Voir le journal rédigé par André Waquet pendant ce déplacement
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Le Président de la République Française Raymond Poincaré rend visite au Tsar de Russie Nicolas II (juillet 1914) *** Introduction Le texte qu’on va lire est d’André Waquet. Celui-ci, né à Lorient le 13 décembre 1889, était médecin. En 1914 il avait vingt-quatre ans et sortait de l’Ecole de Santé navale à Bordeaux, en qualité de médecin de deuxième classe (deux galons). Il venait d’être affecté au cuirassé France qui sortait du chantier de Saint-Nazaire et qui avait été choisi pour transporter le Président de la République, Raymond Poincaré, à Saint-Pétersbourg où il devait rencontrer le Tsar Nicolas II, en vue de renforcer l’alliance franco-russe dans la perspective d’une guerre contre l’Allemagne. Il a conservé la copie des lettres qu’il avait adressées, au cours de ce voyage, à ses parents : le docteur Louis Waquet, médecin à Lorient, et Marie Guermeur, son épouse. Ce sont ces lettres – dans lesquelles j’ai supprimé les quelques et rares passages personnels, pour centrer le récit du voyage et de la rencontre des deux chefs d’Etat, à Saint-Pétersbourg, dans une ambiance étrange : celle d’une société qui allait s’écrouler dans ce terrible conflit. Des années après, en 1960, mon père a publié, dans le Bulletin médical du Morbihan, un récit abrégé de ce voyage. Je le joins en annexe en raison des quelques précisions et appréciations que mon père a ajoutées à son récit initial. Philippe Waquet 2 Récit de campagne (guerre 14-18) de André Waquet, médecin de la Marine nationale, embarqué sur le cuirassé France 1 *** « France », bord, en mer, jeudi 16 juillet Je commence aujourd’hui mon journal quotidien. Le mercredi 15 je n’avais pas encore ma chambre. Actuellement j’y suis installé depuis ce matin. C’est une chambre de seconde rangée avec fenêtre latéro-supérieure. Je commence à m’y installer. Je n’ai pas très bien dormi les deux dernières nuits dans ma salle d’opération. J’avais un lit de l’infirmerie déposé par terre et qui suivait les vibrations de la coque. Deux huissiers de l’Elysée viennent d’y être logés maintenant que j’ai repris ma chambre. Ayant beaucoup à écrire je vais procéder méthodiquement. Le cuirassé "La France" en 1920 Le mardi 14 juillet je me suis rendu au ponton à Cherbourg où accostent les vedettes des bâtiments sur rade. Vers 8 heures 30 est arrivée une chaloupe à vapeur de la France qui m’a transporté à bord. A l’arrivée j’ai trouvé mon médecin principal en civil qui descendait à terre passer la journée près de Cherbourg où habite, je crois, une de ses sœurs. Puis je me suis présenté aux divers officiers qui étaient là, aux deux seconds, au commandant, qui est un homme charmant, à l’amiral Le Bris qui est aimable. Premier déjeuner à midi. Le carré est très bien : vaste, bien éclairé et aéré, cinq hublots de chaque bord. Après déjeuner, vers 2 heures, je suis descendu à terre avec la vedette automobile qui, la mer étant haute, m’a 1 Le cuirassé La France a été mis sur cale le 11 novembre 1911 aux Chantiers navals de SaintNazaire, lancé le 8 novembre 1912 et est entré en service le 15 juillet 1914 à Brest (longueur 168 m, puissance 28 000 CV, vitesse 21 nœuds, équipage 1069 à 1108 marins). Il a coulé le 22 août 1922, en pleine nuit, après avoir heurté une roche, non signalée par les cartes, dans la région de La Teignouse, près de Quiberon. 3 conduit jusqu’au port de commerce près du pont tournant, juste en face de l’Hôtel de l’Amirauté où j’avais laissé mes bagages. En dix minutes à peine ils étaient embarqués et la vedette repartait. Avant de descendre à terre, le commandant m’avait appelé et demandé de lui rendre un grand service, celui de faire le sacrifice de ma chambre pour un monsieur sur lequel il ne comptait pas et qu’on avait oublié. « Tâchez de trouver quelque chose du côté de l’infirmerie par exemple, si vous le pouviez, cela m’arrangerait beaucoup. » Bien entendu j’ai dit oui et c’est alors qu’après examen des lieux j’avais fixé mon choix sur la salle d’opération. Mes bagages y furent transportés et je m’y arrangeai tant bien que mal. Je passai le reste du temps soit sur le pont, soit au carré. Vers 8 heures du soir, la pluie se mit à tomber et, après un court séjour sur le pont pour voir les illuminations des torpilleurs mouillés sur rade, je rentrai au carré lire quelques journaux avant d’aller me coucher à l’extrême avant, tout l’opposé par conséquent. Même au mouillage, le bateau a quelques trépidations qui gênent les premiers jours et auxquelles on s’habitue en peu de jours. Les deux premières nuits je n’ai pas dormi mais, en revanche, hier j’ai dormi de 9 heures du soir à 7 heures du matin. Je me suis couché tôt car, la mer étant un peu houleuse, nous avions quelques mouvements lents de roulis très désagréables et j’étais mal à l’aise. Aujourd’hui le calme le plus parfait règne et la mer est aussi immobile et lisse qu’en rade de Lorient pendant l’été. Le mercredi matin j’ai fait plus amplement connaissance de mon chef immédiat. Il est très aimable. Nous avons passé la visite ensemble ainsi que le lendemain. Depuis hier je la passe seul : il vient à la fin voir ce qu’il y a de neuf et c’est tout. Nous avons trois malades à l’infirmerie et une trentaine de consultations le matin : bronchite, plaies diverses, contusions, angine, panaris, abcès, en somme de petites choses. Avant le départ nous avons envoyé à l’hôpital deux malades plus graves et qui pouvaient nous gêner pendant la traversée. Ce jour-là le 15 juillet à partir de midi plus de canots majors. A 3 heures 15 appareillage par la grande passe. En sortant suivi du Jean Bart nous avons croisé un grand transat allemand. Je suis resté assis sur la plage arrière assez longtemps. Le soir, après le dîner, je me suis promené avec mon chef jusqu’à ce qu’on aperçoive les feux de la côte anglaise. Vers 9 heures 15 environ nous avons nettement aperçu à bâbord un feu à éclat et, un peu à droite de ce dernier, un feu fixe. Nuit sans sommeil bien entendu ou presque : réveil à 3 heures 30. Tenue numéro 1 : redingote, épaulettes, gants blancs, sur la plage arrière à 5 heures pour recevoir le Président. Il avait plu légèrement, le ciel était gris. La France et le Jean Bart étaient mouillés au-delà des digues. Dunkerque apparaissait triste sous un ciel nuageux, côte basse sablonneuse. La mer était agitée mais nous ne bougions pas car c’était du clapot et non de la houle. A 5 heures 15 on aperçoit le bâtiment présidentiel. Les hommes rangés sur le bord crient sept fois : « Vive la République », mais pas avec enthousiasme comme s’ils trouvaient ce cri ridicule. Les vingt-et-un coups de canon sont tirés. Le bateau accoste assez difficilement. Le Président monte, précédé de William Martin, successeur de Mollard. Derrière suivaient Gauthier2 en tube, Viviani en chapeau mou, les officiers d’ordonnance, l’attaché naval russe, etc. etc. Le Président est reçu à la coupée par l’amiral Le Bris3 , les commandants Grandclément et Barthe (venu en vedette du Jean Bart). Les officiers sont en rang, le long des tourelles sur la plage arrière, et j’occupe la dernière place de ce rang. Quand toute l’escorte est à bord, la musique joue la Marseillaise. Le Président, coiffé d’une casquette, l’écoute (comme nous) en saluant militairement. 2 Gauthier (Armand Elzéar), 1850-1926, était ministre de la Marine jusqu’au 3 août 1914. L’amiral Pierre Le Bris, né à Saint-Guen (Côte d’Armor), vice-amiral ; il fut préfet maritime de Brest en 1917. Il est décédé en 1940. 3 4 A ce moment scène comique : Gauthier tire son chapeau haut de forme, puis croyant faire une gaffe, et voyant le Président saluer de la main, il veut faire comme lui : il replace son chapeau, plus ou moins droit, et place d’abord franchement la main en salut militaire, puis insensiblement, comme s’il sentait lui-même tout le ridicule de sa situation, il finit par tenir le bord du chapeau simplement. Après la Marseillaise, le commandant nous présente individuellement au Président, qui nous serre la main, et c’est fini. Chacun rentre chez soi. Un quart d’heure après, appareillage. De gauche à droite : A. Waquet, M. Grandclément, Commandant La France , R. Poincaré, Président de la République, A. Gauthier, Ministre de la Marine, P. Le Bris, vice-amiral, chef d'Etat-Major de la Marine Vers 8 heures, le commandant en second vient me dire que je pourrai reprendre ma chambre. J’exécute aussitôt mon déménagement. L’après-midi nous commençons à être pris de travers par une assez forte houle. A la longue, avec la fatigue du voyage, le bruit incessant des machines, j’ai eu mal au cœur. Mais après un sommaire dîner, je me suis couché, ce qui m’a complètement remis. Le matin, vendredi 17 juillet 1914, il faisait un temps splendide. La mer est calme, sillonnée de nombreux bateaux, grands voiliers, paquebots, cargos, etc. Tout à l’heure je suis monté sur la passerelle d’où j’ai vu des contre-torpilleurs de nationalité inconnue qui, à plusieurs milles sont passés de tribord à bâbord. On aperçoit les côtes du Danemark sur notre droite et ce soir nous devons entrer dans la Baltique. Depuis notre départ de Dunkerque nous n’avons pas cessé de marcher à dix-huit nœuds, ce qui est fatigant pour les soutiers, surtout avec un équipage jeune et peu entraîné. On veut, je crois, avoir de l’avance mais on ralentira bientôt, paraît-il. 5 Comment donc se présente le bord ? Le bâtiment est loin d’être terminé. Il en aura encore pour quatre à cinq mois avant d’être au point de façon définitive. En particulier l’infirmerie, la salle d’opération, etc., tout est à installer. Les chambres sont étroites et assez sombres. En somme ce sont des bateaux faits avant tout pour le combat. Les croiseurs sont plus agréables à habiter. Nous avons de nombreux hôtes : tous les larbins de l’Elysée, deux pilotes danois pour nous conduire dans les détroits, des ingénieurs civils des Chantiers de SaintNazaire, des agents de la Sûreté, etc. etc. Aussi y a-t-il encombrement. Ce matin nous avons avancé nos montres d’une heure. Les couleurs ont eu lieu à 7 heures au lieu de 8, ce qui m’a rappelé à l’ordre et j’ai mis ma montre en avance. C’est une cérémonie vraiment belle en pleine mer avec la musique jouant la Marseillaise. Comme état-major, il y a deux commandants en second, qui sont très aimables, un médecin principal, un mécanicien à quatre galons – formant le carré des officiers supérieurs. A notre carré : cinq lieutenants de vaisseau : de Bramond, qui est président du carré, des Courtils, Tariel, Gueffrate et Charmeillant. Exceptionnellement il y en a deux en plus, officiers de l’état-major de l’amiral de Bris, puis cinq enseignes qui sont assez gentil, plus mécaniciens, un commissaire à trois galons qui est très quelconque, un ingénieur à trois galons qui a suivi la construction et est embarqué pour quelques jours encore. C’est tout. Pour le moment mangent en plus au carré les pilotes danois, les ingénieurs civils, des agents de la Sûreté, etc. Aussi sommes-nous nombreux. Mon impression générale n’est pas mauvaise, mais j’ai l’impression d’être un passager car, en somme, mon service me prend peu de temps : deux à trois heures au plus et c’est tout. Il est certain qu’au point de vue médical plusieurs années successives sans interruption de cette existence doivent être néfastes. Il faut faire le protectorat, les hôpitaux, ou s’en aller si on trouve une bonne occasion. Je me suis arrêté car on est venu me chercher pour un blessé. C’est un matelot de la cuisine du Président qui a eu le pouce coupé par une ailette de ventilateur. Tous les larbins de l’Elysée étaient autour, donnant leur avis, mais, ce qui est mieux, lui apportant un petit verre de cognac présidentiel. Le malade a eu plus de peur que de mal. Samedi 18 juillet. Nous voici en Baltique depuis ce matin. Hier à 2 heures de l’après-midi nous avons franchi le cap Skagen. Dans la journée et la nuit, à vitesse réduite, nous avons navigué dans le Grand Belt à travers les nombreuses îles de ces détroits. Les pilotes danois avaient pris place sur la passerelle. Pour ma part j’y suis resté jusqu’à 9 heures du soir avant de descendre me coucher. Je n’ai pas assisté au passage des détroits, qui s’est fait la nuit. On ne pouvait voir que les feux de la côte danoise. Le soleil, comme hier, brille dans le ciel très pur, lumineux et chaud. La brise de notre vitesse rend le séjour du pont très agréable, mais dans les chambres, surtout à tribord, la température est difficilement supportable. Heureusement ma chambre est sur bâbord. En ouvrant porte et hublot, je peux y rester sans aucune gêne. Il est vrai qu’au retour, si le temps reste beau comme maintenant, ce ne sera sans doute pas pareil. Je viens après déjeuner de me promener sur le pont. Toujours la mer calme et légèrement bleue : à peine quelques ondulations. Elle est sillonnée de nombreux bateaux. L’horizon n’est jamais vide et, par moment, on aperçoit un coin de terre suédoise ou allemande. 6 A l’instant nous avons croisé un magnifique trois-mâts, chargé de voiles et presque immobile car il n’y a pas de vent. Depuis quelques heures les deux contre-torpilleurs partis avant nous pour se ravitailler en charbon à Copenhague. Ce matin j’ai été occupé par la visite jusqu’à 10 heures 45. Déjeuner à 11 heures, puis promenade sur le pont et me voici maintenant dans ma petite cabine. Ce matin à 8 heures j’ai aperçu Poincaré se promenant sur la plage arrière : veston et casquette de yachting. On voit rarement Viviani. Tous les officiers à trois galons du carré ont dîné, par groupe, à la table présidentielle. Peut-être les deux galons y seront-ils invités également ? Il paraît que la conversation n’est pas très animée. Mon chef qui y prend tous les jours ses repas m’a dit que Poincaré avait l’air renfermé sur luimême et préoccupé. Il parle peu, paraît-il, et le repas est très rapidement servi. La nourriture du carré n’est pas mauvaise : elle est assez abondante et variée. C’est un bon restaurant. Nous recevons pas TSF quelques nouvelles de la tour Eiffel, mais nous ne pouvons pas correspondre avec elle. Dimanche 5 heures. Quelle chaleur étouffante ! Pas un souffle d’air nulle part. Le ciel est très pur et la mer toujours calme. Mais les teintes sont très pâles et dire que l’hiver cette mer est presque glacée ! Ce matin vers 8 heures nous avions Gotland par travers bâbord. Notre allure est très ralentie : douze nœuds, car nous avons de l’avance et le programme officiel ne prévoit que pour lundi 4 heures notre entrée à Cronstadt. Nous devons rencontrer ce soir vers 7 heures une flottille russe de contretorpilleurs et traverser cette nuit le golfe de Finlande. Depuis hier soir nous montons vers le nord, les bateaux que nous croisons deviennent plus rares et même l’horizon reste désert de longues heures. Le vide se fait autour de nous, mais la chaleur augmente. Rien n’est encore fixé d’une façon précise sur notre emploi du temps en Russie. La France restera à Cronstadt. Le Président débarque le lundi après-midi et ne revient que le jeudi. Je crois que les officiers seront invités à Peterhof par l’Empereur, mais ce n’est pas certain. C’est aujourd’hui dimanche : pas de messe bien entendu. Je viens de lire ma messe à défaut d’office, et je ne tarderai pas à remonter sur le pont car il fait trop chaud dans ces chambres mal aérées. Hier après dîner, sous la conduite éclairée de l’ingénieur du Génie maritime qui est chargé de la réception du bâtiment, j’ai fait une visite assez complète des étages inférieurs : machinerie, chaufferie, appareils frigorifiques, dynamos, soutes à munitions, à poudre, et je suis même allé jusqu’au point où l’arbre de couche sort de la coque vers la mer. Elle est compliquée cette usine ! Car en somme ce n’est plus un bateau mais un agglomérat d’industries diverses. Il faut voir ces pauvres soutiers en face des feux dans les chaufferies. C’est noir de charbon qu’on rentre de là si on y séjourne quelque temps. Le métier de ces malheureux est le plus dur du bord. Cela fait contraste avec la timonerie qui, de la passerelle, respire l’air pur du grand large. Le seul avantage des soutiers c’est un supplément de sept francs par mois, bien maigre compensation à la rudesse de cette 7 vie. Aussi suis-je indulgent quand il en vient à la visite, sans rien d’objectif, se plaignant seulement de fatigue. Je les exempte pour la journée et, le plus souvent, ils reprennent d’eux-mêmes leur travail. Ils ont droit d’être traités avec douceur et charité. Dans les machines, c’est différent. La température est moins élevée, l’aération bien assurée, la vie très supportable. Je crois d’ailleurs que le bâtiment est loin d’être achevé et qu’il restera sans doute à Brest quatre ou cinq mois. Lundi 11 heures. Nous allons bientôt arriver. Hier après-midi, vers 5 heures, nous avons rencontré une escadrille russe. Salut, Marseillaise, hymne russe. Soirée chaude. Ce matin brume et vers 5 heures nous avons donné dans l’arrière d’un remorqueur, ce qui a provoqué une rupture de la ligne de file, arrêt, etc. Brume dissipée à 7 heures, reprise lente de la marche. Un contre-torpilleur remorque le bateau jusqu’à Cronstadt. Le ciel est couvert, mais il fait toujours chaud. Il faut être en grande tenue pour midi. C’est assommant mais obligatoire, l’Empereur devant monter à bord vers 2 heures. Je commence à m’habituer, quoique lentement, à cette vie de bord au milieu de gens très différents d’esprit et de conversation. C’est la rançon du voyage. Il y a en a d’ailleurs qui sont charmants. Vendredi 24, en mer Voilà passés nos trois jours en Russie. Que de choses à raconter. Une première lettre remise au vaguemestre à notre arrivée à Cronstadt doit avoir résumé ma traversée. Cette fois c’est plus long. Impressions générales variées : d’abord fatigue car nous avons peu ou pas dormi certaines nuits. Rentrée à 6 heures, lever 7 heures pour repartir et ceci en corvée obligatoire. Puis impression d’enthousiasme réel de la part des Russes qui nous ont admirablement traités (cadeaux par exemple). Enfin notons de la différence et de la ressemblance qui existent entre eux et nous. L’arrivée à Cronstadt s’est faite l’après-midi du lundi comme c’était entendu. Devant nous une foule de bateaux arrivaient les uns après les autres pour nous faire escorte. C’était chaque fois une bruyante manifestation : Hourrah, Vive la France, Vive Poincaré, la Marseillaise, et cela pendant près d’une heure jusqu’au mouillage en face de Cronstadt. A ce moment salves et le Président descend. Ensemble vraiment impressionnant par une belle et lumineuse journée au milieu de la foule nous acclamant. Nous assistons à tout cela derrière le Président et sa suite, en grande tenue. Au moment du mouillage un quartier-maître a eu le tibia cassé au tiers supérieur et, mon chef désirant l’envoyer à l’hôpital militaire de Cronstadt, j’ai été chargé de l’y conduire. Après gouttière d’urgence, suivi de mon maître infirmier et huit hommes portant le blessé sur un cadre, je suis descendu à terre avec une vedette de bord. Transport difficile et long, car cet hôpital est assez loin du débarcadère. Ville triste, sans monuments, rues larges, maisons basses sans magasins ou très peu, mal pavées ou pavées en fer, habitants à l’aspect triste, voitures de louage originales surtout par leur cocher, traînées de petits chevaux de Sibérie nerveux et rapides. Hôpital de bon aspect. J’ai trouvé là deux médecins à qui j’ai présenté mon malade. Ils parlaient bien le français. D’ailleurs je n’ai pas rencontré un seul Russe cultivé ne sachant pas notre langue. L’un d’eux avait passé quatre mois à Paris dans les hôpitaux. Passage au Vice-Consulat de la France ; retour en vedette pour dîner. 8 Le soir nous étions invités à un thé dansant au cercle des officiers de marine de Cronstadt. J’étais désigné pour y aller (le médecin est toujours de corvée). Très belle et large réception. Quelle table largement, copieusement et diversement servie ! On mange et on boit et quand c’est terminé on recommence ! Jusqu’à 2 heures du matin où nous avons été reconduits : quatre du France, trois du Jean Bart, par un colonel russe et sa famille sur un bateau lui appartenant. Quelle course folle de vitesse dans la nuit à peine obscure vers l’embarcadère. J’avais pris comme les autres une voiture qui m’a coûté un rouble et qui luttait de vitesse avec celles de mes camarades. Nous étions ainsi dix voitures à toute allure dans les rues de Cronstadt, filant vers la mer pour rentrer à bord. Il n’y a pas ici de nuit noire. Vers 2 heures du matin il fait presque jour et l’obscurité, même vers 11 heures du soir, n’est jamais très accentuée. Couché à 2 heures passées, j’ai dû me lever à 8 heures pour passer ma visite, déjeuner à 11 heures et départ à 13 heures. Embarquement sur un yacht russe qui nous a conduits à Saint-Pétersbourg. La durée de la traversée est de 1 heure 45 environ, assez intéressante et agréable par le beau temps qu’il faisait dans un bateau magnifiquement installé. Arrivée à Saint-Pétersbourg vers 3 heures. A l’embarcadère, foule massée qui nous acclame chaleureusement à chaque fois que nous montons dans une auto pour partir en ligne de file visiter la ville. Nouvelle course folle et acclamations d’un bout à l’autre. Nous sommes photographiés en groupe aux Iles (grand jardin) où nous faisons halte. Puis nous repartons : nouvelle fuite à grande allure dans Pétersbourg. Arrêt au cercle des officiers pour se nettoyer avant la réception à la Douma municipale. Cette réception à la Douma municipale est à coup sûr une des attractions les plus grandioses de notre séjour. On ne saurait pas imaginer un débordement de nourriture plus vaste et varié. D’abord on prend les hors-d’œuvre debout avec un verre de vodka (le mien s’est cassé, ce qui m’a évité de le boire). Les hors-d’œuvre sont nombreux et toujours de fortes dimensions. J’ai pris du caviar frais très bon et du poisson fumé. Ensuite dîner dont j’ai conservé le menu. Après toast du président de la Douma municipale, comte Tolstoï, réponse de l’amiral Le Bris. Hourras fréquents et répétés. Danses nationales. Café. Chants. Souper, de nouveau danses et chants. Bref cela se terminait vers 8 heures. Nous avons rejoint notre yacht Strella et nous étions à 4 heures du matin sur La France. Le lendemain je me suis levé à 9 heures pour ma visite. Déjeuner à bord. L’aprèsmidi corvée de visite du bâtiment aux étrangers : à chaque fois, champagne. Le soir dîner jusqu’à minuit sur le Jean Bart et départ jeudi matin à 7 h 30 en grande tenue pour Peterhof et Krasnoïe Selo où devait avoir lieu une revue des troupes en présence de l’Empereur, l’Impératrice et le Président de la République française. De la France à Peterhof : trente-cinq minutes de traversée sur le Strella. On traverse en somme l’embouchure de la Neva. Peterhof, que d’aucuns osent comparer à Versailles, lui donnant même la préférence, est une des résidences préférées de l’Empereur. C’est un château assez grand, entouré de beaux jardins, mais on n’y trouve ni le grandiose ni le charme du plan de Versailles qui est unique. Je ne vois qu’une ressemblance : c’est l’existence de jets d’eau assez nombreux et beaucoup moins variés, ce qui me semble bien insuffisant pour oser une comparaison. De Peterhof nous partons en automobile vers le camp de Krasnoïe Selo. Trajet de quarante kilomètres environ sur une route assez droite au milieu d’une campagne aride et sans beauté. En chemin nous avons crevé un pneu avant, ce qui a nécessité une pause de quelques minutes car nous avions un chauffeur et un laquais très bien stylés. C’était une auto de la Maison impériale, de marque lyonnaise. 9 Vers 10 heures, arrivée au camp très vaste, à peine ondulé à ses limites. Sur un point en recul, s’élève la tente impériale où nous prenons place. Tout autour les invités, mais en bas, maintenus par rampes. A l’horizon les troupes formant des massifs épais devant le front desquels l’Empereur à cheval, l’Impératrice et le Président en voiture passent, salués par les hourras réglementaires qui montent, tel un chant ininterrompu des lointains de la vaste plaine poussiéreuse. L’Impératrice et le Président, la revue terminée, prennent place pour le défilé. L’Empereur à cheval reste au bas de la tente. Le Président de la République est assis à la droite de l’Impératrice dans une sorte de loge en saillie de la tente impériale. Les grandes-duchesses restent derrière. Notre Président du Conseil, qui a l’air souffrant (il a tendance à la colique hépatique, d’après ce que m’a dit Mottier), reste assis tout à fait en arrière à côté du Président du Conseil russe, un vieux tout décrépit. L’Impératrice est une femme qui a souffert, on le voit : elle semble fatiguée et importunée par toutes ces obligations auxquelles elle est soumise. Elle est habillée de blanc, chapeau de paille à aigrettes blanches, collier de perles. Le défilé commence. Des bords de l’immense plaine, les régiments se mettent en marche, entourés d’un nuage de poussière. Suite longue mais variée d’uniformes, étranges quelques-uns. Mais troupes disciplinées dont le défilé est imposant. Au passage l’Empereur crie un mot de satisfaction et tous ces hommes, les yeux tournés vers lui comme vers un maître très aimé, répondent ensemble : « Heureux de te contenter, Empereur ! » On sent l’union existant entre l’Empereur et ses troupes qui semblent le considérer comme un véritable père. C’est très curieux et saisissant à la fois, les regards de ces vieux soldats barbus, des cosaques surtout, tournés longuement avec immobilité et respect admiratif vers leur Empereur. On a l’impression d’une grande force dans cet accord, tout au moins apparent, du chef et de ses hommes. La revue terminée, nous remontons en auto et allons déjeuner au pavillon impérial : l’Empereur, le Président, l’Impératrice, les grandes-duchesses, de nombreux généraux sont là. J’ai conservé le menu. Aussitôt après, vers 3 heures, départ en auto pour Peterhof où nous retrouvons le yacht qui nous conduit au France où tout se prépare pour le banquet du soir. Sur la vaste plage arrière, une salle de festin est montée, dont tous les matériaux viennent de Brest. Tout est pour le mieux. Mais brusquement le ciel s’assombrit, quelques gouttes chaudes de pluie tombent, suivies rapidement d’un torrent qui déferle avec rage sur les tentes. En trente minutes de grosses poches sont formées qui laissent couler des filets d’eau sur les tapis. Vite des baquets sont disposés ; la rupture menaçant, une intervention chirurgicale est jugée nécessaire : on pratique au couteau une longue incision. L’eau se vide, mais la pluie tombe toujours, les tapis sont mouillés, le centre de la salle tient bon, mais nous sommes tous consternés. C’était si bien ! Enfin le ciel se nettoie et quelques rayons de soleil apparaissent. Tant bien que mal on répare les dégâts et on reçoit les invités. Je n’en faisais pas partie comme d’ailleurs la majorité du carré. Mais nous étions invités à nous joindre après le repas aux invités du Président, ce que nous fîmes. Sur les conseils de mon chef, qui aime les bons cigares, j’en ai pris un gros, un énorme, et que, bien entendu, je lui ai donné. Il est 10 vraiment très drôle et très gai, mais il se fiche de la médecine comme de l’an quarante ! C’est moi qui fais tout le service médical du bord pour le moment. Lui boit, mange, dort et rit, c’est tout et suffisant. Au demeurant le meilleur fils du monde. Il a beaucoup voyagé et n’est jamais muet. Il interpelle tout le monde d’une manière très amusante. Je dirai même qu’il est trop familier avec les enseignes qui, quelquefois, vont un peu loin. Il est très aimé à bord – à juste titre. Au cours de la réception de la Douma municipale, il était très gai et avait une casquette blanche couverte de café. On lui en avait versé une tasse sur la coiffe ! Nous avons quitté Cronstadt le vendredi à 2 heures du matin et toute cette journée nous étions en mer. J’ai eu l’honneur, et j’ai fait au Président le plaisir, de dîner à sa table. Il fut spirituel à propos de l’heure dont nous devons avancer nos montres : ceux qui désirent se coucher tôt feront l’avance ce soir et ceux qui préfèrent se lever tard seulement demain après le lever. J’allais oublier de dire que je suis chevalier de troisième classe dans l’ordre de Saint-Stanislas de Russie et qu’à la Douma municipale on m’a offert un magnifique portecigarette en argent doré recouvert d’émail ; travail russe de prix assez élevé, paraît-il (200 francs). Un monsieur de la colonie française de Saint-Pétersbourg, auprès duquel j’étais au souper, me l’a rempli de cigarettes russes de bonne marque. J’ai en plus une petite brochure sur Pétersbourg, offerte aux officiers de l’Etat-major pour leur permettre de visiter la ville. Il n’est donc pas possible d’être mieux reçus que nous l’avons été : accueil large et chaleureux, plein d’un bel enthousiasme. Lundi 27 juillet : une heure Nous voici en route vers la France, brûlant les deux étapes de Copenhague et de Christiania à dix-huit nœuds de vitesse sans désemparer. Ordre du Président : rejoindre Dunkerque le plus tôt possible depuis 5 heures ce matin, à cause des nouvelles alarmantes concernant la situation politique européenne. Navrante cette querelle des Serbes et des Autrichiens qui nous supprime ces deux arrêts au Danemark et en Norvège ! La mer se creuse depuis hier, le vent souffle et à dix-huit nœuds nous sommes couverts d’eau sur l’avant, mais le bateau ne bouge pas et ce temps, bien différent de celui de l’aller, n’est pas désagréable : il nous change de la mer immobile et bleuâtre sous un soleil étouffant. Je descends de la passerelle à l’instant car j’ai aperçu le Président Poincaré qui s’y dirigeait, accompagné du commandant. Il faisait bon là-haut. Devant nous file, à notre allure, un contre-torpilleur allemand se dirigeant vers Kiel tandis que nous, nous obliquons vers tribord vers le nord entre les deux îles de Laaland et Langeland. Hier au soir, descendant plus doucement de Stockholm nous passions vers 8 heures au sud d’Oland et j’ai très bien vu le feu de la pointe de cette île : groupe de deux éclats toutes les quinze secondes. Nous devions mouiller dans le Kjöge Bugt ce matin vers 9 heures, quand l’ordre présidentiel est venu tout modifier vers 5 heures. Le coucher de soleil était très beau hier soir : le ciel était clair et tout rouge vers l’ouest dans la direction d’Oland, la mer houleuse et le vent frais. Je suis resté causer avec mon chef sur la plage arrière jusqu’à 10 heures. Poincaré, Viviani, de Margerie se promenaient sur tribord de l’autre côté. Qu’allons-nous devenir après Dunkerque ? Brest, je pense. 11 Stockholm, où j’ai passé une après-midi, est une très belle ville avec une admirable entrée. La mer pénètre jusqu’à la ville en divisant la côte en plusieurs îles très vertes, avec de belles villas d’été. Le Président a pris place sur le Lavoisier que son faible tonnage autorisait à monter plus haut. A 11 heures, après avoir déjeuné à la hâte, nous prenions place sur un contre-torpilleur suédois qui nous a conduits à quai à Stockholm. Impression excellente : ville bien tracée, élégante, très propre, avec un ensemble de monuments, palais, musée… Jolis jardins, en particulier le Skansen où s’élève une tour au sommet de laquelle je suis monté : magnifique panorama sur la ville et ses environs. Retour sur le contre-torpilleur suédois à 8 heures. Coucher de soleil à travers les nombreuses îles verdoyantes, une multitude de petits bateaux de plaisance à la voile blanche. A 9 heures nous étions à bord : la France et le Jean Bart avaient illuminé et c’était superbe. Durant le trajet deux officiers suédois ont causé avec nous et nous ont offert du punch suédois, sorte de liqueur au rhum et au whisky, ce qui est pour moi horrible. Sur la France le 29 juillet Après la pluie et la tempête, le beau temps et le soleil. Hier c’était la course en pleine mer du Nord à dix-huit nœuds sous les averses continuelles et les embruns d’une mer assez grosse. Je suis resté couché une grande partie de la journée avec un léger mal de mer. La veille, dans le Grand Belt où nous sommes restés plus de six heures sans nouvelle de nulle part et dans l’angoisse d’une guerre possible avec l’Allemagne, la mer était d’un calme admirable sous un ciel bleu très pur. Nous avancions entre les deux îles, dont on apercevait très nettement les rives, sans aucune secousse, heureux de glisser à dix-huit nœuds à travers ces détroits difficiles mais intéressants. A 11 heures nous avons croisé dans la Baltique un croiseur allemand, type Magdebourg, qui nous a salués. Mais hier, toute la journée et la nuit le vent faisait rage et la traversée de la mer du Nord a été très dure. Notre bateau s’est très bien comporté et ce matin, à 8 heures, nous étions au mouillage en face des jetées de Dunkerque. Poincaré et Viviani sont partis, suivis du protocole et des autres attachés à leurs personnes. Nous avons enfin des journaux de France : Madame Caillaux, acquittée ! Les difficultés européennes. A midi nous avons levé l’ancre et nous sommes en route pour Brest. Quel temps splendide, le soleil brille plus que jamais, pas de vent, mer verte transparente à reflets de miroir et pas de chaleur : c’est l’idéal. Nous allons à quinze nœuds sans choc, sans heurt. C’est une vraie promenade d’agrément. Nous pensons arriver à Brest demain dans la matinée. J’ai vu Gravelines, Calais au passage et très nettement aussi la côte anglaise. Jeudi 5 heures, Brest. Les nouvelles alarmantes nous font mobiliser et armer au plus vite possible pour rallier Toulon.