Comment la musique contemporaine nourrit mes

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Comment la musique contemporaine nourrit mes
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Numéros de la revue / Jazz, musiques improvisées et
écritures contemporaines
« Comment la musique contemporaine nourrit
mes improvisations »
Stephan Oliva
Résumé
Stephan Oliva a choisi des « moments » où une musique contemporaine a vraiment interféré dans ses
choix d'arrangements de certains morceaux. De Charles Ives à György Ligeti ou Giacinto Scelsi, le
pianiste évoque les rapports particuliers entre certaines écoutes de musique contemporaine et le
déclenchement d'idées particulières dans l'agencement des composantes musicales de diverses pièces de
jazz. Partant d'hommages à Bill Evans (Jade Visions) et à Lennie Tristano (Sept Variations Sur Lennie
Tristano), il en vient finalement à sa musique pour le film Loulou de George W. Pabst.
Abstract
Stephan Oliva selects "moments" where contemporary music has genuinely impacted his musical
arrangements. Citing composers such as Charles Ives, György Ligeti and Giacinto Scelsi, the pianist
evokes particular rapports between modes of listening to contemporary music and the way specific ideas
take shape in the interplay of various jazz pieces. He starts out by paying homage to Bill Evans (Jade
Visions) and Lennie Tristano (Sept Variations Sur Lennie Tristano), all the way to music he composed for
George W. Pabst's film Loulou.
Je me contenterai simplement de donner quelques exemples personnels de moments où une musique
contemporaine a vraiment interféré dans mon choix d'arrangements de tel ou tel morceau.
Dans un premier exemple pour montrer ces influences, j'aimerais revenir à un contexte jazzistique à
propos d'un disque que j'av ais enregistré en trio en hommage à Bill Evans, Jade Visions. J'étais parti d'un
raisonnement tout simple ; je me disais que Bill Evans (1) s'était laissé imprégner lui-même par la musique
classique jusqu'à Ravel et Debussy. Je me disais aussi que si on voulait lui rendre hommage en
1996-1997, il fallait remettre en question les sources d'influence en général, d'où la question suivante :
que ferait un Bill Evans aujourd'hui, en 1996 ? Il est certain qu'il aurait d'autres sources d'inspiration, et
qu'on resterait dans l'esprit de sa démarche en les imaginant. Et donc, par une sorte de coïncidence, j'ai
écouté une pièce de Charles Ives, qui m'a donné l'idée de la superposition des thèmes. C'est précisément
ce que j'ai voulu intégrer dans une pièce où il y avait différents éléments pensés d'abord comme une suite.
Inspiré directement par Charles Ives, j'avais donc eu l'idée de superposer certains thèmes de la suite. Avec
François Merville et Bruno Chevillon, nous avions alors trois thèmes à jouer. Le premier était une version
de « Spartacus » que jouait souvent Bill Evans.
Exemple 1 (page suivante) : Bill Evans, Spartacus extrait de ma partition originale, utilisée pour
enregistrer l'arrangement figurant sur Jade Visions.
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Le second thème ressemblant beaucoup au premier et que jouait également Bill Evans s'appelle
« Emily ».
Exemple 2 : « Emily » (extrait du thème transcrit par Bruno Chevillon)
Comme toile de fond, je pensais à un climat très fort qui est donné par une sorte de séquence harmonique
en accords de quartes que jouait Bill Evans en mouvement contraire et qui s'intitule « New York City's
No Lark » (voir le bas de l'exemple 1)
Nous avons donc travaillé sur la superposition de ces différentes musiques et, évidemment, le contexte
harmonique a beaucoup changé. En développant la musique de cette façon-là, la superposition aboutissait
à un solo de contrebasse qui exposait finalement le thème d'« Emily ». À l'écoute de « Spartacus Love
Theme, N.Y.C's No Lark », on constate que la source d'inspiration n'est plus le jazz lui-même, mais
qu'elle reste tout de même en phase avec lui.
Bill Evans avait lui-même fait des recherches sur la musique de jazz « atonale », comme par exemple
dans sa pièce « Twelve Tone Tune Two » qui est basée sur une série.
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Exemple 3 : Bill Evans, « Twelve Tone Tune Two », huit premières mesures.
Les mêmes notes sont reproduites ici en trois phrases de façon dodécaphonique. Dans notre vers ion de ce
thème nous essayons également d'improviser de façon atonale avant d'utiliser la grille très modulante de
Bill Evans, en accords majeurs qui s'enchaînent en tous sens.
Plus tard, quand j'ai donné des concerts en trio avec Bruno Chevillon et le batteur Paul Motian (trio où
l'on jouait surtout de la musique de Paul Motian), on a pu entendre dans sa musique beaucoup d'éléments
qui semblent inspirés de la musique contemporaine, mais qui en fait ne le sont pas ; Paul Motian nous
confirmait que ça lui était venu comme ça. Par exemple dans ce beau thème, étonnant, « The Sun
flower », qu'il avait joué et enregistré précédemment dans un trio avec Jean-François Jenny-Clark et
Charles Brackeen au saxophone :
Exemple 4 : Paul Motian, « The Sunflower », partition écrite par moi-même.
Je trouve vraiment intéressant dans cette musique le fait qu'elle présente tous les aspects d'une musique do
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décaphonique ou pour le moins atonale, presque construite sur une série.
En fait il s'agit d'une musique instinctive, et lorsque avec Bruno nous fîmes écouter à Paul Mo tian
certaines pièces de musique contemporaine, on lui a dit par exemple qu'on voulait faire une version
inspirée de ce que nous avait évoqué une pièce de Ligeti. Je pense notamment à une l'Etude XV « White
on white » pour piano (1995) qui spatialise les notes dans l'espace ? il me semble d'ailleurs que c'est une
gamme de do majeur qui est utilisée et en rend la perception tout autre.
Pour en revenir à « The Sunflower », nous avons traité cette musique de façon un peu similaire, ce qui a
d'ailleurs beaucoup plu à Paul Motian. Dans cette version, c'est moi qui, cette fois, joue les notes exactes
du thème mais complètement spatialisées. Encore une fois, notre but n'est pas de réaliser un exercice de
style -ce ne serait pas intéressant- mais de créer un nouvel espace musical. Lorsque je m'inspire de la
musique contemporaine dans un contexte jazzistique, cet énorme apport d'ouverture, de couleur et
d'espace qu'elle nous apporte nous conduit à une façon totalement différente de régénérer l'espace musical
et les couleurs sonores, paramètres qui restent parfois un peu confinés lorsque l'on pratique un seul et
même type d'improvisations de jazz. On a donc vraiment l'impression d'ouvrir et d'explorer cet espace et,
avec un batteur comme Paul Motian qui est un véritable coloriste, cela crée un terrain très intéressant.
Dans le disque en sextet en hommage à Lennie Tristano, nous avions traité le thème April avec une
introduction nommée « Avant April », très inspirée de certains climats qui, pour nous, proviennent de la
musique contemporaine. François Raulin avait écrit beaucoup de petits éléments du thème, de façon
disparate, comme s'il les destinait à un petit ensemble de musique contemporaine avec une direction. Le
but était de créer un effet de surprise et une ouverture d'esprit avant d'exposer le thème plus
« jazzistique » :
Exemple 5 : « Avant April », arrangement de François Raulin d'après « April » de Lennie Tristano. Tous
les instruments sont notés en ut.
Nous avons ensuite simplement modifié le thème sous forme de valse, tout en restant proche du texte,
mais avec un arrangement très différent au niveau de la ligne de basse et des harmonies.
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Exemple 6 : « April »
Il faut noter, que dans tous ces exemples, intervient aussi un mélange systématique entre l'écrit et
l'improvisé. Dans « Avant April », Marc Ducret réalise une improvisation àpartir (2) du texte écrit. En
écoutant un extrait musical de chaque exemple, on se rend compte que les choses ne sont pas
complètement figées sur le papier.
Je pourrais citer beaucoup d'autres cas, mais j'ajouterai uniquement que j'ai aussi fait un ciné-concert sur
le très beau film de George W. Pabst intitulé Loulou et j'ai eu l'idée suivante : pourquoi ne pas s'inspirer
de l'opéra Lulu de Berg puisque il s'agit de la même histoire. J'ai d'ailleurs été étonné que, dans les
musiques accompagnant ce film, qui est un chef-d'oeuvre du cinéma muet, personne ne parle jamais des
allusions à la musique de Berg, qui, pourtant, porte remarquablement l'histoire dans le champ de l'opéra.
Donc j'ai fait un grand mélange, en puisant aussi dans mes racines de jazz, en associant au personnage de
Loulou, joué par Louise Brooks, de la musique de Bix Beiderbecke, exact contemporain du film qui
aurait fort bien pu y figurer (mort tragiquement à 28 ans). J'ai donc essayé de combiner des éléments qui
correspondaient à une réalité et des éléments de l'opéra de Berg considérés uniquement comme source
d'inspiration mais jamais joués textuellement. Ceci représente toutefois une approche supplémentaire de
l'inspiration que peut offrir la musique contemporaine (voir l'extrait du DVD Loulou, la mort du docteur
Schöen).
J'ai donc donné des exemples, mais dans ma démarche personnelle évidemment, je Ne compartimente
rien. La musique de n'importe quel style ou n'importe quelle époque se mélange pour moi
inconsciemment suivant les besoins artistiques. Mais il est vrai que l'un des paradoxes de la musique
contemporaine quand on l'aborde de façon jazzistique, est qu'au lieu d'être une musique complexe et
difficile pour un musicien de jazz, elle devient au contraire une source d'inspiration facile et ouverte, dans
le sens où elle propose immédiatement des climats forts et des couleurs spécifiques assez faciles à
reproduire par le biais de l'improvisation. Par contre, pour ne citer qu'un exemple dans le jazz, je dirai que
le be-bop est une musique plus « fermée », avec ses codes bien précis et son langage articulé dans une
pulsation et dans un espace bien codifié, que je trouve bien sûr également fantastique. Ce n'est pas un
jugement de valeur.
La musique contemporaine est donc une source d'inspiration complètement ouverte qui est tout de même
associée pour moi à un paradoxe : lorsqu'un interprète va jouer ces répertoires à partir des partitions, il n'y
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a plus du tout la même facilité parce qu'il entre alors dans des problèmes d'interprétation et de lecture qui
en font peut-être la musique la plus difficile qui soit ; aussi longtemps qu'il s'agit d'une improvisation,
cela reste facile pour nous, parce qu'on a en nous toute une géographie de musiques qu'on porte et qu'on
peut développer à bon escient dans un espace contemporain improvisé. Mais si, inversement, on fait
interpréter cette musique par quelqu'un, c'est alors quelque chose de très difficile. Je pense donc que par
l'improvisation, on trouve du premier coup le geste et la juste interprétation. Il est, par ailleurs, également
très difficile -voire impossible- de rejouer une improvisation. En général, lorsqu'on a fait une
improvisation qui sonne vraiment bien, il faut absolument chercher autre chose la fois suivante, au risque
sinon de reproduire quelque chose de fade, dont toute vie a disparu.
1. « Jade Visions » (Universal Music)
2. Voir les « références discographiques » en fin d'article.
Pour citer ce document:
Stephan Oliva, « Comment la musique contemporaine nourrit mes improvisations », Filigrane [En ligne],
Numéros de la revue, Jazz, musiques improvisées et écritures contemporaines, Mis à jour le 26/01/2012
URL: http://revues.mshparisnord.org/filigrane/index.php?id=351
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