1 Les ambiguïtés du commerce équitable : l`économie sociale et
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1 Les ambiguïtés du commerce équitable : l`économie sociale et
Les ambiguïtés du commerce équitable : l’économie sociale et solidaire peut-elle se passer d’une théorie de la justice ? Cyrille Ferraton – Benoît Prévost – LASER, Université de Montpellier Colloque RIUSS – Communication CEJUS Introduction Le commerce équitable s’affirme comme (ré)organisation des échanges fondée sur une exigence normative qui semble assurer une essence commune aux divers courants du mouvement : l’exigence d’un prix juste permettant une juste rémunération du travail. Cette exigence est en soi porteuse d’une ambiguïté constitutive de la contestation contemporaine de l’économie de marché et de ses rapports au discours libéral. D’un côté, le credo affirmant un avantage mutuel à l’échange, une identité naturelle des intérêts valables aussi bien entre individus qu’entre Etats. De l’autre, la remise en question de ce dogme libéral : à l’idéal de la concurrence pure et parfaite les partisans du commerce équitable renvoient la réalité des inégalités entre les acteurs des filières et entre pays et l’extrême pauvreté et la précarité des petits producteurs du Sud. Comme le soulignent de nombreux auteurs (Cary, 2004, Le Velly, 2006) il existe ainsi une tension entre d’une part une approche qui tend vers une modification des rapports marchands pour faire en sorte que le commerce tienne effectivement ses promesses et, d’autre part, une approche qui tend à modifier radicalement les rapports socio-économiques afin de soumettre le marché à des normes et impératifs qui lui seraient étrangers. Les différents mouvements participant au commerce équitable se situeraient ainsi entre ces deux pôles. Mais, au-delà de leurs différences, les défenseurs du commerce équitable sont porteurs d’une utopie particulière (que nous appellerons provisoirement utopie équitable) : celle d’un marché qui ne serait plus le « marché des capitalistes » et des marchands, un « autre marché » au service d’une « autre économie » et d’un « autre développement » (Caillé, 2005). La question du statut de cet « autre marché » se pose. Qu’est-ce qui fait sa spécificité alors que les prix du commerce équitable restent ancrés sur ceux du « marché des capitalistes » (Cary, 2004, p. 107 ; Le Velly, 2008) ? Pourtant cette ambiguïté est rarement perçue comme telle, en particulier parce que les tenants d’une autre économie suggèrent une ligne de fracture radicale liée à l’idée d’encastrement. L’utopie libérale se caractériserait par la défense du « désencastrement » compris ici dans le sens d’une structuration hiérarchique entre économie et société reposant sur l’autonomie et l’autorégulation du marché. L’utopie équitable, de son côté, proposerait de remettre l’économie à sa juste place, autrement dit comme moyen de satisfaire des fins individuelles et sociales plus légitimes que la poursuite du seul profit (la chrématistique aristotélicienne)1. Le ré-encastrement ici ne s’entend donc pas seulement dans le sens épistémologique renvoyant à la nécessité d’inclure des phénomènes non-marchands dans les outils d’analyse et de 1 Cette thèse du « désencastrement » est inspirée des travaux de Karl Polanyi (1944). Elle pose d’autres problèmes que nous n’aborderons pas ici en particulier concernant la pertinence de cette notion. André Orléan (…) la conteste montrant que « l’impersonnalité, la discontinuité et l’abstraction » propres au « marché des capitalistes » ne sont pas « le symptôme d’une société atone, incapable de s’opposer à l’autonomisation des forces économiques marchandes, mais l’expression d’un nouveau style de vie, organisant la société dans sa totalité » (2003, p. 184) 1 compréhension des phénomènes marchands : il procède d’une philosophie et non pas d’une analyse économique (au sens défini par exemple par Berthoud, 2002). Les réflexions autour de la justice dans l’échange seraient, à ce titre, éclairantes de la fracture entre les deux utopies. L’approche en termes d’encastrement/désencastrement renvoie à l’idée selon laquelle autonomie du marché et autonomie de l’économie politique iraient de pair. Et le rejet du désencastrement va de pair avec le rejet d’une économie politique jugée incapable de traiter la question de l’équité et, en particulier, de l’équité des prix. Cette césure entre le « marché des capitalistes » fondamentalement inégalitaire et l’« autre marché » ne remisant pas la question de la justice sociale, mérite examen non seulement car l’écart entre les deux n’est pas aussi important que certains discours pourraient le laisser entendre, mais aussi parce que l’idée de prix juste et de juste rémunération du travail n’est pas étrangère à l’analyse et à la philosophie économiques dans l’histoire de la pensée économique libérale. Nous entamerons cet examen en considérant le projet du commerce équitable de « réencastrement » du marché conventionnel et les diverses pistes théoriques qui permettent d’en formuler les principes fondateurs, notamment en lien avec des références communes et récurrentes dans la littérature sur l’économie sociale et solidaire (1). Nous verrons que cet objectif donne lieu à deux stratégies distinctes l’une éloignée du « marché des capitalistes » mais qui semble vouée à la marginalité, l’autre au contraire s’en servant afin d’augmenter ses débouchés mais avec un risque d’alignement sur ce même « marché des capitalistes » (2). Cependant, le poids du commerce conventionnel contraint les acteurs du commerce équitable à se positionner par rapport à celui-ci notamment au niveau de la détermination des prix. Cette référence au prix marchand n’est-elle pas antinomique du prix juste ? Nous montrons alors que la détermination des prix ne peut-être identique suivant les « sphères de justice » mobilisées (Walzer, 1997). Or, en se référant au prix du « marché des capitalistes », le commerce équitable s’appuie sur une sphère de justice étrangère à son projet fondateur (3). 1-Le commerce équitable, un « réencastrement » de l’échange marchand ? Le commerce équitable s’est développé comme alternative au commerce conventionnel critiqué pour ne pas apporter aux producteurs du Sud des revenus suffisants pour couvrir leurs besoins. Les premières initiatives remontent aux années 1940 mais comportaient une forte connotation religieuse et morale (Diaz Pedregal, 2008). Le commerce équitable s’en est progressivement émancipé avec l’implantation de magasins alternatifs (Artisans du Monde) et surtout l’apparition de produits labellisés (Max Havelaar) au cours des années 1970 et 1980. Son principal objectif consiste en l’établissement d’échanges justes entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord. Le réseau FINE regroupant les principales filières du commerce équitable en donne ainsi la définition suivante : « Le commerce équitable est un partenariat commercial, fondé sur le dialogue, la transparence et le respect, dont l’objectif est de parvenir à une plus grande équité dans le commerce mondial. Il contribue au développement durable en offrant de meilleures conditions commerciales et en garantissant les droits des producteurs et des travailleurs marginalisés, tout particulièrement au Sud. Les organisations du commerce équitable (soutenues par les consommateurs) s’engagent activement à soutenir les producteurs, à sensibiliser l’opinion et à mener campagne en faveur de changements dans les règles et les pratiques du commerce international conventionnel » (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009, pp. 18-19) 2 Il s’agit d’intervenir, d’une part sur le marché en visant la politisation de l’acte de consommation, et d’autre part, sur la formation des prix et des revenus (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009 ; Chanteau, 2008)2. Ainsi, la demande de justice sociale ne s’adresse pas à l’Etat bien que celui-ci soutienne au moins financièrement les organisations du commerce équitable. Par ailleurs, il ne s’agit pas de remédier aux inégalités engendrées par les échanges marchands (redistribution ex post) mais bien d’intervenir avant que ceux-ci ne se réalisent (justice ex ante). Les causes de ces inégalités restent néanmoins à identifier clairement. Il semble que ce soit les structures réelles des marchés qui soient remises en question bien plus que les marchés en eux-mêmes. Les intermédiaires entre la production et la consommation sont depuis le développement de l’économie de marché régulièrement dénoncés3 parce que leurs prélèvements réduiraient les revenus perçus par les producteurs. Le commerce équitable entend remédier à cet état de fait en développant un commerce direct entre producteur et consommateur qui permette d’écouler les produits à leurs véritables prix. Finalement, le marché comme mécanisme n’est pas jugé négativement par les acteurs du commerce équitable : c’est l’usage qui en est fait par le commerce conventionnel qui est récusé. L’autonomisation du marché de la société est directement mise en cause. Ce « désencastrement » du marché est dans cette perspective le principal facteur responsable de la pauvreté des producteurs du Sud qui ne peuvent pas écouler leurs productions à un « juste prix » en l’absence de toute règle d’équité. Par conséquent, il convient d’introduire des règles spécifiques dans le fonctionnement du marché de façon à développer un commerce alternatif qui soit à même de rivaliser avec le commerce conventionnel. Le commerce équitable ne revendique pas de nouveaux droits individuels ou l’introduction de nouveaux devoirs sociaux afin d’améliorer la situation des producteurs du Sud mais simplement une distribution plus juste des richesses circulant grâce au commerce international (Wilkinson, 2007). Aussi, cet objectif de justice sociale ne pourra être atteint que si une double condition est respectée : -La suppression des intermédiaires entre producteurs et consommateurs ; -Et la détermination de prix justes, du moins d’un niveau supérieur à ceux actuellement pratiqués par le commerce conventionnel. Pour définir le marché équitable et bien le différencier du « marché des capitalistes », nous nous appuierons sur la distinction « place de marché » / « lien (ou relation) de clientèle » qui renvoie à deux acceptions opposées du marché (Servet, 1999 ; 2006). -La « place de marché » correspond à une transaction à la fois égalitaire et instantanée. Quel que soit le statut des protagonistes en dehors du marché, ils se reconnaissent égaux dans l’échange ; ils neutralisent ainsi leurs différences sociales hors marché instituant une relation horizontale et non hiérarchique. Il n’y a pas de mémoire et de continuité de la relation. Le paiement clôt définitivement la transaction. La solidarité 2 Le commerce équitable est « contre le marché tout en y participant par le biais d’un consommateur devenu mililtant » (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009, p. 230) 3 Les « réformateurs sociaux » de la première moitié du XIXe (saint-simoniens, fouriéristes…) ont été les premiers à le faire. Exemplaire en ce sens est la critique de Pierre-Joseph Proudhon, qui accusait les propriétaires d’entraver la circulation des richesses et ainsi de causer des déséquilibres entre la production et la consommation responsables de la misère ouvrière (Proudhon, 1849). Plus en amont encore, dès le 17ème siècle on trouve dans des écrits mercantilistes (Montchrétien, 1615) une dénonciation des spéculateurs sur les marchés du blé. 3 n’est pas absente de ce marché mais elle est involontairement produite par l’interdépendance des opérations réalisées4. -Le « lien (ou relation) de clientèle » est une transaction continue et qui peut être hiérarchique. L’échange est personnalisé contrairement à la place de marché qui se caractérise par l’anonymat des protagonistes. La perpétuation de la relation a souvent pour objectif de fidéliser le consommateur. La transaction peut être un moyen de créer des rapports de confiance durables. Le statut des protagonistes n’est pas neutralisé et peut engendrer une relation verticale et hiérarchique. La configuration du marché équitable reprend à la place de marché sa dimension égalitaire et non hiérarchique, et, au lien de clientèle la personnalisation et la perpétuation de l’échange. Les acteurs du commerce équitable récusent l’idée selon laquelle l’introduction de règles éthiques dans les transactions marchandes serait vouée à l’échec. Des relations personnalisées et directes entre producteurs et consommateurs sont, selon eux, un moyen de concilier marché et équité. Atteindre cet objectif repose cependant sur un double présupposé, d’une part que les consommations au Nord offrent les débouchés suffisants aux producteurs du Sud pour écouler leurs productions, et d’autre part, que la suppression des intermédiaires conduise bien à une augmentation des prix et des revenus des producteurs. Les pratiques du commerce équitable montrent que ces présupposés ne sont pas toujours respectés (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009). Cependant, les différents observateurs s’accordent pour conclure que le commerce équitable permet bien aux producteurs du Sud d’écouler leurs produits à des prix supérieurs aux prix du commerce conventionnel5. En définitive, une perspective commune anime les différentes initiatives du commerce équitable : développer un nouveau commerce égalitaire et personnalisé (commerce direct) entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord qui améliore les revenus des premiers grâce à des niveaux de prix supérieurs à ceux du commerce conventionnel. La personnalisation des échanges vise ainsi la construction d’une « économie domestique » au niveau international « où les personnes se connaissent et échangent en tenant compte des besoins réciproques » (Le Velly, 2006, p. 325). Mais une économie domestique d’une nature spécifique puisqu’elle s’appuie sur le principe égalitaire du marché et rejette toute dimension hiérarchique. La notion d’« économie des personnes » utilisée par l’anthropologie est aussi d’une grande utilité pour caractériser le commerce équitable. En effet, elle est pensée en opposition à l’« économie de la marchandise » dont l’avatar contemporain est le « marché des capitalistes ». La détermination de la valeur dans cette économie résulte moins des caractéristiques des marchandises échangées (quantité de travail, rareté…) que de la « qualité intrinsèque des relations sociales » (Breton, 2002, p. 22). Pour souligner encore la nature différente du marché équitable du « marché des capitalistes », un rapprochement avec le principe économique de réciprocité peut être opéré. Ce rapprochement se justifie d’autant plus que l’analyse de l’économie sociale et solidaire montre la prédominance de la réciprocité dans les organisations de l’économie sociale et solidaire. Pour cela, elle s’appuie sur la typologie introduite par Karl Polanyi qui distingue échange marchand, redistribution et réciprocité (Laville, 1994). 4 Servet souligne : « en donnant momentanément à vivre l’utopie moderne de l’égalité et de la similitude, la place de marché apparaît comme une matérialisation du mythe marchand fondateur du savoir économique moderne » (Servet, 1999, p. 134) 5 Même si la qualité des produits imposée aux producteurs du Sud minore l’écart de prix entre commerce équitable et commerce conventionnel. 4 Dans une étude plus récente, Marshall Sahlins dans Âge de pierre, âge d’abondance. L’économie des sociétés primitives (1972) distingue trois formes de réciprocité (Sahlins, 1972, chap. V) : -La réciprocité généralisée est identifiée au don unilatéral, sans contrepartie matérielle. La solidarité philanthropique ou encore la charité sont incluses dans cette forme d’échange. Cette réciprocité est la plus personnalisée des trois ; les motivations sociales dans l’échange sont prédominantes. -La réciprocité équilibrée ou encore symétrique correspond à un échange direct : « Conçue en termes d’équilibre strict, la contre-prestation est l’équivalent culturellement défini de la chose reçue, et elle ne souffre pas de délai ». Est aussi compris dans cet échange, le don contre-don mais la contrepartie ne vient qu’après un laps de temps. Cette réciprocité est personnalisée identiquement à la réciprocité généralisée mais à un moindre degré. Surtout, l’échange est motivé autant par des déterminants matériels et économiques que sociaux6. -Enfin la réciprocité négative se rapporte aux échanges marchands « classiques » motivés par la recherche du gain. L’échange est impersonnel ; chacun des protagonistes se préoccupe avant tout de son propre intérêt. La réciprocité généralisée définie en termes « d’équilibre strict » nous semble particulièrement opératoire pour décrire l’idéal recherché par le commerce équitable. Cependant, certaines expériences montrent que ne doit pas être exclue une évolution : -Soit vers la réciprocité généralisée et par conséquent une déconnexion avec l’échange marchand remettant en cause l’égalité prônée entre producteurs et consommateurs ; -Soit vers la réciprocité négative où alors plus aucune différence ne distingue commerce équitable et commerce conventionnel (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009). Historiquement, enfin, l’objectif de justice redistributive du commerce équitable n’est pas sans faire écho aux premiers projets de refondation économique développés pour contrecarrer la croissance de l’économie capitaliste et ses conséquences sociales durant la première moitié du XIXe siècle. La proximité avec le projet proudhonien qui recherchait identiquement au commerce équitable la suppression des intermédiaires entre producteurs et consommateurs convient d’être soulignée. Proudhon pose les bases d’une nouvelle économie, le mutuellisme, où les intérêts accaparés par les propriétaires capitalistes sont redistribués aux producteurs. Cette économie, très proche de l’économie domestique, renoue avec un échange économique originel selon Proudhon, qui a précédé le développement du capitalisme : c’est-à-dire « l’échange en nature […] la synthèse de deux idées de propriété et de communauté ; synthèse aussi ancienne que les éléments qui la constituent, puisqu’elle n’est autre chose que le retour de la société à sa pratique primitive à travers un dédale d’inventions et de systèmes, le résultat d’une méditation de six mille ans sur cette proposition fondamentale, A égale A » (Proudhon, 1846, pp. 415-416). Son projet de banque d’échange qui avait pour objectif de réduire au minimum l’intérêt devait déboucher sur la généralisation des échanges directs sans intermédiaire (Proudhon, 1849). On retrouve là encore un trait distinctif du commerce équitable. L’inclusion du commerce équitable dans le champ large de l’économie sociale et solidaire semble dans cette dernière perspective pleinement justifiée dans la mesure où cette dernière se 6 Sahlins souligne : « dans le mode généralisé, les relations sociales commandent aux flux matériels, alors que dans l’échange symétrique, les flux matériels informent les relations sociales » (Sahlins, 1972, p. 249) 5 réfère à l’associationnisme de la période 1830-1850, qui a vu se multiplier les initiatives ouvrières associatives et mutualistes. 2. Le commerce équitable est-il soluble dans le marché ? L’un des points de désaccord au sein de la mouvance du commerce équitable concerne le positionnement vis-à-vis du commerce conventionnel. Comment en effet échafauder cette nouvelle « économie domestique » ? De manière schématique, on peut distinguer deux réponses possibles : -Soit développer un commerce autonome sans connexion avec le commerce conventionnel ; -Soit concurrencer directement le commerce conventionnel et accepter les règles du jeu du « marché des capitalistes » mais dans l’objectif de s’en servir pour introduire de la justice dans les échanges économiques. On reconnaitra là une partition connue dans le commerce équitable entre « filière intégrée » et « filière labellisée ». Dans la première, l’achat au producteur du Sud et la vente au consommateur du Nord sont assurés au sein de la filière. Il y a certification sur les pratiques des différentes parties prenantes de la filière. Ce sont généralement des structures associatives gérées par des bénévoles qui assurent au Nord l’écoulement des produits achetés au Sud. Le commerce équitable dans cette dernière perspective ne s’immisce pas dans le commerce conventionnel ; il se positionne uniquement comme une alternative à ce dernier. Dans la seconde filière, une certification sur le produit vendu par le producteur du Sud garantit au consommateur du Nord l’équité des conditions de production et d’achat au producteur. Le produit est écoulé dans les canaux de distribution du commerce conventionnel (grande distribution…). Un objectif quantitatif d’ouverture des débouchés est généralement poursuivi. L’apparition de ces pratiques dans le courant des années 1980 a permis au commerce équitable de sortir de la marginalité à laquelle il était jusqu’alors réduit (animé principalement par la « filière labellisée »). En reprenant la distinction précédente entre la « place de marché » et le « lien de clientèle », la « filière intégrée » privilégie le lien de clientèle alors que la « filière labellisée » donne plus d’importance à la place de marché. Ce constat peut être déduit de l’orientation prise par Max Havelaar, principal représentant de la « filière labellisée », qui en se positionnant comme concurrent direct du commerce conventionnel éprouve des difficultés à « établir une relation directe et personnalisée » (Le Velly, 2006, p. 338). On pourrait ainsi placer sur un continuum entre place de marché et lien de clientèle les différentes pratiques du commerce équitable en montrant que la proximité avec la place de marché instituant des échanges égalitaires et instantanés contrevient à la personnalisation des échanges mais permet de maximiser les débouchés et donc d’accroître le poids du commerce équitable, et inversement, une prédominance du lien de clientèle présente un risque de marginalisation. Au-delà des positionnements adoptés par les acteurs du commerce équitable (privilégier ou non la personnalisation des échanges économiques), la détermination du juste prix, qui reste indissociablement lié à l’objectif de redistribution des richesses en faveur des producteurs du Sud, constitue un autre enjeu décisif dans l’avènement de cette nouvelle économie. La question du « juste prix » est cruciale puisqu’elle conditionne l’efficacité de la redistribution des richesses en direction des producteurs du Sud. Ainsi, le prix intègre « tous les coûts de production, qu’ils soient directs ou indirects, ce qui inclut la sauvegarde des ressources naturelles, et les besoins d’investissement pour le futur ». Il vise à répondre à leurs 6 besoins quotidiens mais aussi à leurs conditions de vie futures (Charte des principes du commerce équitable, 2009). Ces derniers éléments font l’objet d’une évaluation qui théoriquement permet de déterminer un niveau de prix supérieur à celui pratiqué par le commerce conventionnel. Néanmoins, dans les deux principales filières du commerce équitable qui n’adoptent pas exactement la même méthode, l’ancrage au prix du marché est bien maintenu (Le Velly, 2008). La « filière intégrée » détermine ses prix en fonction principalement des coûts de production, des besoins des producteurs… mais aussi des prix du commerce conventionnel. La « filière labellisée » garantit un prix minimum (prenant en compte les coûts de production…) auquel est ajoutée une prime afin de financer les organisations coopératives qui hébergent les producteurs ; ce seuil minimal suit l’évolution des prix du commerce conventionnel7. Dans les deux situations, le prix doit couvrir les besoins et les coûts de production des producteurs (qui peuvent inclure des coûts sociaux et environnementaux). S’il reste supérieur au prix du commerce conventionnel, il en suit les évolutions. Cette référence au prix du « marché des capitalistes », a priori bien acceptée par les acteurs du commerce équitable, est indispensable pour conserver à leurs produits des débouchés suffisants au Nord, mais elle les positionne comme concurrents directs du commerce conventionnel. Entre d’un côté l’objectif de satisfaire les besoins des producteurs et permettre d’améliorer leur niveau de vie, et de l’autre, suivre l’évolution des prix du marché, le commerce équitable se retrouve à devoir opérer des choix difficiles entre deux cas polaires : -Soit le prix s’écarte trop du prix du commerce conventionnel auquel cas s’opère une limitation des débouchés et seule une partie marginale des producteurs en bénéficie ; -Soit, à l’inverse, le prix converge vers le prix du marché, le risque étant alors un alignement des finalités du commerce équitable sur celles du commerce conventionnel, c’est-à-dire une mise en retrait de l’objectif de redistribution des richesses et donc l’abandon de son projet fondateur8. Cet ancrage impératif au « marché des capitalistes » pour la détermination du prix remet en cause à la fois l’image d’un commerce alternatif qui se développe de manière autonome du marché conventionnel, et, l’idée d’un prix équitable diamétralement opposé au prix du marché. Développer un commerce réellement alternatif implique de s’émanciper du cadre concurrentiel mais comporte un risque élevé de marginalisation. De plus, l’acceptation de la concurrence du commerce conventionnel est considérée par les acteurs du commerce équitable comme une condition de développement et d’émancipation des producteurs du Sud (Le Velly, 2008). 7 « c’est un prix assez élevé pour permettre aux producteurs de « vivre décemment de leur travail » selon la terminologie du commerce équitable, mais c’est aussi un prix suffisamment bas pour d’une part éviter la création d’îlots de prospérité, et d’autre part favoriser la diversification des productions, prévenir la sur-spécialisation et la perte de souveraineté alimentaire des populations rurales » (Diaz Pedregal, 2007, p. 228). 8 Pour une approche critique des pratiques du commerce équitable notamment sur la détermination des prix, voir Gendron, Torres, Bisaillon (2009). Une autre question se pose quant à savoir si le prix du commerce conventionnel permet ou non aux producteurs du Sud de percevoir des rémunérations suffisantes correspondant à un niveau de vie au moins supérieur au seuil de pauvreté de la région concernée. Une telle hypothèse qui va à l’encontre de l’analyse critique du commerce équitable qui constate la faiblesse des prix du commerce conventionnel ne sera pas prolongée dans le reste du texte. 7 3. Un prix juste pour quel objectif de justice sociale ? La détermination du « juste prix » montre que la référence au prix du commerce conventionnel est maintenue. Celle-ci peut être jugée négativement dans la mesure où elle met à mal le projet d’un commerce alternatif totalement différent du commerce conventionnel. A ce titre, la Charte des principes du commerce équitable (2009) diffusée par le réseau informel international FINE, rassemblant filières labellisée et intégrée, souligne que le commerce équitable est « une réponse à l’échec du commerce conventionnel, incapable de fournir des moyens de subsistance durables et des opportunités de développement aux populations des pays les plus pauvres du monde ; les deux milliards de personnes qui malgré leur travail acharné vivent avec moins de 2 $ par jour en sont la preuve ». Mais l’acceptation d’entrer dans le jeu du « marché des capitalistes » lui assure aussi une croissance continue des débouchés et du volume de leur activité que d’ailleurs ses principaux acteurs n’hésitent pas à valoriser dans leur communication publique. Pour autant, l’objectif initial du commerce équitable de construire une nouvelle « économie domestique » ou une « économie des personnes » régie à la fois par le principe égalitaire du marché, et, des relations durables entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord, ne souffre-t-il pas de cette insertion dans un cadre concurrentiel marchand ? Comment concilier d’un côté, l’alignement sur le « marché des capitalistes » qui induit de faire des compromis quant à la détermination du « juste prix », et de l’autre, le projet de nouer des relations durables et égalitaires entre consommateurs et producteurs à même d’assurer une redistribution des richesses équitable ? Autrement dit, est-ce que cet alignement n’entraîne pas une modification de l’objectif de justice sociale fondateur du commerce équitable ? Nous proposons d’apporter des éléments de réponse à ces dernières questions en étudiant les relations entre détermination du prix juste et objectif de justice sociale à partir du cadre d’analyse développé par Michael Walzer dans Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité (1997). Ces relations nous permettront de clarifier le positionnement actuel du commerce équitable à cheval entre le « marché des capitalistes » et cet « autre marché » au service d’une « autre économie » dont est porteuse l’économie sociale et solidaire. Selon Walzer, dans toute société existent différentes « sphères de justice » ou encore différentes sphères de distribution des « biens sociaux » qui sont des biens matériels, mais aussi des biens symboliques, et, par extension des rôles, des places et des valeurs qui font l’objet d’une distribution dans la société (Walzer, 1997)9. Les biens en question diffèrent d’une société à l’autre et historiquement selon les « significations » partagées par les différents membres de la société. Ces dernières expliquent l’évolution et la répartition des biens sociaux, et ajoute Walzer, le fait qu’elles soient distinctes, implique que « les répartitions doivent être autonomes », même si cette autonomie n’est jamais complètement atteinte du fait de l’empiètement de certains sphères de distribution sur les autres sphères (Walzer, 1997, p. 32). Par conséquent, il n’y pas de cloisonnement entre les sphères puisque un bien social peut être utilisé dans d’autres sphères à des fins de pouvoir. Cette dernière situation caractérise la prédominance alors que le monopole correspond à une situation où une personne ou un groupe social s’approprie le bien d’une sphère. Ces deux cas traduisent deux formes d’injustice. La « marchandisation » des biens non marchands (Sobel, 2006) est une situation de prédominance puisque le mode de distribution marchand s’étend sur des domaines qui fonctionnaient jusque-là avec d’autres modes de distribution. L’économie capitaliste définie minimalement par la propriété privée des moyens de production constitue un cas de monopole 9 Pour une présentation de l’œuvre de M. Walzer, voir Roman (1997). 8 car une catégorie sociale, les propriétaires, ont la main mise sur l’intégralité des capitaux. Enfin, ajoute Walzer, il est assez fréquent qu’une société n’emploie qu’un bien social comme mode de distribution de l’ensemble des sphères de justice, et, qui en outre, fait souvent l’objet d’une monopolisation par un groupe social (Walzer, 1997, p. 33). Cette identification des sources d’injustice amène Walzer à distinguer égalité simple et égalité complexe. La première est déduite de la dénonciation du monopole plaidant pour une redistribution d’un bien social spécifique ; cette injustice a été historiquement celle qui a été la plus combattue. Walzer considère qu’il convient de privilégier l’autre forme d’injustice, la prédominance10 qui le conduit à définir l’égalité complexe comme un régime où l’égalité est appréhendée à partir non d’un mais de différents mode de distribution des biens sociaux. Ainsi, souligne-t-il, « L’égalité est une relation complexe entre personnes, passant par l’intermédiaire des biens que nous fabriquons, que nous partageons et que nous divisons entre nous ; ce n’est pas une identité de possessions. Elle nécessite donc une diversité de critères distributifs qui reflète la diversité des biens sociaux » (Walzer, 1997, p. 43). La mesure de l’inégalité par définition multidimensionnelle suppose donc la prise en compte de l’ensemble des biens sociaux qui font l’objet d’une distribution dans la société Ce cadre d’analyse appliqué aux échanges entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord permet de montrer que la détermination du prix ne sera pas identique suivant la « sphère de justice » adoptée. L’ambiguïté du commerce équitable relative à la détermination du « juste prix » s’explique précisément par le chevauchement des « sphères de justice » mobilisées. Une diversité de sphères peut être définie11. En s’appuyant sur la « topologie sociale » introduite par Théret (1992), nous identifierons les trois sphères suivantes12 : La sphère économique marchande correspond au critère distributif du marché conventionnel où le prix qui résulte de la confrontation de l’offre et de la demande est assimilé au « juste prix ». Le niveau du prix résulte donc principalement sinon uniquement de facteurs matériels (offre et demande). Les produits échangés sont interchangeables ; aucune trace de l’échange n’est conservée. On retrouve ici le marché défini comme place de marché avec une neutralisation des identités et des statuts des personnes impliquées dans l’échange. La sphère politique non marchande relève de l’action de l’Etat. Le prix est fixé a priori grâce à des mécanismes collectifs ou publics. Le niveau du prix ne fluctue pas continuellement comme dans la sphère économique marchande mais peut être amené à être modifié à la demande des producteurs et / ou consommateurs. Les produits échangés sont interchangeables comme dans la sphère économique marchande. L’échange est strictement impersonnel. Enfin, dans la sphère domestique non marchande la détermination du prix est fonction de l’état des rapports sociaux, et en particulier du critère distributif du besoin, et, repose beaucoup moins sur les facteurs matériels comme dans la sphère économique marchande13. La personnalisation des échanges, en particulier le fait que les produits qui circulent conservent 10 S’inspirant de Pascal, Walzer montre que la prédominance, situation de confusion des sphères de justice, est source de « tyrannie ». 11 Nous ne reprenons pas ici les différentes « sphères de justice » définies par Walzer. 12 D’autres typologies pourraient être appliquées. Nous empruntons ici cette « topologie sociale », cadre d’analyse macro-sociale, comme première approximation en gardant à l’esprit toutes les critiques que ce découpage d’inspiration structuraliste a pu susciter. On pourrait en particulier introduire dans chacune des sphères des divisions internes, ou plus radicalement nier l’existence de telles sphères en montrant la nécessité d’une analyse ethnographique au plus près du terrain car les représentations et les interprétations données à chaque échange économique sont beaucoup plus complexes que ne le suppose cette typologie (voir Weber, 2000 et Dufy et Weber, 2007). 13 L’idéal recherché par le commerce équitable, la « réciprocité généralisée » (Salhins), est précisément de donner dans l’échange autant de poids aux critères sociaux qu’aux critères matériels. 9 la marque des relations personnelles dont ils ont été le support, est déterminante dans le fixation du prix. On retrouve la logique de ces échanges dans les pratiques du marchandage des sociétés anciennes (Servet, 2006) mais aussi dans celles des sociétés contemporaines (Weber, 2000) où la valeur d’échange témoigne du statut social des partenaires à l’échange. Identiquement à la sphère économique marchande, le prix peut fluctuer mais dans ce cas suivant l’évolution des rapports sociaux. Sphères Critères distributifs Déterminants du prix Economique marchande Critères matériels (offre et demande) Caractéristiques de l’échange Impersonnel Produits interchangeables Instantané Impersonnel Politique non marchande Critères politiques Produits interchangeables Instantané ou non instantané Personnalisé Domestique non marchande Critères sociaux (besoin…) Produits non interchangeables Instantané ou non instantané Au sein de la mouvance du commerce équitable, il ainsi est possible de distinguer deux grandes stratégies : -L’une à dominante marchande propre à la « filière labellisée » où la détermination du prix se rapproche le plus, bien qu’il existe comme on l’a souligné des différences significatives, du critère distributif du marché conventionnel ; -et l’autre à dominante non marchande rattachée à la « filière intégrée » où la détermination du prix est davantage fondée sur le critère distributif du besoin. A chaque sphère correspond un mode de détermination spécifique du prix. Le commerce équitable emprunte à la fois à la sphère économique marchande et à la sphère domestique non marchande. La stratégie à dominante marchande converge davantage vers la première alors que l’autre à dominante non marchande se rapproche de la seconde. Ce chevauchement des modes de détermination du prix juste peut conduire à des conflits d’interprétation : les critères sociaux doivent-ils l’emporter sur le marché ? Et surtout s’ils prédominent, le prix juste sera-t-il supérieur au prix du marché ? En effet, rien n’indique que la prise en compte de critères sociaux conduise obligatoirement à des prix supérieurs aux prix du marché. Les prix dans la sphère domestique non marchande peuvent être identiques à la sphère économique marchande. Le commerce équitable en se référant au critère distributif du besoin propre à la sphère domestique non marchande mais en employant un mode de détermination des prix ambivalent, à la fois fondé sur les besoins des producteurs du Sud et sur les évolutions des 10 prix du commerce conventionnel, se retrouve à devoir faire des choix qui peuvent aller à l’encontre de son projet fondateur comme le montrent certaines expériences (Gendron, Torres, Bisaillon, 2009). Conclusion : le commerce équitable a-t-il le monopole de la justice dans l’échange ? La revendication d’un commerce alternatif dont les traits distinctifs se rapprocheraient d’une nouvelle économie domestique au niveau international et par conséquent qui reposerait en grande partie sur la sphère domestique non marchande présente à l’évidence un caractère utopique à l’instar du « capitalisme utopique » à ses origines (Rosanvallon, 1979). Les diverses expériences prouvent le besoin pour le commerce équitable de composer avec le « marché des capitalistes ». Les interrogations qu’il peut susciter proviennent vraisemblablement de la polarisation des positions entre d’un côté, le commerce conventionnel, par essence inégalitaire et injuste, et de l’autre, cet « autre commerce » encore embryonnaire mais équitable pour les producteurs du Sud. Cette polarisation induit une configuration sectorielle distinguant commerce conventionnel et commerce équitable qui n’est pas opératoire dans la réalité, ou du moins beaucoup moins nette que le supposent les discours promotionnelles du commerce équitable. Au-delà de ces limites empiriques, il n’est pas inutile de revenir sur la question de le justice marchande elle-même : le commerce équitable tel que ses défenseurs en conçoivent les objectifs est-il totalement étranger à la conception du juste que se peuvent se faire les défenseurs du marché et du libre-échange ? D’une certaine manière, l’un des fondements du commerce équitable emprunte directement à l’interrogation smithienne sur les niveaux de rémunération du travail : « Cette amélioration survenue dans la condition des dernières classes du peuple doit-elle être regardée comme un avantage ou comme un inconvénient pour la société ? Au premier coup d'œil, la réponse paraît extrêmement simple. Les domestiques, les ouvriers et artisans de toute sorte composent la plus grande partie de toute société politique. Or, peut-on jamais regarder comme un désavantage pour le tout ce qui améliore le sort de la plus grande partie ? Assurément, on ne doit pas regarder comme heureuse et prospère une société dont les membres les plus nombreux sont réduits à la pauvreté et à la misère. La seule équité, d'ailleurs, exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur propre travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés. » (Smith, 1776, pp. 80-81) S’il n’est pas sûr que la sympathie smithienne puisse jouer, faute d’une relation vraiment personnalisée dans l’expansion du commerce équitable (Watson, 2007), l’interrogation fondamentale est posée sous une forme essentielle qui est d’offrir le résultat de la concurrence au jugement du spectateur impartial qui par ailleurs est au fondement d’une jurisprudence naturelle14. Contrairement à ce que de nombreux critiques venant du commerce équitable soulèvent à l’encontre de la science économique (Voituriez et al., 2002), celle-ci n’évacue pas nécessairement la question de la justice au profit de l’efficacité et de l’efficience, comme le montrerait le critère paretien d’optimalité. Ainsi, la théorie de l’équilibre général elle-même, souvent considérée comme incarnant l’émergence d’une théorie économique désencastrée des autres sciences sociales et de toutes préoccupations sociales, s’inscrivait, chez son père fondateur, dans un projet plus vaste visant à démontrer la coïncidence du libre-échange et de 14 Dans l’abondante littérature sur Smith, on se référera ici en particulier, pour sortir d’une lecture orthodoxe, à Young (1997), Evensky (1987 et 1989) ou encore Fitzgibbons (1999), ou encore Fleischaker (1999). 11 la justice sociale. Walras « montre que les prix tels qu’ils sont déterminés par l’équilibre général sont des prix justes, parce que conformes aux idéaux de liberté et d’égalité » (Lallement, 2000 ). Les conditions mêmes de la concurrence pure et parfaite (CPP) assurent cette liberté et cette égalité : « Pour Walras, la concurrence est la situation lorsque les échangistes ont leur liberté naturelle, qui réalise naturellement, lorsqu’elle est parfaitement organisée, la valeur d’échange : elle fait émerger non pas un prix d’équilibre mais le vrai prix. Elle résulte du comportement d’individus rationnels visant leur profit lorsqu’ils sont libres d’agir, leurs libertés devant cependant être parfaitement organisées, idéalement même, pour atteindre le maximum d’intérêt et de justice. » (Dockès et Potier, 2005, p. 378) Cette justice procédurale15 est même parfaite si l’on retient les principes définis par Rawls : « Tout d’abord, il y a un critère indépendant pour le partage équitable, défini en dehors de la procédure qui doit être suivie et avant elle. En second lieu, on peut trouver une procédure qui donnera à tous les coups le résultat désiré » (Rawls, 1997, p. 117). Chez Walras, « le critère extérieur est le “ à chacun son dû ” ; son expression dans la définition de la libre concurrence, l’unité de prix et l’égalité du prix de vente et de revient ; sa réalisation grâce aux mécanismes d’ajustement, l’échange de services en raison de leur rareté respective » (Chantrel, Prévost, 2004, p.7). L’idée est relativement simple : le marché conduit à ce que les salaires et la productivité marginale du travail soient égalisés. Chaque type de talent et d’effort s’échange sur un marché spécifique (il y a ainsi plusieurs marchés du travail en fonction de la qualité associée aux différents types de tâches définis par la division sociale du travail) sur lequel s’exprime une demande et une offre globales. La demande d’un certain type de travail dépend des gains qu’espère en tirer l’entrepreneur, autrement dit par le prix de vente des biens produits à l’aide de ce travail ; ce prix est lui-même déterminé par l’utilité du bien produit. En d’autres termes, le prix reflète l’utilité sociale et c’est l’utilité sociale qui détermine la demande d’un certain type de travail et lui donne sa valeur (le prix que l’on est prêt à payer pour obtenir ce travail socialement utile) : la productivité marginale du travail est in fine déterminé par son utilité sociale et le salaire, qui correspond à cette productivité marginale, reflète la participation du travailleur à l’utilité sociale : d’où le critère du « à chacun son dû ». Mais reste un problème de taille : aucun mécanisme ne garantit que le salaire d’équilibre, compte tenu des conditions de marché, soit supérieur ou égal à un minimum de subsistance. Et ce mécanisme peut être renforcé, comme chez Smith, par l’existence de ligues patronales. Or, Walras affirme également que « du point de vue de la société idéale, le mot de pauvre n’a point de sens économique » (Walras, 2001, p. 118). Walras ne propose pas de détruire la ligue des patrons, mais de constituer des ligues de salariés, autrement dit des syndicats. Walras arrive ainsi à des positions très différentes de Smith concernant la lutte contre les inégalités puisque c’est la participation à des associations ouvrières qui va garantir l’existence d’une concurrence plus conforme à une juste procédure, une vie économique plus conforme aux principes démocratiques, et une répartition plus juste de la richesse sociale : « ... les ouvriers ont un avantage, celui du nombre. Qu'ils constituent comme ils le font leurs chambres syndicales, leurs sociétés et caisses de résistance, et ils arriveront à avoir par devers eux, grâce à l'association, la même mise de fonds que les patrons, et même une mise de fonds encore plus considérable. On peut soutenir sans exagération que ce sont eux qui sont ainsi les plus forts. Jamais sans doute ils ne contraindront les entrepreneurs à travailler à perte ; mais ils les contraindront à se réduire à l'intérêt normal de leurs capitaux. » (Walras, 1996, p. 584) 15 La justice procédurale « s’exerce (…) [lorsque c’est] une procédure correcte qui détermine si un résultat est également correct ou équitable, quel qu’en soit le contenu, pourvu que la procédure ait été correctement appliquée. » (Rawls, 1997, p. 118). 12 Cette proposition a le mérite d’apporter une vision de la concurrence bien différente de celle que colportent aujourd’hui bien des manuels. La condition des ouvriers, leur juste rémunération, dépend non seulement des conditions sociales (institutionnelles) définies par la science, mais également de leur action dans des syndicats, mais aussi dans les associations de coopération, de production et de crédit où ils sont propriétaires collectivement du capital, organisations qui leur permettront de vivre plus libres et plus riches. On peut alors voir se dessiner une conception libérale très particulière qui concilie utopie marchande et utopie démocratique : « la véritable démocratie, la démocratie réelle, est celle où chacun possède strictement ce qu’il a produit, rien de plus, rien de moins, où chacun possède tout à la fois du travail et du capital, et est obligé de travailler pour vivre » (Chantrel, Prévost, 2004, p. 1). Cette utopie repose sur une vision bien plus optimiste de l’évolution sociale que celle qui prévaut chez Smith : là où l’écossais ne voyait que progrès de la « stupidité » et de l’« ignorance crasse » des travailleurs, le français pense que « à mesure que les ouvriers deviennent plus instruits, plus moraux, plus indépendants, ils sont plus à mène de se défendre » (Walras,1987 , p. 223). 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