La Special Boat Section en Méditerranée
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La Special Boat Section en Méditerranée
Appendice 1 La Special Boat Section en Méditerranée (extraits de SAS – British Commandoes in WWII (Londres, 1953), par le major Julius B. Alexander, OBE) « Roger Courtney, du King’s Royal Rifle Corps, fut le premier à explorer les possibilités militaires du kayak biplace. Surnommé Jumbo, Courtney avait été chercheur d’or, chasseur de gros gibier en Afrique de l’Est et sergent dans la police de Palestine. Il avait descendu le Nil en canoë en solitaire. Et en 1938, il avait passé sa lune de miel à descendre le Danube en canoë avec son épouse ! En juillet 1940, il servait comme lieutenant avec le Commando n°8 en Ecosse, quand il proposa son idée d’une force de raid et de reconnaissance en kayak. Ses supérieurs furent d’abord sceptiques, mais après une série de démonstrations, où il s’approcha sans être vu de navires en kayak et repartit avec divers objets ou après avoir laissé des marques à la craie, certains changèrent d’avis. A 40 ans, Courtney fut promu capitaine et autorisé à recruter onze hommes pour la “Folbot Troop”, qui devait être rattachée au Commando n°8 (les premiers kayaks utilisés par cette unité étaient appelés des Folbots, car ils étaient fabriqués par la société Folbot). Au début de 1941, les Commandos 7, 8 et 11, connus comme la Layforce (d’après le nom de leur chef, le colonel Robert (Bob) Laycock, qui commandait à l’origine le n° 8) partit pour l’Egypte. Une opération contre l’île italienne de Pantelleria était envisagée et la première mission de Courtney fut de repérer sur les côtes de cette île des sites de débarquement convenables. Cependant, l’opération fut annulée (ou du moins repoussée jusqu’à l’opération Jaguar déclenchée le 18 mars 1942). La Folbot Troop fut rattachée à la 1st Submarine Flotilla de la Royal Navy, à Alexandrie. C’est là qu’elle devint la Special Boat Section et c’est de là que furent organisées ses premières opérations, après une période d’entraînement. Plusieurs membres de la SBS furent envoyés travailler avec des sous-marins opérant à partir de Malte, et ce sont eux qui menèrent le premier raid de destruction effectué par la Section, à la fin du mois de juin 1941. Le Lieutenant Robert “Tug” Wilson et le Marine Wally Hughes débarquèrent sur la côte sicilienne et firent sauter un tunnel de chemin de fer, puis revinrent à la pagaie jusqu’au sous-marin HMS Urge qui les attendait. Plusieurs autres raids suivirent, dont quelques-uns en Grèce, ainsi que des “recce jobs”. Le matériel était primitif. Au début, la Section ne disposait pas de radios convenables et les moyens de signalisation étaient représentés par une lampe-torche dans une chaussette destinée à en atténuer la lumière. Il n’y avait pas de combinaison de plongée, étanche ou pas ; les hommes portaient leurs uniformes normaux et les armes consistaient principalement en automatiques de calibre .45 et en mitraillettes Thompson. Les objectifs favoris en ces premiers temps étaient des ponts, des tunnels, des voies ferrées et des aqueducs. Les autres missions étaient le dépôt d’agents pour différents services de renseignement et la récupération de militaires évadés ou de pilotes récupérés par les mouvements de Résistance derrière les lignes ennemies. Le Lance-Corporal G. C. Bremner reçut la Distinguished Conduct Medal pour avoir organisé la récupération de deux cents soldats australiens encerclés dans le nord de la Grèce, qui furent tirés par des câbles jusqu’à trois sous-marins qui les attendaient. La Layforce fit une grande impression sur l’état-major français, qui renforça rapidement le commando qui s’était constitué spontanément au sein des forces aéroportées. A la fin de 1941, la SBS comptait soixante hommes. A ce moment, Courtney, nommé Major, fut renvoyé en Angleterre pour y organiser une seconde Special Boat Section. En février 1942, la Layforce fut engagée en première ligne lors du débarquement dans le Péloponnèse (opération Crusader/Croisade), mais le rôle des parachutistes fut davantage mis en évidence à cette occasion que celui des kayakistes. Elle fut ensuite dissoute. » (…) « La seconde SBS vit pour la première fois le feu à l’approche du débarquement en Sicile de septembre 1942. Une petite équipe emmenée par le capitaine Godfrey Courtney, le jeune frère de “Jumbo”, débarqua près de Reggio de Calabre (en Italie du Sud) pour faire prisonniers des officiers d’état-major italiens avant l’invasion. Quatre officiers furent ainsi conduits à Malte deux jours plus tard. Durant l’opération Torch, des équipes des SBS guidèrent les forces d’assaut sur les plages siciliennes. Dans cette tâche, comme dans les reconnaissances des plages avant les débarquements, elles furent assistées par les équipes “Party Inhuman”, composées de membres de la SBS et d’hommes du Service Hydrographique de la Royal Navy. Moins réussies furent les tentatives pour couler des navires dans le port de Messine à l’aide de torpilles miniatures lancées à la main à partir des kayaks, qui se révélèrent fort peu fiables. Une petite sous-unité, baptisée Z-Group, resta en Afrique du Nord, d’où elle lança des raids sur l’Italie du Sud et assista les nouvelles opérations combinées. » (…) « Après le départ de Courtney, la première SBS continua ses raids, surtout contre les terrains d’aviation et les lignes de communication ennemies en Sicile et en Grèce du nord. Cependant, elle passa de plus en plus sous l’influence de David Stirling (qui était, comme Courtney, un ancien du Commando n° 8) et fut alors désignée comme le Détachement L de la Brigade SAS. La plupart des hommes de la SBS se retrouvèrent dans le Squadron D de la 1st SAS, avec des hommes du Bataillon Sacré grec. L’entraînement se passait en Palestine mandataire, à Ramat David ou à Athlit (au sud de Haïfa), ou en Algérie, dans les collines des Aurès, lorsqu’il était organisé avec les commandos français. » Appendice 2 L’Yser chasse le sous-marin Lettre du lieutenant de vaisseau Jacques de Franqueville, commandant la corvette Yser, à son cousin Charles, officier chargé du suivi des travaux de transformation du Jean-Bart aux Etats-Unis. Corvette Yser Le Commandant En mer, le 14 septembre 1942 Mon cher Charles, Depuis que nous avons quitté la Marseillaise, je n’ai pas eu vraiment le temps de t’écrire et je m’en excuse. Tu es parti aux Etats-Unis assez rapidement et le reste de l’état major de notre fier croiseur a été réaffecté au gré des besoins. J’ai servi quelque temps à terre à Mers-El-Kébir, en attendant la sortie du tableau de commandement pour cette année. J’espérais avoir été choisi pour prendre une escadrille de MTB de construction américaine et pouvoir fondre sur l’ennemi à quarante nœuds, mais la direction du personnel en a jugé autrement. Je ne dépasserai pas les 16 nœuds à bord d’une corvette d’origine britannique destinée à l’escorte des convois. En fait de navire de guerre, je commande un chasseur de baleines équipé d’un ASDIC et d’un radar. J’ai quand même un canon et un peu de DCA, mais l’important à bord ce sont les grenades et le mortier pour secouer les soums qui se rapprocheraient trop du convoi. La coque bien ronde de mon Yser en fait un bâtiment endurant taillé pour l’Atlantique Nord, mais pas trop à l’aise pour percer les mers courtes et hachées que l’on rencontre en Méditerranée. Sur les grands bâtiments, nous n’étions pas habitués à la forme du combat sur mer qui fait à présent mon quotidien, comme hier par exemple. ……… J’étais en écran ASM sur l’arrière du convoi ML-44 avec un navire grec du même type, le Pindos. Devant nous, le convoi se traîne doucement et on aperçoit les escorteurs des écrans latéraux qui tournent et virent comme des chiens de berger autour de leur troupeau. Le soir tombe rapidement et je sens poindre une inquiétude grandissante au sein des hommes de quart : la couverture aérienne va bientôt devenir inefficace par manque de luminosité, les MPA vont nous laisser passer la nuit seuls. Je descends au carré avaler rapidement un casse-croûte et un grand café quand le planton fait irruption : – Commandant, l’OCQ vous demande d’urgence à l’abri. Ca chauffe à l’avant du convoi. Le temps de me précipiter sur l’échelle, j’arrive à la passerelle pour apercevoir une lueur rouge et au moins trois colonnes de fumées qui montent sur l’avant du convoi. L’OCQ me rend compte que l’opérateur ASDIC a bien entendu des bruits de lancement de torpilles et plusieurs explosions sous-marines quasi simultanées. Puis, comme pour confirmer le drame, le radio m’apporte un message du CTG : deux cargos et notre camarade Le Niçois sont touchés, les escorteurs de l’écran latéral de droite se lancent vers un contact sonar possible dans le 70° du point de référence central du dispositif. – Abri d’ASM, le Pindos annonce un POSSUB 2 dans son 120 pour 1200 yards. – A droite 30, machine avant 150, venir au 170. – La barre est 30 à droite, machine affichée avant 150. – Bien. – En route au 170, machine réglée avant 150. – Bien. J’ordonne de rallier le Pindos au plus vite pour l’aider dans sa recherche. Dès que nous sommes à 1 000 yards de lui : « Réduire à 10 nœuds, effectuer un balayage ASDIC à partir de la dernière position connue du POSSUB. » Les « bing » caractéristiques du sonar sont audibles dans tout le bateau, si le soum est juste en dessous, les oreilles de leur opérateur d’écoute vont bientôt saturer. J’ordonne ensuite des zigzags fréquents pour dérouter le sous marin et l’empêcher de nous positionner assez précisément pour se mettre en position d’attaque. – Réduire à 5 nœuds, stopper le balayage ASDIC, créneau d’écoute passive pendant 3 minutes. C’est risqué, mais si le sous marin n’est pas en portée sonar, il n’y a qu’à l’écoute que je pourrais relocaliser son gisement. – Abri d’ASM, faible bruit de cavitation dans le 270, POSSUB 3. – A droite 30, machine avant 150, venir au 270. La manœuvre a fonctionné, il s’agit désormais de ne pas le laisser s’échapper à nouveau. – Radio, signalez au Pindos qu’il se mette avec nous en formation TWO à 500 yards sur notre bâbord, speed 15, pour un chapelet de 10 grenades réglées à 100 pieds. Yards, speed, heading, nous employons beaucoup de mots anglais, surtout lorsque nous faisons équipe avec un anglophone – et le Pindos parle bien mieux anglais que français. – ASM d’abri, balayage ASDIC. Quelques minutes plus tard, le Pindos est positionné sur notre travers, nous filons maintenant tout les deux en direction du POSSUB 3. – Abri d’ASM, CERTSUB dans le 210° pour 900 yards. – A gauche 15, venir au 210. – Plage arrière d’abri, début de la passe dans 2 minutes. – Top début de la passe de grenadage. Sur la plage arrière, les “bidons” commencent à rouler lourdement sur leurs rails pour tomber derrière la poupe puis, quelques instants après, nous percevons le bruit sourd d’une explosion sous-marine, suivie d’une gerbe d’eau qui monte dans notre sillage. Le spectacle se répète dix fois et sur notre bâbord, le Pindos fait de même. Au moins, grâce à cette attaque, si nous ne le touchons pas, nous l’aurons écarté quelque temps du convoi et empêché de nuire. Nous faisons rapidement demi-tour pour nous présenter pour une deuxième passe : « Pour un chapelet de 10 grenades réglées à 150 pieds, speed 15, heading 030. Début de la passe dans 1 minute. » Si j’ai bien calculé la zone du CERTSUB, ils doivent se faire sérieusement secouer làdessous. Nouveau spectacle aquatique avec le Pindos sur notre tribord cette fois. A la fin de la passe, j’ordonne une nouvelle station d’écoute passive pour avoir une idée des résultats de notre attaque. Le sonar entend toujours un battement d’hélice très faible, accompagné de bruits sinistres de craquement métalliques. Il est là derrière nous et probablement mal en point. Nous nous retournons à nouveau et recommençons notre balayage actif à l’ASDIC : « Bing »… « Bing – Dong ! » – Abri d’ASM, CERTSUB à 600 yards sur l’avant. Nous le tenons. « Attaque Hérisson ! » (nos instructeurs américains disent hedgehog). Les 23 projectiles fusent de la plage avant, chacun leur tour, pour plonger à la surface de l’eau selon un schéma (les instructeurs américains disent pattern) préétabli. – Abri d’ASM, nous avons perçu deux… non, trois explosions sur l’avant. Nous restons à tourner à faible vitesse avec nos amis grecs sur une mer encore chargée de l’écume des passes de grenadage. Quelques instants plus tard, un veilleur signale un début d’irisation de la surface. C’est bien une tache d’huile, qui s’agrandit petit à petit. Puis ce sont quelques débris épars qui apparaissent à la surface. Je pense que nous l’avons eu. Nous retournons maintenant vers le convoi, car sur l’avant le combat continue. Nous suivons les opérations à la radio. Le Breton et le Middleton ont eux aussi attaqué un soum qu’ils ont vu faire surface avant de couler à pic. Lorsque nous arrivons sur place, nous voyons trois autres escorteurs stoppés, en train de récupérer les survivants des cargos et du Gascon, un vieux « four piper » américain transformé pour l’escorte. J’espère qu’il sera rapidement remplacé. Voilà mon cher Charles, ce que font ces vieux rafiots ou ces baleiniers qui, sans avoir la noblesse de l’escadre, participent eux aussi vaillamment à la lutte pour la Libération. Jacques Lieutenant de vaisseau Jacques de Franqueville Commandant la corvette Yser ……………………… NDE – Sigles et abréviations : – ASDIC : sonar. – ASM : anti-sous-marin. – CERTSUB : contact sous-marin certain. – CTG : Commander task group. – Hedgehog (hérisson) : mortier ASM. – OCQ : Officier chef du quart. – POSSUB : contact sous-marin possible (accompagné d’un indice de confiance de 1 à 4). Appendice 3 La Marseillaise repart au combat Lettre de l’ingénieur du génie maritime Louis de Kerdonval, embarqué comme conseiller technique à bord du CLAA Marseillaise à son frère Charles, officier chargé du suivi des travaux de transformation du Jean-Bart aux Etats-Unis. Méditerranée centrale, le 24 septembre 1942 Mon cher Charles, Il y a plus d’un an c’est toi qui étais sur la Marseillaise pour me conter tes aventures. Aujourd’hui, tu es resté en Amérique avec la lourde tâche de surveiller les travaux et de faire valoir les besoins des marins dans la transformation du Jean-Bart. Je te rejoindrai bientôt, car mon rôle à bord de ce fier croiseur est désormais terminé. Tel le phénix, la Marseillaise est maintenant pleinement opérationnelle et la journée d’hier vient de valider les choix effectués pour sa reconstruction. Nous avons tout deux œuvré pour qu’il en soit ainsi et le résultat est à la hauteur de nos efforts. Hier, une grande bataille aéronavale s’est déroulée au large de la Sicile. Notre Marseillaise avait pour mission d’escorter les porte-avions Ranger et Furious. Voici les faits. ……… Ayant du mal à trouver le sommeil, je suis debout depuis quatre heures du matin. Je vais et viens à bord pour en savoir plus sur les opérations. Il semblerait, d’après les éléments que nous avons par radio, qu’une bataille fait rage près de la côte. Les nôtres sont tombés sur une force de surface ennemie et le combat est engagé. A bord c’est calme, mais nous faisons maintenant route vers la Sicile. A 05h45, je suis au CO quand, du réseau tactique, tombe le message suivant : – All, this is Sugar tac – One or more target Tac possible mike peter able Tac tracking zero niner zero Tac speed two five zero Tac cap dog peter in progress for interception expected in five minutes – Over. – Sugar, this is Love – Roger – Out. L’OQO m’explique que c’est le Sirius (Sugar), un croiseur anglais placé en piquet radar au nord de la force, qui vient de détecter un ou plusieurs MPA venant vers lui et qu’il envoie la CAP en “dawn patrol”, actuellement en l’air, pour les intercepter. Nous, nous sommes Love – charmant, n’est-ce pas ? Je me dirige ensuite vers la passerelle où le pacha est confortablement installé dans sa “captain chair” en train de boire un café. – Mes respects, Commandant. – Ah ! Kerdonval, bien dormi ? Pas assez, peut-être, pour un geumeu… En tout cas, il se pourrait qu’aujourd’hui, nous ayons l’occasion de vérifier le bien-fondé du travail que vous avez fait aux Etats-Unis. Geumeu ! Toujours cette rivalité ancestrale entre ces messieurs de l’Ecole Navale et les “X”, la Royale restera décidemment immuable dans le culte de Colbert ! Nouveau message à la tactique : – All, this is Able Tac bearing one four zero Tac stand by… stand by… execute. – Able, this is Love – Roger – Out. L’ordre vient du CTG, l’amiral Hewitt. Nous rebroussons chemin. – A droite 15, gouverner au 140, lance l’officier de quart. – La barre est 15 à droite. – Bien. – En route au 140. – Bien. Je m’éloigne discrètement pour prendre l’air sur l’aileron tribord. Le pacha, qui n’en manque pas une, me signifie avec un sourire au coin des lèvres que, pour profiter du lever du soleil sur la Méditerranée, je serais mieux à bâbord puisque nous faisons route au 140 et que, si les services techniques n’ont pas modifié la rose des vents, le soleil se lève toujours à l’est. Décidément, il me considère vraiment comme un passager ! En tout cas, à tribord le spectacle est tout aussi intéressant. Le Ranger, juste derrière nous, récupère sa CAP. Le ballet des Wildcat qui tournent à faible vitesse, crosse sortie, me laisse toujours songeur. Comment font-ils pour se poser sur une si petite surface, sans cesse agitée de mouvements lents, certes, mais bien réels, et tout ça après avoir combattu. Ces pilotes sont vraiment d’une autre trempe. J’espère que tous sont rentrés. Le matelot de quart à la veille nautique me précise qu’il a entendu dire qu’ils avaient abattu un “Jinker”. Ensuite le ballet continue dans l’autre sens, c’est le catapultage d’une autre CAP. Les F4F décollent puis cerclent au dessus de nous avant de se regrouper pour disparaître en formation vers le nord. La sonnerie du clairon me sort de mes pensées : postes de combat ! J’attrape un casque et une brassière et je monte à la couronne de veille. L’interphone précise bientôt de quoi il s’agit : « A tous d’OQO, strike hostile massif dans le 340 en radiale pure, distance 30 nautiques, vitesse estimée 250 nœuds. » Un rapide calcul de tête me dit qu’ils seront sur nous dans moins de 8 minutes. Il est 07h00, le soleil est sur l’horizon et il embrase le Ranger d’une lumière jaune orangé sur laquelle tranchent ses trois tuyaux de poêle rabattables, crachant une légère fumée blanchâtre. L’agitation à bord me rappelle vite à la triste réalité, les tourelles de 127 balancent d’un bord à l’autre, et le navire semble suivre une route erratique. Nous sommes à plus de trente nœuds et un second maître rivé derrière son télémètre me lance : « Monsieur, accrochez-vous, c’est parti pour les zig et les zag ! » Effectivement le sillage du croiseur ressemble à des sinusoïdes irrégulières. Puis c’est un vacarme étourdissant, les six tourelles doubles de 127 commencent à cracher le feu dans la même direction. Je m’empare d’une paire de jumelles et je vois effectivement un essaim de points noirs qui s’égaillent soudain pour prendre chacun une route différente. Le ciel se parsème de petits nuages noirs dus aux dépotages des obus de 127 à fusées tempées. Autour de nous les destroyers crachent le feu également. Puis c’est au tour des Bofors d’entrer dans la danse et le ciel est soudain strié par les traînées orange des traçeurs tissant une toile d’araignée mortelle pour les assaillants. Le bâtiment est entouré d’une fumée blanche à travers laquelle les éclairs des départs de coups ressemblent aux néons que j’ai pu découvrir à Brooklyn l’année dernière, c’est un spectacle extraordinaire de bruits et de lumières. Sans interruption, toute l’artillerie est maintenant en action, je vois les tubes de 127 qui commencent à fumer et leur peinture “gris coque” qui cloque et se décolle. Les tubes des 40, réfrigérés par circulation d’eau, n’ont pas ce problème et continuent de tirer allégrement de chaque bord. Les points noirs sont maintenant bien identifiables, ils arrivent par toutes les directions et certains passent presque au ras de notre étrave, je crois reconnaître des Junkers 88. Entre temps, les équipes de sécurité ont déployé des manches à incendie pour refroidir les tubes de 127. Pour la prochaine génération de pièces AA automatiques, je recommanderai un manchon refroidisseur à circulation d’eau1 pour les gros calibres également. Tout autour de nous, des gerbes d’eau s’élèvent à chaque bombe qui nous rate. Je repère alors deux Junkers qui tentent une cinématique habile pour anticiper sur les mouvements 1 C’est ce que Louis de Kerdonval préconisera bien plus tard, en tant qu’ingénieur en chef à la DCAN de Ruelles, lors du développement de la tourelle de 100 mm modèle 68. d’évasive du Ranger. Visiblement, les pilotes connaissent leur métier car ils tombent en phase avec les mouvements du porte-avions. Le premier réussit à placer 2 ou 3 bombes près de la coque. Le second a plus de chance, un éclair jaillit et un nuage de fumée noire semble soudain sortir de l’ascenseur arrière. Le nuage grossit rapidement et le Ranger ralentit peu à peu son allure. Je descends à la passerelle pour prendre des nouvelles. – All, this is Roger, speed one zero stand by… stand by… execute. – Roger, this is Love – Roger – Out. La force descend sa vitesse à 10 nœuds, le porte-avions semble mal en point. Entre temps, voici le corvettard canonnier qui, faisant une entrée fracassante à la passerelle, exulte visiblement de joie dans des braillements dont le niveau sonore rend incompréhensibles les paroles supposées se cacher derrière. L’officier de quart me traduit ses hurlements qui veulent dire globalement « On en a eu deux, au moins ! » Le commandant, bien que ravi, lance : « Trop de bruit sur cette passerelle, nous n’avons pas terminé. » Comme pour illustré les propos du pacha la voix de l’OQO se fait entendre dans l’interphone : « Abri de CO, le Sirius nous informe qu’il est touché, nous prenons sa suite pour diriger la chasse, interception nouveau strike hostile en cours verticale Sirius par la chasse basée à terre. » – Reçu d’abri. – Abri de CO nous demandons la direction CO. – A tous de Commandant direction CO. – Abri de CO venir rondement par la gauche au 85. – Reçu d’abri, à gauche 30, lance l’officier de quart. – La barre est 30 à gauche. – Bien. A l’intérieur de la Marseillaise, le FDO et ses assistants doivent s’activer entre leurs écrans radars et leurs radios pour diriger la chasse vers les assaillants, mais je préfère rester sur la passerelle. En effet, l’artillerie redouble d’activité contre des avions identifiés comme italiens par la couronne de veille. – Capitaine, y en a deux qu’ont fait but ! annonce le veilleur tribord à l’officier chef de quart. Je sors sur l’aileron pour assister à un triste spectacle : l’embrasement du porte-avions américain. Bientôt c’est un “speed zero” et une demande d’assistance qui sont émis sur le réseau tactique, c’est fini pour le Ranger. Nous tournons autour pendant que les destroyers récupèrent les survivants, moins d’une heure plus tard le porte-avions a fait son trou dans l’eau. Me voyant quelque peu dépité devant ce spectacle, le pacha s’avance vers moi : « Kerdonval… Beau travail, je ne parle pas tant pour les canonniers que pour l’électronique que vous nous avez mise à bord. Nous avons pu détecter, suivre l’ennemi et surtout diriger la chasse depuis le CO, tout en informant le reste de la force. Eux aussi ont fait de la bonne ouvrage, d’après le FDO. Pour moi qui ne connaissais que le télémètre optique et le projecteur de Scott, c’est une révolution. Merci à vous et à vos amis américains, Monsieur le Polytechnicien. » Finalement, ce vieux grincheux m’est presque devenu sympathique. Voici donc, mon cher Charles, comment j’ai assisté moi aussi à la guerre en mer. Je dois bientôt débarquer pour rentrer à Philadelphie. Nous nous reverrons donc en Amérique sur le Jean-Bart ! Ton frère affectionné Louis ……………………… NDE – Sigles et abréviations : – CO : central opérations. – OQO : officier de quart Opérations. – MPA : maritime patrol aircraft. – CAP : combat air patrol. – Geumeu (GM) : surnom donné par les officiers de marine aux ingénieurs du Génie Maritime. – CTG : commander task group. – Corvettard : surnom des capitaines de corvette. – Abri : abri de navigation (en fait la passerelle) – Direction CO : à ce moment c’est le CO qui dirige les manœuvres et les armes du navire et non plus la passerelle. – FDO : fighters direction officer, officier de direction de la chasse.