Comme l`éclair d`Héraclite - ACF-ECA
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Comme l`éclair d`Héraclite - ACF-ECA
Comme l’éclair d’Héraclite Armelle GAYDON Introduction à l’après-midi au MAMAC autour du livre de Philippe DE GEORGES « Par-delà le vrai et le faux. Vérité, réalité et réel en psychanalyse » Nice, le 5 avril 2014 Aujourd’hui c’est la fête. Pour ceux qui aiment les livres. Pour ceux qui s’intéressent à la psychanalyse. La fête pour ceux qui ont un lien à Philippe De Georges : amis, collègues, enseignants, étudiants, analysants, lecteurs de ses livres ou simples curieux. La fête pour ceux qui partagent l’idée que la psychanalyse est une discipline joyeuse, lumineuse, qui porte et qui emporte. « Public chéri mon amour » aurait dit Pierre Desproges, nous te convions donc à une fête littéraire, sous forme de « Conversation », c’est-à-dire à un échange vivant et nourri sur « (…) le vrai et le faux. Vérité, réalité et réel en psychanalyse ». Nous chercherons si, entre vérité et réel rapport il y a. Nous chercherons à cerner « cette part hors de portée de la parole que Lacan nommera réel »1. Du Réel la psychanalyse donne une définition bien différente de celle de la science. L’auteur nous rappelle que « Loin d’être en effet le champ auquel devraient devoir s’étendre les progrès de la connaissance, le réel apparait dans l’analyse comme ce devant quoi défaille tout effort de représentation. »2 Pour la psychanalyse, le réel est ce qui surgit ex abrupto, fait trou, désorganise et malmène le sujet. Deux surprises attendent le lecteur de Par-delà le vrai et le faux. Le livre surprend par sa forme tout d’abord : sa structure interne est en effet formidable. Il surprend par son fond aussi, puisque sa limpidité déjoue un impossible : en se donnant pour projet d’écrire sur le Réel, quelle chance avait un auteur, quel qu’il soit, de réussir ? Pour approcher ce qui échappe à la représentation, avoir l’audace de faire usage des mots et du langage, voués, par définition, à manquer le réel en jeu ? Avoir recours au semblant, au symbolique, avec lequel nous nous défendons du réel, pour, précisément, s’en approcher ? Cela relevait-il de la gageure ou bien était-il logique de faire usage de la proximité du symbolique avec le réel pour tenter de glisser de l’un à l’autre ? Si tel était le cas, encore fallait-il bondir par-dessus la faille irrémédiable qui sépare ces deux registres. Ce bond, le livre l’accomplit. C’est en quoi il surprend. Ce bond en fait un livre vif comme l’éclair – ou pour reprendre une image que l’on doit à Freud, vif comme le lion, qui ne bondit qu’une fois. Commençons par la forme. De Georges P., Par-delà le vrai et le faux. Vérité, réalité et réel en psychanalyse, Éditions Michèle, Paris, 2013, Quatrième de Couverture. 2 Ibid. 1 Une structure du livre homogène à son objet Première surprise pour le lecteur de Philippe De Georges dès l’ouverture du recueil : avec la « Lettre à mon éditrice » placée en exergue, se découvre comment la structure du livre est homogène à son objet : d’une part parce que le livre est incarné, d’autre part parce qu’il laisse une place pour le vide, pour la coupure. Précisons cela. Ce livre est le témoignage d’un sujet : Philippe De Georges, qui accomplit là un effort de transmission, et l’accomplit en personne. Composé de conférences prononcées en public, transmises ou transcrites, puis assemblées, le recueil garde trace de ce contexte d’énonciation. Cela rend l’orateur étonnamment présent : on croirait presque entendre sa voix autant que le silence attentif de son public ! C’est donc un livre incarné dans lequel l’auteur est présent. En résulte un texte très vivant. C’est aussi un livre où… Philippe De Georges se… livre. Dans l’introduction l’auteur expose qu’avoir l’idée d’un livre est une chose, que le livrer en est une autre : appelons « effort de poésie » ce franchissement dont témoigne Philippe De Georges dans sa « Lettre à mon éditrice ». J’ai été particulièrement touchée par sa confidence sur les obstacles intimes à franchir pour surmonter ce qui s’oppose – et d’abord luimême – à la production du livre comme objet, car un livre est d’abord une production. Oui, un certain courage est nécessaire pour s’approcher du réel auquel confronte l’écriture, pour braver les barrières – dont les pires sont celles, intimes, que nous nous mettons nous-mêmes et font obstacle – et enfin livrer à son éditeur le résultat, ce qui suppose un point final et une séparation. Toujours au sujet de la forme, Par-delà le vrai et le faux, de par sa composition, procure de multiples points d’entrée. L’ouvrage peut se lire à l’envers, à l’endroit, par bouts, in extenso, in toto (en entier, comme un thriller) ou ad libitum (à sa guise), et également comme un manuel, ad litteram (à la lettre, un crayon à la main). La structure du livre (avec ses vides, creux, coupures) s’avère donc homogène à son objet (soit le réel qui fait trou, la vérité qui ne peut apparaitre que dans la coupure, ne pouvant que se mi-dire). Et ça, c’est fort ! Ça vous attrape, ça vous entraine, ça vous percute, ça vous précipite d’un coup dans le livre. Est-ce en raison de la structure d’énigme du réel ? L’ouvrage se lit comme un thriller, qu’on ne peut plus lâcher. Un dire vivant qui percute Le corps du lecteur est donc mobilisé, sollicité autant que la pensée. Il est vrai que plusieurs passages traitent de cette question : comment faire émerger la vérité ? Comment cerner le réel, quand les mots et le langage, par définition, ne peuvent que le manquer ? Le livre répond en trois points : d’abord, la vérité qui a une chance d’émerger est ancrée dans le corps. Ensuite, la cerner suppose une éthique du bien-dire : soit un dire vivant (qui suppose les êtres en présence). Enfin, pour que la vérité porte, il faut savoir la lire. Qu’elle soit dite ou écrite, elle a la structure, disons, d’un « dire à lire », comme dirait Valère Novarina. Reprenons ces trois aspects. Premier point : le mot manque et la vérité ayant une chance d’émerger est ancrée dans le corps. Dans « Télévision » Lacan énonce cette proposition extraordinaire, qui constitue pour ses élèves une véritable boussole : « Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel. »3 La vérité a donc à voir avec S(A), mathème que Jacques-Alain Miller inscrit en face de ce passage du texte, dans la marge. « Au moment où le mot manque au dire, (…) le sujet défaille jusqu’au point panique où il doit faire face à son existence, dit Lacan. “À ce moment, qui est, si l’on peut dire, un point panique, le sujet a à se raccrocher à quelque chose” 4 »5. De quelle nature est ce « quelque chose » à quoi se cramponne le sujet, comme le naufragé à son radeau, lorsqu’il se perd dans le vide des mots ? Comme l’écrit Philippe De Georges : « Le fait que l’analyse ne concerne qu’une personne à la fois a pour effet que la vérité qui a chance d’émerger est ancrée dans le corps. »6 Ce à quoi il se raccroche a à voir avec le corps : « il se raccroche justement à l’objet en tant qu’objet du désir »7. Philippe De Georges poursuit – et c’est le deuxième point – : «(…) [La] mise à jour [de la vérité] nécessite la présence vivante de celui qui parle comme de celui à qui la parole s’adresse. Elle concerne la chair comme substance jouissante »8. S’approcher du Réel exige de lâcher les savoirs constitués pour s’avancer vers l’inconnu : c’est ce que propose l’association libre. Elle permet d’expérimenter cette zone de « panique » où « le mot manque ». Si à l’approche du réel le sujet vacille et se rompt, mieux vaut qu’il s’en approche muni d’un dire vivant et avec une chance de revenir de ces zones d’inconnu. Voilà qui mène au troisième point : la vérité qui porte a la structure d’un « dire à lire ». Un bien-dire est un dire qui frappe, « qui fait mal », dit Jacques-Alain Miller. C’est un dire qui, parce qu’il touche la jouissance, change le sujet9. Mais cela ne suffit pas : pour que la vérité porte, il faut surtout savoir lire. A cela une raison simple : il est de la nature du bien-dire de se présenter comme un texte et plus précisément comme un texte à forte littéralité. C’est ce qui en fait un « dire à lire ». S’avancer vers Lacan J., « Télévision », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 509. Lacan J. Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation. Éditions de la Martinière et le Champ Freudien Éditeur, Juin 2013, p. 108, cité par Dominique Holvoet, cf. note suivante. 5 Holvoet D., « Argument » pour le XIIe Congrès de la NLS, ch-freudien-be.org 6 De Georges P., Par-delà le vrai et le faux , op. cit., p. 20. 7 Lacan J. Le Séminaire, livre VI, Le désir et son interprétation, op. cit., p. 108, cité par Dominique Holvoet, « Argument » pour le XIIe congrès de la NLS, op. cit. 8 De Georges P., « Par-delà le vrai et le faux », op. cit., p. 20. 9 Lacan J., « L’acte psychanalytique. Compte rendu du séminaire 1967-1968 », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 375 : « l’acte (tout court) a lieu d’un dire, et dont il change le sujet ». 3 4 le réel, vers le non-savoir, augmente cette littéralité du texte. Ainsi que le célébrait le poète et homme de théâtre Valère Novarina, écrire est le seul moyen d’atteindre ce qui ne peut se dire : « La parole (…) passe au-delà d’elle-même ; vient de plus loin qu’elle-même, va au-delà de ce qu’elle peut dire. Elle entend ce qu’elle ne sait pas : elle attend. Nous parlons de ce qu’on ne peut nommer. Très précisément, chaque mot désigne l’inconnu. Ce que tu ne sais pas, dis-le. Ce que tu ne possèdes pas, donne-le. Ce dont on ne peut parler, c’est cela qu’il faut dire. »10 Valère Novarina s’oppose à l’ultime proposition du Tractatus, qui se clôt par cette affirmation de Wittgenstein proférée en termes définitifs : « ce dont on ne peut parler, il faut le taire »11. Comme le rappelait récemment Jean-Claude Milner, « si seulement, ce dont on ne peut pas parler consentait à se taire ! Chacun a l’expérience que ce qui ne consent pas à se taire se fraie un chemin dans l’inter-dit »12. Ainsi en est-il du symptôme, réponse à ce qui ne s’oublie pas : réponse « du réel ». Dire que le symptôme est réponse du réel, c’est rappeler qu’il n’est nul besoin d’un Autre pour constituer un symptôme : un symptôme résulte de l’incidence de la langue sur le corps, qui laisse des marques. Lacan a baptisé du nom de lalangue cette langue qui garde trace des marques sur le corps qui font le style du sujet. Mais tout ne peut s’écrire. Il y a ce qui peut se dire. Il y a ce qui, de ce qui ne peut se dire, peut s’écrire. Et il y a le réel de la langue-même, qui est sa limite, son impossible propre. L’association libre rencontre nécessairement l’impossible à dire et au fil de la cure, l’aspiration à trouver le mot qui dirait la chose se dissipe, ouvrant à un autre régime de parole. Il arrive que le Bien-dire autorise à s’approcher du Réel impossible. Alors le Réel impossible, parfois, s’entend dans ce qui se lit. Précisément, l’écriture de Philippe De Georges, le style de son livre, est structurée par cet impossible : il y a un impossible qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Il a pour nom le réel. Pour structure le pas-tout. Pour topologie le trou. Lacan voyait le langage comme un mur qu’il s’agissait de perforer pour atteindre au réel : « il faudrait, si l’on me permet la métaphore, en agir avec le langage comme on a fait avec le son : aller à sa vitesse pour en franchir le mur », disait-il, avant d’ajouter : « ce mur même du langage (…) tient sa place dans le réel »13. Dans son Discours à la Grande Motte, en 1974, s’appuyant sur sa nouvelle traduction très personnelle de l’éclair évoqué dans le fameux fragment B64 Novarina V., Devant la parole, POL, 1999, p. 28. Cité par Holvoet D., dans son « Argument » pour le XIIe Congrès de la NLS de 2014 : Milner J-C., « L’œuvre claire, Lacan, la science, la philosophie », Paris, Seuil, 1995, p. 169. 12 Cité par Holvoet D., dans l’article ci-dessus (note 9) : Lacan J., Le Séminaire, livre VI, op.cit., p. 108. 13 Lacan, « Discours de Rome », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 161. 10 11 d’Héraclite14, il estimait que seule une vérité ayant la structure de l’éclair pouvait perforer ce mur. La surprise de ce livre et de l’introduction qui l’ouvre, c’est de nous extraire de l’ordre fermé du « tout dire » pour nous offrir une structure ouverte, parcourue de failles, et animée par ce que le désir comporte « d’irrégulier », de vivant, d’enraciné dans le corps – et qui donne le style. Ce « non-dit-réel » vient zébrer et creuser le texte, et il est ce qui donne à ce livre la vivacité de l’éclair héraclitéen… 14 Lacan J., « Congrès de l’EFP à la Grande Motte, novembre 1973 », Les lettres de l’EFP, p. 189-190.