Monnè, Outrages et Défis de Ahmadou Kourouma
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Monnè, Outrages et Défis de Ahmadou Kourouma
1 “ Monnè, Outrages et Défis de Ahmadou Kourouma : Un Avis sur l’Impact de la Colonisation Française ? ” La colonisation française en Afrique a-t-elle été positive ? La question et le sujet paraissent dépassés tant ils ont été abordés avec minutie par plusieurs romanciers, poètes, essayistes et critiques africains.1 Trois faits importants la ressuscitent pourtant: le récent débat qui a eu lieu en France sur l’impact de la colonisation dans les anciens territoires français; la nouvelle définition méliorative du verbe “coloniser ” du dictionnaire français Le Nouveau Robert, et enfin, la particularité de l’approche satirique de la colonisation française en Afrique de Ahmadou Kourouma dans Monnè, Outrages et Défis. Le gouvernement français a en effet proposé que soit votée à l’Assemblée Nationale une loi qui fasse obligation d’enseigner aux élèves les aspects positifs de la colonisation.2 Bien que ce projet de loi ait été en définitive retiré, le fait même qu’en ce vingt et unième siècle, il existe une polémique sur l’impact de la colonisation dans les anciennes colonies dans la classe politique française montre que la question de l’impact de la colonisation ne fait pas l’unanimité et reste donc d’actualité. Le dictionnaire français Le Nouveau Robert, fait référence dans le monde francophone. C’est justement pour cela que sa nouvelle définition du verbe “coloniser” a 1 Des écrivains tels que Ferdinand Oyono et Mongo Béti, qui ont publié les plus 2 Il s’agit de la loi du 23 février 2005 dont l’article 4 souligne “ le rôle positif de la présence française ” outre-mer. 2 aussitôt relancé ce débat. Sans forcément prendre position dans le débat, Le Nouveau Robert définit la colonisation comme le fait de “ mettre en valeur et d’exploiter ” un territoire donné (473). Nous avons ici les deux perspectives majeures à travers lesquelles la colonisation est perçue et qui polarisent et nourrissent le débat: la valorisation de territoires considérés comme jadis primitifs et l’exploitation économique de ces territoires. Laquelle de ces deux tendances l’emporte-t-elle sur l’autre ? Sur le plan littéraire, alors que la plupart des œuvres africaines de la fin du vingtième et du début du vingt et unième siècle traitent principalement des désillusions de la période post-coloniale, Kourouma retourne au thème de la colonisation française en Afrique francophone occidentale et donne un avis assez particulier sur le sujet. Contrairement à ses prédécesseurs qui se sont tous employés à condamner la colonisation par le biais d’une 3 méthode unilatérale, Kourouma, qui appartient à la période post-coloniale, semble comprendre qu’il existe différents avis sur la question coloniale. Il utilise donc dans Monnè, Outrages et Défis une méthode satirique apparentée au débat, qui lui permet à la fois d’exposer et de tenir compte du point de vue adverse, mais aussi et surtout de le ridiculiser en en présentant la fausseté et le mensonge. Cette méthode, c’est l’ironie. Kourouma s’en sert pour railler la mission civilisatrice de la colonisation en la faisant équivaloir à des faits qui lui sont entièrement contraires et qui révèlent ce qu’il considère comme étant les véritables réalités coloniales. 3 Il s’agit d’une méthode qui consiste à ne présenter qu’un seul aspect d’un sujet à polémique. Les romanciers de la lutte anticoloniale ont présenté la colonisation uniquement sous l’angle de l’exploitation, des injustices et des violences. 3 De la stratégie de l’ironie littéraire chez Kourouma La plupart des critiques s’accordent sur le fait que Monnè présente le discours colonial comme un leurre, un mensonge ayant occasionné un grand “ monné (une grande honte),” un outrage à une Afrique qui fait désormais face à de nouveaux défis économiques, sociaux et politique.4 Dans une étude à travers laquelle il tente de réconcilier l’usage des méthodes ethnologiques et littéraires, Karim Traoré montre que dans Monnè, Kourouma use du concept ethnologique du “ mensonge ” de la tradition Mandé comme d’une esthétique, 5 d’un procédé littéraire . Il structure ensuite ce “mensonge” en trois catégories : le mensonge à caractère ontologique des Africains (idéologie coloniale), le mensonge des colons aux Africains (le mensonge colonial) qu’il dénomme “ strategy of deceit,”6 et le genre littéraire traditionnel du “ mensonge ” qui se traduit par une multiplicité des récits ou encore une diversité de versions d’un même récit. L’objectif de son étude étant plus la stratégie littéraire utilisée par Kourouma, Karim ne traite pas à fonds de la question du mensonge colonial; il 4 Voir à cet effet les articles « Kourouma's Monnè as Aesthetics of Lying » de Karim Traoré et « Monnè, outrages et défis: Translating, Interpreting, Truth and Lies: Traveling along the Möbius Strip » de Kenneth Harrrow. 5 “[In the Mandé culture,] Lying means in the concept of narration to tell a story. Folk tales are referred to as lies [Dans la culture Mandé,] Mentir dans le contexte d’une narration équivaut à raconter ou à narrer une histoire. On s’y refere aux contes comme à des mensonges] ” (Traoré 1362). 6 Stratégie de la tromperie. 4 l’effleure. Cette étude nous permettra de traiter un plus en profondeur de cette question de la “strategy of deceipt.” L’ironie est un concept difficile, voire impossible à définir. Pour l’essentiel, elle exprime une discordance poétique entre un énoncé ou une situation et les sens ou les résultats qui leur sont logiquement escomptés. Elle se présente sous différentes formes : il existe l’ironie situationnelle,7 l’ironie dramatique,8 et l’ironie verbale. L’ironie verbale, qui nous servira d’outil principal d’analyse, peut être définie comme un art de la rhétorique qui consiste à dire une chose tout en en énonçant le contraire (Huntcheon 93). Elle est constituée d’une composante énoncée (le dit) qui ne doit pas être comprise de manière littérale, et d’une composante sous-entendue (le non-dit) dont le sens est antinomique au “ dit, ” mais qui constitue le véritable sens de l’énoncé. L’ironie verbale se manifeste généralement sous forme d’antiphrase, mais aussi de figures de style telles que la litote, l’oxymore ou l’hyperbole” pour n’en citer quelques-unes (Schoentjes 175). L’usage de l’ironie verbale permet à l’ironiste de présenter comme fausse et de corriger la composante du dit (l’énoncé), mais aussi de la railler et de la couvrir de ridicule. C’est pourquoi, l’ironie est utilisée comme l’une des méthodes privilégiées de la 7 L’on parle d’ironie situationnelle quand une “situation differs from what commonsense indicates it is, will be or ought to be [situation diffère de ce que la logique ou le bon sense prescrit] ” (Griffith 74). 8 “ Elle [l’ironie dramatique] est ressentie par le spectateur lorsqu’il perçoit des éléments de l’intrigue qui restent caches au personnage et l’empêchent d’agir en connaissance de cause » (Grisé 353). 5 satire: “ it [satire] frequently turns to irony as one way of ridiculing and implicitly correcting the vices and follies of humankind” (Hutcheon 16).9 On utilise donc l’ironie pas seulement pour présenter une idée comme fausse, mais aussi et surtout pour la railler et la couvrir de ridicule. Dans Monnè, Kourouma use d’antiphrases pour donner à la théorie de la mission civilisatrice (‘le dit’ des colons) des acceptions qui lui sont tout à fait contraires mais qui correspond aux réalités de la colonie de Soba. L’ironie situationnelle lui permet de montrer que contrairement à ce que soutiennent les partisans de la théorie de la mission civilisatrice, la colonisation a en fait permis à l’Afrique de contribuer au rayonnement de la France. Quête de légitimité historique dans la démarche du roman La période historique que Kourouma couvre dans Monnè, outrages et défis est à peu près cent ans : elle part de l’invasion française et finit à la veille des indépendances, c'est-àdire de la moitié du dix-neuvième siècle jusqu’à la fin de la moitié du vingtième siècle. L’armée coloniale a réussi à soumettre plusieurs territoires d’Afrique occidentale. Elle se trouve à la porte d’un autre royaume économiquement prospère et jouissant d’une bonne structure étatique. Le roi Djigui tente de résister aux colons mais se trouve rapidement subjugué. Une fois la “ pacification ” du royaume effectuée, les dirigeants coloniaux annoncent les grands objectifs de la colonisation qu’ils entendent réaliser dans l’empire Mandingue dont le royaume de Soba fait partie : apporter le confort, le bonheur, la santé, en un mot la civilisation au peuple de Soba. Le roi Djigui, déjà soumis sur le plan militaire, trouve ces objectifs coloniaux très nobles et accepte la collaboration. Cependant, il se rend 9 Elle – la satire - a fréquemment recours à l’ironie pour tourner en ridicule et corriger les vices et folies des humains. 6 compte, plus tard, que le bonheur promis se révèle dans la pratique être une exploitation de son royaume au profit des colons. Le système colonial impose en effet aux habitants de Soba le travail forcé, l’abandon de la culture des produits vivriers au profit des cultures de rentes. Le système détruit aussi la dignité des habitants en leur inculquant “ savamment le complexe d’infériorité ” (Césaire 23). Se rendant compte de la supercherie dont il a été victime, le roi Djigui décide de ne plus collaborer avec le système colonial. Pour le ramener à de meilleurs sentiments, le commandant colonial lui promet la construction d’un chemin de fer ainsi que l’offre d’un train. Djigui accepte avec enthousiasme l’offre dont il se sent honoré. L’installation des rails exige cependant d’énormes sacrifices et le train promis n’arrivera jamais. Le roman relate en plus les crises politiques post-coloniales. À la différence de ses devanciers, c'est-à-dire des romanciers anticoloniaux africains de la première génération, Kourouma essaie de donner à sa position sur la question coloniale une valeur historique, voire objective et scientifique. Pour ce faire, il mêle l’histoire objective à la fiction vraisemblable. Le roman relate, en effet et en grande partie, des événements qui ont effectivement eu lieu et dont la véracité est confinée dans des livres d’historiens africains de grande renommée. Kourouma entreprend, en fait, “d’écrire [à quelques événements près], une histoire vraie du mandingue [colonial]” : La chronologie des événements qui ponctuent l’histoire de l’Afrique de l’Ouest parait, en ses grandes lignes respectées. La progression des colonnes françaises ainsi que les défaites héroïques des royaumes noirs sont relatées en empruntant parfois mot pour mot les détails pris à un ouvrage de l’historien burkinabé Ki Zerbo. L’objectivité n’est pas non plus malmenée lorsque Kourouma évoque Samory en évitant les deux écueils de la vision colonialiste […]. La mise en place du système colonial, école, hôpital, missionnaires… mais aussi travaux forcés, prestations, impôts 7 constituent la matière d’un chapitre entier du roman […]. Les affleurements de l’histoire fournissent de loin en loin quelques repères: la guerre coloniale de 1+18, l’exposition coloniale de 1931, la deuxième guerre mondiale, les troubles suscités par les hamallistes, les années pétainistes, l’implantation du RDA, la réaction, les luttes électorales et les arrangements politiques, les chefs déposés, députés imposés, etc (Blachère 153). Cette vérification ou vérité historique qui balise l’imagination et la créativité a pour but de conférer de la crédibilité à la position du narrateur dans ce débat sur l’impact de la colonisation en Afrique occidentale francophone. La colonisation, le progrès et l’argent Le premier objectif de la colonisation, tel qu’annoncé par les colons et railleusement transcrit dans l’imaginaire de Kourouma, est de faire passer l’Africain d’une mentalité improductive, facteur de pauvreté et de misère, à une autre propice au développement socio économique. Il s’agit en fait de créer en l’Africain le besoin “ quasi inexistant” d’évolution et de mieux-être (58), et du “ confort ” (60). Cette nouvelle mentalité lui serait inculquée par l’introduction de l’argent dans son système de valeur: “Comme le besoin d’évoluer n’a jamais existé dans la tête du Noir, il faut l’amener à vouloir la civilisation, à rechercher l’argent plus que le gibier, plus que l’amitié et la fraternité, plus que les femmes et les enfants, plus que le pardon d’Allah” (Monnè 58). L’instauration de cette nouvelle économie de la progression implique que l’Africain ait une conception de la vie qui aille au-delà de la satisfaction de l’instinct de survie (symbolisée par le gibier), qu’il passe plus de temps à travailler plutôt qu’à consolider les relations sociales (amitié et de fraternité), et qu’il compte plus sur le travail que sur la fatalité 8 ou l’intervention divine “ d’Allah” pour améliorer son sort. Il s’agit, en théorie, de rompre d’avec le système de valeur traditionnel basé sur le contentement, la solidarité, et la foi en Dieu ou aux ancêtres pour instaurer un matérialisme jugé positif, fondé sur l’individualisme et le travail personnel assidu qui aboutit au confort. La première raillerie de ce discours colonial est d’abord intra diégétique, et perceptible à travers le sourire moqueur du griot Djéliba. Le griot semble avoir compris la supercherie de cette mission civilisatrice. Il use d’humour pour se moquer des deux lois de la recherche du confort et de l’argent à travers lesquelles les colons veulent civiliser tous les habitants du royaume. Réagissant à l’annonce de ces deux lois, le griot lance, sourire moqueur aux lèvres: “ - Deux comme les deux lèvres de la féminité, s’écria Djéliba en souriant […]” (Monnè 58). Cette comparaison qui entraine la moquerie du griot traduit sa compréhension de l’absurdité et de l’hypocrisie des méthodes de la mission civilisatrice. Le griot est, en effet, l’homme de culture par excellence de la société traditionnelle, et cette position le prédestine à déceler les mensonges du discours colonial. Le texte révèle effectivement qu’au lieu d’améliorer les conditions de vie des populations du royaume de Soba, l’introduction de l’argent a, en fait, permis aux colons de subtiliser les richesses minières du royaume, d’y écouler les pacotilles de l’industrie européenne, et de faire des habitants du royaume des contribuables au trésor français. Kourouma nous révèle que pour acquérir l’argent, les populations se sont dépouillées en effet de ce qu’ils ont de plus précieux, à savoir l’or, l’argent et l’ivoire : “ La semaine prochaine, un Blanc se tiendra un comptoir à Soba. Chacun pourra y échanger son or et ses ivoires contre des billets de banque et de cuivre. C’est cela, l’argent du Blanc qui aura lieu dans toute la Negritie, et qui remplacera vos cauris et pièces d’or ” (58). L’introduction de 9 l’argent fonctionne ici comme astuce par le biais duquel le colon français s’approprie les richesses naturelles de la région. Cet argent que les populations de Soba se procurent par le bradage de leur patrimoine naturel et de leurs richesses personnelles leur est en plus retiré à travers le système de l’impôt de capitation ou par un autre échange commercial qui leur est entièrement désavantageux. Plutôt que de s’en servir pour s’acquérir des objets qui créent une véritable évolution socioéconomique, le peuple de Soba est amené à dépenser son argent dans l’acquisition de gadgets éblouissants sans valeur émancipatrice, mais qui enrichissent l’industrie européenne: Les bienheureux seront les Africains qui après le paiement de l’impôt de capitation auront de l’argent de reste pour se procurer du confort […]. Ils pourront se civiliser en achetant au comptoir : des miroirs, parapluies, aiguilles, mouchoirs de tête, plats émaillés et des chéchias rouges avec des pompons, plus belles que celles des tirailleurs. (59) Les “ miroirs, parapluies, aiguilles, mouchoirs de tête, plats émaillés et chéchias rouges avec des pompons ” sont des articles sans réelle valeur socioéconomique. Ils traduisent plutôt l’instauration d’un matérialisme superficiel dont le véritable bénéficiaire n’est que l’industrie européenne. Mieux, Kourouma raille cette idée du progrès socioéconomique que la colonisation est censée avoir apportée en la faisant équivaloir à l’obtention de simples pacotilles telles que des “ miroirs, parapluies, aiguilles, mouchoirs de tête, plats émaillés et chéchias rouges avec des pompons.” Dans un tel contexte de raillerie, le verbe “ se civiliser ” et l’adjectif (“bienheureux”) qui en indique la conséquence ne peuvent être utilisés que de manière ironique et donc railleuse. La colonisation, une chance pour l’Afrique ? Une mission de paix ? 10 Le second usage de l’ironie chez Kourouma se manifeste à travers un renversement de l’axe destinateur-destinataire pour ce qui concerne les bénéficiaires de la colonisation. Chaque fois que les colons bénéficient ou tirent profit de la colonisation, ils soutiennent que ce sont plutôt les Africains qui en sont les véritables bénéficiaires. Tel est le cas dans l’usage des concepts de la chance et de la paix. Le premier renversement de l’axe destinateurdestinataire a lieu dans l’usage de la notion de chance que la colonisation aurait été pour les Africains. Après que le territoire de Soba ait été conquis militairement, les colons s’octroient les plus belles filles vierges du royaume : Apres la sélection des vierges destinées aux Blancs et aux mulâtres, l’interprète et les gradés noirs s’étaient reparties les vierges à la peau noire et au nez épaté. Le rebus constitué de jeunes femmes, généralement des esclaves, mais dont aucune ne totalisait pas plus de trois maternités, avait été comme des mousquetons, indistinctement distribué aux tirailleurs (55). Contre toute logique, ces colons soutiennent que le fait qu’ils se soient accaparées ces filles vierges est une chance pour ces dernières: “ Les filles ont été extraordinaires. Beaucoup de tirailleurs, gradés et moi-même conservons […] celles qui nous ont été envoyées pour quinze jours. C’est une chance pour elles et pour Soba ” (56). Et l’interprète d’amplifier cette idée de chance au roi et à son royaume: “Djigui, vous avez de la chance ; on mettrait le monde entier dans une gourde, des chanceux comme vous y obtiendraient assez d’espace pour suspendre leur hamac ” (57). Ces belles vierges dont le commandant et sa suite jouissent et s’accaparent sont, en fait, une métaphore des meilleurs territoires du continent, pleins de richesses et inexploités, que la France confisque et dont elle jouit durant toute la période 11 10 coloniale. La colonisation apparaît ainsi comme une aubaine pour la France au détriment des Africains, et le mot “ chance ” ne peut être compris que de manière ironique, c’est-à-dire en renversant l’axe destinataire-destinateur. La deuxième inversion de l’axe destinateurdestinataire des bénéfices de la colonisation s’inscrit dans la narration du roman avec l’usage du concept de la paix. Cette inversion se trouve dans l’idée que l’une des conséquences positives de la colonisation est d’avoir mis fin aux guerres tribales qui existaient dans l’Afrique précoloniale. L’écrivain dahoméen Paul Hazoumé défend cette position dans son roman Doguicimi. Il le conclut par une célébration de la fin des violences interethniques grâce à la colonisation française: “Le drapeau français devait, un demi-siècle plus tard, réussir pleinement, c'est-à-dire, faire régner au Dahomey la paix, la liberté et l’humanité”(Doguicimi 510). Kourouma va à l’encontre de cette idée ; le contresens de l’ironie de la paix tel qu’il l’utilise se manifeste de deux manières : d’une part, il fait équivaloir la notion de paix à la violence, et d’autre part, il transforme les prétendus destinataires de cette paix en destinateurs et vice-versa. Dans le contexte colonial, la « paix » était instaurée dans un territoire donné quand la résistance y était entièrement matée le plus souvent par une violence inouïe. On parlait de “ pacification ” quand les autochtones étaient vaincus par les armées coloniales et ne manifestaient plus le moindre signe de résistance. Kourouma donne la possibilité au commandant colonial français de présenter cette paix, résultat de la “ pacification ” : 10 Le poète négritudien Senghor chante la beauté de la femme africaine qui symbolise aussi celle de son continent. Voir à cet effet son poème « Femme Noire, femme africaine » paru dans son recueil Éthiopiques. 12 Maintenant que dans les villages, les habitants vaquent tranquillement au travail de la paix et de la civilisation, que tous les envoyés du pouvoir sont accueillis avec les fêtes, votre pays est pacifié et cesse d’être une région militaire pour devenir un cercle qui sera placé sous l’autorité d’un commandant toubab civil (66). Cette “ paix française ” équivaut, d’une part, à l’instauration d’un régime de terreur rendant possible toutes formes d’abus, d’exploitations et de violation des droits élémentaires des colonisés. Le récit entier du roman expose le fait que la colonisation a consisté en une destruction des structures sociales, économiques et gouvernementales du royaume de Soba ainsi qu’à une exploitation du royaume ayant conduit à des désordres de toutes sortes. Ce royaume jadis prospère, politiquement et économiquement organisé se trouve entièrement bouleversé par l’arrivée des colons, particulièrement lors du processus de pacification. La quiétude des populations fait place aux menaces et aux abus quotidiens opérés par les tirailleurs mandatés par les colons : “Les gardes […] défoncèrent les portes, arrêtèrent les récalcitrants. L’odeur de la poudre se mêla aux puanteurs du viol et du vol comme il se doit après le passage de très bons gardes dans un village rebelle ” (80). La famine engendrée par la destruction du système économique traditionnel est tel que les moindres nourritures aperçues par les populations sont “ disputées, enlevées et avalées par une multitude de paysans affamés, travestis en mendiants ” (124). D’autre part, la “ paix française ” instaurée se traduit en travaux forcés auxquels est soumise la population mâle en âge de travailler. Le narrateur présente les conséquences de cette pacification dans les lignes qui suivent : “ Oui, tous les travailleurs envoyés, sauf ceux qui ont déserté, sont morts ou en train d’expirer sur les berges de la lagune ” (78). On ne s’en doute plus, “ la paix française ” n’est donc qu’une ironie à travers laquelle le narrateur raille 13 cette notion chère à la théorie de la mission civilisatrice. Cette ironie verbale de “ la paix ” s’accompagne d’une ironie situationnelle. Nous avions montré qu’il y a ironie situationnelle lorsque dans une situation, les effets des actions sont opposés à ceux qui leur sont logiquement escomptés. Dans le contexte colonial, cette ironie situationnelle se manifeste à travers un reversement de l’axe destinateur-destinateurs pour ce qui concerne les acteurs et les bénéficiaires de la paix. Contrairement au discours et aux intentions coloniaux, c’est le royaume de Soba qui dans un élan ironique, contribue à la paix de la France. Alors que la France est soumise à l’occupation nazie, les populations de Soba sont engagées dans l’armée de gré ou de force et transportées en Europe et engagées dans des bataillons qui combattent aux côtés des troupes françaises pendant la deuxième guerre mondiale : L’interprète Soumaré […] expliqua en détachant les mots que les ‘ Allamas ’ [étaient] une race de méchants Blancs et que ce qui m’était demandé sissa-sissa s’appelait fournir des hommes solides capables d’être de bons tirailleurs, de bons guerriers, de combattre les ‘ Allamas, […] tous les tirailleurs solides avaient été incorporés dans l’armée et envoyés en France, et que déjà de nombreux bateaux vides attendaient le long du wharf d’autres contingents de recrues” (81). Grâce à l’aide de ces tirailleurs et à celle de bien d’autres forces, la France recouvre la liberté et la paix. Contrairement au discours colonial et à ce que pensent les partisans de la théorie de la mission civilisatrice, la colonisation a permis au royaume de Soba de contribuer à la paix de la France quand cette dernière ne lui aurait apporté que ruine et trouble. Pour terminer, Kourouma renforce sa raillerie de la mission civilisatrice par une transformation lexicale. 14 Dans Monnè, Kourouma tourne en dérision les concepts essentiels de la théorie civilisatrice de la mission, à savoir “ le progrès ” et la “ liberté.” Après la Deuxième guerre mondiale, il s’érige dans le pays des partis politiques dont certains sont favorables à la colonisation et tandis que d’autres la combattent.11 L’un des partis favorables à la colonisation, et donc constitué de personnes qui “ aimaient les Blancs et qui étaient reconnaissants à la France pour sa mission civilisatrice se nommait le PREP (Parti de la Réconciliation, de l’Emancipation et du Progrès ” (256). Le narrateur nous informe que les Africains, désillusionnés par la colonisation, se sont mis à railler cette idée de “progrès coloniale” à travers des déformations linguistiques comiques : […] les ennemis de Bema [leader du parti progressiste] avaient traduit le mot progressiste par progrissi et les Malinké [la population] n’avaient retenu que les consonnes terminales, sissi, qui signifient “ fumée.” Toujours par malignité, les mêmes avaient prétendu que les initiales PREP se disaient prou qui est le son de l’échappement d’un éhonté pet à un mauvais mangeur de haricots (256). Dans le mot progrissi, nous avons une relation de signifiant à signifié entre le préfixe “ progrès” et le suffixe “ sissi” qui signifie fumée : la population se rend finalement compte que le progrès promis n’est que de la fumée. Cette idée de fumée évoque la perte [en fumée] des valeurs et des richesses matérielles africaines du fait de l’exploitation économique que nous avons évoquée plus haut, et de la destruction de la structure socioéconomique du royaume. La raillerie s’accentue davantage par un vilipendage méprisant de l’idée du 11 Dans son célèbre roman Les Soleils des indépendances, Kourouma nomme “ les soleils de la politique” cette période qui se situe entre 1945 et 1960 où les grands partis politiques africains se sont créés pour revendiquer les indépendances des colonies françaises. 15 progrès colonial, qui réduit cette notion à l’onomatopée du pet. Le PREP (Parti de la Réconciliation pour l’Emancipation et le Progrès), ce parti favorable à l’idéologie coloniale se disait [en effet] prou qui est le son de l’échappement d’un éhonté pet à un mauvais mangeur de haricots. [… ] On raillait les sissi et les prou et les prou en les désignant du doigt” (255-256). La raillerie par le biais de la transformation lexicale antithétique se produit aussi à travers la liberté, notion essentielle à la théorie de la mission civilisatrice. Le mot liberté que l’interprète prononce gnibatè est retransmis au peuple de Soba par le griot à travers le mot malinké nabata dont la signification française est “ viens prendre maman”: “ L’interprète a dit gnibatè pour liberté ; dans les commentaires du griot, cette gnibatè était devenue nabata qui signifie littéralement ‘vient prendre maman’. La liberté avait pour ceux du Boloda cette dernière signification ” (211). La confiscation de la mère à laquelle les habitants du Boloda réduisent la notion de liberté exprime la spoliation de la liberté des Africains ainsi que 12 l’appropriation de leurs territoires. Nous avons ainsi une traduction qui adapte ces notions de progrès et de liberté aux réalités coloniales et qui les raillent ce faisant. Au-delà de ces notions de paix et de liberté, les personnages qui croient à la théorie de la mission civilisatrice de la colonisation sont aussi raillés : Personne à Soba ne voulait passer pour un sissi ou un prou. On raillait les sissi et les prou en les désignant des doigts, s’avouer publiquement sissi et prou vous excluait de 12 Nous avons expliqué dans les premières lignes de notre étude que la femme, la mère est utilisée dans la littérature de la négritude comme une métaphore qui traduit le continent africain ainsi que ses valeurs traditionnelles. Senghor principalement a chanté la beauté de la femme africaine. 16 la communauté : les voisins ne venaient plus vous aider dans les travaux champêtres, on ne vous convoquait plus pour les palabres, la sorcellerie des méchants pouvait s’exercer librement sur vous et les vôtres. Et vos enfants n’étaient plus acceptés dans leurs classes d’âge (256). Conclusion La question principale qui alimente la polémique coloniale est de savoir si la colonisation a été positive ou négative pour l’Afrique francophone. A-t-elle permis à l’Afrique de connaître la « civilisation » comme l’a récemment soutenu l’ancien président français Nicholas Sarkozy lors de son fameux discours de Dakar?13 A-t-elle été une chance pour l’Afrique ? Kourouma participe à ce débat et apporte des réponses à toutes ces questions à travers son roman Monnè, Outrages et Défis. La nature binaire de l’ironie verbale dont il use lui permet d’exposer les deux points de vue sur la question coloniale, mais aussi et surtout de railler la théorie de la mission civilisatrice en lui donnant des acceptations qui lui sont tout à fait contraires et qui correspondent aux réalités coloniales. Il fait en effet équivaloir l’idée de progrès à l’exploitation et à la spoliation, et celle de la paix à la violence et à la destruction. Mieux, il montre à travers l’ironie situationnelle que contrairement au discours de la mission civilisatrice, la colonisation a été une chance pour la France car ayant permis à l’Afrique de contribuer au rayonnement de cette dernière. 13 Il s’agit d’un discours prononcé le 26 juillet 2007 et adressé à la « jeunesse africaine. » Dans ce discours, l’ancien président français soutient que la colonisation n’a pas été que négative ; elle aurait aussi permis à l’Afrique de connaître la « civilisation. » 17 Pour finir, nous espérons que cette étude nous aura aussi permis d’élucider la notion de « strategy of deceipt»14 que Traoré effleure dans son étude sur l’esthétique de Monnè. En se servant de l’ironie, Kourouma expose et raille cette stratégie de la tromperie qu’a été le discours colonial. 14 Stratégie de la trompérie 18 ŒUVRES CITÉES Blachère, Jean-Claude. « Monnè, outrages et défis : Quelle histoire! » Notre Librairie: Revue des Littératures du Sud (2004) : 152-57. Boto, Eza. 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