Paraître ou disparaître - Département d`information et de
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Le défi des magazines Paraître ou disparaître par Denise Cloutier Alors que le marché du magazine se rétrécit pour d’évidentes raisons économiques, ils sont de plus en plus nombreux à prendre la ligne de départ. Mais attention ! Les naufrages aussi se multiplient. Vous rêvez de concevoir un magazine. Bien, très bien. Mais c’est plus facile à dire qu’à réaliser. Êtes-vous, comme dirait Molière, « un cœur pusillanime qui, pour tout prévoir les suites des choses, n’ose rien entreprendre », un être fonceur à la Péladeau ou un stratège comme Paul Desmarais ? Qu’importe ! Sachez qu’en prenant le bateau du magazine vous vous aventurez sur une mer houleuse où se profile une âpre concurrence. Il faut avoir le pied marin, porter un gilet de sauvetage et ne pas craindre le mal de mer. Et encore là, la navigation demeure périlleuse. À preuve, Michel Fortin, du journal Voir, et Francine Coallier, des Cahiers du développement local, naviguent toujours, contre vents et marées, alors que Jean-Louis Marcoux, d’Expédition Plein Air , a sombré. Pourquoi ? Prudence et audace Qu’est-ce que Michel Fortin, directeur général du journal Voir à Québec et Napoléon 1er ont en commun ? La prudence et l’audace. Dans ses Pensées, Napoléon 1er écrit : « L’art d’être tantôt très audacieux et tantôt très prudent est l’art de réussir ». Pour Michel Fortin, la réussite de l’hebdomadaire Voir revient non seulement à l’audace, à la prudence et à la bonne volonté de l’équipe, mais aussi aux prévisions réalistes et à la bonne gestion financière. « Démarrer n’est pas facile. Cela exige des coûts énormes et beaucoup d’employés. Pas question de se leurrer, il faut compter deux à trois ans avant de rentabiliser un journal », ajoute Michel. Le succès d’une publication est le résultat d’un travail d’équipe : de bons rédacteurs, un directeur de distribution efficace pour la visibilité, des représentants pour la publicité et des graphistes qui respectent les échéances. L’équipe de Voir est déterminée à ne pas laisser le navire prendre l’eau. « Le journal a deux clientèles à servir, explique Michel, les annonceurs et les lecteurs. Nous, nous servons les lecteurs en premier et ne cédons pas aux pressions des annonceurs qui nous disent : " Si tu ne publies pas cet article, je n’annonce pas ". Pas question de devenir un journal de plug ! s’exclame Michel. Pas question non plus de verser dans le potinage, car la qualité ça se vend aussi. » Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996 La recette américaine de Péladeau, KISS pour Keep it simple, stupid, n’est pas tout à fait fausse pour le directeur général de Voir . C’est faux pour le succès de tirage (Voir Québec a atteint 40 000 copies en janvier 1995, sans s’être jamais soumis à la recette de Péladeau), mais vrai pour le succès financier. Pas de rentabilité, pas de publication. « Il faut pouvoir compter sur les sous provenant des petites annonces, de la boîte vocale et de la publicité pour avoir un produit différent, sinon, on est à la remorque du milieu. » Les affaires sont les affaires, poursuit Michel. Voir ne compte pas sur les seuls dépanneurs aux coins des rues. La partie se gagne sur le terrain. C’est un hebdomadaire « non forcé » – non imposé –, gratuit, qui n’a pas sa place dans le Publi-Sac. Ses lecteurs trouvent le journal le jeudi dans toutes les villes de la grande région de Québec, dans différents lieux publics de distribution, constamment réévalués en vue de les rentabiliser. Et si le vent tournait ? Selon Michel, « il ne faut pas perdre de vue les objectifs fixés au départ, garder ses rêves, mais les adapter à la réalité du jour et répondre aux désirs des lecteurs. Manœuvrer. » Larguez les amarres L’idée de publier un magazine sur le développement local vint à Francine à la suite d’un voyage en Belgique. « J’assistais à un colloque sur le développement local. Un organisme, la Fondation rurale de Wallonie, publiait La Lettre , une revue d’information qui faisait la promotion du développement local. Ce fut mon inspiration. » Aucune publication sur ce sujet n’existait au Québec : le créneau était libre. Pourquoi ne pas l’occuper et faire circuler les idées et les initiatives de développement local ? Au printemps 1992, la motivation et le désir d’informer, d’éduquer et de former sont plus forts que la crainte d’échouer. Aussi, Francine et Hélène Simard, directrice de la Conférence des comités d’aide au développement des collectivités (CADC), devenue au printemps 1995 le Réseau des sociétés d’aide au développement des collectivités (SADC), décident-elles d’un commun accord de se lancer dans l’aventure du magazine. D’abord trouver un nom, décider de la mission et de l’orientation du magazine, en définir les objectifs, la politique rédactionnelle et l’architecture. Puis cibler la clientèle, le marché, et retenir une voie de distribution. Enfin, choisir la maison de production et le graphiste. La publicité dans les Cahiers du développement local ? Inexistante. C’est le conseil d’administration du Réseau des SADC, organisme auquel est lié le magazine, qui finance les coûts de la publication. Malgré un budget modeste, le magazine « ne doit pas avoir l’air broche à foin », se dit Francine. L’équipe veut un produit de facture légère, attrayant et facile à lire. Conçu sur un environnement Macintosh, le magazine, de format régulier 8½ X 11, deux couleurs, à l’exception de la page couverture laser quatre couleurs, est constitué de quatre Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996 parties. Un dossier, dont le thème varie à chaque numéro, une chronique « Lu et Vu » et une section « Carrefour » consacrée à des initiatives ou à des événements de développement local. Les quatre pages centrales, imprimées sur un papier de texture différente, sont réservées au Réseau des SADC pour la diffusion d’information sur leurs activités internes. Des illustrations et des photos aèrent les textes du magazine. Journalistes, prière de vous abstenir. La rédaction du magazine est réservée aux professionnels, aux responsables et aux citoyens engagés sur le terrain dans l’action du développement local. Le comité de rédaction, « le noyau dur », choisit les articles, détermine les sujets et trouve les personnes qui sont capables de parler d’une expérience ou d’un projet dans lequel elles sont engagées. Teuf-teuf ou ronron ? Sur sa route, l’équipe rencontre cependant des obstacles. Beaucoup de collaborateurs ont peu de temps à consacrer à la rédaction, d’où les écarts de style d’écriture et de niveau de langage d’un rédacteur à l’autre. Cela demande forcément plus de réécriture, car on veut que le contenu soit aussi cohérent dans sa forme. « Le magazine veut semer des idées nouvelles, montrer comment on fait autrement. Il ne veut pas être le ronron d’une ancienne idée », explique Francine. Le choix des expériences intéressantes à faire partager aux lecteurs et aux acteurs du développement local s’avère donc parfois difficile. Le magazine a une identité propre et une clientèle bien ciblée qui compte, entre autres, les 55 SADC du Québec et leurs partenaires locaux, les 62 centres d’aide aux entreprises (CAE) et les représentants locaux, régionaux et nationaux de Développement des ressources humaines Canada. Chaque SADC d’une municipalité régionale de comté (MRC) distribue la revue aux organismes et représentants locaux de son territoire, dont la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ). Le marché est local, français et belge. Le magazine de 20 pages est gratuit et tiré à 3000 copies chaque trimestre. La petite équipe fait tout à moindre coût et s’efforce de ne pas voir trop grand. « Small is beautiful... and successfull », comme dit Francine. Le comité a bien cerné son créneau, confirmé son style avant le départ et tient le cap. L’équipage a de la détermination et de la persévérance. Il croit en son projet et évite les écueils en tenant bien la barre. Son but : arriver à bon port et rendre compte de sa mission – la promotion du développement local – en gardant le moral et la motivation. Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996 Drôle d’expédition... Le parcours d’Expédition Plein Air est plus sinueux. « Un beau cas », confie le rédacteur à la pige, Jean-Louis Marcoux. « Un vendredi soir de décembre 1989, raconte-t-il, alors que je lisais un article sur Hearst, magnat de la presse américaine qui a acheté et relancé des magazines en détresse, mon ami John Kuyk me téléphone. Il veut que je me joigne à lui pour acheter et relancer le magazine Expédition. Quelle coïncidence ! "J’connais rien là-d’dans, au plein air. Laisse-moi réfléchir." Le lundi suivant, je téléphone à John. "Ça m’intéresse, on achète."» Rebaptisé Expédition Plein Air, le magazine rejoint le grand public intéressé aux activités de plein air. Nouveauté ? Des renseignements particuliers pour les familles. On élargit donc le public cible dans le but, bien sûr, de vendre le plus possible de copies. Avec un budget assez bien estimé et une secrétaire comme tout personnel, John et Jean-Louis se partagent la rédaction, l’édition et l’administration. Tout baigne dans l’huile jusqu’à la récession de 1990. À partir de ce moment, les annonceurs n’achètent plus de publicité, les boutiques ferment, les lecteurs perdent leur emploi. Des coûts additionnels et imprévus gonflent le budget de la revue : la taxe fédérale sur les produits et services (TPS), la taxe de vente du Québec (TVQ) et, en 1992, les frais de poste qui augmentent parce que le fédéral n’accorde plus de subvention à ce chapitre aux entreprises propriétaires de magazines. À cela s’ajoute un problème de mise en marché qui fait qu’Expédition Plein Air ne réussit pas à se faire connaître de son public. Ce dernier n’avait pas été ciblé correctement. « On croyait pouvoir compter sur un large bassin de personnes intéressées sans avoir à les cerner précisément... » Le bimestriel vogue en plein dans la tempête : manque de publicité, taxes à payer, situation économique défavorable. En quatre ans, Expédition Plein Air n’atteindra qu’un tirage de 10 000 copies. C’est le naufrage. Revendu en 1993, le magazine prend le nom de Géo Plein Air et paraît six fois par année. Jean-Louis ne sort pas amer de cette aventure. Il en garde de bons souvenirs. « Même que je m’intéresse un peu plus au plein air », chuchote-t-il... Il a aussi appris que la meilleure recette pour réussir est avant tout de cibler le lectorat. Ensuite, il faut intéresser le lecteur en lui donnant des informations pertinentes (adresses où acheter l’équipement ou les produits nécessaires aux sorties, quoi faire avec la famille les fins de semaine, où aller en vacances, etc.). Surtout, il faut miser sur une page couverture qui intrigue et faire beaucoup de publicité. « Nous avions la recette, mais il nous manquait des ingrédients », conclut Jean-Louis. Naviguer entre deux eaux Le marché est restreint au Québec et on peut difficilement le comparer à des marchés plus denses comme ceux de la France, de l’Angleterre ou des États-Unis. Mais voilà que Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996 Le Monde écrivait en octobre 1994 : « Le magazine en France est en crise, touché de plein fouet par la baisse des recettes publicitaires. » Pour éviter le naufrage, les magazines donnent un sérieux coup de barre. « Le Point a renouvelé avec succès sa formule tout en baissant son prix de vente, lit-on. Le Nouvel Observateur a lancé à grands frais un supplément d’émissions de télévision qui a réussi à dynamiser sa diffusion et à fidéliser son lectorat. L’Express, quant à lui, a renouvelé la hiérarchie de la rédaction du premier news magazine. » Toujours selon Le Monde, les magazines rivalisent avec les quotidiens et l’audiovisuel qui transmettent l’information beaucoup plus rapidement et en plus grande quantité. Leur survie passe par une complémentarité avec la radio et la télévision ainsi que par la recherche d’un « concept journalistique nouveau ». Le nouveau magazine doit être sélectif, apporter des éclairages différents, éviter d’entrer dans le sillage et de ressembler à un concurrent. Ceux qui n’auront pas une identité forte disparaîtront. Bref, il faut être prêt à effectuer les virages nécessaires, à manœuvrer. Par les temps qui courent, le bon gestionnaire n’a d’autre parti que de fouiller toute possibilité de revenus additionnels. Sur cette mer agitée, « les gens se défendent, font travailler leur imagination, mais au lieu de la faire travailler pour produire ou pour s’améliorer, ils la font travailler pour survivre », déclarait Jean Paré, rédacteur en chef de L’actualité, dans une entrevue qu’il accordait en septembre 1992 à InfoPresse Communications. Et si l’état de la mer rendait le sauvetage impossible ou périlleux ? Si on chavirait ? Redresser le bateau ou le quitter ? En navigation, la règle d’or du capitaine est de ne jamais abandonner le bateau. Dans le domaine de l’édition, pas de règle d’or. Les difficultés financières, les perturbations peuvent contraindre le capitaine à louvoyer, changer de cap, attendre le sauvetage, voire abandonner le navire. Michel et Francine sont toujours à bord, alors que Jean-Louis a cédé la barre à un autre capitaine. Rédiger. Le magazine de la rédaction professionnelle no 1, 1996