1 Les intérêts protégés par la responsabilité civile Les

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1 Les intérêts protégés par la responsabilité civile Les
Les intérêts protégés par la responsabilité civile
Les clauses générales dans les Principles of European Tort Law1 et dans les Principles of
European Law : liability for damage2
par
Bénédict WINIGER
Professeur à l’Université de Genève
Les clauses générales de responsabilité, dont un prototype avait été formulé par Hugo Grotius
dans le De jure belli ac pacis,3 ont leurs premières racines dans la lex Aquilia. Dans son
troisième chapitre, cette loi romaine datant probablement de 286 a.C. renferme notamment la
formule damnum iniuria factum que la jurisprudence transformera progressivement en
damnum iniuria et culpa datum, soit un « dommage infligé illicitement et fautivement ».
Cette formule contient tous les cinq éléments qui formeront la matrice de la responsabilité
civile moderne : dommage, acte dommageable, causalité, illicéité et faute.
Déjà présents dans le code prussien de 17944, ces cinq éléments seront repris par tous les
grands codes, à savoir, dans le ABGB autrichien de 1811, le BGB allemand de 1900 et les
Codes des obligations suisses de 1881 et 1911. La seule exception forme le Code civil
français qui, formellement, ne mentionne pas l’illicéité. Cependant, les travaux parlementaires
aussi bien que la doctrine du 19e siècle montrent clairement que les juristes français n’avaient
pas oublié l’illicéité, mais l’avaient simplement intégrée dans la notion de faute.5 Encore
aujourd’hui, la très large majorité de la doctrine française admet que l’illicéité est une partie
intégrante de la responsabilité civile. Ce n’est du reste pas un hasard si l’illicéité a été
réhabilitée dans l’art. 1340 de l’Avant-projet de 2005 (Projet Catala).6 Notons d’ailleurs que
les cinq éléments fondamentaux de la responsabilité civile figurent également dans les projets
de révision actuellement en cours en Suisse, Autriche, Turquie et Tchéquie7.
I.- Contenu des normes d’imputation
A. - Siège de la matière
Aussi bien dans les PETL que dans les Study-Group-Principles, la norme d’imputation
se trouve dans l’art. 1:101, libellée Basic Norm pour les premiers et Basic Rule pour les
seconds.
1
Principles of European Tort Law (PETL).
Principles of European Law: liability for damage (PEL Liab.Dam.), ici Study-Group-Principles.
3
GROTIUS (H.), De jure belli ac pacis libri tres, Amsterdam 1646, 2,17,1.
4
Allgemeines preussisches Landrecht
5
Voir notamment WINIGER (B.), La responsabilité aquilienne au 19e siècle, Genève etc 2009.
6
Avant-Projet de réforme du droit des Obligations (Articles 1101 à 1386 du Code civil) et du droit de la
prescription (Articles 2234 à 2281 Code civil) (ci-dessous Projet CATALA),
Projet CATALA Art 1340: Tout fait illicite ou anormal ayant causé un dommage à autrui oblige celui à qui il est
imputable à le réparer.
7
Pour les textes de ces projets, voir WINIGER (B.) (éd.), La responsabilité civile européenne de demain. Projets
de révision nationaux et principes européens, Genève etc 2008. En ce qui concerne la révision turque, le
parlement a adopté le 11 janvier 2011 le nouveau code des obligations ; l’entrée en vigueur est fixée au 1er
juillet 2012. Le texte original est disponible sur le site : http://www.tbmm.gov.tr/kanunlar/k6098.html.
2
1
Dans les PETL, la structure de la Basic Norm est bipartite : l’alinéa premier fixe le
principe même de la responsabilité civile, alors que l’alinéa 2 en précise les conditions
d’imputation.8 Il s’agit d’une solution très proche de celle adoptée dans le projet suisse de
révision.9 Cela est sans doute dû au fait qu’un des deux rédacteurs du projet helvétique, Pierre
Widmer, faisait également partie du comité de rédaction des PETL et a su convaincre ses
collègues des avantages d’une telle norme. Notons en passant que, dans la terminologie
française, on appellerait ce texte probablement une norme d’annonce. Dans les Study-GroupPrinciples, la structure est différente. L’alinéa premier de l’art 1:101 énumère toutes les
conditions d’imputation. L’alinéa 2 précise ensuite cette règle.10
Notons d’emblée que, dans les deux formulations, on peut discerner des éléments d’une
clause générale de responsabilité conceptuellement très proche de la tradition léguée par les
grands codes nationaux.
B. - Dommage
La notion de dommage figure textuellement dans les normes de base (Basic Norm ou
Basic Rule) des deux projets. Le fait qu’elle soit parfaitement générale, sans être restreinte par
des énumérations limitatives (énumérations que l’on trouve par exemple aux §§ 1293
ABGB11 et 823 BGB12), rapproche ces deux projets davantage de la tradition française et
suisse qui renoncent, aux articles 1382 CCF13 et 41 COS,14 à toute précision de cette notion. Il
s’agit là évidemment d’un héritage du législateur français qui avait refusé en 1804 d’entrer
dans des détails relevant, à son avis, de la compétence du juge.
Dans les PETL, l’art. 2:102 est consacré aux intérêts protégés (protected interests). On
serait peut-être tenté d’y voir une restriction de la notion de dommage. Cependant, tel n’est
pas nécessairement le cas, car aucun type de dommage n’y est exclu. Il s’agit plutôt d’une
hiérarchie des valeurs attachées à différents biens juridiques. En cas de conflit entre les
8
PETL art. 1.101 Basic Norm. (1) A person to whom damage to another is legally attributed is liable to
compensate that damage. (2)Damage may be attributed in particular to the person. a)whose conduct
constituting fault has cause dit ; or, b)whose abnormally dangerous activity has cause dit ; or, c)whose auxiliary
has caused dit within the scope of his functions.
9
Avant-projet de loi fédérale sur la révision et l’unification de droit de la responsabilité civile, Berne 2000 (ciaprès AP suisse), Art. 41. Pour le texte voir le site de la Confédération helvétique /
http://www.bj.admin.ch/bj/fr/home/themen/wirtschaft/gesetzgebung/abgeschlossene_projekte/haftplicht.html
10
Study-Group--Principles (PEL) art. 1 :101 Basic Rule. (1)A person who suffers legally relevant damage has a
right to reparation from a person who caused the damage intentionnaly or negligently or is othewise
accountable for the causation of the damage. (2) Where a person has not caused legally relevant damage
intentionnaly or negligently that person is accountable for the causation of legally relevant damage only if
Chapter 3 so provides.
11
ABGB § 1293. Schade heißt jeder Nachteil, welcher jemandem an Vermögen, Rechten oder seiner Person
zugefügt worden ist. Davon unterscheidet sich der Entgang des Gewinnes, den jemand nach dem gewöhnlichen
Laufe der Dinge zu erwarten hat.
12
BGB § 823 Schadensersatzpflicht. (1) Wer vorsätzlich oder fahrlässig das Leben, den Körper, die Gesundheit,
die Freiheit, das Eigentum oder ein sonstiges Recht eines anderen widerrechtlich verletzt, ist dem anderen zum
Ersatz des daraus entstehenden Schadens verpflichtet. (2) Die gleiche Verpflichtung trifft denjenigen, welcher
gegen ein den Schutz eines anderen bezweckendes Gesetz verstößt. Ist nach dem Inhalt des Gesetzes ein Verstoß
gegen dieses auch ohne Verschulden möglich, so tritt die Ersatzpflicht nur im Falle des Verschuldens ein.
13
Code civil français Art. 1382. Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui
par la faute duquel il est arrivé, à le réparer.
14
Code des obligations suisse, Art. 41. (1) Celui qui cause, d’une manière illicite, un dommage à autrui, soit par
négligence ou imprudence, est tenu de le réparer. (…). Art. 43 (1) Le juge détermine le mode ainsi que l’étendue
de la réparation, d’après les circonstances et la gravité de la faute. (…).
2
intérêts de l’auteur du dommage et de la victime, cette disposition donne au juge des critères
pour décider, quel intérêt mérite d’être protégé.
Dans les Study-Group-Principles, les auteurs ont opté dans le chapitre 2 pour une
longue liste de dommages qui donne corps à quelques dommages centraux sans en exclure
d’autres qui ne seraient pas mentionnés explicitement.
C. - Acte dommageable
Dans les PETL, la norme d’imputation adopte le point de vue du juge chargé de
l’imputation. Elle se concentre directement sur la victime : A person to whom damage to
another is legally attributed .... Dans les Study-Group-Principles, la perspective est différente.
A person who suffers legally damage has a right to… épouse le regard de la victime qui
cherche à obtenir réparation du dommage. Malgré la différence entre ces deux points de vue,
aucun des deux principes ne précise la nature de l’acte dommageable. Historiquement, il
s’agit là de l’aboutissement d’un long processus de généralisation. Dans la lex Aquilia, seuls
les dommages infligés par occidere, urere, franger ou rumpere (tuer, brûler, briser, rompre)
étaient soumis à une obligation de réparation. A travers une jurisprudence abondante et
nuancée, les jurisconsultes romains étendaient cette obligation à d’autres modes d’agir. Les
juristes du ius commune, qui se rappelaient assez bien de la jurisprudence romaine, optaient
sans grande hésitation pour une solution ouverte. On peut citer ici notamment le fameux
passage de Jean Domat : « Toutes les pertes, & tous les dommages qui peuvent arriver par le
fait de quelque personne… »15, où la modalité de l’acte disparaît parfaitement dans l’insipide
‘fait’ de l’auteur. Les grands codes ont sans exception repris des formules qui permettent
d’inclure toute forme d’acte. Les formulations les plus ouvertes sont probablement celle du
Code civil français, dont le « Tout fait quelconque de l’homme… »16 reste très proche du
modèle de Domat, mais aussi celle du Code des obligations suisse (« Celui qui cause, d’une
manière illicite, un dommage à autrui… »17), influencée par les cantons romands de la
Confédération qui vivaient alors sous une très forte influence du code français.
Sans doute à juste titre, les deux Principles ont repris cette tradition d’une formule
ouverte qui suppose, évidemment, une large délégation de compétences au juge. En même
temps, les formulations indéterminées correspondent à une tendance prononcée de notre
époque qui supporte de moins en moins qu’une victime reste sans réparation du dommage
subi.
D. - Causalité
Dans la clause générale, la notion de causalité est implicite dans les PETL et explicite
dans les Study-Group-Principles. La première solution correspond à une tradition qui remonte
au droit romain, où aucun des deux chapitres de la lex Aquilia ne mentionne la causalité. Cette
tradition a été reprise dans certaines lois nationales, par exemple dans les §§ 1293 ABGB et
823 BGB. Les Study-Group-Principles, en revanche, s’inscrivent dans une tradition plus
récente où la causalité est mentionnée explicitement, comme par exemple dans les art. 1382
CCF et 41 COS. Dans les traditions qui ne mentionnaient pas la causalité, il était évident pour
tout juriste qu’une responsabilité supposait un lien causal entre l’acte dommageable et le
dommage. Aucune doctrine, ni aucune jurisprudence n’a d’ailleurs jamais mis en cause la
15
DOMAT (J.), Les lois civiles dans leur ordre naturel, Paris 1689-1694, liv. 2, tit. 8, sect. 4,1.
CCF art. 1382.
17
COS art. 41.
16
3
nécessité d’un tel lien dont l’exigence relève du simple bon sens. La difficulté affrontée par
tous les ordres juridiques ne concernait pas l’existence du lien causal lui-même, mais son
étendue que toutes les jurisprudences nationales peinent encore aujourd’hui à délimiter.
Si la norme d’imputation des PETL ne mentionne pas explicitement la causalité, cette
question est abordée, comme aussi dans les Study-Group-Principles, de manière extensive
dans un chapitre spécifique.18 Surtout les PETL traitent en détail non seulement la condition
sine qua non, mais aussi les causes concurrentes, alternatives, potentielles, incertaines et
partielles et les causes incertaines dans la sphère de la victime et, finalement, la causalité
adéquate (art. 3:201). Cette solution est évidemment le fruit d’une casuistique abondante dont
les rédacteurs voulaient inscrire les grandes lignes dans la loi. Mais, elle est aussi le reflet
d’une difficulté majeure. Au fil du temps, dans la plupart des pays européens la jurisprudence
s’est servie de la causalité pour définir l’étendue de la responsabilité civile. Avec une
définition plus précise des règles sur la causalité, les rédacteurs des Principles espéraient sans
doute de prévenir un débordement incontrôlé de la responsabilité. Il ne s’agit là pas d’une
tendance isolée. Surtout le projet de révision autrichien19 aborde aussi en détail - et de
manière hautement abstraite - les questions de causalité.
D. - Faute
La notion de faute apparaît textuellement dans les PETL. Les Study-Group-Principles
en parlent de manière indirecte en utilisant les termes negligence et intention. Le rapport entre
faute et négligence remonte au droit romain. Initialement, le jurisconsulte Mucius avait défini
la faute à l’aide de l’attitude de l’homme diligent.20 La jurisprudence romaine a ensuite conçu
la négligence comme l’absence de diligence. Les concepts de faute et diligence et leur rapport
à la négligence n’ont pas notablement changé depuis et ont toujours cours dans de nombreux
pays européens. Les Study-Group-Principles semblent reprendre cette tradition. Quant à
l’intention, elle conduit a fortiori à une obligation de réparation. Certains codes, comme
notamment le ABGB, retiennent d’ailleurs des différences dans le mode de calcul de la
réparation, selon que l’auteur a agi intentionnellement ou seulement de manière fautive.21
E. - Illicéité
L’illicéité est sans doute le plus problématique des cinq termes. Dans aucun des deux
Principles elle n’apparaît directement dans la clause générale. Cependant, les deux
formulations y font allusion. Dans les PETL, la formule “damage… legally attributed”
renvoie explicitement à l’ordre légal, tout comme le “legally relevant damage” des StudyGroup-Principles. Ces deux renvois diffèrent cependant : le premier se réfère principalement
à la notion de causalité, alors que le deuxième renvoie à la notion de dommage. Cela pourrait
révéler deux différentes structures dogmatique sous-jacentes. Les PETL semblent mettre
l’accent sur le lien causal entre l’acte et le dommage (Au sein de la causalité, c’est bien sur la
causalité adéquate qui joue un rôle de régulateur). Peut-être peut-on même établir un lien
entre cette structure dogmatique et le fait que la causalité soit réglée de manière très détaillée
dans les PETL. En tout état de cause, il faudrait s’attendre, dans l’application de ces principes,
à un rôle prépondérant de la causalité.
18
Principles of European Tort Law chapitre 3 ; Principles of European Law chapitre 4.
GRISS (I.) et al. (éd.), Entwurf eines neuen Schadenersatzrechts, Wien 2006, § 1294.
20
D. 9,2,31.
21
Voir notamment ABGB §§ 1323 et 1324.
19
4
Sur ce point, la structure dogmatique des Study-Group-Principles est plus traditionnelle
et renoue avec des concepts en cours aujourd’hui surtout dans les droits germaniques. Le
“legally relevant damage” rappelle évidemment le concept de l’illicéité de résultat et sa
contre partie qui est l’illicéité de comportement. La question qui se poserait en première ligne
dans les Study-Group-Principles serait alors la suivante : Le dommage est-il illicite ou, en
d’autres termes, tel dommage enfreint-il, d’une manière ou d’une autre, l’ordre juridique ?
Les origines de cette conception sont romaines et se trouvent déjà dans le damnum iniuria
datum qui formait le noyau conceptuel de la lex Aquilia. L’illicéité pouvait se référer soit au
dommage, soit à l’acte dommageable. Cependant, notons que l’illicéité de résultat ne pouvait
pas être isolée d’un comportement, puisque tout dommage réparable supposait un acte
générateur. Inversement, l’illicéité de comportement ne pouvait pas faire abstraction du
dommage, puisque toute réparation supposait un dommage.
Dans les PETL, les art. 2:101 et 2:102 reprennent l’idée d’illicéité. Mais, étant
consacrés aux degrés de protection accordés aux différents intérêts, ils n’ajoutent rien, par
rapport à l’illicéité, aux informations contenues dans la clause générale. L’art. 2:102 al. 2
mentionne la vie, l’intégrité corporelle et mentale, la dignité humaine et la liberté (life, bodily
or mental integrity, human dignity et liberty) et l’al. 3 les droits de propriété (property rights).
Cette énumération laisse entendre indirectement le rôle joué par l’illicéité : en cas d’infraction
contre un de ces biens, la victime peut en faire valoir la protection accordée par la loi et
réclamer des dommages-intérêts. Une formule plus affirmée aurait cependant sans doute été
préférable.
Dans les Study-Group-Principles, des informations supplémentaires par rapport à
l’illicéité se trouvent dans l’art 2:10122 alinéa 1 (a) et (b). Selon ces dispositions, sont
considérés comme « légalement significatifs » des dommages qui résultent de la violation
d’un droit ou d’un intérêt. “Legally relevant” désigne donc bien la violation d’un droit ou, par
extension, d’intérêts protégés par la loi. La formulation choisie est cependant malheureuse.
L’expression “legally relevant damage” revient à confondre les deux concepts bien distincts
d’illicéité et de dommage. Cette confusion trouble tout l’art. 2:101 qui aborde illicéité et
dommage en passant de la « violation d’un droit » à la « violation d’un intérêt », aux règles du
“fair and reasonable” et à la nature et la proximité du dommage. Une meilleure séparation
des concepts aurait donné à cette disposition plus de clarté.
Laquelle des deux solutions, celle des PETL ou celle des Study-Group-Principles estelle préférable sur ce point ? Mettre l’accent sur la causalité, comme le font les PETL,
22
Study-Group-Principles art 2:101 Meaning of Legally Relevant Damage
(1) Loss, whether economic or non-economic, or injury is legally relevant damage if:
(a) one of the following rules of this Chapter so provides;
(b) the loss or injury results from a violation of a right otherwise conferred by the law; or
(c) the loss or injury results from a violation of an interest worthy of legal protection.
(2) In any case covered only by sub-paragraphs (b) or (c) of paragraph (1) loss or injury constitutes legally
relevant damage only if it would be fair and reasonable for there to be a right to reparation or prevention, as the
case may be, under articles 1:101 or 1:102.
(3) In considering whether it would be fair and reasonable for there to be a right to reparation or prevention
regard is to be had to the ground of accountability, to the nature and proximity of the damage or impending
damage, to the reasonable expectations of the person who suffers or would suffer the damage, and to
considerations of public policy.
(4) In this Book
(a) economic loss includes loss of income or profit, burdens incurred and a reduction in the value of
property
(b) non-economic loss includes pain and suffering and impairment of the quality of life.
5
prolonge une pratique juridique centenaire dans laquelle le juriste et surtout le magistrat se
sentent depuis longtemps à l’aise. Un autre avantage de cette solution serait d’échapper à la
controverse dogmatique concernant la distinction entre illicéité de comportement et de
résultat, controverse qui a généré un débat abondant entre adeptes et adversaires apparemment
irréductibles. En faveur des Study-Group-Principles milite le fait que l’illicéité y occupe une
place plus claire. Un autre avantage de cette solution est que l’accent soit mis sur le dommage
qui constitue l’élément central de la responsabilité civile et sans lequel aucune obligation de
réparation ne peut naître.
Techniquement, aucune des deux solutions n’est satisfaisante. Comme nous l’avons dit,
les Study-Group-Principles mélangent inutilement les notions d’illicéité et de dommage. En
ce qui concerne les PETL, ils condamnent l’illicéité à une existence clandestine. En effet, ne
pas la nommer revient à installer le doute : Est-ce que l’illicéité est une condition nécessaire ?
Quel rôle la violation de la loi joue-t-elle pour la réparation du dommage ? L’expérience de
deux millénaires nous enseigne que l’illicéité est un élément essentiel de notre responsabilité
civile. Autant en clarifier le statut dans la loi. Les juristes français en savent d’ailleurs quelque
chose. Le législateur n’ayant pas mentionné l’illicéité dans l’art. 1382 CCF, la doctrine a
immédiatement pallié à cette omission et ne cesse de souligner l’importance de la violation
d’une norme. La Cour de cassation est plus cachottière à cet égard. Si elle évoque rarement
l’illicéité, elle s’en sert néanmoins régulièrement.
La solution suisse, qui a influencé de manière décisive la norme d’imputation des
PETL, propose à mon sens une solution préférable à celles des deux Principles. L’illicéité y
est mentionnée textuellement et forme explicitement une des conditions de base pour toute
responsabilité.23 Elle s’y trouve en réalité deux fois, d’abord sous forme voilée dans le
premier et ensuite de manière explicite dans le second alinéa. Malheureusement, les PETL ont
seulement repris la forme voilée.
On peut se demander non seulement, quelle est la fonction de l’illicéité, mais aussi
quels avantages il y a à la faire figurer dans la loi. L’expérience pratique aussi bien dans les
ordres juridiques qui la mentionnent (notamment les droits autrichien, allemand, suisse et
italien) qu’avec ceux qui font l’impasse (la plupart des ordres juridiques influencés par le
Code civil français) montre que l’illicéité permet essentiellement de définir le cadre des règles
normatives applicables à la responsabilité civile. Toutes les doctrines ont développé un
catalogue des normes auxquelles le juge peut se référer pour trancher si un acte ou un
dommage est illicite, allant de la loi aux us et coutumes, les mœurs et parfois même aux
règles morales élémentaires. Evidemment, ces catalogues sont essentiels parce qu’ils
indiquent au juge où puiser les normes pour déterminer si un acte dommageable peut conduire
à une obligation de réparation. Ainsi, la violation d’une norme du Code civil peut conduire à
des dommages-intérêts, à la différence, par exemple, d’une simple transgression des règles de
politesse. Il n’y a donc aucun doute que la notion d’illicéité joue un rôle central dans notre
conception de la responsabilité civile.
23
Avant-projet suisse, art. 41
A. Norme fondamentale d'imputation
1
Une personne est tenue de réparer le dommage causé à autrui dans la mesure où le fait dommageable peut
lui être imputé en vertu de la loi.
2
Un dommage résultant d'un fait illicite est imputable notamment :
a. A la personne qui l'a causé par son comportement fautif (art. 48) ;
b. A la personne qui recourt à des auxiliaires (art. 49 et 49a) ;
c. A la personne qui exploite une activité spécifiquement dangereuse (art. 50).
6
Reste la question de savoir, quel est l’avantage à mentionner l’illicéité dans la clause
générale ? Etant donné que la pratique juridique y recourt de toute façon, il semble préférable,
nous l’avons dit, de donner à l’illicéité un statut clair dans la loi. Il ne paraît pas souhaitable
d’occulter dans la loi une conception que nous savons centrale. La taire reviendrait à léguer à
la doctrine et la jurisprudence une charge inutile d’interprétation. Un autre argument paraît
important. L’illicéité est un des termes de la responsabilité civile qui se retrouve dans toutes
les traditions juridiques européennes. Explicitement dans les unes et implicitement dans les
autres. Le droit anglo-saxon ne fait d’ailleurs pas d’exception à cette règle. Tout au long du
19e siècle, les jurisprudences et doctrines anglaise et américaine ont structuré la responsabilité
civile autour du damnum iniuria et culpa datum romain dont elles ont même très largement
conservé la terminologie latine. L’illicéité peut par conséquent jouer un rôle fédérateur pour
un droit européen futur. Taire l’illicéité reviendrait donc non seulement à négliger un
instrument que la pratique utilise couramment, mais aussi à se priver d’un concept qui
permettrait de consolider le droit européen.
Si une clause générale ne mentionne pas l’illicéité, et s’il n’est précisé nulle part ailleurs
que l’illicéité est une condition nécessaire à la réparation, une question délicate surgit
notamment avec la responsabilité pour risque : Lorsqu’un dommage est issu d’une activité qui
tombe sous la responsabilité pour risque, ce dommage est-il illicite ou non ? Dans le projet
suisse, la question ne se pose pas, parce que la norme d’imputation permet de donner
clairement une réponse affirmative. Pour les PETL, la réponse n’est pas aussi simple. Le texte
de l’art. 5:101 permettrait en apparence de renoncer à l’illicéité.24 En effet, on pourrait
prétendre que, en cas de responsabilité pour risque, il suffirait que le risque caractéristique se
réalise et cause un dommage. Dès lors, pas besoin ni d’une faute, ni de l’illicéité. Sur le plan
pratique, il est très probable qu’on se passerait facilement de l’illicéité. En revanche, sur le
plan dogmatique, cette conception conduirait à des incohérences gênantes. Comment
expliquer qu’un acte ou un dommage qui tombe sous la responsabilité pour faute serait
illicite, alors qu’un acte ou un dommage qui tombe sous la responsabilité pour risque ne le
serait pas ? Il serait illicite que je incendie la maison de mon voisin en y mettant le feu avec
une allumette, mais il ne serait pas illicite, si ce même incendie résultait de l’explosion de
mon stock de dynamite ? On créerait là évidemment une absurdité dogmatique. Par ailleurs, il
faudrait aussi expliquer pourquoi une obligation de réparation peut être générée par des actes
ou dommages qui sont tantôt illicites et tantôt ‘pas illicites’.
Pour les Study-Group-Principles, la réponse est plus aisé que pour les PETL et
probablement plus proche de celle du projet suisse. En effet, l’art. 2:101 al. 1(b) et (c) précise,
nous l’avons vu, qu’un dommage est ‘légalement significatif’, s’il viole un droit ou un intérêt
protégé par la loi. L’allusion à l’illicéité est donc bien présente.
II. - Fonction des normes d’imputation
24
PETL art. 5:101 Abnormally dangerous activities.
A person who carries on an abnormally dangerous activity is strictly liable for damage characteristic to the
risk presented by the activity and resulting from it.
(2)
An activity is abnormally dangerous if :
a) it creates a foreseeable and highly significant risk of damage even when all due care is exercised in its
management and,
b) it is not a matter of common usage.
(3) A risk of damage may be significant having regard to the seriousness or the likelihood of the damage.
(4)
This Article does not apply to an activity which is specifically subjected to strict liability by any other
provision of these Principles or any other national law or international convention.
(1)
7
La fonction de la norme d’imputation a fortement évolué depuis le début du 19e siècle. Les
auteurs du Code civil français n’avaient pas d’autre but que de fixer dans l’art. 1382 un
principe général de responsabilité. Probablement, ils n’avaient pas mesuré le poids qui allait
peser sur cette disposition. Autrement, ils auraient sans doute donné plus de précisions soit
dans l’art. 1382 lui-même, soit dans les normes suivantes. Le législateur autrichien avait opté
pour une formulation plus détaillée et en 3 paragraphes (§§ 1293-1295) qui devaient fournir
des définitions surtout du dommage et de la faute, valables pour l’ensemble de la
responsabilité civile et contractuelle. Les législateurs allemand et suisse sont restés, à des
degrés variables, plus proches du modèle français en retenant à nouveau des clauses
relativement succinctes évoquant un principe général. Toutefois, à la différence du droit
français, ces clauses générales avaient été complétées de manière plus détaillée par d’autres
normes.
La tradition a été modifiée avec le projet suisse de 2000 qui a ajouté à la clause générale une
nouvelle fonction. D’une part, nous l’avons vu, l’art. 41 y énonce le principe général de
responsabilité. Il énumère aussi la plupart des concepts fondamentaux qui sont définis par la
suite dans des dispositions particulières : dommage (art. 45-45f), illicéité (art. 46 et 46a),
causalité (art. 47 et 47a) et faute (art. 48a et b, 51a). D’autre part, l’art. 41 du projet est en
même temps une disposition qui organise et structure l’ensemble de la responsabilité civile.
Ainsi, l’alinéa 2 donne en plus la liste des trois types de responsabilité retenus dans le projet :
responsabilité pour faute, auxiliaires et risque, qui sont ensuite traités en détail dans les art.
48, 49 et 50.
La solution suisse, nous l’avons dit, a fortement influencé les PETL qui annoncent également
dans la Basic norm la structure d’ensemble. D’abord, l’art. 1:101 évoque les concepts de base.
Ensuite, il énumère comme l’art. 41 du projet suisse les trois formes de responsabilité pour
faute, pour risque et pour auxiliaires. Tous ces éléments annoncés dans la Basic norm sont
définis successivement dans des normes spécifiques ultérieures : le dommage au chapitre 2, la
causalité au chapitre 3, la faute et la responsabilité pour faute au chapitre 4, la responsabilité
pour risque au chapitre 5 et celle pour auxiliaires au chapitre 6. Ici aussi, la norme
d’imputation n’a pas seulement comme fonction de fixer de manière générale le principe de
responsabilité, mais également d’organiser l’ensemble des PETL.
Les Study-Group-Principles proposent une solution plus proche des clauses générales
d’ancienne facture, mais en procédant ensuite selon une systématique propre. Dans l’ordre de
leur énumération, les concepts contenus dans la clause générale sont abordés par la suite plus
en détail : le “legally relevant damage” aux art. 2:101ss, intentionnalité et négligence dans les
art. 3:101 ss., l’imputabilité pour auxiliaires (accountability) dans les art. 3:104 ss. et,
finalement, la causalité au chapitre 4. Si la démarche est systématique, la clause générale n’a
néanmoins pas comme fonction de structurer l’ensemble du texte.
III. - Appréciation
Les deux Principles montrent, comme d’ailleurs tous les autres projets de réforme en cours
dans différents pays européens, que la clause générale de responsabilité reste une forme
normative appréciée. En effet, la doctrine et la pratique juridique semblent à juste titre
approuver unanimement le principe de la clause générale. La seule discussion tourne, à notre
connaissance, autour du degré de généralité.
Les deux Principles reprennent la plupart des concepts de base de la responsabilité civile.
Dommage, acte dommageable, causalité et faute. Nous avons vu que le statut de l’illicéité
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reste confus dans les deux propositions. Il serait hautement souhaitable que cette ambiguïté
soit levée lors d’éventuelles révisions des Principles.
Les PETL comptent 36 dispositions, les Study-Group-Principles 57 et le projet suisse 61. A
titre de comparaison, le Code civil français en contient 5, le code autrichien 47 et le Code
suisse des obligations 20. Les projets de révision proposent donc, dans l’ensemble, nettement
plus de normes que les codes en vigueur, à l’exception peut-être du code autrichien qui était
dès le départ relativement long. Tout porte à croire que nous sommes, avec les nouveaux
projets de responsabilité, à la veille d’une nouvelle génération de normativité en
responsabilité civile, qui est plus explicite que les codes actuels et propose une densité
normative plus élevée. Notons entre parenthèses que cette évolution a eu lieu depuis
longtemps dans d’autres domaines du droit civil. Pour le droit suisse, la même tendance
s’observe par exemple en droit du travail ou en matière de baux et loyers, deux champs qui ne
sont pas réglés dans des codes spécifiques, mais restent intégrés dans le code des obligations.
Ce mouvement d’amplification du nombre de normes n’a rien d’étonnant, puisque le
législateur d’aujourd’hui est chargé de faire entrer dans le code la jurisprudence et la doctrine
qui se sont consolidées au fil du temps autour des codes en vigueur. On peut regretter les
codes courts qui, de ce fait même, n’ont pas besoin d’une véritable structure. Mais, il est n’est
probablement pas réaliste de penser que nous puissions continuer à gérer la responsabilité
moderne avec des codes parcimonieux, à moins d’accepter que nous passions silencieusement
d’un système codifié à un système jurisprudentiel plus proche de la case law anglo-saxonne.
Les auteurs des différents projets ne s’y trompent pas, s’ils proposent des projets
normativement plus précis. Cela répond à un besoin de la pratique juridique et est
probablement le seul moyen pour empêcher un éclatement de la responsabilité civile en
dehors du code, soit par une jurisprudence débordante, soit par une multiplication
désordonnée de leges speciales.
L’augmentation du nombre de normes appelle un renforcement, dans les codes, de la structure
interne de la responsabilité civile. Deux types de propositions sont sur la table : Les PETL
suivent le modèle suisse et optent pour une clause générale qui a aussi comme fonction de
structurer l’ensemble des normes suivantes. Les Study-Group-Pinciples restent sur le chemin
plus traditionnel de la clause générale sans fonction particulière de structuration.
Dans le projet suisse, la norme organisatrice a essuyé quelques critiques. Du fait qu’elle n’a
pas ou peu de contenu normatif propre, certains considéraient qu’elle n’avait pas sa place
dans un code. Cette critique n’est pas pertinente. Elle ignore la fonction que les rédacteurs ont
donnée à cette norme. Outre la structuration de la responsabilité civile, que nous avons déjà
discutée, la clause générale propose une méthode de travail. Le juriste peut contrôler en deux
coups d’œil si les conditions de base de la responsabilité sont remplies. D’abord, il s’assure
que les conditions de base sont données : dommage, causalité et illicéité. S’il a des doutes, il
peut pousser son examen plus loin en consultant la définition de chacun des trois concepts.
Ensuite, il vérifie si le cas entre dans une des trois catégories de responsabilité pour faute,
auxiliaires ou risque. En d’autres termes, la clause générale permet à elle seule un examen
préalable rapide du cas à résoudre. Notons d’ailleurs que les articles suivants sont aussi
insérés dans une structure cohérente qui organise et facilite l’application en passant, dans
l’ordre, de l’examen des conditions (C. Conditions générales, art. 45 ss.) aux fondements (D.
Fondements de la responsabilité, art. 48 ss.) et au calcul du dommage (E. Fixation de la
réparation, art. 51 ss.).
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