Être citoyen du monde - Laboratoire ICT
Transcription
Être citoyen du monde - Laboratoire ICT
N° 1 - 2014 Être citoyen du monde Actes du Séminaire doctoral du laboratoire Identités - Cultures - Territoires (EA 337) Université Paris Diderot – Sorbonne Paris Cité ÊTRE CITOYEN DU MONDE ACTES DU SÉMINAIRE DOCTORAL DU LABORATOIRE IDENTITÉS - CULTURES - TERRITOIRES (EA 337) UNIVERSITÉ PARIS DIDEROT – SORBONNE PARIS CITÉ Directeur de publication : Liliane Hilaire-Pérez Éditeur : Université Paris Diderot - Paris 7 Directrices de rédaction : Liliane Crips, Nicole Gabriel, Marie-Louise Pelus-Kaplan Responsable éditoriale : Liliane Hilaire-Pérez Comité de lecture : Anne-Marie Bernon-Gerth, Sophie Coeuré, Liliane Crips, Laurent Dedryvere, Claudine Delphis, Nicole Gabriel, Arnaud Passalacqua, Marie-Louise Pelus-Kaplan, Michel Prum, Fabien Simon Diffusion : Laboratoire Identités - Cultures - Territoires EA 337 Université Paris Diderot, Sorbonne Paris Cité Bâtiment Olympe de Gouges 5, rue Thomas Mann - 75205 CEDEX 13 Illustration de couverture : Isaac van den Blocke Apothéose de Danzig, 1608, plafond de la Salle Rouge de l’hôtel de ville principal de Gdansk. (détail) Reproduction : Tous droits de reproduction, d’adaptation et de représentation réservés, pour tous pays. Toutes les demandes d’autorisation de reproduire les textes, les illustrations (photographies, diagrammes, etc.) contenus dans « Être citoyen du monde » sont à présenter à l’éditeur exécutif. En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement la présente revue sans autorisation écrite de l’éditeur. Copyright © 2014 – Université Paris Diderot - Paris 7 Limitation de responsabilité : Nonobstant les rôles respectifs du Comité de lecture, les opinions et les arguments présentés dans les articles publiés n’engagent que leur(s) auteur(s). La responsabilité des éditeurs ne peut être retenue en cas de dommage de tous ordres résultant d’une interprétation erronée des articles publiés. ISBN 978-2-7442-0188-2 SOMMAIRE Françoise BASCH Rita Thalmann (1926-2013) .................................................................7 Liliane CRIPS, Nicole GABRIEL, Marie-Louise PELUS-KAPLAN Cosmopolitisme et internationalisme : théories, pratiques, combats (XVe - XXIe siècles)................................9 Étienne TASSIN Que signifie être citoyen du monde aujourd’hui ?..............................23 Florence GAUTHIER Mondialisation et esclavage. Comment en sortir ? L’exemple de l’île à sucre et à esclaves de Saint-Domingue, de 1492 à l’indépendance d’Haïti, 1789-1804....................................35 Liliane CRIPS Quels citoyens pour quel monde ? Théories et pratiques du darwinisme social en Allemagne dans la première moitié du XXe siècle................................................49 Agnieszka JAKUBOSZCZAK Le cosmopolitisme et la naissance de l’émancipation des femmes ? L’exemple des salons polonais du XVIIIe siècle ................................67 Tijl VANNESTE Entre le monde et les sociétés locales : la mentalité cosmopolite des marchands des diasporas au XVIIIe siècle ...................................81 Alfred GEORG FREI Vive la République européenne ! La révolution de 1848/49 en Allemagne. Le cas du pays de Bade dans une perspective transnationale .............93 Nicole GABRIEL Carl Laemmle, l’Universel ...............................................................105 Anne-Marie BERNON-GERTH La communication publique sur la science en Grande-Bretagne : perspectives transnationales et internationalisme aux XXe et XXIe siècles ......................................................................................117 FRANÇOISE BASCH ∗ RITA THALMANN (1926-2013) « Indignez-vous », clamait à la ronde Stephane Hessel. Notre amie Rita Thalmann, grande germaniste qui vient de s’éteindre ce 18 août, était l’indignation en personne. Engagée dans de multiples causes mais concentrée avant tout sur l’histoire du nazisme, elle manifestait une passion politique largement déterminée par l’histoire de sa famille et la sienne. Contrainte à l’exil avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, elle quitte Nuremberg, sa ville natale, en avril 1933, avec ses parents et son frère ; sa mère malade meurt dans un hôpital psychiatrique à Dijon. Élève du lycée de cette ville, elle y est sauvée à la rentrée 1941 par l’injonction de la directrice de ne plus se présenter au lycée. Nathan, son père, fut déporté et assassiné à Auschwitz en octobre 1943. Parvenue, avec les plus grandes difficultés, à atteindre la Suisse, Rita commence à s’occuper d’enfants de l’OSE (l’Œuvre de Secours aux Enfants). Après la guerre, elle reprend ses études en France, gravit les degrés de l’enseignement, successivement institutrice, certifiée, agrégée, docteure d’État. Pour comprendre et la grandeur de l’Allemagne et les forces maléfiques qui avaient forgé son destin et celui de tant d’autres, elle se consacre aux études germaniques. D’abord professeure à Tours, elle est nommée en 1984 à l’Université Paris Diderot - Paris 7 où elle crée un séminaire pluridisciplinaire très apprécié, intitulé « Sexe et race », dont les textes ont été rassemblés et publiés dans une collection du même nom. Chevalier, puis officier de la Légion d’honneur, elle avait milité pendant un temps dans les rangs du Parti Communiste, des étudiants juifs, du féminisme surtout après la lecture du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir. Rita Thalmann était active auprès du B’nai Brith, de la BDIC et du Memorial de la Shoah. Ses œuvres concernent l’histoire du nazisme : La nuit de cristal (Laffont 1972), Être femme sous le IIIe Reich (Laffont 1982), La mise au pas : idéologie et stratégie sécuritaire dans la France occupée 1940-1944 (Fayard 1991), et son autobiographie, Tout commença à Nuremberg (Berg International 2004). Femme d’indignation et d’action, c’est une éminente germaniste et historienne, et une grande militante des droits humains qui vient de nous quitter. ∗ Professeure émérite de civilisation britannique, Université Paris Diderot - Paris7 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN ∗ COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME : e e THÉORIES, PRATIQUES, COMBATS (XV - XXI SIÈCLES) Introduction Pour le quatre vingt quinzième anniversaire de Nelson Mandela, en ce mois de juillet 2013, un appel est lancé aux « citoyens du monde » : ceux-ci sont invités à effectuer, chacun à sa manière, une tâche d’intérêt collectif, un acte civique, ce qu’en d’autres temps on aurait pu appeler une « bonne œuvre », pour rendre hommage au héros sud africain et ainsi lui marquer la reconnaissance que lui doit l’Humanité. Cet appel, relayé par les télévisions du monde entier, est révélateur de ce que signifie, en ce début du XXIe siècle et dans le cadre de la « globalisation » qui le caractérise, cette formule très ancienne, mais toujours d’actualité : être pleinement « citoyen du monde », c’est vouloir saluer par une action « humanitaire » l’œuvre d’un homme. Cet homme, cette œuvre sont perçus comme exemplaires à l’échelle non seulement d’une nation (la nation « arc-en-ciel »), mais, bien plus largement, à l’échelle internationale et mondiale : car lutter contre l’injustice et l’inégalité (qu’on appelle cet état de choses « apartheid », « colonialisme », « ségrégationnisme », « racisme », ou par d’autres noms encore) au péril de sa liberté et même de sa vie, c’est une forme d’héroïsme qu’ont connue bien d’autres peuples, aujourd’hui comme en d’autres temps, en d’autres lieux, depuis la « première mondialisation » engendrée par la découverte de l’Amérique jusqu’à celle d’aujourd’hui. Cette lutte pour la reconnaissance et la mise en œuvre effective de l’égalité et de la fraternité des hommes sur la terre se situe à deux niveaux, parallèles et complémentaires : celui de la réflexion, de la théorie, et celui de l’action, l’un ne se conçoit pas sans l’autre, les deux se pratiquent à l’échelle internationale. Les contributions rassemblées dans ce volume se proposent d’illustrer ce double niveau : que signifie « être citoyen du monde », aujourd’hui, et autrefois ? Qui sont ces « citoyens du monde » aux différentes étapes de l’Histoire ? Les « cosmopolites » ne sont ils qu’une petite élite, intellectuelle ou sociale, peu en prise sur les réalités massives de leur temps ? Leur philosophie n’est-elle qu’un idéalisme aveugle, une simple utopie, ou bien au ∗ Liliane Crips, Maître de Conférences honoraire en Civilisation allemande, Université Paris Diderot - Paris 7 Nicole Gabriel, Maître de Conférences honoraire en Civilisation allemande, Université Paris Diderot - Paris 7 Marie-Louise Pelus-Kaplan, Professeure émérite d’Histoire moderne, Université Paris-Diderot - Paris 7 10 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN contraire voit-elle loin, assez loin pour inspirer encore de nos jours un vrai cosmopolitisme1, c’est-à-dire une volonté agissante à l’échelle de l’humanité ? Quels liens peut-on établir dans l’Histoire entre cosmopolitisme et internationalisme, ce dernier terme impliquant, même si c’est pour la critiquer, l’idée de « nation » comme point de départ d’une coopération entre les peuples ? Cette introduction se contentera, à partir des textes réunis dans ce volume, signés par des spécialistes de divers champs du savoir, d’ouvrir quelques pistes à la méditation. Être « citoyen du monde », de l’Antiquité à nos jours : comment le penser ? Dans l’introduction de son livre Les citoyens du monde. Histoire du cosmopolitisme 2, Peter Coulmas écrit : Le monde en tant qu’unité cosmopolite est un des grands rêves de l’humanité… Ce que l’on recherchait dans l’Antiquité sous le nom de cosmopolitisme s’est appelé à d’autres époques universalisme, internationalisme ou globalisme. L’essentiel est de constater que cet objectif, qui s’est perpétué tout au long de l’histoire de l’humanité, a conditionné les hommes. La Société des Nations, les Nations Unies et autres institutions et organisations supra- et plurinationales marquent des étapes sur cette voie, même si le but n’a pas encore été atteint. Les trois textes de cette première partie montrent à quel point le vieux rêve d’un monde « cosmopolite » s’est vu, à travers l’histoire, sans cesse accepté et rejeté tout à la fois, aux diverses étapes d’une mondialisation qui s’avère progressive, inéluctable, et ambiguë. Étienne Tassin s’interroge d’abord sur ce que signifie « être citoyen du monde aujourd’hui ». Sa réflexion s’appuie toutefois sur les philosophes d’autrefois, à commencer par les penseurs grecs, les premiers qui « opposèrent à la loi politique une loi supérieure, généralement valable et universellement humaine »3. Diogène de Sinope, dit le Cynique 4, est le premier à qui est attribuée la revendication d’être « citoyen du monde ». « L’affirmation cynique d’une cosmocitoyenneté se présente comme une position individualiste, apolitique au sens littéral, par son refus de toute allégeance à un pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité ». À cette conception correspond ce que l’auteur nomme la « posture du rebelle, 1 Le mot « cosmopolitisme » est formé de deux mots grecs signifiant « monde » et « cité ». Il « forme le vœu d’étendre la citoyenneté au-delà des frontières, de l’établir à l’échelle universelle et pour le genre humain » (Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme » in : P.A. Taguieff (éd.), Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, Paris, 2013, t. I, p. 389). 2 Peter Coulmas, Les citoyens du monde. Histoire du cosmopolitisme, Albin Michel, Paris, 1995 (édition originale allemande : Weltbürger. Geschichte einer Menschheitssehnsucht, 1990, Hamburg, Rowohlt Verlag GmbH). 3 Peter Coulmas, Les citoyens du monde (op. cit.), p. 49. Ceci à propos des Sophistes et de Socrate, qui ont les premiers revendiqué le cosmopolitisme comme une politique (Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », (art. cit., p. 390)). 4 IVe siècle avant J.-C. COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME 11 celle qui résiste à toute assignation à résidence, à toute identification ». Cependant, dans l’esprit de Diogène, « être à tous » revient à « n’être à personne »… et donc pas même à soi… « Ne pas s’appartenir en propre, telle est aussi la figure du rebelle… qui refuse toute souveraineté, y compris celle de soi sur soi… ». Face à la vision cynique, « de cette citoyenneté du monde, le stoïcisme propose une figure inverse. Car aux yeux des stoïciens, le monde est au contraire une grande cité, une cosmopolis ». Pour le stoïcisme, « nous appartenons à la fois à un même monde, envers lequel nous avons des obligations particulières, mais aussi à des communautés particulières… envers lesquelles nous avons d’autres obligations… Nous ne pouvons être citoyens du monde qu’en étant inscrits dans ce monde à des titres particuliers qui nous identifient et nous distinguent ». Dans cette attitude stoïcienne, Étienne Tassin voit la figure de l’officier « qui assume sa charge ou ses devoirs au sens du De officiis (Ciceron)… Le monde est un théâtre et, en chaque scène, des offices nous convient à officier… Le citoyen cosmopolitique aura … constamment à jouer plusieurs rôles et à passer sans cesse de l’un à l’autre… Être citoyen du monde, c’est jouer son appartenance aux particularités du monde… On voit ainsi que dans le stoïcisme comme dans le cynisme, et pour ces raisons inverses, la citoyenneté du monde requiert de s’élever contre les logiques d’identification communautaires et les processus d’assignations identitaires ». La troisième posture cosmocitoyenne léguée par l’Antiquité, et relayée par le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot, « conjoint en quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme et du stoïcisme en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre ». Elle s’illustre dans la « figure de l’essayeur » incarnée par Montaigne. « S’essayer à soi est aussi une manière de se rendre étranger à soi, de se défaire de soi… ». « Être citoyen du monde, c’est reconnaître que personne ne pourrait être figé dans une identité ». Ce « savoir indécis des identités… appelle un travail de désidentification active pour s’essayer aux mondes ». Étienne Tassin cite notamment Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville : il s’agit « de prendre le froc du pays où l’on va, et (de) garder celui du pays où l’on est », et en conclut que « cet art de se rendre étranger à soi-même, de se défroquer… définit une politique pragmatique mais aussi une éthique politique : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un vivre ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais à une politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou communautaires... L’essayeur est… citoyen du monde en vertu d’une culture de l’extranéité…. Au cœur de ce mouvement ressurgit… comme un leitmotiv la figure de l’étranger qui vient sans cesse défaire les ordonnancements du monde… ». Sautant des philosophies du passé aux politiques du présent, Étienne Tassin conclut son étude sur les problèmes posés aux États, dans le contexte actuel de la globalisation, par les « flux migratoires qui échappent de plus en plus à leur contrôle : soit ils s’efforcent d’intégrer les étrangers, de les assimiler et de faire disparaître leur étrangeté ; soit ils les repoussent, les 12 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN rejettent comme si l’alternative entre inclure et exclure… résumait toute la politique possible à leur égard… ». « De la dignité politique que nous accordons à l’étranger, aux migrants en général comme figures concrètes de la cosmocitoyenneté, dépend peut être que la globalisation économique soit aussi une mondialisation ». Cette conclusion, qui oppose l’« acosmisme » engendré par la globalisation économique à une « citoyenneté du monde attentive à l’extranéité des manières d’être soi et d’être au monde », rejoint d’une certaine manière l’appel lancé aux « citoyens du monde » pour célébrer l’anniversaire de Nelson Mandela : respecter l’Autre et son étrangeté pour se retrouver soi-même, c’est la leçon que les philosophes du passé envoient aux hommes du présent. L’écho très actuel des penseurs d’autrefois résonne également dans le texte de Florence Gauthier, qui étudie le cheminement de la notion de droit naturel à travers, notamment, l’histoire de la colonisation européenne aux Amériques. Tout le monde n’a pas approuvé, en leur temps, les violences exercées contre les Indiens ou les Noirs, bien au contraire. Avec les débuts de la conquête espagnole, l’idée des « droits de l’Homme », apparue en Occident dès le XIIe siècle, retrouve une nouvelle actualité au XVIe siècle avec Las Casas, Vitoria et les autres penseurs de l’École de Salamanque, qui postulent un « droit universel de l’humanité a priori ou droit cosmopolitique ». Un certain nombre des Espagnols présents dans le Nouveau Monde a à cette époque dénoncé la « barbarie européenne » et la « destruction des Indes », et élaboré, en défendant les Indiens, « une théorie politique et cosmopolitique des droits de l’Homme, centrée sur la résistance à cette nouvelle forme d’oppression ». Florence Gauthier insiste sur le fait que les rois d’Espagne (Isabelle la Catholique) et plus tard de France (Louis XIII) ont été très réticents vis-à-vis de la mise en place de l’esclavage dans le Nouveau Monde, ce qui eut des incidences dans l’ordre colonial esclavagiste. À Saint Domingue au XVIIIe siècle, comme dans les autres colonies françaises d’Amérique, était appliqué le « Code noir » de 1685, dans lequel le pouvoir royal avait introduit certaines formes de protection des esclaves contre l’arbitraire des maîtres ; ce code favorisait en outre le métissage par le biais d’une politique d’assimilation pratiquée vis-à-vis des esclaves affranchis, qui obtenaient le statut de sujets libres du roi de France. La plantation esclavagiste des colonies de la Caraïbe n’en était pas moins une forme de régression dramatique, puisque « le coût humain de cette forme de mondialisation, propre au premier empire colonial européen a été… gigantesque ». Toutefois l’ordre colonial basé sur la traite connaît dès les années 1750 une crise liée aux difficultés croissantes d’approvisionnement en esclaves sur les côtes africaines, si bien que les propriétaires de plantations commencent dès lors à réfléchir aux moyens de remplacer la traite des captifs. La Révolution française et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, dont l’article 1er (« les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ») condamnait directement l’esclavage, favorisa la formation à Saint Domingue d’un parti colonial, à la fois indépendantiste et ségrégationniste, favorable à une politique de discrimination contre les colons métissés. Ces COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME 13 derniers ont alors cessé de défendre l’ordre colonial, et cette situation a été vite mise à profit par les esclaves qui, dès août 1791, organisèrent l’insurrection dans le nord de l’île. Certains colons « libres de couleur » cherchèrent alors à s’allier aux esclaves insurgés et à « élaborer un projet d’indépendance anticolonialiste, antiesclavagiste », débarrassé du préjugé de « l’aristocratie de l’épiderme ». On sait ce qu’il en advint : si à partir du 10 août 1792, les commissaires civils envoyés à Saint Domingue étaient favorables à l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises, qui fut votée par la Convention en février 1794, les gouvernements qui suivirent le 9 thermidor et la Constitution de 1795 renouèrent avec la politique coloniale traditionnelle. En 1802, Bonaparte envoya aux Antilles une armée pour reconquérir les îles ; elle échoua à Saint Domingue, où la révolte était menée par l’ancien esclave Toussaint Louverture. En 18045, Haïti proclamait son indépendance en renouant avec l’ancien nom indien de l’île, « hommage à Las Casas, qui avait vécu là au XVIe siècle, et avait élaboré sa conception de l’humanité une, ayant des droits dans une perspective anticolonialiste ». En conclusion, l’auteure retrace à grands traits l’histoire du colonialisme postérieure à la révolution de Saint Domingue : L’idéologie raciste devint un ingrédient indispensable à cette politique, en transformant les esclaves, émancipés par leurs maîtres, en main-d’œuvre subalternisée par la couleur, établissant une forme nouvelle d’aristocratie de l’épiderme qui prendra le nom de racisme…L’idéologie raciste fut présentée sous un jour scientifique, en prétendant qu’il existerait une hiérarchie des races humaines… Croire que le racisme a existé de tout temps, qu’il serait ainsi « naturel » et donc « éternel », est un « préjugé venu de la seconde époque de l’impérialisme, et non de la première, celle de 1492 à 1804 ». Pour finir, Florence Gauthier insiste sur l’existence « de deux courants de pensée qui ont fait naître des processus opposés, depuis 1492 et cela sans interruption : un courant offensif de pensée et d’action impérialiste ou dominatrice » dont l’un des principaux représentants fut Jeremy Bentham, et « un courant défensif de pensée et d’action également, qui a complété l’idée de droits de l’humanité avec celle de cosmopolitique de la liberté des peuples… », un courant incarné, notamment, par Kant6 qui, dans son Projet de paix perpétuelle de 1795, « reprend ce même objectif de cosmopolitique de la liberté contre les empires coloniaux ». Il ne faudrait pas, selon Florence Gauthier, confondre « cosmopolitisme » et « cosmopolitique » : « Le cosmopolitisme n’est pas une politique mondiale, mais… une façon de vivre réservée aux 5 Fait prisonnier par les français, Toussaint Louverture mourra en France en captivité. C’est Dessalines, un autre ancien esclave noir, qui le 1er janvier 1804 proclame l’indépendance de l’île et s’érige en empereur. 6 En 1784, dans l’Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Kant militait pour la création d’une Société des Nations et d’un « grand organisme politique » qui favoriserait l’épanouissement des dispositions morales de l’humanité. Mais en 1795, Kant revient sur la création d’un État supranational, craignant une dérive possible vers un despotisme mondial. Il promeut alors un « droit cosmopolitique greffé sur les législations nationales, non pour les contrecarrer, mais pour leur conférer la signification morale qui leur manque. Ce droit institue tout homme en tant que « citoyen du monde » ». (Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », art. cit., p. 391). 14 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN gens qui ont les moyens de le faire, ou ceux qui cherchent à voyager à leur gré... Par contre, ceux qui se disaient citoyens du monde se référaient à la culture de la cosmopolitique et des droits naturels… ». Liliane Crips, dont les travaux portent sur le national-socialisme et, notamment, sur l’histoire des pensées et des pratiques raciales, fait écho à Florence Gauthier : si le racisme, apparu à la suite des révoltes des esclaves antillais, se présente et s’affirme comme une idéologie au caractère pseudoscientifique, c’est largement sous l’influence du darwinisme que cette idéologie a connu, dans l’Europe du XXe siècle et plus particulièrement en Allemagne, des développements sans précédents, aux conséquences dramatiques7. L’auteure s’interroge d’abord sur les conditions sociales, politiques et économiques qui, dès la fin du XIXe siècle, ont favorisé en Allemagne l’émergence et la diffusion – d’abord au sein des élites académiques, puis dans des couches de plus en plus larges de la population – de nombreuses théories appliquant aux rapports sociaux les notions darwiniennes d’évolution et de sélection des plus « aptes ». Elles ont en commun de postuler l’inégalité atavique et irrémédiable des individus, des groupes humains et des cultures, et d’élaborer des mesures draconiennes visant à exclure de la « communauté raciale du peuple » tous ceux qui ont une opinion ou une conduite déviante, de même que les individus considérés comme porteurs de « tares héréditaires » ou de caractères physiques et psychiques censés appartenir à certaines « races » désignées comme « inférieures » et/ou dangereuses. Tous les courants d’extrême droite racistes appellent de leurs vœux l’édification d’un État fort, centralisé, « total », dirigé d’une main de fer par un « chef » qui incarnerait un « peuple de sang allemand », autoproclamant sa « supériorité » sur tous les autres. Arrivé au pouvoir, en janvier 1933, le national-socialisme s’empresse d’appliquer des plans mûris de longue date. Il impose un strict contrôle des sphères publiques et privées et, sous couvert d’un arsenal législatif rapidement mis en place, il organise le fichage, la ségrégation, la spoliation, la déportation et, à partir de 1939, la mise à mort des catégories de population déclarées indésirables ou « indignes de vivre ». Avec le déclenchement de la guerre, et notamment l’occupation de la Pologne puis de vastes régions en URSS, c’est à l’échelle de tout le continent européen que le pouvoir nazi pratique désormais la « sélection » des individus et des populations. Plusieurs millions de personnes sont transférées, déplacées, déportées – d’ouest en est, et d’est en ouest. Comme le prévoit le « plan général pour l’Est » (Generalplan Ost), une petite minorité d’Allemands « de souche » et de groupes considérés comme appartenant à une « race apparentée » sont implantés sur des territoires anciennement polonais ou soviétiques pour y constituer une caste dirigeante exploitant, impitoyablement, la totalité des ressources matérielles et humaines de ces 7 Cf. infra, p. 52 sq. COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME 15 pays dans l’intérêt économique et militaire du Reich. La grande majorité de la population est passée au crible de critères essentiellement politiques (élites polonaises nationalistes et cadres soviétiques, notamment), raciaux (Juifs et Tziganes) et de « santé héréditaire ». Les « sélectionnés » se comptent par millions – de morts. Un exemple particulier, le « projet Zamosc », du nom d’une ville polonaise située au sud-est du « Gouvernement général », à la frontière du « Commissariat général du Reich pour l’Ukraine », illustre à quel degré de radicalité et de rapidité s’est déroulé, entre les mois de novembre 1942 et d’août 1943, ce programme de purification ethnique, désigné par les nazis sous le terme de « Umvolkung » (restructuration de la population ou, plus exactement, remplacement d’une population par une autre). Au terme de cette évocation des idéologies contradictoires qui, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours ont mené, soit vers la définition d’une « citoyenneté du monde » reposant sur le « droit naturel » et l’égalité des individus, soit au contraire vers l’affirmation de l’inégalité des êtres humains et vers les entreprises de déshumanisation que furent la traite des Noirs, l’esclavage, les pratiques eugénistes et les camps de la mort, il est temps maintenant – c’est l’objet de la seconde partie – de sortir de la théorie pour se pencher sur l’aspect pratique du concept de cosmopolitisme : qu’est-ce qu’être « citoyen du monde », notamment au grand siècle du cosmopolitisme, celui des Lumières ? Être cosmopolite au Siècle des Lumières : comment le vivre ? Comme l’écrit Florence Gauthier, à la différence de la « cosmopolitique », le « cosmopolitisme », c’est « une façon de vivre réservée aux gens qui ont les moyens de le faire ». Ceci apparaît particulièrement vrai lorsque l’on se penche sur les « cosmopolites » du XVIIIe siècle : ce n’est pas un hasard si nous les étudions à travers deux catégories sociales à la fois riches et influentes, le monde de la noblesse et celui des négociants. Agnieszka Jakuboszczak nous entraîne d’abord dans la Pologne d’avant les partages, un vaste pays où la bourgeoisie commerçante tient une place très faible, où l’inégalité sociale et juridique est criante, entre des masses paysannes asservies, sans droits, exploitées, et une noblesse aussi nombreuse que diversifiée, depuis la petite noblesse au patrimoine modeste jusqu’aux « magnats » possesseurs d’immenses domaines qui leur permettent de mener un train de vie princier, au milieu d’une cour fastueuse. L’ère de la « liberté dorée », qui s’affirme dans l’État polono-lituanien depuis les XVIeXVIIe siècles jusqu’à la fin de la Pologne indépendante, donne à cette noblesse des pouvoirs inimaginables pour les habitants d’un pays comme la France, soumis à une monarchie sinon « absolue », du moins s’efforçant de l’être. Au sein de ce monde ultra-privilégié de la noblesse polonaise, il est toutefois difficile pour les femmes de trouver leur place et de jouer un rôle. Au XVIIe siècle, sous l’emprise du « sarmatisme », idéologie nobiliaire à la fois nationaliste et traditionaliste, et de l’Église catholique, la société nobiliaire demeure patriarcale, pour ne pas dire misogyne, et n’accorde que peu d’im- 16 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN portance à l’éducation des jeunes filles. L’arrivée au XVIIe siècle de deux reines venues de France, Louise-Marie de Gonzague-Nevers puis Marie Casimire de La Grange d’Arquien, va toutefois faire évoluer notablement cette situation, puisque avec elles pénètrent sur les bords de la Vistule non seulement les modes et les mœurs françaises, mais aussi des congrégations religieuses vouées à l’enseignement et à l’éducation des filles (Filles de la Charité, Visitandines, Sœurs du Saint Sacrement). À partir du XVIIIe siècle, la condition des femmes de la noblesse polonaise va changer progressivement : des aristocrates, cultivées grâce à l’éducation reçue soit dans les congrégations, soit dans le château familial (mode des « gouvernantes » étrangères), vont tenir salon, voyager à l’étranger, fréquenter et recevoir les beaux esprits, non seulement ceux de Pologne, mais aussi de France et de l’Europe entière. On voit même apparaître en 1768 en Pologne une loge maçonnique féminine, signe d’une évolution importante dans la condition de la femme, désormais perçue comme un membre à part entière de la société cosmopolite. Il faut toutefois ramener cette évolution à sa juste proportion, sachant qu’elle ne concerne qu’une très mince frange de la société polonaise. Le cosmopolitisme est au XVIIIe siècle en Pologne, pour l’essentiel, une mode qui s’implante dans les milieux nobiliaires – à l’exception notable, toutefois, du grand port de Gdansk (Danzig), qui était aussi un grand centre du commerce international – (voir illustration de couverture). S’il faut chercher au XVIIIe siècle de véritables « citoyens du monde » animés de l’esprit même du cosmopolitisme, c’est-à-dire du goût du voyage, de l’exotisme, de la tolérance, c’est, justement, dans les réseaux marchands, notamment ceux du commerce des diamants, étudiés ici par Tijl Vanneste, que nous les trouverons. Il s’agit, à l’époque, d’un trafic à l’échelle mondiale : extraites aux Indes orientales (Inde, Bornéo) mais aussi, et de plus en plus, au Brésil, les pierres sont encore, pour la plupart, taillées et façonnées aux Pays-Bas méridionaux (Anvers) ou aux Provinces Unies (Amsterdam). Ce commerce fort lucratif nécessite l’intervention d’acteurs installés aux points stratégiques de la production et de la commercialisation, des acteurs unis le plus souvent par des liens familiaux qui sont aussi, dans une large mesure, des liens religieux : issues des diasporas juive séfarade, huguenote, voire catholique (celle des catholiques anglais notamment), les familles étudiées (les Salvator, les Dormer, les Berthon, les Garnault, les Perochon, les Auriol) se connaissent entre elles et collaborent dans le cadre du commerce international des pierres précieuses : le fait de dominer des échanges à l’échelle mondiale, et d’entretenir des correspondances à la même échelle, est le premier aspect de ce cosmopolitisme marchand. Mais le souci des contacts internationaux n’était pas lié seulement aux impératifs commerciaux. Une véritable envie de vivre avec les « autres », de les connaître, de passer avec eux des moments conviviaux, voire festifs, en dépit des différences culturelles ou religieuses, se révèle à travers les cas étudiés : un des Salvator, d’une famille juive séfarade, épouse en Inde une indigène, se vêt à la mode indigène, parle la langue locale, et devient même végétarien ; un autre membre de la même famille, de passage dans les Flandres, demande à son partenaire et ami James COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME 17 Dormer, un catholique anglais installé à Anvers, de l’introduire chez ses amis flamands avec lesquels il souhaite pouvoir, tout simplement, « boire un verre et jouer aux cartes ». Plus encore que les contacts temporaires, si chaleureux soient-ils, ce sont de véritables « parcours d’intégration » qui sont ainsi mis à jour : par le biais, notamment, de leurs mariages avec des femmes issues de bonnes familles locales, nos marchands s’enracinent dans les terres d’accueil, sans pour autant renier leurs origines ni leur religion, tel le juif Joseph Salvator qui, pour décorer sa maison de la banlieue londonienne où il reçoit l’aristocratie locale, commande des peintures inspirées uniquement de l’Ancien Testament, car sa religion juive lui interdit de s’inspirer du Nouveau Testament. Il défendra sa nouvelle patrie anglaise lors de la guerre d’indépendance américaine, alors que son cousin Francis mourra, lui, en Amérique du côté des « insurgents ». Conscients de leur « double position, internationale et locale », ces marchands cosmopolites ont également, de ce fait, une identité duale, voire plurielle, étonnant écho à cette « culture de l’extranéité » dont parlait Étienne Tassin en citant Diderot. Cette dualité est toutefois vécue par ces marchands comme un privilège qu’ils cherchent à défendre à tout prix, y compris en voulant empêcher l’établissement, dans leur pays d’accueil, de coreligionnaires moins aisés (comme les Ashkenazes venus d’Europe orientale) susceptibles de venir leur faire concurrence et de nuire à leurs intérêts. On voit ici les limites de ce cosmopolitisme des milieux marchands du XVIII e siècle : elles sont sociales et économiques. Deux siècles plus tard, au temps des nationalismes exacerbés, certains rejetteront en bloc ce cosmopolitisme trop lié au capitalisme international, en l’assimilant à une « race » considérée comme « inférieure », la « race juive »8, alors que rien n’est plus contraire à ce que fut justement l’esprit de ces grands marchands du XVIIIe siècle, capables de s’intégrer partout, dans tous les pays, indépendamment des questions de langue, de race ou de religion. Du cosmopolitisme à l’internationalisme : comment surmonter les nationalismes (XIXe-XXIe siècles) ? Dans l’Europe remodelée par le Congrès de Vienne de 1815, « les mouvements patriotiques et les intérêts nationaux dominèrent… la politique de toute l’Europe en voie d’industrialisation… Les gouvernants cherchèrent de plus en plus exclusivement à imposer l’avantage national… l’idéal supérieur du cosmopolitisme tomba dans l’oubli »9. Pas tout à fait cependant, mais il prit une autre forme, celle de l’internationalisme, dont trois contributions illustrent les formes et les réalisations à divers moments des XIXe et XXe siècles. 8 Cf. le mémoire du Dr Baudin (1860), Du non-cosmopolitisme des races humaines : « Une seule race se montre véritablement cosmopolite, et cette race est la race juive ». Ce document « fomente la sinistre carrière du cosmoplitisme, appelé à devenir injure exterminatrice sous l’action d’idéologies funestes » (Isabelle de Mecquenem, « Cosmopolitisme », art. cit., p. 391-392). 9 Peter Coulmas, Les citoyens du monde, op. cit., p. 246. 18 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN Alfred Georg Frei situe son analyse de la notion d’internationalisme dans le contexte de la Révolution de 1848 vue outre-Rhin, plus particulièrement dans la région de Bade, frontalière avec la France et la Suisse. À partir d’éléments spécifiques, tels que l’influence de la Révolution de 1789 et le mouvement de démocratisation populaire lié à l’obtention d’une constitution dès 1818, l’auteur démonte le mécanisme dialectique entre régionalisme et internationalisme, et constate le rayonnement des idées universalistes issues des Lumières. Il étaye sa démonstration sur des exemples précis : le travail souterrain d’assemblées populaires politiques sous couvert de réunions festives, calquées sur les banquets révolutionnaires en France. Ce mode de réunion permettait de poursuivre une vie politique démocratique, sur le plan local, en contournant les Décrets de Carlsbad (1819) qui, sous l’impulsion de Metternich, instauraient une sévère censure de la presse, la surveillance des Universités et l’interdiction des réunions politiques. Grâce au maillage des « associations populaires » (Volksvereine), on put donc assister aux prémices d’une démocratisation, certes clandestine, mais en profondeur, du Pays de Bade. Un certain nombre de personnalités devinrent très populaires, comme l’avocat libéral Gustav von Struve qui renonça à sa particule nobiliaire dès 1847, et Friedrich Hecker, également avocat et député libéral. Un culte nouveau, d’inspiration laïque et républicaine, se substitua peu à peu à la pensée féodale. Cette politisation persista, sous cette forme spécifique, tout au long du Vormärz. Alfred Georg Frei considère qu’en Allemagne, le Pays de Bade prend l’option la plus radicale dans le débat qui oppose, à cette époque, les modérés, partisans d’une unité politique de l’Allemagne sous l’égide de la Prusse des Hohenzollern, et les républicains opposés à toute continuité monarchique. Le pays de Bade se situe clairement du côté des républicains. L’auteur illustre son propos par plusieurs esquisses biographiques qui permettent de mieux comprendre ces enjeux, et mettent en lumière les coopérations internationales : Emma Herwegh, une exilée allemande venue de France, épouse du poète Georg Herwegh, qui prit part à l’insurrection badoise en avril 1848, vint apporter le soutien d’un groupe d’Allemands exilés à Paris, la « Société démocratique allemande ». Un officier polonais, Ludwik Mieroslawski, militaire franco-polonais impliqué dans le soulèvement de Posen (Poznan) (1846), condamné à mort, puis gracié et réfugié à Paris, accepta au début de Juin 1849 de prendre la tête de l’armée badoise pour la liberté, et la commanda jusqu’en juillet. Même si la résistance du Pays de Bade se solda par un échec face aux troupes prussiennes mieux aguerries et plus nombreuses, l’action des républicains badois marqua la mémoire collective. L’idée d’internationalisme également. Il est significatif de noter que, deux décennies plus tard, on retrouvera, à Genève, l’un des protagonistes de l’insurrection badoise au Congrès fondateur de la « Ligue internationale pour la paix et la liberté ». À partir du milieu du XIXe siècle, le grand mouvement d’émigration de l’Europe vers les Amériques crée un nouveau contexte de globalisation dans un monde qui va bientôt basculer dans les drames de la première, puis de la COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME 19 seconde guerre mondiale. Face aux nationalismes exacerbés, l’internationalisme prône la paix et l’amitié des peuples, soutenu par des intellectuels et des artistes. À travers un portrait de Carl Laemmle, fondateur des studios Universal, Nicole Gabriel explore l’histoire du cinéma et plus particulièrement la naissance de l’industrie du rêve que sont les studios hollywoodiens. Elle s’attache à la figure mythique, quoique peu charismatique, d’un self-mademan, un juif immigré originaire de Souabe qui se retrouve à la tête d’une de ces compagnies emblématiques, Universal Pictures. Le cinéma, surtout à l’époque du muet, s’adresse à un très vaste public, celui des immigrants qui constituent la nation américaine. Après la Première guerre mondiale, le Septième art va s’industrialiser et s’exporter à l’échelle de la planète. Ce n’est donc pas par hasard que Laemmle choisit le nom d’« Universal » pour désigner son studio. Dès 1917, le patron d’Universal soutient l’effort de guerre américain et produit des films clairement anti-allemands (ce zèle de tout immigré voulant à tout prix s’intégrer lui sera par la suite reproché). Mais à peine le conflit terminé, Carl Laemmle entretient une activité commerciale avec son pays d’origine (il crée une branche d’Universal à Berlin) et il fait venir outreAtlantique de nombreux artistes allemands qui feront la gloire du cinéma américain. C’est ainsi, par exemple, que Paul Leni et Conrad Veidt, deux figures-phares de l’expressionnisme allemand, collaboreront, le premier comme metteur en scène, le second comme comédien, dans une adaptation du roman de Victor Hugo : L’Homme qui rit (The Man who laughs) (1928). Laemmle avait également produit trois films d’Erich von Stroheim : Blind Husbands (1919), Foolish Wives (1922) et Greed (1924), avant de devoir licencier ce metteur en scène aussi génial qu’excentrique qui menaçait de ruiner sa compagnie… Soucieux du sort de sa ville natale de Laupheim, éprouvée par la guerre, il fait preuve d’une grande générosité envers ses ex-compatriotes et devient un bienfaiteur local : une rue porte son nom. En 1928, il décide de porter à l’écran le roman antimilitariste d’Éric Maria Remarque À l’Ouest, rien de nouveau. Le film, qui sort en 1930, remporte un Oscar à Hollywood, mais à Berlin, il est la cible d’attaques très virulentes, orchestrées notamment par Joseph Goebbels. Le film sera rapidement interdit en Allemagne et Laemmle, très affecté, ne retournera plus dans son pays natal. Le dernier combat de sa vie, il le mène, sans publicité aucune, en faveur de juifs directement menacés par les persécutions raciales : concrètement, Laemmle se porte garant pour des parents éloignés, ou de simples connaissances, organise leur accueil à New York, les aide à se procurer un logement et un emploi. Enfin, et surtout, il n’hésite pas à harceler l’administration américaine afin d’obtenir les précieux affidavits et permettre l’accueil d’immigrés juifs allemands aux États-Unis. Cosmopolite par nécessité, mais aussi par goût et volonté d’entreprendre, Carl Laemmle s’est adressé, dans un premier temps, à un public 20 LILIANE CRIPS, NICOLE GABRIEL, MARIE-LOUISE PELUS-KAPLAN d’immigrants comme lui. Ni homme politique ni artiste, il appelait de ses vœux un monde de paix, d’échanges et d’entertainment où les rêves peuvent devenir réalité. Sa volonté d’assimilation aux États-Unis était contrebalancée par son attachement à sa terre natale, la Souabe, plutôt qu’à l’Allemagne proprement dite, ainsi que par sa fidélité aux valeurs de la religion juive. Après le traumatisme des deux guerres mondiales, il fallait de toute urgence reconstruire le monde et œuvrer pour la paix. Cet idéal passait entre autres par le rétablissement d’une large coopération internationale dans le domaine de la vulgarisation scientifique. Anne-Marie Bernon-Gerth s’interroge, justement, sur les perspectives transnationales et internationales de la communication publique sur la science en Grande-Bretagne aux XXe et XXIe siècles. Il s’agit ici d’évaluer les modèles historiques britanniques de ces trente dernières années pour en tirer des enseignements sur le processus de communication de la science au grand public. Pendant la décennie 1980-1990, le principal modèle a été celui du « déficit » (deficit model). Il implique que les non-spécialistes et le public en général souffrent d’un manque de connaissances scientifiques qu’il convient de combler. Il repose sur l’hypothèse de la capacité des individus à acquérir et à maîtriser de nouvelles notions si leur mise en cohérence et leur accès sont facilités. La communication scientifique pour le public s’est donc d’abord centrée sur des explications concernant la nature et la science (sciencecentered). En revanche, en ce XXIe siècle ouvert et global, elle semble à présent avoir pour fonction de constituer une sorte de laboratoire social et culturel pour faire face aux problèmes et aux défis créés par le développement des connaissances, des activités et des applications scientifiques (problem-centered). Ainsi, les liens nouveaux développés ces dernières années entre science et société, et désignés par le concept d’« engagement public » (public engagement – PE), s’inscrivent dans un mouvement transnational et international très vaste dans lequel la Grande-Bretagne a joué un rôle pionnier. On peut certes regretter que des dispositifs de plus en plus répandus, comme par exemple les « conférences de consensus », relèvent plus du « management social » que d’une authentique démocratisation à partir du « deficit model », mais il faut constater que nombreux sont ceux qui prennent conscience de l’impérieuse nécessité de respecter la diversité culturelle et sociale des publics pour renforcer les liens unissant les chercheurs, les différents acteurs de la communication et de la société, ainsi que les citoyens. Au terme de ces huit textes, le lecteur sort, sans doute, un peu déconcerté : les cas concrets, passés et présents, qui lui ont été ici présentés ne lui permettent pas vraiment de répondre à la question posée au départ par Étienne Tassin : peut-on être citoyen du monde aujourd’hui, et comment ? Certes l’accélération de l’information, la mise sur pied, grâce à Internet, de réseaux sociaux couvrant désormais une bonne partie de la planète, permet- COSMOPOLITISME ET INTERNATIONALISME 21 traient de penser que le « rêve cosmopolite » est en passe de devenir une réalité. Mais il n’en est rien : l’actualité, nationale et internationale, avec son lot quotidien d’actes racistes ou xénophobes survenus d’un bout à l’autre du monde habité, de catastrophes humanitaires aux frontières des pays favorisés par la paix ou la richesse, est là pour nous en convaincre. Devenus d’une grande banalité, les voyages à l’étranger dans notre monde globalisé ne suscitent pas autant d’étonnement qu’autrefois, quand de rares voyageurs faisaient leur « grand tour », accomplissaient un pèlerinage ou une ambassade. De nos jours, la coopération internationale en matière de justice, de police, d’information scientifique ou artistique, ou encore de protection de l’environnement, est certes devenue un fait réel, mais combien insuffisant, combien imparfait10 ! La persistance, voire l’aggravation de la famine ou de pandémies dans certaines parties du monde actuel en témoigne. Faut-il alors se contenter de scander des slogans pacifistes, universalistes, écologistes, en ayant pleinement conscience qu’ils relèvent du vœu pieux, de l’utopie ? Une chose est, néanmoins, certaine : la prise de conscience de cet éloignement dramatique du but à atteindre, de l’incapacité des organisations internationales, dans l’état actuel de leur fonctionnement, à faire avancer durablement le monde vers la paix, l’égalité, la justice, représente tout de même un pas décisif du rêve vers la réalité. Être citoyen du monde aujourd’hui, ne serait-ce pas, finalement, savoir rêver tout en restant éveillé ? 10 Cf. Mickaël Foessel, « Être citoyen du monde : horizon ou abîme du politique ? » in : laviedesidees. fr, 18/06/2011. ÉTIENNE TASSIN ∗ QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ? On ne saurait s’engager dans une réflexion sur le cosmopolitisme aujourd’hui sans s’interroger sur le sens et la pertinence d’une citoyenneté du monde dans le contexte historiquement décisif de la globalisation économique et de la mondialisation culturelle des conduites et des normes. Se demander ce que signifie « être citoyen du monde », c’est porter la réflexion à la fois sur ce que veut dire « être au monde » ou appartenir à un monde ; et sur ce que signifie d’être au monde sur le mode de la citoyenneté. Or un soupçon naît immédiatement qu’il ne faut certainement pas sous estimer : il est possible que ce que nous appelons, d’un terme bien imprécis si ce n’est inconsistant, une « mondialisation » ne constitue pas un renforcement du monde mais peut-être au contraire une diminution de monde ou une perte en monde(s). Car loin de produire un renforcement de notre sentiment d’appartenance au monde, la globalisation ou la planétarisation des repères de l’existence pourrait bien au contraire signifier en même temps un évidement du principe de citoyenneté. Auquel cas, selon un paradoxe qu’il nous revient d’examiner, être citoyen du monde perdrait de son sens à mesure que le monde croît en généralité et en uniformisation. La standardisation croissante des normes mondiales s’accompagnerait inévitablement d’un effondrement des formes concrètes de la citoyenneté. Réfléchir aux enjeux cosmopolitiques de notre siècle requiert donc de lier ensemble une interrogation critique sur la perte du monde comme demeure (ce qu’on peut appeler acosmisme) et une analyse des manières d’être au monde propres à la cosmocitoyenneté. L’idée d’une citoyenneté du monde exige d’élucider ce qui fait monde, ce qui est digne d’être nommé « monde » ; et ce que devient la citoyenneté si le monde lui-même n’est plus perçu comme un monde, notre monde. Ou si le monde est traité de manière immonde. Tel est le problème que je voudrais aborder ici : que veut dire être citoyen du monde quand le monde n’est plus, pour les humains, un monde, ni un monde naturel ni un monde vécu, quand le monde n’est plus perçu comme ce à quoi on appartient, quand il n’est plus conçu comme œkoumene, comme une demeure, mais est réduit à n’être qu’un gisement de ressources ou une matière exploitable au service de la reproduction du vivant ? Aussitôt ∗ Professeur de philosophie politique, Université Paris Diderot - Paris 7 24 ÉTIENNE TASSIN le problème révèle sa consistance politique. Car la globalisation économique, qui radicalise l’exploitation forcenée des ressources énergétiques, minérales, végétales et animales du monde – requise pour la « survie » des vivants –, entraîne avec elle, comme on le constate chaque jour, une montée en puissance des « replis » identitaires, nationalistes ou communautaristes, qui tiennent lieu de « politiques ». Je propose donc de réfléchir aux différentes significations de la revendication de cosmocitoyenneté : qu’affirme-t-on quand on déclare être « citoyen du monde » ? Et je suggère de le faire en faisant un détour dans le temps. Ce qui de notre présent doit être compris peut sans doute l’être avec une meilleure intelligence si l’on consent à l’évaluer depuis le passé dont nous provenons. Non pour en faire l’histoire, mais pour en ressaisir le sens depuis la philosophie qui tenta la première de donner un contenu à la citoyenneté du monde. Je considérerai trois figures du citoyen du monde élaborées dès la naissance de la philosophie grecque par le cynisme, le stoïcisme et le scepticisme. Je les nomme les figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur. Mon idée est que cette typologie permet de redéfinir la manière d’être soi et d’être au monde qui ressortit à la déterritorialisation opérée en situation de globalisation dont l’acosmisme du monde moderne est en quelque sorte l’expression. Il nous faut donc commencer par redéfinir, ne serait-ce que succinctement, la manière dont le monde est en question pour nous aujourd’hui. La cosmopolitique ou la politique du monde La manière dont s’ouvre à nous, aujourd’hui, la perspective cosmopolitique est inédite : celle-ci n’est plus simplement celle d’une cosmopolis universelle à la manière stoïcienne, mais elle n’est pas non plus celle d’une paix perpétuelle à la manière kantienne. La première conception (stoïcienne) était essentiellement éthique, la seconde (kantienne) était essentiellement juridique. Or ce qui est en question maintenant est de définir une entente proprement politique de la dimension cosmopolitique, et non pas éthique et juridique. Cependant, cette entente politique de la cosmopolis ne peut être ni celle que développe une simple géo-politique (système des relations internationales, des accords inter-étatiques, sous la supervision de l’ONU), ni celle qui viserait à l’établissement d’un état mondial, d’une gouvernance mondiale unique, fût-elle celle d’une « démocratie cosmopolite »1 requérant une réforme radicale de l’Organisation des Nations Unies. Et elle ne peut évidemment pas non plus se confondre avec le mouvement de globalisation économique qui, dans sa manière d’unifier le monde et de le soumettre à la loi hégémonique du marché, tend à le détruire plutôt qu’à le promouvoir, en faisant disparaître ou en folklorisant la pluralité des cultures, des peuples, des usages du monde, bref, la pluralité des manières d’être au monde. 1 David Held & Daniele Archibuggi, Cosmopolitan Democracy. An Agenda for a New World Order, Cambridge, Politi Press, 1995. QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ? 25 Il nous faut donc différencier les plans sur lesquels il y va du monde – sur lesquels le monde est en question –, selon les modes d’activités humaines. Pour le faire, je reprendrai par commodité, et parce qu’elle me semble particulièrement appropriée à notre problème, la tripartition des activités que propose Hannah Arendt2 : l’activité économique correspondant à la condition d’être vivant que Arendt désigne comme l’animal laborans ; l’activité sociale et culturelle correspondant à la condition d’appartenance-au-monde, activité de celui qui fait œuvre, l’homo faber au sens d’Arendt ; et l’activité proprement politique correspondant à l’agir ensemble avec d’autres, c’est-àdire à la condition d’acteur politique, cette figure rémanente du zôon politikon grec. À ces trois plans correspondent à mes yeux trois soucis pour le monde et trois injonctions : un souci environnemental qui considère le monde comme écosystème, comme pluralité de milieux de vie et auquel correspond une injonction écologique (assurer la durabilité du développement et de la croissance économique) ; un souci patrimonial qui considère le monde comme pluralité de cultures, de mœurs, de représentations symboliques et de pratiques traditionnelles, et auquel correspond une injonction œcuménique (assurer la perpétuation et la cohabitation des œuvres symboliques et matérielles qui rendent le monde humain) ; un souci plural ou multinational qui considère le monde comme ensemble de communautés politiques d’acteurs agissant de concert, et auquel correspond une injonction proprement cosmopolitique (préserver et même promouvoir les espaces publics d’action concertée entre co-citoyens, à savoir ce qu’Arendt nomme le « réseau des relations humaines »). C’est seulement en prenant ensemble ces trois plans du monde, ces trois activités, ces trois soucis et ces trois injonctions, qu’une pensée cosmopolitique contemporaine peut être à la hauteur de l’acosmisme généralisé induit par le totalitarisme politique (dont Auschwitz ou la Kolyma sont un des noms propres), par le globalitarisme économique (dont Wall Street et les différentes crises financières et économiques sont les noms propres), par le radicalisme techno-scientifique (dont Hiroshima et Nagasaki, ou Seveso ou Fukushima, sont quelques-uns des noms propres) et par le fondamentalisme ou l’intégrisme religieux (dont les Twin Towers sont le nom propre le plus significatif). La cosmopolitique au sens où je l’entends doit tenir ensemble ces trois exigences et non pas se contenter de se situer sur le seul plan écologique, le seul plan patrimonial ou le seul plan géo-politique. Mais aussitôt on doit convenir que la prise en charge conjointe et cohérente de ces trois plans, de ces trois dimensions, de ces trois exigences humaines requiert de lier cette pensée du monde en tant que tel à une pensée du rapport au monde que nous sommes susceptibles d’entretenir dans le contexte actuel, qui est moins celui du totalitarisme politique du XXe siècle que celui du globalitarisme économique, du radicalisme techno-scientifique et du fondamentalisme religieux. 2 Hannah Arendt, La condition de l’Homme moderne, trad. Georges Fradier, Calmann-Lévy, Paris, 1981. 26 ÉTIENNE TASSIN L’allégation de cosmocitoyenneté Dans ce contexte, demandons-nous en effet ce que nous voulons dire quand nous affirmons que nous sommes « citoyens du monde ». Car nous pouvons aussi bien déclarer que nous sommes tous et toujours citoyens du monde, de fait et par naissance, qu’affirmer que personne ne l’est jamais tant il est vrai que nous sommes d’abord citoyens de tel état, originaires de tel pays, locuteurs de telle langue, héritiers de telle culture et de telles histoires communautaires. Cette assignation identitaire est un fait, la plupart du temps de naissance (« je suis français ») ; elle est également une sommation (« Soyez français », sous-entendu, « Soyez un « bon » français »). L’ordre policier national et international nous enjoint de nous identifier et poursuit, voire maltraite, qui résiste à cette assignation ou se dérobe à cette identification. Je ne peux être citoyen du monde qu’en tant que je suis d’abord japonais, français, gabonais ou chilien… Hannah Arendt a montré comment l’organisation internationale du monde avait pu, au lendemain de la Première Guerre mondiale, produire des apatrides en masse qui, privés de leur droit d’être reconnus détenteurs des droits que confèrent l’appartenance à une communauté et l’allégeance à un état, se trouvaient aussitôt déchus de toute humanité et exclus de l’humanité elle-même. Terrible paradoxe : ceux-là mêmes qui faisaient l’expérience d’être exclusivement citoyens du monde pour ne plus pouvoir l’être d’un état étaient par là même exclus du monde dont ils pouvaient, de lui seul pourtant, revendiquer la citoyenneté. La citoyenneté du monde est donc un fait en un sens très faible, un fait si l’on peut dire sans effectivité. Elle n’acquiert de réalité que sur un mode déclaratoire et performatif, au titre d’une revendication. Je suis citoyen du monde dans la mesure où j’affirme l’être, dans la mesure où je revendique de l’être. Seule la revendication confère au fait son effectivité : elle en fait un titre. Mais de quoi ce titre est-il le titre ? Si le titre de citoyen est attaché à une structure politique particulière, celle de l’État, cette revendication suppose-t-elle et requiert-elle un État mondial ? Pourtant, c’est en l’absence même d’État mondial, voire en raison de la défection de la forme-Etat au regard de toute responsabilité mondiale que s’affiche une prétention cosmocitoyenne. Ne revendique-t-on pas autre chose en se déclarant citoyen du monde ? Ne serait-ce pas moins une appartenance à une communauté mondiale, moins une allégeance à une autorité supranationale, qu’une certaine manière d’être-au-monde et donc d’être soi qui tente de s’affranchir des régimes d’appartenance et d’allégeance au travers desquels se constituent les sujets comme sujets de droits ? Sans doute est-ce ce rapport entre la manière d’être soi et la manière d’être au monde qui est en jeu dans l’allégation de cosmocitoyenneté, c’est-à-dire un certain travail de désidentification et d’assomption de soi, et conjointement de singularisation et d’extranéation – une capacité d’être soi contre toute assignation identitaire imposée – qu’on QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ? 27 repère particulièrement dans les conditions de migrations, d’exils et de diasporas que généralise l’actuelle « globalisation » du monde. Or dès l’antiquité grecque, la philosophie a thématisé la cosmocitoyenneté sur trois registres différents qui, chacun, mettent en valeur un aspect particulier de ce que signifie « être citoyen du monde », mais dont les trois, pris ensemble, pourraient bien livrer la signification cosmopolitique du rapport entre les manières d’être soi et les manières d’être au monde. Ce sont ces trois manières de se dire « citoyen du monde », qui correspondent à trois orientations philosophiques différentes, que je nomme : figures du rebelle, de l’officier, de l’essayeur. Sous ces trois figures, on reconnaîtra la signification que le cynisme donne à la revendication d’être citoyen du monde, celle que le stoïcisme lui a conférée, celle enfin que cette revendication prend dans sa reformulation sceptique. Trois manières d’être citoyen du monde Diogène de Synope, dit le Cynique, est le premier à qui est attribuée la revendication de se dire « citoyen du monde »3. L’affirmation cynique d’une cosmocitoyenneté dessine une position individualiste qu’on pourrait dire radicalement apolitique au sens littéral : refus de toute allégeance à un pouvoir étatique et de toute appartenance à une cité. Déclarer être citoyen du monde, c’est ici revendiquer non pas d’appartenir au monde et de faire allégeance à une humanité générique, mais d’être absolument sans attaches ou au-dessus de toute attache. Cette allégation présente trois aspects. D’une part, Diogène récuse et son lieu de naissance et sa cité, il refuse de s’y laisser rapporter comme ce par quoi il pourrait être défini, identifié. Il n’appartient à personne, n’est soumis à aucune loi. Telle est la posture du rebelle, celle qui résiste à toute assignation à résidence, à toute identification. En conséquence, Diogène affirme ensuite qu’il n’est chez lui nulle part en particulier ou qu’il est chez lui partout. Nul chez soi où pourrait se loger la vérité de son être, sinon la totalité des lieux du monde qui pourraient aussi bien constituer une demeure appropriée puisque nul n’est tenu à un lieu déterminé. Telle est la situation du sans domicile fixe, mais assumée comme une règle de vie : ne pas prendre racine, ne pas s’installer, ne pas demeurer mais rester toujours libre de ses déplacements, toujours pouvoir rouler son tonneau ou le quitter. Être migrant plus que nomade4. Utopie et récusation du chez soi proclamée dans 3 Diogène Laerce, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. Robert Genaille, Paris, GF, vol. 2, p. 30. Sur la signification de la réponse de Diogène, cf. Stéphane Douailler, « Le cosmopolitisme cynique », in Hubert Vincent, Citoyen du monde : enjeux, responsabilités, concepts, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 219-226. 4 La différence entre migration et nomadisme est une question difficile. Cf. les suggestions intéressantes et problématiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, § 12 : « Traité de nomadologie », particulièrement p. 471 sq. Notons simplement ici que migrare a signifié aussi bien « s’en aller d’un lieu, changer de résidence, sortir », que « se changer » et « transgresser », cf. A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, Paris, 2000, vol.2, p. 2234. Et que l’ère des migrations « décodées » et généralisées produites par la « machine capitaliste » de déterritorialisation 28 ÉTIENNE TASSIN l’équivalence du partout et du nulle part. De ce fait, Diogène affirme enfin qu’il n’a pas à assumer de liens privilégiés avec ses proches (famille, concitoyens,…) et n’est donc pas tenu aux obligations qui y sont attachées. Diogène ne doit rien à personne. Il s’affirme délié de toute obligation particulière dès lors que son obligation est cosmopolite : mais s’adressant à tous, s’adresse-t-elle encore à quelqu’un ? À la fiction d’un monde où nulle part se trouve partout, s’adjoint la fiction d’une communauté universelle proclamée dans l’équivalence du « je suis à tous » et du « je ne suis à personne ». Sur ce dernier point, on ne peut s’empêcher de relever que cette équivalence retourne par avance celle que Rousseau présentera dans le Contrat Social comme fondement de la communauté politique : « se donner à tous, c’est ne se donner à personne », y écrit-il5, ce qui signifie aussi bien ne se donner à personne en particulier que ne se donner à personne d’autre que soi. Mais on peut aussi entendre que, dans l’esprit de Diogène, « être à tous » revient à « n’être à personne », sans distinctions ; et donc pas même à soi. Ne pas être à soi, ne pas s’appartenir en propre, telle est aussi la figure du rebelle, celle de la désidentification, figure d’une singularisation extrême qui refuse la propriété de soi. Qui refuse toute souveraineté y compris celle de soi sur soi. Puisqu’il n’est étranger nulle part au monde, Diogène décide de vivre en étranger partout, de se faire étranger à toute forme communautaire : famille, village, cité. À tous, y compris donc à lui-même. Devenir étranger à soimême ou devenir l’étranger de soi-même : être à soi-même clandestin, devenir clandestin ou devenir son propre clandestin, telle est peut-être la compréhension cynique de la cosmocitoyenneté. Car ici être cosmopolite ne renvoie à aucune cosmopolis, à aucun cosmos, à aucun ordonnancement du monde, à aucun ordre supérieur. C’est n’être membre de rien ; mieux, c’est ne pas être membre, pas même assujetti à soi. Et donc pas non plus maître de soi. Ou n’être pas sujet, en aucun sens. L’affirmation cynique d’une citoyenneté du monde dessine la figure asymptotique de la non-souveraineté et de la non-identité, ce qu’on peut nommer l’an-identité 6. De cette citoyenneté du monde, le stoïcisme propose une figure inverse. Car aux yeux des stoïciens, le monde est au contraire une grande cité, une cosmopolis, même si celle-ci n’a aucune réalité institutionnelle et politique, n’est pas une cité mondiale ou un État7. Du coup, la citoyenneté du monde désigne une double appartenance concomitante. et de re-territorialisation (Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, chap. III, spécialement p. 299 sq.) dans un monde globalisé correspond, comme on l’observe aujourd’hui, à la mise sous tutelle étatique du nomadisme. 5 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Gallimard, La Pléiade, III : Écrits politiques, Paris, 1964, Livre I, chap. 6. 6 Dont le corrélat pourrait être ce que Fernando Pessoa a expérimenté sous la forme de l’hétéronymie. Cf. Étienne Tassin, « L’Europe entre philosophie et politique », in : Jacques Poulain et Patrice Vermeren (dir.), L’Identité philosophique européenne, Paris, L’Harmattan, 1993, p. 189-210. 7 Cf. Valérie Gérard, « Être citoyen du monde », in : Sonia Dayan-Herzbrun et Étienne Tassin (dir.) : Citoyennetés cosmopolitiques, revue Tumultes n° 24, Paris, Kimé, mai 2005, p. 13-25. QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ? 29 Alors que le cynisme récuse toute appartenance comme toute allégeance, le stoïcisme affirme à la fois que nous appartenons tous à un même monde et donc que nous avons des obligations envers lui ; mais que nous appartenons tous aussi à des communautés particulières (famille, amis, village, cité, etc.) envers lesquelles nous avons d’autres obligations. Obligés envers le monde et la totalité des autres, nous le sommes aussi, et peut-être d’abord, envers les nôtres. Car nous ne pouvons être citoyens du monde qu’en étant inscrits dans ce monde à des titres particuliers qui nous identifient et nous distinguent. Si chacun est donc partout chez soi dans le monde, c’est parce qu’en quelque endroit déterminé il dispose d’un chez soi. C’est aussi que nous sommes assignés à des places, répertoriés dans des ordres qui imposent responsabilités et devoirs : il faut remplir son office ou ses offices. Telle est alors la figure de l’officier, qui officie, assume sa charge ou ses devoirs au sens du De officiis (Cicéron). Or être officier, remplir ses devoirs, c’est jouer un rôle. Le monde est un théâtre et, en chaque scène, des offices nous convient à officier. Si chacun est citoyen du monde, c’est sur le mode du rôle, du jeu. Il faut lier le rôle aux places, aux scènes où ils ont à paraître. Le citoyen cosmopolitique aura ainsi constamment à jouer plusieurs rôles et à passer sans cesse de l’un à l’autre. Apparaît alors de nouveau que la cosmocitoyenneté procède d’une désidentification, mais selon un autre mouvement que le mouvement cynique : celui d’une singularisation de soi par un jeu d’acteur engagé dans la particularité qui double l’universelle et encore abstraite inscription dans la cosmopolis en tant que telle. L’affaire du cosmopolite stoïcien est d’être le bon acteur de son existence en jouant bien le rôle que son appartenance assumée à des communautés et son allégeance à des pouvoirs requièrent. Double identification déniée l’une par l’autre donc, comme citoyen du monde en général et comme citoyen de tels mondes en particulier, et transcendée par la singularisation de l’acteur dans ses rôles : être citoyen du monde, c’est jouer son appartenance aux particularités du monde, en être sur le mode du « n’en être pas » entièrement, par où le citoyen n’est jamais prisonnier de ses communautés d’affiliation mais toujours porté à elles et audelà d’elles par sa cosmocitoyenneté. Il est indéniable, bien sûr, que cette double allégeance politique, en réalité multiple, aux ordres particuliers dont nous relevons et au grand ordre du monde, de même que cette double appartenance, elle-même multipliée, à des communautés d’identification superposées, entraînent inéluctablement des contradictions entre les obligations dont nous sommes redevables. Ces contradictions peuvent être insoutenables ; elles sont de toute façon insurmontables. Seule une pragmatique des jeux de rôles peut permettre à un même individu d’assumer sans souffrances excessives ses offices de particulier et ceux de citoyen du monde, de tenir ses obligations envers les uns en même temps qu’il honore celles envers les autres. La citoyenneté du monde au sens stoïcien implique une permanente non-adéquation à soi et une éthique assumée de la duplicité, voire de la multiplicité des « soi », et des obligations non nécessairement conciliables 30 ÉTIENNE TASSIN que chacun de ces « soi » entraîne pour « nous ». On voit ainsi que, dans le stoïcisme comme dans le cynisme, et pour des raisons inverses, la citoyenneté du monde requiert de s’élever contre les logiques d’identifications communautaires et les processus d’assignations identitaires. La troisième posture cosmocitoyenne léguée par la philosophie est celle que dessine le scepticisme moderne, celui de Montaigne ou de Diderot par exemple, plutôt que le scepticisme antique au sens strict. L’attitude sceptique conjoint en quelque sorte les deux compréhensions opposées du cynisme et du stoïcisme en les faisant jouer ensemble l’une contre l’autre : être dissident, rebelle et pourtant jouer son rôle dans le monde, être officier. Apprendre à se désidentifier de soi, à se désaffilier de ses appartenances et pourtant être un acteur engagé, impliqué chez soi comme ailleurs. Attitude contradictoire en apparence, qui exige des déguisements et procède pragmatiquement par essais. On peut l’appeler l’attitude de l’essayeur par référence à Montaigne qui s’essaye en s’essayant au monde sur fond de scepticisme raisonné. Montaigne, on le sait, reprend la formule de Diogène et l’attribue à Socrate, selon une tradition antique qu’il n’invente pas8. Ce faisant, il en fait la formule d’un cynisme acceptable, raisonné, celle d’un socratisme : une ironie sérieuse portée sur l’ignorance ignorée et l’ignorance assumée du monde, mais aussi de soi, dans l’effort pour se connaître. D’une part, se connaître est une tâche infinie qui requiert de ne jamais cesser l’examen de soi mais aussi de ne jamais croire cette connaissance acquise, de ne jamais penser le soi identifié voire tout simplement déterminable ; d’autre part, il n’y a pas d’autre voie pour se connaître que de s’essayer, de s’essayer au monde, ce qui est s’essayer aux autres. Prime alors ici le refus de tout dogmatisme : qui saurait dire qui il est ou ce qu’il est, qui est l’autre ou ce qu’il est ? Qui connaît les identités, la sienne, celle des autres et des États ? Qui pourrait prétendre les maîtriser et les assigner ? Et ce choix est aussitôt une pratique de décentrement de soi, ou plutôt d’excentrement de soi, une manière de se mettre à la place des autres sans l’illusion que cette place est réellement accessible, qu’elle peut être réellement occupée. S’essayer soi est aussi, ou avant tout, une manière de se rendre étranger à soi. De se défaire de soi, ou du moins de cette figure de soi, haïssable, qui se prend pour un tout, dira Pascal, et usurpe ses droits en se faisant tyran – et de soi et des autres9. Être citoyen du monde, c’est alors reconnaître que personne ne pourrait être figé dans une identité puisqu’il est toujours exposé à se singulariser d’une manière imprévisible ; une manière de se connaître soi-même et les autres depuis cette différence de soi d’avec soi et des autres qui diffère indéfiniment la constitution de ce savoir. Savoir indécis des identités, ellesmêmes précaires et flottantes, toujours susceptibles d’être désavouées ou 8 9 Michel de Montaigne, Essais, I, chap. 26, in Œuvres complètes, Paris, Lafuma, 1967, p. 76. Blaise Pascal, Pensées, 597-455, in Œuvres complètes, Paris, Lafuma, 1963, p. 584. QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ? 31 transcendées dans des singularisation circonstancielles, et dont l’indécision n’invite à aucun renoncement, à aucune résignation, mais dessine au contraire une pragmatique des essais, appelle un travail de désidentification active pour s’essayer aux mondes. Il y est alors question de changer d’habits et d’habitudes, de costumes et de coutumes : c’est affaire de déguisements puisqu’on ne saurait s’affranchir de ses coutumes et de ses habitudes qu’en s’apprêtant aux costumes et aux habits des autres « nations ». Montaigne s’y essaye. Diderot en donnera la philosophie – celle du paradoxe du comédien qui est aussi le paradoxe de l’acteur politique – dans le Supplément au voyage de Bougainville : comme l’aumônier à Tahiti, il s’agit de « prendre le froc du pays où l’on va, et [de] garder celui du pays où l’on est »10, de s’essayer aux mœurs étrangères à Tahiti, ce qui est honoré l’hospitalité reçue et être fidèle au code universel de la nature, tout en se pliant aux mœurs européennes qui nous assujettissent et nous condamnent aux contradictions des codes religieux, moraux et civils. Cette histoire contient une leçon politique. Derrière ce qui pourrait ne sembler que duplicité et compromission se révèle une posture à la fois philosophique et cosmopolitique qu’on peut illustrer par une scène que rapporte Diogène Laerce à propos d’un philosophe que Diderot aime évoquer. Alors qu’à l’invitation de Denys, Platon refusa de se vêtir d’une robe pourpre au motif que se déguiser en femme ne sied pas au philosophe, Aristippe de Cyrène, « le seul homme », aux dires de Platon ou de Straton, « capable de porter avec indifférence un riche manteau ou des haillons »11, revêtit cette même robe « sans façon et se mettant à danser, dit très finement… qu’aux fêtes de Bacchus une âme sage n’est pas corrompue »12. Dionysos, fêté en la circonstance, est le dieu du brouillage des identités, dieu né deux fois, dieu de l’étrangeté à soi par-delà les genres. Aristippe incarne aux yeux de Diderot cet art de se rendre étranger à soi-même, de se défroquer, qui définit une politique pragmatique mais aussi une éthique politique 13 : être fidèle non pas à ses convictions mais aux principes d’un vivre-ensemble libérateur, non pas à un code social, moral ou religieux, mais à une politique d’émancipation à l’égard des assignations identitaires ou communautaires, ou de singularisation au regard des identifications sociales et culturelles. L’essayeur se fait ici citoyen du monde en ce qu’il accepte, ou tâche, de se rendre étranger à soi-même, ce qui est la condition de l’hospitalité accordée à ceux qu’on nomme « étrangers ». Sans nécessairement se déplacer, 10 Denis Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville et autres œuvres, textes choisis, présentés et commentés par Étienne Tassin, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 129. 11 Diogène Laerce, Vie, doctrines et sentences des hommes illustres, trad. Robert Genaille, Paris, GF, vol. 1, p. 128. 12 13 Ibid., p. 132. Cf. Étienne Tassin, « Diderot ou le paradoxe du citoyen. Le vertueux, le courtisan et le comédien », in La raison est-elle séditieuse ? Philosophes et révolution, revue Carrefour, sous la direction de Jacqueline Ayoub-Boulab et Monique Vernes, Ottawa, 2005, p. 13-34. 32 ÉTIENNE TASSIN mais à plus forte raison s’il le fait sans s’emmener avec lui, l’essayeur voyage. Il est ainsi citoyen du monde en vertu d’une culture de l’extranéité. On peut alors appeler « cosmopolitique » une politique des écarts, des excentrements, qui revient à creuser ces intervalles de soi à soi et à se singulariser en luttant contre les procédures d’identification, d’assignation, d’enrôlement, mais à le faire en assumant les situations données. Logique parataxique d’une superposition d’identités qui se dénoncent les unes les autres et pourtant se requièrent, comme le suggère Diderot. *** À considérer ces manières d’être soi et d’être au monde sur le mode du n’être pas entièrement ou pas uniquement soi et le mode d’être pris, écartelé, entre des mondes, on débouche finalement sur ce qu’on pourrait appeler une politique de l’extranéation, qui décrit à la fois une stratégie de résistance à l’égard des opérations d’identification et d’assignation effectuées par les États ou les appareils policiers, et une pragmatique de l’être au monde sous la forme assumée d’un dépaysement de soi et d’un brouillage des frontières. Au cœur de ce mouvement resurgit bien sûr, comme un leitmotiv, la figure de l’étranger qui vient sans cesse défaire les ordonnancements du monde (la division des territoires selon des frontières extérieures et intérieures) en apparaissant toujours là où on s’efforce de l’exclure (interdiction d’accéder, expulsion hors du territoire ou marginalisation aux confins). Une cosmopolitique serait une politique de l’étranger, ou de l’estrangement : étrangeté, étrangèreté et extranéité. Et cette politique commence dans le rapport que l’on entretient avec soi-même. Aussi les États sont-ils aujourd’hui traversés par une tension contradictoire dans l’expérience qu’ils font de l’étrangèreté, singulièrement à cause des flux migratoires qui échappent de plus en plus à leurs contrôles : soit ils s’efforcent d’intégrer les étrangers, de les assimiler et de faire disparaître leur étrangeté ; soit ils les repoussent, les rejettent comme si l’alternative entre inclure et exclure, assimiler ou expulser, résumait toute la politique possible à leur égard. Ce sont pourtant là deux manières de méconnaître le statut d’étranger, à savoir l’écart revendiqué à l’égard de l’identité « nationale » des pays de provenance et d’accueil et, en même temps, le souci de se singulariser comme sujet politique malgré cet écart ou par cet écart. Au fond, un point de vue cosmopolitique honore l’étrangeté du citoyen. Il assume pour chaque citoyen le double écart que connaissent bien, et souvent dramatiquement, les migrants du monde moderne : écart par rapport au pays natal dont ils se sont séparés ; et écart par rapport au pays d’installation puisqu’on leur fait comprendre qu’ils ne pourront en faire partie qu’à condition de renoncer en partie, ou en totalité, à leur étrangeté (c’est-à-dire à leur supposée identité initiale). L’anti-nationalisme du point de vue cosmopolitique considère au contraire que cet écart est la ressource d’une subjectivation politique inédite et active qui ne s’autorise pas du titre de la nationalité mais de celui de l’engagement et de la responsabilité civiques envers le monde en général et QUE SIGNIFIE ÊTRE CITOYEN DU MONDE AUJOURD’HUI ? 33 envers les différents mondes qui constituent les milieux passagers de nos vies. Pour le dire sur un mode léger et polémique, un « bon » Français est forcément aussi un Algérien, un Malien, un Chinois, etc.… Et un « bon » Chinois est donc forcément aussi un Japonais, un Coréen, un Français... De la dignité politique que nous accordons à l’étranger, aux migrants en général comme figures concrètes de la cosmocitoyenneté, dépend peut-être que la globalisation économique soit aussi une « mondialisation » (qu’elle « fasse monde », comme on dit), au lieu de répandre cet acosmisme qui rend, pour le coup, définitivement insignifiante cette citoyenneté du monde attentive à l’extranéité des manières d’être soi et d’être au monde. FLORENCE GAUTHIER ∗ MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? L’EXEMPLE DE L’ÎLE À SUCRE ET À ESCLAVES DE SAINT-DOMINGUE, DE 1492 À L’INDÉPENDANCE D’HAÏTI, 1789-1804 Une histoire de la conquête, de la colonisation ou de l’impérialisme si l’on préfère, doit commencer par le début, c’est-à-dire en 1492 : date de la « découverte » de l’Amérique. Jusqu’à nos jours, cette histoire est encore présente dans les séquelles des formes successives de domination par la force armée ou par les effets d’une économie destructrice, mais aussi dans les traumatismes laissés par ces violences coloniales, néocoloniales ou « globalisées » comme on dit maintenant. Ce qui n’empêche que chaque période de l’histoire de l’impérialisme européen possède ses spécificités, qu’il importe de dégager. Je vais commencer par un rappel d’une histoire de longue durée, celle des luttes menées en Europe contre l’esclavage, qui entraîna la chute de l’empire romain. C’est trop loin ? Non, c’est encore tout proche… Ces luttes ont duré plusieurs siècles et ont été mises à l’ordre du jour de l’Histoire avec la grande révolte de Spartacus, en 70 environ avant notre ère, dans une période de transformations profondes de la société romaine, en particulier avec le passage de la République à l’Empire. De la chute de l’esclavage romain à celle de la féodalité asservissante Dans le domaine ouest-européen (territoire sur lequel s’étendait l’empire romain d’Occident), la chute de cet empire a duré plusieurs siècles. Cette période a connu des mélanges et des métissages entre les peuples dominés par les Romains et les « nouveaux Barbares », qui arrivaient par vagues successives. Et tous ces gens ont mêlé leurs cultures, leurs langues, leur refus de l’esclavage et leurs luttes. Ce métissage a été essentiel pour brouiller la structure sociale héritée des sociétés esclavagistes, divisées en maîtres et esclaves. La victoire des Barbares a permis d’effacer cette division maîtres/esclaves. Le nom de Francs a signifié libération, franchise, au sens de suppression de l’esclavage. Le mélange des langues a été revendiqué comme un élément de cette victoire : ∗ Maître de Conférences honoraire d’Histoire Moderne, Université Paris Diderot - Paris 7. 36 FLORENCE GAUTHIER les nouveaux peuples ne parleront pas la langue des maîtres, le latin, mais leurs propres langues métissées1. Par ailleurs, le marché d’esclaves s’est tari avec la fin des guerres de conquêtes impériales et la transformation des latifundia romains. Des rapports féodaux apparurent. Coexistaient ainsi des formes de production variées : on retiendra principalement celles de villages de paysans libres et indépendants, dont les biens étaient en alleux 2 ; celles d’individus qui n’avaient que leur force de travail à louer ; celles encore de villages incorporés à une seigneurie, avec travail des paysans contraints de payer une rente en nature, ou une rente en travail de nature féodale. À partir du IXe siècle, on note la tendance de la féodalité à généraliser l’asservissement des paysans, principalement sous la forme de rente en travail. Il est clair que la sortie de l’esclavage romain n’a pas été facile. La division entre les classes de maîtres et d’esclaves est difficile à dépasser. Pourquoi ? Parce que celle des maîtres méprise celle des esclaves, sauf exception dans le cas d’une qualité physique, intellectuelle ou autre, et maintient la distance entre les deux classes par le moyen efficace de la condition de l’esclave, qui est en dehors du droit de la société : l’esclave est le « sans droit » par définition. Il ne faut pas perdre de vue que l’esclave, qui est dominé, qui travaille durement et qui est un exclu du droit des sociétés, n’est pas dans un état d’être humain équilibré. L’esclavage proprement dit l’explique : un esclave est un être humain libre au départ, qui a été capturé soit à la guerre soit à la chasse à l’homme. Il est transporté loin de son lieu d’existence sans espoir de retour et, arrivé à destination, il est déstructuré, désocialisé, il perd sa langue, ses repères, tout ce qu’il connaissait et tombe dans une forme d’expropriation de lui-même, qui le réduit à un état misérable. C’est le cas des esclaves sans qualités, employés aux travaux durs, soit le plus grand nombre. Quand les Barbares sont arrivés, ils ont contribué à détruire la mémoire historique des familles de maîtres. Sortir de l’esclavage, c’est aussi sortir d’une forme d’histoire, celle des lignages des familles de maîtres, qui conservent la mémoire de leur supériorité autoproclamée3… La forme de domination qui a remplacé l’esclavage, la féodalité, a cherché à reconstituer l’exclusion des dominés par le servage, mais a provoqué un nouveau changement qui s’est opéré avec la révolte des paysans du domaine ouest-européen contre cette féodalité asservissante. Ce fut encore une fois un vaste et profond mouvement, qui a duré plusieurs siècles, 1 Voir François Hotman, La Gaule française, (1574), Paris, Fayard, Corpus, 1991. Voir aussi Hélène Merlin-Kajman, La langue est-elle fasciste ? Paris, Seuil, 2003. 2 Un alleu : nom des terres paysannes libres de toute rente, antérieures à la conquête romaine. Là où le statut d’alleu a perduré, il a échappé à la domination du droit féodal. 3 Sur ces questions, voir Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, Paris, 1998, PUF, coll. Quadrige, et Émile Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Éditions de Minuit, 1969, 2 vol. MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? 37 toujours dans le domaine ouest-européen, et dont les principaux historiens récents sont Marc Bloch et Rodney Hilton. Les paysans ont réclamé un état de liberté contre celui de serf et réclamé le statut d’alleu pour leur terre, soit une terre libre de toute rente à payer à un propriétaire foncier. De cette lutte est sorti un compromis sous la forme de la féodalité à cens. Le servage a commencé de reculer dès le XIe siècle et peu à peu, les paysans ont imposé des contrats aux seigneurs sous forme de chartes où étaient rédigés les droits de chacune des parties. La seigneurie s’est structurée en deux domaines, celui du seigneur dit domaine proche, très réduit aux débuts, et celui des paysans dit domaine des censives, avec des tenanciers appelés censitaires. Seigneurs et paysans partageaient des droits différents sur une même étendue de terre appelée seigneurie. Le seigneur avait le droit de justice et celui de percevoir le cens dont le montant était fixé par écrit. Et les tenanciers avaient leurs « droits d’habitants ». Leur censive était héritable, ce qui signifie que le seigneur n’avait pas le droit de les en chasser ! Les villes et toutes les catégories de la société se sont elles aussi organisées avec des chartes, puis les monastères, les ordres, les corps de métiers. C’est dans ce contexte qu’apparut, au XIIe siècle, dans le milieu des juristes chargés d’exprimer l’esprit nouveau de l’époque, « la petite phrase » du droit naturel : il s’agit d’un droit individuel attaché à chaque membre du genre humain, affirmant la liberté des corps et des esprits, réclamant le pouvoir de critiquer l’autorité dès qu’elle commet une injustice. Ce droit naturel se distingue du « droit divin », celui de l’Église, mais aussi du « droit humain » des princes et des rois, et a inventé et imposé son propre champ juridique, son propre espace intellectuel. La notion de liberté comme droit naturel se définit par opposition à l’esclavage et revendique le droit de résister à l’oppression de l’esclavage. Elle exprime la conception populaire du droit qui était égalitaire et s’appliquait aux deux sexes. Ainsi, lorsque la communauté villageoise fut reconnue par la monarchie, le droit paysan offrait à ses membres « le statut d’habitant » avec accès aux terres et aux communaux, aux droits d’usage et au droit de vote dans l’assemblée générale qui s’occupait de la vie du village. On le voit, les femmes n’étaient pas exclues pour cause de sexe dans ce droit populaire ! On retrouve cette conception populaire du droit dans les autres chartes des villes et des corps de métiers. La formation de la monarchie française en particulier, car les formes diffèrent d’un royaume à l’autre, est intéressante à rappeler : le roi comprit l’avantage qu’il pouvait trouver à se présenter comme l’arbitre entre communauté villageoise et seigneurie. Il reconnut le « droit naturel de liberté 38 FLORENCE GAUTHIER de ses sujets » et s’engagea à les défendre contre toute tentative de rétablir esclavage et/ou servage, assimilés à des formes d’oppression4. La « découverte » de l’Amérique Cette « découverte » a donné lieu à des violences et des crimes, qui ont aussi provoqué de très nombreuses critiques de la conquête, des diverses formes de colonisation, du pillage des sociétés indiennes et de leur destruction, de la mise en esclavage des Indiens, puis de la déportation de captifs africains mis en esclavage en Amérique, après que les conquérants aient exterminé les Indiens dans les Antilles et repoussé les sociétés indiennes du continent au fur et à mesure de la conquête de leur territoire. L’idée de droits de l’homme s’est développée à nouveau avec Las Casas et ses amis de l’École de Salamanque, dont Vitoria. Ce renouveau des droits de l’homme s’est exprimé principalement par la redéfinition de l’humanité, qu’autorisait la « découverte » d’un Nouveau monde inconnu aux découvreurs jusque-là. L’idée d’humanité s’est alors élargie et Las Casas et ses amis l’ont pensée comme la simple appartenance au genre humain, en ajoutant que celle-ci conférait des droits personnels, mais aussi des droits aux peuples, et ils en déduisirent un droit universel de l’humanité a priori, ou droit cosmopolitique. Ces trois niveaux de droit étaient conçus comme droit naturel, propre à ce qui est humain. La notion de droit cosmopolitique exprimait la conscience d’appartenir au genre humain et la volonté de construire une alliance entre les sociétés, dans le but précis de se défendre contre guerres de conquête, colonialisme et autres formes d’oppression, y compris sous leur aspect économique, comme l’esclavage ou le servage. Au XVIe siècle, la découverte de l’Amérique a suscité immédiatement l’indignation et le refus critique d’un grand nombre de ces Espagnols qui se trouvaient dans le Nouveau Monde. Ils dénoncèrent, au roi et au pape, « la barbarie européenne », qualifièrent la « découverte de l’Amérique » de « destruction des Indes », s’allièrent avec les Indiens pour se défendre tous ensemble et élaborèrent une théorie politique et cosmopolitique des droits de l’homme, centrée sur la résistance à cette nouvelle forme d’oppression. Ce rappel historique permet de déconstruire le préjugé dominant actuellement, qui consiste à faire croire que l’idée de droits de l’humanité est une idée occidentale, qui plus est au service de la domination occidentale. Eh bien non ! Elle a résulté, dès le XVI e siècle, de la rencontre entre les humanistes espagnols et les sociétés indiennes, puis les captifs africains, qui se sont alliés pour tenter de résister et construire une théorie des droits de 4 Voir Marc Bloch, Rois et serfs. Un chapitre d’histoire capétienne, Paris (1920) La Boutique de l’histoire, 1996 ; Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, (1931) Paris, Colin, 1999. Rodney Hilton, Bondmen made free, (Les serfs se libèrent) trad. sous le titre affadi suivant : Les mouvements paysans au Moyen-Âge, Paris, Flammarion, 1979. Voir aussi la revue Corpus, n° 64, Le droit naturel, 2013, www.revuecorpus.com, avec un article de Brian Tierney, l’historien du droit médiéval qui a retrouvé la « petite phrase » du XIIe siècle. MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? 39 l’humanité tout entière, afin de se protéger contre la « barbarie européenne », selon la formule de Las Casas5. Avec ce rappel, une question s’impose : comment se fait-il que des Européens, qui s’étaient libérés difficilement de l’esclavage romain, puis du servage, aient immédiatement cherché à mettre les Indiens en esclavage ? Autre aspect de cette interrogation : on note que les rois d’Espagne et de France ont été très réticents à l’esclavage dans le Nouveau monde. Exemples : Isabelle la Catholique a reçu de Christophe Colomb quelques Indiens mis en esclavage. Elle les refusa et les renvoya, libres, en Amérique ; et elle punit Colomb en lui interdisant de retourner dans le Nouveau Monde et lui ôta ses titres de gouverneur. C’est la raison pour laquelle le continent ne porte pas le nom de Colomb. Même chose avec le roi de France, Louis XIII qui, au XVIIe siècle, a accepté des colonies, mais qui avait honte de la traite et de l’esclavage dans ses îles à sucre et à esclaves. La honte n’est pas la conscience de devoir refuser, mais elle laissa une contradiction effectivement insurmontée, qui a eu des incidences dans l’ordre colonial esclavagiste du Roi de France. L’empire colonial du Roi de France L’occupation française a été tardive et s’est concentrée dans les îles des Antilles, pour se spécialiser dans la plantation sucrière. La partie française de Saint-Domingue, que le roi de France a obtenue de l’Espagne en 1697, est devenue la pièce maîtresse de l’empire colonial royal comme premier producteur de sucre. L’île de Saint-Domingue avait été une des premières découvertes de Colomb, qui s’y installa, conquit et massacra la population. Les colons espagnols créèrent les encomiendas qu’ils organisèrent dans un sens esclavagiste. Puis, après avoir épuisé la population et les terres, ils abandonnèrent cette partie de l’île. Lorsque le Roi de France est devenu possesseur de ce territoire, il s’affirma comme son propriétaire et distribua les lots aux colons, réservant les bonnes terres à sucre situées dans les plaines aux enfants de ses amis nobles ou riches. Ces plantations sucrières permettaient de faire fortune rapidement. Comment ? En spéculant principalement sur le sucre, denrée qui était consommée en petites quantités et exportée sous un volume réduit. Le taux de profit était considérable pour les colons et le produit devint très recherché : produit de luxe au XVIIe siècle, il devint un produit de plus grande consommation au long du XVIIIe siècle. L’économie coloniale était mondialisée et je rappelle juste ses grands traits : pour échanger les captifs de guerre, les royaumes africains exigeaient des barres de fer qui venaient de Suède, des fusils qui, au XVII e siècle, étaient produits en Angleterre, et des tissus de l’Inde. Entraient dans ce 5 Voir Las Casas, Très brève relation de la destruction des Indes (1552), Paris, Maspero, 1979 ; Vitoria, Leçon sur les Indiens et sur le droit de guerre (1539), Genève, Droz, 1966 ; Marcel Bataillon, Études sur Las Casas, Paris, Centre de recherches de l’institut d’études hispaniques, 1966. 40 FLORENCE GAUTHIER commerce mondial un nombre réduit de marchandises françaises : quelques textiles, boissons et fournitures aux armées royales. On a voulu croire que les métropoles s’enrichissaient grâce aux colonies, mais les études de Pétré-Grenouilleau, en particulier, montrent tout autre chose : ce ne sont pas les métropoles qui en profitaient, mais les colons et les négociants, qui ont pu y faire fortune, eux seuls. Et la conquête comme la conservation d’un empire colonial a, au contraire, coûté très cher aux contribuables en argent, en soldats et en marins, et détourné des fonds publics au service des grands colons, amis et proches du roi. Mirabeau, le député, a laissé à ce sujet des textes tout à fait intéressants, en 1789-90. Et en Angleterre, Thomas Paine a développé ces aspects dans son livre Les droits de l’homme, publié en 1791-17926. Avec l’édit de 1685, surnommé « code noir », Louis XIV constitua un ordre colonial esclavagiste dont l’esprit exprime l’ambiguïté de la position monarchique sur l’esclavage signalée plus haut. Il y avait deux statuts dans ces colonies : celui de libre et celui d’esclave. L’esclave affranchi par son maître recevait un titre, qui le reconnaissait de « naissance libre » et faisait de lui un « sujet libre du roi de France », sans aucune condition. Le roi avait voulu marquer son pouvoir souverain dans les relations maître/esclave et avait introduit certaines formes de protection en limitant, par exemple, les peines des esclaves dans les cas de punition. Résultat : les grands colons s’en plaignaient, car les lois du roi avaient introduit l’idée d’un arbitre possible entre le maître et l’esclave, idée qui incitait les esclaves à se plaindre de leur maître et à penser qu’ils avaient des droits ! À la fin du XVIIIe siècle et à l’occasion de la Révolution en France, des juristes coloniaux au service des maîtres esclavagistes proposèrent de modifier l’édit de 1685, afin d’éliminer cette idée d’arbitrage royal qu’ils jugeaient dangereuse. Bientôt, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, votée le 26 août 1789, leur parut encore pire car son article 1 er : « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » condamnait directement l’esclavage civil et politique qui régnait dans les colonies ! Ce vote conduisit à la formation d’un parti colonial qui se présentait comme indépendantiste : il cherchait, d’un côté, à échapper à la France de la liberté et à sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et, d’un autre, à se trouver une métropole qui protègerait le système esclavagiste. Ce parti hésita entre les puissances européennes et choisit finalement la Grande-Bretagne en 1792. Par ailleurs, et le fait est intéressant, les colons français avaient conservé de l’histoire de la formation du Royaume contre l’empire romain, une 6 Sur la traite et le commerce mondial voir Serge Daget et François Renault, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985 ; Éric Saugera, Bordeaux port négrier, Paris, Karthala, 1995. Sur le coût des colonies, Olivier Pétré-Grenouilleau, L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris, Aubier, 1996 ; Mirabeau, Les bières flottantes des négriers, P.U. de SaintÉtienne, 1999 ; Thomas Paine, Les droits de l’homme, trad. de l’anglais, Paris, Belin, 1987. MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? 41 ouverture au métissage. Au XVIIe siècle, nombreux furent ces colons qui épousèrent des femmes africaines en mariage légitime et donnèrent une classe dominante de colons métissés. L’édit de 1685 a reconnu ces mœurs et se présente comme « indifférent à la couleur » ; il met en place une politique d’assimilation vis-à-vis des esclaves affranchis, qui obtenaient le statut de sujet libre du Roi de France, directement et sans condition. Enfin, les enfants des colons métissés et riches se sont très souvent établis en France où ils épousèrent des membres de l’aristocratie noble ou riche, qui eux aussi partageaient cette culture d’indifférence à la couleur. Cette dernière disparut et fut remplacée par les formes de « racisme », qui accompagnèrent la construction de la nouvelle phase de conquêtes des puissances européennes depuis le début du XIXe siècle7. La société coloniale esclavagiste dans les îles à sucre d’Amérique a représenté une véritable régression sur tous les plans. Crimes, violences, pillages, massacres de la conquête, mais aussi mise en esclavage des vaincus. Il faut savoir que la main-d’œuvre esclave travaillait à mains presque nues, car les colons n’ont pas investi dans l’aide au travail manuel par force animale et introduction de machines, connues en Europe. À Saint-Domingue, tout se faisait manuellement, y compris le transport à dos d’hommes et de femmes. La dégradation que crée le passage de la liberté à l’esclavage était aggravée par l’utilisation abusive de cette main-d’œuvre aux durs travaux de la canne et du portage et, on le sait, la durée moyenne de vie de cette maind’œuvre esclave était d’environ dix ans. Il n’y avait pas de véritable société, les esclaves ne faisaient que passer. Arrivés adultes, morts très vite, il n’y avait pas à se soucier de leur naissance (famille, instruction) ni de leur vieillesse. Les îles étaient recherchées parce qu’elles étaient de véritables prisons, au milieu de la mer, pour les esclaves, prisons dont il leur était difficile de s’échapper. Les révoltes d’esclaves étaient tolérées par les maîtres tant qu’elles restaient individuelles, mais dès qu’elles devenaient collectives, elles étaient violemment réprimées jusqu’au massacre. La régression était manifeste sur tous les plans : éthique, politique, juridique, économique, technique… La plantation esclavagiste avait ainsi mis trois continents à feu et à sang : l’Amérique, l’Afrique et l’Inde, et pourquoi ? Pour servir un café sucré sur les tables d’Europe… Pour ne s’en tenir qu’à lui, le coût humain de cette forme de mondialisation, propre au premier empire colonial européen, a été, ne nous y trompons pas, gigantesque. Ceci doit nous apprendre à tenir compte des coûts de certains choix politiques présentés comme avantageux parce qu’on 7 Sur ces aspects, voir Cyril L.R. James, Les Jacobins noirs, (1938) trad. de l’anglais Paris, Éditions Caribéennes, 1980 ; Éric Williams, Capitalisme et esclavage, (1944) trad. de l’anglais Paris, Présence Africaine, 1968 ; Yvan Debbasch, Couleur et liberté. Le jeu du critère ethnique dans un ordre juridique esclavagiste, Paris, Dalloz, 1968 ; Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme et le combat des Citoyens de couleur, 1789-1791, Paris, CNRS, 2007. 42 FLORENCE GAUTHIER a privilégié un point de vue étroitement limité à celui des profits, au détriment de tous les autres, et en particulier des points de vue humain, juridique, éthique, politique et cosmopolitique. La crise du système colonial européen en Amérique Dans les années 1750, la crise du marché des captifs, situé en Afrique, s’est fait sentir sous la forme d’une hausse des prix de ces malheureux. Que s’est-il passé ? La ponction énorme de la traite africaine en direction du marché oriental et du marché occidental a contraint les royaumes africains, qui menaient des razzias dans les sociétés libres pour y faire des captifs, à pousser de plus en plus loin leurs guerres à l’intérieur du continent. Le captif est devenu plus rare et son prix a triplé tout au long du XVIIIe siècle8. Le « parti colonial » a commencé à réfléchir sur les moyens de remplacer la traite des captifs. Trois solutions sont alors apparues, qui avaient toutes pour objectif de mettre fin à cette traite : – faire de l’élevage d’esclaves sur place, en Amérique, ce qui impliquait une réorganisation de la plantation qui devrait s’occuper de former une société, à savoir : mariages, familles, instruction, formation professionnelle, hôpitaux, soin des vieux. Ce qui effraya tout d’abord les planteurs. On notera que ce système maintient l’esclavage, et c’est ce qui s’est développé dès le début du XIXe siècle aux États-Unis, dans les Antilles et ailleurs… – Employer une main-d’œuvre sous contrat, ce qui existait déjà, mais à petite échelle, avec le coolie-trade, qui se développera aussi au XIXe siècle. Les Kuli étaient un peuple de l’Inde orientale que la conquête britannique avait ruiné et qui acceptait ce type de contrat pour survivre. – Enfin, partir à la conquête de l’Afrique et de l’Asie, ce qui épargnerait de déplacer la main-d’œuvre. C’est encore ce qui s’est déployé en grand au XIXe siècle et qui a pris la forme de la nouvelle colonisation du monde par les puissances européennes, sous la houlette de la Grande-Bretagne. Cette crise a encore ouvert un immense cycle de révoltes et de révolutions dans les colonies, cycle qui a commencé au XVIIIe siècle, avec la Corse qui s’est libérée de la domination gênoise, puis avec les États-Unis, qui ont initié une « indépendance blanche » contre leur métropole. Les Révolutions de France et de Saint-Domingue/Haïti ont conduit à la première « indépendance noire née de l’anticolonialisme », suivie, dès les débuts du XIXe siècle, par les « indépendances créoles » des colonies espagnoles et portugaises. Parmi elles, une révolution guaranie, alliée aux métis espagnols 8 Voir sur cette crise du marché des captifs africains : Michel Devèze, Antilles, Guyane, la Mer des Caraïbes de 1492 à 1789, Paris, SEDES, 1977. MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? 43 du Paraguay, elle aussi née de l’anticolonialisme, a ouvert une première forme d’indépendance indienne, en 18119. La Révolution de Saint-Domingue/Haïti Quelques repères rapides : en 1789-1791, un parti ségrégationniste s’est formé dans la colonie française de Saint-Domingue, sous l’effet de la crise du système et de la concurrence qu’elle suscita entre les colons. Ce parti a voulu mener une politique de discrimination contre les colons métissés, dans le but de leur confisquer leurs biens et de se partager leurs plantations convoitées. Ce parti réussit à prendre le pouvoir à Saint-Domingue à la faveur de la Révolution en France et ouvrit la guerre civile entre colons « blancs » et colons « libres de couleur ». Mais en même temps, cette division a provoqué un processus d’effondrement de l’ordre colonial esclavagiste, car les colons « de couleur », eux-mêmes esclavagistes, discriminés par les « colons blancs », ont cessé de défendre l’ordre colonial. Cette situation a été comprise par les esclaves, qui ont rapidement compris qu’elle leur était favorable et, dès août 1791, ils furent en état d’organiser une insurrection dans le Nord de l’île, ce qui a changé la donne. Certains colons « libres de couleur » ont alors cherché à s’allier avec des esclaves insurgés et à élaborer un projet d’indépendance anticolonialiste, antiesclavagiste, et à se débarrasser de ce qu’on l’on appela à l’époque « l’aristocratie de l’épiderme »10. En France, la Révolution avançait elle aussi, et le « côté gauche » prit la défense des esclaves et des colons « libres de couleur » dès le début de la crise politique à Saint-Domingue, en 1789. Après la Révolution du 10 août 1792, qui établit une république démocratique, des commissaires civils furent envoyés dans la colonie. Ils étaient favorables à la Révolution de Saint-Domingue et agirent en faveur de la reconnaissance de l’abolition de l’esclavage. En 1793-94, la France de la liberté parvint à développer une politique de défense des droits de l’homme, à l’intérieur, et une cosmopolitique contre conquête et colonialisme. La Convention montagnarde vota l’abolition de l’esclavage dans toutes les colonies françaises le 16 pluviôse an II (4 février 1794), et envoya une expédition dans les Antilles, qui abolit l’esclavage en Guadeloupe, en Guyane et à Sainte-Lucie, alors colonie française. Mais le 9 thermidor (27 juillet 1794) interrompit brutalement cette expérience d’une cosmopolitique de la liberté, qui venait d’ouvrir un processus de décolonisation. Les gouvernements qui suivirent en France renouèrent avec une politique coloniale par la Constitution de 1795, qui 9 Voir Yves Bénot, La Révolution française et la fin des colonies, Paris, La Découverte, 1988 ; Eduardo Galeano, Les veines ouvertes de l’Amérique latine, Paris, Plon, Collection Terre Humaine, 1971. 10 Les termes sont d’Antoine Cournand en 1789, voir Florence Gauthier, L’aristocratie de l’épiderme, op. cit., p. 30. 44 FLORENCE GAUTHIER abolit celle de 1793. Un processus de contre-révolution en politique intérieure comme extérieure s’ensuivit, passant du Directoire au Consulat, à l’Empire et à la Restauration. Cependant, à Saint-Domingue, Toussaint Louverture, un esclave insurgé depuis 1791 dans la Province du Nord, parvint à prendre la direction de la guerre d’indépendance avec l’aide des Commissaires civils Polverel et Sonthonax, depuis juin 1794. Louverture chassa les Espagnols en 1794, puis en 1798 les Anglais et les agents du Directoire qui gouvernait alors en France, et établit une Constitution indépendante en 180111. En France en 1799, le général Bonaparte prenait le pouvoir par un coup d’état militaire. Il voulait reconstruire un empire colonial et rétablir l’esclavage dans les colonies libérées. En 1802, Bonaparte répondit à la proclamation d’indépendance de Louverture en lui envoyant une armée, dirigée par son beau-frère Leclerc, pour rétablir colonisation et esclavage. La Guyane et la Guadeloupe furent reconquises et l’esclavage rétabli en mai 1802, tandis que Sainte Lucie connaissait le même sort, mais un peu plus tard sous la conquête anglaise en 1795. Ainsi, Bonaparte introduisit-il le « racisme dans le droit constitutionnel » des colonies reconquises en 1802, en réservant le droit de vote aux « blancs »12. Par contre, de 1802 à 1804, le peuple d’Haïti, une nouvelle fois vainqueur, écrasa l’armée de Bonaparte, qui perdit dans cette honteuse aventure 60.000 hommes13 ! Le peuple haïtien déclara son indépendance le 1er janvier 1804 : « Haïti, patrie des Africains du Nouveau monde et de leurs descendants ». Haïti avait repris le nom indien de l’île, rendant ainsi hommage à Las Casas, qui avait vécu là au XVIe siècle, et élaboré sa conception de l’humanité une, ayant des droits, dans une perspective anticolonialiste. La Révolution d’Haïti avait retrouvé ce combat et réintroduisait, la première, les droits de l’humanité sur le continent Amérique, plus de deux siècles et demi après la tentative de Las Casas ! L’indépendance d’Haïti avait mis à l’ordre du jour de l’histoire universelle le refus du colonialisme et l’abolition de l’esclavage. Par contre, en France, la Révolution des droits de l’humanité avait échoué depuis le 9 thermidor. La Déclaration des droits naturels fut chassée du droit constitutionnel français avec la Constitution de 1795, et cette éclipse dura jusqu’en… 194614. C’est à cette date, que la nouvelle Constitution renoua, 11 Sur la Révolution de Saint-Domingue/Haïti, voir Thomas Madiou, Histoire d’Haïti, (1847) Port-auPrince, Deschamps, 1989, 10 vol. ; Cyril L. R. James, Les Jacobins noirs, op. cit. ; Aimé Césaire, Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial, Paris, Présence Africaine, 1961. 12 Arrêté du général Richepance en Guadeloupe, 17 juillet 1802 : « Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne sera porté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par les Blancs », in : Fabien Marius-Hatchi, « Révoltes, insurrections et révolutions dans les colonies françaises des Antilles, 1773-1803 », Raymonde Monnier (éd.), Révoltes et révolutions en Europe et aux Amériques, 1773-1802, Paris, Ellipses, 2004, p. 112. 13 Antoine Métral, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, 1802, (1825) Paris, Karthala, 1985 ; Jacques Adélaïde-Merlande, Delgrès, la Guadeloupe en 1802, Paris, Karthala, 1986. 14 Sur cette question voir Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en révolution, 1789-17951802, Paris, PUF, 1992 ; Bertrand Binoche, Critiques des droits de l’homme, Paris, PUF, 1989 ; Bertrand MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? 45 plus d’un siècle et demi après, avec la Déclaration des droits de 1789 et, bientôt en 1948, l’ONU votait la Déclaration universelle des droits de l’homme. Conclusion Le « racisme » était une théorie toute nouvelle au début du XIXe siècle. Son apparition est liée à une situation historique précise, celle de la « révolution de l’égalité de l’épiderme » ouverte par Saint-Domingue/Haïti, révolte qui gagna l’Amérique esclave. L’expérience haïtienne avait réussi à lier l’anticolonialisme, l’indépendance politique et l’égalité en droits du genre humain. Mais le parti colonial prit conscience de ce qui représentait, à ses yeux, un danger et chercha à séparer ces éléments, afin de contrôler une autre forme d’abolition de l’esclavage, celle-là sans indépendance ni décolonisation. C’est ainsi que l’idéologie « raciste » devint un ingrédient indispensable à cette politique, en transformant les esclaves, émancipés par leurs maîtres, en main-d’œuvre subalternisée par la couleur, établissant une forme nouvelle d’aristocratie de l’épiderme qui prendra le nom de « racisme ». Jusqu’à la Révolution haïtienne ouverte en 1789, la division maîtres/ esclaves avait produit une hiérarchie et un mépris mêlé de peur chez les maîtres pour les esclaves. Ce mépris avait un caractère de classe propre aux sociétés esclavagistes, qui ont existé dans tous les lieux et dans tous les temps, et existent encore15. Le « racisme » a été développé par le parti colonial lorsque le danger d’un mouvement anticolonialiste prit véritablement corps et là, les colons cherchèrent à empêcher ce dernier de se développer, mais aussi à le contrer. L’idéologie raciste fut présentée sous un jour « scientifique », en prétendant qu’il existerait une hiérarchie des races humaines. Cette fiction jouait sur un caractère physique, la couleur de la peau, due au hasard de l’histoire de la rencontre entre Européens et Africains depuis la « découverte » de l’Amérique en 1492. Les théories racistes firent croire à la fiction d’une différence de nature physique, en en faisant une différence de valeur entre humains. L’habileté consistait aussi à offrir à tous les « blancs » riches ou pauvres, la possibilité de dominer les « couleurs inférieures » et de prendre une revanche sociale ou autre. Le piège était habile, il fonctionna. Le piège permettait aussi de rallier au parti colonial tous ceux qui se voient « blancs », qu’elles qu’en soient les raisons : croyance ou habitude, volonté ou autre. Binoche et Jean-Pierre Cléro, Bentham contre les droits de l’homme, Paris, PUF, 2007 ; Yannick Bosc, « De Thermidor à Brumaire : la victoire de la vaste conspiration contre les droits naturels », Revue Corpus, n° 64, 2013, p. 149-174. 15 Voir Claude Meillassoux, Anthropologie de l’esclavage, op. cit., IIIe Partie, chap. VI, Dissolution de l’esclavage. 46 FLORENCE GAUTHIER Les théories racistes avaient encore comme conséquence de briser les idées d’unité du genre humain et d’universalité des droits de l’humanité a priori : elles condamnaient l’effort des théoriciens des droits de l’humanité, depuis le Moyen-Âge en passant par les Humanistes de la Renaissance, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, et leur reprise ultérieure. Elles permettaient encore de brouiller les critiques de la « barbarie européenne » et de contrer l’anthropologie conquérante, qui s’autoproclame « la civilisation » contre la « barbarie », terme qui englobe tous ceux qui la refusent. Par contre, l’anthropologie humaniste, elle, met en opposition la « liberté » à « l’esclavage », comme le fit Las Casas, par exemple, et invite à résister à l’oppression. Croire que le « racisme » a existé de tout temps, qu’il serait ainsi « naturel » et donc « éternel », est un préjugé venu de la seconde époque de l’impérialisme et non de la première, celle de 1492 à 1804. C’est la raison pour laquelle il est indispensable de se libérer de ces préjugés dangereux, en commençant par en connaître l’histoire, afin d’éviter de les projeter dans le passé, ce qui est un autre moyen de les éterniser. J’en viens aux termes de l’intitulé général de ce séminaire « Du cosmopolitisme à l’internationalisme »… Le cosmopolitisme est un terme récent, daté de 1823 selon le Dictionnaire Robert, non usité antérieurement car on connaissait « cosmopolitique », ou politique à l’échelle mondiale. Vitoria élabora le projet d’une politique de la liberté à l’échelle de l’humanité entière, fondée sur une alliance des peuples pour unir leurs forces contre les conquêtes. Au XVIIIe siècle, l’exemple de l’alliance entre les Révolutions de France et de Saint-Domingue a permis une première expérience, malheureusement interrompue, qui a éclairé Kant. En 1795, dans le Projet de Paix perpétuelle, Kant reprend ce même objectif de cosmopolitique de la liberté contre les empires coloniaux16. Il est important de préciser les usages des mots. Il ne faut pas confondre « cosmopolitisme » et « cosmopolitique ». Le « cosmopolitisme » n’est pas une « politique » mondiale, mais un genre de vie, une façon de vivre réservée aux gens qui ont les moyens de le faire, ou à ceux qui cherchent à voyager à leur gré, en se fondant sur les principes d’hospitalité dans les sociétés qui les pratiquent. Ces voyageurs ne sont pas davantage des « citoyens », sauf s’ils décident de devenir un membre de la société politique qu’ils choisissent et qui les accepte. Par contre, ceux qui se disaient « citoyens du monde » se référaient à la culture de la cosmopolitique et des droits naturels. Enfin, le terme « droit international » a été proposé par Bentham, le théoricien de la politique utilitariste britannique, dans sa bataille acharnée contre les théories politiques des droits naturels de l’homme et des gens17, 16 Voir Marc Belissa et Florence Gauthier, « Kant, le droit cosmopolitique et la société civile des nations », Annales Historiques de la Révolution Française, 1999, p. 495 et sq. 17 Voir Marc Belissa, Fraternité universelle et intérêt national, 1713-1795, Paris, Kimé, 1998, p. 38, et les travaux déjà cités de Bertrand Binoche et de Yannick Bosc. MONDIALISATION ET ESCLAVAGE. COMMENT EN SORTIR ? 47 parce qu’il refusait l’idée même de droit naturel des peuples et de l’humanité. Rallié à l’empire colonial britannique, on peut comprendre que Bentham ait été un farouche adversaire d’une théorie cosmopolitique qui combattait tous les impérialismes ! Pour finir, j’ai insisté sur deux courants de pensée qui ont fait naître des processus opposés, depuis 1492, et cela, sans interruption : un courant offensif de pensée et d’action impérialiste ou dominatrice, et un courant défensif de pensée et d’action également, qui a complété l’idée de droits de l’humanité avec celle de cosmopolitique de la liberté des peuples. Je me suis intéressée à suivre l’histoire de ces deux courants, qui se sont développés ensemble et qui s’opposent sur les choix politiques et cosmopolitiques, ou internationaux, que toutes les sociétés doivent affronter encore aujourd’hui. Il est alors erroné de penser, comme on peut le lire trop souvent encore, qu’il n’y aurait eu aucune conscience critique des politiques de conquête et de colonisation à l’époque du premier empire des puissances européennes : ce serait ignorer, oublier ou mépriser les efforts des Humanistes, de la Renaissance aux Lumières, tout comme ceux qui ont cherché à les détruire ! Reste encore une question : pourquoi cette histoire du premier impérialisme occidental a-t-elle été autant occultée ? À suivre... LILIANE CRIPS ∗ QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? THÉORIES ET PRATIQUES DU DARWINISME SOCIAL EN ALLEMAGNE e DANS LA PREMIÈRE MOITIÉ DU XX SIÈCLE Dans l’histoire de l’Allemagne et du continent européen des années 1860 jusqu’en 1945, les théories de Darwin ont joué un rôle scientifique et politique central. Dès sa parution en 1859, l’ouvrage de Darwin De l’origine des espèces a été lu et discuté, outre-Rhin, dans des cercles de plus en plus larges. Son plus célèbre exégète a été Ernst Haeckel (1834-1919), médecin et professeur d’anatomie à Iéna. Ainsi, en 1863, et malgré l’opposition des Églises, il applique à l’être humain et à la société tout entière la théorie darwinienne de l’évolution et de la sélection des plus aptes. Haeckel contribue de la sorte à un renouvellement de l’ensemble des sciences du vivant, mais aussi des sciences humaines et sociales. Une autre influence, cette fois française, a contribué à la formation du courant de pensée du darwinisme social. Il s’agit de l’Essai sur l’inégalité des races humaines, publié entre 1853 et 1855 par le comte Arthur de Gobineau, traduit en 1900 par Ludwig Schemann, grand ami de Wagner, et fondateur en 1894 de l’Association Gobineau. Limitée à quelques cénacles, dans l’Allemagne wilhelminienne (18711918), la diffusion de la notion d’inégalité (des individus, des groupes, des « races », des cultures) et de l’idée d’une « sélection » nécessaire des plus « aptes » et des plus « performants » s’élargit sous la République de Weimar (1918-1933) aux milieux scientifiques, notamment médicaux, et plus généralement aux milieux universitaires et au Bildungsbürgertum (la bourgeoisie intellectuelle). C’est cependant l’accession au pouvoir du national-socialisme, en 1933, qui constitue un tournant radical, en raison des conséquences tragiques qu’aura l’application de théories issues du darwinisme social à l’échelle de l’Allemagne, puis à celle de tout le continent. Ces théories postulent l’inégalité congénitale des individus et des groupes humains définis en terme de « races » et proclament la nécessité de procéder à la « sélection » des plus « performants ». Elles s’opposent explicitement aux théories issues des Lumières. Alors que celles-ci prônent un idéal universel d’égalité des droits, les précurseurs et les zélateurs du courant völkisch réussissent à imposer ∗ Maître de Conférences honoraire en Civilisation allemande, Université Paris Diderot - Paris 7 50 LILIANE CRIPS d’autres notions. Un nouveau vocabulaire se crée1 à partir d’une redéfinition du mot Volk2 (peuple). Ce terme ne désigne plus, ou plus seulement, un « ensemble d’hommes vivant en société, habitant un territoire défini, ayant en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » (Le Robert). Désormais, Volk fait référence à une « race » ainsi qu’à des valeurs normatives concernant les opinions politiques, la « santé héréditaire » (Erbgesundheit), l’orientation sexuelle et les caractères psychiques censés être déterminés par l’appartenance « raciale ». «Habiter un territoire défini et avoir en commun un certain nombre de coutumes, d’institutions » avec d’autres habitants du même territoire ne suffit donc plus à être considéré comme « citoyen » à part entière (Reichsbürger). Dès la promulgation des lois de Nuremberg, en septembre 1935, plusieurs centaines de milliers d’Allemands deviennent de simples « ressortissants » allemands (Staatsbürger), autrement dit des citoyens de seconde zone – dont 600 000 Juifs et 30 000 Tziganes, déchus d’un nombre croissant de droits civiques, sociaux et économiques. D’autres mots aussi prennent un sens différent dans les années 1930. On peut lire par exemple dans l’édition de 1938 du dictionnaire SprachBrockhaus, la définition suivante de « die Internationale » : «1) association interétatique, concernant surtout le mouvement ouvrier socialo-communiste ; 2) chant de combat marxiste. Die goldene Internationale (l’Internationale dorée) : puissances supra-nationales judéo-capitalistes. »3 Quant à « der Kosmopolit », il est encore synonyme de « Weltbürger »4 (citoyen du monde) mais, à la même époque, dans le vocabulaire courant du IIIe Reich, la notion de « Weltbürgertum » est remplacée par celle de « Weltjudentum » (judaïsme mondialisé) ou « jüdische Hochfinanz » (haute finance juive) – dont le programme du parti nazi (Nationalsozialistische deutsche Arbeiterpartei, NSDAP, Parti national-socialiste allemand des ouvriers) de 1928 exigeait que les « actions spéculatives et subversives s’exerçant au détriment du peuple allemand » soient implacablement combattues. Pour tenter de préciser les théories et les pratiques du darwinisme social en Allemagne, j’analyserai, dans un premier temps, les idées de quelquesuns des principaux représentants de la postérité de Darwin et de Gobineau. J’aborderai ensuite l’application faite par le national-socialisme du principe de sélection des plus « performants » à travers les programmes eugénistes dits « positifs » – d’encouragement institutionnel à la procréation –, et négatifs – de stérilisation forcée et d’euthanasie. J’évoquerai, enfin, à partir de l’exemple de la Pologne démantelée, annexée et occupée, pourquoi et 1 Cf. Victor Klemperer, Lingua Tertii Imperii. Notiz eines Philologen, Berlin, Aufbau Verlag, 1947. En français : LTI, la langue du Troisième Reich. Carnets d’un philologue, Paris, Albin Michel, 1996. JeanPierre Faye, Langages totalitaires, édition augmentée, Paris, Hermann, 2004. 2 Notamment : Volkstum, Volksgenosse, Volksgemeinschaft, Volksdeutsch, Deutsche Volksliste, Fremdvölkische, Umvolkung, Herrenrasse, minderwertig, hochwertig, artfremd, artverwandtes Blut, Aufnordung, Eindeutschung, Abstammungsnachweis, Rassenschande, Rassenhygiene, Erbgesundheit, Ballastexistenzen, lebensunwertes Leben, Gnadentod, Auslese, Ausmerze, Aussiedlung, Ansielung, Lebensraum, Grossraumpolitik. 3 4 Sprach-Brockhaus, Leipzig, 1938, p. 284. Ibid., p. 335. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 51 comment ont été mis en œuvre des plans de transferts et de restructuration (Umvolkung) des populations de l’Europe dans le cadre d’une stratégie dite de « grand espace ». Principaux représentants de la postérité de Darwin (18091882) et de Gobineau (1816-1882) en Allemagne Ernst Haeckel (1834 -1919) a été, outre-Rhin, le premier à interpréter et à diffuser la théorie de l’évolution et l’idée de sélection naturelle. Quatre ans après la parution en Grande-Bretagne de De l’origine des espèces (1859), et trois ans seulement après sa traduction en allemand, il fait une communication qui ne passe pas inaperçue. Cela se passe à Stettin, le 19 septembre 1863, au 38ème Congrès de recherche en sciences naturelles et en médecine. L’exposé est intitulé « De la théorie de l’évolution de Darwin ». L’idée géniale de Haeckel est de présenter l’œuvre de Darwin non seulement dans ses implications scientifiques, mais aussi et surtout comme une philosophie, une explication globale, cosmique, de l’origine de la vie, et aussi comme une éthique individuelle. Autrement dit, l’apport philosophique et politique essentiel de Haeckel sera d’affirmer que les lois de l’évolution, conçues en termes biologiques, concernent non seulement le monde végétal et animal, mais l’ensemble des phénomènes cosmiques, et notamment les sociétés humaines. La nouvelle conception du monde prônée par Haeckel est perçue par ses contemporains comme moderne, scientifique, parce qu’elle recourt à des arguments prétendant balayer les préjugés et les légendes propagées par les Églises. Jusqu’au tournant du siècle, cet anticléricalisme militant rassemble la gauche social-démocrate et une partie de la droite, notamment la bourgeoisie du Parti national-libéral. En effet, après l’échec de la révolution de 1848, celle-ci est en quête d’une idéologie de rassemblement national et soutient les efforts déployés par Bismarck pour fonder un état unifié et fort, tout en tenant à distance à la fois les catholiques, suspects en raison de leur allégeance à Rome, et les sociaux-démocrates, parce qu’ils sont internationalistes et partisans de la lutte des classes. Nombreux sont, ainsi, ceux qui croient pouvoir se rassembler sous la bannière de la Ligue moniste, fondée par Haeckel à Iéna, en 1906. Son programme a été longuement développé dans la revue Kosmos. Zeitschrift für einheitliche Weltanschaung auf grund der Entwicklungslehre (Revue pour une conception du monde unifiée sur la base de la théorie de l’évolution), qu’il a lui-même dirigée de 1877 à 1886. Alors que les idées social-démocrates gagnent de plus en plus de terrain dans les bastions ouvriers d’une Allemagne qui s’industrialise à un rythme extrêmement rapide, le programme de la Ligue moniste se propose de contribuer à unifier la nation, non par une révolution sociale, mais par une révolution idéologique et culturelle. La Ligue ouvre ainsi la voie à ceux qui, à droite et 52 LILIANE CRIPS à l’extrême droite, vont élaborer, sous la République de Weimar, la doctrine de la « révolution conservatrice »5. Le postulat selon lequel les sociétés sont régies par les mêmes lois fondamentales d’évolution, d’adaptation et d’élimination que la nature sera considéré par le national-socialisme comme le socle « scientifique » sur lequel il bâtira sa politique, autant intérieure qu’extérieure. Ces trois grands principes seront d’ailleurs célébrés en 1934 par le nouveau régime, à l’occasion du 100 ème anniversaire de Haeckel. Le 16 février 1943, lorsque Goebbels proclamera la « guerre totale », ils seront à nouveau repris et exaltés, à l’occasion de la fondation de la Société Ernst Haeckel, à Iéna, le jour du 109 ème anniversaire du professeur d’anatomie et de zoologie. Cette Société était patronnée et financée par le Reichsstatthalter et Gauleiter de Thuringe Fritz Sauckel6, mais son rôle n’était qu’honorifique. En revanche, le Comité scientifique de la Société Ernst Haeckel représentait l’aréopage des « sciences raciales », développées dans les centres de recherche scientifique, enseignées dans les facultés de sciences, de médecine, de lettres et sciences humaines, et appliquées par les différentes instances politiques, économiques, et sanitaires. On notait ainsi parmi les principaux membres du Comité le professeur Karl Astel, président de l’« Office régional de Thuringe pour les questions raciales », directeur des services de santé publique de Thuringe et recteur de l’Université Friedrich Schiller de Iéna, le professeur Günther Just, directeur de l’« Institut des sciences de l’hérédité » à l’Université de Greifswald, le professeur Theodor Mollison, directeur de l’Institut d’anthropologie à l’Université de Munich, et le professeur Otto Reche, directeur de l’« Institut pour les sciences de la race et des peuples » à l’Université de Leipzig. Théories et pratiques eugénistes, tristes utopies d’amélioration des « races humaines » Jusqu’à la fin de la République de Weimar ont coexisté deux conceptions différentes de l’eugénisme. Les tenants de la première, appelée « hygiène sociale », appartenaient à la mouvance sociale-démocrate, tels Karl Kautsky, Alfred Grotjahn ou Magnus Hirschfeld7. Partant du constat, largement partagé au tournant du siècle, d’une « dégénérescence » des sociétés indus5 Par exemple : Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlandes. Umrisse einer Morphologie der Weltgeschichte (Le déclin de l’Occident. Esquisse d’une morphologie de l’histoire du monde), t. 1, Vienne, 1918 et t. 2, Munich, 1922 ; Arthur Moeller van den Bruck, Das Dritte Reich, Berlin, 1923 ; Carl Schmitt, Der Begriff des Politischen (La notion de politique), Munich, 1927 ; Ernst Jünger, Der Arbeiter. Herrschaft und Gestalt (Le travailleur. Domination et Figure), Hambourg, 1932. 6 Fritz Sauckel (né en 1894, exécuté le 16.10.1946 à Nuremberg) est nommé par Hitler, le 21 mars 1942, Responsable général pour l’organisation du travail, pour toute l’Europe occupée. Il supervise ainsi la déportation de plusieurs millions de travailleurs, de l’Est (Pologne et URSS), comme de l’Ouest. En France, par exemple, le STO a contraint plus de 600 000 hommes des classes 1921 et 1922 à participer à l’effort de guerre du Reich. 7 Liliane Crips, Hirschfeld, Magnus, 1868-1935, in : Dictionnaire historique et critique du racisme, PierreAndré Taguieff (dir.), Paris, PUF, 2013, p. 843-844. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 53 trielles due aux conditions de travail et de vie désastreuses imposées aux classes laborieuses, ils estimaient urgent d’améliorer leur sort. Aussi préconisaient-ils le développement des mesures d’hygiène au travail ainsi que dans l’habitat, notamment ouvrier, les mesures de protection de la maternité et de la petite enfance, le sport, la lutte contre l’alcoolisme, la tuberculose et la syphilis, l’éducation en général et l’éducation sexuelle en particulier. Ils plaidaient donc pour une politique sociale favorable aux plus démunis, autant sur le plan de l’assistance médicale que par l’attribution d’allocations aux chômeurs, aux invalides, aux handicapés, ou de pensions aux plus âgés. Mais par ailleurs, ils estimaient nécessaire de promouvoir, sur le plan individuel et en accord avec les personnes concernées, ou du moins avec le consentement explicite des familles dans certains cas de maladies mentales, le droit à la stérilisation, ou à l’avortement, de personnes atteintes de « tares héréditaires ». Déjà affaibli, à la fin de la République de Weimar, par la crise économique qui mettait en péril les fondements mêmes de la politique sociale, ce courant d’« hygiène sociale » fut immédiatement et totalement éliminé par le nazisme. Ce fut le début du règne sans partage de l’« hygiène raciale » (Rassenhygiene), prônée de longue date par la droite völkisch. Dès les années 1880/1890, alors que, malgré les lois d’exception de Bismarck contre la socialdémocratie, celle-ci parvenait non seulement à maintenir son influence, mais à l’élargir – ce qui était perçu comme une menace grandissante par le pouvoir – plusieurs théoriciens, tels Woltmann8 ou Ploetz9, élaboraient des théories de rassemblement national centrées sur la supériorité de la « race aryenne » ou « nordique » et la stigmatisation, voire l’élimination, de différentes minorités ethniques – les Tziganes10, les Juifs, les Noirs, les métis, ou les Slaves –, sexuelles – les homosexuels – ou les malades mentaux. La redécouverte des lois de Mendel les avait convaincus que les qualités acquises ne se transmettent que très partiellement aux générations suivantes, et que les individus et groupes sociaux déclarés « inférieurs » constituaient un danger redoutable pour la « communauté raciale du peuple » (Volksgemeinschaft). Ils estimaient que les aides sociales et médicales attribuées par les pouvoirs publics devaient être réservées aux familles « de sang allemand », en bonne « santé héréditaire »(Erbgesundheit). En résumé, leur argumentaire était le suivant. Partant du double constat que le taux de reproduction des catégories « inférieures » – délinquants et malades mentaux – était nettement supérieur à celui des groupes « supérieurs », que les sommes dépensées pour les héberger, les nourrir et les soigner étaient non seulement élevées, et même de plus en plus élevées en raison de leur accroissement rapide, mais aussi que les tentatives de rééducation et les soins qu’on leur prodiguait s’avéraient généralement vains, ils concluaient qu’il serait beau8 Anne Quinchon-Caudal, Woltmann, Ludwig, 1871-1907, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 1899-1901. 9 10 Benoît Massin, Ploetz, Alfred, 1860-1940, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 1342-1343. Liliane Crips, Tziganes, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 1793-1794. 54 LILIANE CRIPS coup plus utile d’utiliser ces fonds en faveur d’individus et de groupes « sains » et de « race aryenne ». Dès 1927, ces conceptions ne sont plus l’apanage de quelques cercles scientifiques. Elles sont développées dans un cadre institutionnel, à Berlin, au sein de la prestigieuse Société de recherche scientifique Kaiser Wilhelm, par l’« Institut d’anthropologie, d’hérédité humaine et d’eugénisme », lui aussi de renommée internationale, par des chercheurs qui font autorité, comme Eugen Fischer11 ou Fritz Lenz12. Les principes inégalitaires de l’« hygiène raciale » sont répandus dans toutes les disciplines, comme le montrent les articles publiés dans la revue interdisciplinaire, elle aussi réputée : « Archiv für Rassen- und Gesellschaftsbiologie » (1904-1944) (Annales de biologie raciale et sociale), dans laquelle publient d’éminents spécialistes de sciences humaines et sociales, des sciences de la vie et de diverses spécialités médicales. Parmi les principales mesures eugénistes (« positives » ou « négatives ») prises par l’État nazi, il faut citer, en premier lieu, les encouragements prodigués à la procréation, à la double condition que les géniteurs soient « en bonne santé génétique » et de « race aryenne ». La norme sociale de deux enfants seulement, qui prévalait dans les couches urbaines sous la République de Weimar, est vivement critiquée dès le début des années trente, et l’une des premières mesures sociales édictées en 1933 consiste à attribuer les logements sociaux en priorité aux familles (très) nombreuses. Une loi, promulguée le 1er juin 1933 (Gesetz zur Verminderung der Arbeitslosigkeit, Loi de diminution du chômage) institue, en son paragraphe 5, un prêt aux jeunes mariés pouvant atteindre 1 000 RM – une somme non négligeable représentant trois ou quatre fois le salaire moyen. Ce prêt est remboursable à raison de 25 % par naissance, dispositif qui remporte un grand succès, dans un premier temps, puisque la moitié des jeunes époux de l’année 1933 obtiennent ce prêt. Au cours des années suivantes, l’engouement diminue, parallèlement à la baisse du chômage. Une autre forme d’eugénisme, que le régime nazi déclare « positif », est la création de l’organisation Lebensborn (Source de vie), en décembre 1935, par le « Service central de la race et des implantations » (SS-Rasse- und Siedlungshauptamt) des SS. Considérés comme une élite politique et raciale absolue, ses membres sont soumis à des règles rigoureuses, avant même l’arrivée au pouvoir du NSDAP. Ainsi, le Heiratsbefehl (ordre concernant le mariage) édicté par Heinrich Himmler le 1.1.1932, précise qu’outre le certificat d’aryanité qu’elles doivent produire, les futures épouses de SS doivent subir un examen racial et de « santé héréditaire », et les époux sont incités à engendrer au moins quatre enfants. Mais les objectifs de Lebensborn ne s’inscrivent pas exclusivement dans le cadre institutionnel du mariage, en raison de la politique expansionniste de l’Allemagne inscrite dans les faits, dès le 11 12 Liliane Crips, Fischer Eugen, 1874-1967, Dictionnaire historique et critique… (op. cit)., p. 682-683. Liliane Crips, Lenz, Fritz, 1887-1976, Dictionnaire historique et critique… (op. cit.), p. 997-998. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 55 lancement du Plan quadriennal de militarisation de l’industrie, en 1936. En effet, la germanisation programmée du continent européen, impliquée par l’élargissement de l’« espace vital » (Lebensraum), conduit les dirigeants, notamment Heinrich Himmler, à développer le plus rapidement possible une « élite raciale » censée incarner, au plus haut degré, les qualités « nordiques ». Parallèlement au Plan quadriennal sont donc élaborés plusieurs plans démographiques ainsi que des transferts de population – dont le Generalplan Ost, évoqué ultérieurement. Quant à Lebensborn, l’organisation – qui a toujours fonctionné sur la base du volontariat, et offert son soutien à des mères célibataires « aryennes » – implanta neuf centres à l’intérieur des frontières du Reich, jusqu’à 1939, puis onze centres dans certains pays occupés ou alliés, notamment au Luxembourg, en Belgique, en France, aux Pays-Bas, et surtout en Norvège. Entre 1936 et 1945, elle prit en charge près de 17 000 naissances, dont 12 000 en Norvège13. L’autre volet de l’idéologie nazie d’amélioration de la « race » a consisté à identifier, interner, stériliser, exclure puis éliminer les individus dits atteints de « tares héréditaires » et, à partir de 1935, à organiser la ségrégation, la déchéance des droits civiques et économiques, l’internement, l’expulsion, et à partir de 1939, la déportation et la mise à mort de groupes de « race étrangère » (fremdvölkisch) déclarés « inférieurs ». Sont ainsi élaborées plusieurs lois dont l’application est contrôlée par un important appareil bureaucratico-médical. Le 14 juillet 1933 est promulguée la « Loi de prévention d’une descendance porteuse de tares héréditaires » qui prévoit la stérilisation forcée de personnes atteintes d’épilepsie, de surdité ou de cécité à la naissance, de graves malformations physiques, de schizophrénie ou, d’une manière générale, de maladies mentales. Le 25 juillet de la même année sont créés les Tribunaux de santé héréditaire auxquels sont soumis les dossiers litigieux. Ces instances sont présidées par un juge, assisté de deux médecins dont l’un doit, obligatoirement, appartenir aux services de santé publique. À partir du 15 septembre 1935, le nombre de personnes mises au ban de la société augmente considérablement avec la promulgation des deux lois de Nuremberg. La première, dite « Loi de citoyenneté du Reich », instaure la distinction entre citoyens de première classe (Reichsbürger), de « sang allemand » ou de « race apparentée » (artverwandt), et simples « ressortissants » (Staatsangehörige), les non « aryens ». La seconde, la « Loi sur la protection du sang allemand et de l’honneur allemand », interdit le mariage et les relations sexuelles extra-conjugales entre Juifs et personnes de « sang allemand ». Cette loi interdit également aux Juifs d’employer à domicile des femmes de « sang allemand » âgées de moins de 45 ans, et introduit, dans son paragraphe 2, un nouveau délit, celui de « souillure de la race » (Rassenschande). Cet arsenal législatif est complété, le 18 octobre de la même année, par la « Loi sur la protection de la santé héréditaire du peuple 13 Cf. Georg Lilienthal, Der “Lebensborn e.V.”, Ein Instrument nationalsozialistischer Rassenpolitik, Francfort, 1993. 56 LILIANE CRIPS allemand » qui institue un certificat d’aptitude au mariage. Cette loi interdit le mariage aux personnes porteuses de « tares héréditaires » (répertoriées dans la loi du 14 juillet 1933 sur la stérilisation obligatoire) ou en cas de danger de contamination (par la syphilis, notamment). Autre aspect de cette politique de persécutions pour cause de « souillure de la race » : la stérilisation secrète, au cours de l’été 1937, sans aucune base légale et sans le consentement des intéressés et de leur famille, de 400 enfants et adolescents, âgés de 7 à 19 ans, désignés par les nazis sous le terme de « bâtards de Rhénanie » (Rheinlandbastarde) parce qu’issus d’une mère allemande et d’un père ayant appartenu aux forces alliées d’occupation de la Rhénanie dans les années vingt. Un autre aspect de l’application de principes de sélection, censés contribuer à l’amélioration de la « race », apparaît à travers la politique d’euthanasie. Dès 1935, Hitler avait déclaré à Gerhard Wagner, Président de l’Ordre des médecins, qu’il n’hésiterait pas à la mettre en pratique lorsque la guerre serait déclarée parce qu’alors, elle serait plus facilement acceptée par la population. Dès le déclenchement de la guerre, en effet, il désigne deux de ses proches pour diriger les opérations. Karl Brandt (1904-1948), chirurgien et médecin personnel d’Hitler depuis 1934, est nommé « Responsable de l’euthanasie »14, ainsi que Philipp Bouhler (1899-1945), Chef de la Chancellerie du Führer15. Les deux hommes sont placés directement sous les ordres d’Hitler. Leurs décisions sont légalisées par une circulaire, antidatée du 18 août 1939 et signée par le Ministre de l’Intérieur, Wilhelm Frick. Elle enjoint aux médecins et aux sages-femmes de communiquer aux autorités les noms de tous les enfants de 0 à 3 ans atteints de handicaps physiques ou psychiques. En 1940 et 1941, cette obligation est étendue aux adolescents jusqu’à l’âge de 16 ans, puis aux adultes. Selon une procédure tenue secrète, les 100 000 déclarations qui furent rédigées entre 1939 et 1945 étaient tout d’abord transmises par le Ministère au bureau II b de la Chancellerie du Führer qui les communiquait à un groupe de trois « experts ». Le trio était composé de Werner Catel (1894-1981), professeur de pédiatrie et directeur de l’hôpital pédiatrique universitaire de Leipzig, de Hans Heinze (18951983), psychiatre, directeur de l’hôpital de sinistre réputation Goerden/ Brandebourg, et enfin d’Ernst Wentzler (1891-1973), pédiatre réputé (notamment des familles Göring et Brack16) et directeur d’un hôpital pédiatrique à Berlin. Ces médecins examinaient les dossiers – sans voir les enfants – et « sélectionnaient » les condamnés à mort : un signe plus, de couleur rouge, signifiait la mort immédiate, un signe moins ou un point d’interrogation, en bleu, un sursis. Les enfants « sélectionnés » étaient alors 14 15 16 Condamné à mort le 20.08.1947 à Nuremberg, lors du procès des médecins, il fut exécuté le 02.06.1948. Arrêté par les Américains le 19.05.1945, il se suicide près de Dachau. Victor Brack (1904-1948), colonel SS, proche d’Heinrich Himmler, adjoint de Philipp Bouhler à la Chancellerie du Führer depuis 1934, organisa à partir de 1939 l’extermination des handicapés puis, à partir de 1942, celle des Juifs, dans les camps de Belzec, Sobibor et Treblinka. Condamné à mort le 20.08.1947 à Nuremberg, lors du procès des médecins, il fut exécuté le 02.06.1948. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 57 transportés dans des « hôpitaux intermédiaires » afin de les éloigner de leurs familles, puis répartis dans une trentaine de « services spécialisés », au sein d’hôpitaux ou de cliniques généralistes. C’est là qu’ils étaient assassinés, généralement par administration de médicaments (des barbituriques de la marque « Luminal ») surdosés, et associés à une longue sous-alimentation. Bien que le nombre exact de victimes demeure inconnu jusqu’à nos jours – les archives des services concernés ayant été systématiquement détruites par le régime nazi –, on estime qu’entre 5 000 et 8 000 enfants ont péri ainsi. En 1940, les principaux centres de mise à mort d’enfants malades, à l’intérieur des frontières du Grand Reich, étaient Goerden/Brandebourg, Niedermarsberg/ Westphalie, Steinhof à Vienne, et Eglfing-Haar, près de Munich. Après l’invasion de la Pologne, les autorités nazies étendirent, à l’Est, le plan d’extermination des populations et y poursuivirent, pendant toute la durée de la guerre, l’assassinat de plusieurs milliers de malades internés des hôpitaux psychiatriques, notamment autour de Litzmannstadt (Lodz), de Varsovie, de Posen (Poznan), de Cracovie ou de Bialystock. En janvier 1941, 80 000 handicapés mentaux avaient déjà été assassinés et 60 000 devaient suivre jusqu’en 194317. D’avril 1941 à la fin de l’année 1944, un programme d’élimination de prisonniers « improductifs », connu sous le nom de code « 14f13 », conduisit à la mise à mort de 50 000 détenus dans les camps de concentration. « Stratégie du grand espace » (Grossraumstrategie) dans l’Europe occupée (1939-1945). La Pologne : laboratoire de l’« Ordre nouveau » Dans les années trente, et plus encore à partir de 1933, une discipline connaît un essor considérable en Allemagne : la « science des populations » (Bevölkerungswissenschaft). Au cours de ces années 1933-1945, elle se situe à l’interface de la démographie, des statistiques, mais aussi de la sociologie, de l’anthropologie, de la géopolitique, de l’économie, de l’économie politique, de l’agronomie, de l’urbanisme, de l’aménagement du territoire et, last but not least, de l’« hygiène raciale », bref une « science » qui pratique un haut degré d’interdisciplinarité. Son objectif déclaré est de parvenir à définir les principaux paramètres d’un « Ordre nouveau » conçu, dès le début des années trente, pour organiser le « grand espace » européen à conquérir puis à restructurer selon les besoins du Reich. On voit donc qu’il n’est pas plus question, ici, de liberté de circulation que de quelconques droits individuels. Tous les individus sont définis, en premier lieu, par leur assignation « raciale », les différentes « races » étant elles-mêmes hiérarchisées. 17 À la date du 31.1.1941, Goebbels notait dans son Journal : « Parlé avec Bouhler de la liquidation tacite (stillschweigend) de malades mentaux. 80 000 sont déjà partis. 60 000 doivent encore partir. Bouhler est l’homme qu’il faut pour cela ». Cité par Ernst Klee, in : Das Personenlexikon zum Dritten Reich. Wer war was vor und nach 1945, Francfort., Fischer, 2003, p. 68. 58 LILIANE CRIPS Elles sont examinées dans une triple perspective : méritent-elles, ou non, d’exister ? Si oui, en quel nombre ? Sur quel territoire ? Il apparaît donc que la planification Blut und Boden (Sang et Sol) de l’« Ordre nouveau » se caractérise par une conception des populations qui les déconnecte plus ou moins totalement des territoires sur lesquels elles sont implantées – à l’exception, notable, des populations « de sang allemand » et de « haute valeur » habitant dans le Altreich (le « sol » de l’Allemagne dans les frontières de 1937). Plus précisément encore, ce « sol » constitue, pour le national-socialisme, la partie centrale à laquelle viennent s’agréger différents territoires – ce qui se réalisera entre 1938 et 1945. Selon leur « sang », mais aussi selon leur utilité sociale conjoncturelle pour le Reich, leurs habitants seront soit maintenus sur place, soit transférés ailleurs, en tant que maind’œuvre agricole ou industrielle, ou bien éliminés s’ils sont jugés inutiles ou dangereux. Considérées comme un « facteur » décisif, autant sur le plan quantitatif que qualitatif, les populations représentent donc un « matériau humain » susceptible d’être déplacé d’un territoire à l’autre, de la même façon que les ressources naturelles peuvent être extraites à un endroit, puis transportées et utilisées à un autre. L’unique objectif affiché de cette « science des populations » est d’exploiter la totalité des ressources humaines et matérielles disponibles sur un territoire donné. Autrement dit, le principe fondamental sur lequel repose la planification est l’élimination des « coûts improductifs » (tote Kosten), et l’augmentation de la productivité du « grand ensemble économique » (Grossraumwirtschaft). D’où le rôle central attribué à la « sélection » des individus et des groupes pour maximiser les gains de productivité. Appliqué, comme on l’a vu précédemment, à l’élimination d’individus dont la vie est jugée « indigne d’être vécue » (lebensunwertes Leben) par les autorités nazies, le principe de « sélection » commande aussi la hiérarchisation raciale et sociale des populations ainsi que leur « réaffectation » territoriale. Celle-ci est plus ou moins volontaire – selon qu’il s’agit des Volksdeutsche, ces Allemands « de souche » vivant à l’extérieur des frontières du Reich – par exemple dans les pays baltes, la Bessarabie, la Bucovine, la Ruthénie, le Banat, la Transylvanie, ou la Volhynie –, ou plus généralement forcée, par les déportations de Polonais juifs ou non juifs, et des différents peuples, majoritaires et/ou minoritaires, habitant dans les régions occidentales de l’URSS jusqu’en 1941. Ne pouvant évoquer ici toutes les populations concernées par ces plans, notamment les Tziganes, les Noirs, les métis, les Juifs et les Slaves, je me bornerai à présenter, à titre d’exemple représentatif, celui d’une ville polonaise située au sud-est du Gouvernement général, entre Lublin et Lemberg (Lwow), à la frontière du Commissariat du Reich en Ukraine : Zamosc, en l’an 1942, c’est-à-dire après l’invasion de l’URSS. Le choix de la Pologne occupée se justifie dans la mesure où, avant même le 1er septembre 1939, ce pays a été considéré par les théoriciens et les planificateurs nazis comme un laboratoire pour la mise en œuvre ultérieure de politiques de transferts de populations, plus massifs encore en URSS. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 59 Ainsi, dans le cadre des travaux de recherche menés par les spécialistes des pays de l’Est européen (deutsche Ostforschung), Theodor Oberländer18, directeur depuis 1933 de l’Institut d’économie d’Europe de l’Est de Königsberg, et l’un des « experts » de la Pologne les plus en vue sous le Troisième Reich, publiait en 1935 un ouvrage qui devait faire référence pendant plusieurs années. Intitulé « La surpopulation agraire de la Pologne » (Die agrarische Überbevölkerung Polens), il démontrait que, sur les 34 millions d’habitants, 70 % vivaient de l’agriculture, à la tête d’entreprises dont la petite ou même la très petite propriété était la forme dominante. Notant que les quelques quatre millions de paysans sans terre étaient réduits à la plus grande pauvreté, Oberländer concluait que, pour rendre cette agriculture rentable, il faudrait en « retirer » huit à neuf millions de personnes. Dans le sud et le sud-est du pays, qu’il considérait comme particulièrement « surpeuplés », il avait calculé un taux de « surpopulation » de 75 % pour la région de Kielce, de 66,5 % pour celle de Cracovie, et de 62,3 % pour celle de Lemberg19. Deux ans plus tard, en 1937, Peter-Heinz Seraphim, directeur du département Pologne de ce même Institut de Königsberg, dirigeait la publication d’un ouvrage collectif, sous le titre « La Pologne et son économie » (Polen und seine Wirtschaft). Il s’intéressait tout particulièrement au « problème » que constituait, à ses yeux, l’existence de trois millions de Juifs polonais, dont 7 % seulement habitaient en dehors des villes, et s’élevait contre la « domination qu’ils exercent sur l’ensemble du tissu économique polonais ». En conclusion, Seraphim jugeait indispensable de trouver une « solution » radicale pour ces populations « en surnombre »20. Quelques années plus tard, en 1942, un autre expert nazi de la Pologne, l’économiste Helmut Meinhold, estimait à 5,83 millions le nombre d’agriculteurs, familles comprises, qu’il fallait expulser du Gouvernement général : « un homme sur deux constitue, dans l’agriculture polonaise, un poids mort »21. D’une façon générale, les autorités du Troisième Reich considéraient l’ère libérale comme définitivement révolue. En premier lieu devait dispa18 Theodor Oberländer (1905-1998), Professeur de politique agraire à l’Université Technique de Danzig (Gdansk), en 1934, puis à Königsberg (Kaliningrad), en 1937, où il est également chef de bureau à l’étatmajor du NSDAP en Prusse orientale. À partir de 1939, il est officier de l’Abwehr (services secrets), et titulaire, à partir de 1940, de la chaire de sciences politiques (Staatswissenschaft) à l’Université de Prague. En 1951, il est nommé Secrétaire d’État pour les réfugiés, en Bavière, puis de 1953 à 1960 Ministre des expulsés (Vertriebenenminister) par Konrad Adenauer, avant d’être contraint à la démission, en mai 1960, après une condamnation à la détention à perpétuité par contumace, prononcée le 29.4.1960 par le Tribunal suprême de la RDA. 19 Theodor Oberländer, Die agrarische Überbevölkerung Polens, Berlin, 1935, p. 51. 20 Cité par Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der Vernichtung. Auschwitz und die deutschen Pläne für eine neue europäische Ordnung, Francfort, Fischer, 2004 (5e édition), p. 93. 21 Helmut Meinhold, Die nichtlandwirtschaftliche Überbevölkerung im ehemaligen Polen, in : Ostraumberichte, Neue Folge 1, 1942, p. 132. De 1941 à 1944, Helmut Meinhold (1914-1994) a dirigé la section économique de l’Institut für Deutsche Ostarbeit placé, à Cracovie, sous la direction du Gouverneur général Hans Frank. En 1949, il a travaillé comme chef de service au Ministère fédéral de l’Économie, avant d’obtenir une chaire d’économie, à l’Université d’Heidelberg, en 1952. 60 LILIANE CRIPS raître la liberté de circulation de la main-d’œuvre parce qu’elle avait permis, regrettaient-elles, un exode massif vers le continent américain, c’est-à-dire une hémorragie de sang germanique. L’heure était à une gestion des flux étroitement réglementée par l’État : Le national-socialisme a toujours récusé de la manière la plus catégorique le principe libéral d’autorégulation et de libre circulation de tout un chacun (…) Au « laisser-faire, laisser-passer », il a, volontairement, substitué le double impératif d’union de toutes les forces individuelles et de coordination rationnelle. Un impératif inspiré par l’idée la plus haute de ce qui représente l’intérêt du peuple tout entier22. Le groupe d’experts chargés de programmer la logistique des transferts, déplacements forcés et déportations, ainsi que la sélection « scientifique » des populations, avait été mis en place par Heinrich Himmler, immédiatement après avoir été nommé « Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande », le 7 octobre 1939. Grâce à leur travail, Himmler était en mesure de promulguer dès le 12 septembre 1940 un décret fixant la composition future de la population des territoires polonais annexés23. En outre, ce décret instituait une « Liste allemande du peuple » (Deutsche Volksliste, DVL), qui rendait obligatoire le classement de toutes les populations des pays occupés ou annexés en trois catégories distinctes. La première concernait les individus « de race allemande » (deutschstämmig). La seconde, les individus « susceptibles d’être intégrés à la race allemande » (eindeutschungsfähig)24. La troisième catégorie, enfin, regroupait les individus « de race étrangère » (fremdvölkisch). Quant aux Tziganes et aux Juifs – qu’il s’agissait, dans un premier temps, d’exproprier, d’expulser et de concentrer dans des ghettos –, ils étaient « Hors liste » 25. Pour les seules régions polonaises annexées à l’automne 1939, les experts avaient prévu la répartition suivante : 977 000 personnes dans la première catégorie, 1 928 000 dans la seconde et environ 6 millions dans la troisième26. Pour illustrer la rapidité avec laquelle les ordres du « Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande » furent exécutés, on peut citer, à titre d’exemple, les « résultats obtenus » à la fin du mois de janvier 22 Propos tenus par Konrad Meyer à l’occasion de l’ouverture de l’exposition « Planification et construction à l’Est » à Posen (Poznan), le 23.10.1941, cité par Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der Vernichtung, (op. cit.), p. 157. 23 « Décret concernant le contrôle et le tri de la population dans les territoires de l’Est annexés » (Erlass für die Überprüfung und Aussonderung der Bevölkerung in den eingegliederten Ostgebieten). 24 Les « Consignes pour l’intégration à la race allemande de familles polonaises » (Richtlinien für Eindeutschung polnischer Familien) donnaient, en mars 1942, les précisions suivantes : « Le but recherché par l’intégration à la race allemande de familles d’autres nationalités est moins d’obtenir un accroissement du peuple allemand par adjonction d’hommes de race majoritairement nordique dinarique, il est plutôt de réduire qualitativement la couche dirigeante de l’ethnie étrangère », cité par Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der Vernichtung, (op. cit.), p. 138/139. 25 Cf. l’article Deutsche Volksliste de Hermann Weiss, in : Wolfgang Benz, Hermann Graml, Hermann Weiss (dir.), Enzyklopädie des Nationalsozialismus, Klett-Cotta, Stuttgart, 1998 (3e édition), p. 424-425. 26 Cf. Götz Aly et Susanne Heim, in : Vordenker der Vernichtung (op. cit.), p. 145. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 61 1940. À cette date, Heydrich avait organisé une conférence27, afin de dresser un premier bilan des transferts. Au cours de celle-ci, il indiquait que, pour installer des Allemands originaires des pays baltes dans les régions annexées de Pologne, 87 000 Polonais juifs et non juifs avaient déjà été déportés et 40 000 Juifs devaient l’être prochainement. Il annonçait également que 120 000 Polonais seraient bientôt expulsés dans le Gouvernement général, cela afin d’installer dans leurs biens des Allemands de Volhynie. Enfin, quant aux Juifs qui vivaient dans les « districts de l’Est » (Ostgaue) nouvellement annexés, il était prévu de tous les « évacuer » – soit près de 500 000 personnes. Un objectif atteint en 1942. Dans cette logique planificatrice, les transferts de population servaient non seulement à remplacer un groupe ethnique « inférieur » par un autre « supérieur », mais aussi à augmenter la productivité du travail. Les buts ainsi fixés étaient de diminuer la densité de population, augmenter la surface des domaines agricoles redistribués et modifier les structures sociales en éliminant certaines professions jugées inutiles. En 1941, dans les mois qui précédèrent l’invasion de l’URSS, Heinrich Himmler chargea un groupe interdisciplinaire d’élaborer le Generalplan Ost (plan général pour l’Est). Ce document de synthèse prévoyait une restructuration complète des populations et de l’économie des territoires soviétiques, jusqu’à Leningrad au nord-est, l’Oural à l’est et la Crimée au sud-est. Sous la houlette de Konrad Meyer28, les planificateurs étudiaient où et comment réimplanter un million de petits paysans allemands qui travaillaient des terres insuffisamment rentables dans le Reich – en Thuringe, par exemple –, ainsi que plusieurs centaines de milliers de Volksdeutsche, originaires notamment de Transylvanie. La ligne générale consistait à expulser, voire éliminer des populations de « races étrangères », tout en procédant à l’« intégration dans la population de race allemande » d’une infime minorité issue des « meilleurs éléments » de la population locale. Les chiffres évoqués par les experts nazis sont saisissants. D’une version du Generalplan Ost datée du 28 mai 1942, il ressort, en effet, que Konrad Meyer considérait comme souhaitable et réalisable l’élimination de cinq millions de Juifs, de deux millions de prisonniers de guerre soviétiques – par une sous-alimentation systématique (entre 700 et 1 000 calories par jour) –, et des trois millions d’habitants de la ville, assiégée, de Leningrad. Quant aux pertes de militaires et de civils provoquées par les affrontements en cours, Meyer les estimait à 5 millions. En ajoutant à ces chiffres celui des travailleurs déportés dans les usines et les fermes du Reich, il prévoyait une diminution totale d’environ 20 millions de 27 28 Ibid., p. 133. Konrad Meyer (1901-1973), a été directeur de l’Institut d’agronomie et de politique agricole à l’Université de Berlin à partir de 1934, puis Responsable, en 1936, du Groupe de travail du Reich pour l’étude des espaces territoriaux (Reichsarbeitgemeinschaft für Raumforschung) ainsi que Vice-président du Centre de Recherche scientifique, la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG). En 1939, il devient Chef du Bureau IV « Planification et Sol » (Planung und Boden) auprès du « Commissaire du Reich pour le renforcement de la race allemande », Heinrich Himmler. Le 10.3.1948, il est condamné à 2 ans et 10 mois de prison lors du procès contre les responsables de la politique raciale. De 1956 à 1964, il est titulaire de la chaire d’aménagement du territoire (Landesplanung) à l’Université Technique de Hanovre. 62 LILIANE CRIPS personnes vivant dans les régions occidentales de l’URSS, soit « en moyenne un tiers de la population »29. Selon ce même document, la nouvelle élite de ces régions devait être constituée, dans les 25 ans à venir, par 4,9 millions d’Allemands « de souche », incluant 750 000 Estoniens et Lettons sélectionnés et formés par le Reich. En revanche, 31 millions de personnes devaient être déplacées30 et 14 millions seulement conservées sur place, au titre de la main-d’œuvre « intégrable dans la race allemande ». Afin de valoriser le plus rapidement possible les territoires conquis en URSS, les experts soulignaient l’importance d’assurer la continuité territoriale avec Berlin à travers la Pologne occupée, et donc le rôle géopolitique majeur de celle-ci. C’est pourquoi le Generalplan Ost prévoyait l’édification de nombreuses têtes de pont, de Wilna (Vilnius), Dünaburg (Daugavpils), Riga, Dorpat (Tartu), Reval (Tallinn) à Cracovie, Tarnow, Zamosc, Lemberg (Lwow), Radom, Lublin, Varsovie, Rowno, Berdicev, et à Kriwoj-Rog ou Nikolajev. Outre leur fonction stratégique et militaire, ces centres devaient faciliter l’encerclement des différents peuples slaves et contribuer à les isoler, les diviser, et donc à briser toute résistance à l’assujettissement31. L’exemple du « projet Zamosc » est significatif dans la mesure où, conformément à l’idéologie du « sang » et du « sol », il révèle l’étroite imbrication des objectifs de restructuration raciale, sociale et économique de la planification territoriale. Si le Generalplan Ost attribue un rôle clé au district de Lublin, c’est précisément en raison de sa situation géographique stratégique pour coloniser le grand Est, à l’intersection de l’axe sud-est et de l’un des deux axes nord-est qui devaient relier le centre à la périphérie. Désenclavée et agrandie, à partir de juin 1941, par la conquête de la Galicie et de l’Ukraine, la région de Zamosc suscite un regain d’intérêt de la part des planificateurs, parce qu’elle devient une zone de transit entre l’ouest et l’est du « grand espace économique ». De plus, ses terres agricoles sont riches et elle dispose de gisements de pétrole exploitables. Elle remplit donc, selon les experts de Konrad Meyer, les conditions principales pour constituer un modèle de rationalisation économique et sociale où une main-d’œuvre, moins nombreuse, mais sélectionnée, qualifiée, et bien dirigée, produira (beaucoup) plus. Cela explique pourquoi Heinrich Himmler porte un très vif intérêt à ce projet phare, mis à exécution entre novembre 1942 et août 1943. À la fin de l’été 1943, les promoteurs du « projet Zamosc » se félicitent de la tournure prise par les événements. En dix mois, toute la population juive de la région, soit 500 000 personnes, a été déportée dans des camps d’extermination, notamment à Belzec32. 116 000 Polonais ont été expulsés. 29 Cf. Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung, op. cit., p. 414-415. 30 Selon Michael Hensle, ce chiffre incluait l’élimination de « 50 % de la population tchèque, 65 % de la population ukrainienne, 75 % de celle de Biélorussie, 80 % de population polonaise et 100 % des Juifs », article « Eindeutschung », in : Enzyklopädie des Nationalsozialismus, op. cit., p. 439. 31 32 Götz Aly et Susanne Heim, Vordenker der Vernichtung (op. cit.), p. 403. Premier des camps d’extermination des Juifs construit en novembre 1941 dans le cadre de l’« Aktion Reinhardt », à proximité de la ligne de chemin de fer reliant Lublin à Lemberg (Lwow), le camp de Belzec fut QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 63 Certains d’entre eux ont été transférés dans d’autres régions du Gouvernement général, d’autres astreints au travail obligatoire en Allemagne ; quant aux personnes non productives, les vieillards et les enfants, ils ont été assassinés à Auschwitz. La population polonaise – et en partie ukrainienne – qui subsiste est dirigée par une « élite » de 27 000 Volksdeutsche33, originaires de différentes régions de l’Est européen. Dans une édition parue en décembre 1943, la Pologne nouvelle, épurée, restructurée et rentabilisée, est décrite en ces termes par le célèbre guide de voyage Karl Baedeker : « D’une surface de 142 000 km2, le Gouvernement général couvre 37 % de la superficie de l’ancien état. Il compte 18 millions d’habitants, dont 73 % sont polonais, 17 % ukrainiens, 0,7 % allemands ». Quant à la population juive, elle n’est plus mentionnée qu’au passé : « A Varsovie, sur 1,25 million d’habitants, 0,4 million étaient juifs, à Cracovie, il n’y a plus de Juifs (judenfrei), de même qu’à Lublin où le centre-ville était peuplé en grande partie de Juifs »34. Conclusion La notion de citoyenneté, issue de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (1789) signifie égalité de droits et liberté, notamment de circulation. Or l’Allemagne nazie les récuse, l’une comme l’autre. Utilisant les théories « scientifiques » du darwinisme social censées démontrer l’inégalité atavique des individus et des groupes, l’« état total » impose, à l’intérieur des frontières du Reich, puis à l’échelle du continent européen, un strict contrôle des sphères publiques et privées. Au nom de l’intérêt général, celui de la « communauté raciale du peuple », c’est d’abord à la population allemande que s’applique la « sélection ». Ce principe organise la ségrégation, puis le regroupement dans des ghettos ou des camps et, enfin, la mise à mort de nombreuses catégories définies comme « indésirables », à partir de critères politiques, de « santé héréditaire », d’orientation sexuelle et/ou d’appartenance « raciale ». Entre 1939 et 1945, les conquêtes militaires du IIIème Reich s’accompagnent de gigantesques transferts de populations civiles, contrôlées, hiérarchisées, fichées selon leur âge, leur état de santé, leur profession, leur langue, leur nationalité, leurs opinions politiques, leur religion et leur « race ». Les victimes militaires, mais aussi et surtout civiles, se comptent par millions. Le « Plan général pour l’Est » européen, élaboré par des experts mandatés par le Reichssicherheitshauptamt (Office central de la sécurité du Reich) d’Himmler prévoyait la mise en valeur agricole et industrielle de l’URSS occupée par une « élite » d’environ cinq millions de personnes de « sang allemand ou apparenté », dirigeant une main-d’œuvre locale sélecfermé en décembre 1942. 600 000 personnes y avaient été exterminées. Après avoir supprimé toutes les traces du passé, on fait édifier une ferme sur cet emplacement, au printemps 1943. 33 34 Cf. Wolfgang Benz, « Zamosc », in : Enzyklopädie des Nationalsozialismus, op. cit., p. 809. Karl Baedeker, Das Generalgouvernement. Reisehandbuch, Leipzig, 1943, p. V. 64 LILIANE CRIPS tionnée, et réduite à quatorze millions de personnes. Tous les autres habitants devaient être déplacés – soit entre quarante et un et cinquante et un millions. Selon les catégories dans lesquelles les personnes étaient classées, les plans prévoyaient qu’elles soient déportées comme travailleurs forcés dans les entreprises agricoles ou industrielles du Reich, ou bien plus à l’Est, en Sibérie occidentale. Quant aux prisonniers de guerre soviétiques ou aux civils habitant Leningrad ou Stalingrad, aux malades mentaux, tuberculeux, aux Tziganes ou aux Juifs, ils devaient être assassinés sur place, comme le furent les 33 000 Juifs de Kiev au bord du ravin de Babi Yar, les 29 et 30 septembre 1941, ou dans des camps d’extermination. En raison de la situation militaire de la Wehrmacht qui commença à se dégrader au début de l’année 1943, les objectifs du Generalplan Ost ne purent pas être entièrement atteints. Dans les plans d’un Reich s’étendant jusqu’à l’Oural, la Pologne occupait une place centrale, de par sa situation géographique, son histoire, l’importance de sa population juive, ses ressources agricoles, ses matières premières, et sa main-d’œuvre. Dès le début des années trente, elle fut l’objet d’études approfondies menées par les experts nazis de toutes disciplines. À partir de 1939, celles-ci furent largement utilisées par les services d’Himmler pour conduire leur politique de morcellement territorial, de répression politique et ethnique, de spoliations, de travail forcé, et d’assassinats. On pourrait croire définitivement inactuelles toutes ces considérations sur les caractères héréditaires, l’inégalité génétique entre « inférieurs » et « supérieurs », ou l’importance des taux de fécondité comparés des populations pour expliquer, voire combattre la « décadence » (Verfall) en sélectionnant les populations (par exemple immigrées). Il n’en est rien. Tout récemment encore, l’ouvrage de Thilo Sarrazin Deutschland schafft sich ab. Wie wir unser Land aufs Spiel setzen (L’Allemagne court à sa perte. Comment nous mettons en péril notre pays)35, publié en 25 000 exemplaires en août 2010, a été réédité quatre fois en septembre de la même année, avant de reparaître en livre de poche, début 2013, et atteindre, aujourd’hui, un tirage de presque deux millions d’exemplaires. Certes, Thilo Sarrazin a été contraint de démissionner du Comité directeur de la Deutsche Bundesbank, en octobre 2010, mais la procédure d’exclusion du SPD n’ayant pas abouti, en 2011, en raison du soutien que lui ont apporté de nombreux adhérents, il en est toujours membre. Certains semblent encore convaincus, comme lui, que : Le problème n’est pas que les descendants des individus les plus cultivés soient de moins en moins nombreux. Ce ne serait pas si grave si tous les hommes étaient dotés des mêmes capacités. La culture serait alors une simple question d’éducation. Le problème est que le degré de culture et l’intelligence héréditaire sont liés. Au fil du temps, il est donc néfaste pour le potentiel intellectuel d’une population qu’une catégorie d’individus intellectuellement supérieurs ait une fécondité inférieure à la moyenne et 35 Munich, DVA, 2010. L’ouvrage est publié en français sous le titre L’Allemagne disparaît, éditions du Toucan, Paris, 2013. QUELS CITOYENS POUR QUEL MONDE ? 65 qu’une catégorie d’individus intellectuellement inférieurs ait une fécondité supérieure à la moyenne36. 36 Thilo Sarrazin, cité par Christian Geyer, So wird Deutschland dumm, dans la Frankfurter Allgemeine Zeitung du 26.08.2010. AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK ∗ LE COSMOPOLITISME ET LA NAISSANCE DE L’ÉMANCIPATION DES FEMMES ? L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE Introduction L’historiographie française, et plus généralement celle de l’Europe Occidentale, a déjà largement exploré plusieurs champs de recherche concernent la civilisation et la société des Lumières. Bien connus, ils servent d’une certaine manière de modèle pour les autres régions de l’Europe, dont la situation est moins connue, soit en conséquence des événements politiques (les Balkans p. ex.), soit par la spécificité des phénomènes. La Pologne mélange les deux, et sa spécificité culturelle ou sociale exige ici une approche plus détaillée qui devrait servir de fond et d’explication pour les réflexions suivantes. La « République des Deux Nations », confirmée en 1569 à Lublin, était la réunion de deux pays : la Pologne (appelée la Couronne) et le Grandduché de Lituanie. Ces deux membres avaient la même position, étaient liés par un monarque commun, avec une seule élection par la Diète commune et une seule monnaie. Cependant la Lituanie gardait son propre trésor, ses dignités et son armée, indépendantes de celles de la Pologne. Dans la mentalité de la noblesse, polonaise et lituanienne, la croyance en l’égalité de tous les représentants de cette couche privilégiée, et le sentiment d’être supérieurs au reste de la société gardaient une place très importante. Ces deux traits venaient du Moyen-Âge et ils étaient fondés sur la loi1. Au cours des XVIe-XVIIIe siècles il est possible d’observer en Pologne, à la fois un renforcement de l’aristocratisation des élites de la société, et un phénomène de paupérisation, à la fois de la noblesse, des habitants de villes et des paysans. Les magnats, qui contribuaient à la croissance de la consommation, mais seulement à celle du luxe, se renforçaient aux frais de la petite noblesse, et provoquaient le resserrement du marché intérieur. Cependant au début de l’époque moderne la noblesse gardait pour elle-même le privilège d’exercer les fonctions, elle interdisait les achats de biens fonciers et le port des vêtements de luxe. Seul le noble pouvait être courageux, fidèle, vertueux. La fermeture des couches sociales, les inquiétudes et les guerres permanentes ∗ 1 Maître de Conférences d’Histoire moderne, Université de Poznan Urszula Świderska-Włodarczyk, Mentalność szlachty polskiej XV i XVI wieku, Poznań, 2003, p. 33. 68 AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’absence de développement des villes et l’évolution au désavantage social des paysans imposaient des transformations dans les consciences et les mentalités. Un de ces traits de mentalité, capable de toucher également les magnats, la noblesse et l’élite de riche patriciat (sauf celui de Gdańsk) était le « sarmatisme ». Cette idéologie s’opposait a priori à toutes les réformes et nouvautés, mais elle réunissait également tous les nobles2. Ceux-ci étaient liés également par leur croyance que la Pologne était prédestinée à sauver l’Europe de la pression turque et moscovite. La noblesse, de plus, avait conscience de devoir jouer un rôle exceptionnel parce qu’elle croyait avoir ses racines dans la Sarmatie antique. Cependant ceci n’a pas exclu le mépris des magnats pour les generosi. L’idée de l’égalité et de la « liberté dorée » (złota wolność) devenait un élément mythologique de la pensée nobiliaire. Les élites en profitaient pour attirer la noblies – « clientèle ». La noblesse polonaise progressait dans sa politique de limitation du pouvoir royal. Le monarque n’était que l’un de trois états – à côté du clergé et de la noblesse. La centralisation politique autour de sa personne était impossible. La force des élites se montrait dans la possibilité d’avoir leurs propres armées, de faire leur propre politique, y compris dans le domaine des relations internationales, et d’avoir une cour avec sa propre vie culturelle. La fermeture « sarmate » dans le cadre de la nation (identifiés à la noblesse) suscitait l’aversion des étrangers et de ceux qui subissaient leurs influences. De la tolérance du XVIe siècle, la noblesse passa au siècle suivant à la xénophobie, renforcée par le « déluge » (invasion) suédois dans les années 1655-1660. La conception du pays multiconfessionel de l’époque de la première élection royale libre, celle d’Henri de Valois en 1573, n’était plus acceptable. La relation avec les étrangers permettait de développer la conscience nationale, le sentiment de patriotisme, et d’approfondir l’identité religieuse qui, en conséquence, a construit le mythe « Polonais = Catholique ». Ce mythe était renforcé par la vision du messianisme polonais avec sa fameuse devise présentant la Pologne comme le rempart de la chrétienté (antemurale christanitatis)3. L’ambiance de fanatisme et d’intolérance était excitée par la partie de l’Église qui propageait la croyance superstitieuse aux sortilèges. Les magnats trouvaient en la religion l’instrument qui pourrait leur être utile dans les contacts avec la noblesse, donc la Contre Réforme se développait surtout dans les couches moyennes de la noblesse. Ce phénomène s’explique par le rôle que les nobles laissaient à l’Église : elle garantissait la złota wolność (« liberté dorée »), qui a par ailleurs permis d’éviter d’introduire sur les bords de la Vistule l’Inquisition fanatique dominante en Europe. Dans les esprits des élites polonaises, l’état nobiliaire privilégié, la xénophobie et le sarmatisme ne favorisaient pas la conscience de faire partie intégrante de l’Europe. 2 3 Aleksander Wolowski, La vie quotidienne en Pologne au XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1972, p. 42-57. Janusz Tazbir, Polskie przedmurze chrześcijaństwa Europy. Mit a rzeczywistość historyczna, Varsovie, 1987. L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE 69 Le cosmopolitisme aux yeux des Polonais au XVIIIe siècle Le XVIIIe siècle est traité comme l’époque de la cuture dominée par des tendances cosmopolites. Il est vrai qu’elles touchaient les couches nobiliaires. Le « citoyen du monde » de ce temps était, à vrai dire, un « citoyen » de l’Europe. L’Europe qui est comprise non seulement dans le sens géographique, mais tout d’abord comme une union culturelle, formée à la base de l’héritage de l’Antiquité et de la tradition chrétienne. Dans le cercle de la civilisation européenne, nous rencontrons une croyance en la supériorité des habitants de ce continent, croyance que l’on retrouve aussi en Pologne. Władysław Łubieński (1703-1767), un primat de Pologne, également auteur d’une publication géographique dans les années 40 du XVIIIe siécle, a écrit : « Les Européens sont plus pâles et sans doute plus jolis que les Africains et les Asiatiques, [ils sont] instruits en sciences, en arts, en commerce, en navigations, en vertus, plus nobles, généreux et polis »4. Cette opinion était vivante en Pologne aussi à la fin du XVIIIe siècle, quand nous avons une autre definition du cosmopolite – un citoyen qui cherche, des vérités universelles hors des frontières de son pays, et par-delà les différences culturelles et géographiques5. Les voyages, offrant la possibilité de voir des choses personellement et en direct, correspondaient au goût de l’expérience empirique. Parfois il vaut mieux rester à la campagne ou dans les rues des villes, proche des gens, des animaux, des plantes, que passer des heures dans les bibliothèques ! Au XVIIIe siècle l’Europe est comme une ville bien connue. Au cours des voyages, il était possible de rencontrer des « gens du même monde ». Il était possible faire la connaissance des habitants du pays, d’étudier leur droit, leurs coutumes, et d’accepter leurs habitudes. Ici nous voyons un voyage comme une leçon de tolérance. Le Grand Tour était un type de voyage pratiqué au XVIIIe siècle, mais au cours de cette époque, il change de caractère parce qu’il perd ses motifs éducatifs et cognitifs au profit des fonctions représentatives et de plaisir. Il est sûr que les hommes avaient plus de « raisons »de voyager que les femmes. Cela ne veut pas dire que ces dernières en avaient moins envie que les hommes ! Au contraire, mais leurs décisions dépendaient souvent des décisions de leurs maris, de leurs pères ou des tuteurs. Elles pouvaient assister aux voyages diplomatiques. Elles se rendaient en cure et aux pèlerinages6. Elles se déplaçaient à l’intérieur du pays pour accompagner 4 Władysław Łubieński, Świat we wszystkich swoich częściach większych i mniejszych to jest w Europie, Azyi, Afryce i Ameryce w monarchiach, królestwach, księstwach, prowincjach, wyspach i miastach geograficznie, chronologicznie i historycznie określony, Wrocław, 1740, p. 9. 5 Małgorzata Ewa Kowalczyk, Osiemnastowieczne podróże jako element kształtowania kosmopolitycznej kultury, p. 36-37. http://www.khg.uni.wroc.pl/files/Microsoft%20Word%20-%20kowalczykt.pdf [accès 23.01.2013]. 6 Jarosław Pietrzak, Siedemnastowieczna podróżniczka. Wrażenia Katarzyny z Sobieskich Radziwiłłowej z podróży po Europie Zachodniej w latach 1677-1678, dans Kulturowe wzorce a społeczna praktyka. Studia z dziejów kobiet sous la dir. de Agnieszka Jakuboszczak, Przemysław Matusik, Poznań, Instytut Historii, 2012, p. 103-126 ; Renata Gałaj-Dempiak, Migracje kobiet zamężnych w świetle pamiętników 70 AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK leurs maris, visiter les domaines ou les lieux de pèlerinages. Les riches aristocrates allaient aux eaux, par exemple en Silésie ou en Italie, où le climat est plus doux qu’au bord de la Vistule. À leur retour, la culture tirée à la fois de l’éducation reçue à la cour et des voyages leur permet de dynamiser la carrière de leurs enfants, pour ajouter à la splendeur de leurs familles, ou pour adopter grâce à leurs connaissances les nouvelles tendances artistiques en Pologne. Il semble que les femmes restaient un peu en dehors des considérations sur le cosmopolitisme. Cependant, la compréhension de leurs besoins personnels et, de plus en plus souvent, de leurs ambitions, augmenta à la fin du XVIIe siècle et surtout au XVIIIe siècle, lorsque l’exigence de l’éducation, alors un premier pas vers le monde, devint générale dans les cercles aristocratiques polonais. À la recherche de l’éducation – l’alternative pour le sarmatisme La formation de la jeune fille noble reposait entre les mains des religieuses, des précepteurs, ou de ses parents. Les parents pouvaient décider d’éduquer leur fille au couvent. En Pologne, aux XVIe-XVIIIe siècles, les établissements étaient dirigés par des congrégations au caractère plutôt fermé et contemplatif. Elles proposaient d’enseigner la lecture et l’écriture, parfois le calcul, et les travaux domestiques. Au milieu du XVIIe siècle nous observons une grande activité des congrégations françaises en Pologne. C’est l’épouse des deux derniers rois polonais de la famille des Vasa, la reine Louise-Marie de Gonzague-Nevers (1645-1667), qui a installé les trois couvents fondés dans la première moitié de ce siècle. En 1651 sont arrivés les Missionnaires, créés par Vincent de Paul. Ensuite, en 1652, s’installent en Pologne les Filles de la Charité, fondées par le même saint et Louise de Marillac, en 16337. Leur établissement, après des difficultés initiales, se développa et compta environ dix écoles. À partir de 1654, les filles de nobles comme les filles de grandes familles pouvaient aller à l’école des Visitandines8. Les religieuses de cet ordre, fondé par Saint François de Sales et Jeanne Françoise Frémiot de Chantal en 1610, étaient très proches de Louise-Marie dès le temps de son séjour en France. Cette congrégation avait des églises et des écoles à Varsovie, à Cracovie, à Lublin et à Vilnius. Bien évidemment, on y enseignait le catéchisme, le chant et la pratique des instruments. Les filles devaient apprendre tous les travaux féminins, comme la broderie et la couture. L’école connaissait un grand succès. Dans la vague des nouvelles congrégations qui venaient en Pologne sous l’influence de reines françaises se trouvent les sœurs du Saint Sacrement, staropolskich pisanych przez szlachtę, dans Kobiety i procesy migracyjne, dir. Agnieszka Chlebowska, Katarzyna Sierakowska, Varsovie, 2010, p. 29-46. 7 8 Bożenia Fabiani, Warszawski dwór Ludwiki Marii, Varsovie, PIW, 1976, p. 70-71. Karolina Targosz, La cour savante de Louise-Marie de Gonzague et ses liens scientifiques avec la France (1646-1667), Wrocław, Ossolineum, 1982, p. 188. L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE 71 arrivées en Pologne dès 1687, à la demande de la reine Marie-Casimire (épouse du roi Jean III Sobieski). Les religieuses avaient pour mission l’éducation des filles – celles de la noblesse seulement, toutefois. Au XVIIIe siècle, les sœurs du Saint Sacrement avaient deux écoles : une dans la capitale, et une à Léopol, et elles enseignaient le catéchisme en français et en polonais. Il faut souligner que tous les établissements religieux français influençaient le fonctionnement des écoles monastiques en Pologne9. Des pensions privées pour les filles existaient dans les grandes villes et leurs élèves venaient des familles de moyenne bourgeoisie, d’artisans et de commerçants. Le niveau était varié, et les institutrices étaient souvent en même temps les propriétaires des établissements, mais on pouvait rencontrer des pédagogues nomades ou des artisans. À la sortie de l’école, les filles savaient lire, écrire, compter, parfois parler une langue étrangère et pratiquer les travaux manuels. Au XVIIe et XVIIIe siècles, à Gdańsk il y avait beaucoup d’écoles de ce type, où les filles du patriciat savaient très bien tenir les comptes10. Dans les riches maisons du patriciat, de la noblesse et de l’aristocratie, les filles recevaient leur éducation sur place. Au cours du XVIIe siècle, le nombre de gouvernantes étrangères augmentait. On note la diffusion de la connaissance de langues telles que l’allemand, le français et parfois le latin. Les filles profitaient des leçons données par les pédagogues engagés pour leurs frères. Toutefois, la mère jouait le rôle le plus important dans l’éducation morale des filles. Il y avait en Pologne deux approches de l’éducation féminine à la maison 11. D’un côté l’approche « conservatrice », très fréquente, qui s’appuyait sur la religion et la morale. De l’autre, nous avons la vision « progressiste » qui pose pour principe l’égalité entre les femmes et les hommes. En conséquence celles-ci peuvent recevoir la même éducation que les garçons. Dans le milieu catholique, Aleksander Maksymilian Fredro propageait déjà les idées de Fénelon12 et il pensait que la jeune fille ne pouvait pas apprendre des langues étrangères, comme le latin ou le français. Au XVIIe siècle l’éducation domestique des riches filles nobles pouvait être complétée par un séjour à la cour royale (surtout celle des reines françaises) ou à celle d’un grand noble. Les demoiselles y séjournaient comme « demoiselles de la cour ». La dernière étape, mais rare, du parcours de formation d’une femme bien éduquée, était le voyage à l’étranger. 9 Małgorzata Borkowska, « Teatr w polskich klasztorach żeńskich XVII-XIX wieku », Nasza Przeszłość, 1991, t. I, p. 330-334. 10 Maria Bogucka, Białogłowa w dawnej Polsce. Kobieta w społeczeństwie polskim XVI-XVIII wieku, Varsovie, Trio, 1998, p. 172-173. 11 Danuta Żołądź-Strzelczyk, Wychowanie dziecka w świetle staropolskiej teorii pedagogicznej, dans Danuta Żołądź-Strzelczyk (dir.), Od narodzin do wieku dojrzałego. Dzieci i młodzież w Polsce, t. 1, Varsovie, PAN, 2002, p. 105. 12 Henryk Barycz, Andrzej Maksymilian Fredro wobec zagadnień wychowawczych, Cracovie, Ossolineum, 1948. 72 AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK Le XVIIIe siècle est l’époque de la crise de la société sarmate et traditionnelle de la République nobiliaire. La conscience culturelle de l’importance de l’enfance est née dans une ambiance d’indifférence et de négligence pour l’éducation des filles nobles. Cependant, dans ces circonstances défavorables de rencontre du monde sarmate avec les Lumières, des voix s’élèvent en faveur du changement. La réforme de la Commission de l’Éducation Nationale, fondée en 1773, proposait de revenir aux principes de l’éducation morale du XVIIe, rénovés par les idées des Lumières. Tous les établissements étaient également placés sous le contrôle de la Commission, en d’autres termes du gouvernement, qui pouvait aider à maintenir partout le même niveau. Dans ce projet, les filles devaient apprendre la langue polonaise à l’écrit et à l’oral, mais également le français et l’allemand. La place la plus importante était dévolue à l’histoire nationale, mais elles pouvaient aussi s’initier aux mathématiques. Sur ce dernier point, tout le monde n’était pas d’accord. Des projets concrets visant à créer des écoles pour les filles nobles ont été proposés par le prince Franciszek Bieliński et par August Sułkowski13. La Commission de l’Éducation Nationale, dans l’esprit des Lumières, met en avant la question de l’éducation des enfants en tant que citoyens. Elle essaie de proposer un programme d’enseignement qui accorde la formation morale avec les besoins laïques. La nécessité d’un accès à l’éducation égalitaire n’est toutefois pas un postulat accepté par toute la noblesse. Nous connaissons des cas où la mère interdisait à sa fille de lire14. Hubert Vautrin, voyageur français qui séjourna en Pologne dans les années 80 du XVIIIe siècle, critiquait beaucoup l’état de l’éducation des filles, parce qu’elle « n’est d’aucune importance15 ». D’après Vautrin, la source de la vraie crise de l’éducation morale de la jeune fille noble polonaise réside dans les personnes de son entourage : des femmes de chambre, des gouvernantes en majorité étrangères, et enfin des gens mal éduqués qui passent par la maison noble et qui ne créent que confusion dans les têtes des petites filles. C’était en effet la mode d’avoir à sa cour un Français ou une Française. Parfois ceux-ci étaient des gens sans expérience et sans formation – des voyageurs qui avaient des problèmes en France. Les lectures choisies le plus souvent par les Polonais pour les filles étaient des textes de Madame Le Prince de Beaumont16 et de Madame de Genlis17. Les 13 Maciej Serwański., « Les formes de l’éducation des filles nobles en Pologne aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles », Chantal Grell, Arnaud Ramière de Fortanier (dir.), L’Éducation des jeunes filles nobles en Europe XVIIe-XVIIIe siècles, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2004, p. 82-83. 14 Marcin Matuszewicz, Diariusz życia mego, Varsovie, KIW, 1986, t. II, p. 106. 15 La Pologne du XVIIIe siècle vu par un précepteur français Hubert Vautrin, présentation de Maria Cholewo-Flandrin, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 170. 16 La version polonaise de ces deux livres : Madame Le Prince de Beaumont, Amerykanki albo dowód Religii Chrześciańskiey, Varsovie, Drukarnia ks. Misjonarzy, 1784-1785 ; eadem, Czarodziejskie baśnie dla młodego wieku, Varsovie, Gennewald, 1879. 17 Anna Nikliborc, L’œuvre de Mme de Genlis, Wrocław, Ossolineum, 1969. L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE 73 Lumières françaises introduisent en Pologne l’idée que tout ce qui figure dans les textes choisis pour les adolescents doit s’adresser à eux18. L’idéologie des Lumières françaises avait besoin encore d’être introduite dans les maisons aristocratiques au cours du XIXe siècle pour entrer dans la pratique courante. Au XVIIIe siècle, les idées sur l’éducation des filles restaient encore à mi-chemin entre réalité et discours19. La vie mondaine de la noblesse polonaise – vers le cosmpolitisme Les élites, les magnats essayaient s’adapter à la culture générale de l’Europe. La cour royale représentait la tendance ouverte à l’Europe, antisarmate, manifestant la volonté d’accueillir la mode française, et au XVIIIe siècle celle de Saxe. Cependant, à chaque pas il était possible de sentir la supériorité des puissants. La cour d’un magnat devenait le centre politique et économique de la région, d’où partaient les propositions destinées aux diétines et à la Diète. Des mœurs primitives se mêlaient au fanatisme religieux et à la négligence dans l’étude des sciences. Le sarmatisme de cette époque n’était plus l’idéologie qui légitimait la grandeur des nobles. En conséquence il bloquait le développement, abaissait la culture politique et arrêtait les activités économiques, raffermissant des mythes comme celui de la Pologne – grenier de l’Occident. La vie mondaine tenait une place très importante dans la culture nobiliaire. Il est évident que les moyens financiers décidaient souvent de la façon selon laquelle la fête serait organisée. La visite d’un invité bouleversait la vie quotidienne, et la noblesse était connue pour son hospitalité. Les plus riches pouvaient, s’ils en avaient l’envie, fêter chaque événement de leur vie ou de celle de leur famille. Donc les baptêmes, les fiançailles, les mariages, les fêtes de prénom ou les anniversaires donnaient un prétexte pour inviter les proches, mais aussi la « clientèle ». Il y avait également les fêtes religieuses comme Noël, avec les promenades en traîneau, Pâques ou la Pentecôte. Même les enterrements avec leur pompa funebris étaient une occasion pour organiser des réceptions20. L’aristocratie ne regardait pas à la dépense pour la nourriture21. Les nobles cherchaient également à s’amuser pendant les événements publics : au cours des diétines et des Diètes, des sessions du tribunal, et au moment de passer un contrat. La vie mondaine était accompagnée par toute une liste de politesses, ce qu’on nommait la « galanterie à la sarmate »22. 18 Sabina Lewinowa, U początków polskiej teorii wychowania dziecka w wieku przedszkolnym, Varsovie, Nasza Księgarnia, 1960, p. 82-83. 19 Agnieszka Jakuboszczak, Entre discours et réalité : l’éducation des aristocrates polonaises sous l’influençe des Lumières françaises, [dans] Femmes éducatrices au Siècle des Lumières, red. Isabelle Bouard-Arends, Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval, Rennes, 2007, p. 365-377. 20 21 22 Zbigniew Kuchowicz, Obyczaje staropolskie XVII-XVIII wieku, Łódź, 1975, p. 210. Władysław Czapliński, Jόzef Długosz, Życie codzienne magnaterii polskiej w XVII wieku, Varsovie, 1976, p. 59. Władysław Łoziński, Życie polskie w dawnych wiekach, Cracovie, 1978, p. 193. 74 AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK Les dames dans la vie mondaine en Pologne aux XVIIIeXVIIIe siècles – leur contribution à la naissance des salons polonais Jusqu’au XVIe siècle, en Pologne, les visites de voisinage étaient rares, et même dans les résidences familiales, les femmes avaient des chambres séparées des autres pièces. La reine Bona Sforza réintroduisit au XVIe siècle les habitudes de chanter, de danser et de festoyer, femmes et hommes mêlés. Cette mode rencontrait de nombreuses critiques, qui voyaient dans cette forme de passe-temps l’influence diabolique. Mais encore au début de la Renaissance, les hommes n’avaient pas envie de voir les femmes aux banquets qui n’avaient pas un caractère familial ou officiel. Celles qui venaient à ces fêtes « masculines » étaient mal vues. Cette barrière qui était créée par les hommes faisait que la femme avait des problèmes pour se retrouver dans les moments sociaux. La timidité naturelle était renforcée par le manque de bonnes manières et d’habitude de converser avec les gens. Elles restaient à l’ombre de la vie mondaine, avec leurs vêtements et leurs bijoux réservés seulement aux occasions officielles, et même dans ces moments elles étaient critiquées pour leur luxe. Au XVIIe siècle elles n’étaient pas toujours invitées aux grands et bruyants festins, mais toujours elles donnaient du goût aux petites fêtes, qui étaient leur univers. Les cours de Louise-Marie de Gonzague et de MarieCasimire d’Arquien de la Grange changèrent la position féminine dans la vie sociale. La femme commence à gagner la première place pendant les festins et les banquets. Bien plus, c’est pour elle et pour son plaisir qu’il fallait organiser les bals, les spectacles, les mascarades, et les joutes publiques de chevaliers23. La femme devenait une vraie participante de cette vie commune. Cette transformation de la position féminine dans la vie mondaine était liée avec le changement de la mode, arrivé en Pologne dans la deuxième moitié du XVIIe siècle avec les reines françaises et leurs femmes de chambres. Le renversement de la tendance vestimentaire avait des conséquences qui changeaient la moralité de la société24. Les magnats, et ensuite les nobles, devaient accepter la gorge nue, jusqu’alors couverte par la fraise. Cette nouvelle mode n’était pas adoptée sans soulever des critiques. Les Françaises détrônaient les chapeaux et amenaient aussi leur nouvelle coiffure – les cheveux frisés, avec bouclettes des deux côtés et tirés derrière la tête. Mais ce n’était pas tout, parce que la deuxième moitié du XVIIe siècle proposait aussi la poudre, les mouches et la traîne. Au cours de ce siècle, les épouses des magnats aux frontières adoptaient volontairement la mode européenne, et avec le temps elles commençaient à régner dans les immenses domaines et à participer à la vie politique25. 23 24 25 Karolina Targosz, Uczony dwór Ludwiki Marii..., op. cit., p. 356-357. Jan Stanisław Bystroń, Dzieje obyczajów w dawnej Polsce. Wiek XVI-XVIII, t. II, Varsovie, 1976, p. 448. Antoni Rolle, Niewiasty kresowe, Varsovie, 1883, p. 9-10. L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE 75 La tendance de se tenir « à la française » continua au XVIIIe siècle avec le même succès. Les Polonaises ne voulaient plus être en retard sur la mode. Au contraire, elles restaient « à la pageé, ce que mentionnait à la fin du règne de Stanislas-Auguste Poniatowski le Français, déjà cité, Hubert Vautrin : « elles sont aussi esclaves des modes que les Françaises elles-mêmes »26. Cette habitude de se parer était bien enracinée dans la mentalité nobiliaire. Cependant ce n’était pas seulement la mode française que les Polonais et Polonaises acceptaient, parce qu’il y avait des accents nationaux polonais, allemands, orientaux (entre autres, turcs). Pour les étrangères, ce mélange de modes était inacceptable. Il semble que ce n’était pas dû à un manque de bon goût, mais tout simplement au climat, plus austère qu’en France. Les différentes cultures qui se croisaient au bord de la Vistule devaient donner un autre sentiment de l’élégance27. Les reines de France avaient transmis les habitudes des salons précieux. Les jeux, les promenades avec les surprises, et l’accueil des invitées par les dames allongées sur un lit faisaient qu’à la mode française, les Polonaises de l’entourage de la cour lentement sortaient de leur isolement. Les femmes commençaient à avoir des amies, et cette habitude permettait de créer des cercles ou des assemblées où la conversation pouvait se développer, et mettre en valeur surtout les interlocutrices. Les échanges de livres et la lecture des mêmes livres par les hommes et les femmes à la cour de LouiseMarie et de Marie-Casimire faisaient qu’ils avaient un sujet commun de discussion. Il y avait donc les soirées à la mode de l’hôtel de Rambouillet, qui se passaient en bonne compagnie, et avec une bonne lecture à haute voix. Ces rencontres étaient agrémentées de spectacles, non seulement italiens mais aussi français, comme les pièces de Molière ou de Racine. Les habitudes des salons parisiens entraient en Pologne par la cour des reines, et c’est là qu’elles cherchaient pour l’instant le public qui les poussera plus loin. Les rois Auguste II et Auguste III et les riches magnats organisaient des bals masqués seulement pour les élites, et ces fêtes, accompagnées de plats extraordinaires, étaient luxueuses, souvent rehaussées par des feux d’artifice. Dans la première moitié du XVIIIe siècle, la vie culturelle, qui avait réuni les écrivains, se développait dans les cours aristocratiques qui surgissaient partout en République nobiliaire. Le milieu des magnats influençait la vie intellectuelle de Varsovie parce que leur rôle ne se limitait pas à être des consomateurs de culture, ils avaient également un rôle d’inspirateurs28. Il faut rappeler que le dynamisme culturel de la capitale dépendait du calendrier politique et liturgique. L’arrivée de la cour de Dresde pour la Diète ou pour le carnaval attirait la noblesse. Des magnats avaient créé des cercles aux réunions probablement pas très régulières, à la différence des français, mais de niveau élevé. 26 27 28 [Hubert Vautrin, L’Observateur en Pologne] La Pologne du XVIIIe siècle..., p. 148. Zbigniew Kuchowicz, Obyczaje..., p. 254. Stanislaw Roszak, Środowisko intelektualne i artystyczne Warszawy w połowie XVIII w. Między kulturą sarmatyzmu i oświecenia, Toruń, 1998, p. 35-36. 76 AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK On peut poser la question sur la place de la conversation dans la vie en Pologne à l’époque moderne. La société nobiliaire créait sa propre sociabilité avec un code rappellant qu’il fallait rendre à chaque personne les honneurs convenables adaptés à sa position sociale. Le maître/la maîtresse de la maison devaient être toujours agréables à leurs invités, amusants et interèssants. La bonne compagnie pouvait se recruter au sein de la famille, parmi les voisins, les compagnons pendant les diètines etc. Il fallait savoir présider une réunion mondaine. « Le bon camarade » devait savoir faire les compliments, inspirer la discussion, raconter serieusement et plaisanter, initier des jeux ou des danses. La qualité de la soirée dependait de ce type de maître de maison, ou de la présence d’un président qui passait d’une cour à l’autre ; souvent voyageur, soldat, gouverneur ou plenipotentaire. Les sujets de conversation pendant ces longues heures étaient pris dans la vie : les guerres, les aventures dans des pays étrangers, les histoires familiales, les traditions généalogiques. Il y avait aussi les discussions sur la littérature ou la philosophie, mais ce type de sujets n’était pas toujours acceuilli avec enthousiasme du côté des invités29. Les nobles pratiquaient l’art de parler du fait de leur participation aux diétines et aux Diètes, où ils mobilisaient tous les talents cultivés au collège ou observés à la cour du magnat. Les femmes, dès leur enfance, étaient réprimandées si elles parlaient trop. Leur « éducation » n’avait pas prévu des leçons de rhétorique, et leur voix n’était pas non plus entendue pendant les diètines, ni même au cours des soirées, souvent exclusivement masculines. Les activités de la cour royale de Louise-Marie de Gonzague et de Marie-Casimire d’Arquien ont permis de créer le moment où les Polonaises ont pu devenir les vraies actrices du « spectacle oral » qui paraissait reservé aux hommes. Les femmes qui participaient à ces assemblées savaient lire au moins en deux langues (français, polonais, ou latin), elles pouvaient avoir des contacts avec les hommes de science et de lettres, avaient accès aux livres scientifiques et aux belles-lettres. Ces cercles, qui excitaient les ambitions et leur propre conscience, ouvraient la voie vers les salons. Il semble que le premier salon en Pologne, indépendamment de la cour, a été celui tenu par Izabela Czartoryska née Morsztyn (1671-1758). Avec ses sœurs Ludwika Maria et Elżbieta, elle avait reçu une éducation de base à la française chez les visitandines de Varsovie. Izabela continua son éducation à Paris. En conséquence, elle était fortement influencée par la culture française. Probablement avait-elle l’occasion d’avoir des contacts personnels avec le monde des salons sur les bords de la Seine. Le mariage de Mademoiselle Morsztyn avec Kazimierz Czartoryski (1674-1741), un ami de la France, en 1693, permit à Izabela de transmettre les coutumes étrangères dans son entourage. Elle créa, la première en Pologne, un salon intellectuel, qui s’occupait aussi de politique et où les femmes pouvaient participer sans limite aux discussions. Les rencontres étaient regulières, et comme nous le dit Stanisław Poniatowski, beau fils de Czartoryska et père de futur roi, à 29 Jan Stanisław Bystroń, op. cit., t. II, p. 204. L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE 77 côté des bals à la cour royale, « ordinairement on passe les autres soirées chez la maman dans la même compagnie »30. Il semble que membres de la famille les plus proches devaient être la base des rencontres chez Izabela Czartoryska. Probablement qu’il y avait des cercles qui furent bouleversés par cette nouvelle mode venue d’Occident. Cependant, avec le temps, Izabela Czartoryska trouva des continuatrices, comme la princesse Barbara Sanguszkowa31. Le règne de Stanislas-Auguste Poniatowski (1764-1795) connut une nouvelle vague de salons dans l’esprit cosmopolite. Le dernier roi de Pologne, accusé d’incapacité politique, developpait une grande activité dans le domaine culturel et le mécénat. Il semble que la visite de la grande « salonière » parisienne Madame Geoffrin chez Poniatowski en 1766 ne fut pas sans importance. Cette dame célèbre était la personnification du monde de la culture française qui règnait en Europe. Son séjour à Varsovie fut comme le reflet de son salon, et la possibilité pour tous de goûter à la vie mondaine à la française 32. Le roi, habitué du salon parisien de Madame Geoffrin, invitait au château royal chaque jeudi les écrivains polonais. Ses « dîners du jeudi », organisés dans les années 1772-1782, nous rappellent les salons littéraires de Paris33. Sans doute l’ambiance de la conversation, la coutume de manger ensemble et les poèmes écrits à cette occasion restaient conformes aux conventions des réunions des salons français, mais il ne faut pas oublier que c’est le roi qui était le maître de maison. Comme la célèbre bourgoise parisienne Mme Geoffrin, Stanislas-Auguste avait choisi des jours différents de la semaine : le mercredi pour les peintres, les sculpteurs et les architectes. Les années 1760 marquèrent le début des rencontres chez le prince Adam Kazimierz Czartoryski et Izabela née Fleming, dans leur palais Bleu. Ces assemblées gardèrent leur prestige jusqu’aux années 1780. La famille Czartoryski organisait également des dîners et des soirées dans le palais de Powązki, où Czartoryski invitait les hommes des lettres et les poètes. Ces deux milieux étaient le centre du mécénat littéraire et scientifique, mais encore dans le style du rococo. Les ambitions de Czartoryski étaient grandes. Il voulait faire son propre monde culturel, organisant l’arrivée d’artistes et de savants qui s’établirent en Pologne : Pierre Samuel Dupont de Nemours, le mathématicien Simon L’Huillier, le peintre Jean Pierre Norblin, Jean. 30 Lettre de Stanisław Poniatowski du 30 octobre 1725 de Grodno. Bibliothèque de Czartoryski à Cracovie, manuscrit 2859 IV, fol. 171-172. 31 Agnieszka Jakuboszczak, Barbara Sanguszkowa i jej salon towarzyski, Poznań, Wydawnictwo Poznańskie, 2008. 32 Eadem, Le reflet de la vie des salons français en Pologne au XVIIIe siècle. La visite de Mme Geoffrin à Varsovie, [dans] Noblesse française et noblesse polonaise. Mémoire, identité, culture XVIe-XXe siècle, red. Jaroslaw Dumanowski, Michel Figeac, Pessac, 2006, p. 263-273. 33 Andrzej Krzysztof Guzek, « Salony literackie », [dans] Słownik literatury polskiego Oświecenia, Teresa Kostkiewicz dir., Wrocław-Varsovie-Cracovie, 1991, p. 544. 78 AGNIESZKA JAKUBOSZCZAK S. Dubois34. Ce milieu s’éloignait doucement de sa fonction du salon (le cercle qui s’appuie sur la conversation et l’amusement) pour évoluer vers la société scientifique et littéraire. La famille Czartoryski avait aussi une résidence à Puławy, qui était connue non seulement en Pologne, mais aussi en Europe. Izabela Czartoryska avec son mari connaissaient très bien la France des Lumières. Les œuvres de cette époque étaient lues et discutées au cours des réunions. Les Czartoryski s’engageaient à la fin du XVIIIe siècle sur le chemin qui menait vers le romantisme35. Les grandes villes comme Paris, Londres ou Dresde, déjà visitées, avaient perdu pour Izabela leur ambiance mystère, au profit de la Pologne et de Puławy. La conversation tournait autour de la littérature, de l’art, de la politique et des potins. L’aristocratie était un exemple pour la riche boeurgoisie qui voulait suivre les nouvelles tendances, mais c’étaient encore des initiatives timides36. En province, à côté de Puławy, des rencontres au caractère littéraire étaient organisées à Siedlce chez Aleksandra Ogińska née Czartoryska (1730-1798)37. Le château d’Ogińska, Siedlce, à l’ombre de la gloire de Puławy, était un centre de la culture de cour. C’est la princesse Ogińska, la première, qui créa le plus joli jardin idyllique en Pologne. À Siedlce – le « Chantilly » polonais, il y avait des grottes, des canaux, des îles, des bâtiments stylisés : des tonnelles, des orangeries, des pigeonniers, des petites fermes et un moulin à vent38. Tous ces éléments étaient dans le style anglais. En automne la princesse Ogińska offrait des chasses. La princesse aimait aussi le théâtre auquel elle destinait une salle de son palais. Les pièces de théâtre étaient jouées pendant les fêtes, ou à l’occasion de la visite de Stanislas-Auguste Poniatowski39. L’aide de la princesse était acquise aux jeunes artistes. Les invités pouvaient écouter les concerts, participer aux soirées poétiques et aux festins de la cour, aux jeux innocents ou aux danses. L’ambiance idyllique d’« Aleksandria » et les divertissements facilitaient les amourettes délicates et timides, cachées par le mystère des recoins du jardin, ce qui nous rappelle les salons précieux de Paris. Les aristocrates polonaises gagnaient par leurs activités culturelles et leur activité dans la culture un renforcement de leur position dans la hiérarchie par rapport aux hommes, ce qui apparait très bien dans l’accepta34 Adam. J. Czartoryski, Pamiętniki i memoriały polityczne 1776-1809, Jerzy Skowronek éd., Varsovie, 1986, p. 96 ; Alina Aleksandrowicz, « Puławy », op. cit., p. 497. 35 Alina Aleksandrowicz, Izabela Czartoryska. Polskość i europejskość, Lublin, 1998. 36 Aleksander Kraushar, Salony i zebrania literackie warszawskie na schyłku wieku XVIII-go i w ubiegłym stuleciu, Varsovie, 1916, p. 9. 37 Aleksandra Ogińska était la fille de Michał Fryderyk Czartoryski et d’Éléonore Waldstein. Son premier mari Michał Antoni Sapieha, mort en 1760, était sous chancelier de la Lituanie. Dans la période de veuvage, pour la main d’Aleksandra commençait les démarches le fils de Barbara Sanguszkowa Józef Sanguszko, ce que nous présentons au-dessous. 38 Wojciech Trzebiński, Działalność urbanistyczna magnatów i szlachty w Polsce XVIII wieku, Varsovie, 1962, p. 127. 39 « Przyjęcie Najjaśniejszego Pana Stanisława Augusta... w Siedlcach 1783 », dans Danuta Michalec, Aleksandra Ogińska i jej czasy, Siedlce, 1999, p. 140-149. L’EXEMPLE DES SALONS POLONAIS DU XVIIIe SIÈCLE 79 tion de la première loge franc-maçonnique féminine, à la manière française, en Europe centrale et orientale, créé vers le mois de juin 1768, et présidée par Teresa [Thérèse] Potocka née Ossolińska40. Nous ne pouvons pas oublier que la franc-maçonnerie dans le style parisien liait l’amusement avec le serieux des cérémonies, l’esprit de plaisanterie, parfois folâtre, avec les échanges intellectuels. Les aristocrates polonaises participaient volontiers à la vie religieuse, littéraire, scientifique, culturelle, politique et économique. Elles montraient de grandes ambitions, mais aussi le besoin de se montrer du côté mondain. La naissance des salons dans le cadre des cours des magnats en Pologne au début du XVIIIe siècle donnait la possibilité de transmettre un des élements de la culture française qui essayait de s’implanter dans la sociabilité polonaise. 40 Ludwik Hass, Sekta farmazonii warszawskiej. Pierwsze stulecie wolnomularstwa w Warszawie (17211821), Varsovie, 1980, p. 115-116. TIJL VANNESTE ∗ ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES : LA MENTALITÉ e COSMOPOLITE DES MARCHANDS DES DIASPORAS AU XVIII SIÈCLE Introduction Dans son livre Citizens of the World, David Hancock a étudié un groupe de marchands actifs dans le commerce international. Il leur a attribué certaines caractéristiques pour mieux comprendre le rôle qu’ils ont joué dans la mondialisation croissante à l’époque pré-moderne (c’est-à-dire à l’époque « moderne » au sens français du terme). Il les considérait comme intégratifs, ce qui veut dire que les marchands eux-mêmes, en tant qu’acteurs à l’échelle internationale, étaient des éléments constructeurs dans le développement d’un espace de plus en plus global, grâce à une interaction humaine de plus en plus internationale, entre peuples et personnes.1 Ces genres de relations étaient surtout visibles dans le commerce, mais pouvaient être aussi de nature scientifique, sociale ou culturelle. L’idée qui sera présentée dans ce texte est celle d’un changement de mentalité apparu du fait de ces interactions, et qui forme l’expression la plus claire d’une mondialisation qualitative au temps pré-moderne : la mentalité cosmopolite. Cette hypothèse sera étudiée à travers l’analyse d’un réseau de marchands de diamants, et la position que certains d’entre eux ont prise, non seulement dans la chaîne commerciale, mais aussi dans la société, locale et internationale. Cette double affinité est d’une importance cruciale pour permettre de comprendre le rôle des marchands comme incarnation du cosmopolitisme. Les opportunités internationales et la portée des contacts commerciaux Né en 1708, James Dormer était un marchand anglais et catholique qui, après avoir fait un apprentissage à Bruges, avait décidé de s’établir à Anvers. Comme beaucoup de ses collègues, ce n’était pas un marchand spécialisé : il faisait le négoce des bois, de l’indigo, de la porcelaine, des textiles, du thé, entre autres choses. Il était également actif comme banquier sur une petite échelle, et dans les années cinquante, il avait fondé une maison d’assurances. ∗ 1 Research Fellow à l’Université d’Exeter, chercheur associé au laboratoire ICT, Université Paris Diderot - Paris 7. David Hancock, Citizens of the world – London merchants and the integration of the British Atlantic Community, 1735-1785 (Cambridge, Cambridge University Press, 1995), p. 14-15. 82 TIJL VANNESTE Une des conséquences de ce manque de spécialisation était le fait qu’il possédait un réseau énorme de correspondants. Entre 1735 et 1765, Dormer et son fils ont écrit en moyenne 509 lettres par an. Parfois, ces lettres, écrites en français ou en anglais, n’étaient que d’une page, mais d’autres fois, elles comptaient plusieurs pages. Par contre, Dormer ne construisait pas une relation de long terme avec tous ses correspondants : plus de 75 % des correspondances ne duraient que cinq ans au maximum, et seulement 13 % des marchands qui écrivaient des lettres à Dormer l’ont fait sur une période de plus de dix ans.2 James Dormer vivait aux Pays-Bas, en Brabant pour être plus précis, et était donc un immigré. Il faisait partie de la diaspora des catholiques anglais, et comme c’était habituel à l’époque, une grande partie de ses contacts venaient du même mouvement migratoire : à peu près la moitié des marchands avec qui Dormer correspondit pendant plus de dix ans faisaient partie de la même diaspora.3 Cela ne veut pas dire pour autant que le commerce international était le domaine exclusif des réseaux mono-culturels comme ceux d’une diaspora. Avec le temps, James Dormer avait développé des intérêts plus spécifiques, et mises à part ses activités comme banquier et assureur, il s’est concentré sur les diamants et les textiles, dans cet ordre d’importance. Et c’est justement dans son commerce de diamants qu’il établira un réseau interculturel, incluant des juifs ibériques, des huguenots français, mais aussi des protestants d’Amsterdam et d’Anvers. La correspondance entretenue avec eux, stable, extensive et de long terme, est un exemple excellent pour montrer comment les marchands de l’époque pré-moderne étaient capables de développer une coopération régulière et internationale. Les transactions d’achat et vente des diamants dans le réseau autour James Dormer, plus de 2000 sur une durée de quinze ans, ont été notées dans quatre livres.4 Les origines de l’intérêt de Dormer pour les diamants ne seront probablement jamais connues, mais on sait qu’il a commencé de demander des informations sur ce négoce à partir de 1737. Un peu avant, il avait entamé une correspondance avec Francis Salvador, qui était considéré comme un des marchands de diamants les plus riches et les plus puissants de son époque. Sa signature figure sur plusieurs demandes au gouvernement visant à mieux réglementer le commerce des diamants.5 Francis avait deux fils, Jacob et Joseph, qui entraient dans la firme comme partenaires. Jacob mourut jeune, 2 Pour plus de renseignements sur James Dormer et ses activités, voir Tijl Vanneste, Global Trade and Commercial Networks: Eighteenth-Century Diamond Merchants (London, Pickering & Chatto, 2011). 3 Pour dire que ce ne sont pas toujours les exemples classiques, comme les Arméniens, les Grecs ou les Juifs, lorsqu’on parle des diasporas commerciales. Voir Ina Baghdiantz McCabe, Gelina Harlaftis et Ioanna Pepelasis Minoglou (eds), Diaspora Entrepreneurial Networks – Four Centuries of History (Oxford-New York, Berg, 2005). 4 Livres des Diamants, N°s 1-4 (1744-1762), Archief de Bergecyk/Deelarchief Goubau (Beveren), Nos. 1084-1087. Les transactions faites par le fils de James Dormer (entre 1758 et 1762) étaient très fragmentaires et ne sont pas considérées ici. 5 Gedalia Yogev, Diamonds and Coral. Anglo-Dutch Jews and Eighteenth Century Trade (Leicester, Leicester University Press, 1978), p. 109; p. 174. ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES 83 en 1749, mais Joseph succéda à son père avec beaucoup de succès. Il devint aussi un ami proche de James Dormer, autant que c’était possible dans le monde du commerce. Les Salvador sont une famille très intéressante. Membres de la grande diaspora séfarade, ils sont passés par la France au XVIIe siècle, après avoir été obligés de quitter le Portugal à cause des persécutions visant les Juifs ibériques.6 Ils se sont établis à Londres, mais une partie de leur famille vivait à Amsterdam. Dans les dernières décades du XVIIe siècle, l’entreprise de Francis Salvador aîné était une des plus grandes firmes actives dans le commerce des diamants, avec des liens directs aux Indes et dans l’East India Company. Un autre oncle de Francis, Salvador Rodrigues, achetait les diamants dans les mines de Golconda, avec un partenaire huguenot, Daniel Chardin. Les Chardin étaient des voyageurs-marchands qui avaient fui la France après 1685, déjà renommés à leur époque grâce au journal de voyages de Jean Chardin, frère de Daniel, qui s’établit à Londres.7 Salvador Rodrigues, l’oncle, avait fini par se marier avec une femme indigène. Il s’était établi à proximité des mines avec sa nouvelle femme, mettait les vêtements locaux, apprenait la langue Telugu, et devenait végétarien, conformément aux coutumes locales.8 Une grande partie des diamants qui arrivaient dans les mains de Dormer et de ses partenaires passait par la voie des Salvador et de leurs contacts aux Indes. Après l’envoi à Anvers, les diamants bruts étaient taillés et coupés par des spécialistes locaux et mis sur le marché, soit à Anvers même, soit à Amsterdam ou dans d’autres centres importants comme Lisbonne, où la firme huguenote Berthon & Garnault était un des partenaires les plus importants de Dormer. Ils achetaient, mais surtout vendaient, des pierres précieuses pour Dormer et Salvador sur le marché portugais. Les seuls marchands actifs dans ce réseau de diamantaires à voyager régulièrement étaient les catholiques brabançons Bernardus van Merlen et Isabella de Coninck, un couple marié. Ils étaient aussi partenaires de Dormer dans certaines transactions, et avaient la charge de couper et tailler les diamants bruts. Les transactions sur les diamants se jouaient à une échelle internationale. Les diamants venaient du Brésil, des Indes et de l’île de Bornéo. Les marchands eux-mêmes étaient actifs à Londres, Anvers, Amsterdam, 6 Pour la persécution des juifs en Portugal, voir Malyn Newitt, Portugal in European and World History (London, Reaktion Books, 2009), pp. 113-18. Pour l’itinéraire des Salvador, voir Daniel M. Swetschinski, Reluctant Cosmopolitans – The Portuguese Jews of Seventeenth-Century Amsterdam (London; Portland, The Littman Library of Jewish Civilization, 2000), p. 252-57. Pour un aperçu de la vie de Joseph Salvador, voir Maurice Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », Transactions and Miscellanies of The Jewish Historical Society of England, 21 (1962-1967), p. 104-37. 7 Voir Edgar R. Samuel, « Gems from the Orient: the activities of Sir John Chardin (1643-1713) as a diamond importer and East India merchant », Proceedings of the Huguenot Society, 27:3 (2000), p. 351-68, et surtout Dirk Van der Cruysse, Chardin le Persan (Paris, Fayard, 1998). 8 D. Foucault à John Chardin, London, 17/05/1707, Beinecke Rare Book and Manuscript Library, Yale University (New Haven), John Chardin Correspondence and Documents, Gen MSS 216, Series I, Folder 14. « Il [Salvador Rodrigues] setablit aux mines, prit femme, gardant par devers luy une somme de 1200 pagodes ». 84 TIJL VANNESTE Lisbonne, et même à Constantinople et en Russie. Plus généralement, Dormer avait des correspondants dans tous les centres commerciaux d’importance en Europe, comme Paris, Francfort, Hambourg, Altona, Marseille, Venise, Cadix ou Séville, mais aussi en Irlande, en Scandinavie et même dans certaines villes d’Asie et des Caraïbes. Grâce à son réseau de correspondants, un marchand pouvait établir des contacts sur une grande distance sans se déplacer tout le temps. Cette correspondance n’est donc pas seulement un des moyens par excellence permettant à l’historien d’analyser le passé : elle était vue par les négociants eux-mêmes comme l’outil le plus élémentaire pour faire leur commerce. Les activités des marchands dans le réseau de James Dormer étaient déterminées par les opportunités qu’ils voyaient dans toutes sortes d’entreprises. À l’époque, la spécialisation n’était pas la norme, beaucoup de négociants essayaient divers trafics et étaient intéressés par tout ce qui pouvait leur profiter. Avec ça en tête, le plus important pour tous les commerçants était leur porte-feuilles de correspondants, et c’est dans ce sens qu’on devrait comprendre un autre des adjectifs attribué par David Hancock à son ensemble de marchands, (leur attitude) opportuniste.9 Les correspondants de Dormer le tenaient au courant des événements internationaux susceptibles d’avoir un impact sur leur commerce. Francis Mannock, correspondant à Londres et membre de la diaspora catholique, écrivait à Dormer sur la demande de blé à Barcelone et dans le sud de la France.10 Beaucoup de marchands écrivaient au rythme des flottes venant du Brésil et d’Asie, comme le faisaient les Salvador, par exemple en 1747 : « … Two of our China Ships are arrived in Ireland who had a very narrow escape from being taken by 4 men of war upon the Coast of Africa... ».11 Parfois, ce genre de renseignements n’était pas du tout lié directement au commerce. En 1757, Joseph Salvador écrivait à Dormer que « the King of Prussias Ship is lost in the Ganges as to the Particulars I shall make it a Point to enquire them ».12 Beaucoup d’autres renseignements se trouvent dans ces lettres, montrant la vision globale de ces marchands, en matière de politique également : ‘you will see by the publick news what passes in Scotland’, et en matière de finance : « Dear Sir, This serves to acquaint you that the Banck of England having made a call upon their stock of 10 p cent for which they give capital at par to the proprietors… ».13 Ce regard cosmopolite ne se limitait pas à fournir et obtenir de l’information, mais s’étendait aux transactions commerciales, quelque chose qui peut être illustré à travers les expériences des Salvador. Déjà, grâce à leur commerce de pierres précieuses, ils avaient des contacts au Brésil et aux 9 Hancock, Citizens of the world, op. cit., p. 14-15. 10 Francis Mannock à James Dormer, London, 14/04/1737, Felixarchief (Antwerpen) (FAA), IB1717 et Francis Mannock à James Dormer, London, 23/08/1737, FAA, IB1717. 11 12 13 Francis & Jacob Salvador à James Dormer, London, 30/10/1747, FAA, IB1743. Joseph Salvador à James Dormer, London, 20/06/1757, FAA, IB1743. La première phrase vient d’une lettre de Francis Salvador à James Dormer, London, 28/01/1746, FAA, IB1741, et la deuxième de Francis Salvador à James Dormer, London, 31/01/1746, FAA, IB1741. ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES 85 Indes. Il y avait plusieurs Salvador qui habitaient en Asie, et grâce à de bons contacts avec les cercles gouvernementaux à Londres et même à Lisbonne, ils avaient pu participer, pendant une courte période, au monopole commercial de la vente des diamants brésiliens.14 Ils étaient actifs non seulement dans le commerce des diamants et autres pierres précieuses, mais aussi dans le commerce avec l’Espagne, le Portugal et le Nouveau Monde. Dans les lettres envoyées à James Dormer, Joseph Salvador écrivait à propos de ses pertes financières et commerciales après le tremblement de terre de 1755 à Lisbonne : « for my part I shall be a Considerable looser... »15 L’entreprise avait aussi des intérêts commerciaux au Nouveau Monde. Un historien qui a étudié la famille Salvador écrivait qu’ils participaient au trafic clandestin de la Jamaïque vers les territoires espagnols.16 Ils avaient aussi des intérêts dans le commerce de Cadix vers le Nouveau Monde (Veracruz). Ils avaient des parts dans les voyages de différents bateaux dans les années 1750, comme la Superbe, et la Purísima Concepción.17 Les Salvador étaient même complètement responsables du chargement de ce dernier, et demandaient à Dormer de chercher des marchands potentiellement intéressés à participer à l’affrétement du navire. En 1753, des amis des Salvador à Cadix achetaient un navire génois, pour l’équiper en vue d’un voyage à Veracruz.18 À côté des opérations commerciales, les Salvador avaient d’autres intérêts au Nouveau Monde. Entre 1720 et 1735, le nombre de juifs arrivant à Londres grandissait, et l’immigration des Ashkenazes, juifs venants de l’Europe de l’Est, ajoutait encore à l’importance de l’immigration juive.19 Un nombre signifiant de ces arrivants n’avait pas beaucoup de moyens financiers, et des marchands séfarades considéraient les nouveaux arrivés comme une menace potentielle, à la fois en tant que groupe susceptible de faire changer la politique de tolérance adoptée à Londres envers les juifs, mais aussi en tant que coreligionnaires moins fortunés. On envisagea d’envoyer des Ashkenazes aux colonies anglaises, et en 1732, un groupe de quarante personnes était envoyé à Savannah (Georgie), une idée réalisée et financée par Francis Salvador et deux autres personnes.20 Vingt ans plus tard, son fils Joseph Salvador décidait d’acheter de la terre en Caroline du Sud, un 14 Vanneste, Global Trade and Commercial Networks, op. cit., p. 72-76. 15 Joseph Salvador à James Dormer, London, 15/12/1755, Nederlands Economisch-Historisch Archief (Amsterdam), Collections Spéciales, N° 159 « James Dormer ». Pour le tremblement, voir Jean-Paul Poirier, Le tremblement de terre de Lisbonne (Paris, Odile Jacob, 2005). La femme de Paul Berthon envoyait de l’information détaillée sur le tremblement de terre à sa famille en Angleterre, voir après. 16 Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 10. 17 Voir différentes lettres, comme Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 20/11/1750, FAA, IB1742 et Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 09/02/1752, FAA, IB1742. 18 19 20 Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 08/01/1753, FAA, IB1742. Voir David S. Katz, The Jews in the history of England 1485-1850 (Oxford, Clarendon Press, 1994). Todd M. Endelman, The Jews of Georgian England 1714-1830 – Tradition and Change in a Liberal Society (Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1999), p. 168-69. Voir aussi Charles Colcock Jones, « The Settlement of the Jews in Georgia », American Historical Society, Publications, 1 (1893), p. 5-12. 86 TIJL VANNESTE investissement typique pour un marchand londonien riche. À la fin de sa vie, il déménageait en Caroline du sud, où il arriva en 1784 pour mourir deux ans après. Les archives locales contiennent encore toutes les transactions faites par les Salvador, mais par contre ne nous renseignent pas sur le développement d’activités commerciales ou agricoles sur leurs terres.21 Des lettres envoyées par Joseph Salvador depuis sa plantation à son cousin, le célèbre scientifique Emmanuel Mendes da Costa, on peut déduire qu’il avait l’idée de chercher de l’or et des pierres précieuses sur son domaine qu’il comparait avec les mines de Nouvelle Espagne, mais aussi à Ceylan, et dans Pegu aux Indes.22 Grâce à leurs intérêts divers dans le commerce, les marchands avec qui James Dormer entretenait une correspondance avaient une vision à grande échelle. Mais l’envoi de textiles de l’autre côté de l’Atlantique, l’achat des diamants dans les mines des Indes en échange des diamants brésiliens polis à Amsterdam, de l’argent espagnol et du corail de la Méditerranée, ne sont pas à eux seuls suffisants pour faire de ces marchands des cosmopolites, des citoyens du monde. Vivre avec et connaître les autres Une analyse du degré de cosmopolitisme dans les communautés marchandes ne peut pas se limiter à l’aspect économique. Tout aussi importante que l’interaction économique entre des marchands qui étaient aussi des individus, est l’interaction socioculturelle entre des individus qui étaient en même temps des marchands et qui, grâce à leur profession, avaient une vue spécifique sur le monde, sur les autres et sur eux-mêmes.23 Des discussions récentes sur la possibilité d’une mondialisation pré-moderne se sont concentrées sur les aspects quantitatifs et économiques : le volume de commerce international, et la convergence de prix. Plusieurs historiens se sont servis de ce cadre pour nier l’existence d’une mondialisation prémoderne.24 Pourtant, d’autres critères sont possibles, de nature qualitative. Le développement de réseaux de marchands internationaux dans l’esprit cosmopolite peut être considéré comme une forme de mondialisation. Imparfaite, bien entendu, mais néanmoins réelle, historiquement. Avant d’analyser cet argument plus en détails, on doit clarifier ce qu’on entend par le terme « cosmopolitisme ». 21 Les origines et l’agrandissement des terres de Salvador sont inclus in « Joseph Salvador Esqr By Richard Andrews Rapley his Attorney Abraham Prado Esqr Release in fee simple of 1062 Acres of Land above Ninety Six », 17/01/1774, South Carolina Department of Archives & History (Columbia) (SCDAH), Public Register Conveyance Books (Charleston Deeds), Vols. 4 E-F 1773-1774, p. 194-99. 22 E.M. da Costa à Joseph Salvador, London, 06/03/1786, British Library (London) (BL), Add. 28542, ff. 98-99. La citation est intéressante pour des références à divers endroits d’Asie et des Amériques, nous rappellant encore que les marchands avaient une vision mondiale. 23 Voir au sujet de ce regard la collection intéressante de Margaret C. Jacob et Catherine Secretan (eds), The Self-Perception of Early Modern Capitalists (New York, Palgrave Macmillan, 2008). 24 Jan de Vries, « The limits of globalization in the early modern world », Economic History Review, 63 (August 2010), p. 710-33. ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES 87 Pour Margaret Jacob, le cosmopolitisme signifiait « the ability to experience people of different nations, creed, and colors with pleasure, curiosity, and interest »25. La première partie de notre texte a montré clairement que les marchands n’avaient pas de problèmes à obtenir cette compétence, aidés par un esprit commercial et assez opportuniste, et par le développement d’un système de règles, d’abord informelles et, de plus en plus, formelles, permettant de mieux structurer l’ensemble des interactions entre marchands. Mais des marchands comme James Dormer, Francis et Joseph Salvador n’interagissaient pas seulement avec les autres marchands. Ils vivaient quelque part, en ville, où ils construisaient des rapports avec les autres. Le fait le plus remarquable, de tous les marchands impliqués dans le réseau des diamants, était qu’ils faisaient tous partie d’une diaspora : James Dormer était catholique anglais, Berthon et Garnault des huguenots, les Salvador et les Nunes des juifs séfarades. Cette appartenance impliquait deux choses. D’abord, ils pouvaient compter sur un réseau à la fois monoculturel et international, dans lequel des relations familiales et entre coreligionnaires assuraient un certain niveau de confiance, lubrifiant en quelque sorte les transactions commerciales.26 Deuxièmement, cela voulait dire aussi que la majorité de ces marchands a dû faire des efforts pour s’intégrer dans une société locale, dans laquelle ils ne pouvaient pas toujours bénéficier des mêmes droits que leurs hôtes. De nouveau, le meilleur exemple est celui-ci des Salvador. Ils avaient fui le Portugal à cause des persécutions religieuses, et se sont établis à Amsterdam et à Londres, deux villes connues pour leur tolérance envers les juifs, ce qui n’empêchait pas que les nouveaux arrivés n’avaient pas le statut de citoyen. Ils ne pouvaient pas être élus dans les instances locales, ils ne pouvaient pas travailler dans les artisanats organisés par les guildes, et ils ne pouvaient pas hériter.27 Néanmoins, les Salvador avaient choisi de se mettre sur un parcours d’intégration qui les amènerait aux échelons les plus hauts de la société anglaise, sans renier leur foi ou leur position dans la communauté séfarade de Londres, et dans la communauté séfarade internationale. Francis Salvador avait conseillé le gouvernement portugais sur les conséquences de la découverte de diamants au Brésil. Il avait également contribué financièrement à la construction d’une chapelle à l’ambassade portugaise à Londres, et agissait comme intermédiaire dans les discussions entre le gouvernement portugais et la compagnie anglaise des Indes, quand le premier voulait l’aide 25 Margaret C. Jacob, Strangers Nowhere In The World: The Rise of Cosmopolitanism in Early Modern Europe (Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 2006), p. 1. 26 Les exemples classiques dans le monde des diamants sont les diasporas juive et arménienne. Pour celle-ci, voir Sebouh David Aslanian, From the Indian Ocean to the Mediterranean : The Global Networks of Armenian Merchants from New Julfa (Berkeley-New York-London, University of California Press, 2011). 27 Il y a une théorie qui dit que c’était exactement cette impossibilité qui a dirigé Joseph Salvador vers l’achat de terres au Nouveau Monde. Edgar R. Samuel, « The Jews in English Foreign Trade – A Consideration of the ‘Philo Patriae’ Pamphlets of 1753 », John M. Shaftesley (ed), Remember the Days – Essays on Anglo-Jewish History presented to Cecil Roth by members of the Council of The Jewish Historical Society of England (London, The Jewish Historical Society of England, 1966), p. 126-27. 88 TIJL VANNESTE de cette dernière au moment d’une invasion des Marattes sur leurs territoires aux Indes.28 Le fils de Francis, Joseph Salvador, est devenu un ami intime de Robert Clive, qui jouait un rôle prépondérant dans l’East India Company pendant les années 1750 et 1760. Il avait même élaboré un plan pour rétablir la situation de Clive après l’échec de ce dernier dans un conflit interne à la Compagnie.29 Des citoyens du monde, semble-t-il donc, même sans compter leurs intérêts commerciaux. Ce genre de connexions aux plus hauts échelons de la société anglaise se traduisait aussi dans un mouvement géographique. Comme les autres juifs acculturés, Joseph Salvador acheta une maison dans un des meilleurs quartiers juste en dehors de Londres, signe qu’il s’était bien intégré au sein de l’élite anglaise. Il devenait ainsi une figure de la haute société. Le London Evening Post du 10 juillet 1753 écrivait, par exemple, à propos d’événements concernant sa maison : A few days ago, M. Salvador, the rich Jew who married the daughter of Baron Suasso, gave a grand entertainment at his seat at Tooting in Surrey to a great number of noblemen and gentlemen, members of both Houses of Parliament.30 L’histoire de l’intégration des Salvador est finalement une success story d’intégration à l’élite anglaise. En même temps, Joseph Salvador ne reniait jamais sa religion. Il remplissait des fonctions importantes dans la communauté séfarade à Londres, où il était une des figures juives les plus importantes.31 Quand George III monta sur le trône, une délégation de juifs fut reçue par la nouvelle reine, le onze décembre 1760. Joseph Salvador faisait partie de cette délégation.32 En 1766, Joseph Salvador deviendra président du Board of Deputies of British Jews, poste qu’il occupera jusqu’en 1789.33 Quand il voulut décorer sa maison à Tooting, Joseph Salvador écrivit à James Dormer pour lui demander de lui acheter des peintures : « I am likewise deprived the use of the History of the New Testament & d° by the forms of 28 Voir, entre autres, des lettres de Sebastião José de Carvalho e Melo à Antonio Guedes Pereira et Marco Antonio de Azevedo Coutinho, London, 20/01/1739, BL, Add. 20798 (Cartas diplomaticas de Londres para Lisboa 1738-1739), ff. 85-87 et Sebastião José de Carvalho e Melo à Marco Antonio de Azevedo Coutinho, London, 21/11/1738, BL, Add. 20799 (Cartas diplomaticas de Londres para Lisboa, 17431745), f. 126v. Voir aussi Discursos sobre o commercio da Azia, emquanto pode servir de meyo para a Coroa de Portugal conservar as illustres porçoes do Estado da India, que ainda lhe restam, écrit par Sebastião José de Carvalho e Melo, Vienna, 25/07/1748, BL, Add. 20804. 29 Bruce Lenman et Philip Lawson, « Robert Clive, the ‘Black Jagir’, and British Politics », Historical Journal, 26:4 (December 1983), pp. 801-29. 30 Cité par Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 106. Voir aussi Katz, The Jews in the history of England 1485-1850, op. cit., p. 271. Une image de cette maison, faite en 1787, est préservée dans le Guildhall Library à Londres : « This back view of Salvadore House Academy, Tooting, Surry », Guildhall Library (London), P459236. 31 Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 105 et Cecil Roth, Anglo-Jewish Letters (1158-1917) (Edinburgh: R. & R. Clark, Limited, 1938), p. 148. 32 33 Katz, The Jews in the history of England 1485-1850, op. cit., p. 273. Presidents and Secretaries of the Board of Deputies of British Jews, Archives Métropolitaines (London), Board of Deputies of British Jews, ACC/3121/B. ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES 89 my Religion ».34 L’organisation de fêtes pour la haute société londonienne dans sa maison de campagne, où le décor mural était spécifiquement choisi pour être en accord avec sa religion juive, montre très clairement la double appartenance des marchands comme les Salvador, un état de fait qui peut être décrit par le terme embedded cosmopolitanism.35 L’expression décrit le caractère complémentaire d’une mentalité internationale, avec l’œil rivé sur le monde, et en même temps d’une mentalité focalisée sur l’intégration et le désir d’appartenir à une société locale. C’est exactement l’enracinement de ces marchands de diaspora dans une société locale qui permet à l’historien de les considérer comme des cosmopolites, parce que leur esprit cosmopolite n’était pas isolé ou détaché de leur environnement quotidien. Et Joseph Salvador était peut-être très conscient de sa double position, internationale et locale. Dans les années 1750, il a lutté pour l’établissement d’une loi qui aurait donné la possibilité aux juifs de devenir citoyens anglais. Il était l’auteur de deux pamphlets anonymes qui décrivaient les apports des juifs en Angleterre.36 Cette position duale trouvait même son expression dans sa propre famille : son cousin Francis Salvador le Jeune fut le premier juif à mourir pour l’indépendance américaine, alors que Joseph lui-même restait fidèle au pays qui l’avait adopté : The contumacious behavior of the Americans and their daring declaration of Independency has determin’d me to exert the little talent I have in the national cause under his majestys auspices among whose Friends I have always thought it an honour & my duty to be rank’d.37 Même si l’histoire des Salvador est assez particulière, ce type de cosmopolitisme intégré n’est pas unique, mais peut être vu au contraire comme caractéristique de la majorité de ces marchands de diamants. Paul Berthon et Peter Garnault faisaient partie de la diaspora huguenote, ils sont restés très temporairement en Angleterre avant de s’établir, comme partenaires commerciaux, à Lisbonne. Le Portugal avait des liens commerciaux forts avec l’Angleterre, et une communauté de marchands anglais s’était fortement établie à Lisbonne, incluant des liens sociaux avec les négociants locaux.38 Berthon et Garnault se sont insérés dans cette communauté anglaise, économiquement mais aussi socialement. Plusieurs marchands huguenots 34 Joseph Salvador à James Dormer, London, 12/05/1758, FAA, IB1744. 35 C’était un terme utilisé par Toni Erskine dans un autre contexte, mais il s’applique ici parfaitement. Toni Erskine, Embedded Cosmopolitanism – Duties to Strangers and Enemies in a World of ‘Dislocated Communities’ (Oxford- New York, Oxford University Press, 2008). 36 Voir Thomas Whipple Perry, Public Opinion, Propaganda and Politics in Eighteenth Century England, A Study of the Jew Bill of 1753 (Harvard, Harvard University Press, 1962). Salvador a publié ses pamphlets sous le pseudonyme Philo-patriae, expression très signifiante dans ce contexte. 37 Citation d’une lettre de Joseph Salvador à Charles Jenkinson, St. James’s, 25/11/1776, BL, Liverpool Papers Vol. XIII, Add. 38209, f. 59. Une lettre écrite par un témoin de la mort de Francis Salvador Jr existe : Anon., Camp 2 miles below Keowee, 04/08/1776, SCDAH, S213089. 38 Voir Stephen Fisher, « Lisbon, its English merchant community and the Mediterranean in the eighteenth century », Philip L. Cottrell et Derek H. Aldcroft (eds), Shipping, Trade and Commerce – Essays in memory of Ralph Davis (Leicester, Leicester University Press, 1981), pp. 23-44 et L.M.E. Shaw, The Anglo-Portuguese Alliance and the English Merchants in Portugal, 1654-1810 (Aldershot: Ashgate, 1998). 90 TIJL VANNESTE renommés faisaient la même chose, comme les Perochon et les Auriol.39 Les enfants de Paul Berthon se sont mariés surtout avec des membres de familles anglaises. L’écrivain Samuel Richardson (1689-1761), auteur de Pamela, or Virtue Rewarded, entretenait une correspondance avec la femme de Paul Berthon.40 Elle le renseignait sur les conséquences du tremblement de terre de 1755.41 Au même moment, Berthon et Garnault, comme d’autres huguenots, n’avaient pas coupé entièrement les liens avec la France. Entre 1717 et 1755, 24 navires qui arrivaient de France à Lisbonne aportaient des marchandises pour eux.42 Quand Salvador et Dormer avaient des plans pour acheter une large partie des diamants obtenus par le capitaine français dans le pillage de Fort St George aux Indes, Berthon et Garnault utilisaient leurs contacts pour renseigner Dormer sur les mouvements de la femme de la Bourdonnais dans les cercles français à Lisbonne.43 James Dormer avait suivi lui aussi un parcours d’intégration. Il avait commencé à Bruges comme apprenti, et après un voyage en Chine, il s’était établi à Anvers. Là, il s’était marié dans la noblesse locale, en 1735, avec Maria Magdalena Emtinck. Elle mourut en accouchant du fils de James, qui se maria une deuxième fois avec une femme de l’aristocratie locale, Maria Theresia Goubeau. C’est grâce à cette famille que Dormer pouvait passer ses étés dans un château, pas très loin d’Anvers, un peu comme Joseph Salvador dans sa résidence secondaire à Tooting.44 Ce désir ‘d’aristocratisation’ était typique de certaines familles de commerçants à Anvers aux dix-septième et dix-huitième siècles.45 On peut considérer que c’était une forme d’intégration, la recherche d’un enracinement local mieux établi. 39 Jean-François Labourdette, La nation française à Lisbonne de 1669 à 1790 – Entre Colbertisme et Libéralisme (Paris, Fondation Calouste Gulbenkian Centre Culturel Portugais, 1988), p. 36-40 et p. 529. 40 Il en reste des signes visibles in : Anna Letitia Barbauld (ed), The Correspondence of Samuel Richardson, author of Pamela, Clarissa, and Sir Charles Grandison. Selected from the original manuscripts, bequeathed by him to his family, Vol. 2 (London, Lewis and Roden, 1804). 41 Fondren Library, Rice University (Houston), Richardson Family Papers (1714-1802), Ms. 279, “Letters of Jane Berthon regarding the Lisbon earthquake (1755)”. 41 42 Woolf, « Joseph Salvador 1716-1786 », op. cit., p. 104. Labourdette, La nation française à Lisbonne de 1669 à 1790, op. cit., p. 672-74. 43 Pour les actions de la Bourdonnais, voir George W. Forrest, « The Siege of Madras in 1746 and the Action of La Bourdonnais », Transactions of the Royal Historical Society, Third Series, 2 (1908), p. 189234. Pour un bon exemple des renseignements donnés, voir Berthon & Garnault à James Dormer, Lisboa, 12/03/1748, FAA, IB1652. 44 Karel Degryse, « De Antwerpse fortuinen: kapitaalsaccumulatie, -investering en -rendement te Antwerpen in de 18de eeuw », Bijdragen tot de Geschiedenis, 88:1-4 (2005), p. 81-85. 45 Bruno Blondé, « Conflicting Consumption Models? The Symbolic Meaning of Possessions and Consumption amongst the Antwerp Nobility at the End of the Eighteenth Century », Bruno Blondé, Natacha Coquery, John Stobart et Ilja Van Damme (eds), Fashioning Old and New – Changing Consumer Preferences in Europe (Seventeenth-Nineteenth Centuries), Studies in European Urban History (1100-1800) (Turnhout, Brepols Publishers, 2009). ENTRE LE MONDE ET LES SOCIÉTÉS LOCALES 91 Conclusion Pour Kwame Anthony Appiah, le cosmopolitisme inclut l’idée que les personnes ont des obligations les unes envers les autres, et que « these stretch beyond those to whom we are related by the ties of kith and kind, or even the more formal ties of a shared citizenship ».46 Ces aspects s’appliquaient spécifiquement à la communauté négociante internationale, dans laquelle des usages informels se transformaient de plus en plus en règles généralement acceptées. La standardisation des lettres commerciales est une des conséquences d’une mondialisation croissante : celle de l’uniformisation graduelle d’un certain type de relations.47 Les marchands commençaient à savoir à quoi s’attendre dans leurs contacts avec des collègues d’origine différente, ils avaient développé un langage commun et une pratique professionnelle commune, et l’expansion internationale de ce langage se retrouvait, par exemple, dans le développement des livres de pratique commerciale.48 Une atmosphère de confiance et de fiabilité était ainsi créée, dans le cadre d’un monde connu et familier.49 Ce système d’obligations, qui se développait avec le temps et qui incluait de plus en plus des liens internationaux et interculturels, n’est qu’un aspect de ce cosmopolitisme présent dans les figures des marchands analysés dans ce texte. Pour Margaret Jacob, l’aspect cosmopolite du commerce international « implied a politeness that wasn’t always there ».50 Cette politesse se jouait sûrement au niveau commercial, par le biais des obligations mutuelles dictées par l’usage mercantile, mais aussi sur le plan personnel, et on n’est pas surpris d’apprendre que Joseph Salvador, quand il passait en Flandres, demandait à Dormer de l’introduire chez ses amis, simplement pour le plaisir : Our Joseph Salvador Proposes Going thro’ Flanders to Holland Purposely to wait on you he will depart hence in may and hope to reach your Parts ere June your Stile he may perhaps Stop att Lisle Ghent or Brussells so Shall be oblig’d to you for a Recomendatn. To your Friends in those Parts he does not want money or Trade but such as Can Shew him the Places or Introduce him into Company Drink a Glass of Wine or Play a Game att Cards and assures you he Shall ever honour any of M. Dormers acquaintance.51 46 Kwame Anthony Appiah, Cosmopolitanism – Ethics in a world of strangers (New York, W.W. Norton & Company, 2006), p. 15. 47 Francesca Trivellato, « Merchants letters across geographical and social boundaries », Francisco Bethencourt et Florike Egmond (eds), Cultural Exchange in Early Modern Europe, Vol. III : Correspondence and Cultural Exchange in Europe, 1400-1700 (Cambridge, Cambridge University Press, 2007), p. 80-103. 48 Jochen Hoock, « Professional Ethics and Commercial Rationality at the Beginning of the Modern Era », Margaret C. Jacob et Catherine Secretan (eds), The Self-Perception of Early Modern Capitalists, op. cit., p. 149-56. 49 Niklas Luhmann, « Familiarity, Confidence, Trust: Problems and Alternatives », Diego Gambetta (ed), Trust: making & breaking cooperative relations (Oxford-New York, Basil Blackwell Ltd., 1988), p. 95. 50 51 Jacob, Strangers Nowhere In The World, op. cit., p. 66. Francis & Joseph Salvador à James Dormer, London, 10/04/1752, FAA, IB1742. 92 TIJL VANNESTE C’est peut-être là que se révèle le vrai cosmopolitisme : dans la capacité de se sentir à l’aise partout, de passer du bon temps avec des gens qu’on ne connaissait pas personnellement au départ. Et c’est un cosmopolitisme qui est réciproque. Les amis de James Dormer pouvaient accueillir dans leurs cercles un juif ibéro-anglais dans l’esprit même où ce dernier pouvait, à Anvers, trouver des gens de même humeur pour jouer aux cartes avec eux ; un jeu duquel ils connaissaient tous les règles. ALFRED GEORG FREI ∗ VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE ! LA RÉVOLUTION DE 1848/49 EN ALLEMAGNE LE CAS DU PAYS DE BADE DANS UNE PERSPECTIVE TRANSNATIONALE Le peuple français a détrôné Louis-Philippe et a secoué le joug de la tyrannie. Les Suisses ont renversé le régime des Jésuites et brisé la Ligue séparatiste. Les Italiens ont obtenu, à la force du poignet, des constitutions libres pour eux-mêmes. Et nous, Allemands, devrions seuls ployer sous le joug de la servitude ? Le moment décisif est venu. La journée de la liberté s’est levée. En avant ! C’est le cri de ces temps. Dans la grande salle de Mannheim lorsqu’il présenta cette résolution, Gustav Struve (1805-1866) fut accueilli par un tonnerre d’applaudissements et des cris de triomphe. Struve était avocat et journaliste. L’assemblée de Mannheim donna le coup d’envoi de la révolution de 1848/49 en Allemagne. Mannheim était la plus grande ville de Bade, un état situé dans le sud-ouest de l’Allemagne. Bade était en avance dans le mouvement démocratique en Allemagne. Mais pouvons-nous en parler comme d’un cas particulier ? Ce mouvement démocratique avait-il une perspective transnationale ? Deux hypothèses parlent en faveur de l’idée d’une spécificité du cas de Bade. 1. Lors de la Révolution d’avril 1848, le mouvement républicain et démocratique s’y est affirmé avec plus de vigueur et d’intransigeance que dans le reste de l’Allemagne. 2. Au moment de la campagne constitutionnelle en Allemagne en 1849, un réseau d’initiatives locales existait en Bade, condition préalable pour la création une force d’opposition. 3. Et je voudrais ajouter, en guise de troisième hypothèse, quatre esquisses biographiques qui font clairement apparaître que ce mouvement des années quarante du XIXe siècle était bien animé par une perspective transnationale. La majorité de l’Assemblée nationale allemande, réunie le 18 mai 1848 dans la Paulskirche de Francfort, n’a pas suivi l’exemple badois : elle a voulu introduire une monarchie constitutionnelle avec un roi élu – sans ∗ Professeur d’Histoire culturelle, Université de Merseburg 94 ALFRED GEORG FREI pression extraparlementaire. L’hypothèse d’une spécificité du pays de Bade ne peut s’expliquer par l’existence d’un patriotisme régional. En effet, des gens venus de l’Europe entière ont été actifs dans le mouvement badois. Facteurs internationaux, facteurs locaux : l’Europe et le pays de Bade Le discours de Struve fait ressortir les facteurs internationaux qui sont intervenus dans la propagation de la révolution, d’abord en Bade, puis dans les États allemands : les événements de France et de Suisse y ont été répercutés immédiatement en raison de la proximité des frontières de ces deux pays En France, en Février 1848, les citoyens avaient destitué le « roi bourgeois » Louis-Philippe. Ils réclamaient une république sociale. En Suisse, le point litigieux était la présence des Jésuites, qui représentaient le catholicisme. Leur influence en matière d’éducation et de culture était en opposition avec les idées libérales d’indépendance et de réalisation de soi. En 1846/47, un corps formé de volontaires suisses marcha contre Lucerne et les autres cantons conservateurs. Lors de la guerre civile suisse, les cantons libéraux l’ont emporté. La Constitution de 1848 de la Confédération Helvétique – pour l’essentiel encore en vigueur aujourd’hui – fut le résultat d’un accord entre les cantons qui choisirent la fédération comme mode d’organisation politique. L’ensemble de l’Europe était alors en ébullition. Après quelques réformes en Italie, la révolution de février à Paris a déclenché une réaction en chaîne. Pourquoi les revendications démocratiques étaient-elles si ferventes en Bade ? Parce que c’était, de tous les États allemands, celui qui avait les plus longues frontières « républicaines » : avec la Suisse, organisée depuis des siècles sans monarque et sous la forme d’une confédération, et avec la France. Les idées de liberté et d’égalité s’étaient propagées en Allemagne avec La Révolution française de 1789. Les conquêtes napoléoniennes ont entraîné la désintégration du Saint Empire Romain Germanique. Dans les guerres de libération contre Napoléon, les aspirations libérales ont été liées à la revendication de l’unité allemande. L’influence des exemples suisse et français a donc créé les conditions préalables internationales qui expliquent la spécificité du cas de Bade1. L’évolution propre au Pays de Bade : du margraviat au Grand-Duché Bade a grandi avec Napoléon. Son territoire est passé de 3.900 à 14.000 kilomètres carrés, sa population de 165.000 à 900.000 habitants. Après la 1 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, Wegbereiter der Demokratie. Die badische Revolution. Der Traum von Freiheit, Karlsruhe, Braun 1997, p. 66-71. VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE ! 95 volte-face de 1813 et le passage de Bade du côté des ennemis de Napoléon, les diplomates badois ont fait admettre par le Congrès de Vienne la légitimité des gains territoriaux. Dans le souci de donner à la population un sentiment d’appartenance, le Grand-Duc de Bade promulgua une constitution en 1818. En effet, plus des trois quarts de la population du Grandduché, étaient devenus badois suite à une décision de Napoléon, contre leur volonté.2 Grâce à l’octroi de la constitution, l’objectif d’une meilleure intégration des nouvelles populations avait été atteint. Certes, le suffrage (actif et passif) était lié à la richesse personnelle, et peu de droits parlementaires revenaient à la « Chambre basse ». Celle-ci devint pourtant un important forum de discussion. Entre 1818 et 1848, les citoyens développèrent une forme de « patriotisme constitutionnel ». Avec les nouveaux droits ancrés dans la constitution, le gouvernement grand-ducal avait réveillé l’esprit de la liberté, et ceci de façon durable. Le Grand-Duché de Bade devint ainsi le modèle de l’État libéral : il devait sa réputation à son opposition libérale, qui se faisait entendre jusqu’au sein du gouvernement. Les parlementaires faisaient en sorte de créer un État de droit moderne pour tous les citoyens de sexe masculin. Selon les libéraux modérés en effet, les femmes et les personnes économiquement dépendantes (journaliers, domestiques etc.) ne pouvaient bénéficier des droits civiques. Ils estimaient cependant que, indépendamment de leur statut à la naissance, tous les hommes avaient droit à l’éducation et à la prospérité. L’indépendance économique devait être le gage de l’émancipation politique. On vouait à certaines figures du mouvement libéral un véritable culte. Leur portrait était accroché, – souvent à côté de celui du Grand-Duc – dans les auberges et chez les particuliers. De nombreuses circonscriptions offraient à leurs députés des couronnes de feuillages, des tonneaux de vin, des paniers de fleurs. Comme en France, les banquets remplaçaient les assemblées politiques (interdites, comme l’étaient les associations). Dans la décennie qui a précédé les révolutions de 1848/49, les idées libérales prirent une ampleur véritablement populaire, et ceci en dépit de la censure de la presse et de l’interdiction des sociétés politiques. Tels sont les éléments essentiels de la spécificité politique de la Bade. Dès 1847, un souffle démocratique s’y fait sentir.3 2 Parmi ces gains territoriaux figurent le Brisgau, qui avait appartenu à l’Autriche jusqu’en 1806, ainsi que des possessions ecclésiastiques ou séculières qui disparaissent avec la fin du Saint Empire Romain Germanique. Citons les principautés de Fürstenberg, Leiningen, les abbayes de Reichenau, de Sankt Blasien, des villes d’Empire comme Offenbourg ou Gengenbach. 3 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 7-62. 96 ALFRED GEORG FREI La Révolution d’avril 1848 en Bade Des signes avant-coureurs dès 1847 Écoutons tout d’abord le rapport d’un informateur de la police : « Tous, à l’exception de quelques-uns seulement, vibraient comme saisis par une véritable fièvre révolutionnaire » : (il parle des « amis de la Constitution de l’assemblée d’Offenburg). Cela se passe le 12 Septembre 1847 au restaurant « Le Saumon ». L’informateur est le maître boulanger Berberich de Mannheim. Assister à cette assemblée était certainement une affaire risquée pour un conservateur, dans la mesure où il courait le risque de paraître suspect. La salle était décorée de guirlandes de feuillage. À l’arrière de la scène les bustes des Grands-Ducs : Carl, décédé en 1811, et son successeur Léopold. À leurs côtés, « des portraits de tous les hommes d’opposition, y compris Struve ». Environ deux cent cinquante personnes étaient rassemblées pour le banquet : Friedrich Hecker (1811-1881), un avocat de Mannheim et jeune dirigeant des démocrates badois, Lorenz Brentano (1813-1891), un avocat libéral radical, également de Mannheim, membre de la deuxième chambre depuis 1845, et d’autres « représentants du parti radical », enfin de nombreux citoyens d’Offenburg et de ses environs. Le repas terminé, les portes de la salle s’ouvrirent : une foule énorme se pressait. On y reconnaissait « toutes les classes de la société »…, « un grand nombre d’apprentis, de garçons d’écurie, de charretiers, d’ouvriers agricoles se trouvaient parmi eux ». Près de neuf cents visiteurs étaient présents en effet ce dimanche après-midi. Ils étaient venus en train. La première ligne ferroviaire en Bade (entre Heidelberg et Mannheim) avait été inaugurée en 1840. Pour la première fois, les revendications politiques et sociales de l’opposition étaient formulées dans un véritable programme. Elles concernaient la liberté de conscience et la liberté de la presse, le droit à l’éducation gratuite pour tous, et une « réduction de la disproportion entre le capital et le travail ». C’était là l’assemblée fondatrice du mouvement démocratique. Friedrich Hecker parla d’une « charte de la liberté du peuple ». Ces demandes sont approuvées à l’unanimité. Gustav von Struve prend au sérieux la question de l’abolition des privilèges, soulevée par l’assemblée. Sous un tonnerre d’applaudissements, il renonce à son titre de noblesse : « L’ère de l’aristocratie a pris fin. Jusqu’à maintenant, mon nom était Gustav von Struve. Désormais, je serai simplement le citoyen Struve ! » En 1846/47, l’Europe subit de plein fouet une crise économique qui, aggravée par de mauvaises récoltes, suscite de graves pénuries alimentaires. La croissance démographique en était un autre facteur, or les terres arables ne pouvaient être étendues à volonté. Enfin, la maladie de la pomme de terre, qui sévissait depuis 1845, menaçait l’agriculture et la principale source de nutrition. Les années suivantes, la récolte fut presque entièrement détruite par les gelées de printemps et un été sec. Les agriculteurs furent plongés VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE ! 97 dans la misère, ainsi que les artisans et le reste de la population qui subissait le contrecoup de la hausse des prix. La classe entrepreneuriale, de son côté, exigeait la fin d’un particularisme qui entravait le commerce et le développement économique. Ils entendaient se débarrasser des barrières douanières et souhaitaient une harmonisation des règles fiscales et économiques. Ils demandaient en outre la sécularisation des biens du clergé afin de faire fructifier un capital qui, à leur avis, restait en friche. Karl Mathy (1807-1868), chef de file des libéraux en Bade, critiquait les actions de bienfaisance en direction des pauvres (« nourrir les chômeurs par la soupe du monastère »). Les entrepreneurs pensaient aussi à la liberté du commerce et remettaient en cause les corporations d’artisans, jugées dépassées. En 1848, l’étincelle révolutionnaire vient de France En Allemagne, Bade est le premier État touché Mannheim était la ville la plus prospère de Bade, grâce au commerce, à une industrie naissante, aux chemins de fer et à un grand port sur le Rhin. Les assemblées citoyennes de Heidelberg et de Pforzheim se rallient aux revendications exprimées à Mannheim le 27 Février 1848. Afin d’éviter le danger d’une révolution, Karlsruhe cède, et le Grand-duc accorde ce qui était demandé. La question de l’unité allemande est alors une nouvelle fois posée. Les Démocrates et certains libéraux veulent un parlement pour toute l’Allemagne (Gesamtdeutsches Parlament). Le 5 Mars, des hommes politiques venant de presque toutes les parties de la Confédération allemande se retrouvent à Heidelberg. L’idée d’un pré-parlement (Vorparlament), réunissant les députés de tous les États allemands, est lancée. Il devra siéger à Francfort. En mars, les premières révoltes secouent le nord de Bade. Les paysans appauvris contraignent les seigneurs à renoncer à leurs droits féodaux. Ils s’attaquent aux Juifs, impopulaires en tant que prêteurs. Une intervention militaire vient mettre fin aux troubles. Mais la formation de nombreuses milices civiques montre qu’il reste un fort potentiel de violence dans les campagnes. Les démocrates badois – représentés par Friedrich Hecker et Gustav Struve – ne parviennent pas à faire triompher leur idée de la démocratie au Vorparlament de Francfort. Deux camps se dessinent : les libéraux prônent une monarchie constitutionnelle, les démocrates exigent une république. Les libéraux sont en faveur d’un droit de suffrage censitaire, les démocrates demandent le suffrage universel (toutefois, réservé aux hommes). Gustav Struve prend la parole dans la Paulskirche et qualifie les princes de « sangsues qui se gorgent du sang des pauvres ». Sa motion ne rencontre guère d’écho… Hecker et Struve ne réussissent pas à se faire élire au Comité des Cinquante, la commission permanente qui permet de faire la transition vers le parlement de Francfort, et sert de représentation auprès du Bundestag de la Confédération Germanique. 98 ALFRED GEORG FREI Friedrich Hecker en tire ses conclusions : « Il n’y a rien à espérer ici à Francfort. Il faut faire la grève en Bade. » La région de Constance était un bastion des libéraux et des démocrates. C’est là que Joseph Fickler, porte-parole des radicaux en Bade, publie les Seeblätter (« Gazette du Lac »). À Francfort, il avait rencontré Michail Bakounine. À son retour, il est arrêté à la gare de Karlsruhe le 8 Avril, sur ordre de Karl Mathy. Fickler arrêté – et ce, par Karl Mathy, le parlementaire libéral ! Et pour des raisons politiques ! Avec l’arrestation de Fickler, Mathy tente de neutraliser les démocrates dans sa circonscription. Fickler était un adversaire de taille ; il avait un grand talent d’organisateur, et il était populaire auprès des paysans et des ouvriers. Les démocrates de Constance sont scandalisés. Dans les colonnes des Seeblätter, l’acte de Mathy est qualifié de « honte pour l’humanité ». Friedrich Hecker et Gustav Struve se rendent à Constance. Dans la nuit du 11 au 12 Avril, Hecker, rédige au Badischer Hof (une auberge) un appel au peuple qui se termine ainsi : « La victoire ou la mort pour la République allemande ! Fait à Constance, Avril 1848. Le comité populaire provisoire de la République. » Les réunions organisées par Hecker sont houleuses, cependant. Celui-ci est critiqué par le comité populaire ; dans un premier temps, l’assemblée du peuple réagit avec enthousiasme à son discours, puis elle se montre hésitante. Le 13 Avril, seulement cinquante-cinq hommes se déclarent prêts à se joindre à lui pour marcher sur Karlsruhe, puis sur Francfort. Entre Stockach et Engen, le groupe est rejoint par quelques centaines de francstireurs et une déléguée des ouvriers allemands de Paris, Emma Herwegh4. Les personnalités marquantes de cette révolution : quatre esquisses biographiques L’exemple d’Emma Herwegh À Engen, à 50 km au nord de Constance, Emma Herwegh rencontre les démocrates et Friedrich Hecker. Elle propose l’aide de la « société démocratique allemande » de Paris. Qu’était-ce donc que la « société démocratique allemande » ? Au lendemain de la proclamation de la République en France (le 24 Février 1848), les ouvriers et réfugiés politiques allemands fondent la Deutsche Demokratische Gesellschaft. Le 8 mars à l’Hôtel de Ville de Paris, six mille Allemands manifestent pour la nouvelle république – sous le drapeau français et le drapeau noir-rouge-or d’une République allemande qui en est encore au stade du rêve. Georg Herwegh, le mari d’Emma et leurs camarades expriment la solidarité des démocrates allemands : « Vive la liberté, l’égalité et la fraternité ! Vive la démocratie ! Vive la République européenne ». 4 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 63-94. VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE ! 99 Emma avait épousé Georg Herwegh en 1843. C’était « une républicaine comme il faut », comme l’écrivait la Rheinische Zeitung. Fille d’un négociant, elle avait grandi dans une famille aisée de Berlin. Cultivée, douée pour les arts, la jeune femme embrasse très tôt les opinions politiques démocratiques et républicaines. Elle fait la connaissance de Georg Herwegh lors de sa visite à Berlin début novembre 1842. Persécutée comme démocrate, elle doit vivre à l’étranger de 1843 à 1866, d’abord à Paris, puis à Genève, Nice et Zurich. En 1877, elle revient à Paris et s’installe dans une chambre d’étudiant au Quartier Latin, où elle meurt, dans la pauvreté, en 19045. Mais revenons à l’année 1848: La Société démocratique allemande se réunissait dans une école d’équitation de la rue de la Chaussée d’Antin. Désireux de venir en aide aux Républicains allemands, 648 républicains et une républicaine, Emma Herwegh décident de se rendre à Strasbourg. Emma rejoint ensuite Engen. Hecker la reçoit aimablement, mais reste réservé, craignant l’« hystérie anti-française ». Il gagne la Forêt-Noire où sa troupe est vaincue par l’armée régulière de la Confédération germanique. La « Légion démocratique allemande » de Georg Herwegh arrive trop tard et elle est également défaite6. L’exemple du Karl Blind En septembre 1848, à partir de leur exil en Suisse, Gustav Struve et son camarade Karl Blind (1826-1907) entrevoient la possibilité de réaliser leurs objectifs républicains. À Francfort, les radicaux s’étaient violemment opposés à la majorité libérale de l’Assemblée nationale. Struve voulut encore tenter de réorganiser l’Allemagne avec Bade comme point de départ. Il proclama la république à Lörrach et invita Karl Blind, qui n’avait alors que 22 ans, à le rejoindre dans un gouvernement révolutionnaire. Le 22 Septembre, les deux hommes marchent vers le nord avec un corps de volontaires. Quelques jours plus tard, l’offensive est arrêtée par les troupes gouvernementales à Staufen, près de Fribourg. Struve, Blind et plusieurs démocrates sont faits prisonniers. Karl Blind était un ardent républicain. Fils d’un petit aubergiste, il remportait régulièrement le prix de la meilleure rédaction au lycée où, cependant, il était mal vu pour ses idées radicales. À l’université de Heidelberg, les choses ne changent guère : avant même la révolution, il prend d’assaut l’assemblée de Karlsruhe avec un groupe de soldats mécontents, et s’assoit dans la loge du Grand-duc. Fréquemment emprisonné, il réussit cependant à prendre part à l’émeute de Friedrich Hecker. Il trouve refuge à Strasbourg d’où il est expulsé vers la Suisse, en tant que porteparole de la Gesellschaft deutscher Republikaner, la « Societé des 5 Ingo Fellrath, « Georg Herwegh – Emma Herwegh : Vive la République ! » In : Sabine Freitag (Hg.) : Die Achtundvierziger. Lebensbilder aus der deutschen Revolution 1848/49, München, Beck, 1998, p. 38-44. 6 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 90. 100 ALFRED GEORG FREI républicains allemands »7. C’est à ce moment qu’interviennent l’épisode de la république de Lörrach et la tentative d’insurrection aux côtés Gustav Struve. Après les soulèvements en Saxe et dans le Palatinat, les événements se précipitent en mai 1849 en Bade. On assiste à des révoltes dans les casernes à Baden ; à Offenburg un rassemblement de sociétés les 12 et 13 mai avec la participation de Français et de Suisses proclame l’élection d’un comité régional des forces d’opposition. Le Grand-duc se voit contraint à déguerpir du château de Karlsruhe dans la nuit du 13 au 14 mai ; à l’aube du même jour, la mise en place du comité régional de Karlsruhe se fait au milieu des cris de joie ; le 1er Juin, c’est l’élection d’un gouvernement provisoire, et le 3 Juin a lieu l’élection de l’assemblée constituante de Bade sur la base du suffrage universel masculin. Ce fut la première assemblée régionale, (Landesversammlung) démocratiquement élue en Allemagne8. Karl Blind, libéré, devient rédacteur en chef en chef du Karlsruher Zeitung, l’organe du gouvernement révolutionnaire. Il se rend à Paris pour y établir une ambassade du pays de Bade révolutionnaire. Il se solidarise avec les Montagnards français et écrit une motion de soutien au nom de tous les gouvernements révolutionnaires non reconnus officiellement : ceux de Pologne, de Hongrie, de Rome et de Bade. Ces deux initiatives lui valent d’être encore une fois mis sous les verrous. Par bonheur, il échappe à l’expulsion vers son pays d’origine, après être redevenu tout à fait monarchiste après la chute de Bade9. On le retrouve à Londres, où journaliste de renom, il n’a rien perdu de sa ferveur républicaine. À tel point qu’il félicita le Mexique pour l’exécution de Maximilien de Habsbourg en 1867 : juste réparation, selon lui, pour la mort de Robert Blum, chef de file des démocrates de Leipzig et député au parlement de Francfort exécuté par l’armée autrichienne lors de l’insurrection d’octobre 184810. L’exemple d’Amand Goegg L’homme qui était au centre du réseau des « Associations populaires » (Volksvereine) badoises, d’inspiration démocrate, était Amand Goegg. Né le 20 Avril 1820 près d’Offenburg, il était le fils d’un apprenti fromager originaire de Nancy. À l’automne 1840, Goegg entame des études d’économie à Heidelberg, un cursus qu’il poursuit à Munich et à Karlsruhe et qui le destine à un emploi dans la fonction publique. Ses intérêts sont extrêmement divers : il se passionne pour la physique expérimentale, la minéralogie, 7 Julius H. Schoeps, « Im Kampf um die deutsche Republik. Karl Blind und die Revolution in Baden 1848-49 ». In: Julius H. Schoeps (éd.), Revolution und Demokratie in Geschichte und Literatur. Zum 60. Geburtstag von Walter Grab, Duisburg : Braun, 1979, p. 259-276, ici p. 265. 8 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 95-113. 9 Sebastian Seiler, Das Complot vom 13. Juni 1849 oder der letzte Sieg der Bourgeoisie in Frankreich, Hamburg, Hoffmann u. Campe, 1850, p. 72 sq. 10 Rudolf Muhs, « Karl Blind. Ein Talent in der Wichtigmacherei ». In: Sabine Freitag (éd.), Die Achtundvierziger. Lebensbilder aus der deutschen Revolution 1848/49, München : Beck, 1998, p. 81-98, ici p. 95. VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE ! 101 les mathématiques, la chimie, la géologie, l’agriculture, l’exploitation minière, l’histoire, le droit public et la littérature. Goegg commence sa carrière comme stagiaire au ministère des Finances. En même temps, il entreprend un voyage de six mois en Angleterre, en Hollande et en France où il visite les manufactures de soie à Lyon, où, selon son propre rapport « jour et nuit sans relâche, six mille personnes actionnent les métiers à tisser, titubant, tirant, tournant, pour produire la soierie la plus célèbre dans le monde ». Après son voyage, en 1846, il rejoint l’administration ducale provinciale de Constance. En 1847, il est transféré dans un autre bastion du libéralisme : Mannheim. Le 14 Avril 1849, le ministère de la Justice décide d’entamer une action en justice contre Goegg pour son rôle actif dans les sociétés démocratiques. Le 12 mai, il prévient les mesures administratives prises à son endroit et décide de lui-même de quitter sa fonction. L’année précédente, le jour de Noël, Goegg avait invité plus de cent cinquante démocrates de dix districts administratifs à se rassembler dans sa ville natale de Renchen près d’Offenburg. Lors de cette réunion, il avait été décidé de faire revivre les sociétés démocratiques et de les fédérer. Lorenz Brentano (1813-1891) qui s’était signalé à l’Assemblée nationale de Francfort pour sa défense fervente de Friedrich Hecker fut élu président, Goegg viceprésident. Pendant cinq mois, Goegg organisa l’agitation politique à partir du domicile de Heinrich Roes, à Mannheim. Selon des estimations prudentes, il existait en mai 1849 en Bade un réseau de 420 sociétés démocratiques en Bade, regroupant de 35.000 à 40.000 membres. Un homme sur vingt en Bade était membre d’une société démocratique populaire. Il y en avait une dans presque chaque village. Peu de temps après, l’organisation dans son ensemble devait être mise au service de « commissaires civils » qui devaient être nommés en tant qu’administrateurs de district afin d’accélérer les progrès de la démocratisation. Goegg retourne brièvement au ministère des Finances, il devient ministre des Finances le 14 mai après avoir été chassé deux jours avant ! Mais ses activités en tant que ministre des Finances sont très vite terminées : sous direction prussienne, l’armée de la Confédération germanique était entrée en Bade et en Palatinat, le Grand-Duc ayant fait appel aux troupes d’intervention monarchistes afin de mettre un terme à l’insurrection démocratique en Bade11. L’exemple de Ludwik Mieroslawski Les démocrates de toute l’Europe se sont battus aux côtés des démocrates badois. Karl Blind s’était mis en quête d’un stratège capable de prendre la tête des combattants badois qui s’opposaient à l’armée royaliste, (dirigée par le prince héritier de Prusse, le futur empereur Guillaume I). 11 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 91-94. 102 ALFRED GEORG FREI Son choix se porta sur Ludwik Mieroslawski12. Celui-ci, né en 1814 à Nemours, était de mère française et son père, Kaspar Adam Mieroslawski, était un ancien lieutenant-colonel du Grand-duché de Varsovie. Envoyé à 12 ans à l’école des Cadets de Kadisz en Pologne, il avait participé à 16 ans à l’insurrection polonaise de 1830/31. Après l’écrasement du soulèvement, il s’était réfugié en France. Puis il avait étudié les mathématiques et les sciences militaires à Paris, rejoint la franc-maçonnerie, et entamé une carrière littéraire. Auteur de travaux historiques, il signe les trois volumes d’une « Histoire de la Révolution de Pologne ». Il poursuivra avec les huit volumes dédiés aux soulèvements de la nation polonaise Powstania Narodu Polskiego, qui paraissent entre 1845 et 1876. Ses travaux de plume sont interrompus à plusieurs reprises. Il est impliqué dans le soulèvement de Poznan et arrêté avec 253 autres combattants de la liberté en 1846. Le procès a lieu à Berlin en 1847 et Ludwik Mieroslawski est condamné à mort. Il est libéré après les émeutes de mars 1848 à Berlin. Il rejoint immédiatement Poznan où il tente une nouvelle insurrection. Arrêté, il est gracié et expulsé vers la France. Au début de l’année 1849, on le retrouve en Sicile mêlé aux guerres d’indépendance italiennes. Blessé, il revient à Paris. C’est alors que Blind fait appel à lui. Il accepte au début de Juin 1849, et commande l’armée badoise de la liberté jusqu’en juillet. Ses troupes sont défaites le 21 juin à la bataille de Waghäusel. Les démocrates allemands tiennent bon encore jusqu’au 23 Juillet dans la forteresse assiégée de Rastatt. Les milices civiques et les corps de volontaires ont cependant su, en Bade, résister à la force supérieure des Prussiens. La défaite – raisons et conséquences Les républicains, comme Struve et Blind, insistaient sur la nécessité d’une péréquation sociale entre capital et travail. De nombreux commerçants y voyaient une menace car ils souhaitaient un développement économique sans changements sociaux. En Juillet 1849, Brentano se réfugie en Suisse, et Goegg reprend son rôle de premier ministre dans le gouvernement provisoire. Il fait un dernier arrêt à Constance. Les autorités de la ville avaient fourni aux troupes de la nourriture et des vêtements civils. Goegg leur parla depuis le balcon de mairie : « Nous avons perdu, mais nous ne sommes pas vaincus. Nous quittons la patrie, mais vos actes sont le fondement de la future Allemagne libre et unie ! » 12 Julia Franke, « Ludwik Mieroslaswski – eine biographische Exposition ». In : Julia Franke (Ed.), Ein europäischer Freiheitskämpfer. Ludwik Mieroslaswski 1814-1878, Berlin, Verein der Freunde des Museums Europäischer Kulturen, 2006 (Catalogue), p. 14-18. VIVE LA RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE ! 103 La vengeance des monarchistes fut rude. Au cours des trois mois suivants, il y eut vingt-sept exécutions capitales sur ordre de la cour martiale. Quatre condamnations à mort furent commuées en longues peines de prison. Au total, on jugea 238 personnes. De nombreux accusés passèrent devant des tribunaux réguliers. Le linceul de la surveillance policière s’étendait partout. Les commissaires locaux persécutaient les révolutionnaires et leurs sympathisants. L’adhésion à un club de gymnastique, la participation à des assemblées démocratiques, un abonnement à un journal démocratique constituaient autant de faits suspects qui conduisaient à des investigations complémentaires. L’enjeu était de convaincre les démocrates de quitter le pays. Des enquêtes furent menées auprès des accusés afin de savoir qui étaient prêts à être « gracié » en choisissant l’émigration. On assista de fait à une émigration massive. Selon les statistiques officielles, seulement un millier de personnes ont été mises dans les prisons du Grand-Duc. Mais l’affaire ne se borna pas à de simples peines de prison. Le Ministère des Finances estima le coût de l’insurrection à trois millions de florins (selon les historiens, la valeur d’un florin correspondrait environ à € 250). Cette somme fut répartie entre les condamnés qui durent rembourser des sommes astronomiques. Les démocrates de premier plan avaient généralement réussi à fuir. Ce sont les « gens ordinaires » qui subirent les poursuites pénales du Grand-Duc13. Conclusions. La spécificité du cas de Bade Dans aucun autre État allemand on n’assista à un mouvement de « rééducation » comme celui que les Prussiens mirent en œuvre en Bade après les mouvements démocratiques de 1848-1849. On fit la chasse aux symboles. On bannit les chapeaux « à la Hecker », les barbes « à la Hecker », il était interdit de fleurir les tombes de ceux qui étaient morts au combat. Les soldats de Bade furent transférés dans des garnisons vides en Prusse afin d’y être « rééduqués ». Les garnisons prussiennes étaient vides, puisque les troupes prussiennes occupaient Bade. De nombreux historiens refusent de parler d’une spécificité badoise. Wolfgang von Hippel14, de Mannheim, qualifie l’action de Hecker en 1848 de naïve, putschiste et illusoire. Lothar Gall, de Francfort, va jusqu’à parler d’un « défilé de carnaval »15. Friedrich Engels, compagnon d’armes dans la lutte pour la liberté en 1849, considère que le but de la petite bourgeoisie en Bade était d’avoir « du tabac et de la bière républicains »16. Peu d’entre eux mettent l’accent sur l’importance de cette structure en associations qui 13 Alfred Georg Frei, Kurt Hochstuhl, op. cit., p. 172-175. 14 Wolfgang Hippel, Revolution im deutschen Südwesten. Das Großherzogtum Baden 1848/49, Stuttgart, Kohlhammer 1998. 15 16 Lothar Gall, Bürgertum in Deutschland, Berlin, Siedler, 1989. Friedrich Engels, Die deutsche Reichsverfassungskampagne, in: MEW 7, S. 109-197, Berlin : Dietz 1990 (Nouvelle Édition). 104 ALFRED GEORG FREI explique les succès remportés par les marches de paysans et d’artisans en 1848 et 1849, avant la répression prussienne. Pourtant, Alexander von Dusch, le Ministre des Affaires étrangères de la Grande Duchesse de Bade, remarquait dès 1847 dans une conversation privée que « l’esprit d’association consistait à ne pas s’attacher aux seuls individus » et à s’intéresser à « tous les domaines de la société humaine ». Les interdictions, ajoutait-il, n’en venaient pas à bout, « pas plus que les barrières n’empêchent le choléra de se propager ». L’esprit d’association a contribué à accentuer la prise de conscience politique. Les soldats de Mannheim avaient un « credo » démocratique : «... la révolution viendra de suite, pour demander des comptes aux tyrans et à leurs semblables. Je crois en une communauté de tous les Allemands épris de liberté, en l’abolition des taxes qui nous écrasent, en la Résurrection des Droits de l’homme, d’une liberté unique et de l’égalité, Amen ! »17 Des hommes et des femmes qui avaient adopté une perspective transnationale ont défendu la liberté et l’idée des droits des hommes et des femmes. En guise de conclusion, je voudrais mentionner un aspect encore : une des figures sur lesquelles nous nous sommes attardés, Amand Goegg, milita activement dans la Ligue internationale pour la paix et la liberté, fondée à Genève et dont le président d’honneur fut Garibaldi. Lors de son premier Congrès (du 9 au 12 septembre 1867), Amand Goegg fait partie des membres fondateurs et est élu vice-président de la Ligue. Selon les participants, militer pour la paix a pour corollaire de s’engager pour la démocratie européenne. Dès 1868, la Ligue diffuse un organe de débats et d’information : « Les États-Unis d’Europe ». En mars de la même année, dans le dixième numéro, Marie Goegg-Pouchoulin, l’épouse de Goegg, y publie son appel à la création d’une Association internationale des femmes (AIF), en étroite relation avec la Ligue. Garibaldi écrivit dans « Les États-Unis d’Europe » que c’était « une noble initiative que de lancer le beau sexe dans les rangs des émancipateurs de la raison humaine, suffoquée par la tyrannie et par les prêtres »18. Avec un sourire pour terminer : l’hebdomadaire Die Zeit a écrit qu’Emma Herwegh « devrait être la première présidente de l’Europe »19. 17 Alfred Georg Frei, « Ich glaube an die Auferstehung der Menschenrechte und einzige Freiheit und Gleichheit”. Der badische Weg in der Revolution 1848/49: Associationsgeist als Zukunftsvision », in: A. Gourd/Th. Nötzel, Zukunft der Demokratie in Deutschland, Opladen: Westdeutscher Verlag, 2001. Cf. Également Alfred Gerorg Frei, Irmtraud Götz von Olenhusen, « Der Tag der Freiheit ist angebrochen. Strukturen und Biografien aus der badischen Revolution ». In: Badisches Landesmuseum (éd.), 1848/49. Revolution der deutschen Demokraten in Baden, Baden-Baden: Nomos 1998, p. 13-26. 18 Erik Grobet, Marie Goegg-Pouchoulin. Une pionnière du féminisme à Genève, 2002, p. 18 sq. : http://www.solidarites.ch/journal/docs/goegg.pdf (rev.2012-06-05) ; Berta Rahm, Marie Goegg (geb. Pouchoulin). Mitbegründerin der Internationalen Liga für Frieden und Freiheit, Gründerin des Internationalen Frauenbundes, des Journal des femmes und der Solidarité, Schaffhausen, Ala, 1993. 19 Die Zeit, Zeit Geschichte, 4, 97. NICOLE GABRIEL ∗ CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL Carl Laemmle est le seul Juif allemand parmi les fondateurs d’Hollywood. Selon Neil Gabler, l’industrie cinématographique, développée par des outsiders provenant de l’Europe de l’est, a constitué paradoxalement « la quintessence de l’Amérique »1. Laemmle n’a certes pas le même background, marqué par la misère et les pogroms, que les autres pionniers du cinéma issus de l’immigration. Il est en effet originaire de la Souabe, comme l’indique son patronyme avec le suffixe diminutif caractéristique (« Laemmle » signifie « petit agneau »), et incarne les vertus de cette province longtemps restée pauvre, notamment la bonne administration de l’argent. Comment cet homme a-t-il vécu avec sa double, voire triple appartenance (Juif, Allemand, Américain) le conflit mondial et l’entrée en guerre des États-Unis, puis la montée du nazisme ? Juif, allemand, américain On est bien renseigné sur sa vie qui s’écoule de 1867 à 1939 grâce à la biographie hagiographique de John Drinkwater, The Life and Adventures of Carl Laemmle 2, parue en 1931, une œuvre commanditée par le producteur lui-même et préfacée par le juge Hays. En outre, Laemmle, qui considérait que le contact avec le public était un élément essentiel dans la promotion des films, a beaucoup communiqué : il avait sa colonne chaque semaine dans le Saturday Evening News. Il est né en 1867 à Laupheim dans le Wurtemberg, petite ville à laquelle il restera très attaché. Il est issu d’une famille modeste, mais pas misérable. Son père était agent immobilier. Il est le dixième d’une fratrie de treize dont cinq seulement ont survécu. Sa famille l’élève dans le respect de l’orthodoxie juive. Jusqu’à l’âge de treize ans, il fréquente la Lateinschule. Puis il est placé dans une petite entreprise de papeterie où il apprend la comptabilité et des rudiments d’anglais. ∗ Maître de Conférences honoraire de Civilisation germanique, Université Paris Diderot - Paris 7 1 Neil Gabler, An Empire of their Own : How the Jews invented Hollywood, New York, Doubleday, 1988. Le Royaume de leurs rêves. La saga des juifs qui ont fondé Hollywood, Paris, Calmann-Lévy, 2005. Et deux ouvrages récents, Thomas Doherty, Hollywood and Hitler, 1933-1939, Columbia University Press, 2013 ; Ben Urwand The Collaboration : Hollywood’s Pact with Hitler Harward University Press, 2013, qui montrent pour le moins l’ambiguïté des rapports entre les studios hollywoodiens et l’Allemagne nazie, représentée par le consul allemand à Los Angeles Georg Gyssling, cf. S. Blumenfeld, « Hollywood a collaboré », Le Monde 10.10. 2013. 2 John Drinkwater, The Life and Adventures of Carl Laemmle, New York, Putman’s Sons, 1931. NICOLE GABRIEL 106 Il semble avoir formé assez tôt le projet d’émigrer aux États-Unis, influencé en cela par l’exemple de son frère aîné qui s’est installé à Chicago ainsi que par celui du fils de son patron. L’émigration vers les USA est alors un fait massif, si l’on considère qu’au cours de la décennie 1870-1880, environ 1.450.000 personnes quittent annuellement l’Allemagne pour le nouveau continent. Il part après la mort de sa mère, en 1884, en empruntant à son père l’argent du billet. Il prend le bateau à Bremerhaven et arrive à New York où il est, dans un premier temps, garçon de course et balayeur avant de poursuivre pour Chicago où il s’installe quelque temps chez son frère. Il ne s’y fixe pas, ayant trouvé une place de comptable dans la succursale des magasins Continental Clothing d’une petite ville du Wisconsin, branche dont il devient directeur en 1898. Il s’est rapidement fait naturaliser, épouse la fille du patron et devient un membre respecté de la communauté. Mais c’est une réussite dont il ne se contente pas. Il a raconté lui-même sa réorientation professionnelle et sa conversion au cinéma dans un récit intitulé, From the Inside, This Business of Motion Picture, texte très vivant, écrit ou, au moins, dicté par lui3. Du nickelodeon à Hollywood Le nickelodeon À quarante ans, Carl Laemmle tire déjà le bilan de sa vie, dominée par la monotonie du travail de bureau. Il souhaite satisfaire ses ambitions personnelles. En outre, il dispose d’économies qu’il veut investir. Sa première idée est de créer une chaîne de magasins sur le modèle de Woolworth, qui vend à bas prix la marchandise pour le plus grand nombre. Parti prospecter à Chicago, il est frappé par le phénomène des nickelodeons, ces « théâtres » à 25 cents où l’on passe des films. Le public s’entasse dans une toute petite salle ; la séance dure une dizaine de minutes ; les spectateurs ressortent satisfaits et sont immédiatement remplacés par une autre cohorte. Il en va ainsi du matin jusqu’au soir. N’est-ce pas le principe de Woolworth ? Carl Laemmle, qui flaire une mine d’or, se renseigne auprès du propriétaire d’un de ces établissements et a tôt fait de l’imiter. Il ouvre un premier nickelodeon dans un entrepôt qu’il fait aménager. Son public ? Des immigrants polonais, russes, des familles juives. Une audience populaire qui ne parle pas ou maîtrise mal l’anglais. Toujours présent sur place où il se décrit comme l’homme à tout faire, il dit avoir tout appris du contact direct avec le public, de ses goûts, de ses attentes, de son amour pour certains personnages (qu’incarneront ses futures « vedettes ») et de sa prédilection pour le happy end. Il note combien ses spectateurs sont bons observateurs après les avoir étudiés lui-même de près, hilares devant les Indiens pourvus de moustaches, tels que les imaginait 3 Ce document a été publié à titre posthume par la revue Film History en 1989 : C. Laemmle, « From the inside. This business of motion picture ». Film History, vol.3, n° 1, 1989, pp 47-71. CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL 107 l’auteur d’un western… français4. De cette période vient sa conviction que c’est à ce public que le cinéma doit en premier lieu s’adresser. Son entreprise a un tel succès qu’il ouvre un second nickelodeon dans le quartier italien de la ville. C’est alors qu’il rencontre un obstacle de taille : il ne parvient pas à fournir suffisamment de spectacles ! Il peine à obtenir des films, car il n’y en a pas suffisamment sur le marché. Jusqu’en 1912, 70 % de la production cinématographique vient de France. C’est pourquoi il décide d’assurer luimême son approvisionnement et se lance dans la location de films. Le 1er octobre 1906, il crée le Laemmle Film Service, un organisme d’échange de films qui devient en deux ans à peine l’un des plus grands services de distribution du continent. Il mentionne qu’il doit reverser des droits à Edison, lequel, comme on sait, faisait systématiquement breveter la moindre de ses « inventions », à commencer par les projecteurs. Il ne craint pas d’entrer en conflit ouvert avec la Motion Picture Patents Company qui impose des redevances aux exploitants utilisant les appareils Edison, en se regroupant avec plusieurs autres indépendants dans la Motion Picture Distributing and Sales Company dont il devient président. La bataille juridique dure de longues années mais le camp Carl Laemmle-William Fox finit par gagner : en 1912, la Cour Suprême condamne le cartel Edison au nom de la loi antitrust. Les « Indépendants » qui sont des immigrés de fraîche date l’emportent sur les Wasps soucieux de leur monopole et des avantages acquis. Laemmle fonde l’Universal Film Company, sa première maison de production, loue un site dans le New Jersey et ouvre un premier bureau en Europe. Traffic in Souls est son premier succès commercial, réalisé par cette compagnie. Le film traite de l’exploitation des jeunes immigrantes attirées par de fausses offres d’emploi et qui tombent dans le piège de la prostitution. Le thème de la « traite des blanches » (white slavery) suscite à l’époque une émotion très vive dans l’opinion publique. Le sujet, à la fois brûlant, social et mélodramatique, déclenche une controverse au sein du National Board of Censorship of Motion Picture5. Tous ces éléments participent du succès du film. Hollywood, la terre promise À la suite de ses confrères Adolph Zukor et Jesse L. Lasky, Laemmle décide de quitter la côte est. Il réinvestit ses bénéfices dans l’achat d’un immense terrain près d’Hollywood (sur lequel se trouve une batterie de poulets, qu’il conserve un certain temps, au cas où) qu’il appelle Universal 4 Peu de temps après le premier western de l’histoire, The Great Train Robbery (1903) d’Edwin S. Porter, on se met également a en tourner en France. Joë Hamman, acteur qui admire le cirque de Buffalo Bill, en réalise dès 1906 dans la région parisienne, à Arcueil et à Meudon, puis, après sa rencontre avec le marquis de Baroncelli, en Camargue. 5 Laemmle ne craint pas les sujets susceptibles de fâcher l’establishment wasp. En 1916, il produit le film de Phillip Smalley et Lois Weber, Where Are My Children ?, qui pose la question du contrôle des naissances et évoque le recours à l’avortement dans toutes les couches de la société. Le film avait été inspiré par le procès pour obscénité intenté à Margaret Sanger en 1914. Laemmle a le goût des polémiques qui enflamment l’opinion publique. 108 NICOLE GABRIEL City. Le plus grand ensemble de studios hollywoodiens est le sien – avant qu’Universal soit dépassé à son tour par la MGM. Pourquoi choisit-il la Californie ? Tout d’abord pour son ensoleillement : jusqu’à l’arrivée du parlant, on tourne beaucoup en extérieurs où à travers des baies vitrées laissant entrer la lumière du jour. Il ne perd pas pour autant le contact avec New York puisque deux lignes de train relient Los Angeles et l’Est des États-Unis. Non seulement le coût du travail y est deux fois moins élevé qu’à New York ou Chicago, mais il n’y existe pas encore de syndicats. Last but not least, il peut plus facilement échapper aux avocats et détectives d’Edison, toujours virulent6. Les studios sont inaugurés à grand renfort de publicité en 1915 (près de 100.000 personnes se relaient à l’inauguration). À peine dix ans se sont écoulés depuis que Laemmle s’est lancé dans l’aventure des nickelodeons. Le choix du nom de sa compagnie cinématographique et celui de son logo s’inscrivent dans une stratégie d’autopromotion. Universal est une trouvaille géniale, en partie due au hasard, inspirée par le nom d’une marque de tuyaux arborée par un camion passant sous ses fenêtres. Le tuyau pourrait d’ailleurs symboliser lui-même le système de diffusion hollywoodien à flux continu. Tout se passe à Los Angeles comme s’il fallait à tout prix remplir ces pipe lines d’images. Le logo, un globe terrestre tournant sur son axe en accéléré, est une cristallisation puissante de l’imaginaire en même temps qu’une réaffirmation du caractère mondial du nouveau médium. À cela s’ajoute la mise en place d’une communication tous azimuts, au moyen d’une presse maison, de films de promotion de type institutionnel vantant les studios, de visites organisées et d’études de marché relatives aux films en cours de production. Il s’appuie sur la puissance de la nouvelle corporation naissante, celle-là même qui s’est substituée aux bataillons d’avocats d’Edison. Dès 1912, il crée à cet effet un organe de liaison avec les exploitants de salles, The Implet, devenu Universal Weekly, puis Moving Picture Weekly. Paterne, pour ne pas dire paternaliste, il se fait appeler Uncle Carl, courtise l’homme de la rue (« Mister Everyman »), s’adresse avec lui avec familiarité, lui propose des concours comme par exemple un prix pour la meilleure adaptation littéraire d’après Notre-Dame de Paris, des visionnages privés pour tester ses réactions. Le marketing est poussé bien en amont de la production, puisqu’il va jusqu’à solliciter les futurs spectateurs pour le choix des scripts et des titres de films. Les suggestions retenues sont rémunérées. Blaise Cendrars, reporter à Hollywood, raconte comment le producteur demande personnellement au public de bien vouloir collaborer avec le studio Universal en lui envoyant « des observations, des remarques, des suggestions, qu’il s’engage à payer « cash » de 50 à 100 dollars si une idée soumise est retenue, c’est peut-être à la porte d’Universal que poireautent le plus de gogos »7. 6 Cf. Olivier Caïra, Hollywood face à la censure. Discipline industrielle et innovation cinématographique CNRS éditions, Paris, 2005. 7 Blaise Cendrars, Hollywood, la Mecque du cinéma, Paris, Grasset, 1936 (rééd. Ramsay, 1987, pp. 87-88). CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL 109 Son désir de se rapprocher de l’homme de la rue se traduit dans des productions multi-genres : des feuilletons, des comédies, des westerns, des drames humains. En un premier temps, il privilégie, comme nous l’avons vu, les thèmes sociaux, la corruption (avec Graft 1915), la tuberculose (The White Terror, 1916). Il dénonce alors le travail des enfants et l’habitat sordide. Le Star System Carl Laemmle a le génie de la communication. Avant même de créer son propre studio, il entrevoit le star system à l’américaine, autrement dit à une autre échelle que celle qu’on connaissait en Italie ou en France. Il remarque que le public s’attache à certaines figures de comédiens, même s’il n’en connaît pas le nom8. Dans les premières années du 7e Art, les acteurs sont de simples employés pouvant être affectés à d’autres tâches. Leur nom ne figure même pas au générique, les studios craignant qu’ils n’exigent des cachets trop élevés. Laemmle observe que le public les désigne d’après la compagnie qui les emploie. Ainsi parle-t-on de the Biograph girl ou de the Vitagraph girl. Il reconnaît d’emblée l’importance de la vedette comme objet d’identification du spectateur, la fonction de la célébrité du ou de la protagoniste et le rôle de la presse dans la fabrication du mythe. Il lance ainsi une actrice d’ordinaire employée par la Biograph, Florence Lawrence, par un coup publicitaire jouant sur les émotions. Tout d’abord, il fait répandre le bruit qu’elle a été tuée dans un accident de voiture. Quelques jours plus tard, deuxième information, il dément cette rumeur par voie de presse et annonce, photo à l’appui, que l’actrice tiendra le rôle principal dans le prochain film de l’Independant Moving Pictures Company intitulé… The Broken Oath. Sur le lieu de tournage, à Saint Louis (Missouri), Laemmle organisera une réception fastueuse de la comédienne. Ses « fans » sollicitent le studio qui leur envoie la photographie dédicacée de celle-ci. La star est née9. Universal engage pour des contrats de courte durée des comédiens et comédiennes qui finissent par avoir une incontestable notoriété. Outre Lon Chaney et Erich Von Stroheim, Laemmle lance le comique lunaire Harold Lloyd, qui cherche à concurrencer Buster Keaton. Il utilisera, pour leur carrière américaine, Conrad Veidt et Boris Karloff. Il produit plusieurs métrages à thématique sociale que réalise la première femme réalisatrice américaine, Lois Weber. Il encourage à ses débuts l’acteur excentrique Stroheim à passer de l’autre côté de la caméra et son neveu William Wyler à faire de même. Il fait travailler le jeune John Huston comme scénariste. Pour 8 Cette fascination pour la vedette cinématographique, Bela Balasz l’analyse dans un texte sur le visage d’Asta Nielsen, sur lequel les spectateurs déchiffrent les émotions. Cf. Bela Balasz, Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films, Francfort/Mein, Suhrkamp Verlag, 2001, pp.107-111. (Première édition 1924) 9 Jack Doyle, “A Star is Born, 1910’s”, www.pophistorydig.com, 30 octobre 2008. Par la suite, les Valentino, Garbo etc. n’ont pas tourné avec Laemmle qui n’était pas en mesure ou refusait de payer des cachets exorbitants. 110 NICOLE GABRIEL ce qui est de la production, il est à l’origine de la carrière d’Irving Thalberg qui, de proche collaborateur, deviendra le tycoon de la MGM. Guerre des images et guerre réelle Carl Laemmle est bientôt rattrapé par la politique puisque la Première Guerre mondiale éclate un an après l’inauguration de son studio à Hollywood. Plus que sur des films, Laemmle a construit son empire naissant sur la relation particulière qu’il a su établir avec le public américain. La politique risquait de mettre cette relation à mal. Il avait toujours proclamé sa fierté d’être américain, mais il n’avait jamais caché son origine ethnique et religieuse. Pour éviter que le studio ne soit soupçonné de sympathie pour un des pays belligérants, il se conforme strictement à la ligne du Président Wilson qui veut éviter toute forme d’engagement dans le conflit. Mieux, il fournit au pouvoir politique un appui logistique : l’allocution du Président Wilson, le 4 août 1914, est accompagnée d’un court-métrage produit en quarante-huit heures par la compagnie Universal : Be Neutral10. C’est la ligne qui est scrupuleusement suivie par Laemmle jusqu’à l’entrée en guerre des US le 6 avril 1917 alors qu’il y a des films interventionnistes comme Uncle Sam Awake, produit par Laurence Rubel (1916) ou pacifistes comme The Battle Cry of Peace de Jay Stuart Blackton (1915), ou encore Civilization de Thomas Ince, un film à grand spectacle, résolument pacifiste et destiné à appuyer la réélection de Woodrow Wilson. Laemmle, en tant que germano-américain, doit dissiper tout soupçon de double allégeance et afficher sa participation à l’effort de guerre. Il répond aux appels du Comitee on Public Information Agence chargé de la propagande. Avec des films comme The Man Without A Country ou The Birth of Patriotism, il essaie de convaincre les réfractaires à la conscription. Il contribue ainsi à rallier à l’effort national toutes les composantes de la population. Il va plus loin et se joint à la campagne antigermanique avec des films d’espionnage, tendant à repérer des agents allemands infiltrés dans la population américaine et en pratiquant le german bashing avec des films dépeignant les Allemands comme des brutes sanguinaires. Il repère comme incarnation idéale du Prussien Erich von Stroheim (dont il produira deux chefs-d'œuvre par la suite) qu’il utilise d’abord comme acteur. C’est une collaboration antiallemande de choc. Stroheim est aux États-Unis en 1909 et a joué un rôle dans Intolerance de D.W.Griffith dont il devient le conseiller technique. Dans The Unbeliever, il joue le lieutenant Kurt von Schnieditz qui fracasse le violon d’une recrue en prononçant ces mots : « You are here to fight, not to fiddle »). Dans Heart of Humanity, il se livre à une performance plus spectaculaire encore puisqu’on le voit violer une infirmière après lui avoir 10 Ce bel exemple de communication de masse n’est pas le premier dans l’histoire du 7e Art : en 1897, dès la rupture des relations entre les États-Unis et l’Espagne, Stuart Blackton et Albert Smith tournaient le film patriotique Tearing down the Spanish Flag. Cf. Ferri Pisani « Le cinéma américain » in : L’Art Cinématographique VII, Paris, Alcan, 1930, p. 73. CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL 111 arraché les boutons de sa veste avec les dents et jeter un bébé par la fenêtre. Aucune outrance n’est assez forte. Vers la fin de la guerre, Universal produit un court-métrage sur le torpillage du paquebot britannique Lusitania, un des événements qui avait le plus ému l’opinion publique américaine et contribué à la faire basculer dans le sens d’un engagement armé des USA : The Sinking of the Lusitania (1918) du dessinateur Winsor McCay qui constitue le premier film d’animation traitant d’un sujet grave. Laemmle poursuit encore dans cette veine avec The Kaiser, exploité également sous le titre de The Beast of Berlin où l’agressivité, détournée du peuple allemand, se focalise sur l’empereur Guillaume II, auteur de tous les maux, que l’on voit planifier le torpillage du Lusitania. Le film, réalisé par Rupert Julian (qui mettra en scène après-guerre The Phantom of the Opera 1925) présente un duo d’acteurs prodigieux, Lon Chaney et, de nouveau, Erich von Stroheim, qui campe l’empereur abhorré. C’est un énorme succès L’Allemagne après la bataille Cependant, une certaine lassitude tend à s’installer chez le public. « Not a war film » devient un argument publicitaire. Avec la victoire alliée, ce n’est plus une nécessité politique que de continuer à exploiter ce filon, d’autant que les films anti-allemands vont à l’encontre de la politique du Président Wilson et de l’idée d’une Société des Nations. Après la première guerre mondiale, Carl Laemmle ne fit pas amende honorable vis-à-vis de son pays d’origine et il ne désavoua pas les films qui montraient ses anciens concitoyens de façon si caricaturale. Cependant, pour la décennie qui suivit, l’Allemagne fut au cœur de ses préoccupations. Il poursuivit une politique délibérée de rapprochement avec son pays d’origine et reprit immédiatement des contacts personnels et des relations d’affaires. Laemmle se rend en Allemagne tout de suite après le conflit et est ému devant la misère de ses anciens concitoyens. C’est pourquoi il recourt à la stratégie, fort peu habituelle chez les producteurs de cinéma, des bonnes œuvres. Il engage le public à suivre son exemple par une habile entreprise de communication, exhortant ses lecteurs à faire parvenir de l’argent, des dons de nourriture et des vêtements, non pas directement dans le pays vaincu, mais à Universal. Il n’hésite pas à s’adresser personnellement au lecteur et au spectateur, faisant montre à la fois d’humanité et d’habileté. Il insiste sur le fait que la population allemande a été durement éprouvée et flatte la magnanimité américaine : « Certes, nombre d’entre vous n’ont pas pu oublier la guerre, et peut-être des traces de haine subsistent dans votre cœur. Pourtant, c’est bien un trait typiquement américain que d’oublier et de pardonner, de s’adoucir et de compatir à la vue du véritable désespoir. Aucune nation dans le monde ne sait répondre plus promptement à un appel à l’aide. Imaginez-vous retournant dans votre ville natale pour y découvrir vos connaissances, même les plus respectables, réduites à la famine et à la 112 NICOLE GABRIEL mendicité : c’est l’expérience que j’ai vécue l’an dernier et la situation ne fait qu’empirer »11. Il semble que Laemmle ne soit pas tant resté attaché à l’Allemagne qu’à sa terre souabe où il se rendait régulièrement et avec laquelle il entretient des relations d’ordre affectif. Après la guerre, il s’emploie à devenir le bienfaiteur de sa ville natale en subventionnant généreusement des institutions charitables juives et chrétiennes. Ses anciens concitoyens le remercièrent en le nommant citoyen d’honneur de la ville et en donnant son nom à une rue ainsi qu’au lycée. L’amour du pays natal (Heimat) est un trait dominant et constant et il y a fort à parier que la reconnaissance au double sens du mot de ses compatriotes ne lui importait pas moins que l’empire cinématographique qu’il s’était forgé, loin de l’endroit où il était né. Le second volet de cette stratégie concerne les affaires. Dans la nouvelle donne mondialisée où des concurrents inédits vont nécessairement émerger et s’imposer sur le marché, il a repéré le potentiel du cinéma d’outre-Rhin : les pays européens sont économiquement exsangues mais leurs moyens cinématographiques leur permettent toujours de rivaliser avec le cinéma américain. La période de conflit a accéléré l’évolution des structures, donnant à l’Allemagne des investisseurs et la dotant de studios indispensables à la production de films. Il affirme la présence d’Universal en Allemagne dès 1920, prenant ses concurrents de court. Il profite aussitôt de la moitié des quotas réservés aux firmes américaines, distribue des westerns, des films d’aventure et d’action, de qualité médiocre si l’on en croit la critique de l’époque. À Hollywood, les grands studios rivalisent plus que jamais pour engager de nouveaux talents. Ernst Lubitsch arrive en 1923, ainsi que Murnau et le producteur Erich Pommer. C’est Laemmle qui fait venir Paul Leni (à qui il fera tourner quatre films) ainsi que l’acteur Conrad Veidt. 1927 est l’année de l’adaptation de L’Homme qui rit de Victor Hugo. Laemmle fera également travailler Karl Freund, le talentueux caméraman de Metropolis qui signera pour Universal un classique du film d’horreur, The Mummy (1932), avec Boris Karloff. Il cherche à négocier avec l’UFA, mais la Paramount et la MGM s’entendent pour former une société de distribution germanoaméricaine. Il crée cependant en 1926 la maison Matador12 qui deviendra par la suite la Deutsche Universal et qui diffuse sur place une partie de son catalogue : Foolish Wives, Blind Husbands, fruit de sa collaboration avec Erich von Stroheim, des adaptations littéraires et des films d’horreur, qui deviennent la marque de fabrique d’Universal, comme The Hunchback of Notre Dame et Phantom of the Opera, tous deux avec Lon Chaney. Notons aussi que Wilhelm Dieterle travaille d’abord pour la Deutsche Universal, avant de s’établir à Hollywood à la maison mère. 11 Cité par Véronique Elefteriou-Perrin dans « Onkel Karl chez Uncle Sam : les guerres de Carl Laemmle », in Vienne et Berlin à Hollywood, PUF, Paris, 2006, p. 60. 12 Cf. Erika Wottrich, Deutsche Universal. Transatlantische Verleih- und Produktionsstrategien eines Hollywoodstudios in den 20ger und 30ger Jahren, Verlag edition text+kritik, Munich, 2001. CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL 113 À l’Ouest rien de nouveau Une fois la guerre terminée, l’attitude belliqueuse était sans objet et le message que veut faire passer Hollywood va dans le sens d’une réconciliation. Aussi les films sur le conflit passé ont-ils tendance à montrer comme un frère l’ennemi que l’on s’était plu à diaboliser 13. Dès 1918, Charles Chaplin met en scène Charlot Soldat, comédie ouvertement antimilitariste. De son côté, D.W. Griffith tourne Isn’t Life Wonderful (1924), dans les environs de Berlin. Les protagonistes sont polonais, certes, mais l’auteur montre la souffrance des Allemands, la misère et le chaos politique où ils se trouvent. The Big Parade (1925) de King Vidor, qui présente notamment un soldat américain refusant d’achever un soldat allemand blessé, est un énorme succès. Même chose pour Four Sons (1928) de John Ford qui montre une famille allemande déchirée par la guerre, un des fils ayant émigré aux ÉtatsUnis, les autres non. Pour Laemmle, les choses changent autour de 1928, lorsqu’il forme le projet d’adapter à l’écran Im Westen Nichts Neues, le roman antimilitariste d’Erich Maria Remarque qui vient de paraître et qui est immédiatement un succès de librairie. C’est le réalisateur hongrois Pál Fejös qui attire l’attention de Laemmle sur le livre en vue d’une adaptation cinématographique. Celui-ci se rend personnellement en Allemagne négocier l’achat des droits. La particularité du récit est de se fonder sur une expérience exclusivement vécue dans le camp allemand. C’est ce qui constitue la nouveauté de l’approche et qui plaît à Laemmle. Mais il sait très bien qu’il va au-devant de difficultés, en tout cas en Allemagne : à son retour, il déclare au New York Times : « Le sentiment des nazis contre ce livre est tel qu’un des principaux propriétaires de salles en Allemagne nous a fait comprendre qu’il ne voudra rien avoir à faire avec ce film en Allemagne »14. Laemmle propose à Remarque de jouer dans le film, celui-ci refuse, se jugeant trop vieux pour incarner le lycéen Paul. On décide, avec vingt ans d’avance sur Bresson, qu’il n’y aurait que des visages inconnus. Comme metteur en scène, Universal choisit Lewis Milestone (Lew Milstein), 35 ans, dont c’est le premier film. Symboliquement, le tournage commence le 11 novembre 1929. Le film, sans aucune complaisance, est un clair refus du patriotisme (« Mieux vaut ne pas mourir du tout que de mourir pour sa patrie »). Il rencontre un très grand succès populaire aux États-Unis et il remporte deux oscars, celui du meilleur film et celui du meilleur réalisateur. On parla même de Laemmle comme lauréat éventuel du prix Nobel de la paix. La réception n’est pas du tout la même en Allemagne. Les premières séances sont perturbées par des nazis, Goebbels en tête, qui organisent des lancers de rats. Une campagne de presse extrêmement violente suit. Les 13 Cf. Thomas Doherty, Projections of war. Hollywood, American culture and WW II, Columbia University Press, 1994. 14 The New York Times, 6 octobre 1929. NICOLE GABRIEL 114 Sociaux-Démocrates ne défendent pas le film qui est interdit seulement une semaine après sa sortie, le 11 décembre 1930, par le Film-Oberprüfstelle, le comité de censure cinématographique de l’époque. Le film pâtit de la conjonction suivante : c’est le récit de la défaite allemande, traumatique, aggravé par l’effet que provoque chez le public allemand, qui n’y est pas habitué, une technologie nouvelle : le parlant. On voit donc des soldats portant l’uniforme allemand et parlant américain ! Laemmle est la cible d’une campagne très virulente. La presse rappelle les films tournés par Universal durant la Première guerre mondiale et conseille à Laemmle de ne plus revenir en Allemagne. Profondément affecté, il ne retournera plus effectivement dans son pays natal. Il est pourtant prêt à des concessions pour que son film soit diffusé en Allemagne. Il le fait remonter, au grand dam d’Ilya Ehrenbourg qui lui reproche de « faire de l’argent avec la guerre et avec la paix ». Le film est autorisé en projection privée en 1931, mais sera bien évidemment interdit dès 1933. Il faudra attendre 1984 pour que les Allemands puissent le voir dans sa version originale. La chance abandonne Laemmle à mesure qu’une nouvelle catastrophe se prépare sur le Vieux Continent. En 1936, le studio Universal est racheté par ses créanciers. Carl Laemmle meurt en septembre 1939. Lui qui a toujours su accompagner ses actes de la plus grande publicité, n’en a donné aucune au dernier combat de sa vie, sa lutte pour sauver ses coreligionnaires en leur permettant d’obtenir un visa pour les États-Unis15. De nouveau, il privilégie une démarche individuelle : il ne semble pas qu’il ait collaboré avec des organisations juives d’aide aux réfugiés. Concrètement, il se porte garant pour des parents éloignés, ou de simples connaissances, organise leur accueil à New York, leur procure un logement et un emploi. Chaque candidat à l’immigration devait en effet présenter, outre un visa, un certificat prouvant qu’il disposait d’un hébergement et de ressources. Il s’agissait de l’établissement d’affidavits, ou attestations de soutien engageant personnellement celui qui se portait garant. Laemmle se livre avec patience et obstination à cette bataille avec l’administration américaine. Le nombre des affidavits établis par Laemmle s’élève à quelque trois cents et il a persuadé certaines de ses connaissances comme Fritz Lang ou Paul Kohner à suivre son exemple. Les archives américaines consultées révèlent l’étendue de son engagement et l’inflexibilité des hauts responsables de l’administration américaine. Ces échanges de lettres font apparaître un autre Laemmle, qui s’exprime sur le ton de la supplication, (« Please, have a kind heart »), encaisse les remarques sur son grand âge, son décès imminent et la nullité des affidavits. Conclusion Nous avons tenté de cerner la figure du producteur Carl Laemmle, personnage qui a joué un rôle éminent dans l’industrie cinématographique 15 Cf. Udo Bayer, « Laemmles List - Carl Laemmle’s Affidavits for Jewish Refugees », Film History, vol. 10, n° 4, 1998, pp.501-521. CARL LAEMMLE, L’UNIVERSEL 115 naissante aux États-Unis. Discret, parfois même secret, sans l’arrogance ni l’extravagance de ceux que l’on a appelé les magnats du cinéma, ce Juif allemand a réussi à s’intégrer, non seulement dans la communauté américaine, mais, l’union faisant la force, à résister à la puissance économique et à la force juridique dissuasive de la société dominante. Cosmopolite par nécessité, mais aussi par goût et volonté d’entreprendre, il s’est adressé à un public d’immigrants comme lui. Ni homme politique ni artiste, il appelait de ses vœux un monde de paix, de commerce et d’entertainment où les rêves peuvent devenir vrais. Sa volonté d’assimilation est contrebalancée par son attachement à la terre natale, la Souabe, plutôt que l’Allemagne proprement dite, ainsi que par sa fidélité aux valeurs de la religion juive. Cela en fait un individu à part parmi ceux que Neil Gabler nomme les « Juifs qui inventèrent Hollywood ». Carl Laemmle était conscient d’un danger dont il avait fait, à distance, l’expérience, lors de la campagne allemande contre son film pacifiste À l’Ouest rien de nouveau. Ce citoyen du monde a certainement vécu l’évolution de la situation allemande comme une tragédie personnelle. Il y a fait face en homme d’action et a consacré ses dernières forces à défendre le droit de vivre de ses coreligionnaires dont il a rendu possible, dans la mesure de ses moyens personnels, l’exil salvateur. ANNE-MARIE BERNON-GERTH ∗ LA COMMUNICATION PUBLIQUE SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE : PERSPECTIVES TRANSNATIONALES e e ET INTERNATIONALISME AUX XX ET XXI SIÈCLES Jusqu’à récemment, en Grande-Bretagne comme dans de nombreux pays, une majorité pensait que la science est isolée de la vie et des préoccupations ordinaires. On avait tendance soit à avoir foi en la science soit à s’en méfier. Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui souhaiteraient qu’elle leur apporte des vérités absolues, tout en s’inquiétant face aux avancées scientifiques et à l’impact des nouvelles technologies sur l’environnement et la société. Cette étude part de la question que se sont posée des institutions, des personnalités, et d’une manière générale la communauté scientifique, pendant les trois dernières décennies de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, et qui, en Grande-Bretagne comme ailleurs, est la suivante : comment améliorer la diffusion sociale des connaissances scientifiques et techniques et la compréhension du public ? Nous centrerons notre analyse sur le Royaume-Uni car, depuis de nombreuses années, nous étudions le concept de « compréhension de la science par le public » (Public Understanding of Science – PUS), et de « communication publique sur la science » (Public Communication of Science and Technology – PCST) outre-Manche1. Il existe toutefois des acceptions différentes relatives à la diffusion publique de la science selon les pays et les contextes concrets. Dans certains d’entre eux, la présentation de la science au public a, bien entendu, préexisté à l’introduction du concept de PUS et de PCST à partir des années 1980, mais les spécificités politiques britanniques ont impliqué des perspectives transnationales et un internationalisme des modèles. Nous envisagerons donc la « transférabilité » des pratiques de communication scientifique publique en Grande-Bretagne dans différents contextes. Nous nous interrogerons sur l’attitude du public britan∗ Maître de Conférences honoraire en Sciences de l’Information et de la Communication, et en Civilisation Britannique, Université Paris Diderot - Paris 7 1 Création en 1987 par Anne-Marie Bernon-Gerth, avec Denise Devèze-Berthet, d’un groupe de recherche « science, médias et société », avec organisation de colloques internationaux et publications. Nos travaux ont été poursuivis ensuite au sein du CRECI (Centre de recherche sur la communication et l’image), avec Baudouin Jurdant et d’autres chercheurs de l’UF CCI (Cinéma, Communication, Information), notamment Joëlle Le Marec ; plus récemment, ils se sont effectués au sein du Laboratoire ICT (Identités, Cultures, Territoires) de l’Université Paris Diderot. 118 ANNE-MARIE BERNON-GERTH nique face à la science, et analyserons le rôle, les objectifs et le pouvoir des acteurs de la communication publique sur la science selon les modalités utilisées par les institutions, les fondations, les musées et les sociétés savantes pour encourager l’accès à la science. Nous aborderons également le rôle joué par les médias et les journalistes scientifiques, longuement analysé par ailleurs2, et l’apport plus récent d’Internet et des réseaux sociaux. Il s’agira enfin pour nous d’évaluer les modèles de communication publique sur la science au Royaume-Uni pour tenter d’en tirer des enseignements dans une perspective transnationale et internationale. La perspective transnationale implique en effet un phénomène de rapprochement et confère une autre dimension à la communication. Elle repose sur des échanges de nature différente qui ne passent pas nécessairement par des canaux interétatiques publics, même si leurs conséquences concernent les États. Dans le contexte de l’évolution de la communication publique sur la science ces dernières années, la discussion portera sur les enjeux qu’entrevoient les chercheurs britanniques en information et communication ainsi qu’en sciences sociales. Le Royaume-Uni semble en effet participer d’un mouvement transnational entre gouvernance et « engagement public » (Public Engagement – PE). Dans ce cas-là, il sera question de savoir si, en ce début de XXIe siècle, se tissent un peu partout des liens nouveaux entre science et société, et si oui, quels en sont les effets. Perspectives historiques transnationales sur le rôle et la logique des principaux acteurs Au Royaume-Uni, la diffusion de la culture scientifique est inscrite à l’ordre du jour du gouvernement depuis une trentaine d’années. Elle a été formalisée en 1985 par une publication de l’Académie des sciences britannique (Royal Society) dans un Rapport – dit « Bodmer » du nom de son auteur- intitulé La Compréhension de la science par le public (The Public Understanding of Science)3. À partir de là, l’idée de la communication sur la science s’est historiquement construite autour du « modèle du déficit » (deficit model). Ce modèle implique que les non-spécialistes et le public en général, souffrent d’un déficit de connaissances scientifiques qu’il convient de combler. Partant du fait que la science et la technologie occupent une place prépondérante dans la société, le Rapport Bodmer a recommandé le développement d’actions visant à en donner une meilleure image. Il insistait aussi sur la nécessité de transmettre à un large public des savoirs valorisant 2 Anne-Marie Bernon-Gerth, « Production et diffusion de l’information scientifique à la télévision : comparaison entre la France et la Grande Bretagne », in CRECI, La promotion de la culture scientifique et technique : ses acteurs et leurs logiques, Paris, Publications de l’Université Paris Diderot - Paris 7, 1997, p.13-23 ; « Enquêtes auprès des Organismes publics ou privés impliqués dans la production et la diffusion de l’information scientifique et technique à la télévision dans deux pays de la Communauté Européenne (France – Grande Bretagne) », Rapport AIP Image et Communication, Paris : Université Paris 7, 1991, 60 p. 3 Royal Society. The Public Understanding of Science (Bodmer Report), London, Royal Society, 1985. LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 119 l’entreprise scientifique. Cela importait d’autant plus que le gouvernement Thatcher de l’époque encourageait ce genre d’initiatives. Au milieu des années 80, la promotion de la culture scientifique devient ainsi prioritaire pour la Royal Society qui facilite l’implication des scientifiques et des médias non seulement à l’école, mais aussi dans l’éducation des citoyens. L’Association britannique pour le progrès scientifique (British Association for the Advancement of Science – BAAS) lance également des programmes incitatifs pour développer des recherches quantitatives et qualitatives sur le niveau de connaissances scientifiques du public (scientific literacy) et sur « le modèle du déficit ». Des chercheurs tels que John Durant, Brian Wynne en Grande-Bretagne et Daniel Boy en France confrontent leurs résultats. Ils déplorent tous le manque de connaissances scientifiques de la population4. Le champ de recherches sur la compréhension de la science par le public (PUS, en anglais) et la communication publique sur la science (PCST, en anglais) s’est donc surtout développé à partir du milieu des années 1980 en Grande-Bretagne, conjointement à la France, dans une perspective transnationale. Il existe en effet une sorte de perméabilité des domaines de recherche car les chercheurs des deux pays, ceux d’Europe et maintenant du monde, se rencontrent dans des colloques5 et multiplient les axes « science et société » au sein de programmes-cadres de recherche et de développement (PCRD). Ces programmes renforcent les réseaux européens et internationaux qui existent déjà. Ainsi, depuis 1989, les chercheurs appartenant au réseau CPST – Communication publique sur la science et la technologie (PCST, en anglais), se réunissent tous les deux ans dans les grandes capitales du monde. Cela permet une confrontation entre chercheurs, professionnels, institutions et associations de citoyens sur les pratiques de communication scientifique publique. De même, le réseau européen ECSITE – Centres et musées scientifiques européens (European Network of Science Centres and Museums), créé en 1989 et ouvert à présent à d’autres pays, contribue à la circulation des idées et des savoir-faire entre les musées et les centres consacrés aux sciences et aux techniques. Ces réseaux transnationaux nés d’interrogations communes concernant la communication publique sur la science s’appuient sur des ensembles plus vastes qui fédèrent des communautés de chercheurs au-delà des frontières géographiques et disciplinaires, notamment la Société des études sociales sur la science (Society of Social Studies of Science). La publication de Science et culture en Europe (Science and Culture in Europe) en deux versions, française 4 John Durant, Geoffrey Evans, Geoffrey Thomas, « The Public Understanding of Science », Nature, 340, 1989, p.11-14. Brian Wynne, « Knowledges in context », Science, Technology and Human Values, 16, Winter, 1991, p. 111-121. Daniel Boy, Les Attitudes des français à l’égard de la science, Paris, CNRS, CEVIPOF, 1989. 5 Un des premiers colloques internationaux sur les thèmes de recherche du « PUS » était intitulé « Policies and Publics for Science and Technology ». Il a eu lieu à Londres en 1990. 120 ANNE-MARIE BERNON-GERTH et anglaise, réalisées conjointement en 1993, en France par la Revue Alliage et en Grande-Bretagne par le Musée des Sciences (Science Museum), a, par exemple, mobilisé la participation de chercheurs de nombreux pays d’Europe et d’ailleurs6. On y analyse les conceptions transnationales, l’internationalisation et même l’idée de « dénationalisation » de la communication publique sur la science. Certains auteurs pensent que tout ne peut pas s’exporter, d’autres plaident pour une science sans frontières – plus particulièrement Elisabeth Crawford dans l’article Dénationalisation. La science a-t-elle des frontières ? (National and international in Science : a dialogue)7. Dans un même élan, le Conseil Britannique (British Council) qui représente la culture britannique dans le monde entier, prône également une communication publique sans frontières et recommande que la science soit un exercice légitime et valorisé. Ainsi, dès le siècle dernier, un grand nombre d’initiatives transnationales essaient de développer la coopération entre les pays dans le domaine de la communication publique sur la science. La Fondation européenne de la science (European Science Foundation), par exemple, promeut des projets européens de recherche élaborés en collaboration et donne des conseils à ceux qui cherchent des partenaires. D’autres, comme la Fondation de l’Europe scientifique (Foundation Scientific Europe), s’intéressent plus particulièrement à un public plus large et mettent en œuvre des projets pour l’atteindre, notamment par des expositions scientifiques itinérantes. L’identification des pratiques envisagées en Grande-Bretagne depuis les années 1980 et les mesures de « transférabilité » de leurs modalités au-delà des frontières va donc nous permettre d’examiner si les dispositifs mis en place localement vont se développer ou, au contraire, disparaître sous l’emprise du « technologisme » planétaire. Comment l’élan britannique a-t-il pu soustraire la pensée des gens à l’oscillation qui, depuis trente ans, l’a portée à célébrer les triomphes scientifiques puis à annoncer de grandes catastrophes dont la science serait porteuse ? Pour répondre à ces questions, il est important, dans un premier temps, d’analyser le rôle qu’ont joué les principaux acteurs de la promotion scientifique et d’entrevoir leur logique. L’un des acteurs importants du développement de la compréhension de la science par le public a été le COPUS (Committee on the Public Understanding of Science), initié en 1985 par deux Sociétés savantes : l’Académie des sciences (Royal Society) et l’Association britannique pour le progrès scientifique (British Association for the Advancement of Science – BAAS)8. Cette dernière a pour fonction spécifique de faciliter la communi6 John Durant, Jane Gregory (eds.), Science and Culture in Europe (conceived and commissioned by Jean-Marc Lévy-Leblond), London, Science Museum, 1993. Voir Numéro spécial Alliage, N° 16-17, EtéAutomne 93. 7 8 Elizabeth Crawford, « La science a-t-elle des frontières ? », op. cit., p.35-41. Au sujet de cette dernière Association, on doit signaler qu’elle a été fondée en 1831, qu’elle est ensuite devenue L’Association britannique (British Association -BA) et qu’elle s’appelle à présent l’Association Scientifique Britannique (British Scientific Association -BSA). LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 121 cation non seulement en direction du public, mais également du gouvernement. Il est intéressant de mentionner ici que, plusieurs années après la fondation de la BAAS (1831), a été créée en 1848 l’Association américaine pour le progrès scientifique (American Association for the Advancement of Science – AAAS) sur le modèle britannique avec la mission transnationale de promouvoir la science, la technologie et l’innovation à travers le monde, dans l’intérêt de toutes les populations. Cette Association est toujours engagée dans la communication publique sur la science. Elle est très influente, fonctionne grâce à des fonds publics et privés, et publie la célèbre revue hebdomadaire Science diffusée dans le monde entier. COPUS, le Comité pour la compréhension de la science par le public est également financé en partie par le gouvernement et en partie par des sponsors. Il joue un rôle de conseil et de médiation entre la communauté scientifique et le public en élaborant notamment des programmes scolaires, en organisant des conférences publiques, et en favorisant la création et la diffusion de pièces de théâtre sur des sujets scientifiques. COPUS a aussi été à l’origine, en 1989, de festivals sur la science tel que celui d’Edimbourg, réputé dans le monde entier. Cette initiative a d’ailleurs contribué au développement de festivals du même type en Grande-Bretagne et dans plusieurs autres pays, ainsi que de manifestations comme les Semaines et les Fêtes de la science9. Ce genre d’activités et de manifestations britanniques destinées à promouvoir une meilleure communication publique sur la science reposent presque toutes sur le « deficit model » et sur l’hypothèse, mentionnée plus haut, de la capacité des individus à maîtriser de grandes quantités de connaissances si leur mise en cohérence et leur accès sont facilités. Dans cette optique, l’une des principales fonctions de COPUS est d’obtenir le soutien du gouvernement en faveur de la science. En Grande-Bretagne, en effet, la politique et la science n’ont pas toujours bien communiqué. De façon générale, dans les années 1980, les politiciens connaissaient peu la recherche scientifique et ne se mobilisaient pas pour faciliter l’accès du public aux informations. Par ailleurs, il est notoire que l’opacité du gouvernement britannique dans nombre de domaines n’a pas rendu la tâche facile aux journalistes lorsqu’ils cherchaient à interpréter les statistiques officielles. Paradoxalement, toutefois, dans ce pays où la liberté d’expression est acquise de longue date, le gouvernement a aidé à mettre en place une tradition de journalisme d’investigation de qualité dont la Grande-Bretagne se prévaut encore aujourd’hui10. 9 Ce Comité COPUS fait des communications régulières lors de manifestations prestigieuses comme la Rencontre annuelle de l’Association britannique. 10 La grande majorité des politiciens de la fin du siècle dernier n’avait pas de formation scientifique et, même si les médias se sont heurtés à des difficultés d’accès à l’information scientifique gouvernementale, COPUS, les différentes Associations et Fondations mentionnées, les organismes de conseil scientifique et les médias eux-mêmes, ont bénéficié de certains soutiens politiques pour informer le public au sujet des progrès scientifiques. Pendant longtemps, en effet, l’engagement direct du gouvernement britannique dans la communication publique sur la science s’est souvent limité à des annonces officielles en temps de crise, notamment celle de la « vache folle », du « VIH » ou du « SIDA ». Le discours officiel sur les questions scientifiques, adressé à la presse par l’intermédiaire du Directeur général des affaires scientifiques ou médicales (Chief Scientific or Medical Officer), n’a pas trouvé grand crédit auprès de la population. 122 ANNE-MARIE BERNON-GERTH En fait, le rôle du gouvernement dans la communication scientifique s’est accru récemment sur le plan international sous la houlette de l’Europe. En Grande-Bretagne cela s’est traduit, en 2009, par la création de plusieurs entités sous la tutelle du Ministère de l’innovation et des compétences économiques (Department for Business Innovation and Skills – BIS)11. L’objectif affiché de ce ministère est de stimuler la croissance, et ce n’est pas pour rien qu’il est chargé des politiques gouvernementales pour la science et la technologie ! L’intérêt politique et économique que représente l’information scientifique et technique, en Grande-Bretagne tout comme sur le plan international, est en effet de plus en plus lié à l’innovation technique et à l’économie12. L’innovation conditionne la reprise économique, l’information en constitue l’aiguillon. Ce constat met désormais en évidence l’universalité actuelle des fondements politiques et économiques de la communication publique sur la science. Dès sa création le BIS a mis en place le groupe Science et société (Science and Society). Ce groupe est doté d’un important budget annuel destiné à l’élaboration de moyens permettant de faire mieux comprendre le fonctionnement de la communication scientifique au RoyaumeUni et de soutenir les multiples acteurs qui interviennent dans ce domaine. L’acquisition de connaissances scientifiques fiables est ainsi devenue un enjeu politique majeur et entraîne le recours à l’expertise. La question du rôle joué par les experts pour favoriser l’acceptabilité des risques scientifiques, environnementaux et sociaux est également devenue importante sur le plan international13. La façon de présenter la science au public doit être précise et pertinente car le monde associatif et les citoyens sont de plus en plus sensibles aux manipulations, déformations et récupérations commerciales des informations scientifiques. Au Royaume-Uni, un des recours à l’expertise se fait par le biais des Conseils de recherche scientifique (Science Research Councils – SRC). Ces conseils sont chargés de promouvoir la communication scientifique dans le monde universitaire mais également auprès du public14. La fonction de communication de la culture scientifique et technique se trouve valorisée et les universités participent ainsi à « l’engagement public » 11 Le BIS est né de la fusion du Ministère du commerce, de l’entreprise et de la réforme réglementaire (Department for Business, Enterprise and Regulatory Reform) et du Ministère de l’Innovation, des universités et des compétences (Department for Innovation, Universities and Skills). 12 À Paris, du 26 mars 2013 au 5 janvier 2014, l’exposition sur l’Économie, réalisée dans un centre de culture scientifique, la Cité des sciences de la Villette, témoigne de la même volonté d’encourager les aspects économiques de la science. 13 Un des groupes d’experts, par exemple, se définit par l’intitulé Science et confiance (Science and trust). Il se penche sur la façon d’améliorer la communication au sujet des risques (risk communication). Au niveau international, cela se traduit par le fait que la Grande-Bretagne encadre l’étude menée chaque année sur l’attitude du public face à la science par l’Institut de sondage IPSOS MORI. 14 Fondés en 1965, pour organiser la science civile, ces Conseils ont joué un rôle important, mais c’est surtout depuis 1981 que leur prépondérance s’est accrue. Ils ont alors été regroupés dans le Conseil de la recherche et de la technologie (Science and Engineering Research Council - SERC), ce qui montre l’importance politique accrue accordée à la recherche sur la science et la technologie. Depuis 2002, une nouvelle structure, fondée sous le gouvernement de Tony Blair, les Conseils de recherche du Royaume-Uni (Research Councils UK), regroupe 7 Conseils de recherche scientifique et technique indépendants, dont le conseil d’administration et les membres sont désignés par le Secrétaire d’État pour les universités et la science. LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 123 (PE, en anglais), nouveau concept qui se développe de plus en plus internationalement15. Dans une perspective internationale on peut rappeler qu’en France, en 1994, le Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche a mis en place un Haut conseil de l’information scientifique et technique16. En Grande-Bretagne, on peut aussi mentionner deux structures importantes pour la promotion de la science et de la technologie, le Conseil des centres scientifiques et technologiques (Science and Technology Facilities Council – STFC) qui a lancé, en 2007, un centre national d’expertise pour le dialogue public entre la science et l’innovation : Sciencewise. Le gouvernement s’implique aussi dans la communication scientifique sur le plan international par le biais du Conseil Britannique (British Council) cité précédemment17. Ces dernières années, l’accent de ce Conseil a porté sur la promotion de la culture scientifique britannique par le développement de nouveaux outils de communication publique sur la science, notamment la formule « café scientifique » qui s’est exportée un peu partout, en France en particulier. Outre l’implication gouvernementale dans la promotion de la science pour le grand public, il ne faut pas oublier le rôle important que jouent les Sociétés savantes comme l’Académie des Sciences (Royal Society), l’Académie des technologies (Royal Academy of Engineering) et l’Institut Royal (Royal Institution). De même, de nombreuses fondations et associations caritatives participent à cet effort de communication. C’est le cas du Wellcome Trust, internationalement reconnu pour soutenir l’excellence de la recherche et de la communication sur la science et la médecine. Sa fonction est aussi d’être un Centre de ressources médiatiques sur la science (Science Media Centre) au service des journalistes, du monde scientifique et du monde des médias, au niveau national et international. De même, l’Association scientifique britannique a également un rôle éminent. Cette association organise des congrès annuels sur la communication publique scientifique. Elle s’interroge ainsi sur l’engagement du public dans la communication sur la science et les principaux problèmes rencontrés. En 2008, a d’ailleurs été créé le Centre national de coordination pour l’engagement du public (National Coordinating Centre for Public Engagement) auquel participent les universités britanniques qui pensent tirer bénéfice de leur collaboration avec ce Centre. Cette initiative d’engagement compte aussi la BBC parmi ses partenaires. Cet organe d’information a en effet toujours aspiré à joué un rôle social dans la communication scientifique. Créée en 2002, l’association Sensibilisation 15 L’université de Cambridge, par exemple, comme d’autres universités du Royaume-Uni, a un service de « Public Engagement » (PE) qui coordonne des événements de communication publique scientifique. Il est ainsi chargé d’une mission de communication entre le monde universitaire et le public pour permettre des échanges sur le savoir. Le PE encourage notamment des travaux de recherche ancrés dans des problématiques locales. Pour l’université cela représente aussi un moyen de montrer son utilité dans un contexte de réduction des dépenses publiques. 16 À cette époque-là, la Grande-Bretagne étant considérée comme un modèle dans ces domaines, ce Haut conseil m’avait sollicitée pour donner un « Avis » sur l’information scientifique outre-Manche et sur les émissions scientifiques à la télévision britannique. 17 Ce Conseil, indépendant du BIS, est une agence gouvernementale chargée de promouvoir la culture britannique à travers le monde. 124 ANNE-MARIE BERNON-GERTH au sujet de la science (Sense about Science) diffuse, quant à elle, de l’information scientifique sur demande ou en réaction avec l’actualité et cherche à apprendre aux gens à se poser les bonnes questions sur la science et la technologie. Tout comme les autres associations et fondations, cette dernière dispose d’une base de données de scientifiques et de chercheurs prêts à fournir des informations scientifiques fiables et précises. Ainsi, comme le Wellcome Trust, elle joue un rôle de premier ordre pour l’information des médias, des collectivités et des citoyens. L’analyse des pratiques et les mesures de « transférabilité » des actions et des acteurs de la communication publique sur la science ne peut pas être envisagée sans évoquer la vulgarisation des connaissances scientifiques grâce aux musées et aux festivals, qui ont une fonction de plus en plus importante. Au Royaume-Uni, l’Association pour les centres de science et de découverte (Association for Science and Discovery Centres) rassemble une centaine de centres de découverte et de musées consacrés à la science. Elle fait partie de l’Association ECSITE qui développe des projets internationaux, surtout en relation avec la Communauté européenne, mais également avec des musées scientifiques du monde entier18. Certains de ces dispositifs de la communication de la science au public existent donc de longue date mais ce début du XXIe siècle a vu une explosion des moyens d’accès à l’information scientifique et technique, en Grande-Bretagne comme ailleurs dans les pays démocratiques où les moyens prolifèrent et attirent un vaste public. Quelles que soient les modalités envisagées, qu’il s’agisse de sensibiliser, d’informer ou d’impliquer le publiccitoyen, la science demeure la référence. L’universalité des réponses scientifiques au centre des débats « science et société » permet de mieux comprendre la « transférabilité » des pratiques de communication à d’autres pays. La pertinence des dispositifs répertoriés en Grande-Bretagne ne fait aucun doute, eu égard au nombre croissant d’usagers. Les musées, les manifestations organisées par les institutions ou par la communauté scientifique permettent au public de se trouver en contact plus étroit avec la science. Ces manifestations sensibilisent également les scientifiques et les chercheurs qui s’y impliquent comme au Musée des Sciences à Londres. De même, la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris avec sa Salle d’actualités, et le Deutsches Museum à Munich, constituent d’importants foyers d’études et d’échanges. Rien d’étonnant non plus dans le fait que la Semaine de la science et de la technologie en Grande-Bretagne ait servi de modèle à la Semaine de la science en France, à la Semaine de la science et de la technologie aux États-Unis, au Canada, au Japon, à Malte ou en Asie du 18 Pour ne citer que quelques-uns de ces musées, on peut parler de ceux qui ont été créés vers la fin du XIXe siècle, notamment le Musée des Sciences de Londres, séparé en 1909 du Musée de South Kensington qui avait été fondé en 1857. Le Musée d’histoire naturelle (Natural History Museum) avait ouvert ses portes au public dès 1881. Il accueille à présent plus de 4 millions de visiteurs par an, et le double pour son site Internet. LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 125 Sud-Est, à la Semana de la Ciencia en Espagne et dans plusieurs pays d’Amérique Latine, à la Settimana della Cultura Scientifica e Technologica en Italie, sans oublier La Semaine européenne de la science (European Science Week). De même, dans une perspective transnationale, les Fêtes de la science, les Boutiques de science, les Conférences de consensus ont été des modèles exportables et généralisables dans le monde entier, même si ces dispositifs ont dû s’adapter aux différentes cultures des pays qui s’en inspiraient. Lancé en 1989, le Festival international de science d’Edimbourg (Edinburgh International Science Festival) a fait des émules. Celui de Cheltenham, depuis 2002, ainsi que le Festival britannique de la science (British Science Festival), organisé cette année à Newcastle, ont aussi pour objectif de réunir des chercheurs et des acteurs de la communication scientifique dans un même lieu pour permettre au public de mieux comprendre la science et ses enjeux dans un univers ludique et interactif. Ces festivals ont également un rôle économique évident. Ils visent à créer un dialogue autour de la question de l’impact de la science sur la société. Les entreprises et les médias sont parties prenantes dans cette forme de spectacle et de « publicisation » de la science et des technologies. Tous les événements, toutes les manifestations en direction de la population sont énormément relayés par les médias. Au Royaume-Uni, puissance scientifique qui compte un grand nombre de prix Nobel, de prestigieuses universités et d’institutions dédiées à la science, l’implication des médias dans ce domaine est très ancienne. Comme un peu partout dans les pays démocratiques, après l’école, l’essentiel de la diffusion des sciences s’opère directement ou indirectement par l’intermédiaire des médias de masse, une des sources les plus visibles de communication au grand public19. Le flux d’informations ne cesse de croître depuis les années 1980 et toutes les études montrent que le public tire ses principales connaissances sur la science de la télévision, surtout aujourd’hui en raison du développement d’Internet. La télévision britannique propose une offre scientifique très riche. Elle est même citée comme modèle un peu partout dans le monde où circulent les meilleurs programmes (Horizon, Panorama). Nous avons longuement étudié le modèle britannique et sa circulation en France et ailleurs20. Nous ne développerons pas ici en détail le sujet de la communication publique sur la science par les mass médias. Nous pouvons cependant ajouter qu’au XXIe siècle Internet a transformé le paysage médiatique de la communication de la science en diversifiant énormément son offre. À partir de 2006, les chaînes de télévision et les radios ont commencé à mettre leurs 19 Bruce Lewenstein, « A survey of public communication of science and technology activities in the United States » in Bernard Schiele (ed.), When Science Becomes Culture : World Survey of Scientific Culture, Boucherville, Quebec, University of Ottawa Press, 1994, pp.119-178. 20 Cf. notes 1et 2. Voir également : « L’information scientifique et technique à la télévision », Avis N° 16 du Conseil national de la communication audiovisuelle (CNCA) sur la qualité des programmes scientifiques, techniques et médicaux, Paris, CNCA, 1986, 17 p. Le CNCA m’avait sollicitée pour un entretien au sujet du modèle britannique. 126 ANNE-MARIE BERNON-GERTH programmes à la disposition du public sur le « Web ». Cela a permis aux gens de pouvoir visualiser ou entendre les émissions qui ne passent pas aux heures de grande écoute. Internet contribue également à l’internationalisation de la presse et des médias audio-visuels. Il en est de même pour les médias sociaux, que ce soit Facebook, Twitter, ou YouTube21. Les universités notamment diffusent de plus en plus d’informations scientifiques en utilisant YouTube ou les Blogs. Cette effervescence implique une interactivité grandissante car toute émission, toute vidéo, tout article scientifique peut être source de commentaires de la part des internautes qui font circuler l’information sur les médias sociaux. Les blogs ont permis à la communication scientifique des institutions, des scientifiques et des journalistes de diversifier leur offre22. La blogosphère scientifique revêt donc un caractère international d’échanges. Mais, comme nous le verrons au cours de la discussion et de l’évaluation des logiques et des buts des « communicants », tous les acteurs de la communication publique sur la science s’accordent cependant pour dire que l’information ainsi transmise ne repose pas toujours sur la preuve (evidence-based). Les relations entre le local, le transnational et l’international offrent ainsi matière à réflexion comme les autres pratiques et dispositifs mis en œuvre pour la communication au public. Les modèles d’information développés en Grande-Bretagne sont certes exportables mais, chaque contexte culturel national étant différent, ils doivent être adaptables. Tous les pays démocratiques veulent à présent avoir une communication publique sur la science, mais l’analyse de l’évolution des pratiques britanniques a montré que les moyens mis en place se sont vu attribuer un pouvoir important par rapport à leur influence réelle sur la diffusion sociale des connaissances. À ce stade de notre réflexion, il est donc nécessaire de procéder à l’évaluation et à la discussion du modèle britannique. Évaluation des acteurs de la communication publique sur la science et de leurs pratiques Il ne s’agira pas, ici, d’opposer une pratique à une autre ni de contester la légitimité et la valeur des dispositifs mis en œuvre par les différents acteurs de la communication publique sur la science, qu’ils soient institutionnels ou non. Il s’agira plutôt d’envisager la complexité des problèmes que pose cette communication à la lumière des études théoriques ou de terrain. En GrandeBretagne, c’est ce qu’ont tenté de faire les chercheurs spécialisés dans la communication de masse – plus particulièrement dans le secteur « science et 21 The Guardian, « How You tube is popularizing science », 17 mai 2011, http://www.guardian.co.uk/ science//blog/2011/may/17/youtube-popularising-science Citons aussi le compte Twitter du Pr. Brian Cox, physicien à l’aura internationale et grand vulgarisateur, qui représente près de 400.000 abonnés à travers le monde (The Guardian, Monday 4 March 2013). Ceuxci peuvent eux-mêmes faire suivre les informations scientifiques proposées à leurs propres abonnés, ce qui donne au compte de Brian Cox un lectorat quotidien supérieur à celui du Guardian. 22 Le Wellcome Trust, et l’Académie des sciences, par exemple, possèdent un blog accessible partout dans le monde. LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 127 société ». Ils ont bénéficié des réseaux PUS après le Rapport Bodmer dans le milieu des années 1980. Il en va de même pour les chercheurs du réseau PCST, à partir de 1989. La communauté scientifique en Grande-Bretagne, a longtemps été réticente à la communication de la science au public car elle redoutait une certaine incompréhension ou la déformation de ses propos par les médias. Mais, en même temps, les scientifiques s’inquiétaient de la mauvaise image de leur communauté auprès du public et du manque de soutien par le gouvernement. Cette situation paradoxale a donc poussé le monde universitaire scientifique à se tourner vers les recherches autour de la communication publique sur la science. Imperial College, l’université scientifique de Londres, a ainsi été la première à créer, en 1991, un master en Communication des sciences, et à mettre l’accent sur la compréhension de la science par le public (PUS) et sur la Communication publique sur la science et la technologie (PCST). Le responsable en était le Professeur John Durant23. Avec quelques autres chercheurs – dont Jane Gregory24 –, il a d’ailleurs lancé en 1992 la revue trimestrielle de recherche intitulée Public Understanding of Science. Celle-ci publie les travaux des principaux chercheurs dans le domaine de la communication des sciences et constitue désormais une véritable référence25. La création de la revue PUS a joué un rôle tout à fait décisif parce qu’elle a ouvert un champ de recherche spécifique sur la communication scientifique et a permis aux différents travaux des chercheurs de circuler dans le monde entier. Il faut chercher l’origine de ce domaine d’études universitaires dans l’histoire et la philosophie des sciences, discipline académique qui a un fort impact au Royaume-Uni. D’autres disciplines se sont intéressées à la science et à son public, notamment les sciences sociales. Considérés comme des ouvrages de référence, les travaux de Brian Wynne26sur les implications sociales du pouvoir nucléaire civil et la perception des risques, le démontrent parfaitement. En fait, le concept de PUS recouvre un champ interdiscipli23 J’ai rencontré John Durant à Londres au Colloque international Policies and Publics for Science and Technology en 1990 alors que, depuis quelques années déjà, il menait des études dans ces domaines. Nous avons ensuite communiqué régulièrement au sujet de nos activités de recherche et de la mise en place d’un DEA intitulé Communication scientifique et technique : Médias-Musées-Entreprises, lancé en 1992 à l’Université Paris 7 en collaboration avec le Palais de la découverte. Geoffrey Evans, John Durant, « The relationship between knowledge and attitudes in the public understanding of science in Britain », Public Understanding of Science, volume IV, 1, 1995, p. 57-74. John Durant, Martin Bauer, Cees Midden, George Gaskell, Miltos Liakopoulos, « Two cultures of public understanding of science », in Meinolf Dierkes, Claudia von Grote, (eds.), Between Understanding and Trust: The Public, Science and Technology, Amsterdam, Harwood Academic, 2000, p. 131-156. 24 Jane Gregory, Jon Agar, Simon Lock and Susie Harris, « Public engagement of science in the private sector: a new form of PR? » in Martin Bauer, Massimiano Bucchi (eds.), Journalism, Science and Society: Science Communication between News and PR, London, Routledge, 2007. 25 J’ai collaboré en tant que « reviewer » à la Revue Public Understanding of Science. John Durant en était editor et Jane Gregory managing editor. Martin Bauer (éminent chercheur dans le domaine de la communication publique sur la science) en est actuellement le directeur. 26 Brian Wynne, « Knowledges in context », op. cit., pp.111-121; « Misunderstood misunderstanding: social identities and public uptake of science », Public Understanding of Science, July 1992, vol.1 n°.3, p.281-304. 128 ANNE-MARIE BERNON-GERTH naire qui se situe autour des problématiques communicationnelles de la médiation des sciences et des technologies. Dans un premier temps, la décennie 1980-1990, le « deficit model » a été étayé par les travaux de chercheurs, notamment en Grande-Bretagne et en France27. En 1993, les enquêtes d’opinion d’Eurobaromètre28 ont confirmé que l’inculture scientifique est importante. C’est pourquoi la Commission européenne a conseillé de mieux informer le public. Le Royaume-Uni a alors servi de modèle pour une meilleure communication publique sur la science. Son évaluation concerne donc celle des acteurs responsables de cette communication et celle de leurs pratiques car, reposant sur le même constat d’ignorance, les mises en œuvre locales devaient pouvoir s’exporter. Suite aux différentes études, on a donc assisté à une européanisation de la communication publique sur la science. Mais de nombreux problèmes scientifiques et environnementaux ont nécessité des réponses locales, comme l’ont souligné les travaux de Brian Wynne qui a, notamment, étudié les réactions de différents groupes sociaux selon l’endroit où ils se trouvaient après la catastrophe de Tchernobyl. En fait, l’information et le conseil émanant de structures centrales n’ont pas toujours répondu correctement aux doutes et aux angoisses de la population, car ces structures étaient éloignées des préoccupations locales. Les conclusions auxquelles ont abouti ces études ont fait ressortir que les communicateurs sur la science doivent être en mesure de répondre aux attentes à un niveau local, tout comme au niveau européen ou international, sinon la communication risquait d’aliéner le public. Une communication à grande échelle par les organisations de recherche scientifique elles-mêmes comme, en Grande-Bretagne, le Conseil de la recherche scientifique et technologique (SERC), en France, le CNRS, ou leurs équivalents dans d’autres pays, présente certains dangers. En effet, si l’on veut atteindre un vaste public, il faut que les voix de ceux qui émettent les messages soient extrêmement fortes mais ils risquent, alors, de se situer en tant que concurrents dans une stratégie commerciale. Dès le début de leurs Rencontres organisées tous les deux ans depuis 1989, de nombreux chercheurs du réseau international PCST ont prôné une approche synergique plutôt qu’antagoniste29. Ils recommandent d’élaborer une nouvelle culture scientifique qui garde évidemment de forts liens avec le passé mais développe une vision claire du futur. Ils concluent que les acteurs de la communication publique sur la science doivent tenir compte à la fois des avancées scientifiques contemporaines mais également de la tradition locale et des différentes identités. Les liens doivent fonctionner à trois niveaux, local, national et international. 27 Cf. note 4. 28 Europeans, Science and Technology; Public Understandings and Attitudes, Bruxelles, European Commission (DG XII - EUR 15461), 1993. 29 Ce réseau international de chercheurs PCST se rencontre tous les deux ans dans les grandes capitales du monde. Ils réfléchissent sur toutes ces questions, surtout depuis la création de l’Académie du PCST (PCST Academy) en 2004 (domiciliée à l’Université Pompeu Fabra à Barcelone). LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 129 De la communication des connaissances scientifiques à l’engagement des citoyens En Grande-Bretagne, le moment central du changement de politique de la communication publique sur la science se situe en 2000, à partir du Rapport Science et technologie, science et société (Science and Technology, Science and Society) de la chambre des Lords sous le Gouvernement Blair30. En 1985, le Rapport Bodmer avait impulsé une prise de conscience progressive, mais ce n’est qu’au début du XXIe siècle que la communication publique sur la science s’est trouvée propulsée au centre d’un bouleversement qui a touché le monde entier. Il va de la théorie des connaissances à la mutation des rapports humains et sociaux. Le rapporteur de l’enquête parlementaire insiste sur le fait que « l’engagement envers la société est un processus à double sens, impliquant le dialogue entre des ensembles aux valeurs différentes (mais pas nécessairement en opposition) ». D’où la nécessité de distinguer clairement deux types de communication sur la science : l’une centrée sur la science (science-centered), l’autre centrée sur les problèmes (problem-centered). Quand on parle de communication sur la science, la question de base qu’il convient donc de se poser est celle de savoir si quelque chose a changé pour ceux qui sont visés par cette communication. Ce n’est pas un hasard si les problèmes des effets de la communication ont surtout été étudiés par les chercheurs sur les mass médias et sur les musées31. Pour ces chercheurs, il s’agit en effet de clarifier les frontières crédibles de la science et les espoirs non fondés dans le développement et le progrès. Ils constatent que, malgré la contribution attendue de la science et de la technologie à la croissance de l’économie mondiale, une grande partie de la population et des gouvernements de certains pays est encore peu ou mal informée32. Quelques études soulignent qu’une meilleure compréhension de la science par le public signifie 30 Science and Technology. Science and Society, House of Lords, Third report, 14 March 2000. 31 En particulier l’équipe du Centre de recherches sur la communication de masse de Leicester notamment Anders Hansen et Roger Dickinson. Ce dernier est intervenu en 1994 dans le DEA Communication scientifique et technique : Médias-Musées-Entreprises de l’Université Paris 7, en reprenant et développant sa communication du Colloque international Politiques et publics pour la science de 1990. Anders Hansen, Roger, Dickinson, « Mediated Science: Mass Media Coverage of Science », Centre for Mass Communication Research University of Leicester, Paper presented at the International Conference on Policies and Publics for Science, The Science Museum, London, 5-11 April 1990. Pour les effets de la communication scientifique sur le public par les musées, voir : Roger Silverstone, « Science Communication and the Public in Great Britain : Problems of Theory and Method », communication présentée à la Journée d’études franco-britannique que j’avais organisée en1991 à Paris sur l’Évolution de la Communication Publique sur la science en France et en GrandeBretagne avec le CRECI et le CRIB (Centre de recherche sur les Iles Britanniques) à l’Institut Charles V. Voir également les travaux de Joëlle Le Marec de l’Université de Paris Diderot - Paris 7 : Joëlle Le Marec, Igor Babou « Words and Figures of the Public: the Misunderstanding in Scientific Communication » in Donghong Cheng et al. (eds.), Communicating Science in Social Contexts, Springer Science and Business Media B.U., 2008. 32 Luisa Massarani, « Developing world and science communication research », JCOM (Journal of Science Communication) 12(01), 2013, C03. 130 ANNE-MARIE BERNON-GERTH une meilleure capacité des citoyens à participer à la mise en œuvre de nouvelles institutions scientifiques et à une critique constructive33. D’autres montrent que les gens concernés par la relation entre la science et la société, avec la démystification de la science et le bienfait de l’éducation et de l’innovation, développent souvent une réflexion critique au sujet du recours au consensus du public en faveur de la science34. C’est pourquoi, pendant la dernière décennie, se sont créés de nombreux réseaux – des réseaux internationaux de chercheurs35, professionnels36 et associations de citoyens – qui se proposent de promouvoir différemment la communication publique sur la science. Le réseau PCST reste le plus important sur le plan international. La première Rencontre s’est tenue à Poitiers en 1989 et rassemblait déjà à l’époque près de 200 participants de quatorze pays différents. Depuis, ces Rencontres bisannuelles ont lieu dans toutes les capitales du monde et réunissent à présent près de 1000 personnes37. En 2002, par exemple, le Congrès international de la CPST (ou PCST) s’est tenu à Cape Town en Afrique du Sud, et avait pour thème la communication de la science dans un monde aux cultures différentes (Science Communication in a Diverse World). Les principales conclusions portaient sur la nécessité de redéfinir les termes de référence, d’évaluer les effets de programmes particuliers, mais aussi de reconnaître qu’il n’existe pas qu’une seule bonne pratique. Dans les recommandations les rapporteurs insistaient sur le fait que les projets doivent être adaptables et utilisables dans des contextes locaux particuliers. En outre, dans sa conclusion finale, le 33 Martin Bauer, « Survey Research and the Public Understanding of Science », in Massimiano Bucchi, Brian, Trench (eds.), Handbook of Public Communication of Science and Technology, London, Routledge, 2008, p. 111-130. 34 Dominique Pestre, « Debates in transnational and science studies: a defence and illustration of the virtues of intellectual tolerance », The British Journal for the History of Science, Volume 45, Issue 03, September 2012, p. 425-442. 35 Paola Catapano, Pierre Fayard, Bruce Lewenstein, « The public communication of Science and Technology and international networking » in André Heck, Claus Madsen (eds.), Astronomy Communication, Dortrecht, Kluwer Academic Publishers, 2003, p.31-42. 36 37 Par exemple l’Association internationale des journalistes scientifiques. Rencontres internationales du réseau PCST de 1989 à 2012 : Florence 2012 (Italy)12th PCST International Conference, New Delhi 2010 (India) 11th PCST International Conference, Øresund 2008 (Sweden and Denmark) 10th PCST International Conference, Seoul 2006 (South Korea) 9th PCST International Conference, Beijing 2005 (China) Working Symposium, Barcelona 2004 (Spain) 8th PCST International Conference, Cape Town 2002 (South Africa) 7th PCST International Conference, Geneva 2001 (Switzerland) 6th PCST International Conference, Berlin 1998 (Germany) 5th PCST International Conference, Melbourne 1996 (Australia) 4th PCST International Conference, Montreal 1994 (Canada) 3rd PCST International Conference, Madrid 1991 (Spain) 2nd PCST International Conference, Poitiers 1989 (France) 1st PCST International Conference. En 2014, la prochaine rencontre internationale du réseau PCST aura lieu pour la première fois en Amérique Latine à Bahia, au Brésil, du 5 au 8 mai. Elle aura pour thème : La communication sur la science pour l’intégration sociale et l’engagement politique. LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 131 Professeur Brian Trench38, indiquait que la recherche devait, prioritairement, s’attacher à offrir des outils de valeur au monde en voie de développement. La compréhension de la science par le public est en effet nécessaire pour transmettre la passion de la recherche tout particulièrement aux jeunes, et pour encourager une meilleure implication générale des citoyens. Si la communication publique sur la science s’est d’abord centrée sur des explications sur la nature et la science (science–centered), à présent en ce XXIe siècle ouvert et global, sa fonction semble être de constituer une sorte de laboratoire social et culturel pour faire face aux problèmes et aux défis créés par le développement des connaissances, des activités et des applications scientifiques (problem-centered). C’est pourquoi, un peu partout dans les pays démocratiques, se développent des « conférences de consensus » dans lesquelles le rôle des citoyens devient de plus en plus important. Cela implique de décoder constamment la « publicisation » de la science, comme le fait inlassablement Bernard Schiele à l’UQAM au Canada, avec toute une équipe de chercheurs internationaux39. Le rôle important attribué à la participation active des citoyens se confirme dans le choix fait par l’Europe du thème Horizon 2020. Il est question de donner la priorité non seulement à l’excellence de la science mais également aux défis sociétaux pour que les citoyens puissent, à présent, bénéficier amplement et durablement de la recherche. Dans les dispositifs mis en œuvre, cette optique tient compte des attentes et de l’engagement de la société civile. En Grande-Bretagne, cela signifie renforcer les liens entre communication et gouvernance40. On incite désormais les publics à ne pas se contenter d’être des spectateurs mais à devenir des participants engagés41. Dans ce pays, comme en France et ailleurs, cela se traduit parfois par d’importants débats, en particulier sur les problèmes environnementaux, les OGM, les biotechnologies ou les nanotechnologies. Sur le plan international, la réponse institutionnelle face aux craintes sociétales consiste à essayer de regagner la confiance du public en la science42. En fait, l’engagement des citoyens dans le processus de communication publique sur la science pose la question de son statut épistémologique. Partant des critiques du mouvement PUS définies par Brian Wynne, on peut affirmer qu’il existe une frontière entre les points où l’engagement public 38 En 1996, le professeur Brian Trench de l’Université de Dublin a été invité un an à l’UF CCI de l’Université Paris 7 et a participé aux travaux de notre équipe de recherche de l’époque, le CRECI. Voir : Massimiano Bucchi, Brian Trench (eds.), op. cit., London, Routledge, 2008. 39 Bernard Schiele (ed.), op. cit., Boucherville, Quebec, University of Ottawa Press, 1994. Bernard Schiele, Michel Claessens, Shunke Shi (eds.), Science Communication in the World, Springer, 2012. 40 Martin Bauer, « The evolution of public understanding of science - discourse and comparative evidence », Science, Technology and Society, 14 (2), 2009, p. 221-240. 41 L’Association « la main à la pâte », par exemple, existe aux États-Unis mais aussi en Grande-Bretagne et en France. De même, les technologies d’information et communication facilitent l’interactivité. 42 Louise Phillips, Anabella Carvalho, Doyle, Julie. (eds.), Citizen Voices: Performing Public Participation in Science and Environment Communication, London, Intellect, 2012. 132 ANNE-MARIE BERNON-GERTH paraît légitime, quand il est question de problèmes de valeurs et d’éthique, et ceux où il semble illégitime, lorsque les décisions exigent des connaissances spécialisées et de l’expertise43. Il est en effet difficile de concilier les valeurs sociétales de la science et de la démocratie dans leur expression pratique. Les débats concernant l’engagement public, concept PE en Grande-Bretagne, font partie d’un mouvement transnational. Il semble bien qu’aujourd’hui le discours des acteurs-décideurs de la communication publique sur la science construit l’interface « science-société » en termes de modèles. Ceux-ci passent de la notion de compréhension de la science par le public (PUS) à celle d’engagement public (PE). Ce changement a été graduel mais il apparaît très nettement quand on suit l’évolution de ce champ de recherches et de pratiques. Dans le contexte économique international actuel, il semble que la fonction de la communication publique sur la science n’est plus seulement de permettre aux différentes populations de comprendre la science et les innovations, mais de les rendre capables d’examiner, de façon critique, les propositions qui leur sont faites. Elles pourront ainsi mieux identifier les objectifs des différentes initiatives et déterminer s’il s’agit de promotion ou de progrès44. Recherche académique et communication publique sur la science : effets internationaux La recherche académique concernant la communication publique sur la science a certes eu une influence sur les praticiens de cette communication. Elle a pu être un aiguillon ou un frein pour certains d’entre eux. Cependant il existe des incompatibilités entre les contraintes des chercheurs et celles des praticiens. Comme le soulignent Jane Gregory et Steve Miller, le militant n’est souvent pas conscient que quelqu’un a déjà réfléchi sur ce qu’il veut mettre en oeuvre, et, par ailleurs, le chercheur ne s’intéresse parfois qu’à la compilation de données qu’il pourra analyser et discuter. Le fossé est important entre l’analyse du champ de la communication publique sur la science et la pratique des médiateurs des sciences et des techniques45. Comme en Grande-Bretagne, la question des connaissances de référence concerne les praticiens mais aussi un public qui n’est pas homogène. La tendance générale qui prévaut est celle d’un changement profond de l’organisation des sciences et de la communication publique sur la science. Comme le souligne Bernadette Bensaude – Vincent, souvent le mot d’ordre est d’intégrer le public dans la politique scientifique dès l’amont46. On ne demande pas aux gens d’évaluer la recherche mais, dans un souci de 43 Anders Hansen, « Communication, media and environment. Towards reconnecting research on the production, content and social implications of environmental communication », International Communication Gazette, February 2011, 73: 7-25. 44 Martin Bauer and Massimiano Bucchi (eds.), op. cit., London, Routledge, 2007. 45 Jane Gregory, Steve Miller, Science in Public Communication, Culture and Credibility, London, Plenum, 1998. 46 Bernadette Bensaude -Vincent, La science contre l’opinion: histoire d’un divorce. Paris, Seuil, 2003. LA COMMUNICATION SUR LA SCIENCE EN GRANDE-BRETAGNE 133 transparence, on leur soumet la pertinence sociale d’un programme. Il existe un éventail de formules pour associer le public. Dans les « conférences de consensus » le but implicite est d’éviter les affrontements. Selon elle, dans les débats sur les OGM, par exemple, il s’agissait de transformer les éventuels « faucheurs de champs » en citoyens raisonnables qui discutent autour d’une table. Il semble donc que les efforts actuels pour l’engagement du public relèvent plus du « management social » que de la démocratisation à partir du « deficit model ». Toutes les mobilisations permettront, espère-t-on, de voir émerger une figure de « citoyen-public », éclairé, qui blogue et qui discute pertinemment sur les questions scientifiques. En effet, la notion d’opinion publique représente actuellement une vertu politique car elle souligne la condition des gens face aux problèmes qu’il faut envisager dans leur globalité, notamment ceux du réchauffement de la planète, de la vache folle, des OGM ou des nanotechnologies. Toutefois, l’idée d’engagement du public n’est pas sans soulever des polémiques, comme en avril dernier, en France où la question de la participation d’associations de citoyens au sein des laboratoires a suscité une vive controverse avec le CNRS47. De même que les autres types de relations, celle de « science et société », actuellement internationalement prônée, ne relève pas seulement d’une question de distance (« deficit ») mais de qualité. Il faudra donc continuer à suivre l’évolution de la communication publique sur la science pour analyser comment les différents groupes – qu’ils soient près ou loin de la science – se situent par rapport à ses progrès ou à ses propositions. La diffusion des connaissances scientifiques prend de plus en plus d’importance dans les différents pays démocratiques, mais de façon diversifiée selon les divers contextes locaux. La communication par réseautage paraît pouvoir contribuer au développement de pratiques novatrices que les technologies d’information et de communication (TIC) ont déjà grandement encouragées. Conclusion : perspectives locales, transnationales et internationales Dans la communication publique sur la science, comme nous l’avons constaté en partant de la Grande-Bretagne, il existe des dynamiques de l’ordre du transnational qui façonnent un imaginaire cosmopolite. Mais la globalisation de l’expérience sociale et la « transnationalisation » des structures de la société soulèvent la question de la transformation de la sphère nationale de l’expérience. La mobilisation tantôt pour le développement local, comme c’est le cas de la recherche et développement (R&D) avec sa visée économique de compétition, tantôt pour des causes universelles comme le progrès scientifique, amène à se poser la question de la façon dont se négocient et se transforment les 47 En mars 2013, l’Association Française pour l’information scientifique (AFIS), a reproché à la mission « sciences citoyennes », confiée par le Président du Centre national de la recherche scientifique à Marc Lipinski (directeur de recherche au CNRS) de risquer d’entraîner des dérives du type « science prolétarienne ». 134 ANNE-MARIE BERNON-GERTH appartenances et les identités. Elles oscillent, en effet, entre les contraintes d’ancrages dans des territoires soumis à de multiples autorités et un imaginaire qui n’a plus de limites. L’exemple des technologies d’information et de communication (TIC) est l’une des clés de décodage des processus transnationaux, mais la communication publique sur la science à l’échelle mondiale est un véritable défi théorique. On ne communique pas sur la science de la même manière partout sans tomber dans le piège de la transformation des identités. C’est pourquoi un large mouvement en faveur du respect de la diversité culturelle et sociale des publics se développe, tant au niveau national qu’international. Dans le processus actuel de communication publique sur la science, il s’agit donc de tisser des liens plus étroits entre les chercheurs, les différents acteurs de la communication et de la société, et les citoyens. Imprimerie Paris Diderot Mars 2014 Tél. : 01 57 27 63 03 [email protected] Couverture – Mise en page et enrichissement typographique : Bureau des publications Université Paris Diderot - Paris 7