d’appartenance au monde, la globalisation ou la planétarisation
des repères de l’existence pourrait bien au contraire signifier en même temps
un évidement du principe de citoyenneté. Auquel cas, selon un paradoxe
qu’il nous revient d’examiner, être citoyen du monde perdrait de son sens à
mesure que le monde croît en généralité et en uniformisation. La standardisation croissante des normes mondiales s’accompagnerait inévitablement
d’un effondrement des formes concrètes de la citoyenneté.
Réfléchir aux enjeux cosmopolitiques de notre siècle requiert donc de
lier ensemble une interrogation critique sur la perte du monde comme
demeure (ce qu’on peut appeler acosmisme) et une analyse des manières
d’être au monde propres à la cosmocitoyenneté. L’idée d’une citoyenneté du
monde exige d’élucider ce qui fait monde, ce qui est digne d’être nommé
« monde » ; et ce que devient la citoyenneté si le monde lui-même n’est plus
perçu comme un monde, notre monde. Ou si le monde est traité de manière
immonde.
Tel est le problème que je voudrais aborder ici : que veut dire être
citoyen du monde quand le monde n’est plus, pour les humains, un monde,
ni un monde naturel ni un monde vécu, quand le monde n’est plus perçu
comme ce à quoi on appartient, quand il n’est plus conçu comme œkoumene,
comme une demeure, mais est réduit à n’être qu’un gisement de ressources
ou une matière exploitable au service de la reproduction du vivant ? Aussitôt
∗
Professeur de philosophie politique, Université Paris Diderot - Paris 7
24
ÉTIENNE TASSIN
le problème révèle sa consistance politique. Car la globalisation économique,
qui radicalise l’exploitation forcenée des ressources énergétiques, minérales,
végétales et animales du monde – requise pour la « survie » des vivants –,
entraîne avec elle, comme on le constate chaque jour, une montée en
puissance des « replis » identitaires, nationalistes ou communautaristes, qui
tiennent lieu de « politiques ».
Je propose donc de réfléchir aux différentes significations de la revendication de cosmocitoyenneté : qu’affirme-t-on quand on déclare être « citoyen
du monde » ? Et je suggère de le faire en faisant un détour dans le temps. Ce
qui de notre présent doit être compris peut sans doute l’être avec une
meilleure intelligence si l’on consent à l’évaluer depuis le passé dont nous
provenons. Non pour en faire l’histoire, mais pour en ressaisir le sens depuis
la philosophie qui tenta la première de donner un contenu à la citoyenneté du
monde. Je considérerai trois figures du citoyen du monde élaborées dès la
naissance de la philosophie grecque par le cynisme, le stoïcisme et le
scepticisme. Je les nomme les figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur.
Mon idée est que cette typologie permet de redéfinir la manière d’être soi et
d’être au monde qui ressortit à la déterritorialisation opérée en situation de
globalisation dont l’acosmisme du monde moderne est en quelque sorte
l’expression. Il nous faut donc commencer par redéfinir, ne serait-ce que
succinctement, la manière dont le monde est en question pour nous aujourd’hui.
La cosmopolitique ou la politique du monde
La manière dont s’ouvre à nous, aujourd’hui, la perspective cosmopolitique est inédite : celle-ci n’est plus simplement celle d’une cosmopolis
universelle à la manière stoïcienne, mais elle n’est pas non plus celle d’une
paix perpétuelle à la manière kantienne. La première conception (stoïcienne)
était essentiellement éthique, la seconde (kantienne) était essentiellement
juridique. Or ce qui est en question maintenant est de définir une entente
proprement politique de la dimension cosmopolitique, et non pas éthique et
juridique. Cependant, cette entente politique de la cosmopolis ne peut être ni
celle que développe une simple géo-politique (système des relations internationales, des accords inter-étatiques, sous la supervision de l’ONU), ni
celle qui viserait à l’établissement d’un état mondial, d’une gouvernance
mondiale unique, fût-elle celle d’une « démocratie cosmopolite »1 requérant
une réforme radicale de l’Organisation des Nations Unies. Et elle ne peut
évidemment pas non plus se confondre avec le mouvement de globalisation
économique qui, dans sa manière d’unifier le monde et de le soumettre à la
loi hégémonique du marché, tend à le détruire plutôt qu’à le promouvoir, en
faisant disparaître ou en folklorisant la pluralité des cultures, des peuples, des
usages du monde, bref, la pluralité des manières d’être au monde.
1
David Held & Daniele Archibuggi, Cosmopolitan Democracy. An Agenda for a New World Order,
Cambridge, Politi Press, 1995.
QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ?
25
Il nous faut donc différencier les plans sur lesquels il y va du monde –
sur lesquels le monde est en question –, selon les modes d’activités humaines.
Pour le faire, je reprendrai par commodité, et parce qu’elle me semble
particulièrement appropriée à notre problème, la tripartition des activités que
propose Hannah Arendt2 : l’activité économique correspondant à la condition
d’être vivant que Arendt désigne comme l’animal laborans ; l’activité
sociale et culturelle correspondant à la condition d’appartenance-au-monde,
activité de celui qui fait œuvre, l’homo faber au sens d’Arendt ; et l’activité
proprement politique correspondant à l’agir ensemble avec d’autres, c’est-àdire à la condition d’acteur politique, cette figure rémanente du zôon
politikon grec. À ces trois plans correspondent à mes yeux trois soucis pour
le monde et trois injonctions : un souci environnemental qui considère le
monde comme écosystème, comme pluralité de milieux de vie et auquel
correspond une injonction écologique (assurer la durabilité du développement et de la croissance économique) ; un souci patrimonial qui considère
le monde comme pluralité de cultures, de mœurs, de représentations symboliques et de pratiques traditionnelles, et auquel correspond une injonction
œcuménique (assurer la perpétuation et la cohabitation des œuvres symboliques et matérielles qui rendent le monde humain) ; un souci plural ou
multinational qui considère le monde comme ensemble de communautés
politiques d’acteurs agissant de concert, et auquel correspond une injonction
proprement cosmopolitique (préserver et même promouvoir les espaces
publics d’action concertée entre co-citoyens, à savoir ce qu’Arendt nomme
le « réseau des relations humaines »).
C’est seulement en prenant ensemble ces trois plans du monde, ces trois
activités, ces trois soucis et ces trois injonctions, qu’une pensée cosmopolitique contemporaine peut être à la hauteur de l’acosmisme généralisé
induit par le totalitarisme politique (dont Auschwitz ou la Kolyma sont un
des noms propres), par le globalitarisme économique (dont Wall Street et les
différentes crises financières et économiques sont les noms propres), par le
radicalisme techno-scientifique (dont Hiroshima et Nagasaki, ou Seveso ou
Fukushima, sont quelques-uns des noms propres) et par le fondamentalisme
ou l’intégrisme religieux (dont les Twin Towers sont le nom propre le plus
significatif). La cosmopolitique au sens où je l’entends doit tenir ensemble
ces trois exigences et non pas se contenter de se situer sur le seul plan
écologique, le seul plan patrimonial ou le seul plan géo-politique.
Mais aussitôt on doit convenir que la prise en charge conjointe et
cohérente de ces trois plans, de ces trois dimensions, de ces trois exigences
humaines requiert de lier cette pensée du monde en tant que tel à une pensée
du rapport au monde que nous sommes susceptibles d’entretenir dans le
contexte actuel, qui est moins celui du totalitarisme politique du XXe siècle
que celui du globalitarisme économique, du radicalisme techno-scientifique
et du fondamentalisme religieux.
2
Hannah Arendt, La condition de l’Homme moderne, trad. Georges Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1981.
26
ÉTIENNE TASSIN
L’allégation de cosmocitoyenneté
Dans ce contexte, demandons-nous en effet ce que nous voulons dire
quand nous affirmons que nous sommes « citoyens du monde ». Car nous
pouvons aussi bien déclarer que nous sommes tous et toujours citoyens du
monde, de fait et par naissance, qu’affirmer que personne ne l’est jamais tant
il est vrai que nous sommes d’abord citoyens de tel état, originaires de tel
pays, locuteurs de telle langue, héritiers de telle culture et de telles histoires
communautaires. Cette assignation identitaire est un fait, la plupart du temps
de naissance (« je suis français ») ; elle est également une sommation (« Soyez
français », sous-entendu, « Soyez un « bon » français »). L’ordre policier
national et international nous enjoint de nous identifier et poursuit, voire
maltraite, qui résiste à cette assignation ou se dérobe à cette identification. Je
ne peux être citoyen du monde qu’en tant que je suis d’abord japonais,
français, gabonais ou chilien…
Hannah Arendt a montré comment l’organisation internationale du
monde avait pu, au lendemain de la Première Guerre mondiale, produire des
apatrides en masse qui, privés de leur droit d’être reconnus détenteurs des
droits que confèrent l’appartenance à une communauté et l’allégeance à un
état, se trouvaient aussitôt déchus de toute humanité et exclus de l’humanité
elle-même. Terrible paradoxe : ceux-là mêmes qui faisaient l’expérience
d’être exclusivement citoyens du monde pour ne plus pouvoir l’être d’un état
étaient par là même exclus du monde dont ils pouvaient, de lui seul pourtant,
revendiquer la citoyenneté.
La citoyenneté du monde est donc un fait en un sens très faible, un fait
si l’on peut dire sans effectivité. Elle n’acquiert de réalité que sur un mode
déclaratoire et performatif, au titre d’une revendication. Je suis citoyen du
monde dans la mesure où j’affirme l’être, dans la mesure où je revendique de
l’être. Seule la revendication confère au fait son effectivité : elle en fait un
titre. Mais de quoi ce titre est-il le titre ? Si le titre de citoyen est attaché à
une structure politique particulière, celle de l’État, cette revendication
suppose-t-elle et requiert-elle un État mondial ? Pourtant, c’est en l’absence
même d’État mondial, voire en raison de la défection de la forme-Etat au
regard de toute responsabilité mondiale que s’affiche une prétention cosmocitoyenne.
Ne revendique-t-on pas autre chose en se déclarant citoyen du monde ?
Ne serait-ce pas moins une appartenance à une communauté mondiale,
moins une allégeance à une autorité supranationale, qu’une certaine manière
d’être-au-monde et donc d’être soi qui tente de s’affranchir des régimes
d’appartenance et d’allégeance au travers desquels se constituent les sujets
comme sujets de droits ? Sans doute est-ce ce rapport entre la manière d’être
soi et la manière d’être au monde qui est en jeu dans l’allégation de
cosmocitoyenneté, c’est-à-dire un certain travail de désidentification et
d’assomption de soi, et conjointement de singularisation et d’extranéation –
une capacité d’être soi contre toute assignation identitaire imposée – qu’on
QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ?
27
repère particulièrement dans les conditions de migrations, d’exils et de
diasporas que généralise l’actuelle « globalisation » du monde.
Or dès l’antiquité grecque, la philosophie a thématisé la cosmocitoyenneté sur trois registres différents qui, chacun, mettent en valeur un
aspect particulier de ce que signifie « être citoyen du monde », mais dont les
trois, pris ensemble, pourraient bien livrer la signification cosmopolitique du
rapport entre les manières d’être soi et les manières d’être au monde. Ce sont
ces trois manières de se dire « citoyen du monde », qui correspondent à trois
orientations philosophiques différentes, que je nomme : figures du rebelle,
de l’officier, de l’essayeur. Sous ces trois figures, on reconnaîtra la signification que le cynisme donne à la revendication d’être citoyen du monde,
celle que le stoïcisme lui a conférée, celle enfin que cette revendication
prend dans sa reformulation sceptique.
Trois manières d’être citoyen du monde
Diogène de Synope, dit le Cynique, est le premier à qui est attribuée la
revendication de se dire « citoyen du monde »3. L’affirmation cynique d’une
cosmocitoyenneté dessine une position individualiste qu’on pourrait dire
radicalement apolitique au sens littéral : refus de toute allégeance à un
pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité. Déclarer être citoyen du
monde, c’est ici revendiquer non pas d’appartenir au monde et de faire
allégeance à une humanité générique, mais d’être absolument sans attaches
ou au-dessus de toute attache.
Cette allégation présente trois aspects. D’une part, Diogène récuse et
son lieu de naissance et sa cité, il refuse de s’y laisser rapporter comme ce
par quoi il pourrait être défini, identifié. Il n’appartient à personne, n’est
soumis à aucune loi. Telle est la posture du rebelle, celle qui résiste à toute
assignation à résidence, à toute identification. En conséquence, Diogène
affirme ensuite qu’il n’est chez lui nulle part en particulier ou qu’il est chez
lui partout. Nul chez soi où pourrait se loger la vérité de son être, sinon la
totalité des lieux du monde qui pourraient aussi bien constituer une demeure
appropriée puisque nul n’est tenu à un lieu déterminé. Telle est la situation
du sans domicile fixe, mais assumée comme une règle de vie : ne pas
prendre racine, ne pas s’installer, ne pas demeurer mais rester toujours libre
de ses déplacements, toujours pouvoir rouler son tonneau ou le quitter. Être
migrant plus que nomade4. Utopie et récusation du chez soi proclamée dans
3
Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. Robert Genaille, Paris, GF, vol. 2,
p. 30. Sur la signification de la réponse de Diogène, cf. Stéphane Douailler, « Le cosmopolitisme
cynique », in Hubert Vincent, Citoyen du monde : enjeux, responsabilités, concepts, Paris, L’Harmattan,
2004, p. 219-226.
4
La différence entre migration et nomadisme est une question difficile. Cf. les suggestions intéressantes
et problématiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, § 12 : « Traité
de nomadologie », particulièrement p. 471 sq. Notons simplement ici que migrare a signifié aussi bien
« s’en aller d’un lieu, changer de résidence, sortir », que « se changer » et « transgresser », cf. A. Rey
(dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2000, vol.2, p. 2234. Et que l’ère
des migrations « décodées » et généralisées produites par la « machine capitaliste » de déterritorialisation
28
ÉTIENNE TASSIN
l’équivalence du partout et du nulle part. De ce fait, Diogène affirme enfin
qu’il n’a pas à assumer de liens privilégiés avec ses proches (famille,
concitoyens,…) et n’est donc pas tenu aux obligations qui y sont attachées.
Diogène ne doit rien à personne. Il s’affirme délié de toute obligation
particulière dès lors que son obligation est cosmopolite : mais s’adressant à
tous, s’adresse-t-elle encore à quelqu’un ? À la fiction d’un monde où nulle
part se trouve partout, s’adjoint la fiction d’une communauté universelle
proclamée dans l’équivalence du « je suis à tous » et du « je ne suis à personne ».
Sur ce dernier point, on ne peut s’empêcher de relever que cette équivalence retourne par avance celle que Rousseau présentera dans le Contrat
Social comme fondement de la communauté politique : « se donner à tous,
c’est ne se donner à personne », y écrit-il5, ce qui signifie aussi bien ne se
donner à personne en particulier que ne se donner à personne d’autre que soi.
Mais on peut aussi entendre que, dans l’esprit de Diogène, « être à tous »
revient à « n’être à personne », sans distinctions ; et donc pas même à soi.
Ne pas être à soi, ne pas s’appartenir en propre, telle est aussi la figure du
rebelle, celle de la désidentification, figure d’une singularisation extrême qui
refuse la propriété de soi. Qui refuse toute souveraineté y compris celle de
soi sur soi.
Puisqu’il n’est étranger nulle part au monde, Diogène décide de vivre en
étranger partout, de se faire étranger à toute forme communautaire : famille,
village, cité. À tous, y compris donc à lui-même. Devenir étranger à soimême ou devenir l’étranger de soi-même : être à soi-même clandestin,
devenir clandestin ou devenir son propre clandestin, telle est peut-être la
compréhension cynique de la cosmocitoyenneté. Car ici être cosmopolite ne
renvoie à aucune cosmopolis, à aucun cosmos, à aucun ordonnancement du
monde, à aucun ordre supérieur. C’est n’être membre de rien ; mieux, c’est
ne pas être membre, pas même assujetti à soi. Et donc pas non plus maître de
soi. Ou n’être pas sujet, en aucun sens. L’affirmation cynique d’une
citoyenneté du monde dessine la figure asymptotique de la non-souveraineté
et de la non-identité, ce qu’on peut nommer l’an-identité 6.
De cette citoyenneté du monde, le stoïcisme propose une figure inverse.
Car aux yeux des stoïciens, le monde est au contraire une grande cité, une
cosmopolis, même si celle-ci n’a aucune réalité institutionnelle et politique,
n’est pas une cité mondiale ou un État7. Du coup, la citoyenneté du monde
désigne une double appartenance concomitante.
et de re-territorialisation (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, chap. III,
spécialement p. 299 sq.) dans un monde globalisé correspond, comme on l’observe aujourd’hui, à la mise
sous tutelle étatique du nomadisme.
5
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Gallimard, La Pléiade, III : Écrits politiques, Paris, 1964,
Livre I, chap. 6.
6
Dont le corrélat pourrait être ce que Fernando Pessoa a expérimenté sous la forme de l’hétéronymie. Cf.
Étienne Tassin, « L’Europe entre philosophie et politique », in : Jacques Poulain et Patrice Vermeren (dir.),
L’Identité philosophique européenne, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 189-210.
7
Cf. Valérie Gérard, « Être citoyen du monde », in : Sonia Dayan-Herzbrun et Étienne Tassin (dir.) :
Citoyennetés cosmopolitiques, revue Tumultes n° 24, Paris, Kimé, mai 2005, p. 13-25.
QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ?
29
Alors que le cynisme récuse toute appartenance comme toute allégeance,
le stoïcisme affirme à la fois que nous appartenons tous à un même monde et
donc que nous avons des obligations envers lui ; mais que nous appartenons
tous aussi à des communautés particulières (famille, amis, village, cité, etc.)
envers lesquelles nous avons d’autres obligations. Obligés envers le monde
et la totalité des autres, nous le sommes aussi, et peut-être d’abord, envers
les nôtres. Car nous ne pouvons être citoyens du monde qu’en étant inscrits
dans ce monde à des titres particuliers qui nous identifient et nous distinguent. Si chacun est donc partout chez soi dans le monde, c’est parce qu’en
quelque endroit déterminé il dispose d’un chez soi. C’est aussi que nous
sommes assignés à des places, répertoriés dans des ordres qui imposent
responsabilités et devoirs : il faut remplir son office ou ses offices. Telle est
alors la figure de l’officier, qui officie, assume sa charge ou ses devoirs au
sens du De officiis (Cicéron). Or être officier, remplir ses devoirs, c’est jouer
un rôle. Le monde est un théâtre et, en chaque scène, des offices nous
convient à officier. Si chacun est citoyen du monde, c’est sur le mode du
rôle, du jeu. Il faut lier le rôle aux places, aux scènes où ils ont à paraître. Le
citoyen cosmopolitique aura ainsi constamment à jouer plusieurs rôles et à
passer sans cesse de l’un à l’autre.
Apparaît alors de nouveau que la cosmocitoyenneté procède d’une désidentification, mais selon un autre mouvement que le mouvement cynique :
celui d’une singularisation de soi par un jeu d’acteur engagé dans la
particularité qui double l’universelle et encore abstraite inscription dans la
cosmopolis en tant que telle. L’affaire du cosmopolite stoïcien est d’être le
bon acteur de son existence en jouant bien le rôle que son appartenance
assumée à des communautés et son allégeance à des pouvoirs requièrent.
Double identification déniée l’une par l’autre donc, comme citoyen du
monde en général et comme citoyen de tels mondes en particulier, et
transcendée par la singularisation de l’acteur dans ses rôles : être citoyen du
monde, c’est jouer son appartenance aux particularités du monde, en être sur
le mode du « n’en être pas » entièrement, par où le citoyen n’est jamais
prisonnier de ses communautés d’affiliation mais toujours porté à elles et audelà d’elles par sa cosmocitoyenneté.
Il est indéniable, bien sûr, que cette double allégeance politique, en
réalité multiple, aux ordres particuliers dont nous relevons et au grand ordre
du monde, de même que cette double appartenance, elle-même multipliée, à
des communautés d’identification superposées, entraînent inéluctablement
des contradictions entre les obligations dont nous sommes redevables. Ces
contradictions peuvent être insoutenables ; elles sont de toute façon insurmontables. Seule une pragmatique des jeux de rôles peut permettre à un
même individu d’assumer sans souffrances excessives ses offices de particulier et ceux de citoyen du monde, de tenir ses obligations envers les uns en
même temps qu’il honore celles envers les autres.
La citoyenneté du monde au sens stoïcien implique une permanente
non-adéquation à soi et une éthique assumée de la duplicité, voire de la
multiplicité des « soi », et des obligations non nécessairement conciliables
30
ÉTIENNE TASSIN
que chacun de ces « soi » entraîne pour « nous ». On voit ainsi que, dans le
stoïcisme comme dans le cynisme, et pour des raisons inverses, la citoyenneté du monde requiert de s’élever contre les logiques d’identifications
communautaires et les processus d’assignations identitaires.
La troisième posture cosmocitoyenne léguée par la philosophie est celle
que dessine le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot par
exemple, plutôt que le scepticisme antique au sens strict. L’attitude sceptique
conjoint en quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme
et du stoïcisme en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre : être
dissident, rebelle et pourtant jouer son rôle dans le monde, être officier.
Apprendre à se désidentifier de soi, à se désaffilier de ses appartenances et
pourtant être un acteur engagé, impliqué chez soi comme ailleurs. Attitude
contradictoire en apparence, qui exige des déguisements et procède pragmatiquement par essais. On peut l’appeler l’attitude de l’essayeur par référence
à Montaigne qui s’essaye en s’essayant au monde sur fond de scepticisme
raisonné.
Montaigne, on le sait, reprend la formule de Diogène et l’attribue à
Socrate, selon une tradition antique qu’il n’invente pas8. Ce faisant, il en fait
la formule d’un cynisme acceptable, raisonné, celle d’un socratisme : une
ironie sérieuse portée sur l’ignorance ignorée et l’ignorance assumée du
monde, mais aussi de soi, dans l’effort pour se connaître. D’une part, se
connaître est une tâche infinie qui requiert de ne jamais cesser l’examen de
soi mais aussi de ne jamais croire cette connaissance acquise, de ne jamais
penser le soi identifié voire tout simplement déterminable ; d’autre part, il
n’y a pas d’autre voie pour se connaître que de s’essayer, de s’essayer au
monde, ce qui est s’essayer aux autres.
Prime alors ici le refus de tout dogmatisme : qui saurait dire qui il est
ou ce qu’il est, qui est l’autre ou ce qu’il est ? Qui connaît les identités, la
sienne, celle des autres et des États ? Qui pourrait prétendre les maîtriser et
les assigner ? Et ce choix est aussitôt une pratique de décentrement de soi, ou
plutôt d’excentrement de soi, une manière de se mettre à la place des autres
sans l’illusion que cette place est réellement accessible, qu’elle peut être
réellement occupée. S’essayer soi est aussi, ou avant tout, une manière de se
rendre étranger à soi. De se défaire de soi, ou du moins de cette figure de soi,
haïssable, qui se prend pour un tout, dira Pascal, et usurpe ses droits en se
faisant tyran – et de soi et des autres9.
Être citoyen du monde, c’est alors reconnaître que personne ne pourrait
être figé dans une identité puisqu’il est toujours exposé à se singulariser
d’une manière imprévisible ; une manière de se connaître soi-même et les
autres depuis cette différence de soi d’avec soi et des autres qui diffère
indéfiniment la constitution de ce savoir. Savoir indécis des identités, ellesmêmes précaires et flottantes, toujours susceptibles d’être désavouées ou
8
9
Michel de Montaigne, Essais, I, chap. 26, in Œuvres complètes, Paris, Lafuma, 1967, p. 76.
Blaise Pascal, Pensées, 597-455, in Œuvres complètes, Paris, Lafuma, 1963, p. 584.
QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ?
31
transcendées dans des singularisation circonstancielles, et dont l’indécision
n’invite à aucun renoncement, à aucune résignation, mais dessine au
contraire une pragmatique des essais, appelle un travail de désidentification
active pour s’essayer aux mondes.
Il y est alors question de changer d’habits et d’habitudes, de costumes et
de coutumes : c’est affaire de déguisements puisqu’on ne saurait s’affranchir
de ses coutumes et de ses habitudes qu’en s’apprêtant aux costumes et aux
habits des autres « nations ». Montaigne s’y essaye. Diderot en donnera la
philosophie – celle du paradoxe du comédien qui est aussi le paradoxe de
l’acteur politique – dans le Supplément au voyage de Bougainville : comme
l’aumônier à Tahiti, il s’agit de « prendre le froc du pays où l’on va, et [de]
garder celui du pays où l’on est »10, de s’essayer aux mœurs étrangères à
Tahiti, ce qui est honoré l’hospitalité reçue et être fidèle au code universel de
la nature, tout en se pliant aux mœurs européennes qui nous assujettissent et
nous condamnent aux contradictions des codes religieux, moraux et civils.
Cette histoire contient une leçon politique. Derrière ce qui pourrait ne
sembler que duplicité et compromission se révèle une posture à la fois
philosophique et cosmopolitique qu’on peut illustrer par une scène que
rapporte Diogène Laerce à propos d’un philosophe que Diderot aime
évoquer. Alors qu’à l’invitation de Denys, Platon refusa de se vêtir d’une
robe pourpre au motif que se déguiser en femme ne sied pas au philosophe,
Aristippe de Cyrène, « le seul homme », aux dires de Platon ou de Straton,
« capable de porter avec indifférence un riche manteau ou des haillons »11,
revêtit cette même robe « sans façon et se mettant à danser, dit très
finement… qu’aux fêtes de Bacchus une âme sage n’est pas corrompue »12.
Dionysos, fêté en la circonstance, est le dieu du brouillage des identités, dieu
né deux fois, dieu de l’étrangeté à soi par-delà les genres. Aristippe incarne
aux yeux de Diderot cet art de se rendre étranger à soi-même, de se
défroquer, qui définit une politique pragmatique mais aussi une éthique
politique 13 : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un
vivre-ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais
à une politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou
communautaires, ou de singularisation au regard des identifications sociales
et culturelles.
L’essayeur se fait ici citoyen du monde en ce qu’il accepte, ou tâche, de
se rendre étranger à soi-même, ce qui est la condition de l’hospitalité
accordée à ceux qu’on nomme « étrangers ». Sans nécessairement se déplacer,
10
Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville et autres œuvres, textes choisis, présentés et
commentés par Étienne Tassin, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 129.
11
Diogène Laerce, Vie, doctrines et sentences des hommes illustres, trad. Robert Genaille, Paris, GF, vol.
1, p. 128.
12
13
Ibid., p. 132.
Cf. Étienne Tassin, « Diderot ou le paradoxe du citoyen. Le vertueux, le courtisan et le comédien »,
in La raison est-elle séditieuse ? Philosophes et révolution, revue Carrefour, sous la direction de
Jacqueline Ayoub-Boulab et Monique Vernes, Ottawa, 2005, p. 13-34.
32
ÉTIENNE TASSIN
mais à plus forte raison s’il le fait sans s’emmener avec lui, l’essayeur
voyage. Il est ainsi citoyen du monde en vertu d’une culture de l’extranéité.
On peut alors appeler « cosmopolitique » une politique des écarts, des
excentrements, qui revient à creuser ces intervalles de soi à soi et à se
singulariser en luttant contre les procédures d’identification, d’assignation,
d’enrôlement, mais à le faire en assumant les situations données. Logique
parataxique d’une superposition d’identités qui se dénoncent les unes les
autres et pourtant se requièrent, comme le suggère Diderot.
***
À considérer ces manières d’être soi et d’être au monde sur le mode du
n’être pas entièrement ou pas uniquement soi et le mode d’être pris, écartelé,
entre des mondes, on débouche finalement sur ce qu’on pourrait appeler
une politique de l’extranéation, qui décrit à la fois une stratégie de résistance
à l’égard des opérations d’identification et d’assignation effectuées par les
États ou les appareils policiers, et une pragmatique de l’être au monde sous
la forme assumée d’un dépaysement de soi et d’un brouillage des frontières.
Au cœur de ce mouvement resurgit bien sûr, comme un leitmotiv, la figure
de l’étranger qui vient sans cesse défaire les ordonnancements du monde (la
division des territoires selon des frontières extérieures et intérieures) en
apparaissant toujours là où on s’efforce de l’exclure (interdiction d’accéder,
expulsion hors du territoire ou marginalisation aux confins). Une cosmopolitique serait une politique de l’étranger, ou de l’estrangement : étrangeté,
étrangèreté et extranéité. Et cette politique commence dans le rapport que
l’on entretient avec soi-même.
Aussi les États sont-ils aujourd’hui traversés par une tension contradictoire dans l’expérience qu’ils font de l’étrangèreté, singulièrement à
cause des flux migratoires qui échappent de plus en plus à leurs contrôles :
soit ils s’efforcent d’intégrer les étrangers, de les assimiler et de faire
disparaître leur étrangeté ; soit ils les repoussent, les rejettent comme si
l’alternative entre inclure et exclure, assimiler ou expulser, résumait toute la
politique possible à leur égard. Ce sont pourtant là deux manières de
méconnaître le statut d’étranger, à savoir l’écart revendiqué à l’égard de
l’identité « nationale » des pays de provenance et d’accueil et, en même
temps, le souci de se singulariser comme sujet politique malgré cet écart ou
par cet écart. Au fond, un point de vue cosmopolitique honore l’étrangeté du
citoyen. Il assume pour chaque citoyen le double écart que connaissent bien,
et souvent dramatiquement, les migrants du monde moderne : écart par
rapport au pays natal dont ils se sont séparés ; et écart par rapport au pays
d’installation puisqu’on leur fait comprendre qu’ils ne pourront en faire
partie qu’à condition de renoncer en partie, ou en totalité, à leur étrangeté
(c’est-à-dire à leur supposée identité initiale).
L’anti-nationalisme du point de vue cosmopolitique considère au
contraire que cet écart est la ressource d’une subjectivation politique inédite
et active qui ne s’autorise pas du titre de la nationalité mais de celui de
l’engagement et de la responsabilité civiques envers le monde en général et
QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ?
33
envers les différents mondes qui constituent les milieux passagers de nos
vies. Pour le dire sur un mode léger et polémique, un « bon » Français est
forcément aussi un Algérien, un Malien, un Chinois, etc.… Et un « bon »
Chinois est donc forcément aussi un Japonais, un Coréen, un Français... De
la dignité politique que nous accordons à l’étranger, aux migrants en général
comme figures concrètes de la cosmocitoyenneté, dépend peut-être que la
globalisation économique soit aussi une « mondialisation » (qu’elle « fasse
monde », comme on dit), au lieu de répandre cet acosmisme qui rend, pour le
coup, définitivement insignifiante cette citoyenneté du monde attentive à
l’extranéité des manières d’être soi et d’être au monde.
FLORENCE GAUTHIER ∗
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
L’EXEMPLE DE L’ÎLE À SUCRE ET À ESCLAVES DE SAINT-DOMINGUE,
DE 1492 À L’INDÉPENDANCE D’HAÏTI, 1789-1804
Une histoire de la conquête, de la colonisation ou de l’impérialisme si
l’on préfère, doit commencer par le début, c’est-à-dire en 1492 : date de la
« découverte » de l’Amérique. Jusqu’à nos jours, cette histoire est encore
présente dans les séquelles des formes successives de domination par la force
armée ou par les effets d’une économie destructrice, mais aussi dans les
traumatismes laissés par ces violences coloniales, néocoloniales ou « globalisées »
comme on dit maintenant. Ce qui n’empêche que chaque période de l’histoire
de l’impérialisme européen possède ses spécificités, qu’il importe de dégager.
Je vais commencer par un rappel d’une histoire de longue durée, celle
des luttes menées en Europe contre l’esclavage, qui entraîna la chute de
l’empire romain. C’est trop loin ? Non, c’est encore tout proche…
Ces luttes ont duré plusieurs siècles et ont été mises à l’ordre du jour de
l’Histoire avec la grande révolte de Spartacus, en 70 environ avant notre ère,
dans une période de transformations profondes de la société romaine, en
particulier avec le passage de la République à l’Empire.
De la chute de l’esclavage romain à celle de la féodalité
asservissante
Dans le domaine ouest-européen (territoire sur lequel s’étendait l’empire
romain d’Occident), la chute de cet empire a duré plusieurs siècles. Cette
période a connu des mélanges et des métissages entre les peuples dominés
par les Romains et les « nouveaux Barbares », qui arrivaient par vagues
successives. Et tous ces gens ont mêlé leurs cultures, leurs langues, leur refus
de l’esclavage et leurs luttes.
Ce métissage a été essentiel pour brouiller la structure sociale héritée
des sociétés esclavagistes, divisées en maîtres et esclaves. La victoire des
Barbares a permis d’effacer cette division maîtres/esclaves. Le nom de
Francs a signifié libération, franchise, au sens de suppression de l’esclavage.
Le mélange des langues a été revendiqué comme un élément de cette victoire :
∗
Maître de Conférences honoraire d’Histoire Moderne, Université Paris Diderot - Paris 7.
36
FLORENCE GAUTHIER
les nouveaux peuples ne parleront pas la langue des maîtres, le latin, mais
leurs propres langues métissées1.
Par ailleurs, le marché d’esclaves s’est tari avec la fin des guerres de
conquêtes impériales et la transformation des latifundia romains. Des rapports
féodaux apparurent.
Coexistaient ainsi des formes de production variées : on retiendra
principalement celles de villages de paysans libres et indépendants, dont les
biens étaient en alleux 2 ; celles d’individus qui n’avaient que leur force de
travail à louer ; celles encore de villages incorporés à une seigneurie, avec
travail des paysans contraints de payer une rente en nature, ou une rente en
travail de nature féodale. À partir du IXe siècle, on note la tendance de la
féodalité à généraliser l’asservissement des paysans, principalement sous la
forme de rente en travail.
Il est clair que la sortie de l’esclavage romain n’a pas été facile. La
division entre les classes de maîtres et d’esclaves est difficile à dépasser.
Pourquoi ? Parce que celle des maîtres méprise celle des esclaves, sauf
exception dans le cas d’une qualité physique, intellectuelle ou autre, et
maintient la distance entre les deux classes par le moyen efficace de la
condition de l’esclave, qui est en dehors du droit de la société : l’esclave est
le « sans droit » par définition. Il ne faut pas perdre de vue que l’esclave, qui
est dominé, qui travaille durement et qui est un exclu du droit des sociétés,
n’est pas dans un état d’être humain équilibré. L’esclavage proprement dit
l’explique : un esclave est un être humain libre au départ, qui a été capturé
soit à la guerre soit à la chasse à l’homme. Il est transporté loin de son lieu
d’existence sans espoir de retour et, arrivé à destination, il est déstructuré,
désocialisé, il perd sa langue, ses repères, tout ce qu’il connaissait et tombe
dans une forme d’expropriation de lui-même, qui le réduit à un état
misérable. C’est le cas des esclaves sans qualités, employés aux travaux
durs, soit le plus grand nombre.
Quand les Barbares sont arrivés, ils ont contribué à détruire la mémoire
historique des familles de maîtres. Sortir de l’esclavage, c’est aussi sortir
d’une forme d’histoire, celle des lignages des familles de maîtres, qui
conservent la mémoire de leur supériorité autoproclamée3…
La forme de domination qui a remplacé l’esclavage, la féodalité, a
cherché à reconstituer l’exclusion des dominés par le servage, mais a
provoqué un nouveau changement qui s’est opéré avec la révolte des paysans
du domaine ouest-européen contre cette féodalité asservissante. Ce fut
encore une fois un vaste et profond mouvement, qui a duré plusieurs siècles,
1
Voir François Hotman, La Gaule française, (1574), Paris, Fayard, Corpus, 1991. Voir aussi Hélène
Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ? Paris, Seuil, 2003.
2
Un alleu : nom des terres paysannes libres de toute rente, antérieures à la conquête romaine. Là où le
statut d’alleu a perduré, il a échappé à la domination du droit féodal.
3
Sur ces questions, voir Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, 1998, PUF, coll.
Quadrige, et Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de
Minuit, 1969, 2 vol.
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
37
toujours dans le domaine ouest-européen, et dont les principaux historiens
récents sont Marc Bloch et Rodney Hilton.
Les paysans ont réclamé un état de liberté contre celui de serf et réclamé
le statut d’alleu pour leur terre, soit une terre libre de toute rente à payer à un
propriétaire foncier. De cette lutte est sorti un compromis sous la forme de la
féodalité à cens.
Le servage a commencé de reculer dès le XIe siècle et peu à peu, les
paysans ont imposé des contrats aux seigneurs sous forme de chartes où
étaient rédigés les droits de chacune des parties. La seigneurie s’est
structurée en deux domaines, celui du seigneur dit domaine proche, très
réduit aux débuts, et celui des paysans dit domaine des censives, avec des
tenanciers appelés censitaires. Seigneurs et paysans partageaient des droits
différents sur une même étendue de terre appelée seigneurie. Le seigneur
avait le droit de justice et celui de percevoir le cens dont le montant était fixé
par écrit. Et les tenanciers avaient leurs « droits d’habitants ». Leur censive
était héritable, ce qui signifie que le seigneur n’avait pas le droit de les en
chasser !
Les villes et toutes les catégories de la société se sont elles aussi organisées avec des chartes, puis les monastères, les ordres, les corps de métiers.
C’est dans ce contexte qu’apparut, au XIIe siècle, dans le milieu des
juristes chargés d’exprimer l’esprit nouveau de l’époque, « la petite phrase »
du droit naturel : il s’agit d’un droit individuel attaché à chaque membre du
genre humain, affirmant la liberté des corps et des esprits, réclamant le
pouvoir de critiquer l’autorité dès qu’elle commet une injustice.
Ce droit naturel se distingue du « droit divin », celui de l’Église, mais
aussi du « droit humain » des princes et des rois, et a inventé et imposé son
propre champ juridique, son propre espace intellectuel.
La notion de liberté comme droit naturel se définit par opposition à
l’esclavage et revendique le droit de résister à l’oppression de l’esclavage.
Elle exprime la conception populaire du droit qui était égalitaire et s’appliquait aux deux sexes. Ainsi, lorsque la communauté villageoise fut reconnue
par la monarchie, le droit paysan offrait à ses membres « le statut d’habitant »
avec accès aux terres et aux communaux, aux droits d’usage et au droit de
vote dans l’assemblée générale qui s’occupait de la vie du village. On le voit,
les femmes n’étaient pas exclues pour cause de sexe dans ce droit populaire !
On retrouve cette conception populaire du droit dans les autres chartes des
villes et des corps de métiers.
La formation de la monarchie française en particulier, car les formes
diffèrent d’un royaume à l’autre, est intéressante à rappeler : le roi comprit
l’avantage qu’il pouvait trouver à se présenter comme l’arbitre entre
communauté villageoise et seigneurie. Il reconnut le « droit naturel de liberté
38
FLORENCE GAUTHIER
de ses sujets » et s’engagea à les défendre contre toute tentative de rétablir
esclavage et/ou servage, assimilés à des formes d’oppression4.
La « découverte » de l’Amérique
Cette « découverte » a donné lieu à des violences et des crimes, qui ont
aussi provoqué de très nombreuses critiques de la conquête, des diverses
formes de colonisation, du pillage des sociétés indiennes et de leur destruction, de la mise en esclavage des Indiens, puis de la déportation de captifs
africains mis en esclavage en Amérique, après que les conquérants aient
exterminé les Indiens dans les Antilles et repoussé les sociétés indiennes du
continent au fur et à mesure de la conquête de leur territoire.
L’idée de droits de l’homme s’est développée à nouveau avec Las Casas
et ses amis de l’École de Salamanque, dont Vitoria. Ce renouveau des droits
de l’homme s’est exprimé principalement par la redéfinition de l’humanité,
qu’autorisait la « découverte » d’un Nouveau monde inconnu aux découvreurs jusque-là. L’idée d’humanité s’est alors élargie et Las Casas et ses
amis l’ont pensée comme la simple appartenance au genre humain, en
ajoutant que celle-ci conférait des droits personnels, mais aussi des droits
aux peuples, et ils en déduisirent un droit universel de l’humanité a priori,
ou droit cosmopolitique. Ces trois niveaux de droit étaient conçus comme
droit naturel, propre à ce qui est humain.
La notion de droit cosmopolitique exprimait la conscience d’appartenir
au genre humain et la volonté de construire une alliance entre les sociétés,
dans le but précis de se défendre contre guerres de conquête, colonialisme et
autres formes d’oppression, y compris sous leur aspect économique, comme
l’esclavage ou le servage.
Au XVIe siècle, la découverte de l’Amérique a suscité immédiatement
l’indignation et le refus critique d’un grand nombre de ces Espagnols qui se
trouvaient dans le Nouveau Monde. Ils dénoncèrent, au roi et au pape, « la
barbarie européenne », qualifièrent la « découverte de l’Amérique » de
« destruction des Indes », s’allièrent avec les Indiens pour se défendre tous
ensemble et élaborèrent une théorie politique et cosmopolitique des droits de
l’homme, centrée sur la résistance à cette nouvelle forme d’oppression.
Ce rappel historique permet de déconstruire le préjugé dominant actuellement, qui consiste à faire croire que l’idée de droits de l’humanité est une
idée occidentale, qui plus est au service de la domination occidentale. Eh
bien non ! Elle a résulté, dès le XVI e siècle, de la rencontre entre les
humanistes espagnols et les sociétés indiennes, puis les captifs africains, qui
se sont alliés pour tenter de résister et construire une théorie des droits de
4
Voir Marc Bloch, Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne, Paris (1920) La Boutique de
l’histoire, 1996 ; Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, (1931) Paris, Colin, 1999.
Rodney Hilton, Bondmen made free, (Les serfs se libèrent) trad. sous le titre affadi suivant : Les
mouvements paysans au Moyen-Âge, Paris, Flammarion, 1979. Voir aussi la revue Corpus, n° 64, Le droit
naturel, 2013, www.revuecorpus.com, avec un article de Brian Tierney, l’historien du droit médiéval qui
a retrouvé la « petite phrase » du XIIe siècle.
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
39
l’humanité tout entière, afin de se protéger contre la « barbarie européenne »,
selon la formule de Las Casas5.
Avec ce rappel, une question s’impose : comment se fait-il que des
Européens, qui s’étaient libérés difficilement de l’esclavage romain, puis du
servage, aient immédiatement cherché à mettre les Indiens en esclavage ?
Autre aspect de cette interrogation : on note que les rois d’Espagne et de
France ont été très réticents à l’esclavage dans le Nouveau monde.
Exemples : Isabelle la Catholique a reçu de Christophe Colomb quelques
Indiens mis en esclavage. Elle les refusa et les renvoya, libres, en Amérique ;
et elle punit Colomb en lui interdisant de retourner dans le Nouveau Monde
et lui ôta ses titres de gouverneur. C’est la raison pour laquelle le continent ne
porte pas le nom de Colomb.
Même chose avec le roi de France, Louis XIII qui, au XVIIe siècle, a
accepté des colonies, mais qui avait honte de la traite et de l’esclavage dans
ses îles à sucre et à esclaves. La honte n’est pas la conscience de devoir refuser,
mais elle laissa une contradiction effectivement insurmontée, qui a eu des
incidences dans l’ordre colonial esclavagiste du Roi de France.
L’empire colonial du Roi de France
L’occupation française a été tardive et s’est concentrée dans les îles des
Antilles, pour se spécialiser dans la plantation sucrière. La partie française de
Saint-Domingue, que le roi de France a obtenue de l’Espagne en 1697, est
devenue la pièce maîtresse de l’empire colonial royal comme premier
producteur de sucre. L’île de Saint-Domingue avait été une des premières
découvertes de Colomb, qui s’y installa, conquit et massacra la population.
Les colons espagnols créèrent les encomiendas qu’ils organisèrent dans un
sens esclavagiste. Puis, après avoir épuisé la population et les terres, ils
abandonnèrent cette partie de l’île. Lorsque le Roi de France est devenu
possesseur de ce territoire, il s’affirma comme son propriétaire et distribua
les lots aux colons, réservant les bonnes terres à sucre situées dans les
plaines aux enfants de ses amis nobles ou riches.
Ces plantations sucrières permettaient de faire fortune rapidement.
Comment ? En spéculant principalement sur le sucre, denrée qui était
consommée en petites quantités et exportée sous un volume réduit. Le taux
de profit était considérable pour les colons et le produit devint très
recherché : produit de luxe au XVIIe siècle, il devint un produit de plus
grande consommation au long du XVIIIe siècle.
L’économie coloniale était mondialisée et je rappelle juste ses grands
traits : pour échanger les captifs de guerre, les royaumes africains exigeaient
des barres de fer qui venaient de Suède, des fusils qui, au XVII e siècle,
étaient produits en Angleterre, et des tissus de l’Inde. Entraient dans ce
5
Voir Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (1552), Paris, Maspero, 1979 ; Vitoria,
Leçon sur les Indiens et sur le droit de guerre (1539), Genève, Droz, 1966 ; Marcel Bataillon, Études sur
Las Casas, Paris, Centre de recherches de l’institut d’études hispaniques, 1966.
40
FLORENCE GAUTHIER
commerce mondial un nombre réduit de marchandises françaises : quelques
textiles, boissons et fournitures aux armées royales.
On a voulu croire que les métropoles s’enrichissaient grâce aux colonies,
mais les études de Pétré-Grenouilleau, en particulier, montrent tout autre
chose : ce ne sont pas les métropoles qui en profitaient, mais les colons et les
négociants, qui ont pu y faire fortune, eux seuls. Et la conquête comme la
conservation d’un empire colonial a, au contraire, coûté très cher aux contribuables en argent, en soldats et en marins, et détourné des fonds publics au
service des grands colons, amis et proches du roi. Mirabeau, le député, a
laissé à ce sujet des textes tout à fait intéressants, en 1789-90. Et en
Angleterre, Thomas Paine a développé ces aspects dans son livre Les droits
de l’homme, publié en 1791-17926.
Avec l’édit de 1685, surnommé « code noir », Louis XIV constitua un
ordre colonial esclavagiste dont l’esprit exprime l’ambiguïté de la position
monarchique sur l’esclavage signalée plus haut.
Il y avait deux statuts dans ces colonies : celui de libre et celui d’esclave.
L’esclave affranchi par son maître recevait un titre, qui le reconnaissait de
« naissance libre » et faisait de lui un « sujet libre du roi de France », sans
aucune condition.
Le roi avait voulu marquer son pouvoir souverain dans les relations
maître/esclave et avait introduit certaines formes de protection en limitant,
par exemple, les peines des esclaves dans les cas de punition. Résultat : les
grands colons s’en plaignaient, car les lois du roi avaient introduit l’idée
d’un arbitre possible entre le maître et l’esclave, idée qui incitait les esclaves
à se plaindre de leur maître et à penser qu’ils avaient des droits ! À la fin du
XVIIIe siècle et à l’occasion de la Révolution en France, des juristes
coloniaux au service des maîtres esclavagistes proposèrent de modifier l’édit
de 1685, afin d’éliminer cette idée d’arbitrage royal qu’ils jugeaient
dangereuse. Bientôt, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,
votée le 26 août 1789, leur parut encore pire car son article 1 er : « les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » condamnait
directement l’esclavage civil et politique qui régnait dans les colonies ! Ce
vote conduisit à la formation d’un parti colonial qui se présentait comme
indépendantiste : il cherchait, d’un côté, à échapper à la France de la liberté
et à sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, d’un autre, à se
trouver une métropole qui protègerait le système esclavagiste. Ce parti hésita
entre les puissances européennes et choisit finalement la Grande-Bretagne en
1792.
Par ailleurs, et le fait est intéressant, les colons français avaient conservé
de l’histoire de la formation du Royaume contre l’empire romain, une
6
Sur la traite et le commerce mondial voir Serge Daget et François Renault, Les traites négrières en
Afrique, Paris, Karthala, 1985 ; Éric Saugera, Bordeaux port négrier, Paris, Karthala, 1995. Sur le coût
des colonies, Olivier Pétré-Grenouilleau, L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996 ; Mirabeau, Les bières flottantes des négriers, P.U. de SaintÉtienne, 1999 ; Thomas Paine, Les droits de l’homme, trad. de l’anglais, Paris, Belin, 1987.
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
41
ouverture au métissage. Au XVIIe siècle, nombreux furent ces colons qui
épousèrent des femmes africaines en mariage légitime et donnèrent une
classe dominante de colons métissés. L’édit de 1685 a reconnu ces mœurs et
se présente comme « indifférent à la couleur » ; il met en place une politique
d’assimilation vis-à-vis des esclaves affranchis, qui obtenaient le statut de
sujet libre du Roi de France, directement et sans condition. Enfin, les enfants
des colons métissés et riches se sont très souvent établis en France où ils
épousèrent des membres de l’aristocratie noble ou riche, qui eux aussi
partageaient cette culture d’indifférence à la couleur. Cette dernière disparut
et fut remplacée par les formes de « racisme », qui accompagnèrent la
construction de la nouvelle phase de conquêtes des puissances européennes
depuis le début du XIXe siècle7.
La société coloniale esclavagiste dans les îles à sucre d’Amérique a
représenté une véritable régression sur tous les plans. Crimes, violences,
pillages, massacres de la conquête, mais aussi mise en esclavage des vaincus.
Il faut savoir que la main-d’œuvre esclave travaillait à mains presque nues,
car les colons n’ont pas investi dans l’aide au travail manuel par force
animale et introduction de machines, connues en Europe. À Saint-Domingue,
tout se faisait manuellement, y compris le transport à dos d’hommes et de
femmes.
La dégradation que crée le passage de la liberté à l’esclavage était
aggravée par l’utilisation abusive de cette main-d’œuvre aux durs travaux de
la canne et du portage et, on le sait, la durée moyenne de vie de cette maind’œuvre esclave était d’environ dix ans.
Il n’y avait pas de véritable société, les esclaves ne faisaient que passer.
Arrivés adultes, morts très vite, il n’y avait pas à se soucier de leur naissance
(famille, instruction) ni de leur vieillesse.
Les îles étaient recherchées parce qu’elles étaient de véritables prisons,
au milieu de la mer, pour les esclaves, prisons dont il leur était difficile de
s’échapper. Les révoltes d’esclaves étaient tolérées par les maîtres tant
qu’elles restaient individuelles, mais dès qu’elles devenaient collectives,
elles étaient violemment réprimées jusqu’au massacre.
La régression était manifeste sur tous les plans : éthique, politique,
juridique, économique, technique… La plantation esclavagiste avait ainsi
mis trois continents à feu et à sang : l’Amérique, l’Afrique et l’Inde, et
pourquoi ? Pour servir un café sucré sur les tables d’Europe…
Pour ne s’en tenir qu’à lui, le coût humain de cette forme de
mondialisation, propre au premier empire colonial européen, a été, ne nous y
trompons pas, gigantesque. Ceci doit nous apprendre à tenir compte des
coûts de certains choix politiques présentés comme avantageux parce qu’on
7
Sur ces aspects, voir Cyril L.R. James, Les Jacobins noirs, (1938) trad. de l’anglais Paris, Éditions
Caribéennes, 1980 ; Éric Williams, Capitalisme et esclavage, (1944) trad. de l’anglais Paris, Présence
Africaine, 1968 ; Yvan Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique
esclavagiste, Paris, Dalloz, 1968 ; Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme et le combat des
Citoyens de couleur, 1789-1791, Paris, CNRS, 2007.
42
FLORENCE GAUTHIER
a privilégié un point de vue étroitement limité à celui des profits, au
détriment de tous les autres, et en particulier des points de vue humain,
juridique, éthique, politique et cosmopolitique.
La crise du système colonial européen en Amérique
Dans les années 1750, la crise du marché des captifs, situé en Afrique,
s’est fait sentir sous la forme d’une hausse des prix de ces malheureux. Que
s’est-il passé ? La ponction énorme de la traite africaine en direction du
marché oriental et du marché occidental a contraint les royaumes africains,
qui menaient des razzias dans les sociétés libres pour y faire des captifs, à
pousser de plus en plus loin leurs guerres à l’intérieur du continent. Le captif
est devenu plus rare et son prix a triplé tout au long du XVIIIe siècle8.
Le « parti colonial » a commencé à réfléchir sur les moyens de remplacer la
traite des captifs.
Trois solutions sont alors apparues, qui avaient toutes pour objectif de
mettre fin à cette traite :
– faire de l’élevage d’esclaves sur place, en Amérique, ce qui impliquait
une réorganisation de la plantation qui devrait s’occuper de former une
société, à savoir : mariages, familles, instruction, formation professionnelle,
hôpitaux, soin des vieux. Ce qui effraya tout d’abord les planteurs. On notera
que ce système maintient l’esclavage, et c’est ce qui s’est développé dès le
début du XIXe siècle aux États-Unis, dans les Antilles et ailleurs…
– Employer une main-d’œuvre sous contrat, ce qui existait déjà, mais à
petite échelle, avec le coolie-trade, qui se développera aussi au XIXe siècle.
Les Kuli étaient un peuple de l’Inde orientale que la conquête britannique
avait ruiné et qui acceptait ce type de contrat pour survivre.
– Enfin, partir à la conquête de l’Afrique et de l’Asie, ce qui épargnerait
de déplacer la main-d’œuvre. C’est encore ce qui s’est déployé en grand au
XIXe siècle et qui a pris la forme de la nouvelle colonisation du monde par
les puissances européennes, sous la houlette de la Grande-Bretagne.
Cette crise a encore ouvert un immense cycle de révoltes et de révolutions dans les colonies, cycle qui a commencé au XVIIIe siècle, avec la
Corse qui s’est libérée de la domination gênoise, puis avec les États-Unis,
qui ont initié une « indépendance blanche » contre leur métropole. Les
Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti ont conduit à la première
« indépendance noire née de l’anticolonialisme », suivie, dès les débuts du
XIXe siècle, par les « indépendances créoles » des colonies espagnoles et
portugaises. Parmi elles, une révolution guaranie, alliée aux métis espagnols
8
Voir sur cette crise du marché des captifs africains : Michel Devèze, Antilles, Guyane, la Mer des
Caraïbes de 1492 à 1789, Paris, SEDES, 1977.
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
43
du Paraguay, elle aussi née de l’anticolonialisme, a ouvert une première forme
d’indépendance indienne, en 18119.
La Révolution de Saint-Domingue/Haïti
Quelques repères rapides : en 1789-1791, un parti ségrégationniste s’est
formé dans la colonie française de Saint-Domingue, sous l’effet de la crise
du système et de la concurrence qu’elle suscita entre les colons. Ce parti a
voulu mener une politique de discrimination contre les colons métissés, dans
le but de leur confisquer leurs biens et de se partager leurs plantations
convoitées. Ce parti réussit à prendre le pouvoir à Saint-Domingue à la
faveur de la Révolution en France et ouvrit la guerre civile entre colons
« blancs » et colons « libres de couleur ».
Mais en même temps, cette division a provoqué un processus d’effondrement de l’ordre colonial esclavagiste, car les colons « de couleur »,
eux-mêmes esclavagistes, discriminés par les « colons blancs », ont cessé de
défendre l’ordre colonial. Cette situation a été comprise par les esclaves, qui
ont rapidement compris qu’elle leur était favorable et, dès août 1791, ils
furent en état d’organiser une insurrection dans le Nord de l’île, ce qui a
changé la donne.
Certains colons « libres de couleur » ont alors cherché à s’allier avec des
esclaves insurgés et à élaborer un projet d’indépendance anticolonialiste,
antiesclavagiste, et à se débarrasser de ce qu’on l’on appela à l’époque
« l’aristocratie de l’épiderme »10.
En France, la Révolution avançait elle aussi, et le « côté gauche » prit la
défense des esclaves et des colons « libres de couleur » dès le début de la
crise politique à Saint-Domingue, en 1789. Après la Révolution du 10 août
1792, qui établit une république démocratique, des commissaires civils
furent envoyés dans la colonie. Ils étaient favorables à la Révolution de
Saint-Domingue et agirent en faveur de la reconnaissance de l’abolition de
l’esclavage. En 1793-94, la France de la liberté parvint à développer une
politique de défense des droits de l’homme, à l’intérieur, et une cosmopolitique contre conquête et colonialisme. La Convention montagnarde vota
l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises le 16 pluviôse
an II (4 février 1794), et envoya une expédition dans les Antilles, qui abolit
l’esclavage en Guadeloupe, en Guyane et à Sainte-Lucie, alors colonie
française.
Mais le 9 thermidor (27 juillet 1794) interrompit brutalement cette
expérience d’une cosmopolitique de la liberté, qui venait d’ouvrir un
processus de décolonisation. Les gouvernements qui suivirent en France
renouèrent avec une politique coloniale par la Constitution de 1795, qui
9
Voir Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988 ; Eduardo
Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Plon, Collection Terre Humaine, 1971.
10
Les termes sont d’Antoine Cournand en 1789, voir Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme,
op. cit., p. 30.
44
FLORENCE GAUTHIER
abolit celle de 1793. Un processus de contre-révolution en politique
intérieure comme extérieure s’ensuivit, passant du Directoire au Consulat, à
l’Empire et à la Restauration.
Cependant, à Saint-Domingue, Toussaint Louverture, un esclave insurgé
depuis 1791 dans la Province du Nord, parvint à prendre la direction de la
guerre d’indépendance avec l’aide des Commissaires civils Polverel et
Sonthonax, depuis juin 1794. Louverture chassa les Espagnols en 1794, puis
en 1798 les Anglais et les agents du Directoire qui gouvernait alors en
France, et établit une Constitution indépendante en 180111.
En France en 1799, le général Bonaparte prenait le pouvoir par un coup
d’état militaire. Il voulait reconstruire un empire colonial et rétablir l’esclavage
dans les colonies libérées. En 1802, Bonaparte répondit à la proclamation
d’indépendance de Louverture en lui envoyant une armée, dirigée par son
beau-frère Leclerc, pour rétablir colonisation et esclavage. La Guyane et la
Guadeloupe furent reconquises et l’esclavage rétabli en mai 1802, tandis que
Sainte Lucie connaissait le même sort, mais un peu plus tard sous la conquête
anglaise en 1795. Ainsi, Bonaparte introduisit-il le « racisme dans le droit
constitutionnel » des colonies reconquises en 1802, en réservant le droit de
vote aux « blancs »12.
Par contre, de 1802 à 1804, le peuple d’Haïti, une nouvelle fois vainqueur,
écrasa l’armée de Bonaparte, qui perdit dans cette honteuse aventure 60.000
hommes13 ! Le peuple haïtien déclara son indépendance le 1er janvier 1804 :
« Haïti, patrie des Africains du Nouveau monde et de leurs descendants ».
Haïti avait repris le nom indien de l’île, rendant ainsi hommage à Las
Casas, qui avait vécu là au XVIe siècle, et élaboré sa conception de l’humanité une, ayant des droits, dans une perspective anticolonialiste. La Révolution
d’Haïti avait retrouvé ce combat et réintroduisait, la première, les droits de
l’humanité sur le continent Amérique, plus de deux siècles et demi après la
tentative de Las Casas ! L’indépendance d’Haïti avait mis à l’ordre du jour
de l’histoire universelle le refus du colonialisme et l’abolition de l’esclavage.
Par contre, en France, la Révolution des droits de l’humanité avait échoué
depuis le 9 thermidor. La Déclaration des droits naturels fut chassée du droit
constitutionnel français avec la Constitution de 1795, et cette éclipse dura
jusqu’en… 194614. C’est à cette date, que la nouvelle Constitution renoua,
11
Sur la Révolution de Saint-Domingue/Haïti, voir Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, (1847) Port-auPrince, Deschamps, 1989, 10 vol. ; Cyril L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit. ; Aimé Césaire,
Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence Africaine, 1961.
12
Arrêté du général Richepance en Guadeloupe, 17 juillet 1802 : « Jusqu’à ce qu’il en soit autrement
ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par
les Blancs », in : Fabien Marius-Hatchi, « Révoltes, insurrections et révolutions dans les colonies
françaises des Antilles, 1773-1803 », Raymonde Monnier (éd.), Révoltes et révolutions en Europe et aux
Amériques, 1773-1802, Paris, Ellipses, 2004, p. 112.
13
Antoine Métral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, 1802, (1825) Paris, Karthala,
1985 ; Jacques Adélaïde-Merlande, Delgrès, la Guadeloupe en 1802, Paris, Karthala, 1986.
14
Sur cette question voir Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-17951802, Paris, PUF, 1992 ; Bertrand Binoche, Critiques des droits de l’homme, Paris, PUF, 1989 ; Bertrand
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
45
plus d’un siècle et demi après, avec la Déclaration des droits de 1789 et,
bientôt en 1948, l’ONU votait la Déclaration universelle des droits de
l’homme.
Conclusion
Le « racisme » était une théorie toute nouvelle au début du XIXe siècle.
Son apparition est liée à une situation historique précise, celle de la
« révolution de l’égalité de l’épiderme » ouverte par Saint-Domingue/Haïti,
révolte qui gagna l’Amérique esclave. L’expérience haïtienne avait réussi à
lier l’anticolonialisme, l’indépendance politique et l’égalité en droits du genre
humain.
Mais le parti colonial prit conscience de ce qui représentait, à ses yeux,
un danger et chercha à séparer ces éléments, afin de contrôler une autre
forme d’abolition de l’esclavage, celle-là sans indépendance ni décolonisation. C’est ainsi que l’idéologie « raciste » devint un ingrédient indispensable à cette politique, en transformant les esclaves, émancipés par leurs
maîtres, en main-d’œuvre subalternisée par la couleur, établissant une forme
nouvelle d’aristocratie de l’épiderme qui prendra le nom de « racisme ».
Jusqu’à la Révolution haïtienne ouverte en 1789, la division maîtres/
esclaves avait produit une hiérarchie et un mépris mêlé de peur chez les
maîtres pour les esclaves. Ce mépris avait un caractère de classe propre aux
sociétés esclavagistes, qui ont existé dans tous les lieux et dans tous les
temps, et existent encore15.
Le « racisme » a été développé par le parti colonial lorsque le danger
d’un mouvement anticolonialiste prit véritablement corps et là, les colons
cherchèrent à empêcher ce dernier de se développer, mais aussi à le contrer.
L’idéologie raciste fut présentée sous un jour « scientifique », en prétendant
qu’il existerait une hiérarchie des races humaines. Cette fiction jouait sur un
caractère physique, la couleur de la peau, due au hasard de l’histoire de la
rencontre entre Européens et Africains depuis la « découverte » de l’Amérique
en 1492.
Les théories racistes firent croire à la fiction d’une différence de nature
physique, en en faisant une différence de valeur entre humains. L’habileté
consistait aussi à offrir à tous les « blancs » riches ou pauvres, la possibilité
de dominer les « couleurs inférieures » et de prendre une revanche sociale ou
autre. Le piège était habile, il fonctionna. Le piège permettait aussi de rallier
au parti colonial tous ceux qui se voient « blancs », qu’elles qu’en soient les
raisons : croyance ou habitude, volonté ou autre.
Binoche et Jean-Pierre Cléro, Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, 2007 ; Yannick Bosc,
« De Thermidor à Brumaire : la victoire de la vaste conspiration contre les droits naturels », Revue
Corpus, n° 64, 2013, p. 149-174.
15
Voir Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, op. cit., IIIe Partie, chap. VI, Dissolution de
l’esclavage.
46
FLORENCE GAUTHIER
Les théories racistes avaient encore comme conséquence de briser les
idées d’unité du genre humain et d’universalité des droits de l’humanité a
priori : elles condamnaient l’effort des théoriciens des droits de l’humanité,
depuis le Moyen-Âge en passant par les Humanistes de la Renaissance,
jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et leur reprise ultérieure. Elles permettaient
encore de brouiller les critiques de la « barbarie européenne » et de contrer
l’anthropologie conquérante, qui s’autoproclame « la civilisation » contre la
« barbarie », terme qui englobe tous ceux qui la refusent. Par contre, l’anthropologie humaniste, elle, met en opposition la « liberté » à « l’esclavage »,
comme le fit Las Casas, par exemple, et invite à résister à l’oppression.
Croire que le « racisme » a existé de tout temps, qu’il serait ainsi
« naturel » et donc « éternel », est un préjugé venu de la seconde époque de
l’impérialisme et non de la première, celle de 1492 à 1804. C’est la raison
pour laquelle il est indispensable de se libérer de ces préjugés dangereux, en
commençant par en connaître l’histoire, afin d’éviter de les projeter dans le
passé, ce qui est un autre moyen de les éterniser.
J’en viens aux termes de l’intitulé général de ce séminaire « Du cosmopolitisme à l’internationalisme »…
Le cosmopolitisme est un terme récent, daté de 1823 selon le Dictionnaire
Robert, non usité antérieurement car on connaissait « cosmopolitique », ou
politique à l’échelle mondiale. Vitoria élabora le projet d’une politique de la
liberté à l’échelle de l’humanité entière, fondée sur une alliance des peuples
pour unir leurs forces contre les conquêtes. Au XVIIIe siècle, l’exemple de
l’alliance entre les Révolutions de France et de Saint-Domingue a permis
une première expérience, malheureusement interrompue, qui a éclairé Kant.
En 1795, dans le Projet de Paix perpétuelle, Kant reprend ce même objectif
de cosmopolitique de la liberté contre les empires coloniaux16.
Il est important de préciser les usages des mots. Il ne faut pas confondre
« cosmopolitisme » et « cosmopolitique ». Le « cosmopolitisme » n’est pas
une « politique » mondiale, mais un genre de vie, une façon de vivre
réservée aux gens qui ont les moyens de le faire, ou à ceux qui cherchent à
voyager à leur gré, en se fondant sur les principes d’hospitalité dans les
sociétés qui les pratiquent. Ces voyageurs ne sont pas davantage des
« citoyens », sauf s’ils décident de devenir un membre de la société politique
qu’ils choisissent et qui les accepte.
Par contre, ceux qui se disaient « citoyens du monde » se référaient à la
culture de la cosmopolitique et des droits naturels.
Enfin, le terme « droit international » a été proposé par Bentham, le
théoricien de la politique utilitariste britannique, dans sa bataille acharnée
contre les théories politiques des droits naturels de l’homme et des gens17,
16
Voir Marc Belissa et Florence Gauthier, « Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations »,
Annales Historiques de la Révolution Française, 1999, p. 495 et sq.
17
Voir Marc Belissa, Fraternité universelle et intérêt national, 1713-1795, Paris, Kimé, 1998, p. 38, et
les travaux déjà cités de Bertrand Binoche et de Yannick Bosc.
MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ?
47
parce qu’il refusait l’idée même de droit naturel des peuples et de l’humanité. Rallié à l’empire colonial britannique, on peut comprendre que Bentham
ait été un farouche adversaire d’une théorie cosmopolitique qui combattait
tous les impérialismes !
Pour finir, j’ai insisté sur deux courants de pensée qui ont fait naître des
processus opposés, depuis 1492, et cela, sans interruption : un courant
offensif de pensée et d’action impérialiste ou dominatrice, et un courant
défensif de pensée et d’action également, qui a complété l’idée de droits de
l’humanité avec celle de cosmopolitique de la liberté des peuples. Je me suis
intéressée à suivre l’histoire de ces deux courants, qui se sont développés
ensemble et qui s’opposent sur les choix politiques et cosmopolitiques, ou
internationaux, que toutes les sociétés doivent affronter encore aujourd’hui.
Il est alors erroné de penser, comme on peut le lire trop souvent encore, qu’il
n’y aurait eu aucune conscience critique des politiques de conquête et de
colonisation à l’époque du premier empire des puissances européennes : ce
serait ignorer, oublier ou mépriser les efforts des Humanistes, de la
Renaissance aux Lumières, tout comme ceux qui ont cherché à les détruire !
Reste encore une question : pourquoi cette histoire du premier impérialisme occidental a-t-elle été autant occultée ? À suivre...
LILIANE CRIPS ∗
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
THÉORIES ET PRATIQUES DU DARWINISME SOCIAL EN ALLEMAGNE
e
DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XX SIÈCLE
Dans l’histoire de l’Allemagne et du continent européen des années
1860 jusqu’en 1945, les théories de Darwin ont joué un rôle scientifique et
politique central. Dès sa parution en 1859, l’ouvrage de Darwin De l’origine
des espèces a été lu et discuté, outre-Rhin, dans des cercles de plus en plus
larges. Son plus célèbre exégète a été Ernst Haeckel (1834-1919), médecin et
professeur d’anatomie à Iéna. Ainsi, en 1863, et malgré l’opposition des
Églises, il applique à l’être humain et à la société tout entière la théorie
darwinienne de l’évolution et de la sélection des plus aptes. Haeckel contribue
de la sorte à un renouvellement de l’ensemble des sciences du vivant, mais
aussi des sciences humaines et sociales.
Une autre influence, cette fois française, a contribué à la formation du
courant de pensée du darwinisme social. Il s’agit de l’Essai sur l’inégalité
des races humaines, publié entre 1853 et 1855 par le comte Arthur de
Gobineau, traduit en 1900 par Ludwig Schemann, grand ami de Wagner, et
fondateur en 1894 de l’Association Gobineau.
Limitée à quelques cénacles, dans l’Allemagne wilhelminienne (18711918), la diffusion de la notion d’inégalité (des individus, des groupes, des
« races », des cultures) et de l’idée d’une « sélection » nécessaire des plus
« aptes » et des plus « performants » s’élargit sous la République de Weimar
(1918-1933) aux milieux scientifiques, notamment médicaux, et plus généralement aux milieux universitaires et au Bildungsbürgertum (la bourgeoisie
intellectuelle).
C’est cependant l’accession au pouvoir du national-socialisme, en 1933,
qui constitue un tournant radical, en raison des conséquences tragiques
qu’aura l’application de théories issues du darwinisme social à l’échelle de
l’Allemagne, puis à celle de tout le continent. Ces théories postulent
l’inégalité congénitale des individus et des groupes humains définis en terme
de « races » et proclament la nécessité de procéder à la « sélection » des plus
« performants ». Elles s’opposent explicitement aux théories issues des
Lumières. Alors que celles-ci prônent un idéal universel d’égalité des droits,
les précurseurs et les zélateurs du courant völkisch réussissent à imposer
∗
Maître de Conférences honoraire en Civilisation allemande, Université Paris Diderot - Paris 7
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LILIANE CRIPS
d’autres notions. Un nouveau vocabulaire se crée1 à partir d’une redéfinition
du mot Volk2 (peuple). Ce terme ne désigne plus, ou plus seulement, un
« ensemble d’hommes vivant en société, habitant un territoire défini, ayant
en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » (Le Robert).
Désormais, Volk fait référence à une « race » ainsi qu’à des valeurs
normatives concernant les opinions politiques, la « santé héréditaire »
(Erbgesundheit), l’orientation sexuelle et les caractères psychiques censés
être déterminés par l’appartenance « raciale ». «Habiter un territoire défini et
avoir en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » avec
d’autres habitants du même territoire ne suffit donc plus à être considéré
comme « citoyen » à part entière (Reichsbürger). Dès la promulgation
des lois de Nuremberg, en septembre 1935, plusieurs centaines de milliers
d’Allemands deviennent de simples « ressortissants » allemands (Staatsbürger),
autrement dit des citoyens de seconde zone – dont 600 000 Juifs et 30 000
Tziganes, déchus d’un nombre croissant de droits civiques, sociaux et
économiques. D’autres mots aussi prennent un sens différent dans les années
1930. On peut lire par exemple dans l’édition de 1938 du dictionnaire SprachBrockhaus, la définition suivante de « die Internationale » : «1) association
interétatique, concernant surtout le mouvement ouvrier socialo-communiste ;
2) chant de combat marxiste. Die goldene Internationale (l’Internationale
dorée) : puissances supra-nationales judéo-capitalistes. »3 Quant à « der
Kosmopolit », il est encore synonyme de « Weltbürger »4 (citoyen du monde)
mais, à la même époque, dans le vocabulaire courant du IIIe Reich, la notion
de « Weltbürgertum » est remplacée par celle de « Weltjudentum » (judaïsme
mondialisé) ou « jüdische Hochfinanz » (haute finance juive) – dont le
programme du parti nazi (Nationalsozialistische deutsche Arbeiterpartei,
NSDAP, Parti national-socialiste allemand des ouvriers) de 1928 exigeait
que les « actions spéculatives et subversives s’exerçant au détriment du
peuple allemand » soient implacablement combattues.
Pour tenter de préciser les théories et les pratiques du darwinisme social
en Allemagne, j’analyserai, dans un premier temps, les idées de quelquesuns des principaux représentants de la postérité de Darwin et de Gobineau.
J’aborderai ensuite l’application faite par le national-socialisme du principe
de sélection des plus « performants » à travers les programmes eugénistes
dits « positifs » – d’encouragement institutionnel à la procréation –, et
négatifs – de stérilisation forcée et d’euthanasie. J’évoquerai, enfin, à partir
de l’exemple de la Pologne démantelée, annexée et occupée, pourquoi et
1
Cf. Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii. Notiz eines Philologen, Berlin, Aufbau Verlag, 1947. En
français : LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996. JeanPierre Faye, Langages totalitaires, édition augmentée, Paris, Hermann, 2004.
2
Notamment : Volkstum, Volksgenosse, Volksgemeinschaft, Volksdeutsch, Deutsche Volksliste, Fremdvölkische,
Umvolkung, Herrenrasse, minderwertig, hochwertig, artfremd, artverwandtes Blut, Aufnordung, Eindeutschung,
Abstammungsnachweis, Rassenschande, Rassenhygiene, Erbgesundheit, Ballastexistenzen, lebensunwertes
Leben, Gnadentod, Auslese, Ausmerze, Aussiedlung, Ansielung, Lebensraum, Grossraumpolitik.
3
4
Sprach-Brockhaus, Leipzig, 1938, p. 284.
Ibid., p. 335.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
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comment ont été mis en œuvre des plans de transferts et de restructuration
(Umvolkung) des populations de l’Europe dans le cadre d’une stratégie dite
de « grand espace ».
Principaux représentants de la postérité de Darwin (18091882) et de Gobineau (1816-1882) en Allemagne
Ernst Haeckel (1834 -1919) a été, outre-Rhin, le premier à interpréter et
à diffuser la théorie de l’évolution et l’idée de sélection naturelle. Quatre ans
après la parution en Grande-Bretagne de De l’origine des espèces (1859), et
trois ans seulement après sa traduction en allemand, il fait une communication qui ne passe pas inaperçue. Cela se passe à Stettin, le 19 septembre
1863, au 38ème Congrès de recherche en sciences naturelles et en médecine.
L’exposé est intitulé « De la théorie de l’évolution de Darwin ». L’idée
géniale de Haeckel est de présenter l’œuvre de Darwin non seulement dans
ses implications scientifiques, mais aussi et surtout comme une philosophie, une explication globale, cosmique, de l’origine de la vie, et aussi
comme une éthique individuelle. Autrement dit, l’apport philosophique et
politique essentiel de Haeckel sera d’affirmer que les lois de l’évolution,
conçues en termes biologiques, concernent non seulement le monde végétal
et animal, mais l’ensemble des phénomènes cosmiques, et notamment les
sociétés humaines.
La nouvelle conception du monde prônée par Haeckel est perçue par ses
contemporains comme moderne, scientifique, parce qu’elle recourt à des
arguments prétendant balayer les préjugés et les légendes propagées par les
Églises. Jusqu’au tournant du siècle, cet anticléricalisme militant rassemble
la gauche social-démocrate et une partie de la droite, notamment la bourgeoisie du Parti national-libéral. En effet, après l’échec de la révolution de
1848, celle-ci est en quête d’une idéologie de rassemblement national et
soutient les efforts déployés par Bismarck pour fonder un état unifié et fort,
tout en tenant à distance à la fois les catholiques, suspects en raison de leur
allégeance à Rome, et les sociaux-démocrates, parce qu’ils sont internationalistes et partisans de la lutte des classes. Nombreux sont, ainsi, ceux qui
croient pouvoir se rassembler sous la bannière de la Ligue moniste, fondée
par Haeckel à Iéna, en 1906. Son programme a été longuement développé
dans la revue Kosmos. Zeitschrift für einheitliche Weltanschaung auf grund
der Entwicklungslehre (Revue pour une conception du monde unifiée sur la
base de la théorie de l’évolution), qu’il a lui-même dirigée de 1877 à 1886.
Alors que les idées social-démocrates gagnent de plus en plus de terrain dans
les bastions ouvriers d’une Allemagne qui s’industrialise à un rythme extrêmement rapide, le programme de la Ligue moniste se propose de contribuer
à unifier la nation, non par une révolution sociale, mais par une révolution
idéologique et culturelle. La Ligue ouvre ainsi la voie à ceux qui, à droite et
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LILIANE CRIPS
à l’extrême droite, vont élaborer, sous la République de Weimar, la doctrine
de la « révolution conservatrice »5.
Le postulat selon lequel les sociétés sont régies par les mêmes lois
fondamentales d’évolution, d’adaptation et d’élimination que la nature sera
considéré par le national-socialisme comme le socle « scientifique » sur
lequel il bâtira sa politique, autant intérieure qu’extérieure. Ces trois grands
principes seront d’ailleurs célébrés en 1934 par le nouveau régime, à
l’occasion du 100 ème anniversaire de Haeckel. Le 16 février 1943, lorsque
Goebbels proclamera la « guerre totale », ils seront à nouveau repris et
exaltés, à l’occasion de la fondation de la Société Ernst Haeckel, à Iéna, le
jour du 109 ème anniversaire du professeur d’anatomie et de zoologie. Cette
Société était patronnée et financée par le Reichsstatthalter et Gauleiter de
Thuringe Fritz Sauckel6, mais son rôle n’était qu’honorifique. En revanche,
le Comité scientifique de la Société Ernst Haeckel représentait l’aréopage
des « sciences raciales », développées dans les centres de recherche scientifique, enseignées dans les facultés de sciences, de médecine, de lettres et
sciences humaines, et appliquées par les différentes instances politiques,
économiques, et sanitaires. On notait ainsi parmi les principaux membres du
Comité le professeur Karl Astel, président de l’« Office régional de Thuringe
pour les questions raciales », directeur des services de santé publique de
Thuringe et recteur de l’Université Friedrich Schiller de Iéna, le professeur
Günther Just, directeur de l’« Institut des sciences de l’hérédité » à l’Université
de Greifswald, le professeur Theodor Mollison, directeur de l’Institut
d’anthropologie à l’Université de Munich, et le professeur Otto Reche, directeur
de l’« Institut pour les sciences de la race et des peuples » à l’Université de
Leipzig.
Théories et pratiques eugénistes, tristes utopies
d’amélioration des « races humaines »
Jusqu’à la fin de la République de Weimar ont coexisté deux conceptions
différentes de l’eugénisme. Les tenants de la première, appelée « hygiène
sociale », appartenaient à la mouvance sociale-démocrate, tels Karl Kautsky,
Alfred Grotjahn ou Magnus Hirschfeld7. Partant du constat, largement
partagé au tournant du siècle, d’une « dégénérescence » des sociétés indus5
Par exemple : Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes. Umrisse einer Morphologie der
Weltgeschichte (Le déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire du monde), t. 1,
Vienne, 1918 et t. 2, Munich, 1922 ; Arthur Moeller van den Bruck, Das Dritte Reich, Berlin, 1923 ; Carl
Schmitt, Der Begriff des Politischen (La notion de politique), Munich, 1927 ; Ernst Jünger, Der Arbeiter.
Herrschaft und Gestalt (Le travailleur. Domination et Figure), Hambourg, 1932.
6
Fritz Sauckel (né en 1894, exécuté le 16.10.1946 à Nuremberg) est nommé par Hitler, le 21 mars 1942,
Responsable général pour l’organisation du travail, pour toute l’Europe occupée. Il supervise ainsi la
déportation de plusieurs millions de travailleurs, de l’Est (Pologne et URSS), comme de l’Ouest. En France,
par exemple, le STO a contraint plus de 600 000 hommes des classes 1921 et 1922 à participer à l’effort
de guerre du Reich.
7
Liliane Crips, Hirschfeld, Magnus, 1868-1935, in : Dictionnaire historique et critique du racisme, PierreAndré Taguieff (dir.), Paris, PUF, 2013, p. 843-844.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
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trielles due aux conditions de travail et de vie désastreuses imposées aux
classes laborieuses, ils estimaient urgent d’améliorer leur sort. Aussi préconisaient-ils le développement des mesures d’hygiène au travail ainsi que
dans l’habitat, notamment ouvrier, les mesures de protection de la maternité
et de la petite enfance, le sport, la lutte contre l’alcoolisme, la tuberculose et
la syphilis, l’éducation en général et l’éducation sexuelle en particulier. Ils
plaidaient donc pour une politique sociale favorable aux plus démunis,
autant sur le plan de l’assistance médicale que par l’attribution d’allocations
aux chômeurs, aux invalides, aux handicapés, ou de pensions aux plus âgés.
Mais par ailleurs, ils estimaient nécessaire de promouvoir, sur le plan
individuel et en accord avec les personnes concernées, ou du moins avec le
consentement explicite des familles dans certains cas de maladies mentales,
le droit à la stérilisation, ou à l’avortement, de personnes atteintes de « tares
héréditaires ».
Déjà affaibli, à la fin de la République de Weimar, par la crise économique qui mettait en péril les fondements mêmes de la politique sociale, ce
courant d’« hygiène sociale » fut immédiatement et totalement éliminé par le
nazisme. Ce fut le début du règne sans partage de l’« hygiène raciale »
(Rassenhygiene), prônée de longue date par la droite völkisch. Dès les années
1880/1890, alors que, malgré les lois d’exception de Bismarck contre la socialdémocratie, celle-ci parvenait non seulement à maintenir son influence, mais
à l’élargir – ce qui était perçu comme une menace grandissante par le
pouvoir – plusieurs théoriciens, tels Woltmann8 ou Ploetz9, élaboraient des
théories de rassemblement national centrées sur la supériorité de la « race
aryenne » ou « nordique » et la stigmatisation, voire l’élimination, de
différentes minorités ethniques – les Tziganes10, les Juifs, les Noirs, les métis,
ou les Slaves –, sexuelles – les homosexuels – ou les malades mentaux. La
redécouverte des lois de Mendel les avait convaincus que les qualités
acquises ne se transmettent que très partiellement aux générations suivantes,
et que les individus et groupes sociaux déclarés « inférieurs » constituaient
un danger redoutable pour la « communauté raciale du peuple » (Volksgemeinschaft). Ils estimaient que les aides sociales et médicales attribuées
par les pouvoirs publics devaient être réservées aux familles « de sang
allemand », en bonne « santé héréditaire »(Erbgesundheit). En résumé, leur
argumentaire était le suivant. Partant du double constat que le taux de
reproduction des catégories « inférieures » – délinquants et malades mentaux
– était nettement supérieur à celui des groupes « supérieurs », que les sommes
dépensées pour les héberger, les nourrir et les soigner étaient non seulement
élevées, et même de plus en plus élevées en raison de leur accroissement
rapide, mais aussi que les tentatives de rééducation et les soins qu’on leur
prodiguait s’avéraient généralement vains, ils concluaient qu’il serait beau8
Anne Quinchon-Caudal, Woltmann, Ludwig, 1871-1907, Dictionnaire historique et critique… (op.
cit.), p. 1899-1901.
9
10
Benoît Massin, Ploetz, Alfred, 1860-1940, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 1342-1343.
Liliane Crips, Tziganes, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 1793-1794.
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LILIANE CRIPS
coup plus utile d’utiliser ces fonds en faveur d’individus et de groupes
« sains » et de « race aryenne ».
Dès 1927, ces conceptions ne sont plus l’apanage de quelques cercles
scientifiques. Elles sont développées dans un cadre institutionnel, à Berlin,
au sein de la prestigieuse Société de recherche scientifique Kaiser Wilhelm,
par l’« Institut d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme », lui
aussi de renommée internationale, par des chercheurs qui font autorité, comme
Eugen Fischer11 ou Fritz Lenz12. Les principes inégalitaires de l’« hygiène
raciale » sont répandus dans toutes les disciplines, comme le montrent les
articles publiés dans la revue interdisciplinaire, elle aussi réputée : « Archiv
für Rassen- und Gesellschaftsbiologie » (1904-1944) (Annales de biologie
raciale et sociale), dans laquelle publient d’éminents spécialistes de sciences
humaines et sociales, des sciences de la vie et de diverses spécialités
médicales.
Parmi les principales mesures eugénistes (« positives » ou « négatives »)
prises par l’État nazi, il faut citer, en premier lieu, les encouragements
prodigués à la procréation, à la double condition que les géniteurs soient « en
bonne santé génétique » et de « race aryenne ». La norme sociale de deux
enfants seulement, qui prévalait dans les couches urbaines sous la République de Weimar, est vivement critiquée dès le début des années trente, et
l’une des premières mesures sociales édictées en 1933 consiste à attribuer les
logements sociaux en priorité aux familles (très) nombreuses. Une loi,
promulguée le 1er juin 1933 (Gesetz zur Verminderung der Arbeitslosigkeit,
Loi de diminution du chômage) institue, en son paragraphe 5, un prêt aux
jeunes mariés pouvant atteindre 1 000 RM – une somme non négligeable
représentant trois ou quatre fois le salaire moyen. Ce prêt est remboursable à
raison de 25 % par naissance, dispositif qui remporte un grand succès, dans
un premier temps, puisque la moitié des jeunes époux de l’année 1933
obtiennent ce prêt. Au cours des années suivantes, l’engouement diminue,
parallèlement à la baisse du chômage.
Une autre forme d’eugénisme, que le régime nazi déclare « positif », est
la création de l’organisation Lebensborn (Source de vie), en décembre 1935,
par le « Service central de la race et des implantations » (SS-Rasse- und
Siedlungshauptamt) des SS. Considérés comme une élite politique et raciale
absolue, ses membres sont soumis à des règles rigoureuses, avant même
l’arrivée au pouvoir du NSDAP. Ainsi, le Heiratsbefehl (ordre concernant le
mariage) édicté par Heinrich Himmler le 1.1.1932, précise qu’outre le certificat
d’aryanité qu’elles doivent produire, les futures épouses de SS doivent subir
un examen racial et de « santé héréditaire », et les époux sont incités à engendrer
au moins quatre enfants. Mais les objectifs de Lebensborn ne s’inscrivent
pas exclusivement dans le cadre institutionnel du mariage, en raison de la
politique expansionniste de l’Allemagne inscrite dans les faits, dès le
11
12
Liliane Crips, Fischer Eugen, 1874-1967, Dictionnaire historique et critique… (op. cit)., p. 682-683.
Liliane Crips, Lenz, Fritz, 1887-1976, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 997-998.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
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lancement du Plan quadriennal de militarisation de l’industrie, en 1936. En
effet, la germanisation programmée du continent européen, impliquée par
l’élargissement de l’« espace vital » (Lebensraum), conduit les dirigeants,
notamment Heinrich Himmler, à développer le plus rapidement possible
une « élite raciale » censée incarner, au plus haut degré, les qualités
« nordiques ». Parallèlement au Plan quadriennal sont donc élaborés plusieurs
plans démographiques ainsi que des transferts de population – dont le
Generalplan Ost, évoqué ultérieurement. Quant à Lebensborn, l’organisation
– qui a toujours fonctionné sur la base du volontariat, et offert son soutien à
des mères célibataires « aryennes » – implanta neuf centres à l’intérieur des
frontières du Reich, jusqu’à 1939, puis onze centres dans certains pays
occupés ou alliés, notamment au Luxembourg, en Belgique, en France, aux
Pays-Bas, et surtout en Norvège. Entre 1936 et 1945, elle prit en charge près
de 17 000 naissances, dont 12 000 en Norvège13.
L’autre volet de l’idéologie nazie d’amélioration de la « race » a consisté
à identifier, interner, stériliser, exclure puis éliminer les individus dits
atteints de « tares héréditaires » et, à partir de 1935, à organiser la ségrégation, la déchéance des droits civiques et économiques, l’internement,
l’expulsion, et à partir de 1939, la déportation et la mise à mort de groupes
de « race étrangère » (fremdvölkisch) déclarés « inférieurs ». Sont ainsi
élaborées plusieurs lois dont l’application est contrôlée par un important
appareil bureaucratico-médical. Le 14 juillet 1933 est promulguée la « Loi
de prévention d’une descendance porteuse de tares héréditaires » qui prévoit
la stérilisation forcée de personnes atteintes d’épilepsie, de surdité ou de
cécité à la naissance, de graves malformations physiques, de schizophrénie
ou, d’une manière générale, de maladies mentales. Le 25 juillet de la même
année sont créés les Tribunaux de santé héréditaire auxquels sont soumis les
dossiers litigieux. Ces instances sont présidées par un juge, assisté de deux
médecins dont l’un doit, obligatoirement, appartenir aux services de santé
publique.
À partir du 15 septembre 1935, le nombre de personnes mises au ban de
la société augmente considérablement avec la promulgation des deux lois de
Nuremberg. La première, dite « Loi de citoyenneté du Reich », instaure
la distinction entre citoyens de première classe (Reichsbürger), de « sang
allemand » ou de « race apparentée » (artverwandt), et simples « ressortissants » (Staatsangehörige), les non « aryens ». La seconde, la « Loi sur la
protection du sang allemand et de l’honneur allemand », interdit le mariage
et les relations sexuelles extra-conjugales entre Juifs et personnes de « sang
allemand ». Cette loi interdit également aux Juifs d’employer à domicile des
femmes de « sang allemand » âgées de moins de 45 ans, et introduit, dans
son paragraphe 2, un nouveau délit, celui de « souillure de la race »
(Rassenschande). Cet arsenal législatif est complété, le 18 octobre de la
même année, par la « Loi sur la protection de la santé héréditaire du peuple
13
Cf. Georg Lilienthal, Der “Lebensborn e.V.”, Ein Instrument nationalsozialistischer Rassenpolitik, Francfort,
1993.
56
LILIANE CRIPS
allemand » qui institue un certificat d’aptitude au mariage. Cette loi interdit
le mariage aux personnes porteuses de « tares héréditaires » (répertoriées
dans la loi du 14 juillet 1933 sur la stérilisation obligatoire) ou en cas de
danger de contamination (par la syphilis, notamment).
Autre aspect de cette politique de persécutions pour cause de « souillure
de la race » : la stérilisation secrète, au cours de l’été 1937, sans aucune base
légale et sans le consentement des intéressés et de leur famille, de 400
enfants et adolescents, âgés de 7 à 19 ans, désignés par les nazis sous le
terme de « bâtards de Rhénanie » (Rheinlandbastarde) parce qu’issus d’une
mère allemande et d’un père ayant appartenu aux forces alliées d’occupation
de la Rhénanie dans les années vingt.
Un autre aspect de l’application de principes de sélection, censés contribuer
à l’amélioration de la « race », apparaît à travers la politique d’euthanasie.
Dès 1935, Hitler avait déclaré à Gerhard Wagner, Président de l’Ordre des
médecins, qu’il n’hésiterait pas à la mettre en pratique lorsque la guerre
serait déclarée parce qu’alors, elle serait plus facilement acceptée par la
population. Dès le déclenchement de la guerre, en effet, il désigne deux de
ses proches pour diriger les opérations. Karl Brandt (1904-1948), chirurgien
et médecin personnel d’Hitler depuis 1934, est nommé « Responsable
de l’euthanasie »14, ainsi que Philipp Bouhler (1899-1945), Chef de la
Chancellerie du Führer15. Les deux hommes sont placés directement sous les
ordres d’Hitler. Leurs décisions sont légalisées par une circulaire, antidatée
du 18 août 1939 et signée par le Ministre de l’Intérieur, Wilhelm Frick. Elle
enjoint aux médecins et aux sages-femmes de communiquer aux autorités les
noms de tous les enfants de 0 à 3 ans atteints de handicaps physiques ou
psychiques. En 1940 et 1941, cette obligation est étendue aux adolescents
jusqu’à l’âge de 16 ans, puis aux adultes. Selon une procédure tenue secrète,
les 100 000 déclarations qui furent rédigées entre 1939 et 1945 étaient tout
d’abord transmises par le Ministère au bureau II b de la Chancellerie du
Führer qui les communiquait à un groupe de trois « experts ». Le trio était
composé de Werner Catel (1894-1981), professeur de pédiatrie et directeur
de l’hôpital pédiatrique universitaire de Leipzig, de Hans Heinze (18951983), psychiatre, directeur de l’hôpital de sinistre réputation Goerden/
Brandebourg, et enfin d’Ernst Wentzler (1891-1973), pédiatre réputé
(notamment des familles Göring et Brack16) et directeur d’un hôpital pédiatrique à Berlin. Ces médecins examinaient les dossiers – sans voir les enfants
– et « sélectionnaient » les condamnés à mort : un signe plus, de couleur
rouge, signifiait la mort immédiate, un signe moins ou un point d’interrogation, en bleu, un sursis. Les enfants « sélectionnés » étaient alors
14
15
16
Condamné à mort le 20.08.1947 à Nuremberg, lors du procès des médecins, il fut exécuté le 02.06.1948.
Arrêté par les Américains le 19.05.1945, il se suicide près de Dachau.
Victor Brack (1904-1948), colonel SS, proche d’Heinrich Himmler, adjoint de Philipp Bouhler à la
Chancellerie du Führer depuis 1934, organisa à partir de 1939 l’extermination des handicapés puis, à
partir de 1942, celle des Juifs, dans les camps de Belzec, Sobibor et Treblinka. Condamné à mort le
20.08.1947 à Nuremberg, lors du procès des médecins, il fut exécuté le 02.06.1948.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
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transportés dans des « hôpitaux intermédiaires » afin de les éloigner de leurs
familles, puis répartis dans une trentaine de « services spécialisés », au sein
d’hôpitaux ou de cliniques généralistes. C’est là qu’ils étaient assassinés,
généralement par administration de médicaments (des barbituriques de la
marque « Luminal ») surdosés, et associés à une longue sous-alimentation.
Bien que le nombre exact de victimes demeure inconnu jusqu’à nos jours –
les archives des services concernés ayant été systématiquement détruites par
le régime nazi –, on estime qu’entre 5 000 et 8 000 enfants ont péri ainsi. En
1940, les principaux centres de mise à mort d’enfants malades, à l’intérieur
des frontières du Grand Reich, étaient Goerden/Brandebourg, Niedermarsberg/
Westphalie, Steinhof à Vienne, et Eglfing-Haar, près de Munich.
Après l’invasion de la Pologne, les autorités nazies étendirent, à l’Est, le
plan d’extermination des populations et y poursuivirent, pendant toute la
durée de la guerre, l’assassinat de plusieurs milliers de malades internés des
hôpitaux psychiatriques, notamment autour de Litzmannstadt (Lodz), de
Varsovie, de Posen (Poznan), de Cracovie ou de Bialystock. En janvier
1941, 80 000 handicapés mentaux avaient déjà été assassinés et 60 000
devaient suivre jusqu’en 194317.
D’avril 1941 à la fin de l’année 1944, un programme d’élimination de
prisonniers « improductifs », connu sous le nom de code « 14f13 », conduisit
à la mise à mort de 50 000 détenus dans les camps de concentration.
« Stratégie du grand espace » (Grossraumstrategie) dans
l’Europe occupée (1939-1945).
La Pologne : laboratoire de l’« Ordre nouveau »
Dans les années trente, et plus encore à partir de 1933, une discipline
connaît un essor considérable en Allemagne : la « science des populations »
(Bevölkerungswissenschaft). Au cours de ces années 1933-1945, elle se situe
à l’interface de la démographie, des statistiques, mais aussi de la sociologie,
de l’anthropologie, de la géopolitique, de l’économie, de l’économie
politique, de l’agronomie, de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire et,
last but not least, de l’« hygiène raciale », bref une « science » qui pratique
un haut degré d’interdisciplinarité. Son objectif déclaré est de parvenir à
définir les principaux paramètres d’un « Ordre nouveau » conçu, dès le début
des années trente, pour organiser le « grand espace » européen à conquérir
puis à restructurer selon les besoins du Reich. On voit donc qu’il n’est pas
plus question, ici, de liberté de circulation que de quelconques droits
individuels. Tous les individus sont définis, en premier lieu, par leur assignation « raciale », les différentes « races » étant elles-mêmes hiérarchisées.
17
À la date du 31.1.1941, Goebbels notait dans son Journal : « Parlé avec Bouhler de la liquidation tacite
(stillschweigend) de malades mentaux. 80 000 sont déjà partis. 60 000 doivent encore partir. Bouhler est
l’homme qu’il faut pour cela ». Cité par Ernst Klee, in : Das Personenlexikon zum Dritten Reich. Wer war
was vor und nach 1945, Francfort., Fischer, 2003, p. 68.
58
LILIANE CRIPS
Elles sont examinées dans une triple perspective : méritent-elles, ou non,
d’exister ? Si oui, en quel nombre ? Sur quel territoire ?
Il apparaît donc que la planification Blut und Boden (Sang et Sol) de
l’« Ordre nouveau » se caractérise par une conception des populations qui
les déconnecte plus ou moins totalement des territoires sur lesquels elles sont
implantées – à l’exception, notable, des populations « de sang allemand » et
de « haute valeur » habitant dans le Altreich (le « sol » de l’Allemagne dans
les frontières de 1937). Plus précisément encore, ce « sol » constitue, pour le
national-socialisme, la partie centrale à laquelle viennent s’agréger différents
territoires – ce qui se réalisera entre 1938 et 1945. Selon leur « sang », mais
aussi selon leur utilité sociale conjoncturelle pour le Reich, leurs habitants
seront soit maintenus sur place, soit transférés ailleurs, en tant que maind’œuvre agricole ou industrielle, ou bien éliminés s’ils sont jugés inutiles ou
dangereux. Considérées comme un « facteur » décisif, autant sur le plan
quantitatif que qualitatif, les populations représentent donc un « matériau
humain » susceptible d’être déplacé d’un territoire à l’autre, de la même
façon que les ressources naturelles peuvent être extraites à un endroit, puis
transportées et utilisées à un autre. L’unique objectif affiché de cette « science
des populations » est d’exploiter la totalité des ressources humaines et
matérielles disponibles sur un territoire donné. Autrement dit, le principe
fondamental sur lequel repose la planification est l’élimination des « coûts
improductifs » (tote Kosten), et l’augmentation de la productivité du « grand
ensemble économique » (Grossraumwirtschaft). D’où le rôle central attribué
à la « sélection » des individus et des groupes pour maximiser les gains de
productivité.
Appliqué, comme on l’a vu précédemment, à l’élimination d’individus
dont la vie est jugée « indigne d’être vécue » (lebensunwertes Leben) par les
autorités nazies, le principe de « sélection » commande aussi la hiérarchisation raciale et sociale des populations ainsi que leur « réaffectation »
territoriale. Celle-ci est plus ou moins volontaire – selon qu’il s’agit des
Volksdeutsche, ces Allemands « de souche » vivant à l’extérieur des
frontières du Reich – par exemple dans les pays baltes, la Bessarabie, la
Bucovine, la Ruthénie, le Banat, la Transylvanie, ou la Volhynie –, ou plus
généralement forcée, par les déportations de Polonais juifs ou non juifs, et
des différents peuples, majoritaires et/ou minoritaires, habitant dans les
régions occidentales de l’URSS jusqu’en 1941.
Ne pouvant évoquer ici toutes les populations concernées par ces plans,
notamment les Tziganes, les Noirs, les métis, les Juifs et les Slaves, je me
bornerai à présenter, à titre d’exemple représentatif, celui d’une ville polonaise
située au sud-est du Gouvernement général, entre Lublin et Lemberg
(Lwow), à la frontière du Commissariat du Reich en Ukraine : Zamosc, en
l’an 1942, c’est-à-dire après l’invasion de l’URSS. Le choix de la Pologne
occupée se justifie dans la mesure où, avant même le 1er septembre 1939, ce
pays a été considéré par les théoriciens et les planificateurs nazis comme un
laboratoire pour la mise en œuvre ultérieure de politiques de transferts de
populations, plus massifs encore en URSS.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
59
Ainsi, dans le cadre des travaux de recherche menés par les spécialistes
des pays de l’Est européen (deutsche Ostforschung), Theodor Oberländer18,
directeur depuis 1933 de l’Institut d’économie d’Europe de l’Est de
Königsberg, et l’un des « experts » de la Pologne les plus en vue sous le
Troisième Reich, publiait en 1935 un ouvrage qui devait faire référence
pendant plusieurs années. Intitulé « La surpopulation agraire de la Pologne »
(Die agrarische Überbevölkerung Polens), il démontrait que, sur les 34
millions d’habitants, 70 % vivaient de l’agriculture, à la tête d’entreprises
dont la petite ou même la très petite propriété était la forme dominante.
Notant que les quelques quatre millions de paysans sans terre étaient réduits
à la plus grande pauvreté, Oberländer concluait que, pour rendre cette
agriculture rentable, il faudrait en « retirer » huit à neuf millions de
personnes. Dans le sud et le sud-est du pays, qu’il considérait comme
particulièrement « surpeuplés », il avait calculé un taux de « surpopulation »
de 75 % pour la région de Kielce, de 66,5 % pour celle de Cracovie, et de
62,3 % pour celle de Lemberg19.
Deux ans plus tard, en 1937, Peter-Heinz Seraphim, directeur du
département Pologne de ce même Institut de Königsberg, dirigeait la publication d’un ouvrage collectif, sous le titre « La Pologne et son économie »
(Polen und seine Wirtschaft). Il s’intéressait tout particulièrement au
« problème » que constituait, à ses yeux, l’existence de trois millions de Juifs
polonais, dont 7 % seulement habitaient en dehors des villes, et s’élevait
contre la « domination qu’ils exercent sur l’ensemble du tissu économique
polonais ». En conclusion, Seraphim jugeait indispensable de trouver une
« solution » radicale pour ces populations « en surnombre »20.
Quelques années plus tard, en 1942, un autre expert nazi de la Pologne,
l’économiste Helmut Meinhold, estimait à 5,83 millions le nombre d’agriculteurs, familles comprises, qu’il fallait expulser du Gouvernement général :
« un homme sur deux constitue, dans l’agriculture polonaise, un poids mort »21.
D’une façon générale, les autorités du Troisième Reich considéraient
l’ère libérale comme définitivement révolue. En premier lieu devait dispa18
Theodor Oberländer (1905-1998), Professeur de politique agraire à l’Université Technique de Danzig
(Gdansk), en 1934, puis à Königsberg (Kaliningrad), en 1937, où il est également chef de bureau à l’étatmajor du NSDAP en Prusse orientale. À partir de 1939, il est officier de l’Abwehr (services secrets), et
titulaire, à partir de 1940, de la chaire de sciences politiques (Staatswissenschaft) à l’Université de Prague.
En 1951, il est nommé Secrétaire d’État pour les réfugiés, en Bavière, puis de 1953 à 1960 Ministre des
expulsés (Vertriebenenminister) par Konrad Adenauer, avant d’être contraint à la démission, en mai 1960,
après une condamnation à la détention à perpétuité par contumace, prononcée le 29.4.1960 par le Tribunal
suprême de la RDA.
19
Theodor Oberländer, Die agrarische Überbevölkerung Polens, Berlin, 1935, p. 51.
20
Cité par Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne
für eine neue europäische Ordnung, Francfort, Fischer, 2004 (5e édition), p. 93.
21
Helmut Meinhold, Die nichtlandwirtschaftliche Überbevölkerung im ehemaligen Polen, in : Ostraumberichte, Neue Folge 1, 1942, p. 132. De 1941 à 1944, Helmut Meinhold (1914-1994) a dirigé la section
économique de l’Institut für Deutsche Ostarbeit placé, à Cracovie, sous la direction du Gouverneur
général Hans Frank. En 1949, il a travaillé comme chef de service au Ministère fédéral de l’Économie,
avant d’obtenir une chaire d’économie, à l’Université d’Heidelberg, en 1952.
60
LILIANE CRIPS
raître la liberté de circulation de la main-d’œuvre parce qu’elle avait permis,
regrettaient-elles, un exode massif vers le continent américain, c’est-à-dire
une hémorragie de sang germanique. L’heure était à une gestion des flux
étroitement réglementée par l’État :
Le national-socialisme a toujours récusé de la manière la plus catégorique
le principe libéral d’autorégulation et de libre circulation de tout un chacun
(…) Au « laisser-faire, laisser-passer », il a, volontairement, substitué le
double impératif d’union de toutes les forces individuelles et de coordination rationnelle. Un impératif inspiré par l’idée la plus haute de ce qui
représente l’intérêt du peuple tout entier22.
Le groupe d’experts chargés de programmer la logistique des transferts,
déplacements forcés et déportations, ainsi que la sélection « scientifique »
des populations, avait été mis en place par Heinrich Himmler, immédiatement après avoir été nommé « Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande », le 7 octobre 1939. Grâce à leur travail,
Himmler était en mesure de promulguer dès le 12 septembre 1940 un décret
fixant la composition future de la population des territoires polonais
annexés23. En outre, ce décret instituait une « Liste allemande du peuple »
(Deutsche Volksliste, DVL), qui rendait obligatoire le classement de toutes
les populations des pays occupés ou annexés en trois catégories distinctes.
La première concernait les individus « de race allemande » (deutschstämmig). La seconde, les individus « susceptibles d’être intégrés à la race
allemande » (eindeutschungsfähig)24. La troisième catégorie, enfin, regroupait
les individus « de race étrangère » (fremdvölkisch). Quant aux Tziganes et
aux Juifs – qu’il s’agissait, dans un premier temps, d’exproprier, d’expulser
et de concentrer dans des ghettos –, ils étaient « Hors liste » 25. Pour les
seules régions polonaises annexées à l’automne 1939, les experts avaient
prévu la répartition suivante : 977 000 personnes dans la première catégorie,
1 928 000 dans la seconde et environ 6 millions dans la troisième26.
Pour illustrer la rapidité avec laquelle les ordres du « Commissaire du
Reich pour le renforcement de la race allemande » furent exécutés, on peut
citer, à titre d’exemple, les « résultats obtenus » à la fin du mois de janvier
22
Propos tenus par Konrad Meyer à l’occasion de l’ouverture de l’exposition « Planification et construction à l’Est » à Posen (Poznan), le 23.10.1941, cité par Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der
Vernichtung, (op. cit.), p. 157.
23
« Décret concernant le contrôle et le tri de la population dans les territoires de l’Est annexés » (Erlass
für die Überprüfung und Aussonderung der Bevölkerung in den eingegliederten Ostgebieten).
24
Les « Consignes pour l’intégration à la race allemande de familles polonaises » (Richtlinien für Eindeutschung polnischer Familien) donnaient, en mars 1942, les précisions suivantes : « Le but recherché
par l’intégration à la race allemande de familles d’autres nationalités est moins d’obtenir un accroissement du peuple allemand par adjonction d’hommes de race majoritairement nordique dinarique, il est
plutôt de réduire qualitativement la couche dirigeante de l’ethnie étrangère », cité par Götz Aly et Susanne
Heim, in : Vordenker der Vernichtung, (op. cit.), p. 138/139.
25
Cf. l’article Deutsche Volksliste de Hermann Weiss, in : Wolfgang Benz, Hermann Graml, Hermann
Weiss (dir.), Enzyklopädie des Nationalsozialismus, Klett-Cotta, Stuttgart, 1998 (3e édition), p. 424-425.
26
Cf. Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der Vernichtung (op. cit.), p. 145.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
61
1940. À cette date, Heydrich avait organisé une conférence27, afin de dresser
un premier bilan des transferts. Au cours de celle-ci, il indiquait que, pour
installer des Allemands originaires des pays baltes dans les régions annexées
de Pologne, 87 000 Polonais juifs et non juifs avaient déjà été déportés et 40
000 Juifs devaient l’être prochainement. Il annonçait également que 120 000
Polonais seraient bientôt expulsés dans le Gouvernement général, cela afin
d’installer dans leurs biens des Allemands de Volhynie. Enfin, quant aux
Juifs qui vivaient dans les « districts de l’Est » (Ostgaue) nouvellement
annexés, il était prévu de tous les « évacuer » – soit près de 500 000
personnes. Un objectif atteint en 1942.
Dans cette logique planificatrice, les transferts de population servaient
non seulement à remplacer un groupe ethnique « inférieur » par un autre
« supérieur », mais aussi à augmenter la productivité du travail. Les buts
ainsi fixés étaient de diminuer la densité de population, augmenter la surface
des domaines agricoles redistribués et modifier les structures sociales en
éliminant certaines professions jugées inutiles. En 1941, dans les mois qui
précédèrent l’invasion de l’URSS, Heinrich Himmler chargea un groupe
interdisciplinaire d’élaborer le Generalplan Ost (plan général pour l’Est). Ce
document de synthèse prévoyait une restructuration complète des populations et de l’économie des territoires soviétiques, jusqu’à Leningrad au
nord-est, l’Oural à l’est et la Crimée au sud-est. Sous la houlette de Konrad
Meyer28, les planificateurs étudiaient où et comment réimplanter un million
de petits paysans allemands qui travaillaient des terres insuffisamment
rentables dans le Reich – en Thuringe, par exemple –, ainsi que plusieurs
centaines de milliers de Volksdeutsche, originaires notamment de Transylvanie.
La ligne générale consistait à expulser, voire éliminer des populations de
« races étrangères », tout en procédant à l’« intégration dans la population de
race allemande » d’une infime minorité issue des « meilleurs éléments » de
la population locale. Les chiffres évoqués par les experts nazis sont
saisissants. D’une version du Generalplan Ost datée du 28 mai 1942, il
ressort, en effet, que Konrad Meyer considérait comme souhaitable et
réalisable l’élimination de cinq millions de Juifs, de deux millions de
prisonniers de guerre soviétiques – par une sous-alimentation systématique
(entre 700 et 1 000 calories par jour) –, et des trois millions d’habitants de
la ville, assiégée, de Leningrad. Quant aux pertes de militaires et de civils
provoquées par les affrontements en cours, Meyer les estimait à 5 millions.
En ajoutant à ces chiffres celui des travailleurs déportés dans les usines et les
fermes du Reich, il prévoyait une diminution totale d’environ 20 millions de
27
28
Ibid., p. 133.
Konrad Meyer (1901-1973), a été directeur de l’Institut d’agronomie et de politique agricole à l’Université de Berlin à partir de 1934, puis Responsable, en 1936, du Groupe de travail du Reich pour l’étude
des espaces territoriaux (Reichsarbeitgemeinschaft für Raumforschung) ainsi que Vice-président du
Centre de Recherche scientifique, la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). En 1939, il devient Chef
du Bureau IV « Planification et Sol » (Planung und Boden) auprès du « Commissaire du Reich pour le
renforcement de la race allemande », Heinrich Himmler. Le 10.3.1948, il est condamné à 2 ans et 10 mois
de prison lors du procès contre les responsables de la politique raciale. De 1956 à 1964, il est titulaire de
la chaire d’aménagement du territoire (Landesplanung) à l’Université Technique de Hanovre.
62
LILIANE CRIPS
personnes vivant dans les régions occidentales de l’URSS, soit « en
moyenne un tiers de la population »29. Selon ce même document, la nouvelle
élite de ces régions devait être constituée, dans les 25 ans à venir, par 4,9
millions d’Allemands « de souche », incluant 750 000 Estoniens et Lettons
sélectionnés et formés par le Reich. En revanche, 31 millions de personnes
devaient être déplacées30 et 14 millions seulement conservées sur place, au
titre de la main-d’œuvre « intégrable dans la race allemande ».
Afin de valoriser le plus rapidement possible les territoires conquis en
URSS, les experts soulignaient l’importance d’assurer la continuité territoriale
avec Berlin à travers la Pologne occupée, et donc le rôle géopolitique majeur
de celle-ci. C’est pourquoi le Generalplan Ost prévoyait l’édification de
nombreuses têtes de pont, de Wilna (Vilnius), Dünaburg (Daugavpils), Riga,
Dorpat (Tartu), Reval (Tallinn) à Cracovie, Tarnow, Zamosc, Lemberg
(Lwow), Radom, Lublin, Varsovie, Rowno, Berdicev, et à Kriwoj-Rog ou
Nikolajev. Outre leur fonction stratégique et militaire, ces centres devaient
faciliter l’encerclement des différents peuples slaves et contribuer à les
isoler, les diviser, et donc à briser toute résistance à l’assujettissement31.
L’exemple du « projet Zamosc » est significatif dans la mesure où,
conformément à l’idéologie du « sang » et du « sol », il révèle l’étroite imbrication des objectifs de restructuration raciale, sociale et économique de la
planification territoriale. Si le Generalplan Ost attribue un rôle clé au district
de Lublin, c’est précisément en raison de sa situation géographique stratégique
pour coloniser le grand Est, à l’intersection de l’axe sud-est et de l’un des
deux axes nord-est qui devaient relier le centre à la périphérie. Désenclavée
et agrandie, à partir de juin 1941, par la conquête de la Galicie et de l’Ukraine,
la région de Zamosc suscite un regain d’intérêt de la part des planificateurs,
parce qu’elle devient une zone de transit entre l’ouest et l’est du « grand
espace économique ». De plus, ses terres agricoles sont riches et elle dispose
de gisements de pétrole exploitables. Elle remplit donc, selon les experts de
Konrad Meyer, les conditions principales pour constituer un modèle de
rationalisation économique et sociale où une main-d’œuvre, moins nombreuse, mais sélectionnée, qualifiée, et bien dirigée, produira (beaucoup) plus.
Cela explique pourquoi Heinrich Himmler porte un très vif intérêt à ce projet
phare, mis à exécution entre novembre 1942 et août 1943.
À la fin de l’été 1943, les promoteurs du « projet Zamosc » se félicitent
de la tournure prise par les événements. En dix mois, toute la population
juive de la région, soit 500 000 personnes, a été déportée dans des camps
d’extermination, notamment à Belzec32. 116 000 Polonais ont été expulsés.
29
Cf. Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung, op. cit., p. 414-415.
30
Selon Michael Hensle, ce chiffre incluait l’élimination de « 50 % de la population tchèque, 65 % de la
population ukrainienne, 75 % de celle de Biélorussie, 80 % de population polonaise et 100 % des Juifs »,
article « Eindeutschung », in : Enzyklopädie des Nationalsozialismus, op. cit., p. 439.
31
32
Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung (op. cit.), p. 403.
Premier des camps d’extermination des Juifs construit en novembre 1941 dans le cadre de l’« Aktion
Reinhardt », à proximité de la ligne de chemin de fer reliant Lublin à Lemberg (Lwow), le camp de Belzec fut
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
63
Certains d’entre eux ont été transférés dans d’autres régions du Gouvernement général, d’autres astreints au travail obligatoire en Allemagne ;
quant aux personnes non productives, les vieillards et les enfants, ils ont été
assassinés à Auschwitz. La population polonaise – et en partie ukrainienne –
qui subsiste est dirigée par une « élite » de 27 000 Volksdeutsche33, originaires
de différentes régions de l’Est européen.
Dans une édition parue en décembre 1943, la Pologne nouvelle, épurée,
restructurée et rentabilisée, est décrite en ces termes par le célèbre guide de
voyage Karl Baedeker : « D’une surface de 142 000 km2, le Gouvernement
général couvre 37 % de la superficie de l’ancien état. Il compte 18 millions
d’habitants, dont 73 % sont polonais, 17 % ukrainiens, 0,7 % allemands ».
Quant à la population juive, elle n’est plus mentionnée qu’au passé : « A
Varsovie, sur 1,25 million d’habitants, 0,4 million étaient juifs, à Cracovie, il
n’y a plus de Juifs (judenfrei), de même qu’à Lublin où le centre-ville était
peuplé en grande partie de Juifs »34.
Conclusion
La notion de citoyenneté, issue de la Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen (1789) signifie égalité de droits et liberté, notamment de
circulation. Or l’Allemagne nazie les récuse, l’une comme l’autre. Utilisant
les théories « scientifiques » du darwinisme social censées démontrer
l’inégalité atavique des individus et des groupes, l’« état total » impose, à
l’intérieur des frontières du Reich, puis à l’échelle du continent européen, un
strict contrôle des sphères publiques et privées. Au nom de l’intérêt général,
celui de la « communauté raciale du peuple », c’est d’abord à la population
allemande que s’applique la « sélection ». Ce principe organise la ségrégation, puis le regroupement dans des ghettos ou des camps et, enfin, la mise
à mort de nombreuses catégories définies comme « indésirables », à partir de
critères politiques, de « santé héréditaire », d’orientation sexuelle et/ou d’appartenance « raciale ».
Entre 1939 et 1945, les conquêtes militaires du IIIème Reich s’accompagnent de gigantesques transferts de populations civiles, contrôlées,
hiérarchisées, fichées selon leur âge, leur état de santé, leur profession, leur
langue, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur religion et leur « race ».
Les victimes militaires, mais aussi et surtout civiles, se comptent par
millions. Le « Plan général pour l’Est » européen, élaboré par des experts
mandatés par le Reichssicherheitshauptamt (Office central de la sécurité du
Reich) d’Himmler prévoyait la mise en valeur agricole et industrielle de
l’URSS occupée par une « élite » d’environ cinq millions de personnes de
« sang allemand ou apparenté », dirigeant une main-d’œuvre locale sélecfermé en décembre 1942. 600 000 personnes y avaient été exterminées. Après avoir supprimé toutes les
traces du passé, on fait édifier une ferme sur cet emplacement, au printemps 1943.
33
34
Cf. Wolfgang Benz, « Zamosc », in : Enzyklopädie des Nationalsozialismus, op. cit., p. 809.
Karl Baedeker, Das Generalgouvernement. Reisehandbuch, Leipzig, 1943, p. V.
64
LILIANE CRIPS
tionnée, et réduite à quatorze millions de personnes. Tous les autres habitants
devaient être déplacés – soit entre quarante et un et cinquante et un millions.
Selon les catégories dans lesquelles les personnes étaient classées, les plans
prévoyaient qu’elles soient déportées comme travailleurs forcés dans les
entreprises agricoles ou industrielles du Reich, ou bien plus à l’Est, en Sibérie
occidentale. Quant aux prisonniers de guerre soviétiques ou aux civils
habitant Leningrad ou Stalingrad, aux malades mentaux, tuberculeux, aux
Tziganes ou aux Juifs, ils devaient être assassinés sur place, comme le furent
les 33 000 Juifs de Kiev au bord du ravin de Babi Yar, les 29 et 30 septembre
1941, ou dans des camps d’extermination. En raison de la situation militaire
de la Wehrmacht qui commença à se dégrader au début de l’année 1943, les
objectifs du Generalplan Ost ne purent pas être entièrement atteints.
Dans les plans d’un Reich s’étendant jusqu’à l’Oural, la Pologne
occupait une place centrale, de par sa situation géographique, son histoire,
l’importance de sa population juive, ses ressources agricoles, ses matières
premières, et sa main-d’œuvre. Dès le début des années trente, elle fut l’objet
d’études approfondies menées par les experts nazis de toutes disciplines. À
partir de 1939, celles-ci furent largement utilisées par les services d’Himmler
pour conduire leur politique de morcellement territorial, de répression
politique et ethnique, de spoliations, de travail forcé, et d’assassinats.
On pourrait croire définitivement inactuelles toutes ces considérations
sur les caractères héréditaires, l’inégalité génétique entre « inférieurs » et
« supérieurs », ou l’importance des taux de fécondité comparés des populations pour expliquer, voire combattre la « décadence » (Verfall) en
sélectionnant les populations (par exemple immigrées). Il n’en est rien. Tout
récemment encore, l’ouvrage de Thilo Sarrazin Deutschland schafft sich ab.
Wie wir unser Land aufs Spiel setzen (L’Allemagne court à sa perte. Comment
nous mettons en péril notre pays)35, publié en 25 000 exemplaires en août
2010, a été réédité quatre fois en septembre de la même année, avant de
reparaître en livre de poche, début 2013, et atteindre, aujourd’hui, un tirage
de presque deux millions d’exemplaires. Certes, Thilo Sarrazin a été contraint
de démissionner du Comité directeur de la Deutsche Bundesbank, en octobre
2010, mais la procédure d’exclusion du SPD n’ayant pas abouti, en 2011, en
raison du soutien que lui ont apporté de nombreux adhérents, il en est
toujours membre. Certains semblent encore convaincus, comme lui, que :
Le problème n’est pas que les descendants des individus les plus cultivés
soient de moins en moins nombreux. Ce ne serait pas si grave si tous les
hommes étaient dotés des mêmes capacités. La culture serait alors une
simple question d’éducation. Le problème est que le degré de culture et
l’intelligence héréditaire sont liés. Au fil du temps, il est donc néfaste pour
le potentiel intellectuel d’une population qu’une catégorie d’individus
intellectuellement supérieurs ait une fécondité inférieure à la moyenne et
35
Munich, DVA, 2010. L’ouvrage est publié en français sous le titre L’Allemagne disparaît, éditions du
Toucan, Paris, 2013.
QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ?
65
qu’une catégorie d’individus intellectuellement inférieurs ait une fécondité
supérieure à la moyenne36.
36
Thilo Sarrazin, cité par Christian Geyer, So wird Deutschland dumm, dans la Frankfurter Allgemeine
Zeitung du 26.08.2010.
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK ∗
LE COSMOPOLITISME
ET LA NAISSANCE DE L’ÉMANCIPATION DES FEMMES ?
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
Introduction
L’historiographie française, et plus généralement celle de l’Europe
Occidentale, a déjà largement exploré plusieurs champs de recherche concernent la civilisation et la société des Lumières. Bien connus, ils servent d’une
certaine manière de modèle pour les autres régions de l’Europe, dont la
situation est moins connue, soit en conséquence des événements politiques
(les Balkans p. ex.), soit par la spécificité des phénomènes. La Pologne mélange
les deux, et sa spécificité culturelle ou sociale exige ici une approche plus
détaillée qui devrait servir de fond et d’explication pour les réflexions suivantes.
La « République des Deux Nations », confirmée en 1569 à Lublin, était
la réunion de deux pays : la Pologne (appelée la Couronne) et le Grandduché de Lituanie. Ces deux membres avaient la même position, étaient liés
par un monarque commun, avec une seule élection par la Diète commune et
une seule monnaie. Cependant la Lituanie gardait son propre trésor, ses
dignités et son armée, indépendantes de celles de la Pologne. Dans la
mentalité de la noblesse, polonaise et lituanienne, la croyance en l’égalité de
tous les représentants de cette couche privilégiée, et le sentiment d’être
supérieurs au reste de la société gardaient une place très importante. Ces
deux traits venaient du Moyen-Âge et ils étaient fondés sur la loi1. Au cours
des XVIe-XVIIIe siècles il est possible d’observer en Pologne, à la fois un
renforcement de l’aristocratisation des élites de la société, et un phénomène
de paupérisation, à la fois de la noblesse, des habitants de villes et des
paysans. Les magnats, qui contribuaient à la croissance de la consommation,
mais seulement à celle du luxe, se renforçaient aux frais de la petite
noblesse, et provoquaient le resserrement du marché intérieur. Cependant au
début de l’époque moderne la noblesse gardait pour elle-même le privilège
d’exercer les fonctions, elle interdisait les achats de biens fonciers et le port
des vêtements de luxe. Seul le noble pouvait être courageux, fidèle, vertueux.
La fermeture des couches sociales, les inquiétudes et les guerres permanentes
∗
1
Maître de Conférences d’Histoire moderne, Université de Poznan
Urszula Świderska-Włodarczyk, Mentalność szlachty polskiej XV i XVI wieku, Poznań, 2003, p. 33.
68
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK
aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’absence de développement des villes et l’évolution au désavantage social des paysans imposaient des transformations
dans les consciences et les mentalités.
Un de ces traits de mentalité, capable de toucher également les magnats,
la noblesse et l’élite de riche patriciat (sauf celui de Gdańsk) était le
« sarmatisme ». Cette idéologie s’opposait a priori à toutes les réformes et
nouvautés, mais elle réunissait également tous les nobles2. Ceux-ci étaient
liés également par leur croyance que la Pologne était prédestinée à sauver
l’Europe de la pression turque et moscovite. La noblesse, de plus, avait
conscience de devoir jouer un rôle exceptionnel parce qu’elle croyait avoir
ses racines dans la Sarmatie antique. Cependant ceci n’a pas exclu le mépris
des magnats pour les generosi. L’idée de l’égalité et de la « liberté dorée »
(złota wolność) devenait un élément mythologique de la pensée nobiliaire.
Les élites en profitaient pour attirer la noblies – « clientèle ». La noblesse
polonaise progressait dans sa politique de limitation du pouvoir royal. Le
monarque n’était que l’un de trois états – à côté du clergé et de la noblesse.
La centralisation politique autour de sa personne était impossible. La force
des élites se montrait dans la possibilité d’avoir leurs propres armées, de
faire leur propre politique, y compris dans le domaine des relations internationales, et d’avoir une cour avec sa propre vie culturelle. La fermeture
« sarmate » dans le cadre de la nation (identifiés à la noblesse) suscitait
l’aversion des étrangers et de ceux qui subissaient leurs influences.
De la tolérance du XVIe siècle, la noblesse passa au siècle suivant à la
xénophobie, renforcée par le « déluge » (invasion) suédois dans les années
1655-1660. La conception du pays multiconfessionel de l’époque de la
première élection royale libre, celle d’Henri de Valois en 1573, n’était plus
acceptable. La relation avec les étrangers permettait de développer la
conscience nationale, le sentiment de patriotisme, et d’approfondir l’identité
religieuse qui, en conséquence, a construit le mythe « Polonais = Catholique ».
Ce mythe était renforcé par la vision du messianisme polonais avec sa
fameuse devise présentant la Pologne comme le rempart de la chrétienté
(antemurale christanitatis)3. L’ambiance de fanatisme et d’intolérance était
excitée par la partie de l’Église qui propageait la croyance superstitieuse aux
sortilèges. Les magnats trouvaient en la religion l’instrument qui pourrait
leur être utile dans les contacts avec la noblesse, donc la Contre Réforme se
développait surtout dans les couches moyennes de la noblesse. Ce phénomène s’explique par le rôle que les nobles laissaient à l’Église : elle
garantissait la złota wolność (« liberté dorée »), qui a par ailleurs permis
d’éviter d’introduire sur les bords de la Vistule l’Inquisition fanatique
dominante en Europe. Dans les esprits des élites polonaises, l’état nobiliaire
privilégié, la xénophobie et le sarmatisme ne favorisaient pas la conscience
de faire partie intégrante de l’Europe.
2
3
Aleksander Wolowski, La vie quotidienne en Pologne au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1972, p. 42-57.
Janusz Tazbir, Polskie przedmurze chrześcijaństwa Europy. Mit a rzeczywistość historyczna, Varsovie,
1987.
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
69
Le cosmopolitisme aux yeux des Polonais au XVIIIe siècle
Le XVIIIe siècle est traité comme l’époque de la cuture dominée
par des tendances cosmopolites. Il est vrai qu’elles touchaient les couches
nobiliaires. Le « citoyen du monde » de ce temps était, à vrai dire, un
« citoyen » de l’Europe. L’Europe qui est comprise non seulement dans le
sens géographique, mais tout d’abord comme une union culturelle, formée à
la base de l’héritage de l’Antiquité et de la tradition chrétienne. Dans le
cercle de la civilisation européenne, nous rencontrons une croyance en
la supériorité des habitants de ce continent, croyance que l’on retrouve
aussi en Pologne. Władysław Łubieński (1703-1767), un primat de Pologne,
également auteur d’une publication géographique dans les années 40 du
XVIIIe siécle, a écrit : « Les Européens sont plus pâles et sans doute plus
jolis que les Africains et les Asiatiques, [ils sont] instruits en sciences, en
arts, en commerce, en navigations, en vertus, plus nobles, généreux et polis »4.
Cette opinion était vivante en Pologne aussi à la fin du XVIIIe siècle, quand
nous avons une autre definition du cosmopolite – un citoyen qui cherche, des
vérités universelles hors des frontières de son pays, et par-delà les différences culturelles et géographiques5. Les voyages, offrant la possibilité de
voir des choses personellement et en direct, correspondaient au goût de
l’expérience empirique. Parfois il vaut mieux rester à la campagne ou dans
les rues des villes, proche des gens, des animaux, des plantes, que passer des
heures dans les bibliothèques !
Au XVIIIe siècle l’Europe est comme une ville bien connue. Au cours
des voyages, il était possible de rencontrer des « gens du même monde ». Il
était possible faire la connaissance des habitants du pays, d’étudier leur droit,
leurs coutumes, et d’accepter leurs habitudes. Ici nous voyons un voyage
comme une leçon de tolérance.
Le Grand Tour était un type de voyage pratiqué au XVIIIe siècle, mais
au cours de cette époque, il change de caractère parce qu’il perd ses motifs
éducatifs et cognitifs au profit des fonctions représentatives et de plaisir.
Il est sûr que les hommes avaient plus de « raisons »de voyager que les
femmes. Cela ne veut pas dire que ces dernières en avaient moins envie que
les hommes ! Au contraire, mais leurs décisions dépendaient souvent des
décisions de leurs maris, de leurs pères ou des tuteurs. Elles pouvaient
assister aux voyages diplomatiques. Elles se rendaient en cure et aux
pèlerinages6. Elles se déplaçaient à l’intérieur du pays pour accompagner
4
Władysław Łubieński, Świat we wszystkich swoich częściach większych i mniejszych to jest w Europie,
Azyi, Afryce i Ameryce w monarchiach, królestwach, księstwach, prowincjach, wyspach i miastach
geograficznie, chronologicznie i historycznie określony, Wrocław, 1740, p. 9.
5
Małgorzata Ewa Kowalczyk, Osiemnastowieczne podróże jako element kształtowania kosmopolitycznej
kultury, p. 36-37. http://www.khg.uni.wroc.pl/files/Microsoft%20Word%20-%20kowalczykt.pdf [accès
23.01.2013].
6
Jarosław Pietrzak, Siedemnastowieczna podróżniczka. Wrażenia Katarzyny z Sobieskich Radziwiłłowej z
podróży po Europie Zachodniej w latach 1677-1678, dans Kulturowe wzorce a społeczna praktyka.
Studia z dziejów kobiet sous la dir. de Agnieszka Jakuboszczak, Przemysław Matusik, Poznań, Instytut
Historii, 2012, p. 103-126 ; Renata Gałaj-Dempiak, Migracje kobiet zamężnych w świetle pamiętników
70
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK
leurs maris, visiter les domaines ou les lieux de pèlerinages. Les riches
aristocrates allaient aux eaux, par exemple en Silésie ou en Italie, où le
climat est plus doux qu’au bord de la Vistule. À leur retour, la culture tirée à
la fois de l’éducation reçue à la cour et des voyages leur permet de
dynamiser la carrière de leurs enfants, pour ajouter à la splendeur de leurs
familles, ou pour adopter grâce à leurs connaissances les nouvelles tendances
artistiques en Pologne.
Il semble que les femmes restaient un peu en dehors des considérations
sur le cosmopolitisme. Cependant, la compréhension de leurs besoins
personnels et, de plus en plus souvent, de leurs ambitions, augmenta à la fin
du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle, lorsque l’exigence de l’éducation,
alors un premier pas vers le monde, devint générale dans les cercles aristocratiques polonais.
À la recherche de l’éducation – l’alternative pour le sarmatisme
La formation de la jeune fille noble reposait entre les mains des
religieuses, des précepteurs, ou de ses parents. Les parents pouvaient décider
d’éduquer leur fille au couvent. En Pologne, aux XVIe-XVIIIe siècles, les
établissements étaient dirigés par des congrégations au caractère plutôt fermé
et contemplatif. Elles proposaient d’enseigner la lecture et l’écriture, parfois
le calcul, et les travaux domestiques.
Au milieu du XVIIe siècle nous observons une grande activité des
congrégations françaises en Pologne. C’est l’épouse des deux derniers rois
polonais de la famille des Vasa, la reine Louise-Marie de Gonzague-Nevers
(1645-1667), qui a installé les trois couvents fondés dans la première moitié
de ce siècle. En 1651 sont arrivés les Missionnaires, créés par Vincent de
Paul. Ensuite, en 1652, s’installent en Pologne les Filles de la Charité, fondées
par le même saint et Louise de Marillac, en 16337. Leur établissement, après
des difficultés initiales, se développa et compta environ dix écoles. À partir
de 1654, les filles de nobles comme les filles de grandes familles pouvaient
aller à l’école des Visitandines8. Les religieuses de cet ordre, fondé par Saint
François de Sales et Jeanne Françoise Frémiot de Chantal en 1610, étaient
très proches de Louise-Marie dès le temps de son séjour en France. Cette
congrégation avait des églises et des écoles à Varsovie, à Cracovie, à Lublin
et à Vilnius. Bien évidemment, on y enseignait le catéchisme, le chant et la
pratique des instruments. Les filles devaient apprendre tous les travaux féminins, comme la broderie et la couture. L’école connaissait un grand succès.
Dans la vague des nouvelles congrégations qui venaient en Pologne sous
l’influence de reines françaises se trouvent les sœurs du Saint Sacrement,
staropolskich pisanych przez szlachtę, dans Kobiety i procesy migracyjne, dir. Agnieszka Chlebowska,
Katarzyna Sierakowska, Varsovie, 2010, p. 29-46.
7
8
Bożenia Fabiani, Warszawski dwór Ludwiki Marii, Varsovie, PIW, 1976, p. 70-71.
Karolina Targosz, La cour savante de Louise-Marie de Gonzague et ses liens scientifiques avec la France
(1646-1667), Wrocław, Ossolineum, 1982, p. 188.
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
71
arrivées en Pologne dès 1687, à la demande de la reine Marie-Casimire
(épouse du roi Jean III Sobieski). Les religieuses avaient pour mission
l’éducation des filles – celles de la noblesse seulement, toutefois. Au XVIIIe
siècle, les sœurs du Saint Sacrement avaient deux écoles : une dans la
capitale, et une à Léopol, et elles enseignaient le catéchisme en français et en
polonais. Il faut souligner que tous les établissements religieux français
influençaient le fonctionnement des écoles monastiques en Pologne9.
Des pensions privées pour les filles existaient dans les grandes villes et
leurs élèves venaient des familles de moyenne bourgeoisie, d’artisans et de
commerçants. Le niveau était varié, et les institutrices étaient souvent en
même temps les propriétaires des établissements, mais on pouvait rencontrer
des pédagogues nomades ou des artisans. À la sortie de l’école, les filles
savaient lire, écrire, compter, parfois parler une langue étrangère et pratiquer
les travaux manuels. Au XVIIe et XVIIIe siècles, à Gdańsk il y avait beaucoup
d’écoles de ce type, où les filles du patriciat savaient très bien tenir les
comptes10.
Dans les riches maisons du patriciat, de la noblesse et de l’aristocratie,
les filles recevaient leur éducation sur place. Au cours du XVIIe siècle, le
nombre de gouvernantes étrangères augmentait. On note la diffusion de la
connaissance de langues telles que l’allemand, le français et parfois le latin.
Les filles profitaient des leçons données par les pédagogues engagés pour
leurs frères. Toutefois, la mère jouait le rôle le plus important dans l’éducation morale des filles.
Il y avait en Pologne deux approches de l’éducation féminine à la
maison 11. D’un côté l’approche « conservatrice », très fréquente, qui
s’appuyait sur la religion et la morale. De l’autre, nous avons la vision
« progressiste » qui pose pour principe l’égalité entre les femmes et les
hommes. En conséquence celles-ci peuvent recevoir la même éducation
que les garçons. Dans le milieu catholique, Aleksander Maksymilian Fredro
propageait déjà les idées de Fénelon12 et il pensait que la jeune fille ne
pouvait pas apprendre des langues étrangères, comme le latin ou le français.
Au XVIIe siècle l’éducation domestique des riches filles nobles pouvait
être complétée par un séjour à la cour royale (surtout celle des reines
françaises) ou à celle d’un grand noble. Les demoiselles y séjournaient
comme « demoiselles de la cour ». La dernière étape, mais rare, du parcours
de formation d’une femme bien éduquée, était le voyage à l’étranger.
9
Małgorzata Borkowska, « Teatr w polskich klasztorach żeńskich XVII-XIX wieku », Nasza Przeszłość,
1991, t. I, p. 330-334.
10
Maria Bogucka, Białogłowa w dawnej Polsce. Kobieta w społeczeństwie polskim XVI-XVIII wieku,
Varsovie, Trio, 1998, p. 172-173.
11
Danuta Żołądź-Strzelczyk, Wychowanie dziecka w świetle staropolskiej teorii pedagogicznej, dans
Danuta Żołądź-Strzelczyk (dir.), Od narodzin do wieku dojrzałego. Dzieci i młodzież w Polsce, t. 1,
Varsovie, PAN, 2002, p. 105.
12
Henryk Barycz, Andrzej Maksymilian Fredro wobec zagadnień wychowawczych, Cracovie, Ossolineum, 1948.
72
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK
Le XVIIIe siècle est l’époque de la crise de la société sarmate et
traditionnelle de la République nobiliaire. La conscience culturelle de
l’importance de l’enfance est née dans une ambiance d’indifférence et de
négligence pour l’éducation des filles nobles. Cependant, dans ces circonstances défavorables de rencontre du monde sarmate avec les Lumières, des
voix s’élèvent en faveur du changement.
La réforme de la Commission de l’Éducation Nationale, fondée en 1773,
proposait de revenir aux principes de l’éducation morale du XVIIe, rénovés
par les idées des Lumières. Tous les établissements étaient également placés
sous le contrôle de la Commission, en d’autres termes du gouvernement, qui
pouvait aider à maintenir partout le même niveau. Dans ce projet, les filles
devaient apprendre la langue polonaise à l’écrit et à l’oral, mais également le
français et l’allemand. La place la plus importante était dévolue à l’histoire
nationale, mais elles pouvaient aussi s’initier aux mathématiques. Sur ce
dernier point, tout le monde n’était pas d’accord. Des projets concrets
visant à créer des écoles pour les filles nobles ont été proposés par le
prince Franciszek Bieliński et par August Sułkowski13. La Commission de
l’Éducation Nationale, dans l’esprit des Lumières, met en avant la question
de l’éducation des enfants en tant que citoyens. Elle essaie de proposer un
programme d’enseignement qui accorde la formation morale avec les
besoins laïques. La nécessité d’un accès à l’éducation égalitaire n’est
toutefois pas un postulat accepté par toute la noblesse. Nous connaissons des
cas où la mère interdisait à sa fille de lire14.
Hubert Vautrin, voyageur français qui séjourna en Pologne dans les
années 80 du XVIIIe siècle, critiquait beaucoup l’état de l’éducation des
filles, parce qu’elle « n’est d’aucune importance15 ». D’après Vautrin, la
source de la vraie crise de l’éducation morale de la jeune fille noble
polonaise réside dans les personnes de son entourage : des femmes de
chambre, des gouvernantes en majorité étrangères, et enfin des gens mal
éduqués qui passent par la maison noble et qui ne créent que confusion dans
les têtes des petites filles. C’était en effet la mode d’avoir à sa cour un
Français ou une Française. Parfois ceux-ci étaient des gens sans expérience
et sans formation – des voyageurs qui avaient des problèmes en France. Les
lectures choisies le plus souvent par les Polonais pour les filles étaient des
textes de Madame Le Prince de Beaumont16 et de Madame de Genlis17. Les
13
Maciej Serwański., « Les formes de l’éducation des filles nobles en Pologne aux XVIe, XVIIe et XVIIIe
siècles », Chantal Grell, Arnaud Ramière de Fortanier (dir.), L’Éducation des jeunes filles nobles en
Europe XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2004, p. 82-83.
14
Marcin Matuszewicz, Diariusz życia mego, Varsovie, KIW, 1986, t. II, p. 106.
15
La Pologne du XVIIIe siècle vu par un précepteur français Hubert Vautrin, présentation de Maria
Cholewo-Flandrin, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 170.
16
La version polonaise de ces deux livres : Madame Le Prince de Beaumont, Amerykanki albo dowód
Religii Chrześciańskiey, Varsovie, Drukarnia ks. Misjonarzy, 1784-1785 ; eadem, Czarodziejskie baśnie
dla młodego wieku, Varsovie, Gennewald, 1879.
17
Anna Nikliborc, L’œuvre de Mme de Genlis, Wrocław, Ossolineum, 1969.
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
73
Lumières françaises introduisent en Pologne l’idée que tout ce qui figure
dans les textes choisis pour les adolescents doit s’adresser à eux18. L’idéologie des Lumières françaises avait besoin encore d’être introduite dans les
maisons aristocratiques au cours du XIXe siècle pour entrer dans la pratique
courante. Au XVIIIe siècle, les idées sur l’éducation des filles restaient
encore à mi-chemin entre réalité et discours19.
La vie mondaine de la noblesse polonaise – vers le
cosmpolitisme
Les élites, les magnats essayaient s’adapter à la culture générale de
l’Europe. La cour royale représentait la tendance ouverte à l’Europe, antisarmate, manifestant la volonté d’accueillir la mode française, et au XVIIIe
siècle celle de Saxe. Cependant, à chaque pas il était possible de sentir la
supériorité des puissants. La cour d’un magnat devenait le centre politique et
économique de la région, d’où partaient les propositions destinées aux
diétines et à la Diète. Des mœurs primitives se mêlaient au fanatisme
religieux et à la négligence dans l’étude des sciences. Le sarmatisme de cette
époque n’était plus l’idéologie qui légitimait la grandeur des nobles. En
conséquence il bloquait le développement, abaissait la culture politique et
arrêtait les activités économiques, raffermissant des mythes comme celui de
la Pologne – grenier de l’Occident.
La vie mondaine tenait une place très importante dans la culture
nobiliaire. Il est évident que les moyens financiers décidaient souvent de
la façon selon laquelle la fête serait organisée. La visite d’un invité
bouleversait la vie quotidienne, et la noblesse était connue pour son
hospitalité. Les plus riches pouvaient, s’ils en avaient l’envie, fêter chaque
événement de leur vie ou de celle de leur famille. Donc les baptêmes, les
fiançailles, les mariages, les fêtes de prénom ou les anniversaires donnaient
un prétexte pour inviter les proches, mais aussi la « clientèle ». Il y avait
également les fêtes religieuses comme Noël, avec les promenades en traîneau,
Pâques ou la Pentecôte. Même les enterrements avec leur pompa funebris
étaient une occasion pour organiser des réceptions20. L’aristocratie ne regardait
pas à la dépense pour la nourriture21. Les nobles cherchaient également à
s’amuser pendant les événements publics : au cours des diétines et des Diètes,
des sessions du tribunal, et au moment de passer un contrat. La vie mondaine
était accompagnée par toute une liste de politesses, ce qu’on nommait la
« galanterie à la sarmate »22.
18
Sabina Lewinowa, U początków polskiej teorii wychowania dziecka w wieku przedszkolnym, Varsovie,
Nasza Księgarnia, 1960, p. 82-83.
19
Agnieszka Jakuboszczak, Entre discours et réalité : l’éducation des aristocrates polonaises sous
l’influençe des Lumières françaises, [dans] Femmes éducatrices au Siècle des Lumières, red. Isabelle
Bouard-Arends, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Rennes, 2007, p. 365-377.
20
21
22
Zbigniew Kuchowicz, Obyczaje staropolskie XVII-XVIII wieku, Łódź, 1975, p. 210.
Władysław Czapliński, Jόzef Długosz, Życie codzienne magnaterii polskiej w XVII wieku, Varsovie, 1976, p. 59.
Władysław Łoziński, Życie polskie w dawnych wiekach, Cracovie, 1978, p. 193.
74
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK
Les dames dans la vie mondaine en Pologne aux XVIIIeXVIIIe siècles – leur contribution à la naissance des salons
polonais
Jusqu’au XVIe siècle, en Pologne, les visites de voisinage étaient rares,
et même dans les résidences familiales, les femmes avaient des chambres
séparées des autres pièces. La reine Bona Sforza réintroduisit au XVIe siècle
les habitudes de chanter, de danser et de festoyer, femmes et hommes mêlés.
Cette mode rencontrait de nombreuses critiques, qui voyaient dans cette
forme de passe-temps l’influence diabolique. Mais encore au début de la
Renaissance, les hommes n’avaient pas envie de voir les femmes aux
banquets qui n’avaient pas un caractère familial ou officiel. Celles qui
venaient à ces fêtes « masculines » étaient mal vues. Cette barrière qui était
créée par les hommes faisait que la femme avait des problèmes pour se
retrouver dans les moments sociaux. La timidité naturelle était renforcée par
le manque de bonnes manières et d’habitude de converser avec les gens.
Elles restaient à l’ombre de la vie mondaine, avec leurs vêtements et leurs
bijoux réservés seulement aux occasions officielles, et même dans ces
moments elles étaient critiquées pour leur luxe.
Au XVIIe siècle elles n’étaient pas toujours invitées aux grands et
bruyants festins, mais toujours elles donnaient du goût aux petites fêtes, qui
étaient leur univers. Les cours de Louise-Marie de Gonzague et de MarieCasimire d’Arquien de la Grange changèrent la position féminine dans la vie
sociale. La femme commence à gagner la première place pendant les festins
et les banquets. Bien plus, c’est pour elle et pour son plaisir qu’il fallait
organiser les bals, les spectacles, les mascarades, et les joutes publiques de
chevaliers23. La femme devenait une vraie participante de cette vie commune.
Cette transformation de la position féminine dans la vie mondaine était
liée avec le changement de la mode, arrivé en Pologne dans la deuxième
moitié du XVIIe siècle avec les reines françaises et leurs femmes de chambres.
Le renversement de la tendance vestimentaire avait des conséquences qui
changeaient la moralité de la société24. Les magnats, et ensuite les nobles,
devaient accepter la gorge nue, jusqu’alors couverte par la fraise. Cette
nouvelle mode n’était pas adoptée sans soulever des critiques. Les Françaises
détrônaient les chapeaux et amenaient aussi leur nouvelle coiffure – les
cheveux frisés, avec bouclettes des deux côtés et tirés derrière la tête. Mais
ce n’était pas tout, parce que la deuxième moitié du XVIIe siècle proposait
aussi la poudre, les mouches et la traîne. Au cours de ce siècle, les épouses
des magnats aux frontières adoptaient volontairement la mode européenne,
et avec le temps elles commençaient à régner dans les immenses domaines et
à participer à la vie politique25.
23
24
25
Karolina Targosz, Uczony dwór Ludwiki Marii..., op. cit., p. 356-357.
Jan Stanisław Bystroń, Dzieje obyczajów w dawnej Polsce. Wiek XVI-XVIII, t. II, Varsovie, 1976, p. 448.
Antoni Rolle, Niewiasty kresowe, Varsovie, 1883, p. 9-10.
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
75
La tendance de se tenir « à la française » continua au XVIIIe siècle avec
le même succès. Les Polonaises ne voulaient plus être en retard sur la mode.
Au contraire, elles restaient « à la pageé, ce que mentionnait à la fin du règne
de Stanislas-Auguste Poniatowski le Français, déjà cité, Hubert Vautrin :
« elles sont aussi esclaves des modes que les Françaises elles-mêmes »26.
Cette habitude de se parer était bien enracinée dans la mentalité nobiliaire.
Cependant ce n’était pas seulement la mode française que les Polonais et
Polonaises acceptaient, parce qu’il y avait des accents nationaux polonais,
allemands, orientaux (entre autres, turcs). Pour les étrangères, ce mélange de
modes était inacceptable. Il semble que ce n’était pas dû à un manque de bon
goût, mais tout simplement au climat, plus austère qu’en France. Les
différentes cultures qui se croisaient au bord de la Vistule devaient donner
un autre sentiment de l’élégance27.
Les reines de France avaient transmis les habitudes des salons précieux.
Les jeux, les promenades avec les surprises, et l’accueil des invitées par les
dames allongées sur un lit faisaient qu’à la mode française, les Polonaises de
l’entourage de la cour lentement sortaient de leur isolement. Les femmes
commençaient à avoir des amies, et cette habitude permettait de créer des
cercles ou des assemblées où la conversation pouvait se développer, et
mettre en valeur surtout les interlocutrices. Les échanges de livres et la
lecture des mêmes livres par les hommes et les femmes à la cour de LouiseMarie et de Marie-Casimire faisaient qu’ils avaient un sujet commun de
discussion. Il y avait donc les soirées à la mode de l’hôtel de Rambouillet,
qui se passaient en bonne compagnie, et avec une bonne lecture à haute voix.
Ces rencontres étaient agrémentées de spectacles, non seulement italiens
mais aussi français, comme les pièces de Molière ou de Racine. Les
habitudes des salons parisiens entraient en Pologne par la cour des reines, et
c’est là qu’elles cherchaient pour l’instant le public qui les poussera plus loin.
Les rois Auguste II et Auguste III et les riches magnats organisaient des
bals masqués seulement pour les élites, et ces fêtes, accompagnées de plats
extraordinaires, étaient luxueuses, souvent rehaussées par des feux d’artifice.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la vie culturelle, qui avait réuni les
écrivains, se développait dans les cours aristocratiques qui surgissaient
partout en République nobiliaire. Le milieu des magnats influençait la vie
intellectuelle de Varsovie parce que leur rôle ne se limitait pas à être des
consomateurs de culture, ils avaient également un rôle d’inspirateurs28. Il
faut rappeler que le dynamisme culturel de la capitale dépendait du calendrier politique et liturgique. L’arrivée de la cour de Dresde pour la Diète ou
pour le carnaval attirait la noblesse. Des magnats avaient créé des cercles
aux réunions probablement pas très régulières, à la différence des français,
mais de niveau élevé.
26
27
28
[Hubert Vautrin, L’Observateur en Pologne] La Pologne du XVIIIe siècle..., p. 148.
Zbigniew Kuchowicz, Obyczaje..., p. 254.
Stanislaw Roszak, Środowisko intelektualne i artystyczne Warszawy w połowie XVIII w. Między kulturą
sarmatyzmu i oświecenia, Toruń, 1998, p. 35-36.
76
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK
On peut poser la question sur la place de la conversation dans la vie en
Pologne à l’époque moderne. La société nobiliaire créait sa propre sociabilité
avec un code rappellant qu’il fallait rendre à chaque personne les honneurs
convenables adaptés à sa position sociale. Le maître/la maîtresse de la
maison devaient être toujours agréables à leurs invités, amusants et interèssants. La bonne compagnie pouvait se recruter au sein de la famille, parmi
les voisins, les compagnons pendant les diètines etc. Il fallait savoir présider
une réunion mondaine. « Le bon camarade » devait savoir faire les compliments, inspirer la discussion, raconter serieusement et plaisanter, initier des
jeux ou des danses. La qualité de la soirée dependait de ce type de maître de
maison, ou de la présence d’un président qui passait d’une cour à l’autre ;
souvent voyageur, soldat, gouverneur ou plenipotentaire. Les sujets de
conversation pendant ces longues heures étaient pris dans la vie : les guerres,
les aventures dans des pays étrangers, les histoires familiales, les traditions
généalogiques. Il y avait aussi les discussions sur la littérature ou la philosophie, mais ce type de sujets n’était pas toujours acceuilli avec enthousiasme
du côté des invités29. Les nobles pratiquaient l’art de parler du fait de leur
participation aux diétines et aux Diètes, où ils mobilisaient tous les talents
cultivés au collège ou observés à la cour du magnat. Les femmes, dès leur
enfance, étaient réprimandées si elles parlaient trop. Leur « éducation »
n’avait pas prévu des leçons de rhétorique, et leur voix n’était pas non plus
entendue pendant les diètines, ni même au cours des soirées, souvent
exclusivement masculines. Les activités de la cour royale de Louise-Marie
de Gonzague et de Marie-Casimire d’Arquien ont permis de créer le moment
où les Polonaises ont pu devenir les vraies actrices du « spectacle oral » qui
paraissait reservé aux hommes. Les femmes qui participaient à ces assemblées
savaient lire au moins en deux langues (français, polonais, ou latin), elles
pouvaient avoir des contacts avec les hommes de science et de lettres,
avaient accès aux livres scientifiques et aux belles-lettres. Ces cercles, qui
excitaient les ambitions et leur propre conscience, ouvraient la voie vers les
salons.
Il semble que le premier salon en Pologne, indépendamment de la cour,
a été celui tenu par Izabela Czartoryska née Morsztyn (1671-1758). Avec ses
sœurs Ludwika Maria et Elżbieta, elle avait reçu une éducation de base à la
française chez les visitandines de Varsovie. Izabela continua son éducation à
Paris. En conséquence, elle était fortement influencée par la culture française.
Probablement avait-elle l’occasion d’avoir des contacts personnels avec le
monde des salons sur les bords de la Seine. Le mariage de Mademoiselle
Morsztyn avec Kazimierz Czartoryski (1674-1741), un ami de la France,
en 1693, permit à Izabela de transmettre les coutumes étrangères dans son
entourage. Elle créa, la première en Pologne, un salon intellectuel, qui
s’occupait aussi de politique et où les femmes pouvaient participer sans
limite aux discussions. Les rencontres étaient regulières, et comme nous le
dit Stanisław Poniatowski, beau fils de Czartoryska et père de futur roi, à
29
Jan Stanisław Bystroń, op. cit., t. II, p. 204.
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
77
côté des bals à la cour royale, « ordinairement on passe les autres soirées
chez la maman dans la même compagnie »30. Il semble que membres de la
famille les plus proches devaient être la base des rencontres chez Izabela
Czartoryska. Probablement qu’il y avait des cercles qui furent bouleversés
par cette nouvelle mode venue d’Occident. Cependant, avec le temps,
Izabela Czartoryska trouva des continuatrices, comme la princesse Barbara
Sanguszkowa31.
Le règne de Stanislas-Auguste Poniatowski (1764-1795) connut une
nouvelle vague de salons dans l’esprit cosmopolite. Le dernier roi de
Pologne, accusé d’incapacité politique, developpait une grande activité dans
le domaine culturel et le mécénat. Il semble que la visite de la grande
« salonière » parisienne Madame Geoffrin chez Poniatowski en 1766 ne fut
pas sans importance. Cette dame célèbre était la personnification du monde
de la culture française qui règnait en Europe. Son séjour à Varsovie fut
comme le reflet de son salon, et la possibilité pour tous de goûter à la vie
mondaine à la française 32. Le roi, habitué du salon parisien de Madame
Geoffrin, invitait au château royal chaque jeudi les écrivains polonais. Ses
« dîners du jeudi », organisés dans les années 1772-1782, nous rappellent les
salons littéraires de Paris33. Sans doute l’ambiance de la conversation, la
coutume de manger ensemble et les poèmes écrits à cette occasion restaient
conformes aux conventions des réunions des salons français, mais il ne faut
pas oublier que c’est le roi qui était le maître de maison. Comme la célèbre
bourgoise parisienne Mme Geoffrin, Stanislas-Auguste avait choisi des jours
différents de la semaine : le mercredi pour les peintres, les sculpteurs et les
architectes.
Les années 1760 marquèrent le début des rencontres chez le prince
Adam Kazimierz Czartoryski et Izabela née Fleming, dans leur palais Bleu.
Ces assemblées gardèrent leur prestige jusqu’aux années 1780. La famille
Czartoryski organisait également des dîners et des soirées dans le palais de
Powązki, où Czartoryski invitait les hommes des lettres et les poètes. Ces
deux milieux étaient le centre du mécénat littéraire et scientifique, mais
encore dans le style du rococo. Les ambitions de Czartoryski étaient grandes.
Il voulait faire son propre monde culturel, organisant l’arrivée d’artistes et
de savants qui s’établirent en Pologne : Pierre Samuel Dupont de Nemours,
le mathématicien Simon L’Huillier, le peintre Jean Pierre Norblin, Jean.
30
Lettre de Stanisław Poniatowski du 30 octobre 1725 de Grodno. Bibliothèque de Czartoryski à Cracovie,
manuscrit 2859 IV, fol. 171-172.
31
Agnieszka Jakuboszczak, Barbara Sanguszkowa i jej salon towarzyski, Poznań, Wydawnictwo Poznańskie,
2008.
32
Eadem, Le reflet de la vie des salons français en Pologne au XVIIIe siècle. La visite de Mme Geoffrin à
Varsovie, [dans] Noblesse française et noblesse polonaise. Mémoire, identité, culture XVIe-XXe siècle,
red. Jaroslaw Dumanowski, Michel Figeac, Pessac, 2006, p. 263-273.
33
Andrzej Krzysztof Guzek, « Salony literackie », [dans] Słownik literatury polskiego Oświecenia, Teresa
Kostkiewicz dir., Wrocław-Varsovie-Cracovie, 1991, p. 544.
78
AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK
S. Dubois34. Ce milieu s’éloignait doucement de sa fonction du salon (le
cercle qui s’appuie sur la conversation et l’amusement) pour évoluer vers la
société scientifique et littéraire. La famille Czartoryski avait aussi une
résidence à Puławy, qui était connue non seulement en Pologne, mais aussi
en Europe. Izabela Czartoryska avec son mari connaissaient très bien la
France des Lumières. Les œuvres de cette époque étaient lues et discutées au
cours des réunions. Les Czartoryski s’engageaient à la fin du XVIIIe siècle
sur le chemin qui menait vers le romantisme35. Les grandes villes comme
Paris, Londres ou Dresde, déjà visitées, avaient perdu pour Izabela leur
ambiance mystère, au profit de la Pologne et de Puławy. La conversation
tournait autour de la littérature, de l’art, de la politique et des potins.
L’aristocratie était un exemple pour la riche boeurgoisie qui voulait suivre
les nouvelles tendances, mais c’étaient encore des initiatives timides36.
En province, à côté de Puławy, des rencontres au caractère littéraire
étaient organisées à Siedlce chez Aleksandra Ogińska née Czartoryska
(1730-1798)37. Le château d’Ogińska, Siedlce, à l’ombre de la gloire de
Puławy, était un centre de la culture de cour. C’est la princesse Ogińska, la
première, qui créa le plus joli jardin idyllique en Pologne. À Siedlce – le
« Chantilly » polonais, il y avait des grottes, des canaux, des îles, des
bâtiments stylisés : des tonnelles, des orangeries, des pigeonniers, des petites
fermes et un moulin à vent38. Tous ces éléments étaient dans le style anglais.
En automne la princesse Ogińska offrait des chasses. La princesse aimait
aussi le théâtre auquel elle destinait une salle de son palais. Les pièces de
théâtre étaient jouées pendant les fêtes, ou à l’occasion de la visite de
Stanislas-Auguste Poniatowski39. L’aide de la princesse était acquise aux
jeunes artistes. Les invités pouvaient écouter les concerts, participer aux
soirées poétiques et aux festins de la cour, aux jeux innocents ou aux danses.
L’ambiance idyllique d’« Aleksandria » et les divertissements facilitaient les
amourettes délicates et timides, cachées par le mystère des recoins du jardin,
ce qui nous rappelle les salons précieux de Paris.
Les aristocrates polonaises gagnaient par leurs activités culturelles et
leur activité dans la culture un renforcement de leur position dans la
hiérarchie par rapport aux hommes, ce qui apparait très bien dans l’accepta34
Adam. J. Czartoryski, Pamiętniki i memoriały polityczne 1776-1809, Jerzy Skowronek éd., Varsovie,
1986, p. 96 ; Alina Aleksandrowicz, « Puławy », op. cit., p. 497.
35
Alina Aleksandrowicz, Izabela Czartoryska. Polskość i europejskość, Lublin, 1998.
36
Aleksander Kraushar, Salony i zebrania literackie warszawskie na schyłku wieku XVIII-go i w ubiegłym
stuleciu, Varsovie, 1916, p. 9.
37
Aleksandra Ogińska était la fille de Michał Fryderyk Czartoryski et d’Éléonore Waldstein. Son premier
mari Michał Antoni Sapieha, mort en 1760, était sous chancelier de la Lituanie. Dans la période de
veuvage, pour la main d’Aleksandra commençait les démarches le fils de Barbara Sanguszkowa Józef
Sanguszko, ce que nous présentons au-dessous.
38
Wojciech Trzebiński, Działalność urbanistyczna magnatów i szlachty w Polsce XVIII wieku, Varsovie,
1962, p. 127.
39
« Przyjęcie Najjaśniejszego Pana Stanisława Augusta... w Siedlcach 1783 », dans Danuta Michalec,
Aleksandra Ogińska i jej czasy, Siedlce, 1999, p. 140-149.
L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE
79
tion de la première loge franc-maçonnique féminine, à la manière française,
en Europe centrale et orientale, créé vers le mois de juin 1768, et présidée
par Teresa [Thérèse] Potocka née Ossolińska40. Nous ne pouvons pas oublier
que la franc-maçonnerie dans le style parisien liait l’amusement avec le
serieux des cérémonies, l’esprit de plaisanterie, parfois folâtre, avec les
échanges intellectuels.
Les aristocrates polonaises participaient volontiers à la vie religieuse,
littéraire, scientifique, culturelle, politique et économique. Elles montraient
de grandes ambitions, mais aussi le besoin de se montrer du côté mondain.
La naissance des salons dans le cadre des cours des magnats en Pologne au
début du XVIIIe siècle donnait la possibilité de transmettre un des élements
de la culture française qui essayait de s’implanter dans la sociabilité polonaise.
40
Ludwik Hass, Sekta farmazonii warszawskiej. Pierwsze stulecie wolnomularstwa w Warszawie (17211821), Varsovie, 1980, p. 115-116.
TIJL VANNESTE ∗
ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES : LA MENTALITÉ
e
COSMOPOLITE DES MARCHANDS DES DIASPORAS AU XVIII SIÈCLE
Introduction
Dans son livre Citizens of the World, David Hancock a étudié un groupe
de marchands actifs dans le commerce international. Il leur a attribué
certaines caractéristiques pour mieux comprendre le rôle qu’ils ont joué dans
la mondialisation croissante à l’époque pré-moderne (c’est-à-dire à l’époque
« moderne » au sens français du terme). Il les considérait comme intégratifs,
ce qui veut dire que les marchands eux-mêmes, en tant qu’acteurs à l’échelle
internationale, étaient des éléments constructeurs dans le développement
d’un espace de plus en plus global, grâce à une interaction humaine de plus
en plus internationale, entre peuples et personnes.1 Ces genres de relations
étaient surtout visibles dans le commerce, mais pouvaient être aussi de
nature scientifique, sociale ou culturelle. L’idée qui sera présentée dans
ce texte est celle d’un changement de mentalité apparu du fait de ces
interactions, et qui forme l’expression la plus claire d’une mondialisation
qualitative au temps pré-moderne : la mentalité cosmopolite. Cette hypothèse
sera étudiée à travers l’analyse d’un réseau de marchands de diamants, et la
position que certains d’entre eux ont prise, non seulement dans la chaîne
commerciale, mais aussi dans la société, locale et internationale. Cette
double affinité est d’une importance cruciale pour permettre de comprendre
le rôle des marchands comme incarnation du cosmopolitisme.
Les opportunités internationales et la portée des contacts
commerciaux
Né en 1708, James Dormer était un marchand anglais et catholique qui,
après avoir fait un apprentissage à Bruges, avait décidé de s’établir à Anvers.
Comme beaucoup de ses collègues, ce n’était pas un marchand spécialisé : il
faisait le négoce des bois, de l’indigo, de la porcelaine, des textiles, du thé,
entre autres choses. Il était également actif comme banquier sur une petite
échelle, et dans les années cinquante, il avait fondé une maison d’assurances.
∗
1
Research Fellow à l’Université d’Exeter, chercheur associé au laboratoire ICT, Université Paris Diderot - Paris 7.
David Hancock, Citizens of the world – London merchants and the integration of the British Atlantic
Community, 1735-1785 (Cambridge, Cambridge University Press, 1995), p. 14-15.
82
TIJL VANNESTE
Une des conséquences de ce manque de spécialisation était le fait qu’il
possédait un réseau énorme de correspondants. Entre 1735 et 1765, Dormer
et son fils ont écrit en moyenne 509 lettres par an. Parfois, ces lettres, écrites
en français ou en anglais, n’étaient que d’une page, mais d’autres fois, elles
comptaient plusieurs pages. Par contre, Dormer ne construisait pas une
relation de long terme avec tous ses correspondants : plus de 75 % des
correspondances ne duraient que cinq ans au maximum, et seulement 13 %
des marchands qui écrivaient des lettres à Dormer l’ont fait sur une période
de plus de dix ans.2 James Dormer vivait aux Pays-Bas, en Brabant pour être
plus précis, et était donc un immigré. Il faisait partie de la diaspora des
catholiques anglais, et comme c’était habituel à l’époque, une grande partie
de ses contacts venaient du même mouvement migratoire : à peu près la
moitié des marchands avec qui Dormer correspondit pendant plus de dix ans
faisaient partie de la même diaspora.3
Cela ne veut pas dire pour autant que le commerce international était le
domaine exclusif des réseaux mono-culturels comme ceux d’une diaspora.
Avec le temps, James Dormer avait développé des intérêts plus spécifiques,
et mises à part ses activités comme banquier et assureur, il s’est concentré
sur les diamants et les textiles, dans cet ordre d’importance. Et c’est
justement dans son commerce de diamants qu’il établira un réseau
interculturel, incluant des juifs ibériques, des huguenots français, mais aussi
des protestants d’Amsterdam et d’Anvers. La correspondance entretenue
avec eux, stable, extensive et de long terme, est un exemple excellent pour
montrer comment les marchands de l’époque pré-moderne étaient capables
de développer une coopération régulière et internationale. Les transactions
d’achat et vente des diamants dans le réseau autour James Dormer, plus de
2000 sur une durée de quinze ans, ont été notées dans quatre livres.4
Les origines de l’intérêt de Dormer pour les diamants ne seront probablement jamais connues, mais on sait qu’il a commencé de demander des
informations sur ce négoce à partir de 1737. Un peu avant, il avait entamé
une correspondance avec Francis Salvador, qui était considéré comme un des
marchands de diamants les plus riches et les plus puissants de son époque.
Sa signature figure sur plusieurs demandes au gouvernement visant à mieux
réglementer le commerce des diamants.5 Francis avait deux fils, Jacob et
Joseph, qui entraient dans la firme comme partenaires. Jacob mourut jeune,
2
Pour plus de renseignements sur James Dormer et ses activités, voir Tijl Vanneste, Global Trade and
Commercial Networks: Eighteenth-Century Diamond Merchants (London, Pickering & Chatto, 2011).
3
Pour dire que ce ne sont pas toujours les exemples classiques, comme les Arméniens, les Grecs ou les
Juifs, lorsqu’on parle des diasporas commerciales. Voir Ina Baghdiantz McCabe, Gelina Harlaftis et
Ioanna Pepelasis Minoglou (eds), Diaspora Entrepreneurial Networks – Four Centuries of History
(Oxford-New York, Berg, 2005).
4
Livres des Diamants, N°s 1-4 (1744-1762), Archief de Bergecyk/Deelarchief Goubau (Beveren), Nos.
1084-1087. Les transactions faites par le fils de James Dormer (entre 1758 et 1762) étaient très fragmentaires et ne sont pas considérées ici.
5
Gedalia Yogev, Diamonds and Coral. Anglo-Dutch Jews and Eighteenth Century Trade (Leicester,
Leicester University Press, 1978), p. 109; p. 174.
ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES
83
en 1749, mais Joseph succéda à son père avec beaucoup de succès. Il devint
aussi un ami proche de James Dormer, autant que c’était possible dans le
monde du commerce. Les Salvador sont une famille très intéressante.
Membres de la grande diaspora séfarade, ils sont passés par la France au
XVIIe siècle, après avoir été obligés de quitter le Portugal à cause des
persécutions visant les Juifs ibériques.6 Ils se sont établis à Londres, mais
une partie de leur famille vivait à Amsterdam. Dans les dernières décades du
XVIIe siècle, l’entreprise de Francis Salvador aîné était une des plus grandes
firmes actives dans le commerce des diamants, avec des liens directs aux Indes
et dans l’East India Company. Un autre oncle de Francis, Salvador Rodrigues,
achetait les diamants dans les mines de Golconda, avec un partenaire
huguenot, Daniel Chardin. Les Chardin étaient des voyageurs-marchands qui
avaient fui la France après 1685, déjà renommés à leur époque grâce au
journal de voyages de Jean Chardin, frère de Daniel, qui s’établit à Londres.7
Salvador Rodrigues, l’oncle, avait fini par se marier avec une femme
indigène. Il s’était établi à proximité des mines avec sa nouvelle femme, mettait
les vêtements locaux, apprenait la langue Telugu, et devenait végétarien,
conformément aux coutumes locales.8
Une grande partie des diamants qui arrivaient dans les mains de Dormer
et de ses partenaires passait par la voie des Salvador et de leurs contacts aux
Indes. Après l’envoi à Anvers, les diamants bruts étaient taillés et coupés par
des spécialistes locaux et mis sur le marché, soit à Anvers même, soit à
Amsterdam ou dans d’autres centres importants comme Lisbonne, où la
firme huguenote Berthon & Garnault était un des partenaires les plus
importants de Dormer. Ils achetaient, mais surtout vendaient, des pierres
précieuses pour Dormer et Salvador sur le marché portugais. Les seuls
marchands actifs dans ce réseau de diamantaires à voyager régulièrement
étaient les catholiques brabançons Bernardus van Merlen et Isabella de
Coninck, un couple marié. Ils étaient aussi partenaires de Dormer dans
certaines transactions, et avaient la charge de couper et tailler les diamants
bruts.
Les transactions sur les diamants se jouaient à une échelle internationale. Les diamants venaient du Brésil, des Indes et de l’île de Bornéo. Les
marchands eux-mêmes étaient actifs à Londres, Anvers, Amsterdam,
6
Pour la persécution des juifs en Portugal, voir Malyn Newitt, Portugal in European and World History
(London, Reaktion Books, 2009), pp. 113-18. Pour l’itinéraire des Salvador, voir Daniel M. Swetschinski,
Reluctant Cosmopolitans – The Portuguese Jews of Seventeenth-Century Amsterdam (London; Portland,
The Littman Library of Jewish Civilization, 2000), p. 252-57. Pour un aperçu de la vie de Joseph
Salvador, voir Maurice Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », Transactions and Miscellanies of The
Jewish Historical Society of England, 21 (1962-1967), p. 104-37.
7
Voir Edgar R. Samuel, « Gems from the Orient: the activities of Sir John Chardin (1643-1713) as a
diamond importer and East India merchant », Proceedings of the Huguenot Society, 27:3 (2000), p. 351-68,
et surtout Dirk Van der Cruysse, Chardin le Persan (Paris, Fayard, 1998).
8
D. Foucault à John Chardin, London, 17/05/1707, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale
University (New Haven), John Chardin Correspondence and Documents, Gen MSS 216, Series I, Folder
14. « Il [Salvador Rodrigues] setablit aux mines, prit femme, gardant par devers luy une somme de 1200
pagodes ».
84
TIJL VANNESTE
Lisbonne, et même à Constantinople et en Russie. Plus généralement, Dormer
avait des correspondants dans tous les centres commerciaux d’importance en
Europe, comme Paris, Francfort, Hambourg, Altona, Marseille, Venise, Cadix
ou Séville, mais aussi en Irlande, en Scandinavie et même dans certaines
villes d’Asie et des Caraïbes. Grâce à son réseau de correspondants, un
marchand pouvait établir des contacts sur une grande distance sans se déplacer
tout le temps. Cette correspondance n’est donc pas seulement un des moyens
par excellence permettant à l’historien d’analyser le passé : elle était vue par
les négociants eux-mêmes comme l’outil le plus élémentaire pour faire leur
commerce. Les activités des marchands dans le réseau de James Dormer
étaient déterminées par les opportunités qu’ils voyaient dans toutes sortes
d’entreprises. À l’époque, la spécialisation n’était pas la norme, beaucoup de
négociants essayaient divers trafics et étaient intéressés par tout ce qui
pouvait leur profiter. Avec ça en tête, le plus important pour tous les
commerçants était leur porte-feuilles de correspondants, et c’est dans ce sens
qu’on devrait comprendre un autre des adjectifs attribué par David Hancock
à son ensemble de marchands, (leur attitude) opportuniste.9 Les correspondants de Dormer le tenaient au courant des événements internationaux
susceptibles d’avoir un impact sur leur commerce. Francis Mannock, correspondant à Londres et membre de la diaspora catholique, écrivait à Dormer
sur la demande de blé à Barcelone et dans le sud de la France.10 Beaucoup de
marchands écrivaient au rythme des flottes venant du Brésil et d’Asie,
comme le faisaient les Salvador, par exemple en 1747 : « … Two of our
China Ships are arrived in Ireland who had a very narrow escape from being
taken by 4 men of war upon the Coast of Africa... ».11 Parfois, ce genre de
renseignements n’était pas du tout lié directement au commerce. En 1757,
Joseph Salvador écrivait à Dormer que « the King of Prussias Ship is lost in
the Ganges as to the Particulars I shall make it a Point to enquire them ».12
Beaucoup d’autres renseignements se trouvent dans ces lettres, montrant la
vision globale de ces marchands, en matière de politique également : ‘you
will see by the publick news what passes in Scotland’, et en matière de
finance : « Dear Sir, This serves to acquaint you that the Banck of England
having made a call upon their stock of 10 p cent for which they give capital
at par to the proprietors… ».13
Ce regard cosmopolite ne se limitait pas à fournir et obtenir de
l’information, mais s’étendait aux transactions commerciales, quelque chose
qui peut être illustré à travers les expériences des Salvador. Déjà, grâce à
leur commerce de pierres précieuses, ils avaient des contacts au Brésil et aux
9
Hancock, Citizens of the world, op. cit., p. 14-15.
10
Francis Mannock à James Dormer, London, 14/04/1737, Felixarchief (Antwerpen) (FAA), IB1717 et
Francis Mannock à James Dormer, London, 23/08/1737, FAA, IB1717.
11
12
13
Francis & Jacob Salvador à James Dormer, London, 30/10/1747, FAA, IB1743.
Joseph Salvador à James Dormer, London, 20/06/1757, FAA, IB1743.
La première phrase vient d’une lettre de Francis Salvador à James Dormer, London, 28/01/1746, FAA,
IB1741, et la deuxième de Francis Salvador à James Dormer, London, 31/01/1746, FAA, IB1741.
ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES
85
Indes. Il y avait plusieurs Salvador qui habitaient en Asie, et grâce à de bons
contacts avec les cercles gouvernementaux à Londres et même à Lisbonne,
ils avaient pu participer, pendant une courte période, au monopole commercial de la vente des diamants brésiliens.14 Ils étaient actifs non seulement
dans le commerce des diamants et autres pierres précieuses, mais aussi dans
le commerce avec l’Espagne, le Portugal et le Nouveau Monde. Dans les
lettres envoyées à James Dormer, Joseph Salvador écrivait à propos de ses
pertes financières et commerciales après le tremblement de terre de 1755
à Lisbonne : « for my part I shall be a Considerable looser... »15 L’entreprise
avait aussi des intérêts commerciaux au Nouveau Monde. Un historien qui a
étudié la famille Salvador écrivait qu’ils participaient au trafic clandestin de
la Jamaïque vers les territoires espagnols.16 Ils avaient aussi des intérêts dans
le commerce de Cadix vers le Nouveau Monde (Veracruz). Ils avaient des
parts dans les voyages de différents bateaux dans les années 1750, comme la
Superbe, et la Purísima Concepción.17 Les Salvador étaient même complètement responsables du chargement de ce dernier, et demandaient à Dormer
de chercher des marchands potentiellement intéressés à participer à l’affrétement du navire. En 1753, des amis des Salvador à Cadix achetaient un navire
génois, pour l’équiper en vue d’un voyage à Veracruz.18
À côté des opérations commerciales, les Salvador avaient d’autres
intérêts au Nouveau Monde. Entre 1720 et 1735, le nombre de juifs arrivant
à Londres grandissait, et l’immigration des Ashkenazes, juifs venants de
l’Europe de l’Est, ajoutait encore à l’importance de l’immigration juive.19 Un
nombre signifiant de ces arrivants n’avait pas beaucoup de moyens financiers, et des marchands séfarades considéraient les nouveaux arrivés comme
une menace potentielle, à la fois en tant que groupe susceptible de faire
changer la politique de tolérance adoptée à Londres envers les juifs, mais
aussi en tant que coreligionnaires moins fortunés. On envisagea d’envoyer
des Ashkenazes aux colonies anglaises, et en 1732, un groupe de quarante
personnes était envoyé à Savannah (Georgie), une idée réalisée et financée
par Francis Salvador et deux autres personnes.20 Vingt ans plus tard, son fils
Joseph Salvador décidait d’acheter de la terre en Caroline du Sud, un
14
Vanneste, Global Trade and Commercial Networks, op. cit., p. 72-76.
15
Joseph Salvador à James Dormer, London, 15/12/1755, Nederlands Economisch-Historisch Archief
(Amsterdam), Collections Spéciales, N° 159 « James Dormer ». Pour le tremblement, voir Jean-Paul
Poirier, Le tremblement de terre de Lisbonne (Paris, Odile Jacob, 2005). La femme de Paul Berthon
envoyait de l’information détaillée sur le tremblement de terre à sa famille en Angleterre, voir après.
16
Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 10.
17
Voir différentes lettres, comme Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 20/11/1750, FAA,
IB1742 et Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 09/02/1752, FAA, IB1742.
18
19
20
Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 08/01/1753, FAA, IB1742.
Voir David S. Katz, The Jews in the history of England 1485-1850 (Oxford, Clarendon Press, 1994).
Todd M. Endelman, The Jews of Georgian England 1714-1830 – Tradition and Change in a Liberal
Society (Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1999), p. 168-69. Voir aussi Charles Colcock
Jones, « The Settlement of the Jews in Georgia », American Historical Society, Publications, 1 (1893),
p. 5-12.
86
TIJL VANNESTE
investissement typique pour un marchand londonien riche. À la fin de sa vie,
il déménageait en Caroline du sud, où il arriva en 1784 pour mourir deux ans
après. Les archives locales contiennent encore toutes les transactions faites
par les Salvador, mais par contre ne nous renseignent pas sur le développement d’activités commerciales ou agricoles sur leurs terres.21 Des lettres
envoyées par Joseph Salvador depuis sa plantation à son cousin, le célèbre
scientifique Emmanuel Mendes da Costa, on peut déduire qu’il avait l’idée
de chercher de l’or et des pierres précieuses sur son domaine qu’il comparait
avec les mines de Nouvelle Espagne, mais aussi à Ceylan, et dans Pegu aux
Indes.22
Grâce à leurs intérêts divers dans le commerce, les marchands avec qui
James Dormer entretenait une correspondance avaient une vision à grande
échelle. Mais l’envoi de textiles de l’autre côté de l’Atlantique, l’achat des
diamants dans les mines des Indes en échange des diamants brésiliens polis à
Amsterdam, de l’argent espagnol et du corail de la Méditerranée, ne sont pas
à eux seuls suffisants pour faire de ces marchands des cosmopolites, des
citoyens du monde.
Vivre avec et connaître les autres
Une analyse du degré de cosmopolitisme dans les communautés marchandes ne peut pas se limiter à l’aspect économique. Tout aussi importante
que l’interaction économique entre des marchands qui étaient aussi des
individus, est l’interaction socioculturelle entre des individus qui étaient en
même temps des marchands et qui, grâce à leur profession, avaient une vue
spécifique sur le monde, sur les autres et sur eux-mêmes.23 Des discussions
récentes sur la possibilité d’une mondialisation pré-moderne se sont
concentrées sur les aspects quantitatifs et économiques : le volume de
commerce international, et la convergence de prix. Plusieurs historiens se
sont servis de ce cadre pour nier l’existence d’une mondialisation prémoderne.24 Pourtant, d’autres critères sont possibles, de nature qualitative.
Le développement de réseaux de marchands internationaux dans l’esprit
cosmopolite peut être considéré comme une forme de mondialisation.
Imparfaite, bien entendu, mais néanmoins réelle, historiquement. Avant
d’analyser cet argument plus en détails, on doit clarifier ce qu’on entend par
le terme « cosmopolitisme ».
21
Les origines et l’agrandissement des terres de Salvador sont inclus in « Joseph Salvador Esqr
By Richard Andrews Rapley his Attorney Abraham Prado Esqr Release in fee simple of 1062 Acres of
Land above Ninety Six », 17/01/1774, South Carolina Department of Archives & History (Columbia)
(SCDAH), Public Register Conveyance Books (Charleston Deeds), Vols. 4 E-F 1773-1774, p. 194-99.
22
E.M. da Costa à Joseph Salvador, London, 06/03/1786, British Library (London) (BL), Add. 28542, ff.
98-99. La citation est intéressante pour des références à divers endroits d’Asie et des Amériques, nous
rappellant encore que les marchands avaient une vision mondiale.
23
Voir au sujet de ce regard la collection intéressante de Margaret C. Jacob et Catherine Secretan (eds),
The Self-Perception of Early Modern Capitalists (New York, Palgrave Macmillan, 2008).
24
Jan de Vries, « The limits of globalization in the early modern world », Economic History Review, 63
(August 2010), p. 710-33.
ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES
87
Pour Margaret Jacob, le cosmopolitisme signifiait « the ability to
experience people of different nations, creed, and colors with pleasure,
curiosity, and interest »25. La première partie de notre texte a montré
clairement que les marchands n’avaient pas de problèmes à obtenir cette
compétence, aidés par un esprit commercial et assez opportuniste, et par le
développement d’un système de règles, d’abord informelles et, de plus en
plus, formelles, permettant de mieux structurer l’ensemble des interactions
entre marchands. Mais des marchands comme James Dormer, Francis et
Joseph Salvador n’interagissaient pas seulement avec les autres marchands.
Ils vivaient quelque part, en ville, où ils construisaient des rapports avec les
autres. Le fait le plus remarquable, de tous les marchands impliqués dans le
réseau des diamants, était qu’ils faisaient tous partie d’une diaspora : James
Dormer était catholique anglais, Berthon et Garnault des huguenots, les
Salvador et les Nunes des juifs séfarades. Cette appartenance impliquait
deux choses. D’abord, ils pouvaient compter sur un réseau à la fois monoculturel et international, dans lequel des relations familiales et entre
coreligionnaires assuraient un certain niveau de confiance, lubrifiant en
quelque sorte les transactions commerciales.26 Deuxièmement, cela voulait
dire aussi que la majorité de ces marchands a dû faire des efforts pour
s’intégrer dans une société locale, dans laquelle ils ne pouvaient pas toujours
bénéficier des mêmes droits que leurs hôtes.
De nouveau, le meilleur exemple est celui-ci des Salvador. Ils avaient
fui le Portugal à cause des persécutions religieuses, et se sont établis à
Amsterdam et à Londres, deux villes connues pour leur tolérance envers les
juifs, ce qui n’empêchait pas que les nouveaux arrivés n’avaient pas le statut
de citoyen. Ils ne pouvaient pas être élus dans les instances locales, ils ne
pouvaient pas travailler dans les artisanats organisés par les guildes, et ils ne
pouvaient pas hériter.27 Néanmoins, les Salvador avaient choisi de se mettre
sur un parcours d’intégration qui les amènerait aux échelons les plus hauts
de la société anglaise, sans renier leur foi ou leur position dans la communauté séfarade de Londres, et dans la communauté séfarade internationale.
Francis Salvador avait conseillé le gouvernement portugais sur les conséquences
de la découverte de diamants au Brésil. Il avait également contribué financièrement à la construction d’une chapelle à l’ambassade portugaise à Londres,
et agissait comme intermédiaire dans les discussions entre le gouvernement
portugais et la compagnie anglaise des Indes, quand le premier voulait l’aide
25
Margaret C. Jacob, Strangers Nowhere In The World: The Rise of Cosmopolitanism in Early Modern
Europe (Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006), p. 1.
26
Les exemples classiques dans le monde des diamants sont les diasporas juive et arménienne. Pour
celle-ci, voir Sebouh David Aslanian, From the Indian Ocean to the Mediterranean : The Global
Networks of Armenian Merchants from New Julfa (Berkeley-New York-London, University of California
Press, 2011).
27
Il y a une théorie qui dit que c’était exactement cette impossibilité qui a dirigé Joseph Salvador vers
l’achat de terres au Nouveau Monde. Edgar R. Samuel, « The Jews in English Foreign Trade – A
Consideration of the ‘Philo Patriae’ Pamphlets of 1753 », John M. Shaftesley (ed), Remember the Days –
Essays on Anglo-Jewish History presented to Cecil Roth by members of the Council of The Jewish
Historical Society of England (London, The Jewish Historical Society of England, 1966), p. 126-27.
88
TIJL VANNESTE
de cette dernière au moment d’une invasion des Marattes sur leurs territoires
aux Indes.28 Le fils de Francis, Joseph Salvador, est devenu un ami intime de
Robert Clive, qui jouait un rôle prépondérant dans l’East India Company
pendant les années 1750 et 1760. Il avait même élaboré un plan pour rétablir
la situation de Clive après l’échec de ce dernier dans un conflit interne à la
Compagnie.29 Des citoyens du monde, semble-t-il donc, même sans compter
leurs intérêts commerciaux.
Ce genre de connexions aux plus hauts échelons de la société anglaise se
traduisait aussi dans un mouvement géographique. Comme les autres juifs
acculturés, Joseph Salvador acheta une maison dans un des meilleurs
quartiers juste en dehors de Londres, signe qu’il s’était bien intégré au sein
de l’élite anglaise. Il devenait ainsi une figure de la haute société. Le London
Evening Post du 10 juillet 1753 écrivait, par exemple, à propos d’événements concernant sa maison :
A few days ago, M. Salvador, the rich Jew who married the daughter of
Baron Suasso, gave a grand entertainment at his seat at Tooting in Surrey to
a great number of noblemen and gentlemen, members of both Houses of
Parliament.30
L’histoire de l’intégration des Salvador est finalement une success story
d’intégration à l’élite anglaise. En même temps, Joseph Salvador ne reniait
jamais sa religion. Il remplissait des fonctions importantes dans la communauté séfarade à Londres, où il était une des figures juives les plus
importantes.31 Quand George III monta sur le trône, une délégation de juifs
fut reçue par la nouvelle reine, le onze décembre 1760. Joseph Salvador faisait
partie de cette délégation.32 En 1766, Joseph Salvador deviendra président du
Board of Deputies of British Jews, poste qu’il occupera jusqu’en 1789.33
Quand il voulut décorer sa maison à Tooting, Joseph Salvador écrivit à
James Dormer pour lui demander de lui acheter des peintures : « I am likewise
deprived the use of the History of the New Testament & d° by the forms of
28
Voir, entre autres, des lettres de Sebastião José de Carvalho e Melo à Antonio Guedes Pereira et Marco
Antonio de Azevedo Coutinho, London, 20/01/1739, BL, Add. 20798 (Cartas diplomaticas de Londres
para Lisboa 1738-1739), ff. 85-87 et Sebastião José de Carvalho e Melo à Marco Antonio de Azevedo
Coutinho, London, 21/11/1738, BL, Add. 20799 (Cartas diplomaticas de Londres para Lisboa, 17431745), f. 126v. Voir aussi Discursos sobre o commercio da Azia, emquanto pode servir de meyo para a
Coroa de Portugal conservar as illustres porçoes do Estado da India, que ainda lhe restam, écrit par
Sebastião José de Carvalho e Melo, Vienna, 25/07/1748, BL, Add. 20804.
29
Bruce Lenman et Philip Lawson, « Robert Clive, the ‘Black Jagir’, and British Politics », Historical
Journal, 26:4 (December 1983), pp. 801-29.
30
Cité par Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 106. Voir aussi Katz, The Jews in the
history of England 1485-1850, op. cit., p. 271. Une image de cette maison, faite en 1787, est préservée
dans le Guildhall Library à Londres : « This back view of Salvadore House Academy, Tooting, Surry »,
Guildhall Library (London), P459236.
31
Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 105 et Cecil Roth, Anglo-Jewish Letters (1158-1917)
(Edinburgh: R. & R. Clark, Limited, 1938), p. 148.
32
33
Katz, The Jews in the history of England 1485-1850, op. cit., p. 273.
Presidents and Secretaries of the Board of Deputies of British Jews, Archives Métropolitaines (London),
Board of Deputies of British Jews, ACC/3121/B.
ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES
89
my Religion ».34 L’organisation de fêtes pour la haute société londonienne
dans sa maison de campagne, où le décor mural était spécifiquement choisi
pour être en accord avec sa religion juive, montre très clairement la double
appartenance des marchands comme les Salvador, un état de fait qui peut
être décrit par le terme embedded cosmopolitanism.35 L’expression décrit le
caractère complémentaire d’une mentalité internationale, avec l’œil rivé sur
le monde, et en même temps d’une mentalité focalisée sur l’intégration et le
désir d’appartenir à une société locale. C’est exactement l’enracinement de
ces marchands de diaspora dans une société locale qui permet à l’historien
de les considérer comme des cosmopolites, parce que leur esprit cosmopolite
n’était pas isolé ou détaché de leur environnement quotidien. Et Joseph
Salvador était peut-être très conscient de sa double position, internationale et
locale. Dans les années 1750, il a lutté pour l’établissement d’une loi qui
aurait donné la possibilité aux juifs de devenir citoyens anglais. Il était
l’auteur de deux pamphlets anonymes qui décrivaient les apports des juifs en
Angleterre.36 Cette position duale trouvait même son expression dans sa
propre famille : son cousin Francis Salvador le Jeune fut le premier juif à
mourir pour l’indépendance américaine, alors que Joseph lui-même restait
fidèle au pays qui l’avait adopté :
The contumacious behavior of the Americans and their daring declaration
of Independency has determin’d me to exert the little talent I have in the
national cause under his majestys auspices among whose Friends I have
always thought it an honour & my duty to be rank’d.37
Même si l’histoire des Salvador est assez particulière, ce type de
cosmopolitisme intégré n’est pas unique, mais peut être vu au contraire
comme caractéristique de la majorité de ces marchands de diamants. Paul
Berthon et Peter Garnault faisaient partie de la diaspora huguenote, ils sont
restés très temporairement en Angleterre avant de s’établir, comme partenaires commerciaux, à Lisbonne. Le Portugal avait des liens commerciaux
forts avec l’Angleterre, et une communauté de marchands anglais s’était
fortement établie à Lisbonne, incluant des liens sociaux avec les négociants
locaux.38 Berthon et Garnault se sont insérés dans cette communauté anglaise,
économiquement mais aussi socialement. Plusieurs marchands huguenots
34
Joseph Salvador à James Dormer, London, 12/05/1758, FAA, IB1744.
35
C’était un terme utilisé par Toni Erskine dans un autre contexte, mais il s’applique ici parfaitement.
Toni Erskine, Embedded Cosmopolitanism – Duties to Strangers and Enemies in a World of ‘Dislocated
Communities’ (Oxford- New York, Oxford University Press, 2008).
36
Voir Thomas Whipple Perry, Public Opinion, Propaganda and Politics in Eighteenth Century England, A
Study of the Jew Bill of 1753 (Harvard, Harvard University Press, 1962). Salvador a publié ses pamphlets
sous le pseudonyme Philo-patriae, expression très signifiante dans ce contexte.
37
Citation d’une lettre de Joseph Salvador à Charles Jenkinson, St. James’s, 25/11/1776, BL, Liverpool
Papers Vol. XIII, Add. 38209, f. 59. Une lettre écrite par un témoin de la mort de Francis Salvador Jr
existe : Anon., Camp 2 miles below Keowee, 04/08/1776, SCDAH, S213089.
38
Voir Stephen Fisher, « Lisbon, its English merchant community and the Mediterranean in the eighteenth
century », Philip L. Cottrell et Derek H. Aldcroft (eds), Shipping, Trade and Commerce – Essays in
memory of Ralph Davis (Leicester, Leicester University Press, 1981), pp. 23-44 et L.M.E. Shaw, The
Anglo-Portuguese Alliance and the English Merchants in Portugal, 1654-1810 (Aldershot: Ashgate, 1998).
90
TIJL VANNESTE
renommés faisaient la même chose, comme les Perochon et les Auriol.39 Les
enfants de Paul Berthon se sont mariés surtout avec des membres de familles
anglaises. L’écrivain Samuel Richardson (1689-1761), auteur de Pamela, or
Virtue Rewarded, entretenait une correspondance avec la femme de Paul
Berthon.40 Elle le renseignait sur les conséquences du tremblement de terre
de 1755.41 Au même moment, Berthon et Garnault, comme d’autres huguenots, n’avaient pas coupé entièrement les liens avec la France. Entre 1717 et
1755, 24 navires qui arrivaient de France à Lisbonne aportaient des
marchandises pour eux.42 Quand Salvador et Dormer avaient des plans pour
acheter une large partie des diamants obtenus par le capitaine français dans
le pillage de Fort St George aux Indes, Berthon et Garnault utilisaient leurs
contacts pour renseigner Dormer sur les mouvements de la femme de la
Bourdonnais dans les cercles français à Lisbonne.43
James Dormer avait suivi lui aussi un parcours d’intégration. Il avait
commencé à Bruges comme apprenti, et après un voyage en Chine, il s’était
établi à Anvers. Là, il s’était marié dans la noblesse locale, en 1735, avec
Maria Magdalena Emtinck. Elle mourut en accouchant du fils de James, qui
se maria une deuxième fois avec une femme de l’aristocratie locale, Maria
Theresia Goubeau. C’est grâce à cette famille que Dormer pouvait passer ses
étés dans un château, pas très loin d’Anvers, un peu comme Joseph Salvador
dans sa résidence secondaire à Tooting.44 Ce désir ‘d’aristocratisation’ était
typique de certaines familles de commerçants à Anvers aux dix-septième et
dix-huitième siècles.45 On peut considérer que c’était une forme d’intégration, la recherche d’un enracinement local mieux établi.
39
Jean-François Labourdette, La nation française à Lisbonne de 1669 à 1790 – Entre Colbertisme et
Libéralisme (Paris, Fondation Calouste Gulbenkian Centre Culturel Portugais, 1988), p. 36-40 et p. 529.
40
Il en reste des signes visibles in : Anna Letitia Barbauld (ed), The Correspondence of Samuel
Richardson, author of Pamela, Clarissa, and Sir Charles Grandison. Selected from the original
manuscripts, bequeathed by him to his family, Vol. 2 (London, Lewis and Roden, 1804).
41
Fondren Library, Rice University (Houston), Richardson Family Papers (1714-1802), Ms. 279, “Letters of
Jane Berthon regarding the Lisbon earthquake (1755)”.
41
42
Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 104.
Labourdette, La nation française à Lisbonne de 1669 à 1790, op. cit., p. 672-74.
43
Pour les actions de la Bourdonnais, voir George W. Forrest, « The Siege of Madras in 1746 and the
Action of La Bourdonnais », Transactions of the Royal Historical Society, Third Series, 2 (1908), p. 189234. Pour un bon exemple des renseignements donnés, voir Berthon & Garnault à James Dormer, Lisboa,
12/03/1748, FAA, IB1652.
44
Karel Degryse, « De Antwerpse fortuinen: kapitaalsaccumulatie, -investering en -rendement te Antwerpen
in de 18de eeuw », Bijdragen tot de Geschiedenis, 88:1-4 (2005), p. 81-85.
45
Bruno Blondé, « Conflicting Consumption Models? The Symbolic Meaning of Possessions and Consumption
amongst the Antwerp Nobility at the End of the Eighteenth Century », Bruno Blondé, Natacha Coquery,
John Stobart et Ilja Van Damme (eds), Fashioning Old and New – Changing Consumer Preferences in
Europe (Seventeenth-Nineteenth Centuries), Studies in European Urban History (1100-1800) (Turnhout,
Brepols Publishers, 2009).
ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES
91
Conclusion
Pour Kwame Anthony Appiah, le cosmopolitisme inclut l’idée que les
personnes ont des obligations les unes envers les autres, et que « these stretch
beyond those to whom we are related by the ties of kith and kind, or even the
more formal ties of a shared citizenship ».46 Ces aspects s’appliquaient spécifiquement à la communauté négociante internationale, dans laquelle des
usages informels se transformaient de plus en plus en règles généralement
acceptées. La standardisation des lettres commerciales est une des conséquences d’une mondialisation croissante : celle de l’uniformisation graduelle
d’un certain type de relations.47 Les marchands commençaient à savoir à
quoi s’attendre dans leurs contacts avec des collègues d’origine différente,
ils avaient développé un langage commun et une pratique professionnelle
commune, et l’expansion internationale de ce langage se retrouvait, par
exemple, dans le développement des livres de pratique commerciale.48 Une
atmosphère de confiance et de fiabilité était ainsi créée, dans le cadre d’un
monde connu et familier.49 Ce système d’obligations, qui se développait avec
le temps et qui incluait de plus en plus des liens internationaux et interculturels, n’est qu’un aspect de ce cosmopolitisme présent dans les figures
des marchands analysés dans ce texte. Pour Margaret Jacob, l’aspect
cosmopolite du commerce international « implied a politeness that wasn’t
always there ».50 Cette politesse se jouait sûrement au niveau commercial,
par le biais des obligations mutuelles dictées par l’usage mercantile, mais
aussi sur le plan personnel, et on n’est pas surpris d’apprendre que Joseph
Salvador, quand il passait en Flandres, demandait à Dormer de l’introduire
chez ses amis, simplement pour le plaisir :
Our Joseph Salvador Proposes Going thro’ Flanders to Holland Purposely
to wait on you he will depart hence in may and hope to reach your Parts ere
June your Stile he may perhaps Stop att Lisle Ghent or Brussells so Shall be
oblig’d to you for a Recomendatn. To your Friends in those Parts he does
not want money or Trade but such as Can Shew him the Places or Introduce
him into Company Drink a Glass of Wine or Play a Game att Cards and
assures you he Shall ever honour any of M. Dormers acquaintance.51
46
Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism – Ethics in a world of strangers (New York, W.W. Norton
& Company, 2006), p. 15.
47
Francesca Trivellato, « Merchants letters across geographical and social boundaries », Francisco Bethencourt
et Florike Egmond (eds), Cultural Exchange in Early Modern Europe, Vol. III : Correspondence and
Cultural Exchange in Europe, 1400-1700 (Cambridge, Cambridge University Press, 2007), p. 80-103.
48
Jochen Hoock, « Professional Ethics and Commercial Rationality at the Beginning of the Modern Era »,
Margaret C. Jacob et Catherine Secretan (eds), The Self-Perception of Early Modern Capitalists, op. cit.,
p. 149-56.
49
Niklas Luhmann, « Familiarity, Confidence, Trust: Problems and Alternatives », Diego Gambetta (ed),
Trust: making & breaking cooperative relations (Oxford-New York, Basil Blackwell Ltd., 1988), p. 95.
50
51
Jacob, Strangers Nowhere In The World, op. cit., p. 66.
Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 10/04/1752, FAA, IB1742.
92
TIJL VANNESTE
C’est peut-être là que se révèle le vrai cosmopolitisme : dans la capacité
de se sentir à l’aise partout, de passer du bon temps avec des gens qu’on ne
connaissait pas personnellement au départ. Et c’est un cosmopolitisme qui
est réciproque. Les amis de James Dormer pouvaient accueillir dans leurs
cercles un juif ibéro-anglais dans l’esprit même où ce dernier pouvait, à
Anvers, trouver des gens de même humeur pour jouer aux cartes avec eux ;
un jeu duquel ils connaissaient tous les règles.
ALFRED GEORG FREI ∗
VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE !
LA RÉVOLUTION DE 1848/49 EN ALLEMAGNE
LE CAS DU PAYS DE BADE DANS UNE PERSPECTIVE TRANSNATIONALE
Le peuple français a détrôné Louis-Philippe et a secoué le joug de la tyrannie.
Les Suisses ont renversé le régime des Jésuites et brisé la Ligue séparatiste.
Les Italiens ont obtenu, à la force du poignet, des constitutions libres pour
eux-mêmes. Et nous, Allemands, devrions seuls ployer sous le joug de la
servitude ? Le moment décisif est venu. La journée de la liberté s’est levée.
En avant ! C’est le cri de ces temps.
Dans la grande salle de Mannheim lorsqu’il présenta cette résolution,
Gustav Struve (1805-1866) fut accueilli par un tonnerre d’applaudissements
et des cris de triomphe. Struve était avocat et journaliste. L’assemblée de
Mannheim donna le coup d’envoi de la révolution de 1848/49 en Allemagne.
Mannheim était la plus grande ville de Bade, un état situé dans le sud-ouest
de l’Allemagne. Bade était en avance dans le mouvement démocratique en
Allemagne.
Mais pouvons-nous en parler comme d’un cas particulier ?
Ce mouvement démocratique avait-il une perspective transnationale ?
Deux hypothèses parlent en faveur de l’idée d’une spécificité du cas de
Bade.
1. Lors de la Révolution d’avril 1848, le mouvement républicain et
démocratique s’y est affirmé avec plus de vigueur et d’intransigeance que
dans le reste de l’Allemagne.
2. Au moment de la campagne constitutionnelle en Allemagne en 1849,
un réseau d’initiatives locales existait en Bade, condition préalable pour la
création une force d’opposition.
3. Et je voudrais ajouter, en guise de troisième hypothèse, quatre
esquisses biographiques qui font clairement apparaître que ce mouvement
des années quarante du XIXe siècle était bien animé par une perspective
transnationale.
La majorité de l’Assemblée nationale allemande, réunie le 18 mai 1848
dans la Paulskirche de Francfort, n’a pas suivi l’exemple badois : elle a
voulu introduire une monarchie constitutionnelle avec un roi élu – sans
∗
Professeur d’Histoire culturelle, Université de Merseburg
94
ALFRED GEORG FREI
pression extraparlementaire. L’hypothèse d’une spécificité du pays de Bade
ne peut s’expliquer par l’existence d’un patriotisme régional. En effet, des
gens venus de l’Europe entière ont été actifs dans le mouvement badois.
Facteurs internationaux, facteurs locaux : l’Europe et le pays
de Bade
Le discours de Struve fait ressortir les facteurs internationaux qui sont
intervenus dans la propagation de la révolution, d’abord en Bade, puis dans
les États allemands : les événements de France et de Suisse y ont été
répercutés immédiatement en raison de la proximité des frontières de ces
deux pays
En France, en Février 1848, les citoyens avaient destitué le « roi
bourgeois » Louis-Philippe. Ils réclamaient une république sociale. En
Suisse, le point litigieux était la présence des Jésuites, qui représentaient le
catholicisme. Leur influence en matière d’éducation et de culture était en
opposition avec les idées libérales d’indépendance et de réalisation de soi.
En 1846/47, un corps formé de volontaires suisses marcha contre Lucerne et
les autres cantons conservateurs. Lors de la guerre civile suisse, les cantons
libéraux l’ont emporté. La Constitution de 1848 de la Confédération
Helvétique – pour l’essentiel encore en vigueur aujourd’hui – fut le résultat
d’un accord entre les cantons qui choisirent la fédération comme mode
d’organisation politique.
L’ensemble de l’Europe était alors en ébullition. Après quelques
réformes en Italie, la révolution de février à Paris a déclenché une réaction
en chaîne.
Pourquoi les revendications démocratiques étaient-elles si ferventes en
Bade ? Parce que c’était, de tous les États allemands, celui qui avait les plus
longues frontières « républicaines » : avec la Suisse, organisée depuis des
siècles sans monarque et sous la forme d’une confédération, et avec la
France. Les idées de liberté et d’égalité s’étaient propagées en Allemagne
avec La Révolution française de 1789. Les conquêtes napoléoniennes ont
entraîné la désintégration du Saint Empire Romain Germanique. Dans les
guerres de libération contre Napoléon, les aspirations libérales ont été liées à
la revendication de l’unité allemande.
L’influence des exemples suisse et français a donc créé les conditions
préalables internationales qui expliquent la spécificité du cas de Bade1.
L’évolution propre au Pays de Bade : du margraviat au
Grand-Duché
Bade a grandi avec Napoléon. Son territoire est passé de 3.900 à 14.000
kilomètres carrés, sa population de 165.000 à 900.000 habitants. Après la
1
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, Wegbereiter der Demokratie. Die badische Revolution. Der Traum
von Freiheit, Karlsruhe, Braun 1997, p. 66-71.
VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE !
95
volte-face de 1813 et le passage de Bade du côté des ennemis de Napoléon,
les diplomates badois ont fait admettre par le Congrès de Vienne la
légitimité des gains territoriaux. Dans le souci de donner à la population un
sentiment d’appartenance, le Grand-Duc de Bade promulgua une constitution en 1818. En effet, plus des trois quarts de la population du Grandduché, étaient devenus badois suite à une décision de Napoléon, contre leur
volonté.2
Grâce à l’octroi de la constitution, l’objectif d’une meilleure intégration
des nouvelles populations avait été atteint. Certes, le suffrage (actif et passif)
était lié à la richesse personnelle, et peu de droits parlementaires revenaient à
la « Chambre basse ». Celle-ci devint pourtant un important forum de discussion. Entre 1818 et 1848, les citoyens développèrent une forme de « patriotisme constitutionnel ». Avec les nouveaux droits ancrés dans la constitution,
le gouvernement grand-ducal avait réveillé l’esprit de la liberté, et ceci de
façon durable. Le Grand-Duché de Bade devint ainsi le modèle de l’État
libéral : il devait sa réputation à son opposition libérale, qui se faisait
entendre jusqu’au sein du gouvernement. Les parlementaires faisaient en
sorte de créer un État de droit moderne pour tous les citoyens de sexe
masculin.
Selon les libéraux modérés en effet, les femmes et les personnes
économiquement dépendantes (journaliers, domestiques etc.) ne pouvaient
bénéficier des droits civiques. Ils estimaient cependant que, indépendamment de leur statut à la naissance, tous les hommes avaient droit à
l’éducation et à la prospérité. L’indépendance économique devait être le
gage de l’émancipation politique.
On vouait à certaines figures du mouvement libéral un véritable culte.
Leur portrait était accroché, – souvent à côté de celui du Grand-Duc – dans
les auberges et chez les particuliers. De nombreuses circonscriptions offraient
à leurs députés des couronnes de feuillages, des tonneaux de vin, des paniers
de fleurs. Comme en France, les banquets remplaçaient les assemblées
politiques (interdites, comme l’étaient les associations).
Dans la décennie qui a précédé les révolutions de 1848/49, les idées
libérales prirent une ampleur véritablement populaire, et ceci en dépit de la
censure de la presse et de l’interdiction des sociétés politiques.
Tels sont les éléments essentiels de la spécificité politique de la Bade.
Dès 1847, un souffle démocratique s’y fait sentir.3
2
Parmi ces gains territoriaux figurent le Brisgau, qui avait appartenu à l’Autriche jusqu’en 1806, ainsi
que des possessions ecclésiastiques ou séculières qui disparaissent avec la fin du Saint Empire Romain
Germanique. Citons les principautés de Fürstenberg, Leiningen, les abbayes de Reichenau, de Sankt
Blasien, des villes d’Empire comme Offenbourg ou Gengenbach.
3
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 7-62.
96
ALFRED GEORG FREI
La Révolution d’avril 1848 en Bade
Des signes avant-coureurs dès 1847
Écoutons tout d’abord le rapport d’un informateur de la police : « Tous,
à l’exception de quelques-uns seulement, vibraient comme saisis par une
véritable fièvre révolutionnaire » : (il parle des « amis de la Constitution de
l’assemblée d’Offenburg). Cela se passe le 12 Septembre 1847 au restaurant
« Le Saumon ». L’informateur est le maître boulanger Berberich de
Mannheim. Assister à cette assemblée était certainement une affaire risquée
pour un conservateur, dans la mesure où il courait le risque de paraître
suspect.
La salle était décorée de guirlandes de feuillage. À l’arrière de la scène
les bustes des Grands-Ducs : Carl, décédé en 1811, et son successeur
Léopold. À leurs côtés, « des portraits de tous les hommes d’opposition,
y compris Struve ». Environ deux cent cinquante personnes étaient
rassemblées pour le banquet : Friedrich Hecker (1811-1881), un avocat de
Mannheim et jeune dirigeant des démocrates badois, Lorenz Brentano
(1813-1891), un avocat libéral radical, également de Mannheim, membre de
la deuxième chambre depuis 1845, et d’autres « représentants du parti
radical », enfin de nombreux citoyens d’Offenburg et de ses environs. Le
repas terminé, les portes de la salle s’ouvrirent : une foule énorme se
pressait. On y reconnaissait « toutes les classes de la société »…, « un grand
nombre d’apprentis, de garçons d’écurie, de charretiers, d’ouvriers agricoles
se trouvaient parmi eux ». Près de neuf cents visiteurs étaient présents en
effet ce dimanche après-midi. Ils étaient venus en train. La première ligne
ferroviaire en Bade (entre Heidelberg et Mannheim) avait été inaugurée en
1840.
Pour la première fois, les revendications politiques et sociales de
l’opposition étaient formulées dans un véritable programme. Elles concernaient la liberté de conscience et la liberté de la presse, le droit à l’éducation
gratuite pour tous, et une « réduction de la disproportion entre le capital et le
travail ». C’était là l’assemblée fondatrice du mouvement démocratique.
Friedrich Hecker parla d’une « charte de la liberté du peuple ».
Ces demandes sont approuvées à l’unanimité. Gustav von Struve prend
au sérieux la question de l’abolition des privilèges, soulevée par l’assemblée.
Sous un tonnerre d’applaudissements, il renonce à son titre de noblesse :
« L’ère de l’aristocratie a pris fin. Jusqu’à maintenant, mon nom était Gustav
von Struve. Désormais, je serai simplement le citoyen Struve ! »
En 1846/47, l’Europe subit de plein fouet une crise économique qui,
aggravée par de mauvaises récoltes, suscite de graves pénuries alimentaires.
La croissance démographique en était un autre facteur, or les terres arables
ne pouvaient être étendues à volonté. Enfin, la maladie de la pomme de terre,
qui sévissait depuis 1845, menaçait l’agriculture et la principale source de
nutrition. Les années suivantes, la récolte fut presque entièrement détruite
par les gelées de printemps et un été sec. Les agriculteurs furent plongés
VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE !
97
dans la misère, ainsi que les artisans et le reste de la population qui subissait
le contrecoup de la hausse des prix.
La classe entrepreneuriale, de son côté, exigeait la fin d’un particularisme qui entravait le commerce et le développement économique. Ils
entendaient se débarrasser des barrières douanières et souhaitaient une
harmonisation des règles fiscales et économiques. Ils demandaient en outre
la sécularisation des biens du clergé afin de faire fructifier un capital qui, à
leur avis, restait en friche. Karl Mathy (1807-1868), chef de file des libéraux
en Bade, critiquait les actions de bienfaisance en direction des pauvres
(« nourrir les chômeurs par la soupe du monastère »). Les entrepreneurs
pensaient aussi à la liberté du commerce et remettaient en cause les corporations d’artisans, jugées dépassées.
En 1848, l’étincelle révolutionnaire vient de France
En Allemagne, Bade est le premier État touché
Mannheim était la ville la plus prospère de Bade, grâce au commerce, à
une industrie naissante, aux chemins de fer et à un grand port sur le Rhin.
Les assemblées citoyennes de Heidelberg et de Pforzheim se rallient aux
revendications exprimées à Mannheim le 27 Février 1848. Afin d’éviter le
danger d’une révolution, Karlsruhe cède, et le Grand-duc accorde ce qui était
demandé.
La question de l’unité allemande est alors une nouvelle fois posée. Les
Démocrates et certains libéraux veulent un parlement pour toute l’Allemagne
(Gesamtdeutsches Parlament). Le 5 Mars, des hommes politiques venant de
presque toutes les parties de la Confédération allemande se retrouvent à
Heidelberg. L’idée d’un pré-parlement (Vorparlament), réunissant les députés
de tous les États allemands, est lancée. Il devra siéger à Francfort.
En mars, les premières révoltes secouent le nord de Bade. Les paysans
appauvris contraignent les seigneurs à renoncer à leurs droits féodaux. Ils
s’attaquent aux Juifs, impopulaires en tant que prêteurs. Une intervention
militaire vient mettre fin aux troubles. Mais la formation de nombreuses
milices civiques montre qu’il reste un fort potentiel de violence dans les
campagnes.
Les démocrates badois – représentés par Friedrich Hecker et Gustav
Struve – ne parviennent pas à faire triompher leur idée de la démocratie au
Vorparlament de Francfort. Deux camps se dessinent : les libéraux prônent
une monarchie constitutionnelle, les démocrates exigent une république.
Les libéraux sont en faveur d’un droit de suffrage censitaire, les démocrates
demandent le suffrage universel (toutefois, réservé aux hommes).
Gustav Struve prend la parole dans la Paulskirche et qualifie les princes
de « sangsues qui se gorgent du sang des pauvres ». Sa motion ne rencontre
guère d’écho… Hecker et Struve ne réussissent pas à se faire élire au Comité
des Cinquante, la commission permanente qui permet de faire la transition
vers le parlement de Francfort, et sert de représentation auprès du Bundestag
de la Confédération Germanique.
98
ALFRED GEORG FREI
Friedrich Hecker en tire ses conclusions : « Il n’y a rien à espérer ici à
Francfort. Il faut faire la grève en Bade. »
La région de Constance était un bastion des libéraux et des démocrates.
C’est là que Joseph Fickler, porte-parole des radicaux en Bade, publie les
Seeblätter (« Gazette du Lac »). À Francfort, il avait rencontré Michail
Bakounine. À son retour, il est arrêté à la gare de Karlsruhe le 8 Avril, sur
ordre de Karl Mathy. Fickler arrêté – et ce, par Karl Mathy, le parlementaire
libéral ! Et pour des raisons politiques ! Avec l’arrestation de Fickler, Mathy
tente de neutraliser les démocrates dans sa circonscription. Fickler était un
adversaire de taille ; il avait un grand talent d’organisateur, et il était
populaire auprès des paysans et des ouvriers.
Les démocrates de Constance sont scandalisés. Dans les colonnes des
Seeblätter, l’acte de Mathy est qualifié de « honte pour l’humanité ».
Friedrich Hecker et Gustav Struve se rendent à Constance. Dans la nuit du
11 au 12 Avril, Hecker, rédige au Badischer Hof (une auberge) un appel au
peuple qui se termine ainsi : « La victoire ou la mort pour la République
allemande ! Fait à Constance, Avril 1848. Le comité populaire provisoire de
la République. »
Les réunions organisées par Hecker sont houleuses, cependant. Celui-ci
est critiqué par le comité populaire ; dans un premier temps, l’assemblée
du peuple réagit avec enthousiasme à son discours, puis elle se montre
hésitante. Le 13 Avril, seulement cinquante-cinq hommes se déclarent prêts
à se joindre à lui pour marcher sur Karlsruhe, puis sur Francfort. Entre
Stockach et Engen, le groupe est rejoint par quelques centaines de francstireurs et une déléguée des ouvriers allemands de Paris, Emma Herwegh4.
Les personnalités marquantes de cette révolution : quatre
esquisses biographiques
L’exemple d’Emma Herwegh
À Engen, à 50 km au nord de Constance, Emma Herwegh rencontre les
démocrates et Friedrich Hecker. Elle propose l’aide de la « société démocratique allemande » de Paris. Qu’était-ce donc que la « société démocratique allemande » ? Au lendemain de la proclamation de la République en
France (le 24 Février 1848), les ouvriers et réfugiés politiques allemands
fondent la Deutsche Demokratische Gesellschaft. Le 8 mars à l’Hôtel de
Ville de Paris, six mille Allemands manifestent pour la nouvelle république
– sous le drapeau français et le drapeau noir-rouge-or d’une République
allemande qui en est encore au stade du rêve. Georg Herwegh, le mari
d’Emma et leurs camarades expriment la solidarité des démocrates
allemands : « Vive la liberté, l’égalité et la fraternité ! Vive la démocratie !
Vive la République européenne ».
4
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 63-94.
VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE !
99
Emma avait épousé Georg Herwegh en 1843. C’était « une républicaine
comme il faut », comme l’écrivait la Rheinische Zeitung. Fille d’un négociant, elle avait grandi dans une famille aisée de Berlin. Cultivée, douée pour
les arts, la jeune femme embrasse très tôt les opinions politiques démocratiques et républicaines. Elle fait la connaissance de Georg Herwegh lors de
sa visite à Berlin début novembre 1842. Persécutée comme démocrate, elle
doit vivre à l’étranger de 1843 à 1866, d’abord à Paris, puis à Genève, Nice
et Zurich. En 1877, elle revient à Paris et s’installe dans une chambre
d’étudiant au Quartier Latin, où elle meurt, dans la pauvreté, en 19045.
Mais revenons à l’année 1848: La Société démocratique allemande se
réunissait dans une école d’équitation de la rue de la Chaussée d’Antin.
Désireux de venir en aide aux Républicains allemands, 648 républicains et
une républicaine, Emma Herwegh décident de se rendre à Strasbourg. Emma
rejoint ensuite Engen.
Hecker la reçoit aimablement, mais reste réservé, craignant l’« hystérie
anti-française ». Il gagne la Forêt-Noire où sa troupe est vaincue par l’armée
régulière de la Confédération germanique. La « Légion démocratique
allemande » de Georg Herwegh arrive trop tard et elle est également défaite6.
L’exemple du Karl Blind
En septembre 1848, à partir de leur exil en Suisse, Gustav Struve et son
camarade Karl Blind (1826-1907) entrevoient la possibilité de réaliser leurs
objectifs républicains. À Francfort, les radicaux s’étaient violemment opposés
à la majorité libérale de l’Assemblée nationale. Struve voulut encore tenter
de réorganiser l’Allemagne avec Bade comme point de départ. Il proclama la
république à Lörrach et invita Karl Blind, qui n’avait alors que 22 ans, à le
rejoindre dans un gouvernement révolutionnaire. Le 22 Septembre, les deux
hommes marchent vers le nord avec un corps de volontaires. Quelques jours
plus tard, l’offensive est arrêtée par les troupes gouvernementales à Staufen,
près de Fribourg. Struve, Blind et plusieurs démocrates sont faits prisonniers.
Karl Blind était un ardent républicain. Fils d’un petit aubergiste, il
remportait régulièrement le prix de la meilleure rédaction au lycée où,
cependant, il était mal vu pour ses idées radicales. À l’université de
Heidelberg, les choses ne changent guère : avant même la révolution, il
prend d’assaut l’assemblée de Karlsruhe avec un groupe de soldats mécontents, et s’assoit dans la loge du Grand-duc. Fréquemment emprisonné, il
réussit cependant à prendre part à l’émeute de Friedrich Hecker. Il trouve
refuge à Strasbourg d’où il est expulsé vers la Suisse, en tant que porteparole de la Gesellschaft deutscher Republikaner, la « Societé des
5
Ingo Fellrath, « Georg Herwegh – Emma Herwegh : Vive la République ! » In : Sabine Freitag (Hg.) : Die
Achtundvierziger. Lebensbilder aus der deutschen Revolution 1848/49, München, Beck, 1998, p. 38-44.
6
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 90.
100
ALFRED GEORG FREI
républicains allemands »7. C’est à ce moment qu’interviennent l’épisode de
la république de Lörrach et la tentative d’insurrection aux côtés Gustav
Struve.
Après les soulèvements en Saxe et dans le Palatinat, les événements se
précipitent en mai 1849 en Bade. On assiste à des révoltes dans les casernes
à Baden ; à Offenburg un rassemblement de sociétés les 12 et 13 mai avec la
participation de Français et de Suisses proclame l’élection d’un comité
régional des forces d’opposition. Le Grand-duc se voit contraint à déguerpir
du château de Karlsruhe dans la nuit du 13 au 14 mai ; à l’aube du même
jour, la mise en place du comité régional de Karlsruhe se fait au milieu des
cris de joie ; le 1er Juin, c’est l’élection d’un gouvernement provisoire, et
le 3 Juin a lieu l’élection de l’assemblée constituante de Bade sur la base
du suffrage universel masculin. Ce fut la première assemblée régionale,
(Landesversammlung) démocratiquement élue en Allemagne8.
Karl Blind, libéré, devient rédacteur en chef en chef du Karlsruher
Zeitung, l’organe du gouvernement révolutionnaire. Il se rend à Paris pour y
établir une ambassade du pays de Bade révolutionnaire. Il se solidarise avec
les Montagnards français et écrit une motion de soutien au nom de tous les
gouvernements révolutionnaires non reconnus officiellement : ceux de
Pologne, de Hongrie, de Rome et de Bade. Ces deux initiatives lui valent
d’être encore une fois mis sous les verrous. Par bonheur, il échappe à
l’expulsion vers son pays d’origine, après être redevenu tout à fait
monarchiste après la chute de Bade9. On le retrouve à Londres, où journaliste
de renom, il n’a rien perdu de sa ferveur républicaine. À tel point qu’il
félicita le Mexique pour l’exécution de Maximilien de Habsbourg en 1867 :
juste réparation, selon lui, pour la mort de Robert Blum, chef de file des
démocrates de Leipzig et député au parlement de Francfort exécuté par
l’armée autrichienne lors de l’insurrection d’octobre 184810.
L’exemple d’Amand Goegg
L’homme qui était au centre du réseau des « Associations populaires »
(Volksvereine) badoises, d’inspiration démocrate, était Amand Goegg. Né le
20 Avril 1820 près d’Offenburg, il était le fils d’un apprenti fromager
originaire de Nancy. À l’automne 1840, Goegg entame des études d’économie à Heidelberg, un cursus qu’il poursuit à Munich et à Karlsruhe et qui
le destine à un emploi dans la fonction publique. Ses intérêts sont extrêmement divers : il se passionne pour la physique expérimentale, la minéralogie,
7
Julius H. Schoeps, « Im Kampf um die deutsche Republik. Karl Blind und die Revolution in Baden 1848-49 ».
In: Julius H. Schoeps (éd.), Revolution und Demokratie in Geschichte und Literatur. Zum 60. Geburtstag
von Walter Grab, Duisburg : Braun, 1979, p. 259-276, ici p. 265.
8
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 95-113.
9
Sebastian Seiler, Das Complot vom 13. Juni 1849 oder der letzte Sieg der Bourgeoisie in Frankreich,
Hamburg, Hoffmann u. Campe, 1850, p. 72 sq.
10
Rudolf Muhs, « Karl Blind. Ein Talent in der Wichtigmacherei ». In: Sabine Freitag (éd.), Die Achtundvierziger.
Lebensbilder aus der deutschen Revolution 1848/49, München : Beck, 1998, p. 81-98, ici p. 95.
VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE !
101
les mathématiques, la chimie, la géologie, l’agriculture, l’exploitation minière,
l’histoire, le droit public et la littérature.
Goegg commence sa carrière comme stagiaire au ministère des Finances.
En même temps, il entreprend un voyage de six mois en Angleterre, en
Hollande et en France où il visite les manufactures de soie à Lyon, où, selon
son propre rapport « jour et nuit sans relâche, six mille personnes actionnent
les métiers à tisser, titubant, tirant, tournant, pour produire la soierie la plus
célèbre dans le monde ».
Après son voyage, en 1846, il rejoint l’administration ducale provinciale
de Constance. En 1847, il est transféré dans un autre bastion du libéralisme :
Mannheim. Le 14 Avril 1849, le ministère de la Justice décide d’entamer
une action en justice contre Goegg pour son rôle actif dans les sociétés
démocratiques. Le 12 mai, il prévient les mesures administratives prises à
son endroit et décide de lui-même de quitter sa fonction.
L’année précédente, le jour de Noël, Goegg avait invité plus de cent
cinquante démocrates de dix districts administratifs à se rassembler dans sa
ville natale de Renchen près d’Offenburg. Lors de cette réunion, il avait été
décidé de faire revivre les sociétés démocratiques et de les fédérer. Lorenz
Brentano (1813-1891) qui s’était signalé à l’Assemblée nationale de Francfort
pour sa défense fervente de Friedrich Hecker fut élu président, Goegg viceprésident. Pendant cinq mois, Goegg organisa l’agitation politique à partir du
domicile de Heinrich Roes, à Mannheim. Selon des estimations prudentes, il
existait en mai 1849 en Bade un réseau de 420 sociétés démocratiques en
Bade, regroupant de 35.000 à 40.000 membres. Un homme sur vingt en
Bade était membre d’une société démocratique populaire. Il y en avait une
dans presque chaque village. Peu de temps après, l’organisation dans son
ensemble devait être mise au service de « commissaires civils » qui devaient
être nommés en tant qu’administrateurs de district afin d’accélérer les progrès
de la démocratisation.
Goegg retourne brièvement au ministère des Finances, il devient
ministre des Finances le 14 mai après avoir été chassé deux jours avant !
Mais ses activités en tant que ministre des Finances sont très vite terminées :
sous direction prussienne, l’armée de la Confédération germanique était
entrée en Bade et en Palatinat, le Grand-Duc ayant fait appel aux troupes
d’intervention monarchistes afin de mettre un terme à l’insurrection démocratique en Bade11.
L’exemple de Ludwik Mieroslawski
Les démocrates de toute l’Europe se sont battus aux côtés des
démocrates badois. Karl Blind s’était mis en quête d’un stratège capable de
prendre la tête des combattants badois qui s’opposaient à l’armée royaliste,
(dirigée par le prince héritier de Prusse, le futur empereur Guillaume I).
11
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 91-94.
102
ALFRED GEORG FREI
Son choix se porta sur Ludwik Mieroslawski12. Celui-ci, né en 1814 à
Nemours, était de mère française et son père, Kaspar Adam Mieroslawski,
était un ancien lieutenant-colonel du Grand-duché de Varsovie. Envoyé à 12
ans à l’école des Cadets de Kadisz en Pologne, il avait participé à 16 ans à
l’insurrection polonaise de 1830/31. Après l’écrasement du soulèvement, il
s’était réfugié en France. Puis il avait étudié les mathématiques et les
sciences militaires à Paris, rejoint la franc-maçonnerie, et entamé une
carrière littéraire. Auteur de travaux historiques, il signe les trois volumes
d’une « Histoire de la Révolution de Pologne ». Il poursuivra avec les huit
volumes dédiés aux soulèvements de la nation polonaise Powstania Narodu
Polskiego, qui paraissent entre 1845 et 1876.
Ses travaux de plume sont interrompus à plusieurs reprises. Il est impliqué
dans le soulèvement de Poznan et arrêté avec 253 autres combattants de la
liberté en 1846. Le procès a lieu à Berlin en 1847 et Ludwik Mieroslawski
est condamné à mort.
Il est libéré après les émeutes de mars 1848 à Berlin. Il rejoint immédiatement Poznan où il tente une nouvelle insurrection. Arrêté, il est gracié
et expulsé vers la France. Au début de l’année 1849, on le retrouve en Sicile
mêlé aux guerres d’indépendance italiennes. Blessé, il revient à Paris. C’est
alors que Blind fait appel à lui.
Il accepte au début de Juin 1849, et commande l’armée badoise de la
liberté jusqu’en juillet. Ses troupes sont défaites le 21 juin à la bataille de
Waghäusel. Les démocrates allemands tiennent bon encore jusqu’au 23 Juillet
dans la forteresse assiégée de Rastatt.
Les milices civiques et les corps de volontaires ont cependant su, en
Bade, résister à la force supérieure des Prussiens.
La défaite – raisons et conséquences
Les républicains, comme Struve et Blind, insistaient sur la nécessité
d’une péréquation sociale entre capital et travail. De nombreux commerçants
y voyaient une menace car ils souhaitaient un développement économique
sans changements sociaux.
En Juillet 1849, Brentano se réfugie en Suisse, et Goegg reprend son
rôle de premier ministre dans le gouvernement provisoire. Il fait un dernier
arrêt à Constance. Les autorités de la ville avaient fourni aux troupes de la
nourriture et des vêtements civils. Goegg leur parla depuis le balcon de
mairie : « Nous avons perdu, mais nous ne sommes pas vaincus. Nous quittons
la patrie, mais vos actes sont le fondement de la future Allemagne libre et
unie ! »
12
Julia Franke, « Ludwik Mieroslaswski – eine biographische Exposition ». In : Julia Franke (Ed.), Ein
europäischer Freiheitskämpfer. Ludwik Mieroslaswski 1814-1878, Berlin, Verein der Freunde des Museums
Europäischer Kulturen, 2006 (Catalogue), p. 14-18.
VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE !
103
La vengeance des monarchistes fut rude. Au cours des trois mois
suivants, il y eut vingt-sept exécutions capitales sur ordre de la cour martiale.
Quatre condamnations à mort furent commuées en longues peines de prison.
Au total, on jugea 238 personnes. De nombreux accusés passèrent devant des
tribunaux réguliers.
Le linceul de la surveillance policière s’étendait partout. Les commissaires locaux persécutaient les révolutionnaires et leurs sympathisants.
L’adhésion à un club de gymnastique, la participation à des assemblées
démocratiques, un abonnement à un journal démocratique constituaient
autant de faits suspects qui conduisaient à des investigations complémentaires.
L’enjeu était de convaincre les démocrates de quitter le pays. Des
enquêtes furent menées auprès des accusés afin de savoir qui étaient prêts à
être « gracié » en choisissant l’émigration. On assista de fait à une émigration
massive. Selon les statistiques officielles, seulement un millier de personnes
ont été mises dans les prisons du Grand-Duc. Mais l’affaire ne se borna pas à
de simples peines de prison. Le Ministère des Finances estima le coût de
l’insurrection à trois millions de florins (selon les historiens, la valeur d’un
florin correspondrait environ à € 250). Cette somme fut répartie entre les
condamnés qui durent rembourser des sommes astronomiques. Les démocrates de premier plan avaient généralement réussi à fuir. Ce sont les « gens
ordinaires » qui subirent les poursuites pénales du Grand-Duc13.
Conclusions. La spécificité du cas de Bade
Dans aucun autre État allemand on n’assista à un mouvement de
« rééducation » comme celui que les Prussiens mirent en œuvre en Bade
après les mouvements démocratiques de 1848-1849. On fit la chasse aux
symboles. On bannit les chapeaux « à la Hecker », les barbes « à la Hecker »,
il était interdit de fleurir les tombes de ceux qui étaient morts au combat. Les
soldats de Bade furent transférés dans des garnisons vides en Prusse afin d’y
être « rééduqués ». Les garnisons prussiennes étaient vides, puisque les troupes
prussiennes occupaient Bade.
De nombreux historiens refusent de parler d’une spécificité badoise.
Wolfgang von Hippel14, de Mannheim, qualifie l’action de Hecker en 1848
de naïve, putschiste et illusoire. Lothar Gall, de Francfort, va jusqu’à parler
d’un « défilé de carnaval »15. Friedrich Engels, compagnon d’armes dans la
lutte pour la liberté en 1849, considère que le but de la petite bourgeoisie en
Bade était d’avoir « du tabac et de la bière républicains »16. Peu d’entre eux
mettent l’accent sur l’importance de cette structure en associations qui
13
Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 172-175.
14
Wolfgang Hippel, Revolution im deutschen Südwesten. Das Großherzogtum Baden 1848/49, Stuttgart,
Kohlhammer 1998.
15
16
Lothar Gall, Bürgertum in Deutschland, Berlin, Siedler, 1989.
Friedrich Engels, Die deutsche Reichsverfassungskampagne, in: MEW 7, S. 109-197, Berlin : Dietz 1990
(Nouvelle Édition).
104
ALFRED GEORG FREI
explique les succès remportés par les marches de paysans et d’artisans en
1848 et 1849, avant la répression prussienne. Pourtant, Alexander von
Dusch, le Ministre des Affaires étrangères de la Grande Duchesse de Bade,
remarquait dès 1847 dans une conversation privée que « l’esprit d’association consistait à ne pas s’attacher aux seuls individus » et à s’intéresser à
« tous les domaines de la société humaine ». Les interdictions, ajoutait-il,
n’en venaient pas à bout, « pas plus que les barrières n’empêchent le choléra
de se propager ». L’esprit d’association a contribué à accentuer la prise de
conscience politique.
Les soldats de Mannheim avaient un « credo » démocratique : «... la
révolution viendra de suite, pour demander des comptes aux tyrans et à leurs
semblables. Je crois en une communauté de tous les Allemands épris de
liberté, en l’abolition des taxes qui nous écrasent, en la Résurrection des
Droits de l’homme, d’une liberté unique et de l’égalité, Amen ! »17
Des hommes et des femmes qui avaient adopté une perspective transnationale ont défendu la liberté et l’idée des droits des hommes et des femmes.
En guise de conclusion, je voudrais mentionner un aspect encore : une des
figures sur lesquelles nous nous sommes attardés, Amand Goegg, milita
activement dans la Ligue internationale pour la paix et la liberté, fondée à
Genève et dont le président d’honneur fut Garibaldi. Lors de son premier
Congrès (du 9 au 12 septembre 1867), Amand Goegg fait partie des membres
fondateurs et est élu vice-président de la Ligue. Selon les participants, militer
pour la paix a pour corollaire de s’engager pour la démocratie européenne.
Dès 1868, la Ligue diffuse un organe de débats et d’information : « Les
États-Unis d’Europe ». En mars de la même année, dans le dixième numéro,
Marie Goegg-Pouchoulin, l’épouse de Goegg, y publie son appel à la
création d’une Association internationale des femmes (AIF), en étroite
relation avec la Ligue. Garibaldi écrivit dans « Les États-Unis d’Europe »
que c’était « une noble initiative que de lancer le beau sexe dans les rangs
des émancipateurs de la raison humaine, suffoquée par la tyrannie et par les
prêtres »18.
Avec un sourire pour terminer : l’hebdomadaire Die Zeit a écrit
qu’Emma Herwegh « devrait être la première présidente de l’Europe »19.
17
Alfred Georg Frei, « Ich glaube an die Auferstehung der Menschenrechte und einzige Freiheit und
Gleichheit”. Der badische Weg in der Revolution 1848/49: Associationsgeist als Zukunftsvision », in: A.
Gourd/Th. Nötzel, Zukunft der Demokratie in Deutschland, Opladen: Westdeutscher Verlag, 2001. Cf.
Également Alfred Gerorg Frei, Irmtraud Götz von Olenhusen, « Der Tag der Freiheit ist angebrochen.
Strukturen und Biografien aus der badischen Revolution ». In: Badisches Landesmuseum (éd.), 1848/49.
Revolution der deutschen Demokraten in Baden, Baden-Baden: Nomos 1998, p. 13-26.
18
Erik Grobet, Marie Goegg-Pouchoulin. Une pionnière du féminisme à Genève, 2002, p. 18 sq. :
http://www.solidarites.ch/journal/docs/goegg.pdf (rev.2012-06-05) ; Berta Rahm, Marie Goegg (geb. Pouchoulin). Mitbegründerin der Internationalen Liga für Frieden und Freiheit, Gründerin des Internationalen Frauenbundes, des Journal des femmes und der Solidarité, Schaffhausen, Ala, 1993.
19
Die Zeit, Zeit Geschichte, 4, 97.
NICOLE GABRIEL ∗
CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL
Carl Laemmle est le seul Juif allemand parmi les fondateurs d’Hollywood.
Selon Neil Gabler, l’industrie cinématographique, développée par des outsiders
provenant de l’Europe de l’est, a constitué paradoxalement « la quintessence
de l’Amérique »1. Laemmle n’a certes pas le même background, marqué par
la misère et les pogroms, que les autres pionniers du cinéma issus de
l’immigration. Il est en effet originaire de la Souabe, comme l’indique son
patronyme avec le suffixe diminutif caractéristique (« Laemmle » signifie
« petit agneau »), et incarne les vertus de cette province longtemps restée
pauvre, notamment la bonne administration de l’argent. Comment cet
homme a-t-il vécu avec sa double, voire triple appartenance (Juif, Allemand,
Américain) le conflit mondial et l’entrée en guerre des États-Unis, puis la
montée du nazisme ?
Juif, allemand, américain
On est bien renseigné sur sa vie qui s’écoule de 1867 à 1939 grâce à la
biographie hagiographique de John Drinkwater, The Life and Adventures of
Carl Laemmle 2, parue en 1931, une œuvre commanditée par le producteur
lui-même et préfacée par le juge Hays. En outre, Laemmle, qui considérait
que le contact avec le public était un élément essentiel dans la promotion des
films, a beaucoup communiqué : il avait sa colonne chaque semaine dans le
Saturday Evening News. Il est né en 1867 à Laupheim dans le Wurtemberg,
petite ville à laquelle il restera très attaché. Il est issu d’une famille modeste,
mais pas misérable. Son père était agent immobilier. Il est le dixième d’une
fratrie de treize dont cinq seulement ont survécu. Sa famille l’élève dans le
respect de l’orthodoxie juive. Jusqu’à l’âge de treize ans, il fréquente la
Lateinschule. Puis il est placé dans une petite entreprise de papeterie où il
apprend la comptabilité et des rudiments d’anglais.
∗
Maître de Conférences honoraire de Civilisation germanique, Université Paris Diderot - Paris 7
1
Neil Gabler, An Empire of their Own : How the Jews invented Hollywood, New York, Doubleday, 1988.
Le Royaume de leurs rêves. La saga des juifs qui ont fondé Hollywood, Paris, Calmann-Lévy, 2005. Et
deux ouvrages récents, Thomas Doherty, Hollywood and Hitler, 1933-1939, Columbia University Press,
2013 ; Ben Urwand The Collaboration : Hollywood’s Pact with Hitler Harward University Press, 2013, qui
montrent pour le moins l’ambiguïté des rapports entre les studios hollywoodiens et l’Allemagne nazie,
représentée par le consul allemand à Los Angeles Georg Gyssling, cf. S. Blumenfeld, « Hollywood a
collaboré », Le Monde 10.10. 2013.
2
John Drinkwater, The Life and Adventures of Carl Laemmle, New York, Putman’s Sons, 1931.
NICOLE GABRIEL
106
Il semble avoir formé assez tôt le projet d’émigrer aux États-Unis,
influencé en cela par l’exemple de son frère aîné qui s’est installé à Chicago
ainsi que par celui du fils de son patron. L’émigration vers les USA est alors
un fait massif, si l’on considère qu’au cours de la décennie 1870-1880,
environ 1.450.000 personnes quittent annuellement l’Allemagne pour le
nouveau continent. Il part après la mort de sa mère, en 1884, en empruntant à
son père l’argent du billet. Il prend le bateau à Bremerhaven et arrive à New
York où il est, dans un premier temps, garçon de course et balayeur avant de
poursuivre pour Chicago où il s’installe quelque temps chez son frère. Il ne
s’y fixe pas, ayant trouvé une place de comptable dans la succursale des
magasins Continental Clothing d’une petite ville du Wisconsin, branche dont
il devient directeur en 1898. Il s’est rapidement fait naturaliser, épouse la
fille du patron et devient un membre respecté de la communauté. Mais c’est
une réussite dont il ne se contente pas. Il a raconté lui-même sa réorientation
professionnelle et sa conversion au cinéma dans un récit intitulé, From the
Inside, This Business of Motion Picture, texte très vivant, écrit ou, au moins,
dicté par lui3.
Du nickelodeon à Hollywood
Le nickelodeon
À quarante ans, Carl Laemmle tire déjà le bilan de sa vie, dominée par
la monotonie du travail de bureau. Il souhaite satisfaire ses ambitions
personnelles. En outre, il dispose d’économies qu’il veut investir. Sa première
idée est de créer une chaîne de magasins sur le modèle de Woolworth, qui
vend à bas prix la marchandise pour le plus grand nombre. Parti prospecter à
Chicago, il est frappé par le phénomène des nickelodeons, ces « théâtres » à
25 cents où l’on passe des films. Le public s’entasse dans une toute petite
salle ; la séance dure une dizaine de minutes ; les spectateurs ressortent
satisfaits et sont immédiatement remplacés par une autre cohorte. Il en va
ainsi du matin jusqu’au soir. N’est-ce pas le principe de Woolworth ? Carl
Laemmle, qui flaire une mine d’or, se renseigne auprès du propriétaire d’un
de ces établissements et a tôt fait de l’imiter. Il ouvre un premier nickelodeon
dans un entrepôt qu’il fait aménager. Son public ? Des immigrants polonais,
russes, des familles juives. Une audience populaire qui ne parle pas ou
maîtrise mal l’anglais.
Toujours présent sur place où il se décrit comme l’homme à tout faire, il
dit avoir tout appris du contact direct avec le public, de ses goûts, de ses
attentes, de son amour pour certains personnages (qu’incarneront ses futures
« vedettes ») et de sa prédilection pour le happy end. Il note combien ses
spectateurs sont bons observateurs après les avoir étudiés lui-même de près,
hilares devant les Indiens pourvus de moustaches, tels que les imaginait
3
Ce document a été publié à titre posthume par la revue Film History en 1989 : C. Laemmle, « From the
inside. This business of motion picture ». Film History, vol.3, n° 1, 1989, pp 47-71.
CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL
107
l’auteur d’un western… français4. De cette période vient sa conviction que
c’est à ce public que le cinéma doit en premier lieu s’adresser. Son entreprise
a un tel succès qu’il ouvre un second nickelodeon dans le quartier italien de
la ville. C’est alors qu’il rencontre un obstacle de taille : il ne parvient pas à
fournir suffisamment de spectacles ! Il peine à obtenir des films, car il n’y en
a pas suffisamment sur le marché. Jusqu’en 1912, 70 % de la production
cinématographique vient de France. C’est pourquoi il décide d’assurer luimême son approvisionnement et se lance dans la location de films. Le 1er
octobre 1906, il crée le Laemmle Film Service, un organisme d’échange de
films qui devient en deux ans à peine l’un des plus grands services de
distribution du continent.
Il mentionne qu’il doit reverser des droits à Edison, lequel, comme on
sait, faisait systématiquement breveter la moindre de ses « inventions », à
commencer par les projecteurs. Il ne craint pas d’entrer en conflit ouvert
avec la Motion Picture Patents Company qui impose des redevances aux
exploitants utilisant les appareils Edison, en se regroupant avec plusieurs
autres indépendants dans la Motion Picture Distributing and Sales Company
dont il devient président. La bataille juridique dure de longues années mais
le camp Carl Laemmle-William Fox finit par gagner : en 1912, la Cour
Suprême condamne le cartel Edison au nom de la loi antitrust. Les
« Indépendants » qui sont des immigrés de fraîche date l’emportent sur les
Wasps soucieux de leur monopole et des avantages acquis. Laemmle fonde
l’Universal Film Company, sa première maison de production, loue un site
dans le New Jersey et ouvre un premier bureau en Europe. Traffic in Souls
est son premier succès commercial, réalisé par cette compagnie. Le film
traite de l’exploitation des jeunes immigrantes attirées par de fausses offres
d’emploi et qui tombent dans le piège de la prostitution. Le thème de la
« traite des blanches » (white slavery) suscite à l’époque une émotion très
vive dans l’opinion publique. Le sujet, à la fois brûlant, social et mélodramatique, déclenche une controverse au sein du National Board of
Censorship of Motion Picture5. Tous ces éléments participent du succès du film.
Hollywood, la terre promise
À la suite de ses confrères Adolph Zukor et Jesse L. Lasky, Laemmle
décide de quitter la côte est. Il réinvestit ses bénéfices dans l’achat d’un
immense terrain près d’Hollywood (sur lequel se trouve une batterie de
poulets, qu’il conserve un certain temps, au cas où) qu’il appelle Universal
4
Peu de temps après le premier western de l’histoire, The Great Train Robbery (1903) d’Edwin S. Porter,
on se met également a en tourner en France. Joë Hamman, acteur qui admire le cirque de Buffalo Bill, en
réalise dès 1906 dans la région parisienne, à Arcueil et à Meudon, puis, après sa rencontre avec le marquis
de Baroncelli, en Camargue.
5
Laemmle ne craint pas les sujets susceptibles de fâcher l’establishment wasp. En 1916, il produit le film
de Phillip Smalley et Lois Weber, Where Are My Children ?, qui pose la question du contrôle des
naissances et évoque le recours à l’avortement dans toutes les couches de la société. Le film avait été
inspiré par le procès pour obscénité intenté à Margaret Sanger en 1914. Laemmle a le goût des
polémiques qui enflamment l’opinion publique.
108
NICOLE GABRIEL
City. Le plus grand ensemble de studios hollywoodiens est le sien – avant
qu’Universal soit dépassé à son tour par la MGM. Pourquoi choisit-il la
Californie ? Tout d’abord pour son ensoleillement : jusqu’à l’arrivée du
parlant, on tourne beaucoup en extérieurs où à travers des baies vitrées
laissant entrer la lumière du jour. Il ne perd pas pour autant le contact avec
New York puisque deux lignes de train relient Los Angeles et l’Est des
États-Unis. Non seulement le coût du travail y est deux fois moins élevé qu’à
New York ou Chicago, mais il n’y existe pas encore de syndicats. Last but
not least, il peut plus facilement échapper aux avocats et détectives
d’Edison, toujours virulent6. Les studios sont inaugurés à grand renfort de
publicité en 1915 (près de 100.000 personnes se relaient à l’inauguration). À
peine dix ans se sont écoulés depuis que Laemmle s’est lancé dans l’aventure
des nickelodeons.
Le choix du nom de sa compagnie cinématographique et celui de son
logo s’inscrivent dans une stratégie d’autopromotion. Universal est une
trouvaille géniale, en partie due au hasard, inspirée par le nom d’une marque
de tuyaux arborée par un camion passant sous ses fenêtres. Le tuyau pourrait
d’ailleurs symboliser lui-même le système de diffusion hollywoodien à flux
continu. Tout se passe à Los Angeles comme s’il fallait à tout prix remplir
ces pipe lines d’images. Le logo, un globe terrestre tournant sur son axe en
accéléré, est une cristallisation puissante de l’imaginaire en même temps
qu’une réaffirmation du caractère mondial du nouveau médium. À cela
s’ajoute la mise en place d’une communication tous azimuts, au moyen
d’une presse maison, de films de promotion de type institutionnel vantant les
studios, de visites organisées et d’études de marché relatives aux films en
cours de production. Il s’appuie sur la puissance de la nouvelle corporation
naissante, celle-là même qui s’est substituée aux bataillons d’avocats d’Edison.
Dès 1912, il crée à cet effet un organe de liaison avec les exploitants de
salles, The Implet, devenu Universal Weekly, puis Moving Picture Weekly.
Paterne, pour ne pas dire paternaliste, il se fait appeler Uncle Carl,
courtise l’homme de la rue (« Mister Everyman »), s’adresse avec lui avec
familiarité, lui propose des concours comme par exemple un prix pour la
meilleure adaptation littéraire d’après Notre-Dame de Paris, des visionnages
privés pour tester ses réactions. Le marketing est poussé bien en amont de la
production, puisqu’il va jusqu’à solliciter les futurs spectateurs pour le choix
des scripts et des titres de films. Les suggestions retenues sont rémunérées.
Blaise Cendrars, reporter à Hollywood, raconte comment le producteur
demande personnellement au public de bien vouloir collaborer avec le studio
Universal en lui envoyant « des observations, des remarques, des suggestions, qu’il s’engage à payer « cash » de 50 à 100 dollars si une idée soumise
est retenue, c’est peut-être à la porte d’Universal que poireautent le plus de
gogos »7.
6
Cf. Olivier Caïra, Hollywood face à la censure. Discipline industrielle et innovation cinématographique
CNRS éditions, Paris, 2005.
7
Blaise Cendrars, Hollywood, la Mecque du cinéma, Paris, Grasset, 1936 (rééd. Ramsay, 1987, pp. 87-88).
CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL
109
Son désir de se rapprocher de l’homme de la rue se traduit dans des
productions multi-genres : des feuilletons, des comédies, des westerns, des
drames humains. En un premier temps, il privilégie, comme nous l’avons vu,
les thèmes sociaux, la corruption (avec Graft 1915), la tuberculose (The
White Terror, 1916). Il dénonce alors le travail des enfants et l’habitat sordide.
Le Star System
Carl Laemmle a le génie de la communication. Avant même de créer
son propre studio, il entrevoit le star system à l’américaine, autrement dit à
une autre échelle que celle qu’on connaissait en Italie ou en France. Il
remarque que le public s’attache à certaines figures de comédiens, même s’il
n’en connaît pas le nom8. Dans les premières années du 7e Art, les acteurs
sont de simples employés pouvant être affectés à d’autres tâches. Leur nom
ne figure même pas au générique, les studios craignant qu’ils n’exigent des
cachets trop élevés. Laemmle observe que le public les désigne d’après la
compagnie qui les emploie. Ainsi parle-t-on de the Biograph girl ou de the
Vitagraph girl. Il reconnaît d’emblée l’importance de la vedette comme objet
d’identification du spectateur, la fonction de la célébrité du ou de la protagoniste et le rôle de la presse dans la fabrication du mythe.
Il lance ainsi une actrice d’ordinaire employée par la Biograph, Florence
Lawrence, par un coup publicitaire jouant sur les émotions. Tout d’abord, il
fait répandre le bruit qu’elle a été tuée dans un accident de voiture. Quelques
jours plus tard, deuxième information, il dément cette rumeur par voie de
presse et annonce, photo à l’appui, que l’actrice tiendra le rôle principal dans
le prochain film de l’Independant Moving Pictures Company intitulé… The
Broken Oath. Sur le lieu de tournage, à Saint Louis (Missouri), Laemmle
organisera une réception fastueuse de la comédienne. Ses « fans » sollicitent
le studio qui leur envoie la photographie dédicacée de celle-ci. La star est
née9.
Universal engage pour des contrats de courte durée des comédiens et
comédiennes qui finissent par avoir une incontestable notoriété. Outre Lon
Chaney et Erich Von Stroheim, Laemmle lance le comique lunaire Harold
Lloyd, qui cherche à concurrencer Buster Keaton. Il utilisera, pour leur
carrière américaine, Conrad Veidt et Boris Karloff. Il produit plusieurs
métrages à thématique sociale que réalise la première femme réalisatrice
américaine, Lois Weber. Il encourage à ses débuts l’acteur excentrique
Stroheim à passer de l’autre côté de la caméra et son neveu William Wyler à
faire de même. Il fait travailler le jeune John Huston comme scénariste. Pour
8
Cette fascination pour la vedette cinématographique, Bela Balasz l’analyse dans un texte sur le visage
d’Asta Nielsen, sur lequel les spectateurs déchiffrent les émotions. Cf. Bela Balasz, Der sichtbare Mensch
oder die Kultur des Films, Francfort/Mein, Suhrkamp Verlag, 2001, pp.107-111. (Première édition 1924)
9
Jack Doyle, “A Star is Born, 1910’s”, www.pophistorydig.com, 30 octobre 2008. Par la suite, les
Valentino, Garbo etc. n’ont pas tourné avec Laemmle qui n’était pas en mesure ou refusait de payer des
cachets exorbitants.
110
NICOLE GABRIEL
ce qui est de la production, il est à l’origine de la carrière d’Irving Thalberg
qui, de proche collaborateur, deviendra le tycoon de la MGM.
Guerre des images et guerre réelle
Carl Laemmle est bientôt rattrapé par la politique puisque la Première
Guerre mondiale éclate un an après l’inauguration de son studio à
Hollywood. Plus que sur des films, Laemmle a construit son empire naissant
sur la relation particulière qu’il a su établir avec le public américain. La
politique risquait de mettre cette relation à mal. Il avait toujours proclamé sa
fierté d’être américain, mais il n’avait jamais caché son origine ethnique et
religieuse. Pour éviter que le studio ne soit soupçonné de sympathie pour un
des pays belligérants, il se conforme strictement à la ligne du Président
Wilson qui veut éviter toute forme d’engagement dans le conflit. Mieux, il
fournit au pouvoir politique un appui logistique : l’allocution du Président
Wilson, le 4 août 1914, est accompagnée d’un court-métrage produit en
quarante-huit heures par la compagnie Universal : Be Neutral10.
C’est la ligne qui est scrupuleusement suivie par Laemmle jusqu’à
l’entrée en guerre des US le 6 avril 1917 alors qu’il y a des films interventionnistes comme Uncle Sam Awake, produit par Laurence Rubel (1916)
ou pacifistes comme The Battle Cry of Peace de Jay Stuart Blackton (1915),
ou encore Civilization de Thomas Ince, un film à grand spectacle, résolument pacifiste et destiné à appuyer la réélection de Woodrow Wilson.
Laemmle, en tant que germano-américain, doit dissiper tout soupçon de double
allégeance et afficher sa participation à l’effort de guerre. Il répond aux
appels du Comitee on Public Information Agence chargé de la propagande.
Avec des films comme The Man Without A Country ou The Birth of Patriotism,
il essaie de convaincre les réfractaires à la conscription. Il contribue ainsi à
rallier à l’effort national toutes les composantes de la population. Il va plus
loin et se joint à la campagne antigermanique avec des films d’espionnage,
tendant à repérer des agents allemands infiltrés dans la population américaine et en pratiquant le german bashing avec des films dépeignant les
Allemands comme des brutes sanguinaires. Il repère comme incarnation
idéale du Prussien Erich von Stroheim (dont il produira deux chefs-d'œuvre
par la suite) qu’il utilise d’abord comme acteur. C’est une collaboration antiallemande de choc. Stroheim est aux États-Unis en 1909 et a joué un rôle
dans Intolerance de D.W.Griffith dont il devient le conseiller technique.
Dans The Unbeliever, il joue le lieutenant Kurt von Schnieditz qui fracasse
le violon d’une recrue en prononçant ces mots : « You are here to fight, not
to fiddle »). Dans Heart of Humanity, il se livre à une performance plus
spectaculaire encore puisqu’on le voit violer une infirmière après lui avoir
10
Ce bel exemple de communication de masse n’est pas le premier dans l’histoire du 7e Art : en 1897,
dès la rupture des relations entre les États-Unis et l’Espagne, Stuart Blackton et Albert Smith tournaient le
film patriotique Tearing down the Spanish Flag. Cf. Ferri Pisani « Le cinéma américain » in : L’Art
Cinématographique VII, Paris, Alcan, 1930, p. 73.
CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL
111
arraché les boutons de sa veste avec les dents et jeter un bébé par la fenêtre.
Aucune outrance n’est assez forte.
Vers la fin de la guerre, Universal produit un court-métrage sur le torpillage
du paquebot britannique Lusitania, un des événements qui avait le plus ému
l’opinion publique américaine et contribué à la faire basculer dans le sens
d’un engagement armé des USA : The Sinking of the Lusitania (1918) du
dessinateur Winsor McCay qui constitue le premier film d’animation traitant
d’un sujet grave. Laemmle poursuit encore dans cette veine avec The Kaiser,
exploité également sous le titre de The Beast of Berlin où l’agressivité,
détournée du peuple allemand, se focalise sur l’empereur Guillaume II,
auteur de tous les maux, que l’on voit planifier le torpillage du Lusitania. Le
film, réalisé par Rupert Julian (qui mettra en scène après-guerre The Phantom
of the Opera 1925) présente un duo d’acteurs prodigieux, Lon Chaney et, de
nouveau, Erich von Stroheim, qui campe l’empereur abhorré. C’est un
énorme succès
L’Allemagne après la bataille
Cependant, une certaine lassitude tend à s’installer chez le public. « Not
a war film » devient un argument publicitaire. Avec la victoire alliée, ce
n’est plus une nécessité politique que de continuer à exploiter ce filon,
d’autant que les films anti-allemands vont à l’encontre de la politique du
Président Wilson et de l’idée d’une Société des Nations. Après la première
guerre mondiale, Carl Laemmle ne fit pas amende honorable vis-à-vis de son
pays d’origine et il ne désavoua pas les films qui montraient ses anciens
concitoyens de façon si caricaturale. Cependant, pour la décennie qui suivit,
l’Allemagne fut au cœur de ses préoccupations. Il poursuivit une politique
délibérée de rapprochement avec son pays d’origine et reprit immédiatement
des contacts personnels et des relations d’affaires.
Laemmle se rend en Allemagne tout de suite après le conflit et est ému
devant la misère de ses anciens concitoyens. C’est pourquoi il recourt à la
stratégie, fort peu habituelle chez les producteurs de cinéma, des bonnes
œuvres. Il engage le public à suivre son exemple par une habile entreprise de
communication, exhortant ses lecteurs à faire parvenir de l’argent, des dons
de nourriture et des vêtements, non pas directement dans le pays vaincu,
mais à Universal. Il n’hésite pas à s’adresser personnellement au lecteur et
au spectateur, faisant montre à la fois d’humanité et d’habileté. Il insiste sur
le fait que la population allemande a été durement éprouvée et flatte la
magnanimité américaine : « Certes, nombre d’entre vous n’ont pas pu
oublier la guerre, et peut-être des traces de haine subsistent dans votre cœur.
Pourtant, c’est bien un trait typiquement américain que d’oublier et de
pardonner, de s’adoucir et de compatir à la vue du véritable désespoir. Aucune
nation dans le monde ne sait répondre plus promptement à un appel à l’aide.
Imaginez-vous retournant dans votre ville natale pour y découvrir vos
connaissances, même les plus respectables, réduites à la famine et à la
112
NICOLE GABRIEL
mendicité : c’est l’expérience que j’ai vécue l’an dernier et la situation ne
fait qu’empirer »11.
Il semble que Laemmle ne soit pas tant resté attaché à l’Allemagne qu’à
sa terre souabe où il se rendait régulièrement et avec laquelle il entretient des
relations d’ordre affectif. Après la guerre, il s’emploie à devenir le bienfaiteur de sa ville natale en subventionnant généreusement des institutions
charitables juives et chrétiennes. Ses anciens concitoyens le remercièrent en
le nommant citoyen d’honneur de la ville et en donnant son nom à une rue
ainsi qu’au lycée. L’amour du pays natal (Heimat) est un trait dominant et
constant et il y a fort à parier que la reconnaissance au double sens du mot de
ses compatriotes ne lui importait pas moins que l’empire cinématographique
qu’il s’était forgé, loin de l’endroit où il était né.
Le second volet de cette stratégie concerne les affaires. Dans la nouvelle
donne mondialisée où des concurrents inédits vont nécessairement émerger
et s’imposer sur le marché, il a repéré le potentiel du cinéma d’outre-Rhin :
les pays européens sont économiquement exsangues mais leurs moyens
cinématographiques leur permettent toujours de rivaliser avec le cinéma
américain. La période de conflit a accéléré l’évolution des structures, donnant
à l’Allemagne des investisseurs et la dotant de studios indispensables à la
production de films. Il affirme la présence d’Universal en Allemagne dès
1920, prenant ses concurrents de court. Il profite aussitôt de la moitié
des quotas réservés aux firmes américaines, distribue des westerns, des films
d’aventure et d’action, de qualité médiocre si l’on en croit la critique de
l’époque.
À Hollywood, les grands studios rivalisent plus que jamais pour engager
de nouveaux talents. Ernst Lubitsch arrive en 1923, ainsi que Murnau et le
producteur Erich Pommer. C’est Laemmle qui fait venir Paul Leni (à qui il
fera tourner quatre films) ainsi que l’acteur Conrad Veidt. 1927 est l’année
de l’adaptation de L’Homme qui rit de Victor Hugo. Laemmle fera également travailler Karl Freund, le talentueux caméraman de Metropolis qui
signera pour Universal un classique du film d’horreur, The Mummy (1932),
avec Boris Karloff. Il cherche à négocier avec l’UFA, mais la Paramount et
la MGM s’entendent pour former une société de distribution germanoaméricaine. Il crée cependant en 1926 la maison Matador12 qui deviendra par
la suite la Deutsche Universal et qui diffuse sur place une partie de son
catalogue : Foolish Wives, Blind Husbands, fruit de sa collaboration avec
Erich von Stroheim, des adaptations littéraires et des films d’horreur, qui
deviennent la marque de fabrique d’Universal, comme The Hunchback of
Notre Dame et Phantom of the Opera, tous deux avec Lon Chaney. Notons
aussi que Wilhelm Dieterle travaille d’abord pour la Deutsche Universal,
avant de s’établir à Hollywood à la maison mère.
11
Cité par Véronique Elefteriou-Perrin dans « Onkel Karl chez Uncle Sam : les guerres de Carl Laemmle »,
in Vienne et Berlin à Hollywood, PUF, Paris, 2006, p. 60.
12
Cf. Erika Wottrich, Deutsche Universal. Transatlantische Verleih- und Produktionsstrategien eines
Hollywoodstudios in den 20ger und 30ger Jahren, Verlag edition text+kritik, Munich, 2001.
CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL
113
À l’Ouest rien de nouveau
Une fois la guerre terminée, l’attitude belliqueuse était sans objet et le
message que veut faire passer Hollywood va dans le sens d’une réconciliation. Aussi les films sur le conflit passé ont-ils tendance à montrer comme
un frère l’ennemi que l’on s’était plu à diaboliser 13. Dès 1918, Charles
Chaplin met en scène Charlot Soldat, comédie ouvertement antimilitariste.
De son côté, D.W. Griffith tourne Isn’t Life Wonderful (1924), dans les environs
de Berlin. Les protagonistes sont polonais, certes, mais l’auteur montre la
souffrance des Allemands, la misère et le chaos politique où ils se trouvent.
The Big Parade (1925) de King Vidor, qui présente notamment un soldat
américain refusant d’achever un soldat allemand blessé, est un énorme
succès. Même chose pour Four Sons (1928) de John Ford qui montre une
famille allemande déchirée par la guerre, un des fils ayant émigré aux ÉtatsUnis, les autres non.
Pour Laemmle, les choses changent autour de 1928, lorsqu’il forme le
projet d’adapter à l’écran Im Westen Nichts Neues, le roman antimilitariste
d’Erich Maria Remarque qui vient de paraître et qui est immédiatement un
succès de librairie. C’est le réalisateur hongrois Pál Fejös qui attire l’attention
de Laemmle sur le livre en vue d’une adaptation cinématographique. Celui-ci
se rend personnellement en Allemagne négocier l’achat des droits. La particularité du récit est de se fonder sur une expérience exclusivement vécue
dans le camp allemand. C’est ce qui constitue la nouveauté de l’approche et
qui plaît à Laemmle. Mais il sait très bien qu’il va au-devant de difficultés,
en tout cas en Allemagne : à son retour, il déclare au New York Times : « Le
sentiment des nazis contre ce livre est tel qu’un des principaux propriétaires
de salles en Allemagne nous a fait comprendre qu’il ne voudra rien avoir à
faire avec ce film en Allemagne »14.
Laemmle propose à Remarque de jouer dans le film, celui-ci refuse, se
jugeant trop vieux pour incarner le lycéen Paul. On décide, avec vingt ans
d’avance sur Bresson, qu’il n’y aurait que des visages inconnus. Comme
metteur en scène, Universal choisit Lewis Milestone (Lew Milstein), 35 ans,
dont c’est le premier film. Symboliquement, le tournage commence le 11
novembre 1929. Le film, sans aucune complaisance, est un clair refus du
patriotisme (« Mieux vaut ne pas mourir du tout que de mourir pour sa
patrie »). Il rencontre un très grand succès populaire aux États-Unis et il
remporte deux oscars, celui du meilleur film et celui du meilleur réalisateur.
On parla même de Laemmle comme lauréat éventuel du prix Nobel de la
paix.
La réception n’est pas du tout la même en Allemagne. Les premières
séances sont perturbées par des nazis, Goebbels en tête, qui organisent des
lancers de rats. Une campagne de presse extrêmement violente suit. Les
13
Cf. Thomas Doherty, Projections of war. Hollywood, American culture and WW II, Columbia University
Press, 1994.
14
The New York Times, 6 octobre 1929.
NICOLE GABRIEL
114
Sociaux-Démocrates ne défendent pas le film qui est interdit seulement une
semaine après sa sortie, le 11 décembre 1930, par le Film-Oberprüfstelle,
le comité de censure cinématographique de l’époque. Le film pâtit de la
conjonction suivante : c’est le récit de la défaite allemande, traumatique,
aggravé par l’effet que provoque chez le public allemand, qui n’y est pas
habitué, une technologie nouvelle : le parlant. On voit donc des soldats
portant l’uniforme allemand et parlant américain ! Laemmle est la cible
d’une campagne très virulente. La presse rappelle les films tournés par
Universal durant la Première guerre mondiale et conseille à Laemmle de ne
plus revenir en Allemagne. Profondément affecté, il ne retournera plus
effectivement dans son pays natal. Il est pourtant prêt à des concessions pour
que son film soit diffusé en Allemagne. Il le fait remonter, au grand dam
d’Ilya Ehrenbourg qui lui reproche de « faire de l’argent avec la guerre et
avec la paix ». Le film est autorisé en projection privée en 1931, mais sera
bien évidemment interdit dès 1933. Il faudra attendre 1984 pour que les
Allemands puissent le voir dans sa version originale.
La chance abandonne Laemmle à mesure qu’une nouvelle catastrophe
se prépare sur le Vieux Continent. En 1936, le studio Universal est racheté
par ses créanciers. Carl Laemmle meurt en septembre 1939. Lui qui a
toujours su accompagner ses actes de la plus grande publicité, n’en a donné
aucune au dernier combat de sa vie, sa lutte pour sauver ses coreligionnaires
en leur permettant d’obtenir un visa pour les États-Unis15. De nouveau, il
privilégie une démarche individuelle : il ne semble pas qu’il ait collaboré
avec des organisations juives d’aide aux réfugiés. Concrètement, il se porte
garant pour des parents éloignés, ou de simples connaissances, organise leur
accueil à New York, leur procure un logement et un emploi. Chaque candidat
à l’immigration devait en effet présenter, outre un visa, un certificat prouvant
qu’il disposait d’un hébergement et de ressources. Il s’agissait de l’établissement d’affidavits, ou attestations de soutien engageant personnellement
celui qui se portait garant. Laemmle se livre avec patience et obstination à
cette bataille avec l’administration américaine. Le nombre des affidavits
établis par Laemmle s’élève à quelque trois cents et il a persuadé certaines
de ses connaissances comme Fritz Lang ou Paul Kohner à suivre son exemple.
Les archives américaines consultées révèlent l’étendue de son engagement et
l’inflexibilité des hauts responsables de l’administration américaine. Ces
échanges de lettres font apparaître un autre Laemmle, qui s’exprime sur le
ton de la supplication, (« Please, have a kind heart »), encaisse les remarques sur son grand âge, son décès imminent et la nullité des affidavits.
Conclusion
Nous avons tenté de cerner la figure du producteur Carl Laemmle,
personnage qui a joué un rôle éminent dans l’industrie cinématographique
15
Cf. Udo Bayer, « Laemmles List - Carl Laemmle’s Affidavits for Jewish Refugees », Film History,
vol. 10, n° 4, 1998, pp.501-521.
CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL
115
naissante aux États-Unis. Discret, parfois même secret, sans l’arrogance ni
l’extravagance de ceux que l’on a appelé les magnats du cinéma, ce Juif
allemand a réussi à s’intégrer, non seulement dans la communauté américaine, mais, l’union faisant la force, à résister à la puissance économique et à
la force juridique dissuasive de la société dominante. Cosmopolite par
nécessité, mais aussi par goût et volonté d’entreprendre, il s’est adressé à un
public d’immigrants comme lui. Ni homme politique ni artiste, il appelait de
ses vœux un monde de paix, de commerce et d’entertainment où les rêves
peuvent devenir vrais. Sa volonté d’assimilation est contrebalancée par son
attachement à la terre natale, la Souabe, plutôt que l’Allemagne proprement
dite, ainsi que par sa fidélité aux valeurs de la religion juive. Cela en fait un
individu à part parmi ceux que Neil Gabler nomme les « Juifs qui
inventèrent Hollywood ». Carl Laemmle était conscient d’un danger dont il
avait fait, à distance, l’expérience, lors de la campagne allemande contre son
film pacifiste À l’Ouest rien de nouveau. Ce citoyen du monde a certainement vécu l’évolution de la situation allemande comme une tragédie
personnelle. Il y a fait face en homme d’action et a consacré ses dernières
forces à défendre le droit de vivre de ses coreligionnaires dont il a rendu
possible, dans la mesure de ses moyens personnels, l’exil salvateur.
ANNE-MARIE BERNON-GERTH ∗
LA COMMUNICATION PUBLIQUE SUR LA SCIENCE
EN GRANDE-BRETAGNE : PERSPECTIVES TRANSNATIONALES
e
e
ET INTERNATIONALISME AUX XX ET XXI SIÈCLES
Jusqu’à récemment, en Grande-Bretagne comme dans de nombreux
pays, une majorité pensait que la science est isolée de la vie et des
préoccupations ordinaires. On avait tendance soit à avoir foi en la science
soit à s’en méfier. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui souhaiteraient qu’elle leur apporte des vérités absolues, tout en s’inquiétant face aux
avancées scientifiques et à l’impact des nouvelles technologies sur l’environnement et la société.
Cette étude part de la question que se sont posée des institutions, des
personnalités, et d’une manière générale la communauté scientifique, pendant
les trois dernières décennies de la fin du XXe et du début du XXIe siècle,
et qui, en Grande-Bretagne comme ailleurs, est la suivante : comment améliorer la diffusion sociale des connaissances scientifiques et techniques et la
compréhension du public ?
Nous centrerons notre analyse sur le Royaume-Uni car, depuis de
nombreuses années, nous étudions le concept de « compréhension de la
science par le public » (Public Understanding of Science – PUS), et de
« communication publique sur la science » (Public Communication of
Science and Technology – PCST) outre-Manche1. Il existe toutefois des
acceptions différentes relatives à la diffusion publique de la science selon les
pays et les contextes concrets. Dans certains d’entre eux, la présentation de
la science au public a, bien entendu, préexisté à l’introduction du concept de
PUS et de PCST à partir des années 1980, mais les spécificités politiques
britanniques ont impliqué des perspectives transnationales et un internationalisme des modèles. Nous envisagerons donc la « transférabilité » des
pratiques de communication scientifique publique en Grande-Bretagne dans
différents contextes. Nous nous interrogerons sur l’attitude du public britan∗
Maître de Conférences honoraire en Sciences de l’Information et de la Communication, et en Civilisation
Britannique, Université Paris Diderot - Paris 7
1
Création en 1987 par Anne-Marie Bernon-Gerth, avec Denise Devèze-Berthet, d’un groupe de recherche
« science, médias et société », avec organisation de colloques internationaux et publications. Nos travaux
ont été poursuivis ensuite au sein du CRECI (Centre de recherche sur la communication et l’image), avec
Baudouin Jurdant et d’autres chercheurs de l’UF CCI (Cinéma, Communication, Information), notamment
Joëlle Le Marec ; plus récemment, ils se sont effectués au sein du Laboratoire ICT (Identités, Cultures,
Territoires) de l’Université Paris Diderot.
118
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
nique face à la science, et analyserons le rôle, les objectifs et le pouvoir des
acteurs de la communication publique sur la science selon les modalités
utilisées par les institutions, les fondations, les musées et les sociétés
savantes pour encourager l’accès à la science. Nous aborderons également le
rôle joué par les médias et les journalistes scientifiques, longuement analysé
par ailleurs2, et l’apport plus récent d’Internet et des réseaux sociaux. Il
s’agira enfin pour nous d’évaluer les modèles de communication publique
sur la science au Royaume-Uni pour tenter d’en tirer des enseignements dans
une perspective transnationale et internationale. La perspective transnationale implique en effet un phénomène de rapprochement et confère une
autre dimension à la communication. Elle repose sur des échanges de nature
différente qui ne passent pas nécessairement par des canaux interétatiques
publics, même si leurs conséquences concernent les États. Dans le contexte
de l’évolution de la communication publique sur la science ces dernières
années, la discussion portera sur les enjeux qu’entrevoient les chercheurs
britanniques en information et communication ainsi qu’en sciences sociales.
Le Royaume-Uni semble en effet participer d’un mouvement transnational
entre gouvernance et « engagement public » (Public Engagement – PE). Dans
ce cas-là, il sera question de savoir si, en ce début de XXIe siècle, se tissent
un peu partout des liens nouveaux entre science et société, et si oui, quels en
sont les effets.
Perspectives historiques transnationales sur le rôle et la
logique des principaux acteurs
Au Royaume-Uni, la diffusion de la culture scientifique est inscrite à
l’ordre du jour du gouvernement depuis une trentaine d’années. Elle a été
formalisée en 1985 par une publication de l’Académie des sciences britannique (Royal Society) dans un Rapport – dit « Bodmer » du nom de son
auteur- intitulé La Compréhension de la science par le public (The Public
Understanding of Science)3. À partir de là, l’idée de la communication sur la
science s’est historiquement construite autour du « modèle du déficit »
(deficit model). Ce modèle implique que les non-spécialistes et le public en
général, souffrent d’un déficit de connaissances scientifiques qu’il convient
de combler. Partant du fait que la science et la technologie occupent une
place prépondérante dans la société, le Rapport Bodmer a recommandé le
développement d’actions visant à en donner une meilleure image. Il insistait
aussi sur la nécessité de transmettre à un large public des savoirs valorisant
2
Anne-Marie Bernon-Gerth, « Production et diffusion de l’information scientifique à la télévision : comparaison
entre la France et la Grande Bretagne », in CRECI, La promotion de la culture scientifique et technique :
ses acteurs et leurs logiques, Paris, Publications de l’Université Paris Diderot - Paris 7, 1997, p.13-23 ;
« Enquêtes auprès des Organismes publics ou privés impliqués dans la production et la diffusion de
l’information scientifique et technique à la télévision dans deux pays de la Communauté Européenne
(France – Grande Bretagne) », Rapport AIP Image et Communication, Paris : Université Paris 7, 1991, 60 p.
3
Royal Society. The Public Understanding of Science (Bodmer Report), London, Royal Society, 1985.
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
119
l’entreprise scientifique. Cela importait d’autant plus que le gouvernement
Thatcher de l’époque encourageait ce genre d’initiatives.
Au milieu des années 80, la promotion de la culture scientifique devient
ainsi prioritaire pour la Royal Society qui facilite l’implication des
scientifiques et des médias non seulement à l’école, mais aussi dans l’éducation
des citoyens. L’Association britannique pour le progrès scientifique (British
Association for the Advancement of Science – BAAS) lance également des
programmes incitatifs pour développer des recherches quantitatives et
qualitatives sur le niveau de connaissances scientifiques du public (scientific
literacy) et sur « le modèle du déficit ». Des chercheurs tels que John Durant,
Brian Wynne en Grande-Bretagne et Daniel Boy en France confrontent leurs
résultats. Ils déplorent tous le manque de connaissances scientifiques de la
population4.
Le champ de recherches sur la compréhension de la science par le
public (PUS, en anglais) et la communication publique sur la science
(PCST, en anglais) s’est donc surtout développé à partir du milieu des
années 1980 en Grande-Bretagne, conjointement à la France, dans une
perspective transnationale. Il existe en effet une sorte de perméabilité des
domaines de recherche car les chercheurs des deux pays, ceux d’Europe et
maintenant du monde, se rencontrent dans des colloques5 et multiplient les
axes « science et société » au sein de programmes-cadres de recherche et de
développement (PCRD). Ces programmes renforcent les réseaux européens
et internationaux qui existent déjà. Ainsi, depuis 1989, les chercheurs
appartenant au réseau CPST – Communication publique sur la science et la
technologie (PCST, en anglais), se réunissent tous les deux ans dans les
grandes capitales du monde. Cela permet une confrontation entre chercheurs,
professionnels, institutions et associations de citoyens sur les pratiques de
communication scientifique publique. De même, le réseau européen ECSITE
– Centres et musées scientifiques européens (European Network of Science
Centres and Museums), créé en 1989 et ouvert à présent à d’autres pays,
contribue à la circulation des idées et des savoir-faire entre les musées et les
centres consacrés aux sciences et aux techniques.
Ces réseaux transnationaux nés d’interrogations communes concernant
la communication publique sur la science s’appuient sur des ensembles plus
vastes qui fédèrent des communautés de chercheurs au-delà des frontières
géographiques et disciplinaires, notamment la Société des études sociales sur
la science (Society of Social Studies of Science). La publication de Science et
culture en Europe (Science and Culture in Europe) en deux versions, française
4
John Durant, Geoffrey Evans, Geoffrey Thomas, « The Public Understanding of Science », Nature, 340, 1989,
p.11-14.
Brian Wynne, « Knowledges in context », Science, Technology and Human Values, 16, Winter, 1991,
p. 111-121.
Daniel Boy, Les Attitudes des français à l’égard de la science, Paris, CNRS, CEVIPOF, 1989.
5
Un des premiers colloques internationaux sur les thèmes de recherche du « PUS » était intitulé « Policies and
Publics for Science and Technology ». Il a eu lieu à Londres en 1990.
120
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
et anglaise, réalisées conjointement en 1993, en France par la Revue Alliage
et en Grande-Bretagne par le Musée des Sciences (Science Museum), a, par
exemple, mobilisé la participation de chercheurs de nombreux pays d’Europe et
d’ailleurs6. On y analyse les conceptions transnationales, l’internationalisation et même l’idée de « dénationalisation » de la communication publique
sur la science. Certains auteurs pensent que tout ne peut pas s’exporter,
d’autres plaident pour une science sans frontières – plus particulièrement
Elisabeth Crawford dans l’article Dénationalisation. La science a-t-elle des
frontières ? (National and international in Science : a dialogue)7. Dans un
même élan, le Conseil Britannique (British Council) qui représente la culture
britannique dans le monde entier, prône également une communication
publique sans frontières et recommande que la science soit un exercice
légitime et valorisé.
Ainsi, dès le siècle dernier, un grand nombre d’initiatives transnationales essaient de développer la coopération entre les pays dans le domaine
de la communication publique sur la science. La Fondation européenne de la
science (European Science Foundation), par exemple, promeut des projets
européens de recherche élaborés en collaboration et donne des conseils à
ceux qui cherchent des partenaires. D’autres, comme la Fondation de
l’Europe scientifique (Foundation Scientific Europe), s’intéressent plus
particulièrement à un public plus large et mettent en œuvre des projets pour
l’atteindre, notamment par des expositions scientifiques itinérantes.
L’identification des pratiques envisagées en Grande-Bretagne depuis les
années 1980 et les mesures de « transférabilité » de leurs modalités au-delà
des frontières va donc nous permettre d’examiner si les dispositifs mis en
place localement vont se développer ou, au contraire, disparaître sous
l’emprise du « technologisme » planétaire. Comment l’élan britannique a-t-il
pu soustraire la pensée des gens à l’oscillation qui, depuis trente ans, l’a
portée à célébrer les triomphes scientifiques puis à annoncer de grandes
catastrophes dont la science serait porteuse ? Pour répondre à ces questions,
il est important, dans un premier temps, d’analyser le rôle qu’ont joué les
principaux acteurs de la promotion scientifique et d’entrevoir leur logique.
L’un des acteurs importants du développement de la compréhension
de la science par le public a été le COPUS (Committee on the Public
Understanding of Science), initié en 1985 par deux Sociétés savantes :
l’Académie des sciences (Royal Society) et l’Association britannique pour le
progrès scientifique (British Association for the Advancement of Science –
BAAS)8. Cette dernière a pour fonction spécifique de faciliter la communi6
John Durant, Jane Gregory (eds.), Science and Culture in Europe (conceived and commissioned by
Jean-Marc Lévy-Leblond), London, Science Museum, 1993. Voir Numéro spécial Alliage, N° 16-17, EtéAutomne 93.
7
8
Elizabeth Crawford, « La science a-t-elle des frontières ? », op. cit., p.35-41.
Au sujet de cette dernière Association, on doit signaler qu’elle a été fondée en 1831, qu’elle est ensuite
devenue L’Association britannique (British Association -BA) et qu’elle s’appelle à présent l’Association
Scientifique Britannique (British Scientific Association -BSA).
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
121
cation non seulement en direction du public, mais également du gouvernement. Il est intéressant de mentionner ici que, plusieurs années après la
fondation de la BAAS (1831), a été créée en 1848 l’Association américaine
pour le progrès scientifique (American Association for the Advancement of
Science – AAAS) sur le modèle britannique avec la mission transnationale de
promouvoir la science, la technologie et l’innovation à travers le monde,
dans l’intérêt de toutes les populations. Cette Association est toujours engagée
dans la communication publique sur la science. Elle est très influente,
fonctionne grâce à des fonds publics et privés, et publie la célèbre revue
hebdomadaire Science diffusée dans le monde entier. COPUS, le Comité
pour la compréhension de la science par le public est également financé en
partie par le gouvernement et en partie par des sponsors. Il joue un rôle de
conseil et de médiation entre la communauté scientifique et le public en
élaborant notamment des programmes scolaires, en organisant des conférences
publiques, et en favorisant la création et la diffusion de pièces de théâtre sur
des sujets scientifiques. COPUS a aussi été à l’origine, en 1989, de festivals
sur la science tel que celui d’Edimbourg, réputé dans le monde entier. Cette
initiative a d’ailleurs contribué au développement de festivals du même type
en Grande-Bretagne et dans plusieurs autres pays, ainsi que de manifestations comme les Semaines et les Fêtes de la science9. Ce genre d’activités
et de manifestations britanniques destinées à promouvoir une meilleure
communication publique sur la science reposent presque toutes sur le « deficit
model » et sur l’hypothèse, mentionnée plus haut, de la capacité des individus
à maîtriser de grandes quantités de connaissances si leur mise en cohérence
et leur accès sont facilités. Dans cette optique, l’une des principales fonctions
de COPUS est d’obtenir le soutien du gouvernement en faveur de la science.
En Grande-Bretagne, en effet, la politique et la science n’ont pas
toujours bien communiqué. De façon générale, dans les années 1980, les
politiciens connaissaient peu la recherche scientifique et ne se mobilisaient
pas pour faciliter l’accès du public aux informations. Par ailleurs, il est
notoire que l’opacité du gouvernement britannique dans nombre de
domaines n’a pas rendu la tâche facile aux journalistes lorsqu’ils cherchaient
à interpréter les statistiques officielles. Paradoxalement, toutefois, dans ce
pays où la liberté d’expression est acquise de longue date, le gouvernement a
aidé à mettre en place une tradition de journalisme d’investigation de qualité
dont la Grande-Bretagne se prévaut encore aujourd’hui10.
9
Ce Comité COPUS fait des communications régulières lors de manifestations prestigieuses comme
la Rencontre annuelle de l’Association britannique.
10
La grande majorité des politiciens de la fin du siècle dernier n’avait pas de formation scientifique et, même
si les médias se sont heurtés à des difficultés d’accès à l’information scientifique gouvernementale, COPUS,
les différentes Associations et Fondations mentionnées, les organismes de conseil scientifique et les médias
eux-mêmes, ont bénéficié de certains soutiens politiques pour informer le public au sujet des progrès
scientifiques. Pendant longtemps, en effet, l’engagement direct du gouvernement britannique dans la
communication publique sur la science s’est souvent limité à des annonces officielles en temps de crise,
notamment celle de la « vache folle », du « VIH » ou du « SIDA ». Le discours officiel sur les questions
scientifiques, adressé à la presse par l’intermédiaire du Directeur général des affaires scientifiques ou
médicales (Chief Scientific or Medical Officer), n’a pas trouvé grand crédit auprès de la population.
122
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
En fait, le rôle du gouvernement dans la communication scientifique
s’est accru récemment sur le plan international sous la houlette de l’Europe.
En Grande-Bretagne cela s’est traduit, en 2009, par la création de plusieurs
entités sous la tutelle du Ministère de l’innovation et des compétences
économiques (Department for Business Innovation and Skills – BIS)11.
L’objectif affiché de ce ministère est de stimuler la croissance, et ce n’est pas
pour rien qu’il est chargé des politiques gouvernementales pour la science et
la technologie ! L’intérêt politique et économique que représente l’information scientifique et technique, en Grande-Bretagne tout comme sur le plan
international, est en effet de plus en plus lié à l’innovation technique et à
l’économie12. L’innovation conditionne la reprise économique, l’information
en constitue l’aiguillon. Ce constat met désormais en évidence l’universalité
actuelle des fondements politiques et économiques de la communication
publique sur la science. Dès sa création le BIS a mis en place le groupe
Science et société (Science and Society). Ce groupe est doté d’un important
budget annuel destiné à l’élaboration de moyens permettant de faire mieux
comprendre le fonctionnement de la communication scientifique au RoyaumeUni et de soutenir les multiples acteurs qui interviennent dans ce domaine.
L’acquisition de connaissances scientifiques fiables est ainsi devenue un
enjeu politique majeur et entraîne le recours à l’expertise. La question du
rôle joué par les experts pour favoriser l’acceptabilité des risques scientifiques,
environnementaux et sociaux est également devenue importante sur le plan
international13. La façon de présenter la science au public doit être précise et
pertinente car le monde associatif et les citoyens sont de plus en plus
sensibles aux manipulations, déformations et récupérations commerciales
des informations scientifiques. Au Royaume-Uni, un des recours à l’expertise
se fait par le biais des Conseils de recherche scientifique (Science Research
Councils – SRC). Ces conseils sont chargés de promouvoir la communication
scientifique dans le monde universitaire mais également auprès du public14.
La fonction de communication de la culture scientifique et technique se
trouve valorisée et les universités participent ainsi à « l’engagement public »
11
Le BIS est né de la fusion du Ministère du commerce, de l’entreprise et de la réforme réglementaire
(Department for Business, Enterprise and Regulatory Reform) et du Ministère de l’Innovation, des
universités et des compétences (Department for Innovation, Universities and Skills).
12
À Paris, du 26 mars 2013 au 5 janvier 2014, l’exposition sur l’Économie, réalisée dans un centre de
culture scientifique, la Cité des sciences de la Villette, témoigne de la même volonté d’encourager les aspects
économiques de la science.
13
Un des groupes d’experts, par exemple, se définit par l’intitulé Science et confiance (Science and
trust). Il se penche sur la façon d’améliorer la communication au sujet des risques (risk communication).
Au niveau international, cela se traduit par le fait que la Grande-Bretagne encadre l’étude menée chaque
année sur l’attitude du public face à la science par l’Institut de sondage IPSOS MORI.
14
Fondés en 1965, pour organiser la science civile, ces Conseils ont joué un rôle important, mais c’est
surtout depuis 1981 que leur prépondérance s’est accrue. Ils ont alors été regroupés dans le Conseil de la
recherche et de la technologie (Science and Engineering Research Council - SERC), ce qui montre
l’importance politique accrue accordée à la recherche sur la science et la technologie. Depuis 2002, une
nouvelle structure, fondée sous le gouvernement de Tony Blair, les Conseils de recherche du Royaume-Uni
(Research Councils UK), regroupe 7 Conseils de recherche scientifique et technique indépendants, dont le
conseil d’administration et les membres sont désignés par le Secrétaire d’État pour les universités et la science.
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
123
(PE, en anglais), nouveau concept qui se développe de plus en plus internationalement15. Dans une perspective internationale on peut rappeler qu’en
France, en 1994, le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche
a mis en place un Haut conseil de l’information scientifique et technique16.
En Grande-Bretagne, on peut aussi mentionner deux structures importantes
pour la promotion de la science et de la technologie, le Conseil des centres
scientifiques et technologiques (Science and Technology Facilities Council –
STFC) qui a lancé, en 2007, un centre national d’expertise pour le dialogue
public entre la science et l’innovation : Sciencewise. Le gouvernement
s’implique aussi dans la communication scientifique sur le plan international
par le biais du Conseil Britannique (British Council) cité précédemment17.
Ces dernières années, l’accent de ce Conseil a porté sur la promotion de
la culture scientifique britannique par le développement de nouveaux outils
de communication publique sur la science, notamment la formule « café
scientifique » qui s’est exportée un peu partout, en France en particulier.
Outre l’implication gouvernementale dans la promotion de la science
pour le grand public, il ne faut pas oublier le rôle important que jouent les
Sociétés savantes comme l’Académie des Sciences (Royal Society), l’Académie
des technologies (Royal Academy of Engineering) et l’Institut Royal (Royal
Institution). De même, de nombreuses fondations et associations caritatives
participent à cet effort de communication. C’est le cas du Wellcome Trust,
internationalement reconnu pour soutenir l’excellence de la recherche et de
la communication sur la science et la médecine. Sa fonction est aussi d’être
un Centre de ressources médiatiques sur la science (Science Media Centre)
au service des journalistes, du monde scientifique et du monde des médias,
au niveau national et international. De même, l’Association scientifique
britannique a également un rôle éminent. Cette association organise des
congrès annuels sur la communication publique scientifique. Elle s’interroge
ainsi sur l’engagement du public dans la communication sur la science et les
principaux problèmes rencontrés. En 2008, a d’ailleurs été créé le Centre
national de coordination pour l’engagement du public (National Coordinating Centre for Public Engagement) auquel participent les universités
britanniques qui pensent tirer bénéfice de leur collaboration avec ce Centre.
Cette initiative d’engagement compte aussi la BBC parmi ses partenaires.
Cet organe d’information a en effet toujours aspiré à joué un rôle social dans
la communication scientifique. Créée en 2002, l’association Sensibilisation
15
L’université de Cambridge, par exemple, comme d’autres universités du Royaume-Uni, a un service de
« Public Engagement » (PE) qui coordonne des événements de communication publique scientifique. Il
est ainsi chargé d’une mission de communication entre le monde universitaire et le public pour permettre
des échanges sur le savoir. Le PE encourage notamment des travaux de recherche ancrés dans des
problématiques locales. Pour l’université cela représente aussi un moyen de montrer son utilité dans un
contexte de réduction des dépenses publiques.
16
À cette époque-là, la Grande-Bretagne étant considérée comme un modèle dans ces domaines, ce Haut
conseil m’avait sollicitée pour donner un « Avis » sur l’information scientifique outre-Manche et sur les
émissions scientifiques à la télévision britannique.
17
Ce Conseil, indépendant du BIS, est une agence gouvernementale chargée de promouvoir la culture
britannique à travers le monde.
124
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
au sujet de la science (Sense about Science) diffuse, quant à elle, de
l’information scientifique sur demande ou en réaction avec l’actualité et
cherche à apprendre aux gens à se poser les bonnes questions sur la science
et la technologie. Tout comme les autres associations et fondations, cette
dernière dispose d’une base de données de scientifiques et de chercheurs
prêts à fournir des informations scientifiques fiables et précises. Ainsi, comme le
Wellcome Trust, elle joue un rôle de premier ordre pour l’information des
médias, des collectivités et des citoyens.
L’analyse des pratiques et les mesures de « transférabilité » des actions
et des acteurs de la communication publique sur la science ne peut pas être
envisagée sans évoquer la vulgarisation des connaissances scientifiques
grâce aux musées et aux festivals, qui ont une fonction de plus en plus
importante. Au Royaume-Uni, l’Association pour les centres de science et
de découverte (Association for Science and Discovery Centres) rassemble
une centaine de centres de découverte et de musées consacrés à la science.
Elle fait partie de l’Association ECSITE qui développe des projets
internationaux, surtout en relation avec la Communauté européenne, mais
également avec des musées scientifiques du monde entier18.
Certains de ces dispositifs de la communication de la science au public
existent donc de longue date mais ce début du XXIe siècle a vu une
explosion des moyens d’accès à l’information scientifique et technique, en
Grande-Bretagne comme ailleurs dans les pays démocratiques où les moyens
prolifèrent et attirent un vaste public. Quelles que soient les modalités
envisagées, qu’il s’agisse de sensibiliser, d’informer ou d’impliquer le publiccitoyen, la science demeure la référence. L’universalité des réponses
scientifiques au centre des débats « science et société » permet de mieux
comprendre la « transférabilité » des pratiques de communication à d’autres
pays.
La pertinence des dispositifs répertoriés en Grande-Bretagne ne fait
aucun doute, eu égard au nombre croissant d’usagers. Les musées, les
manifestations organisées par les institutions ou par la communauté scientifique permettent au public de se trouver en contact plus étroit avec la
science. Ces manifestations sensibilisent également les scientifiques et les
chercheurs qui s’y impliquent comme au Musée des Sciences à Londres. De
même, la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris avec sa Salle d’actualités,
et le Deutsches Museum à Munich, constituent d’importants foyers d’études
et d’échanges. Rien d’étonnant non plus dans le fait que la Semaine de la
science et de la technologie en Grande-Bretagne ait servi de modèle à la
Semaine de la science en France, à la Semaine de la science et de la
technologie aux États-Unis, au Canada, au Japon, à Malte ou en Asie du
18
Pour ne citer que quelques-uns de ces musées, on peut parler de ceux qui ont été créés vers la fin du
XIXe siècle, notamment le Musée des Sciences de Londres, séparé en 1909 du Musée de South
Kensington qui avait été fondé en 1857. Le Musée d’histoire naturelle (Natural History Museum) avait
ouvert ses portes au public dès 1881. Il accueille à présent plus de 4 millions de visiteurs par an, et le
double pour son site Internet.
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
125
Sud-Est, à la Semana de la Ciencia en Espagne et dans plusieurs pays
d’Amérique Latine, à la Settimana della Cultura Scientifica e Technologica
en Italie, sans oublier La Semaine européenne de la science (European
Science Week). De même, dans une perspective transnationale, les Fêtes de
la science, les Boutiques de science, les Conférences de consensus ont été
des modèles exportables et généralisables dans le monde entier, même si ces
dispositifs ont dû s’adapter aux différentes cultures des pays qui s’en
inspiraient. Lancé en 1989, le Festival international de science d’Edimbourg
(Edinburgh International Science Festival) a fait des émules. Celui de
Cheltenham, depuis 2002, ainsi que le Festival britannique de la science
(British Science Festival), organisé cette année à Newcastle, ont aussi pour
objectif de réunir des chercheurs et des acteurs de la communication scientifique dans un même lieu pour permettre au public de mieux comprendre la
science et ses enjeux dans un univers ludique et interactif. Ces festivals ont
également un rôle économique évident. Ils visent à créer un dialogue autour
de la question de l’impact de la science sur la société. Les entreprises et les
médias sont parties prenantes dans cette forme de spectacle et de « publicisation » de la science et des technologies.
Tous les événements, toutes les manifestations en direction de la
population sont énormément relayés par les médias. Au Royaume-Uni,
puissance scientifique qui compte un grand nombre de prix Nobel, de
prestigieuses universités et d’institutions dédiées à la science, l’implication
des médias dans ce domaine est très ancienne. Comme un peu partout dans
les pays démocratiques, après l’école, l’essentiel de la diffusion des sciences
s’opère directement ou indirectement par l’intermédiaire des médias de
masse, une des sources les plus visibles de communication au grand public19.
Le flux d’informations ne cesse de croître depuis les années 1980 et toutes
les études montrent que le public tire ses principales connaissances sur la
science de la télévision, surtout aujourd’hui en raison du développement
d’Internet. La télévision britannique propose une offre scientifique très riche.
Elle est même citée comme modèle un peu partout dans le monde où
circulent les meilleurs programmes (Horizon, Panorama). Nous avons longuement étudié le modèle britannique et sa circulation en France et ailleurs20.
Nous ne développerons pas ici en détail le sujet de la communication
publique sur la science par les mass médias. Nous pouvons cependant
ajouter qu’au XXIe siècle Internet a transformé le paysage médiatique de la
communication de la science en diversifiant énormément son offre. À partir
de 2006, les chaînes de télévision et les radios ont commencé à mettre leurs
19
Bruce Lewenstein, « A survey of public communication of science and technology activities in the
United States » in Bernard Schiele (ed.), When Science Becomes Culture : World Survey of Scientific Culture,
Boucherville, Quebec, University of Ottawa Press, 1994, pp.119-178.
20
Cf. notes 1et 2.
Voir également : « L’information scientifique et technique à la télévision », Avis N° 16 du Conseil national
de la communication audiovisuelle (CNCA) sur la qualité des programmes scientifiques, techniques
et médicaux, Paris, CNCA, 1986, 17 p. Le CNCA m’avait sollicitée pour un entretien au sujet du modèle
britannique.
126
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
programmes à la disposition du public sur le « Web ». Cela a permis aux
gens de pouvoir visualiser ou entendre les émissions qui ne passent pas aux
heures de grande écoute. Internet contribue également à l’internationalisation
de la presse et des médias audio-visuels. Il en est de même pour les médias
sociaux, que ce soit Facebook, Twitter, ou YouTube21. Les universités notamment diffusent de plus en plus d’informations scientifiques en utilisant YouTube
ou les Blogs. Cette effervescence implique une interactivité grandissante
car toute émission, toute vidéo, tout article scientifique peut être source de
commentaires de la part des internautes qui font circuler l’information sur les
médias sociaux. Les blogs ont permis à la communication scientifique des
institutions, des scientifiques et des journalistes de diversifier leur offre22. La
blogosphère scientifique revêt donc un caractère international d’échanges.
Mais, comme nous le verrons au cours de la discussion et de l’évaluation des
logiques et des buts des « communicants », tous les acteurs de la communication publique sur la science s’accordent cependant pour dire que l’information ainsi transmise ne repose pas toujours sur la preuve (evidence-based).
Les relations entre le local, le transnational et l’international offrent
ainsi matière à réflexion comme les autres pratiques et dispositifs mis en
œuvre pour la communication au public. Les modèles d’information
développés en Grande-Bretagne sont certes exportables mais, chaque contexte
culturel national étant différent, ils doivent être adaptables. Tous les pays
démocratiques veulent à présent avoir une communication publique sur la
science, mais l’analyse de l’évolution des pratiques britanniques a montré
que les moyens mis en place se sont vu attribuer un pouvoir important par
rapport à leur influence réelle sur la diffusion sociale des connaissances. À
ce stade de notre réflexion, il est donc nécessaire de procéder à l’évaluation
et à la discussion du modèle britannique.
Évaluation des acteurs de la communication publique sur la
science et de leurs pratiques
Il ne s’agira pas, ici, d’opposer une pratique à une autre ni de contester
la légitimité et la valeur des dispositifs mis en œuvre par les différents acteurs
de la communication publique sur la science, qu’ils soient institutionnels ou
non. Il s’agira plutôt d’envisager la complexité des problèmes que pose cette
communication à la lumière des études théoriques ou de terrain. En GrandeBretagne, c’est ce qu’ont tenté de faire les chercheurs spécialisés dans la
communication de masse – plus particulièrement dans le secteur « science et
21
The Guardian, « How You tube is popularizing science », 17 mai 2011, http://www.guardian.co.uk/
science//blog/2011/may/17/youtube-popularising-science
Citons aussi le compte Twitter du Pr. Brian Cox, physicien à l’aura internationale et grand vulgarisateur,
qui représente près de 400.000 abonnés à travers le monde (The Guardian, Monday 4 March 2013). Ceuxci peuvent eux-mêmes faire suivre les informations scientifiques proposées à leurs propres abonnés, ce
qui donne au compte de Brian Cox un lectorat quotidien supérieur à celui du Guardian.
22
Le Wellcome Trust, et l’Académie des sciences, par exemple, possèdent un blog accessible partout
dans le monde.
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
127
société ». Ils ont bénéficié des réseaux PUS après le Rapport Bodmer dans le
milieu des années 1980. Il en va de même pour les chercheurs du réseau
PCST, à partir de 1989.
La communauté scientifique en Grande-Bretagne, a longtemps été
réticente à la communication de la science au public car elle redoutait une
certaine incompréhension ou la déformation de ses propos par les médias.
Mais, en même temps, les scientifiques s’inquiétaient de la mauvaise image
de leur communauté auprès du public et du manque de soutien par le
gouvernement. Cette situation paradoxale a donc poussé le monde universitaire scientifique à se tourner vers les recherches autour de la communication
publique sur la science. Imperial College, l’université scientifique de Londres,
a ainsi été la première à créer, en 1991, un master en Communication des
sciences, et à mettre l’accent sur la compréhension de la science par
le public (PUS) et sur la Communication publique sur la science et la
technologie (PCST). Le responsable en était le Professeur John Durant23.
Avec quelques autres chercheurs – dont Jane Gregory24 –, il a d’ailleurs lancé
en 1992 la revue trimestrielle de recherche intitulée Public Understanding of
Science. Celle-ci publie les travaux des principaux chercheurs dans le
domaine de la communication des sciences et constitue désormais une véritable
référence25. La création de la revue PUS a joué un rôle tout à fait décisif
parce qu’elle a ouvert un champ de recherche spécifique sur la communication scientifique et a permis aux différents travaux des chercheurs de
circuler dans le monde entier.
Il faut chercher l’origine de ce domaine d’études universitaires dans
l’histoire et la philosophie des sciences, discipline académique qui a un fort
impact au Royaume-Uni. D’autres disciplines se sont intéressées à la science
et à son public, notamment les sciences sociales. Considérés comme des
ouvrages de référence, les travaux de Brian Wynne26sur les implications
sociales du pouvoir nucléaire civil et la perception des risques, le démontrent
parfaitement. En fait, le concept de PUS recouvre un champ interdiscipli23
J’ai rencontré John Durant à Londres au Colloque international Policies and Publics for Science and
Technology en 1990 alors que, depuis quelques années déjà, il menait des études dans ces domaines.
Nous avons ensuite communiqué régulièrement au sujet de nos activités de recherche et de la mise en
place d’un DEA intitulé Communication scientifique et technique : Médias-Musées-Entreprises, lancé en
1992 à l’Université Paris 7 en collaboration avec le Palais de la découverte.
Geoffrey Evans, John Durant, « The relationship between knowledge and attitudes in the public understanding of science in Britain », Public Understanding of Science, volume IV, 1, 1995, p. 57-74.
John Durant, Martin Bauer, Cees Midden, George Gaskell, Miltos Liakopoulos, « Two cultures of public
understanding of science », in Meinolf Dierkes, Claudia von Grote, (eds.), Between Understanding and
Trust: The Public, Science and Technology, Amsterdam, Harwood Academic, 2000, p. 131-156.
24
Jane Gregory, Jon Agar, Simon Lock and Susie Harris, « Public engagement of science in the private
sector: a new form of PR? » in Martin Bauer, Massimiano Bucchi (eds.), Journalism, Science and Society:
Science Communication between News and PR, London, Routledge, 2007.
25
J’ai collaboré en tant que « reviewer » à la Revue Public Understanding of Science. John Durant en était
editor et Jane Gregory managing editor. Martin Bauer (éminent chercheur dans le domaine de la communication publique sur la science) en est actuellement le directeur.
26
Brian Wynne, « Knowledges in context », op. cit., pp.111-121; « Misunderstood misunderstanding: social
identities and public uptake of science », Public Understanding of Science, July 1992, vol.1 n°.3, p.281-304.
128
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
naire qui se situe autour des problématiques communicationnelles de la
médiation des sciences et des technologies.
Dans un premier temps, la décennie 1980-1990, le « deficit model » a
été étayé par les travaux de chercheurs, notamment en Grande-Bretagne et
en France27. En 1993, les enquêtes d’opinion d’Eurobaromètre28 ont confirmé
que l’inculture scientifique est importante. C’est pourquoi la Commission
européenne a conseillé de mieux informer le public. Le Royaume-Uni a alors
servi de modèle pour une meilleure communication publique sur la science.
Son évaluation concerne donc celle des acteurs responsables de cette
communication et celle de leurs pratiques car, reposant sur le même constat
d’ignorance, les mises en œuvre locales devaient pouvoir s’exporter.
Suite aux différentes études, on a donc assisté à une européanisation de
la communication publique sur la science. Mais de nombreux problèmes
scientifiques et environnementaux ont nécessité des réponses locales, comme
l’ont souligné les travaux de Brian Wynne qui a, notamment, étudié les
réactions de différents groupes sociaux selon l’endroit où ils se trouvaient
après la catastrophe de Tchernobyl. En fait, l’information et le conseil émanant
de structures centrales n’ont pas toujours répondu correctement aux doutes et
aux angoisses de la population, car ces structures étaient éloignées des
préoccupations locales. Les conclusions auxquelles ont abouti ces études ont
fait ressortir que les communicateurs sur la science doivent être en mesure
de répondre aux attentes à un niveau local, tout comme au niveau européen
ou international, sinon la communication risquait d’aliéner le public.
Une communication à grande échelle par les organisations de recherche
scientifique elles-mêmes comme, en Grande-Bretagne, le Conseil de la
recherche scientifique et technologique (SERC), en France, le CNRS, ou
leurs équivalents dans d’autres pays, présente certains dangers. En effet, si
l’on veut atteindre un vaste public, il faut que les voix de ceux qui émettent
les messages soient extrêmement fortes mais ils risquent, alors, de se situer
en tant que concurrents dans une stratégie commerciale. Dès le début de
leurs Rencontres organisées tous les deux ans depuis 1989, de nombreux
chercheurs du réseau international PCST ont prôné une approche synergique
plutôt qu’antagoniste29. Ils recommandent d’élaborer une nouvelle culture
scientifique qui garde évidemment de forts liens avec le passé mais
développe une vision claire du futur. Ils concluent que les acteurs de la
communication publique sur la science doivent tenir compte à la fois des
avancées scientifiques contemporaines mais également de la tradition locale
et des différentes identités. Les liens doivent fonctionner à trois niveaux,
local, national et international.
27
Cf. note 4.
28
Europeans, Science and Technology; Public Understandings and Attitudes, Bruxelles, European
Commission (DG XII - EUR 15461), 1993.
29
Ce réseau international de chercheurs PCST se rencontre tous les deux ans dans les grandes capitales
du monde. Ils réfléchissent sur toutes ces questions, surtout depuis la création de l’Académie du PCST
(PCST Academy) en 2004 (domiciliée à l’Université Pompeu Fabra à Barcelone).
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
129
De la communication des connaissances scientifiques à
l’engagement des citoyens
En Grande-Bretagne, le moment central du changement de politique de
la communication publique sur la science se situe en 2000, à partir du
Rapport Science et technologie, science et société (Science and Technology,
Science and Society) de la chambre des Lords sous le Gouvernement Blair30.
En 1985, le Rapport Bodmer avait impulsé une prise de conscience progressive, mais ce n’est qu’au début du XXIe siècle que la communication
publique sur la science s’est trouvée propulsée au centre d’un bouleversement qui a touché le monde entier. Il va de la théorie des connaissances à
la mutation des rapports humains et sociaux. Le rapporteur de l’enquête
parlementaire insiste sur le fait que « l’engagement envers la société est un
processus à double sens, impliquant le dialogue entre des ensembles aux
valeurs différentes (mais pas nécessairement en opposition) ». D’où la
nécessité de distinguer clairement deux types de communication sur la
science : l’une centrée sur la science (science-centered), l’autre centrée sur
les problèmes (problem-centered).
Quand on parle de communication sur la science, la question de base
qu’il convient donc de se poser est celle de savoir si quelque chose a changé
pour ceux qui sont visés par cette communication. Ce n’est pas un hasard si
les problèmes des effets de la communication ont surtout été étudiés par les
chercheurs sur les mass médias et sur les musées31. Pour ces chercheurs, il
s’agit en effet de clarifier les frontières crédibles de la science et les espoirs
non fondés dans le développement et le progrès. Ils constatent que, malgré la
contribution attendue de la science et de la technologie à la croissance de
l’économie mondiale, une grande partie de la population et des gouvernements de certains pays est encore peu ou mal informée32. Quelques études
soulignent qu’une meilleure compréhension de la science par le public signifie
30
Science and Technology. Science and Society, House of Lords, Third report, 14 March 2000.
31
En particulier l’équipe du Centre de recherches sur la communication de masse de Leicester notamment Anders Hansen et Roger Dickinson. Ce dernier est intervenu en 1994 dans le DEA Communication
scientifique et technique : Médias-Musées-Entreprises de l’Université Paris 7, en reprenant et développant sa
communication du Colloque international Politiques et publics pour la science de 1990.
Anders Hansen, Roger, Dickinson, « Mediated Science: Mass Media Coverage of Science », Centre for
Mass Communication Research University of Leicester, Paper presented at the International Conference
on Policies and Publics for Science, The Science Museum, London, 5-11 April 1990.
Pour les effets de la communication scientifique sur le public par les musées, voir :
Roger Silverstone, « Science Communication and the Public in Great Britain : Problems of Theory and
Method », communication présentée à la Journée d’études franco-britannique que j’avais organisée
en1991 à Paris sur l’Évolution de la Communication Publique sur la science en France et en GrandeBretagne avec le CRECI et le CRIB (Centre de recherche sur les Iles Britanniques) à l’Institut Charles V.
Voir également les travaux de Joëlle Le Marec de l’Université de Paris Diderot - Paris 7 :
Joëlle Le Marec, Igor Babou « Words and Figures of the Public: the Misunderstanding in Scientific
Communication » in Donghong Cheng et al. (eds.), Communicating Science in Social Contexts, Springer
Science and Business Media B.U., 2008.
32
Luisa Massarani, « Developing world and science communication research », JCOM (Journal of Science
Communication) 12(01), 2013, C03.
130
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
une meilleure capacité des citoyens à participer à la mise en œuvre de
nouvelles institutions scientifiques et à une critique constructive33. D’autres
montrent que les gens concernés par la relation entre la science et la société,
avec la démystification de la science et le bienfait de l’éducation et de
l’innovation, développent souvent une réflexion critique au sujet du recours
au consensus du public en faveur de la science34.
C’est pourquoi, pendant la dernière décennie, se sont créés de nombreux
réseaux – des réseaux internationaux de chercheurs35, professionnels36 et
associations de citoyens – qui se proposent de promouvoir différemment la
communication publique sur la science. Le réseau PCST reste le plus
important sur le plan international. La première Rencontre s’est tenue à
Poitiers en 1989 et rassemblait déjà à l’époque près de 200 participants
de quatorze pays différents. Depuis, ces Rencontres bisannuelles ont lieu
dans toutes les capitales du monde et réunissent à présent près de 1000
personnes37.
En 2002, par exemple, le Congrès international de la CPST (ou PCST)
s’est tenu à Cape Town en Afrique du Sud, et avait pour thème la
communication de la science dans un monde aux cultures différentes
(Science Communication in a Diverse World). Les principales conclusions
portaient sur la nécessité de redéfinir les termes de référence, d’évaluer les
effets de programmes particuliers, mais aussi de reconnaître qu’il n’existe
pas qu’une seule bonne pratique. Dans les recommandations les rapporteurs
insistaient sur le fait que les projets doivent être adaptables et utilisables
dans des contextes locaux particuliers. En outre, dans sa conclusion finale, le
33
Martin Bauer, « Survey Research and the Public Understanding of Science », in Massimiano Bucchi,
Brian, Trench (eds.), Handbook of Public Communication of Science and Technology, London,
Routledge, 2008, p. 111-130.
34
Dominique Pestre, « Debates in transnational and science studies: a defence and illustration of the virtues
of intellectual tolerance », The British Journal for the History of Science, Volume 45, Issue 03, September
2012, p. 425-442.
35
Paola Catapano, Pierre Fayard, Bruce Lewenstein, « The public communication of Science and Technology and international networking » in André Heck, Claus Madsen (eds.), Astronomy Communication,
Dortrecht, Kluwer Academic Publishers, 2003, p.31-42.
36
37
Par exemple l’Association internationale des journalistes scientifiques.
Rencontres internationales du réseau PCST de 1989 à 2012 :
Florence 2012 (Italy)12th PCST International Conference, New Delhi 2010 (India) 11th PCST International
Conference, Øresund 2008 (Sweden and Denmark) 10th PCST International Conference, Seoul 2006 (South
Korea) 9th PCST International Conference, Beijing 2005 (China) Working Symposium, Barcelona 2004
(Spain) 8th PCST International Conference, Cape Town 2002 (South Africa) 7th PCST International
Conference, Geneva 2001 (Switzerland) 6th PCST International Conference, Berlin 1998 (Germany) 5th
PCST International Conference, Melbourne 1996 (Australia) 4th PCST International Conference, Montreal
1994 (Canada) 3rd PCST International Conference, Madrid 1991 (Spain) 2nd PCST International
Conference, Poitiers 1989 (France) 1st PCST International Conference.
En 2014, la prochaine rencontre internationale du réseau PCST aura lieu pour la première fois en
Amérique Latine à Bahia, au Brésil, du 5 au 8 mai. Elle aura pour thème : La communication sur la science
pour l’intégration sociale et l’engagement politique.
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
131
Professeur Brian Trench38, indiquait que la recherche devait, prioritairement,
s’attacher à offrir des outils de valeur au monde en voie de développement.
La compréhension de la science par le public est en effet nécessaire pour
transmettre la passion de la recherche tout particulièrement aux jeunes, et
pour encourager une meilleure implication générale des citoyens.
Si la communication publique sur la science s’est d’abord centrée sur
des explications sur la nature et la science (science–centered), à présent en
ce XXIe siècle ouvert et global, sa fonction semble être de constituer une
sorte de laboratoire social et culturel pour faire face aux problèmes et aux
défis créés par le développement des connaissances, des activités et des
applications scientifiques (problem-centered). C’est pourquoi, un peu partout
dans les pays démocratiques, se développent des « conférences de consensus »
dans lesquelles le rôle des citoyens devient de plus en plus important. Cela
implique de décoder constamment la « publicisation » de la science, comme
le fait inlassablement Bernard Schiele à l’UQAM au Canada, avec toute une
équipe de chercheurs internationaux39.
Le rôle important attribué à la participation active des citoyens se
confirme dans le choix fait par l’Europe du thème Horizon 2020. Il est
question de donner la priorité non seulement à l’excellence de la science
mais également aux défis sociétaux pour que les citoyens puissent, à présent,
bénéficier amplement et durablement de la recherche. Dans les dispositifs
mis en œuvre, cette optique tient compte des attentes et de l’engagement de
la société civile. En Grande-Bretagne, cela signifie renforcer les liens entre
communication et gouvernance40. On incite désormais les publics à ne pas se
contenter d’être des spectateurs mais à devenir des participants engagés41.
Dans ce pays, comme en France et ailleurs, cela se traduit parfois par
d’importants débats, en particulier sur les problèmes environnementaux, les
OGM, les biotechnologies ou les nanotechnologies. Sur le plan international,
la réponse institutionnelle face aux craintes sociétales consiste à essayer de
regagner la confiance du public en la science42.
En fait, l’engagement des citoyens dans le processus de communication
publique sur la science pose la question de son statut épistémologique.
Partant des critiques du mouvement PUS définies par Brian Wynne, on peut
affirmer qu’il existe une frontière entre les points où l’engagement public
38
En 1996, le professeur Brian Trench de l’Université de Dublin a été invité un an à l’UF CCI de
l’Université Paris 7 et a participé aux travaux de notre équipe de recherche de l’époque, le CRECI. Voir :
Massimiano Bucchi, Brian Trench (eds.), op. cit., London, Routledge, 2008.
39
Bernard Schiele (ed.), op. cit., Boucherville, Quebec, University of Ottawa Press, 1994. Bernard
Schiele, Michel Claessens, Shunke Shi (eds.), Science Communication in the World, Springer, 2012.
40
Martin Bauer, « The evolution of public understanding of science - discourse and comparative evidence »,
Science, Technology and Society, 14 (2), 2009, p. 221-240.
41
L’Association « la main à la pâte », par exemple, existe aux États-Unis mais aussi en Grande-Bretagne
et en France. De même, les technologies d’information et communication facilitent l’interactivité.
42
Louise Phillips, Anabella Carvalho, Doyle, Julie. (eds.), Citizen Voices: Performing Public Participation
in Science and Environment Communication, London, Intellect, 2012.
132
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
paraît légitime, quand il est question de problèmes de valeurs et d’éthique, et
ceux où il semble illégitime, lorsque les décisions exigent des connaissances
spécialisées et de l’expertise43. Il est en effet difficile de concilier les valeurs
sociétales de la science et de la démocratie dans leur expression pratique.
Les débats concernant l’engagement public, concept PE en Grande-Bretagne,
font partie d’un mouvement transnational. Il semble bien qu’aujourd’hui le
discours des acteurs-décideurs de la communication publique sur la science
construit l’interface « science-société » en termes de modèles. Ceux-ci
passent de la notion de compréhension de la science par le public (PUS) à
celle d’engagement public (PE). Ce changement a été graduel mais il
apparaît très nettement quand on suit l’évolution de ce champ de recherches
et de pratiques. Dans le contexte économique international actuel, il semble
que la fonction de la communication publique sur la science n’est plus
seulement de permettre aux différentes populations de comprendre la science
et les innovations, mais de les rendre capables d’examiner, de façon critique,
les propositions qui leur sont faites. Elles pourront ainsi mieux identifier les
objectifs des différentes initiatives et déterminer s’il s’agit de promotion ou
de progrès44.
Recherche académique et communication publique sur la
science : effets internationaux
La recherche académique concernant la communication publique sur la
science a certes eu une influence sur les praticiens de cette communication.
Elle a pu être un aiguillon ou un frein pour certains d’entre eux. Cependant il
existe des incompatibilités entre les contraintes des chercheurs et celles des
praticiens. Comme le soulignent Jane Gregory et Steve Miller, le militant
n’est souvent pas conscient que quelqu’un a déjà réfléchi sur ce qu’il veut
mettre en oeuvre, et, par ailleurs, le chercheur ne s’intéresse parfois qu’à la
compilation de données qu’il pourra analyser et discuter. Le fossé est
important entre l’analyse du champ de la communication publique sur la
science et la pratique des médiateurs des sciences et des techniques45.
Comme en Grande-Bretagne, la question des connaissances de référence
concerne les praticiens mais aussi un public qui n’est pas homogène. La
tendance générale qui prévaut est celle d’un changement profond de
l’organisation des sciences et de la communication publique sur la science.
Comme le souligne Bernadette Bensaude – Vincent, souvent le mot d’ordre
est d’intégrer le public dans la politique scientifique dès l’amont46. On ne
demande pas aux gens d’évaluer la recherche mais, dans un souci de
43
Anders Hansen, « Communication, media and environment. Towards reconnecting research on the production, content and social implications of environmental communication », International Communication
Gazette, February 2011, 73: 7-25.
44
Martin Bauer and Massimiano Bucchi (eds.), op. cit., London, Routledge, 2007.
45
Jane Gregory, Steve Miller, Science in Public Communication, Culture and Credibility, London, Plenum,
1998.
46
Bernadette Bensaude -Vincent, La science contre l’opinion: histoire d’un divorce. Paris, Seuil, 2003.
LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE
133
transparence, on leur soumet la pertinence sociale d’un programme. Il existe
un éventail de formules pour associer le public. Dans les « conférences de
consensus » le but implicite est d’éviter les affrontements. Selon elle, dans
les débats sur les OGM, par exemple, il s’agissait de transformer les
éventuels « faucheurs de champs » en citoyens raisonnables qui discutent
autour d’une table. Il semble donc que les efforts actuels pour l’engagement
du public relèvent plus du « management social » que de la démocratisation
à partir du « deficit model ». Toutes les mobilisations permettront, espère-t-on,
de voir émerger une figure de « citoyen-public », éclairé, qui blogue et qui
discute pertinemment sur les questions scientifiques. En effet, la notion
d’opinion publique représente actuellement une vertu politique car elle
souligne la condition des gens face aux problèmes qu’il faut envisager dans
leur globalité, notamment ceux du réchauffement de la planète, de la vache
folle, des OGM ou des nanotechnologies. Toutefois, l’idée d’engagement du
public n’est pas sans soulever des polémiques, comme en avril dernier, en
France où la question de la participation d’associations de citoyens au sein
des laboratoires a suscité une vive controverse avec le CNRS47.
De même que les autres types de relations, celle de « science et société »,
actuellement internationalement prônée, ne relève pas seulement d’une
question de distance (« deficit ») mais de qualité. Il faudra donc continuer à
suivre l’évolution de la communication publique sur la science pour analyser
comment les différents groupes – qu’ils soient près ou loin de la science –
se situent par rapport à ses progrès ou à ses propositions. La diffusion des
connaissances scientifiques prend de plus en plus d’importance dans les
différents pays démocratiques, mais de façon diversifiée selon les divers
contextes locaux. La communication par réseautage paraît pouvoir contribuer
au développement de pratiques novatrices que les technologies d’information
et de communication (TIC) ont déjà grandement encouragées.
Conclusion : perspectives locales, transnationales et
internationales
Dans la communication publique sur la science, comme nous l’avons
constaté en partant de la Grande-Bretagne, il existe des dynamiques de l’ordre
du transnational qui façonnent un imaginaire cosmopolite. Mais la globalisation de l’expérience sociale et la « transnationalisation » des structures de
la société soulèvent la question de la transformation de la sphère nationale de
l’expérience.
La mobilisation tantôt pour le développement local, comme c’est le cas de la
recherche et développement (R&D) avec sa visée économique de compétition,
tantôt pour des causes universelles comme le progrès scientifique, amène à
se poser la question de la façon dont se négocient et se transforment les
47
En mars 2013, l’Association Française pour l’information scientifique (AFIS), a reproché à la mission
« sciences citoyennes », confiée par le Président du Centre national de la recherche scientifique à Marc
Lipinski (directeur de recherche au CNRS) de risquer d’entraîner des dérives du type « science
prolétarienne ».
134
ANNE-MARIE BERNON-GERTH
appartenances et les identités. Elles oscillent, en effet, entre les contraintes
d’ancrages dans des territoires soumis à de multiples autorités et un imaginaire qui n’a plus de limites.
L’exemple des technologies d’information et de communication (TIC) est
l’une des clés de décodage des processus transnationaux, mais la communication publique sur la science à l’échelle mondiale est un véritable défi
théorique. On ne communique pas sur la science de la même manière partout
sans tomber dans le piège de la transformation des identités. C’est pourquoi
un large mouvement en faveur du respect de la diversité culturelle et sociale
des publics se développe, tant au niveau national qu’international. Dans le
processus actuel de communication publique sur la science, il s’agit donc de
tisser des liens plus étroits entre les chercheurs, les différents acteurs de la
communication et de la société, et les citoyens.
Imprimerie Paris Diderot
Mars 2014
Tél. : 01 57 27 63 03
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Couverture – Mise en page et enrichissement typographique :
Bureau des publications Université Paris Diderot - Paris 7