PROFESSIONNALISME ET AMATEURISME De 1966 à 1970, un

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PROFESSIONNALISME ET AMATEURISME De 1966 à 1970, un
PROFESSIONNALISME ET AMATEURISME
Marie-Claude GROSHENS
De 1966 à 1970, un ensemble de données ont été collectées concernant les
pratiques théâtrales d'Alsace : les informations recueillies soulignaient
l'existence, à côté du théâtre d'expression française, d'un théâtre dialectal im­
portant tant qualitativement que quantitativement quoique en déclin. Le recueil
de ces données avait pour but d'alimenter l'étude d'un procès d'acculturation —
à partir d'un cas particulier, le théâtre, et dans une région particulière — que
la différence linguistique rend relativement aisée à suivre, en Alsace.
Cet objectif conduisit à isoler, au sein de l'ensemble des informations deux
blocs relatifs à des données susceptibles d'être décrites par un ensemble de
caractères opposés, dans le but de les constituer en pôles d'acculturation. En
conséquence la question posée était celle du choix des critères pertinents. Au
nombre de ceux-ci celui d'«amateur» opposé à «professionnel» retint l'at­
tention. Tout d'abord l'un et l'autre de ces termes permettait de qualifier d'un
côté les formes dramatiques rurales les plus traditionnelles de l'autre les for­
mes les plus modernes de la pratique de «masse» urbaine ; d'autre part ils in­
citaient à l'analyse de certaines formations intermédiaires comme celle des
comédiens «semi-professionnels» par exemple, formation qui paraissait jouer
un rôle soit négatif soit positif dans le mouvement d'acculturation.
Or ce couple «Amateur/Professionnel» s'avéra difficile à cerner en raison de
l'ambiguïté des termes, de leurs implications réciproques, de leur différence de
résonance en milieu rural et urbain. Avant tout une clarification de l'op­
position proprement dite en fonction de l'apparition et du changement des
réalités sociales que ces termes signifient s'avérait nécessaire.
PROFESSIONNALISME ET AMATEURISME
L'analyse des procès d'acculturation concernant la modernisation de certaines
pratiques culturelles en usage dans les cadres de la société préindustrielle
comme le théâtre, la musique etc.. a attiré notre attention sur le fait qu'il
s'opère fréquemment par la substitution d'agents professionnels à d'autres qui
se présentent sous la dénomination d'amateurs. La professionnalisation de la
vie dans la société industrielle est un phénomène bien connu en relation avec
sa rationalisation réelle ou apparente ; il paraît néanmoins curieux qu'elle se
manifeste là où à première vue la nécessité ne s'en fait pas évidemment sentir.
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Ce fait nous suggéra l'hypothèse que l'opposition «Amateur/Professionnel»
méritait d'être analysée et suivie et qu'elle pourrait éventuellement servir de
clef pour comprendre certains aspects du changement culturel en général.
Cette hypothèse conduisit à relever tout d'abord différents emplois de ces
termes dans notre langue, avec les appréciations qu'ils connotent. La diversité
voire la contradiction de ces usages peut conduire à penser que ces mots
regroupent artificiellement des données à étudier séparément. Nous avons au
contraire choisi de prendre au mot les mots et supposé que l'unité du concept
révélait l'unité de faits apparemment disparates, qu'un fil courait derrière ces
variétés en rapport avec les changements globaux de la société moderne. En
conséquence notre propos est de mettre en lumière tout d'abord quelques nuances de sens de ces termes à travers leurs changements en insistant sur les
variations des appréciations qu'ils révèlent concernant les pratiques ainsi
qualifiées, pour rechercher dans un deuxième temps une différence entre les
réalités désignées par ces termes, permettant déjuger leur situation relative, les
limites de leurs possibilités de coexistence ou d'articulation.
Il faut tout d'abord noter que cette opposition est récente ; ce qui est attesté
par l'évolution des significations données par les dictionnaires.
Pour le terme d'«amateur», du XVIIe siècle à nos jours, on passe d'un sens
laudatif dérivé immédiatement d'«aimer» qui se prolonge dans celui de «connaisseur», à un sens inversé de plus en plus péjoratif qui culmine dans le substantif «amateurisme», synonyme fréquent d'ignorance (1); l'amateur en vient
à signifier «individu désinvolte, outrecuidant, indigne de confiance, qu'il convient de rejeter». On en viendrait même à douter de la pertinence d'un travail
scientifique sur des pratiques amateurs. Notons que le premier sens perdure
dans certaines expressions (les amateurs d'art ou de bon vin) et que le second
— dépréciatif— qualifie indifféremment des comportements professionnels et
non professionnels.
Parallèlement le terme de «profession», d'origine religieuse («Déclaration
publique de sa foi» puis «acte par lequel un religieux prononce des vœux»), ce
qui connote d'avantage la foi que la connaissance, passe de l'acception
générale «d'occupation déterminée dont on peut tirer des moyens d'existence»
(1) Quelques jalons de cette évolution : 1. «Certes il était vrai amateur des poures» PJ. de
Vignay) 1327. Cf. GREIMAS. Dictionnaire de l'ancien français jusqu'au milieu du XIVe siècle.
Larousse 1968.
2. «Celui qui a un goût vif pour une chose» «Celui qui cultive les beaux arts sans en faire sa
profession» (Dictionnaire Littré).
3. «Personne qui aime, cultive, recherche (certaines choses), personnes qui cultive un art,
une science pour son seul plaisir (et non par profession)... pej, personne qui exerce une activité
de façon négligente ou fantaisiste (Dictionnaire Robert).
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à celle de métier doté particulièrement de prestige, puis de toute espèce de
métier (2). Du fait de l'accentuation de la division sociale du travail le terme de
«professionnel» est devenu synonyme de «spécialiste». Il indique donc la
compétence dans la connaissance d'un domaine déterminé. Notons que pour
«profession» également les sens les plus anciens persistent.
Comme toutes les professions (réalités) s'ajustent les unes aux autres dans
l'organisation économique et politique d'ensemble et comme elles s'appuient
sur l'organisation scolaires dont elles se donnent comme l'aboutissement
logique, elles sont solidaires de l'ensemble du système social. Cette position les
rend tout à la fois difficiles à contester pour les individus qu'elles déterminent
socialement et fragiles ; le corps social paraît les garantir en même temps qu'il
peut les frapper d'obsolescence à tout moment en raison de ses changements
internes.
De même la «profession» (sémantème) en est-elle venue à relayer en les
renforçant et en les anoblissant les vieux termes de «métier» (dont elle
reprend l'idée de compétence acquise par apprentissage mais dont elle élude les
allusions à des savoir faire manuels autant qu'à son caractère d'investissement
personnel, sorte de propriété privée stable et garantie (on peut en effet ne pas
avoir la profession de son métier) ; tout de même qu'elle récupère le sérieux et
même le tragique du concept de travail, son caractère quasi sacré d'impératif
catégorique vital, en éludant cette fois l'aspect punitif lié à son origine judéochrétienne. Elle est devenue une notion-clef de notre culture au point que l'on
admet couramment que, plus que toute autre variable, elle permet de déterminer le statut des individus et des familles.
Si on s'interroge sur la solidité des positions relatives désignées par ces termes, on pourrait évidemment multiplier les points d'opposition de «professionnel» et d'«amateur». Autant le statut signifié par le premier terme parait
difficile à contester, autant celui d'amateur est problématique, c'est un statut
ludique, de gratuité, apparenté à celui de l'enfance et de l'irresponsabilité ; il
suit davantage le principe de plaisir que celui de réalité (si ce n'est pas simplement la «papillonne» !).
(2) De même pour «profession», mentionnons les sens suivants :
1. 1155. «Déclaration publique de sa foi» du latin Professio: Déclaration (Dictionnaire de
l'ancien français. Op. cit.).
2. Littré : «Déclaration publique d'un sentiment habituel ... formule qui contient les principes de religion auxquels on est attaché ; écrit qui renferme les opinions d'un candidat : Etat,
emploi, condition».
3. Robert: «Déclaration ouverte ... Acte par lequel un religieux prononce ses vœux ... occupation déterminée dont on peut tirer des moyens d'existence ... métier qui a un certain
prestige ...».
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Il est remarquable qu'à la racine de ces oppositions se retrouve le concept de
connaissance ; l'évolution sémantique par un chassé-croisé semble ôter cette
valeur à l'amateurisme pour la confisquer au profit des professions ; toutefois
étant donné que ces dernières ne prétendent qu'à un savoir spécialisé, l'inversion de sens du terme d'amateur qui passe de celui de connaisseur à celui
d'ignorant (par opposition à la connaissance professionnelle) élude plus qu'elle
ne clôt la question de l'existence éventuelle de deux types de connaissance :
celle du spécialiste et celle de celui qui d'abord «aime» (3) et sans doute, audelà de cette dualité, celle de la nature contradictoire de la connaissance.
En dehors du croisement de sens, on noterait au contraire, derrière ces
variétés, une opposition constante: le caractère «déclaré», «public de la
profession, contre celui «privé», «orienté vers des dispositions intérieures de
l'individu», «vers le secret» de 1'«amateurisme».
La critique de l'amateurisme appelle des réactions au sein des milieux
professionnels eux-mêmes :
Tout d'abord l'amateur — méprisé comme «producteur» est réhabilité
comme «consommateur». En effet, de nombreuses pratiques «amateurs» impliquent l'achat de biens coûteux : la photographie, le cinéma, le sport ... et
sont donc souhaitables à ce titre pour la survie et le développement de certaines domaines professionnalisés (4). Cette revalorisation de l'amateur se fait
d'autant plus aisément, que la para-production amateur pousse davantage à la
consommation et que d'autre part, elle se déploie en dehors du marché en ce
qui concerne l'écoulement de ses produits.
En second lieu de développement du temps de loisir pose la question de son
contrôle ; d'où le développement de politiques d'animation venant soit des institutions qui s'estiment responsables du destin des individus soit d'organismes
cherchant à en tirer profit ; or ces politiques tendent à ressusciter, ou à
rususciter des pratiques amateurs pour occuper le temps libéré par l'activité
professionnelle.
Ces deux réactions s'accompagnent de plus en plus d'un idéologie euphorisante, valorisatrice des comportements ludiques comme plus
(3) Cette opposition rappelle évidemment celle de l'esprit de géométrie et de l'esprit de
finesse (ou bien «on aime parce qu'on connaît» ou bien «on connaît parce qu'on aime»). Tout
comme la critique de la «Profession» dont il sera question plus loin peut revendiquer le
jugement de Pascal à propos de la géométrie : «C'est le plus beau de tous les métiers mais enfin
ce n'est qu'un métier !».
(4) C'est ainsi que les catalogues commerciaux s'adressant également aux deux clientèles
d'amateurs ou de professionnels, ôtent toute coloration péjorative au terme d'« amateur» qu'ils
alignent sur celui de «professionnel».
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généralement de toutes les pratiques d'accès direct au bonheur dans le cadre de
la «civilisation des loisirs», idéologie favorable à la pratique amateur.
De même et dans une direction opposée, on trouve généralement légitime
que les pratiques amateurs prennent le relais des professionnelles dès lors que,
pour une raison quelconque, ces dernières ne peuvent plus être offertes là où
existe cependant une demande. L'« amateurisme» théâtral né à la fin du XIXe
siècle suit par exemple cette règle ; il apparaît dans nos provinces là où le
professionnalisme disparait ; là où également, il est vrai, disparaissent des formes non professionnelles du théâtre plus anciennes.
En fonction de ces revalorisations, le terme d'amateur récupère une partie de
sa valorisation précédente et seul le contexte peut indiquer le dosage des deux
sens contradictoires de connaissance et d'ignorance.
Comment comprendre cette évolution et ces ambiguïtés ?
Il parait clair que ce sont des effets sémantiques de l'industrialisation ; en
effet celle-ci a conduit à un reclassement des types d'activité, «la séparation du
ménage et de l'entreprise» (5) en particulier a isolé les conduites professionnelles des autres ; or les conduites amateurs sont une espèce de conduites non
professionnelles. Nombre de pratiques intimement liées à l'ensemble des
«travaux» dans la société traditionnelle, ont survécu sous le statut de «pratique
amateur» tels le jardinage, le bricolage etc.. leurs acteurs les annoncent
«modestement» en disant qu'il s'agit de travaux d'«amateurs».
Il faudrait ainsi considérer ces pratiques comme une «retombée» de l'affirmation croissante du professionnalisme, issues d'une reformulation du sens
de pratiques nombreuses extérieures au champs professionnel ; c'est cette reformulation qu'il s'agirait de décrire à partir du développement du concept de
profession.
Il est possible d'opérer cette description en termes d'équilibre et de partage :
on brosserait ainsi le tableau répondant à un projet social où les pratiques
professionnelles conserveraient une priorité pour prélever le temps et l'espace
sociaux nécessaires à leur développement, laissant néanmoins des restes en
raison, soit de leur caractère non totalitaire, soit de leurs carences, restes à partager entre des pratiques autres par la finalité mais encore homogènes par
l'emploi fait des produits de l'activité professionnelle. «L'amateurisme»
défendu par un statut juridique tel qu'il se constitue à la fin du XIXe siècle
correspondrait à un tel tableau.
(5) Max WEBER. L'Ethique Protestante et l'Esprit de Capitalisme — p. 20, Plon 1964.
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Cette description conciliatrice d'exigences diverses — parait bien satisfaisante. Sans doute l'est-elle trop car elle ne rend pas compte de la persistance
de la contradiction inhérente au terme d'amateur, non plus que de la violence
des conflits tant idéologiques que matériels qui opposent les réalités désignées
par ces termes.
Pour les antagonismes matériels, il faut mentionner les rivalités fréquentes
entre professionnels et amateurs à propos de la production de certains biens ou
services.
Quant au conflit idéologique, il est alimenté par des thèmes qui trouvent
leur expression développée dans les secteurs les plus critiques du corps social
— notamment dans les milieux artistiques — thèmes surestimant la pratique
amateur et sous estimant les professions ; il n'est pas rare en effet qu'au nom
des valeurs de la spontanéité, de l'improvisation, de la créativité libre, se
trouve valorisé le concept d'amateur contre les professions. L'idée démocratique, conjointe, renforce cette valorisation et l'amateur est alors
présenté comme cet individu issu de la majorité non privilégiée qui —
ignorant de la morgue des aristocraties professionnelles, monopoles des
cultures spécialisées dont elles cherchent cependant à imposer la norme, en
toute naïveté et avec des moyens insuffisants en temps, argent, connaissances,
s'adonne de façon désintéressé à ce qu'il aime, c'est notre «bon sauvage».
Cet ensemble de faits incite à penser que la première interprétation proposée
fait plutôt «la part de feu» et que si elle se déploie dans la logique de la
profession, c'est à la façon d'un système de défense monté à rencontre de
pratiques sociales, autres dans leurs principes, mais suffisamment mêmes pour
pouvoir rivaliser avec la profession en vue d'obtenir certains résultats et par
suite certains bénéfices, autrement dit de pratiques productives. Auquel cas ce
tableau chercherait davantage à donner le change, arguant de solutions ponctuelles, partielles et peut-être provisoires, pour présenter comme déjà réglé un
ensemble de conflits liés au développement de la société moderne et donc appelés à s'accuser plutôt qu'à s'atténuer. C'est pourquoi on serait tenté de
radicaliser l'interprétation et de la poursuivre en termes de conflit et de visée
totalitaire.
Le point de départ reste toujours assurément le même : le développement du
professionnalisme comme pièce maîtresse de la nécessité du renforcement de la
production avec ses «exigences d'efficacité répondant aux impératifs de
puissance» (6). A partir de là. il convient de revenir sur les définitions et d'attirer l'attention sur l'opposition de caractères distinctifs des deux types de
(6) A. TOURAINE. La Société Post-industrielle p. 86. Médiations Denoël 1969.
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pratique telles qu'elles se présentent aujourd'hui c'est à dire en un temps où la
mise en opposition se réalise pleinement (7).
Aussi longtemps que l'on s'attache à une recherche de détail, la quête
s'avère décevante car, les pratiques professionnelles et amateurs s'imitant et se
repoussant mutuellement, renvoient constamment les unes aux autres. Mais si
l'on opère la comparaison sur les ensembles, l'évidente différence de style — le
caractère plus discontinu, proteïforme, parcellaire, centrifuge des pratiques
amateurs — fait supposer qu'on doit trouver une opposition structurale.
On propose de l'analyser ainsi : contrastant avec la pratique amateur,
l'obligation du choix d'une profession tend à être la norme prévalente
d'acquisition des ressources nécessaires à la vie pour les individus
masculins (8) de nos sociétés, autrement dit la profession tend à être condition
sociale absolue de la vie. Cette opposition a un double corollaire : d'un côté
l'indépendance de la profession à l'égard du bon plaisir individuel, de l'autre
— et par l'intermédiaire de l'obligation du choix d'une profession — la dépendance de l'individu par rapport aux normes sociales qui sont les règles du jeu
de la profession choisie. Par opposition la pratique amateur, indépendante des
règles comme à l'égard de l'obligation professionnelle dépend prioritairement
du bon plaisir individuel.
Une différence de dépendance prioritaire concernant d'un côté les normes
sociales (sanctionnée par le risque de mort sociale), de l'autre le bon plaisir individuel, fait le partage des deux types de comportement.
Ce schéma appellerait quelques remarques.
(7) Ne peut-on voir un signe de cette réalisation dans le fait que la double évolution sémantique qui procéda en partie par création de termes nouveaux (l'adjectif «Professionnel» au milieu
du XIXe siècle, le substantif «amateurisme» à la fin du XIXe siècle, enfin celui de «professionnalisme» aux alentours de 1930 (cf. Robert), s'opéra de plus en plus nettement par réaction à l'apparition du terme opposé, de telle sorte qu'apparut au XIXe siècle un axe sémantique nouveau ?
Peut-être le processus n'est-il pas achevé car si on compare les deux familles de mots, on se
rend compte que la famille «Profession» est plus complète que la seconde; en particulier
«Profession» n'a pas son correspondant du côté de la «pratique amateur» qui demeure une activité sans nom. Quant aux verbes, ils ne paraissent pas avoir subi le changement : il n'en existe
pas qui corresponde à la signification moderne de la profession et pour la pratique amateur, on
ne trouve que le verbe «aimer».
(8) Il est curieux de constater que le féminin «professionnelle» lorsqu'il est pris comme substantif est réservé à la désignation des prostituées.
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La première concerne «le bon plaisir individuel». On sait que les critiques
philosophiques et sociologiques contemporaines mettent l'accent sur sa
manipulation. L'investissement libidinal ne serait que la réponse positive apportée par les individus à des stimuli-signaux dont la configuration présentifient, en les masquant, des demandes issues du champ professionnel luimême. Il s'agirait donc que d'un «bon plaisir» subjectivement vécu comme tel,
illusoire en sa réalité. Il serait en conséquence souhaitable de reformuler l'opposition comme celle de deux modalités de pression sociale visant des buts
identiques, la première empruntant le langage normatif, la seconde celui des
différents registres de l'art de plaire.
En admettant que l'on suive cette critique jusqu'au bout et qu'on réduise à la
limite «les besoins» aux conditions de survie des professions (cf. Le slogan
américain : «acheter c'est continuer de travailler» (9) ! il faudrait toutefois
préciser deux points. Tout d'abord on ne peut considérer comme un
épiphénomene le fait que ces besoins apparaissent subjectivement comme bon
plaisir. D'un autre côté il faudrait souligner que l'opération sociale mise en
cause (10) tant du côté de la relation devenue contradictoire entre les deux
modalités de contrôle que du côté de leur effet (également contradictoire) sur
les psychismes individuels n'est sans doute pas réalisable infailliblement, car,
portant des coups au système de contrôle des pulsions inhérent au mode
éducatif traditionnel, il tend à redonner la parole à leurs expressions
primaires ; en sorte qu'en dernière analyse on peut se demander qui est
manipulateur et qui est manipulé.
Le seconde remarque concerne le schéma dans son ensemble.
Il va de soi qu'il est celui proposé par les valeurs officielles de nos sociétés,
c'est-à-dire qu'il s'impose dans son ensemble aux amateurs de façon très contraignante même si les sanctions n'ont point le caractère angoissant et
immédiat de celle liée au défaut de profession. Ce schéma peut évidemment
être inversé par certains individus ou groupes qui, au nom de contre-valeurs,
choisissent de tirer leurs ressources vitales de pratiques «amateurs» dont ils
font par là leur profession en quelque sorte. Ce faisant ils suivent encore à
contrario les valeurs officielles de la société. Il va de soi également que l'accroissement d'importance de ce type de comportement inversé est signe
d'anomie. Mais cette forme d'anomie elle-même demeure dans la logique du
développement de la profession.
Pour en revenir aux conséquences de l'opposition ci-dessus, elle rend
compréhensible que les situations de conflit à propos d'une activité quelconque
(9) Vance PACKARD. La persuasion clandestine : cité par BAUDRILLARD dans Le système des
Objets, p. 224 — Gallimard 1970.
(10)
Cf.
BAUDRILLARD,
op.
cit.,
p.
289
et 59.
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relativement au choix — sous quelle forme «amateur» ou «professionnelle»
est-elle la plus digne d'exister ? — tendent à trouver leur solution par le choix
de la forme professionnelle en raison de son caractère d'impérieuse nécessité.
Dans ces conditions il est logique que le développement de la profession
provoque une marginalisation des comportements amateurs.
Dans certains cas celle-ci a lieu de façon très visible par leur refoulement à
l'extérieur du champs professionnel ; il est ainsi possible de décrire un lot de
pratiques amateurs (individuelles, sociales, domestiques) qui s'annoncent
comme telles ; celles-ci sont soit valorisées (sports, musique ...) soit regardées
avec surprise, condescendance ou encore ignorées aussi longtemps que le prin­
cipe d'extériorité est respecté, condition que l'amateurisme réglementée remplit.
Mais pour d'autres au contraire le refoulement est moins réussi et on constate le développement insidieux de la pratique amateur au sein du champs
professionnel lui-même provoquant une rivalité avec les professions quant à
l'obtention d'avantages acquis soit au mépris des règles transgressées ou
ignorées plus ou moins consciemment (le travail noir) soit — et plus encore —
dans les interstices de ces règles en vertu du principe selon lequel « tout ce qui
n'est pas défendu est permis» or il est évident que tout système de règles comporte nécessairement de telles failles (limites de tous ordres ou incohérence) et
que toute réglementation correctrice en fait naître d'autres où viennent se loger
de façon plus ou moins avouée les conduites paraprofessionnelles.
Si enfin on tient compte du fait que les professions sont souvent des cadres
assez imprécis dans lesquels peuvent s'emboîter des unités de travail plus
petites — tâches professionnelles partiellement autonomes dans la mesure où
elles peuvent s'échanger facilement—on se rend compte que l'amateurisme
peut se glisser encore plus aisément à la place de ces tâches et l'on peut se
trouver en présence de pratiques ou de «groupements de pratiques» soit mixtes
soit intermédiaires ou indiscernables.
La liaison dialectique de deux ordres de conduites s'accentue encore si on
tient compte du fait que non seulement tout système de règles implique des
limites mais qu'il ne peut se développer que grâce à ces limites qui, par les
possibilités de jeu qu'elles préservent, évitent le gel social, rendent possible les
continuels ajustements auquel la nécessité de renforcement de l'efficacité contraint ; tout de même qu'elles permettent l'existence de stratégies parallèles et
concurrentes entre des groupes dont les uns opèrent davantage au grand jour et
les autres préfèrent à leurs risques et périls, des voies plus secrètes et contestées.
En allant encore plus loin, on pourrait se demander si cette opposition ne
sous-tend pas tout le jeu social dans la mesure où chaque individu apprécie ses
partenaires et se sent réciproquement apprécié sur cette base, appréciation dont
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il faut bien dire qu'elle est largement hasardée si l'on tient compte des
opérations de camouflage que l'importance des enjeux ne peut manquer de
produire, opérations que leur nature oblige à être constamment reproduites, le
professionnel se faisant passer pour un amateur et l'amateur pour un
professionnel et ainsi de suite (11).
Ainsi au champs des conduites de professionnelles répondrait le «contrechamp» des conduites amateurs, lequel prolonge, en le chevauchant partiellement, le premier. Ce qui expliquerait l'éventail des conduites amateurs (et
réciproquement des professionnelles) allant dans leurs relations mutuelles de la
mimesis à la différence et — du point de vue de leur position réciproque —
évoluant du centre à la périphérie. Les uns et les autres se disjoignant ou / et
s'articulant, ouvertement et / ou clandestinement.
Dans ces conditions il est possible de comprendre que des formes de culture
traditionnelle — remodelées par cette dynamique de la profession — ne
puissent survivre qu'en se coulant soit dans le moule des pratiques professionnelles soit dans celui des pratiques amateurs, avec toutes les nuances et
médiations que ce partage implique et permet ; il rend compte également du
statut précaire et tenace de l'amateurisme et de la déréalisation constante qu'il
subit concernant ses œuvres, dans la mesure où l'obéissance aux règles
(11) Une dialectisation plus complète de la relation de la règle et du dérèglement héritée de
DURKHEIM montrerait que non seulement le dérèglement borne la règle comme son au delà
nécessaire — Le mode d'être du champs social qu'elle ne couvre pas — mais qu'on peut le
saisir dans l'intériorité même de la règle ; on pense moins ici aux travaux de sociologie des
organisations et des systèmes de décision qui tendent à prouver que «les normes ne sont
souvent que des accords instables et limités, résultats de négociations, formelles ou non, entre
des intérêts sociaux poursuivant des stratégies à la fois concurrentes et combinables» (Touraine,
op. cit., p. 34) mais plutôt — et au contraire — à la tendance à l'autonomisation des
professions qui s'effectuent par la «production de systèmes autonormatifs», partant de plus en
plus techniques, à mesure qu'ils s'émancipent de la contrainte d'avoir à satisfaire des exigences
issues d'instances sociales qui leur soient extérieures, ainsi que Max WEBER le décrit à propos
des fonctions sacerdotales dans Wirtschafl und Gesellschaft, thèse que Bourdieu développe en
l'appliquant aux professions appartenant au «champs de production restreinte» c'est-à-dire le
«champs intellectuel et artistique» et en la poussant à sa conséquence singulière : la définition
intrinsèque de ses règles par une profession n'est jamais si bien réalisée que lorsqu'elle se solde
par l'échec au dehors ; en effet au regard des critères de validité intérieure à la profession, le
succès extérieur est toujours suspect « l'échec en ce monde (constituant) une garantie au moins
négative de salut dans l'au delà», résultat qui — notons le en passant — inverse apparemment
le principe calviniste du salut intra-mondain que Max WEBER met à l'origine du capitalisme
(voir P. BOURDIEU : le Marché des Biens Symboliques in Année Sociologique, vol. 22, 1971).
Ne faudrait-il pas généraliser à toute profession ces analyses et donc considérer toute règle
comme dérèglement dans la mesure où elle s'érige en rupture des liens de dépendance entre la
profession et le corps social total ?
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professionnelles — en tant que critères de validité — demeure la procédure
pour conférer valeur et par conséquent existence au productions.
Héritage de mots. Héritage d'idées, titrait Brunschircg ; donc héritage de la
prise de conscience des phénomènes, et des phénomènes eux-mêmes pour
autant que ceux-ci sont relatifs à leur prise de conscience ; la naissance du substantif «amateurisme» après celle de l'adjectif «professionnel» montre bien
qu'il suit historiquement le développement de la vie professionnelle, même si
par rétroaction ce terme engendre un demi-siècle plus tard celui de
«professionnalisme».
Mais, second par rapport à la profession, l'amateurisme n'en sert pas moins
de refuge à des expressions bien antérieures, dans la mesure où celles-ci ne se
professionnalisent pas. Ainsi reformulées, elles perdent toutefois la tranquille
assurance de leurs affirmations traditionnelles.