Les enjeux des retraites

Transcription

Les enjeux des retraites
Les enjeux des
retraites
Matthieu Leimgruber
Histoire économique, UNIGE
8 octobre 2010, journée dʼétudes de la Fédération des Associations des retraités et de lʼentraide (Berne)
Quelles retraites pour demain?
un enjeu politique fondamental et très disputé…
novembre 2008 «NON à la retraite flexible» (economiesuisse) mars 2010 «OUI à la baisse du tx de conversion LPP»
Chaque année,
un trou de
600 millions
dans notre
épargne-retraite.
Comité romand « pour des rentes de 2e pilier sûres et équitables » / Case postale 3085, 1211 Genève 3 / Resp. V.Simon
Réagisson
le 7 mars, pour un
s!
2e pilier solide
www.rentes-equitables.ch
«OUI à la retraite flexible» (UNIA)
«NON à la baisse du tx de conversion LPP»
Structure de la présentation
1) Invention de la retraite moderne ou la nécessité
dʼune solution collective au «risque» vieillesse
2) La retraite est-elle une «bombe à
retardement» (démographique)? Une conception
qui brouille les enjeux
3) Les trois piliers: pourquoi un système aussi
complexe? Ou la retraite comme progrès social,
mais aussi comme marché
Emergence de la retraite (I): la «vieillesse insécure» (1900-1950)
100
7.7
7.7
11.0
en12.9
rouge: personnes
de plus
ans
16.2
16.2de 65
15.0
(en % de la population totale)
90
215.0
80
415.0
70
courbe noire: hommes de 65 ans et
plus exerçant une activité lucrative
615.0
(en % des hommes de 65 ans et plus)
60
50
815.0
40
1015.0
30
20
1215.0
en jaune: personnes de +65 ans
recevant une rente de 2e pilier
1415.0
(en % des personnes de +65 ans)
10
0
1900
1920
1940
1960
1980
2000
- le vieillissement nʼest pas un problème nouveau
- les crises économiques et les rationalisations «poussent»les personnes âgées hors du marché du travail
- les caisses de pension précèdent lʼAVS mais demeurent insuffisantes -> SOLUTION: lʼAVS de 1947
1920-1950: la «vieillesse insécure» et l’AVS
1925
votation en faveur d’un
article constitutionnel AVS
1918
1919
Grève
premier
Générale projet AVS
1925
article
const. AVS
1941
Initiative
«vieillesse assurée»
1931
échec du premier
projet AVS
1949
récolte
«Pro Senectute»
1946-1947
acceptation de l’AVS
(Parlement et votation)
«événement du siècle»
Emergence de la retraite (II): la «retraite assurée» (1950-2000)
100
7.7
7.7
11.0
12.9
16.2
16.2
90
15.0
> le vieillissement
démographique
continue
215.0
80
415.0
70
60
615.0
1972
+
1985
LPP
50
40
815.0
1015.0
> les caisses de
pension
1215.0 continuent à
jouer un rôle de
complément
1415.0
30
20
1947
AVS
10
> généralisation
des retraites pour
lʼensemble de la
population
0
1900
1920
1940
1960
1980
2000
en rouge: personnes de plus de 65 ans (en % de la population totale)
courbe noire: hommes de 65 ans et plus exerçant une activité lucrative (en % des hommes de +65 ans)
colonnes jaunes: personnes de 65+ ans recevant une rente de 2e pilier (en % des de +65 ans)
deux dates fondamentales: 1947 (AVS) et 1972 («trois piliers»)
1950-2010: la «vieillesse assurée» comme enjeu permanent
1947
AVS
1947
1972
votation AVS
(poster Hans erni)
votation pour les
«trois piliers»
1951-68
7 révisions
AVS
1972-1975
«trois piliers» &
8e révision AVS
1995 & 1998
votations contre l’élévation de l’âge de la retraite des
femmes, pour la 10e révision…
2004
refus de la 11e révision
2010
11e révision passe à nouveau à la trappe…
1985
LPP
(2e pilier obligatoire)
«maturité»
et avenir des retraites
comme enjeu clé du 21e siècle
Structure de la présentation
1) Invention de la retraite moderne ou la nécessité
dʼune solution collective au «risque» vieillesse
2) «Bombe à retardement démographique» et
«explosion des coûts»: refuser lʼalarmisme
permanent
3) Les trois piliers: pourquoi un système aussi
complexe? Ou la retraite comme progrès social,
mais aussi comme marché
Les retraites: une «bombe à retardement» démographique ?
Cela semble évident: en effet, le «taux de charge» de la vieillesse
(soit le rapport entre les personnes de +64 ans et les personnes «actives»
entre 20-64 ans) ne cesse dʼaugmenter
Mais en fait, cela est loin dʼêtre évident…
si lʼon ajoute aux personnes âgées les jeunes (en bleu) qui ne travaillent pas (encore…)
Attention: il faudrait
compter les chômeurs +
soustraire les personnes
de moins de 20 ans (et de
64+ ans) qui travaillent
De plus: les coûts de la
vieillesse ne sont pas
équivalents à ceux de la
jeunesse, etc.
taux de charge des
«jeunes» (0-19 ans)
taux de charge des
«vieux» (64+ ans)
Toutefois…
> le taux de charge total
de 2050 demeure inférieur
à celui de 1900
> lʼalarmisme
démographique est une
arme politique qui fausse
les débats et fait silence
sur dʼautres enjeux
Le coût des dépenses sociales en Suisse (en % du PIB)
les retraites (AVS+LPP)
pèsent lourd: 50% des
dépenses sociales
totales
30
25
depuis 1980, le coût de
lʼAVS (en % du PIB) est
stable
20
15
8,1
7,8
7.2
6.9
6,7
10
3,1
3,9
6.3
6.5
4,6
5,0
6.5
6.2
2,7
5
7.1
3.5
0
2006
2004
2002
2000
1998
1996
1994
1992
1990
1988
1986
1984
1982
1980
1978
1976
1974
1972
1970
AVS (1er pilier)
Prestations complémentaires (PC) AVS
LPP (2e pilier)
Dépenses sociales totales
source: Comptes globaux de la sécurité sociale, Office fédéral de la statistique
le niveau des rentes
AVS nʼa pas évolué
depuis 1980
(tx de remplacement =
environ 35% dʼun
salaire moyen)
par contre, le coût de la
LPP a doublé durant la
même période
«lʼexplosion des coûts»
de lʼAVS est exagérée
Une comparaison France / Suisse des coûts du système de retraite
$
!
!
! !!
La prévoyance vieillesse coûte la même chose en France et en Suisse
MAIS le «mélange» entre répartition et capitalisation nʼest pas le même dans les deux pays
-> capitalisation faible en France et forte en Suisse (LPP)
source: Comptes globaux de la sécurité sociale, Office fédéral de la statistique & Observatoire des retraites, Paris
Le financement de lʼAVS est basé sur la «répartition»
(i.e. les recettes dʼaujourdʼhui paient les prestations dʼaujourdʼhui)
100
5% = intérêts du fonds de
compensation («réserve»)
90
80
70% = cotisations AVS
(inchangées depuis 1975)
70
60
50
40
30
25% = contributions de la
Confédération
(impôts sur le tabac et les
boissons…) (+TVA et
produits des impôts sur les
jeux de hasard)
20
10
2004
2000
1996
1992
1988
1984
1980
1976
1972
1968
1964
1960
1956
1952
1948
0
Source: Comptes globaux de la sécurité sociale, Office fédéral de la statistique
Conclusion: un modèle solide, qui a traversé crises économiques et expansion de la retraite
Structure de la présentation
1) Invention de la retraite moderne ou la nécessité
dʼune solution collective au «risque» vieillesse
2) «Bombe à retardement démographique» et
«explosion des coûts»: refuser lʼalarmisme
permanent
3) Les trois piliers: pourquoi un système aussi
complexe? Ou la retraite comme progrès social,
mais aussi comme marché
Les piliers du «Temple de la prévoyance» sont-ils sûrs?
mais pourquoi avons-nous un tel système?
pourquoi de tels «symboles» (qui plus est sur le site internet du Crédit Suisse…)
Le 3e pilier individuel: retraite ou «argent facile pour les banques»?
30% des salarié·e·s ont un 3e pilier A («lié»)
- mais seulement 11% des personnes avec au maximum 40ʼ000 CHF de revenu imposable
- contre 60% des personnes disposant de 100ʼ000 CHF et plus de revenu imposable
Ces personnes versent en moyenne 1550 CHF/an sur leur compte 3A
- mais les personnes disposant dʼau moins 100ʼ000 CHF de revenu imposable versent plus de 5000 CHF/an
Les réserves du 3e pilier représentent 60 milliards de CHF
Les avantages fiscaux du 3e pilier coûtent près de 450 mio CHF/an
«une part non négligeable de ces subventions publiques profite aux acteurs financiers
– qui bénéficient ainsi dʼargent bon marché» NZZ, 20.11.2009, article sur la première étude sur le 3e
pilier (en 20 ans…) réalisée par lʼAdministration fédérale des contributions
En conclusion…
un rôle marginal dans la prévoyance vieillesse (pour toutes les classes de revenus)
un avantage fiscal coûteux (pour lʼEtat) et inégalement réparti
un rôle symbolique fondamental («individu responsable» = coeur de la doctrine des «trois piliers»)
Si répondre à quoi sert le 3e pilier… cʼest une «question à 60 milliards»
Répondre à quoi sert le 2e pilier (LPP)… cʼest la «question à 600 milliards»!
Pour répondre à cette question, il faut se rappeler
1) que les caisses de pension ont précédé lʼAVS
(mais ne pouvaient pas la remplacer) (graphique dépenses sociales)
2) que les améliorations successives de lʼAVS ont été stoppées en 1975
(rente 1975 = rente 2008, avec indexation) (graphique dépenses sociales)
3) que les caisses de pension jouent depuis 1985 (mise en place de la LPP) un rôle grandissant dans les
retraites versées (mais lʼAVS demeure la source de revenus déterminants pour la majorité)
4) que la capitalisation (les retraites dépendent des résultats des placements des réserves) joue un rôle
croissant dans le système de retraites suisse (graphique dépenses sociales)
En dʼautres termes, il faut décrypter le rôle clé de la «doctrine des trois piliers»
Lʼextension de lʼAVS est un enjeu politique (1963)
«La question dʼune nouvelle extension de lʼAVS nʼest plus […] une question
sociale, mais bien un enjeu politique et une question de vision du monde [sic].
Ceux qui proposent une extension de lʼAVS sont en définitive en faveur de
lʼétatisme et du collectivisme.»
source: archives ZURICH Assurances, procès-verbal de la «Commission Binswanger», 24 octobre 1963
Première «digue» posée en 1965: les prestations complémentaires (à caractère assistantiel/sous
conditions de ressources)
Le deuxième pilier obligatoire: un moindre mal (1969)
«Dʼun point de vue philosophique, on peut regretter que lʼintroduction du deuxième
pilier obligatoire représente à nouveau le sacrifice dʼune part de Liberté à lʼEtat.
Toutefois, nous devons être conscients que cette intrusion de lʼEtat est
idéologiquement beaucoup moins grave que lʼérosion systématique des caisses de
pension qui résulterait à coup sûr dʼune expansion de lʼAVS.»
source: archives du Redressement National, commission chargée du lancement de lʼinitiative bourgeoise pour
les «trois piliers», Février 1969 [traduit de lʼallemand]
Les assureurs vie ont profondément marqué le système de retraite en diffusant la doctrine des trois
piliers afin dʼendiguer lʼAVS et de favoriser le développement dʼalternatives privées (et financiarisées)
1972: une date clé…
Prévoyance vieillesse
sur trois piliers:
Le 3 décembre 1972, votez
POUR le projet AVS de lʼAssemblée fédérale
et CONTRE lʼinitiative du Parti du Travail»
en dʼautres termes
POUR les «trois piliers»
(i.e. 2e pilier obligatoire)
et
CONTRE les «retraites populaires»
(i.e. une extension lʼAVS mettant en danger
les caisses de pension)
= ENDIGUEMENT DE LʼAVS
source:
Swiss Poster Collection, Bibliothèque nationale, Berne
Effets contradictoires de la LPP
extension de la couverture (notamment pour les femmes)
certes, mais des trous subsistent encore
amélioration des retraites
mais la diversité des prestations renforce les inégalités (et les risques de pauvreté)
le mélange répartition/capitalisation amène une plus grande solidité
mais le vieillissement touche aussi les caisses de pension… et les risques liés aux
marchés financiers sont non négligeables
«partenariat social»
on est loin de la co-gestion… de plus problème de démocratie (qui décide? le
parlement, le peuple, ou les assureurs? cela dépend…)
En bref
> décalage important entre les promesses de 1972… et les réalisations de la LPP
> la retraite capitalisée est une «assurance sociale» mais aussi un marché
(buts contradictoires…)
La «solution suisse» comme modèle?
«En comparaison avec les systèmes de sécurité sociale délabrés de ses voisins, le
modèle de prévoyance vieillesse suisse sʼen tire plutôt bien. […] Ce système mérite à
juste titre la haute estime dont il jouit à lʼétranger: ses fondations ont été bien
posées.»
source: Thomas Trauth (Swiss Re), «Schweizer Sozialsystem als Vorzeigemodell? Notwendigkeit der Fokussierung auf die Kernaufgaben», Neue
Zürcher Zeitung, 13 octobre 2000
source: «State pensions in Europe. The crumbling pillars of old age», The Economist, 27.09.2003
Quels sont les enjeux aujourdʼhui?
1972-1990
endiguement de lʼAVS et bifurcation vers les caisses de pension
1990- aujourdʼhui
«réformes continuelles» de lʼAVS (10e, 11e, 11e bis, etc.) et tournant vers lʼaustérité -> résistances fortes, passage du «quid pro quo» (10e révision) à lʼaffrontement (11e révision)
les débats sur les caisses de pension commencent à suivre ce rythme: 2004 la 1e révision LPP,
aujourdʼhui changements «techniques» (en fait: des coupes claires)
-> le référendum de 2010 contre le taux de conversion marque la «re-politisation» du domaine après le
«quid pro quo» de 2004 (1e révision LPP)
la crise financière pose la question de la solidité et de la durabilité des caisses de pension, 25 ans à peine
après lʼobligation
Vers une «synchronisation» des débats entre les piliers?
Le 2e pilier risque de subir un démantèlement plus rapide que lʼAVS…
Lʼimpact de la crise financière et économique fragilise la
campagne internationale en faveur de la capitalisation
«La confiance dans les systèmes de retraites privés est au plus bas.
Dans plusieurs pays de lʼOCDE, on assiste à lʼémergence de propositions
en faveur dʼun abandon des systèmes de retraite par capitalisation et du
retour à des systèmes basés uniquement sur la répartition … Cʼest une
direction quʼil ne faut pas suivre… Pour prévenir un tel retour en arrière et
une remise en cause des réformes passées, il est important de restaurer
la confiance populaire dans la capitalisation… Si les politiciens ne
parviennent pas à argumenter de manière convaincante en faveur de
systèmes de retraite diversifiés, combinant des éléments publics et
privés, par répartition et capitalisation, individuels et collectifs, les efforts
en vue de maintenir la prospérité dans des sociétés vieillissantes seront
réduits à néant.»
(OCDE, Pensions at a glance, fin 2009)
mais le deuxième pan de cette campagne, à savoir lʼoffensive contre
les régimes de retraite par répartition, est plus active que jamais…
Quelques références sur lʼhistoire des retraites
certaines sont disponibles sur http://web.mac.com/matthieu_leimgruber
(2005), «Les trois piliers de la sagesse? La métaphore ternaire de la protection vieillesse en Suisse», Aspects de la
sécurité sociale: 4, 2-12. (disponible en ligne)
(2006), «La politique sociale comme marché. Les assureurs vie et la structuration de la prévoyance vieillesse en
Suisse (1890-1972), Geschichte der Sozialversicherungen/Histoire des assurances sociales, 109-139, Zürich.
(2008), Solidarity without the state? Business and the shaping of the Swiss welfare state, 1890-2000, Cambridge.
(2008), «Vieillir à l'ombre des trois piliers», L'Hebdo: 34. (disponible en ligne)
(2009 édité avec Martin Lengwiler), Umbruch an der “inneren Front”. Krieg und Sozialpolitik in der Schweiz
1938-1948, Zürich.
(2010), «Caisses de pension et rapports sociaux de sexe en Suisse au XXe siècle», in T. David, V. Groebner et al.
(eds.), Die Produktion von Ungleichheiten - La production des inégalités, 49-64, Zürich.
(2010), La doctrine des trois piliers. Entre endiguement de la sécurité sociale et financiarisation des retraites
(1972-2010) (disponible en ligne http://www.artias.ch )