Les variables indépendantes de l`image Les
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Les variables indépendantes de l`image Les
Les variables indépendantes de l’image Les images différées intégrées à la scène peuvent être de natures diverses : films, photos, retransmissions en direct, animations ou encore images générées par ordinateur. Selon la situation leur emploi ne répond pas à la même fonction. Pourtant, quel que soit le cas de figure rencontré, ces images sont bien souvent considérées par les gens de théâtre comme n’étant que de la technique. Elles participeraient de l’illusion théâtrale, comme un rouage plus ou moins dispensable de sa machinerie, sans jamais en modifier profondément le fonctionnement. De plus, ces images ne constituant plus le cadre le plus large d’une représentation cinématographique, elles perdraient du même coup une partie de leur langage. Ni plan, ni cadre, ni montage, elles ne seraient plus que des images, plus que de la technique. Or, elles sont bel et bien sollicitées par des comédiens qui se mesurent à elles. Appelées dans un dispositif scénique pour une durée donnée, dans certaines circonstances et selon certaines modalités, elles sont à tout point de vue employées sur scène. Cela ne signifie pas seulement qu’elles sont utilisées au même titre qu’un élément de décor, comme signe dans le système référentiel de la scène. Cela signifie qu’elles travaillent dans ce système, et surtout qu’elles le travaillent. Ce sont donc des images qui, par des opérations qui leurs sont propres, transforment ou altèrent la scène sur laquelle elles agissent, en même temps que cette scène les produit. Lorsqu’elles ne sont pas générées par ordinateur, ces images sont déjà le résultat d’une première opération par laquelle un référent est constitué par contact ou par empreinte. Ce référent - que l’on qualifie de diégétique au cinéma – est constitué par l’image sur le dos de son « référent profilmique » (pour reprendre le vocabulaire de Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, Paris, 2001 : p. 173). Et au cinéma toujours, selon qu’il s’agisse d’un documentaire ou d’une fiction, il y aura ou il n’y aura pas correspondance entre le premier et le second. Mais que devient le référent de l’image lorsque celle-ci ne constitue plus l’enveloppe la plus large d’une représentation cinématographique mais est employée dans un autre système référentiel délimité par l’espace scénique ? Et quelle correspondance peut exister entre ce référent et le référent profilmique qui, dans un temps plus ou moins lointain, s’est retrouvé dans le champ de la caméra ? Se poser cette question c’est finalement se demander comment l’image prend-elle corps sur scène, où a-t-elle réellement lieu et de quelle manière fonctionne-t-elle ? Avant de développer ces questions il faut remarquer au préalable que parler du fonctionnement de l’image c’est s’exposer au risque souligné par Georges Didi-Huberman de retomber dans « le mythe épistémologique » de la fonction unitaire qui consiste à faire des idéalités mathématiques un instrument de représentation universalisante. Pour lui, le nœud de tout ce mythe épistémologique « consiste dans le postulat de l’unité fonctionnelle – qui revient peu ou prou à un postulat de l’unité représentationnelle. Or, les images ne « répondent » pas à une fonction, ne « remplissent » pas leur fonction, si dans tous ces termes nous voulons entendre quelque adequatio rei ad intellectum, ou simplement la congruence des réponses aux demandes, la traductibilité des formes représentantes aux contenus représentés » (Didi-Huberman Georges, « Imitation, représentation, fonction. Remarques sur un mythe épistémologique » in L’image, Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, éd. Le Léopard d’Or, Paris, 1996 : p. 82). Georges Didi-Huberman souligne également que cette traductibilité est ce que Cassirer nommait lui-même « une façon d’asservir le multiple sensible » (Ibid. : p. 72). Or, les emplois de l’image qui nous intéressent ici sont précisément ceux qui viennent inquiéter l’unité fonctionnelle de l’image ainsi que l’unité représentationnelle de la scène. C’est pourquoi les cas où les images sont employées pour renforcer l’illusion d’un monde homogène représenté sur scène ne seront pas abordés ici. En effet, dans ces cas de figure, les images peuvent être considérées comme de purs référents scéniques au même titre que les autres objets présents. Image et référent de l’image seraient pour ainsi dire confondus en un seul et même objet dans le système référentiel de la scène. Au contraire, la fonction que nous cherchons est une fonction dialectique : c’est à dire non close sur elle-même mais ouverte aux transformations et au perturbations opérées par les autres composantes de l’espace scénique. Pour comprendre ce que devient le référent de ces images employées, il faut donc les considérer comme ouvertes aux opérations de la scène, non bornées à leur cadre. Et il faut considérer également la mise en scène comme un système travaillé en permanence par ses parties sans jamais donner de représentation complète de luimême. Une fois cela dit, ce qui va nous intéresser plus précisément pour commencer, c’est un type particulier d’images employées sur scène, plus explicite que les autres, où un comédien équipé d’une caméra - filme l’action scénique. Dans ces mises en scène de l’acte de filmer, un premier trajet de l’image se déroule sous les yeux du spectateur : le trajet selon lequel une image devient un plan, c’est-à-dire le trajet entre le moment où l’image est élaborée et celui où elle est vue. En 2007, Daniel Bénoin a adapté pour la scène le film Faces de John Cassavetes. Dans cette mise en scène les comédiens utilisent ponctuellement une caméra de poing reliée à un écran sur scène. Cette caméra a une existence à part entière, c’est un objet avec lequel ils jouent et avec lequel ils agissent. Et dans ce contexte, s’emparer de la caméra et filmer devient une forme d’énonciation au même titre qu’une réplique : on prend la caméra comme on prend la parole, pour questionner ou pour insister ; et on enregistre comme on consigne par écrit, pour que la parole devienne un acte officiel. Ici, Daniel Bénoin s’inspire des conditions mêmes de tournage du film de Cassavetes. Celui-ci ayant réalisé la majorité du film en caméra portée, il allait chercher, de façon intrusive, les visages des comédiens avec tout ce qu’ils contiennent d’émotions et de tensions. Dans la pièce de Bénoin, ce sont les comédiens qui se filment entre eux. Et, de la même façon que chez Cassavetes, la caméra va être employée de façon agressive pour essayer de percer les masques et tenter d’obtenir un moment de sincérité. Chaque utilisation de la caméra transforme la scène en une sorte de confessionnal. Elle impose chez les personnages impliqués dans l’image un certain comportement et une certaine attitude. Comme si l’acte de filmer venait défaire le jeu de la représentation pour poser d’autres enjeux. Une telle utilisation de la caméra lors de la prise de parole des comédiens peut se rapprocher de ce que le linguiste John L. Austin nomme une énonciation performative ou encore un performatif. Dans son ouvrage Quand dire c’est faire, il propose une définition de ces énonciations particulières qui se distinguent des affirmations en cela qu’elles ne décrivent pas quelque chose mais qu’elles font quelque chose. Pour illustrer sa thèse il prend l’exemple de l’énonciation « oui, je le veux » prononcée lors d’une cérémonie de mariage. Cette énonciation ne décrit ni ne constate la volonté de se marier, elle est l’action de se marier. Austin donne la définition suivante du performatif : « des énonciations qui ne décrivent, ne rapportent, ne constatent absolument rien, ne sont pas "vraies ou fausses" ; et sont telles que l'énonciation de la phrase est l'exécution d'une action qu'on ne saurait (...) décrire tout bonnement comme l'acte de dire quelque chose » (Austin J. L. , Quand dire c’est faire, éd. Du Seuil, 1970 : p. 40). En s’appuyant sur cette définition, il devient possible de définir l’acte de filmer sur scène comme une forme d’énonciation effectuée par les comédiens. Une énonciation particulière qui ne décrit rien, ne rapporte rien, ne constate absolument rien, n’est pas « vraie ou fausse » ; et est tel que l’emploi de l’image est l’exécution d’une action qu’on ne saurait décrire tout bonnement comme l’acte de filmer. J. L. Austin défini également trois groupes de conditions à remplir pour qu'une énonciation performative soit effectuée avec succès : « (A.1) Il doit exister une procédure, reconnue par convention, dotée par convention d'un certain effet, et comprenant l'énoncé de certains mots par de certaines personnes dans de certaines circonstances. (A.2) Il faut que dans chaque cas, les personnes et circonstances soient celles qui conviennent pour qu'on puisse invoquer la 2 procédure en question » (Ibid. : p. 49). En rapportant ce premier groupe de conditions dans ce que l’on propose d’appeler des images performatives, nous pouvons dire que l’acte de filmer sur scène implique une présence particulière des comédiens. En effet, dans ce cas de figure, ils ne s’adressent pas au public mais à la caméra. Le champ de l’image devient la scène dans laquelle évoluent les personnages. Supposons qu’un comédien filmé dans la pièce de Bénoin se mette soudainement à ignorer le filmeur pour s’adresser directement à la salle, l’image produite deviendrait alors une simple retransmission vidéo de la pièce. Le filmeur serait immédiatement relayé au statut d’observateur sur scène et ne participerait plus à l’élaboration d’un cadre particulier. Il s’agirait alors d’un échec dans l’emploi de l’image. Un échec que John Austin nomme un Emploi indus. Le second groupe de conditions, quant à lui, indique que « (B.1) La procédure doit être exécutée par tous les participants, à la fois correctement et (B.2) intégralement » (Ibid. : p. 49). Ces conditions impliquent une continuité spatio-temporelle entre la scène et l’écran. En effet, si un réalisateur en régie effectue un montage alterné entre la prise de vue directe et d’autres plans tournés en amont, l’acte ne tient plus. Idem si la connexion entre la caméra et l’écran est rompue. Il y aurait là aussi une forme d’échec : une Défectuosité ou un Accroc, toujours selon le vocabulaire d’Austin. Et enfin, « (Γ.1) Lorsque la procédure suppose chez ceux qui recourent à elle certaines pensées ou certains sentiments, lorsqu'elle doit provoquer par la suite un certain comportement de la part de l'un ou de l'autre des participants, il faut que la personne qui prend part à la procédure ait, en fait, ces pensées ou sentiments, et que les participants aient l'intention d'adopter le comportement impliqué. De plus, (Γ.2) ils doivent se comporter ainsi, en fait, par la suite » (Ibid. : p. 49). Entre ici en jeu une notion de sincérité. S’il est difficile de parler de la sincérité d’une image lorsqu’on parle de représentation, cela devient envisageable lorsque l’image est pensée comme un acte. Cette notion de sincérité dans une image performative peut s’exprimer par l’adhérence du corps du filmeur à l’image qu’il produit. Si, dans la pièce Faces, le filmeur pose la caméra sur la table et la laisse tourner, nous aurons à l’écran ce qu’Austin nomme un Acte purement verbal mais creux (purement machinal dans notre cas). Il faut donc s’intéresser à l’image dans sa relation au filmeur et non simplement comme élément isolé de la scénographie. Et, dans ce régime particulier de l’image qu’est celui du performatif, définir les opérations par lesquels le filmeur adhère à l’image qu’il emploie. En 2013, Cyril Teste, de la compagnie MxM, a mis en scène Bedroom Eyes, une pièce pour un seul comédien, une caméra vidéo et un écran de projection. Cette pièce est découpée en deux parties. Dans la première, le comédien est assis à une table côté jardin et regarde à cour. Il a à la main une caméra de poing et tient un journal vidéo en se filmant lui-même. En fond de scène, face aux spectateurs, un écran aux dimensions imposantes relaye l’image enregistrée par la caméra. Le comédien est assis à sa table, avant même que les spectateurs ne soient rentrés dans la salle. Il les ignore, et les ignorera tout le long de la performance. Celleci débute réellement par un changement de lumière sur le plateau et l’activation de la caméra par le comédien. Il braque celle-ci dans sa direction, annonce la date du jour (la date à laquelle la performance a lieu), prend un temps pour rassembler ses esprits et débute l’évocation d’un souvenir d’enfance. Equipé d’un micro captant en détail ses bruits de bouche ainsi que sa respiration, filmé en gros plan et retransmis en direct sur un écran géant, très vite le comédien sur scène s’efface et l’attention du spectateur est toute à son image. Par le procédé du gros plan, nous sommes beaucoup plus proche de l’image à l’écran que du comédien lui-même sur scène. Mais attribuer cette focalisation de l’attention au seul gros plan est insuffisant. En effet, si la caméra, au lieu d’être portée par le comédien, était posée sur un pied, l’attention du spectateur effectuerait sans aucun doute davantage d’allers-retours entre l’écran et la scène. Son regard irait sans cesse chercher une correspondance entre les deux, comme pour compléter le tableau d’ensemble. Car à ce moment là, il y aurait un dialogue, un jeu de scène en forme de face à 3 face, entre le comédien et son image-reflet à laquelle il s’adresse. Et la caméra ne serait là que pour lui donner la réplique, dans un acte purement machinal. Or, ici, nous avons à l’écran quelque chose que nous n’avons pas sur scène : outre le point de vue de la caméra, nous avons aussi le corps du comédien en tant que sujet percevant. C’est à dire que non seulement nous le voyons deux fois, mais surtout nous l’avons dans deux états différents : une première fois sur scène en tant qu’objet de notre regard (de spectateur), une deuxième fois à l’écran à travers les mouvements de son corps qui se répercutent dans l’image. L’artiste Dan Graham peut nous aider à mieux comprendre ce double état du filmeur comme objet et sujet du regard. En effet, dans ses films et ses performances, Dan Graham a exploré les relations qui lient la structure de l’espace corporel et celle de l’espace cinématographique. Pour lui « L'objectif et la surface du corps de la caméra, son mouvement et son orientation dans l'espace sont l'intermédiaire entre la présence de l'exécutant et la perception du spectateur » (Graham Dan, Ma position. Ecrits sur mes œuvres, Les presses du réel, Villeurbanne, 1992 : p. 81). Cet exécutant tel que le conçoit Dan Graham est similaire au filmeur de Bedroom Eyes en cela qu’il lie dans l’image ses propres perceptions et celles du spectateur. Et l’identité de la caméra, par rapport à la perception du spectateur « peut faire partie de l'exécutant, une partie de lui et pas une autre. La caméra peut aussi ne pas faire parti de lui (c'est alors un objet) » (Ibid. : p. 81). Dans l’image projetée à l’écran, il faut donc différencier l’acte d’enregistrer effectué par la caméra et l’acte exécutée par le filmeur en se filmant. Dans le champ de la linguistique, Austin fait une distinction similaire entre l'acte de dire quelque chose (qu’il nomme « acte locutoire ») et l'acte produit en disant quelque chose (acte « illocutoire »). En rapportant cette distinction dans le cas de Bedroom Eyes, il devient possible de définir l’image projetée sur scène comme la manifestation de deux images théoriques qui se constituent l’une à la suite de l’autre. La première, que nous proposons d’appeler image enregistrée, qui est celle réalisée par l’acte locutoire de la caméra (un acte de mémorisation). C’est l’image perçue par le comédien et c’est sur celle-ci que porte son attention. L’image exécutée, qui est effectuée à travers les actes illocutoires de l’exécutant. C’est le corps percevant de l’exécutant qui s’exprime dans les mouvements de sa caméra. Ainsi, même dans le cas d’une image produite en direct sur scène, le filmeur se situe au futur de l’image enregistrée et au présent de l’image qu’il exécute. Un trajet est bien effectué entre la scène et l’image à l’écran. Et au final, le comédien ne nous regarde pas mais son image si. Et ça nous regarde car en se filmant il constitue un journal intime destiné à un spectateur à venir ; et en engageant son corps dans l’acte de prise de vue il créé un lien sensible entre l’image et l’attention du spectateur (acte illocutoire de l’image). En d’autres termes, en engageant son corps dans la prise de vue, le filmeur engage aussi l’attention du spectateur. Il s’adresse à son corps percevant, plus qu’à sa représentation théorisée et conceptualisée. Car en effet, si ce journal vidéo s’adresse à un spectateur à venir, le spectateur réel de la performance est plutôt un témoin des actes illocutoires effectués au présent de l’exécutant (n’oublions pas que la date donnée est la date du jour). Et l’image que perçoit le spectateur à l’écran est l’intermédiaire par lequel il se lie à l’exécutant sur scène. Dan Graham à nouveau : « la vision de l'exécutant est équivalente à ce qui est vu par la surface optique du plan frontal de la caméra. Par conséquent, le plan frontal de la caméra ainsi que son orientation correspondent à la direction de l'attention de l'exécutant dans le temps et l'espace. La caméra filme ce vers quoi s'oriente l'exécutant. Le processus d'orientation physiologique, l'attention, du ou des exécutant(s) est en rapport avec le processus d'attention du spectateur » (Ibid. : p. 83) Mais comme nous l’avons dit, l’exécutant de Bedroom Eyes ne place pas sa caméra au niveau de ses yeux mais la tient orientée face à lui. Alors que ses actes illocutoires lient son attention à celle du spectateur dans un temps partagé, l’acte locutoire de la caméra donne à l’écran l’image du corps de l’exécutant en dehors de ses propres perceptions. Il se voit en quelque sorte depuis un point situé en dehors de lui-même. C’est en cela que l’image projetée à 4 l’écran est double. A la fois résultat de l’acte locutoire effectué par la caméra (image enregistrée) et intermédiaire entre le spectateur et l’exécutant (image exécutée). L’exécutant devient ainsi un double référent de l’une et de l’autre, à la fois image d’un corps et corps d’une image. Du côté de l’image enregistrée, il constitue un premier référent profilmique en se présentant dans le champ de la caméra. Du côté de l’image exécutée, il est un deuxième référent d’un type particulier - non visible à l’écran – qui donne corps à l’image qu’il effectue. L’adhérence de l’exécutant à l’image qu’il emploie se vérifieraient donc par les opérations qui lient ces deux référents. Car comme nous venons de le voir ils ne sont pas simplement coprésents dans l’image projetée à l’écran, ils se suivent dans un léger écart temporel. L’exécutant est un premier spectateur sur scène de l’image enregistrée par sa caméra. Ses actes illocutoires (ses mouvements, sa respiration, sa parole) s’effectuent depuis cette image enregistrée. Nous pouvons donc d’ores et déjà avancer que le référent de l’image exécutée se constitue sur le dos du référent de l’image enregistrée. Comme si l’exécutant sur scène se trouvait un corps à partir de l’image perçue par sa caméra. Pour comprendre comment le corps de l’exécutant se constitue dans l’image qu’il emploie, il faut pouvoir analyser les opérations qui lient le référent de l’image enregistrée au référent de l’image exécutée. En reprenant les conditions (Γ.1) et (Γ.2) posées par Austin et en s’intéressant à un cas où il y a échec à remplir ces conditions –une insincérité – peut-être pourrons-nous alors observer l’image enregistrée indépendamment de l’image exécutée et en déduire plus précisément les opérations qui les lient. Dans la deuxième partie de Bedroom Eyes, l’exécutant pose sa caméra et met sur son nez une paire de lunettes sensée représenter un casque de réalité virtuelle. Il se lève et commence à marcher dans l’espace de la scène. Progressivement, des sons du passé reviennent : lorsqu’il marche sur le tapis de sol on entend le bruit de ses pas sur du gravier. Puis c’est l’image qui revient. Non plus l’image de sa caméra, mais l’image qu’il est supposé recevoir dans son casque. Nous voyons à l’écran la maison de son enfance, filmée avec une caméra numérique. Cette image est supposée être la vue subjective du personnage sur scène. Ses déplacements correspondent à ceux du filmeur dans la maison. Toute la suite du spectacle est réalisée sur le mode du mimétisme où le comédien a appris par cœur tous les mouvements d’appareil à l’image et simule sur scène une vue subjective. Nous avons donc ici un cas d’insincérité où le corps du comédien sur scène tente de se faire passer pour le corps de l’exécutant de l’image projetée. En ayant recours à une vue subjective, la mise en scène condamne le comédien à s’identifier à la caméra aussi bien dans ses actes que dans ses perceptions. Car avec son corps c’est bien son regard qui s’identifie à la caméra en même temps que le regard du spectateur. Il n’y a là pas de différence fondamentale entre le personnage sur scène et les spectateurs. Tous deux sont dans une « identification marquée à une vision en acte » (Niney François, l'Epreuve du réel à l'écran, 2ème édition, De Boeck, Bruxelles, 2004 : p. 211). Dans ce cas de figure, le comédien redouble la vision en acte représentée à l’écran. Mais jamais il ne créé de pont entre l’image et le spectateur. Soit il est en trop, soit il est court-circuité. Pour que l’image enregistrée prenne corps sur scène, il faut qu’elle puisse retrouver un état présent dans les actes illocutoires de l’exécutant. C'est-à-dire qu’elle puisse s’inscrire dans la chaîne de ses perceptions. Dans le cas d’un emploie sincère, la relation qui se noue entre l’image enregistrée et l’image exécutée sur scène peut-être comprise comme un rapport entre matière et mémoire telles que le défini Henri Bergson, c’est à dire une relation entre les perceptions de l'exécutant et les actions qu'il effectue en retour dans l'image : « Notre perception distincte est véritablement comparable à un cercle fermé, où l’image-perception dirigée sur l’esprit et l’image-souvenir lancée dans l’espace courraient l’une derrière l’autre » (Bergson Henri, Matière et mémoire, 7ème édition, puf, Paris, 2004 : p. 113). L’image exécutée doit donc se définir comme étant une image enregistrée rapportée à l’action possible 5 de l’exécutant sur elle. L’une et l’autre se courent après indéfiniment. Et pour que l’image à l’écran prenne réellement corps, il faut que le passé dont elle est l’empreinte trouve une action ou une attache possible dans le présent de la scène. Bergson à nouveau : « L’image est un état présent, et ne peut participer du passé que par le souvenir dont elle est sortie. Le souvenir, au contraire, impuissant tant qu’il demeure inutile, reste pur de tout mélange avec la sensation, sans attache avec le présent, et par conséquent inextensif » (Ibid. : p. 156). C’est ce qu’il se passe dans la seconde partie de Bedroom Eyes. Sans attache sensible avec le personnage en action, elle se borne à son cadre, sans jamais pénétrer le présent de la scène. L’image enregistrée peut donc être assimilée à l’image-souvenir telle que la définie Bergson, et l’image exécutée quant à elle serait du côté de l’image-perception. Ces deux images renverraient à « deux mémoires théoriques indépendantes : la première enregistrerait, sous forme d’images-souvenirs, tous les éléments de notre vie quotidienne à mesure qu’ils se déroulent ; elle ne négligerait aucun détail ; elle laisserait à chaque fait, à chaque geste, sa place et sa date. Une mémoire tendue vers l’action, assise dans le présent et ne regardant que l’avenir. Elle n’a retenu du passé que les mouvements intelligiblement coordonnés qui en représentent l’effort accumulé (…) A vrai dire, elle ne représente plus notre passé, elle le joue » (Ibid. : p. 86). Il faut au final faire la distinction dans les images employées sur scène entre ce qu’elles décrivent ou rapportent dans l’image enregistrée et ce qu’elles font, ce qu’elles produisent dans l’image exécutée. Dans l’engagement sur scène du corps du filmeur se lient le référent de l’image enregistrée par la caméra et le référent de l’image qu’il exécute, c’est à dire cette même scène rapportée à son action possible sur elle. Mais par extension, l’exécutant peut se rapporter à tout comédien employant une image, même lorsqu’il n’y a pas acte de filmer, à condition que cet emploi soit approprié (A.1 et A.2), sans accroc (B.1 et B.2) et sincère (Γ.1 et Γ.2). Pour que l’image prenne corps sur scène il faut donc que le référent qu’elle désigne puisse adhérer matériellement au référent scénique. C’est à dire que le référent de l’image enregistrée puisse s’insérer dans la chaine des perceptions de l’exécutant et que ce dernier, à travers ses actes illocutoires, se constitue comme référent de cette même image lorsqu’il l'emploie. Nous en déduisons cette première thèse : Le corps de l’exécutant est le référent constitué par l’image qu’il emploie, sur le dos de la scène dans laquelle il s’inscrit. C’est en cela que nous pouvons dire que ces images, comme le disait Austin pour ses énonciations, ne sont ni vraies ni fausses. Non pas qu’il ne puisse y avoir du mensonge, de la tricherie, mais parce que leur enjeu n’est pas tant de représenter que de faire quelque chose. Il peut y avoir échec de l’image à produire l’action recherchée, ou son emploi peut être inapproprié, poussant les personnes impliquées à interrompre l’acte. Mais ces images ne cherchent pas à rendre visible un monde invisible ou à rendre signifiante une réalité obtuse (le visible et le dicible). Il ne s’agit pas de donner forme à (quelque chose) mais plutôt de trouver matière à (faire / agir). L’enjeu de ces images se situe dans un écart entre le tangible et l’intangible. Et, dans cet écart entre ce que l’on peut et ce que l’on ne peut pas toucher (ou atteindre), elles mesurent l’indétermination de la volonté de ceux qui les emploient. A ce titre, la surface de projection de l’image sur scène peut, à tout point de vue, être considérée comme un écran. Bergson à nouveau : « si l’on considère un lieu quelconque de l’univers, on peut dire que l’action de la matière y passe sans résistance et sans déperdition, et que la photographie du tout y est translucide : il manque, derrière la plaque, un écran noir sur lequel se détacherait l’image. Nos « zones d’indéterminations » joueraient en quelque sorte le rôle d’écran. Elles n’ajoutent rien à ce qui est ; elles font seulement que l’action réelle passe et l’action virtuelle demeure » (Ibid. : p. 36). Tout se passe donc comme si l’emploi de l’image venait interrompre le fil continue de l’action sur scène. Elle y place cet écran noir sur lequel le temps semble légèrement suspendu dans un moment d’incertitude quant à la suite des événements à venir et au bon déroulement du drame. Si la valeur d’un plan de cinéma trouve sa définition dans les dimensions qu’occupe la figure humaine à l’écran, nous pourrions 6 définir la valeur d’une image employée au théâtre par la durée et l’intensité de son adhérence à l’exécutant (et donc à la scène). Nous pourrions alors peut-être parler du degré d’adhérence de l’image. Mais si l’exécutant est le référent constitué par l’image qu’il emploie sur le dos de la scène dans laquelle il s’inscrit, il faut alors se demander que devient justement cette scène. Dans quel lieu l’exécutant agit-il ? En 2005, le Wooster Group proposa une version d’Hamlet non pas adapté du texte de William Shakespeare mais de la captation d’une précédente mise en scène avec Richard Burton dans le rôle principal. Cette première mise en scène avait été filmée et retransmise à grande échelle dans de nombreux cinémas en simultané. Le Wooster Group a voulu effectuer la démarche inverse : du mouvement centrifuge de la pièce retransmise en Electronovision, effectuer un mouvement centripète en reprenant des fragments de la captation cinématographique pour proposer – en reprenant leur propres termes - « la reconstruction d’une pièce de théâtre hypothétique ». D’une première scène qui a eu recourt à la médiation par l’image pour toucher le public le plus large possible, le Wooster Group effectue le trajet symétriquement inverse pour reconstituer une autre scène dont le fonctionnement est encore à comprendre. Contrairement aux pièces abordées précédemment, dans Hamlet les exécutants sur scène ne feignent pas d’ignorer l’image projetée à l’écran. C’est même à partir d’elle qu’ils agissent sur scène. Alors que dans les mises en scène de l’acte de filmer nous avions une image perçue et une image agie par l’exécutant, toutes deux retransmises pour le public dans une seule image projetée ; ici l’image perçue par l’exécutant est aussi exactement celle perçue par le public. C’est en cela que la situation diffère de celle de Bedroom Eyes. L’image est perçue par les comédiens et inspire leurs gestes, leurs déplacements et leurs mots. Ils ne sont pas les référents du texte de Shakespeare, mais de la captation vidéo d’une de ses représentations. Ils sont donc bien les référents de l’image qu’ils emploient et peuvent être considérés comme des exécutants. Par ailleurs, travaillant sur un jeu de mimétisme, d’interprétation, de parodie et de déviation de l’image enregistrée, ils se constituent dans un temps postérieur à celui de l’image. Là aussi, l’attention du spectateur est liée à celle de l’exécutant par le biais de l’image. Le Wooster Group explique que cette captation vidéo représente pour eux le fantôme du père d’Hamlet, mais aussi le fantôme de toute une tradition de la représentation théâtrale cristallisée dans cet enregistrement. Il y a donc, dans le rapport entre l’image et leur jeu sur scène, une affaire de déterminisme et de machination. En se mesurant à ces images, l’exécutant doit déjouer les codes de la représentation théâtrale et déjouer l’attraction de l’image en se libérant de son poids. Et en les déjouant il doit s’inventer d’autres règles qui pourraient, s’il y parvient, dessiner les contours de cette « pièce de théâtre hypothétique ». On retrouve ici la procédure d’une reconstitution. Et comme dans toute reconstitution, dans le trajet allant de la pièce fragmentée à la pièce reconstituée, s’est construit un point de vue, une interprétation, permettant de réinventer les parties manquantes ainsi que les opérations qui les agencent. La reconstitution est toujours une procédure en cours dont les opérations constituent une proposition narrative. Le moindre geste de l’exécutant en décalage avec l’image devient signifiant, ouvre des pistes pour l’interprétation, jusqu’au moment où, à force de dévier, le geste se cogne contre les murs invisibles du jeu en dévoilant ainsi une limite, sans jamais le saisir dans sa globalité. Nous retrouvons ici la notion d’adhérence de l’exécutant à l’image. Et chaque geste qui ne "colle" plus à l’image dessine une partie de la scène à réinventer. Une scène qui n’est pas définie par des frontières géographiques ni des limites géométriques, mais plutôt par des membranes qui filtrent les perceptions du spectateur, laissant passer certaines, et retenant les autres. Au final, le Wooster Group propose moins une mise en scène qu’une mise en situation. 7 La scène de théâtre prend ainsi la forme d’installation, c’est à dire une forme d’art qui « implique un recul par rapport à l'objet comme autosuffisant et comme réalité donnée d'avance, en faveur d'un art engagé comme ''contexte'' en relation duquel le spectateur introduit et reconstruit sa propre réalité. Ce travail devient lui-même le théâtre dans lequel le spectateur est co-performer [...] l'œuvre met en place une espèce de ''membrane'' semiperméable et tout ce qui déborde le cadre de l'image – ses mécanismes de production et d'interprétation (le spectateur) – contribue autant à ses pouvoirs signifiants que ce qui lui semble naturellement inhérent : son contenu et son point d' ''origine'' (le créateur) » (Van Asshe Christine, « Etat des choses » in Masséra Jean-Charles La leçon de Stains, centre Georges Pompidou, Paris, 2000 : p. 7). Dans l’image exécutée telle qu’elle a été définie précédemment, nous avions vu, notamment avec Dan Graham, que l’attention de l’exécutant était liée à l’attention des spectateurs. Dans une situation comme celle d’Hamlet, où l’acte de filmer n’est pas mis scène, ce lien existe malgré tout dans l’attitude de l’exécutant vis-à-vis de l’image à laquelle il se réfère. Et même plus, ce cas de figure permet d’envisager le corps de l’exécutant comme une membrane filtrante, plus ou moins lâche selon son comportement, qui fixe le degré d’attention du public vis-à-vis de l’image projetée. Face au fantôme de la représentation théâtrale de Burton, la pièce du Wooster Group peut ainsi se délimiter selon deux pôles d’attraction entre lesquels naviguent les exécutants et les spectateurs. Le premier pôle serait celui d’une perméabilité complète de la membrane. C’est à dire lorsque les actes illocutoires de l’exécutant correspondent exactement aux actes des comédiens enregistrés dans l’image. A cette extrémité l’exécutant rejoue à l’identique l’action représentée à l’écran, aucun de ses gestes ni aucune de ses prises de parole n’interfèrent dans la liaison établie entre l’écran et les spectateurs. Il y a une correspondance maximale entre le référent de l’image enregistrée et le référent de l’image employée. L’attention de l’exécutant et l’attention du spectateur sont, pour ainsi dire, rivées à la même image. Le second pôle serait celui d’une imperméabilité complète de la membrane. C’est à dire lorsque les actes illocutoires de l’exécutant n’ont plus rien à voir avec ce qu’il se passe à l’écran. A cette extrémité, l’exécutant s’est totalement détaché de son référent et fait véritablement écran entre l’image projetée et l’attention du spectateur. Il n’y a plus aucune correspondance entre le référent de l’image enregistrée et le référent de l’image employée. L’attention des spectateurs est rivée à l’image de l’exécutant. Entre ces deux extrémités tout un nuancier d’intensités se déploie le long de la pièce dans le niveau d’adhérence de l’image à l’action scénique. Pour utiliser une image cinématographique, on pourrait dire que le passage d’une extrémité à l’autre est semblable à un changement de focale dans un même plan. A la première extrémité les formes à l’avant-plan sont floues et presque translucides, laissant apparaître un arrière-plan parfaitement dessiné. Puis, par un changement de mise au point, les formes à l’avant-plan deviennent des figures qui se détachent nettement d’un fond devenu matière brute, non dessinée. Le spectateur effectuerait sans cesse ce changement de focale en fonction des actes du ou des exécutant(s). Entre l'exécutant et l'image qu'il emploie se dessine une scène particulière assimilable à une « zone d’indétermination » telle qu’elle a été évoquée précédemment en citant Bergson. La perméabilité du corps de l'exécutant oriente en conséquence l'attention du spectateur. Lorsqu'il adhère totalement à l'image qu'il emploie, la scène devient translucide, l'action passe dans l'image sans déperdition. Lorsqu'il se détache de celle-ci, la scène devient cet écran noir évoqué par Bergson. L'action réelle passe dans l'image, l'action virtuelle demeure sur scène. Le degré d’adhérence de l’image peut donc se définir par la perméabilité du corps de l’exécutant dans la chaine des perceptions qui lient le spectateur à l’image employée. Au final, l'emploie de l'image peut être vue comme un geste de reconstitution. Il fait de la scène un champ des possibles dont certains se concrétisent dans l'image tandis que les autres demeurent. Soit parce qu'il y a eu un accroc dans la procédure, ou un emploi inapproprié de l'image ou bien encore une insincérité de l'exécutant. Nous en déduisons cette seconde thèse : 8 La scène est une image reconstituée par l’exécutant, sur le dos de l’image qu’il emploie. Et l’exécutant, en tant que point de contact de ces deux images, est à la fois le référent de l’une et de l’autre. En accueillant des images différées réalisées en direct ou en amont, la scène ne représente plus l’enveloppe la plus large d’une représentation théâtrale. Elle se donne comme image virtuelle qui attend de s’actualiser dans les gestes de l’exécutant. Entre l’image à l’écran et la scène perçue par le spectateur il n’y a donc pas une différence de nature mais plutôt de degré. L’une n’est ni moins réaliste que l’autre, ni plus fausse. Il y a une logique de montage entre ces deux images. Non pas un montage linéaire et homogène qui cherche à gommer ses coutures, mais un montage dialectique, c’est à dire un montage où une image ne suit pas celle qui la précède, mais où l’une et l’autre se travaillent et se transforment mutuellement. Ces images empruntées au cinéma et au théâtre ouvrent chacune ce qui dans l’autre est figé. La scène ouvre la gangue du film et revient travailler le référent de l’image cinématographique, et cette même image fissure l’unité représentationnelle du théâtre et rouvre des possibles pour le référent scénique. L’image employée et la scène qui l’accueille rompent mutuellement l’illusion de leur unité fonctionnelle. L’une et l’autre fonctionnent, mais jamais elles ne répondent entièrement à leur propre fonction ni à celle de l’autre. La fonction dialectique que nous cherchions au début pourrait donc être celle d’une fonction qui fonctionne selon « une dynamique constante de l’arbitraire et de ses limitations, des polarités et de leur ramifications » (Didi-Huberman, Op. cit. : p. 85). Le théâtre devient ainsi un moment particulier plutôt qu’un lieu. Un moment d’indétermination où l’on s’autorise à douter, où l’on accepte que ça nous échappe partiellement. Non pas un moment de laisser aller mais un moment de lâcher prise. C’est à dire un moment de pleine conscience de soi en tant que corps percevant, en tant qu’être-là. C’est donc au spectateur de trouver sa position, dans un lieu dont le fonctionnement s’invente dans le temps de la performance. 9 Bibliographie: • Aumont Jacques & Marie Michel, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, Paris, 2001 • Austin J. L., “Quand dire c’est faire”, Seuil, 1970 • Bergson Henri, Matière et mémoire, 7ème édition, puf, Paris, 2004 • Didi-Huberman Georges, « Imitation, représentation, fonction. Remarques sur un mythe épistémologique » in L’image, Fonctions et usages des images dans l’Occident médiéval, Le Léopard d’Or, Paris, 1996 • Graham Dan, Ma position. Ecrits sur mes œuvres, Les presses du réel, Villeurbanne, 1992 • Niney François, l'Epreuve du réel à l'écran, 2ème édition, De Boeck, Bruxelles • Van Asshe Christine, « Etat des choses » in Masséra Jean-Charles La leçon de Stains, centre Georges Pompidou, Paris, 2000 10