2060245_RTDH 67.book - Revue trimestrielle des droits de l`homme
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L’ISLAM, LA TURQUIE ET LA COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME par Yannick LÉCUYER A.T.E.R à l’Université de La Rochelle A l’heure où les préjugés sont légions, où la confusion règne dans les esprits (1) et où «nombre de Français se demandent si l’islam est soluble dans la société française, s’il s’agit ou non d’une religion comme les autres, capable de concilier sa foi avec nos valeurs démocratiques, de reconnaître et respecter la laïcité et de placer les droits de la femme à la même hauteur que les droits de l’homme» (2), il paraît intéressant de se pencher sur la position du juge européen. Cela pose d’emblée deux difficultés. La première concerne la Cour européenne des droits de l’homme elle-même tandis que la seconde concerne la dialectique entre l’islam et les droits de l’homme en général. Tout d’abord l’islam ne constitue pas une occurrence dans la jurisprudence de la Cour. La structure du contentieux européen gène une approche comparative en terme de doctrines c’est à dire la confrontation pure et simple de la doctrine islamique d’une part et de la doctrine des droits de l’homme d’autre part. Par ailleurs, la plupart des arrêts pertinents sur le sujet mettent en cause la Turquie pour des raisons évidentes (3), à tel point que les deux sujets paraissaient difficilement dissociables. La mise en relation des deux doctrines – y compris sous l’égide de la Cour européenne des droits de l’homme – soulève ensuite le problème de la pertinence d’une démarche comparatiste. Se greffe enfin une troisième difficulté annexe : la grande hétérogénéité du dogme musulman. (1) Haut Conseil à l’intégration, L’islam dans la République, Rapport au Premier ministre, Collection des rapports officiels, Paris, La documentation française, 2001, 203 p. (2) A. Duhamel, Le point, 17 mars 2005, p. 40. (3) Une enquête publiée en décembre 2004 dans le Wall Street Journal version européenne annonce que 95% des Turcs sont musulmans et 72% observent les prescriptions de l’islam. 736 Rev. trim. dr. h. (67/2006) On distingue traditionnellement quatre points d’achoppement entre l’islam et les droits de l’homme : le matérialisme, la question de la liberté de religion, le libéralisme des mœurs et l’individualisme. Le débat sur le matérialisme dépasse le simple cadre de l’analyse juridique stricto sensu et relève plus de la philosophie juridique. De plus, les choses ne sont pas aussi tranchées qu’il peut sembler de prime abord. Il n’y a pas une division absolue avec d’un coté un principe matérialiste de fonctionnement des droits de l’homme et de l’autre un principe exclusivement spirituel de l’islam et plus largement du phénomène religieux. Le contraste entre la logique des droits de l’homme – dogme fondé sur la Raison – et l’islam – dogme fondé sur une vérité révélée – est parfois ténu. La démarche cartésienne trouve son application dans le phénomène religieux, même si l’islam semble particulièrement réfractaire au matérialisme. Inversement, les droits de l’homme entretiennent des rapports parfois ambigus avec l’existence du divin. La Déclaration d’indépendance américaine de 1776 confère ainsi aux droits de l’homme une origine divine (4) tandis que la Déclaration française des droits de 1789 est placée sous «les auspices de l’être suprême» – bien qu’atténués par le filtre d’une assemblée nationale et donc d’une logique démocratique. Il est à noter cependant que la Convention européenne des droits de l’homme ne fait aucune référence au phénomène religieux dans la reconnaissance ou la genèse des droits qu’elle énonce. Elle se base uniquement sur l’existence d’un «patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit». Concernant la liberté de religion, l’islam résiste aux droits de l’homme ou inversement, sur deux points principaux : l’athéisme et l’apostasie. A titre d’exemple les sourates du coran sont intraitables pour les mécréants alors que la liberté de religion consacrée par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme constitue « un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents » (5). Cet article stipule également la liberté de changer de religion tandis que le retour en arrière est impossible en islam (6). Le blocage sur le libéralisme des mœurs (4) «Tous les hommes sont créés égaux; ils sont dotés par le créateur de certains droits inaliénables…» (5) Cour eur. dr. h., Buscarini et autres c. Saint-Marin, 18 février 1999, Rec. 1999I, L. Couturier-Bourdiniere, J.D.I., 2000, n° 1, pp. 96-97; P. Mathonnet, L’astrée, 1999, n° 7, pp. 35-40; J.-F. Flauss, Rev. trim. dr. h., 2000, n° 42, pp. 266279; §34. (6) Hadith, Sahîh de al-Bukahrai, vol. 9, livre 84, n° 57, rapporté par Ibn Abbas : «Celui qui change de religion, tuez-le». Yannick Lécuyer 737 qui découle logiquement de l’exercice de certaines libertés – notamment telles qu’elles découlent de l’application de l’article 8 de la Convention en matière sexuelle – ne nous semble pas totalement rédhibitoire. Il s’agit plus d’un problème culturel que cultuel. L’obstacle de l’individualisme s’avère plus insurmontable. En effet, en islam, l’individu ou l’homme n’est pas un sujet de valeur, c’est le collectif qui prime, le corps, la Oumma. Le culte musulman ne connaît pas « la personne humaine kantienne existant en soi et pour soi autonome » (7). Or la Convention de 1950 et ses protocoles additionnels se veulent avant tout un outil de protection et de sauvegarde des droits individuels. La rédaction actuelle de la Convention ne consacre même pas « de manière évidente les droits des destinataires collectifs » (8). Plus qu’une incompatibilité intégrale entre l’islam et les droits de l’homme – tels qu’ils ressortent entre autres de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – il est préférable d’évoquer des incompatibilités structurelles ou ponctuelles. On notera ainsi que certains éléments de l’islam sont difficilement solubles dans le principe de non-discrimination, que l’on trouve énoncé à l’article 14 de la Convention européenne. Incidemment, on trouve une autre contradiction centrée sur la notion d’unité. Les droits de l’homme sont un concept unitaire qui répond au «défi de l’unité de la race humaine» (9). Or l’islam de son côté comporte une multiplicité de dignités qui correspondent elles-mêmes à une multiplicité de situations sexuelles, confessionnelles. Cela cadre mal avec le principe d’unicité des droits de l’homme qui irrigue le contentieux européen des droits de l’homme. Il existe également une tension dans la notion de libertés et de limitations ou d’ingérences, ces dernières répondant à l’exigence du principe de légalité dans un cas et de conformité à la vérité révélée dans l’autre cas. Enfin, contrairement aux libertés et droits fondamentaux, l’islam est marqué par une absence de flexibilité. Alors que les droits de l’homme sont évolutifs et relativement souples (10), le coran est jugé comme une œuvre (7) H. Abdelhamid, Universalité des droits de l’homme et spécificités arabo-musulmanes, Le Caire, Dar al Nahda al arabia, 2004, p. 96. (8) J.-M. Larralde, «La Convention européenne des droits de l’homme et la protection des groupes particuliers», Rev. trim. dr. h., 2003, n° 56, p. 1255. (9) R. Cassin, «L’Homme, sujet du droit international et la protection des droits de l’Homme dans la société universelle», La technique et les principes du droit public : études en l’Honneur de George Scelle, t. 1, Paris, L.G.D.J., 1950, p. 81. (10) Cour eur. dr. h., Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, Rec. A29, F. Teitgen, Petites affiches, 1998, n° 76, pp. 47-50; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 17; §26 : «la Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui». 738 Rev. trim. dr. h. (67/2006) parfaite et intangible (11). Il est réputé être la «parole vivante de dieu» révélée au prophète Mohammed par Djibril – c’est-à-dire l’ange Gabriel. Même la distinction d’Averroès entre croyances véritables et croyances nécessaires ne remet pas en cause le caractère révélé – donc insusceptible de modification – de ces dernières. Enfin, ce qui est tout autant gênant que les incompatibilités internes, c’est la charge concurrentielle qui oppose les deux dogmes et qui s’exprime de deux façons : la prétention universaliste ou vocation à couvrir l’ensemble de l’humanité à l’échelon individuel; la volonté de se confondre à la société politique et à la substance politique pour devenir l’élément clef du contrat social à l’échelon collectif. La dernière difficulté tient à la structure du dogme islamique et du monde musulman indépendamment de la problématique des droits de l’homme. Il n’y a pas une seule doctrine de l’islam mais une pluralité des doctrines. On distingue classiquement l’hétérodoxie musulmane ou chiisme – elle-même subdivisée en chiisme duodécimain ou imamisme, chiisme ismaîlite ou septiman, khârijisme et alaouisme l’orthodoxie musulmane ou sunnisme – subdivisée en traditionalisme, murji’isme, mu’tazilisme et ash’arisme – le soufisme qui tient autant du phénomène religieux que philosophique. Il existe également des courants plus anecdotiques dégagés des grands courants précédents – le plus souvent du sunnisme : Hanbalisme, Wahhabisme dont la forme la plus rigoriste prend le nom de salafisme, le Bahaïsme ou babisme… Sur cette pluralité de doctrines se superpose une pluralité de situations. On ne peut pas assimiler l’islam du Maghreb à l’islam perse, l’islam d’Afrique noire fortement imprégné de reliquats animistes, à l’islam indien et indonésien, etc. Ce foisonnement – parfois désigné sous l’expression de «complexe du Vatican» – empêche une unification idéologique. Au sein même de la Turquie, l’islam n’est pas uniforme : la majorité sunnite cohabite avec une minorité chiite alévie importante. Par ailleurs, la Turquie est profondément marquée par le kémalisme et les réformes «musclées» imposant une laïcité parfois sans concession. Tout ceci explique les multiples échecs des tentatives de synthèse entre les droits de l’homme et l’islam sous l’égide ou non de l’Organisation de la Conférence islamique. Les Déclarations islamiques des droits adoptées résument la difficulté à trouver un dénominateur commun acceptable entre les deux doctrines. La Déclaration de (11) Sourate 5, La table servie (Al-Maidah), verset 3 : «Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion». Yannick Lécuyer 739 Dacca du 11 décembre 1983 énonce que «les libertés et droits fondamentaux, conformément à la charia, sont partie intégrante de l’islam» tandis que le préambule de la Déclaration du Caire en date du 5 août 1990 stipule que les droits fondamentaux font partie de la foi islamique car il s’agit des droits et des libertés dictées par dieu «dans ses livres révélés». Elle fait encore directement référence à la charia comme principe d’interprétation incontournable dans ses articles 24 et 25. Quant à la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme proclamée à Londres le 19 décembre 1981, elle laisse en suspens des questions essentielles comme la liberté de religion, l’égalité entre les hommes et les femmes et crée une discrimination entre musulmans et non-musulmans relative à la liberté de circulation dans le «monde de l’islam». L’affaire des caricatures de Mahomet alerte sur la sensibilité du sujet tandis que le combat mené en Turquie au nom de la laïcité n’est pas sans rappeler celui – tout aussi acharné – des pères de la troisième république française pour extirper l’église catholique romaine des affaires de l’Etat après plus d’un siècle de tâtonnements. La Turquie trouve aujourd’hui auprès de la Cour européenne des droits de l’homme une alliée de poids. La jurisprudence européenne sur l’islam tranche avec la mansuétude ordinaire «de la Cour à l’égard des religions dominantes» (12). Il ne s’agit ni de contribuer au débat sur le choc des civilisations (13) – en l’occurrence entre le monde musulman et l’Europe des droits de l’homme – ni de mettre en perspectives la convergence possible entre l’islam et la protection de la personne humaine (14), mais plutôt d’éclairer sur la position de la Cour européenne à ce sujet et de relever les incompatibilités tantôt absolue (I), tantôt relative (II) entre l’islam et l’ordre conventionnel. I. – Les incompatibilités absolues de l’islam d’Etat avec l’ordre conventionnel L’islam, la Turquie et la Cour européenne des droits de l’homme entretiennent des rapports ambigus. Si la Cour a expressément (12) F. Rigaux, «Interprétation consensuelle et interprétation évolutive», L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’Homme, Actes du colloque des 13 et 14 mars 1998, sous la direction de F. Sudre, Bruxelles, Bruylant, 1998, Collection «Droit et justice», p. 50. (13) Voy. S. Huntington, The clash of civilizations, Paris, Odile Jacob, 1996. (14) F. Rigaux, «La conception occidentale des droits de l’homme face à l’Islam», Rev. trim. dr. h., 1990, p. 105. 740 Rev. trim. dr. h. (67/2006) rejeté la compatibilité de certains éléments inhérents à l’islam (A), elle entre également dans les relations ambivalentes que la Turquie entretient avec le dogme musulman (B). A. – La charia, le djihad et la société démocratique La Cour européenne a eu l’occasion de se prononcer sur l’incompatibilité absolue de certains éléments de l’islam dans les deux arrêts Refah Partisi de 2001 et 2003. Il s’agit principalement de trois notions ou caractéristiques consubstantielles à l’islam et particulièrement l’islam politique défendu par le requérant : la charia, le djihad et la discrimination entre musulmans et non-musulmans dissimulée derrière le projet d’un système multijuridique. La charia découle de la législation à suivre par tous les musulmans (15). Elle se traduit par « la voie ». C’est « ce qu’Allah a légiféré en matière de religion, pour ses soumis… ». Elle classe les actions humaines en cinq catégories : ce qui est obligatoire, ce qui est recommandé, ce qui est indifférent, ce qui est blâmable, ce qui est interdit ; et se décline de deux manières : la loi (al hukum) qui vise à organiser la société et répondre aux situations courantes, la fatwa, norme destinée à régire une situation exceptionnelle. La charia a donc vocation par essence à être le droit positif opposable aux musulmans. Certes les effets de la charia peuvent être atténués par la notion de kanoun – pouvoir accordé au souverain de suppléer ses silences mais cette capacité d’adaptation aux cas présents reste marginale (16). Pour la Cour constitutionnelle d’Ankara, la charia représente tout simplement l’antithèse de la démocratie puisque fondée sur des valeurs dogmatiques et contraires à la suprématie de la raison. Plus tempérée dans son analyse, la Cour européenne estime quant à elle que la charia lui semble difficilement compatible avec les principes fondamentaux de la démocratie tels qu’ils résultent de la Convention (17). Dans l’arrêt (15) Sourate 5, La table servie (Al-Maidah), verset 48 : «A chacun de vous, nous avons assigné une législation (chir’ah) et un plan à suivre». (16) F.-J. Panier, K. Guellaty, Le droit musulman, Paris, P.U.F., Coll. «Que sais-je», 2000, p. 107 : «En Turquie, le kanoun est l’instrument qui a servi de transition entre la loi sacrée et la loi démocratique au fur et à mesure que la charia se retirait de la vie juridique». (17) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 31 juillet 2001, R. Adjovi, J.D.I., 2002, n° 1, p. 308; D. De Prins, Rev. trim. dr. h., 2002, n° 52, pp. 1008-1034; I. Kitsou-Milonas, Europe, 2001, n° 11, pp. 20-21; J.-P. Marguenaud, J. Raynard, R.T.D.C., 2001, n° 4, pp. 979-997; S. Sottiaux; §72. Yannick Lécuyer 741 de 2003, elle juge qu’il est difficile de se déclarer à la fois « respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia » (18). La Cour s’appuie sur le caractère stable et invariable de cette dernière, les règles de droit pénal et de procédure pénale à l’opposé de l’esprit et de la lettre conventionnels, la place réservée aux femmes dans l’ordre juridique (19), et la propension de la charia à régir et s’immiscer dans tous les domaines de la société civile et politique. Ce qui gène le plus la Cour est l’absence de pluralisme – « chèrement acquis au cours des siècles » (20) – dans la structure même de la charia. Or comme le fait remarquer M. Sudre, « l’idée de droit qui se dégage (…) de l’analyse des décisions de la Cour est celle d’une société pluraliste soumise à la prééminence du droit et garantissant à l’individu des droits concrets » (21) ; « il n’est pas de démocratie sans pluralisme » (22). Son intégration dans l’ordre constitutionnel turc le transformerait de facto en théocratie musulmane et lui ferait perdre son caractère démocratique déjà passablement fragile. Selon M. Levinet, c’est précisément l’application de la charia qui convertirait l’Etat turque en théocratie et le rendrait incompatible avec la Convention européenne (23). La Cour tempère toutefois son propos en reconnaissant l’existence putative d’interprétations différentes mais se fonde sur un dénominateur commun nécessairement contraire à la logique démocratique. Le juge européen des droits de l’homme est moins prolixe en ce qui concerne le djihad. Peut-être l’incompatibilité sur ce point lui (18) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003; E. Decaux, J.D.I., 2004, n° 2, pp. 712-713, F. Sudre, J.C.P., 2003, I, 160, n° 15; §123. (19) Sourate 2, La vache (Al Bagarah), sourate 223 : «Vos épouses sont pour vous un champ de labour; allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez et œuvrez pour vous-mêmes à l’avance». (20) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, Rec. A260, F. Rigaux, Rev. trim. dr. h., 1994, n° 17, pp. 144-150; H. Surrel, R.F.D.A., 1995, n° 3, pp. 573584; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 430; §31. (21) F. Sudre, «Les libertés protégées par la Cour européenne des droits de l’homme», Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme : droits et libertés en Europe, sous la direction de D. Rousseau et F. Sudre, Paris, S.T.H., 1990, Collection «Les grands colloques», 1990, p. 19. (22) Cour eur. dr. h.., Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, 30 janvier 1998, Rec. 1998-I, B. Duarte, Rev. trim. dr. h., 1999, n° 38, pp. 314-350; S. Perez, Recueil Dalloz Sirey, 1998, sommaires commentés, p. 372; S. Wohlfahrt, J.D.I., 1999, n° 1, pp. 213-215; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 51; §41. (23) M. Levinet, «L’incompatibilité entre l’Etat théocratique et la Convention européenne des droits de l’homme», R.F.D.C., 2004, n° 57, p. 210. 742 Rev. trim. dr. h. (67/2006) semble-t-elle plus évidente, ce qui l’oblige à moins d’efforts (24). Le djihad est communément admis comme une notion belliciste, la «guerre sainte», c’est-à-dire le recours aux armes dans le but de défendre ou imposer la foi islamique. Selon certaines interprétations, il possèderait deux dimensions : une dimension spirituelle, interne et individuelle, qui se traduit en lutte contre ses propres défaillances (grand djihad), et une dimension externe ou politicoreligieuse qui assure la pérennité de l’Etat musulman, qui comporte une signification militaire et défensive de la communauté musulmane. M. Del Valle constate que cette distinction n’apparaît pas dans les textes originels et que le «monachisme de cette communauté c’est le djihad» (25). Il étaye son argumentation d’un hadith selon lequel «le paradis est à l’ombre des épées». Quelle que soit la théorie retenue, le problème du recours à la violence persiste, au moins à travers le petit djihad. La Cour européenne des droits de l’homme se contente de retenir le sens de «guerre sainte» afin d’aboutir à «la domination totale de la religion musulmane dans la société» (26), ce qui implique précisément le recours à la force. Or la condamnation des propos incitant à la violence est une valeur invariable de la jurisprudence européenne (27). Dans les arrêts Refah Partisi, la Cour insiste sur la compatibilité des changements de législation ou de structures légales ou constitutionnelles proposées avec les principes démocratiques mais aussi sur la légalité et le caractère démocratique des moyens utilisés (28). La violence ou la force – donc le djihad – sont par conséquent explicitement exclus. Pour mémoire, il faut rappeler que le sultanat avait lancé un djihad contre Mustapha Kemal. Enfin, les requérants prônaient la mise en place d’un système multijuridique susceptible selon eux de favoriser la liberté de conclure des contrats et la liberté de choisir son juge. Cette distinction fait référence à l’accord de Médine qui permettaient aux communautés juives et païennes de vivre selon leur propre système juridique mais trouve également une répercussion sur la discrimination (24) G. Lebreton, «L’islam devant la Cour européenne des droits de l’Homme», R.D.P., 2002, n° 5, p. 1500 : Pour M. Lebreton – très critique à l’égard de la Cour – ce laconisme s’explique par la méthode impressionniste du juge européen des droits de l’homme. (25) A. Del Valle, Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Paris, Edition des Syrtes, p. 42. (26) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 31 juillet 2001, §74. (27) Cour eur. dr. h., Erdogdu et Ince c. Turquie, 8 juillet 1999, Rec. 1999-IV, E. Delaplace, J.D.I., 2000, n° 1, pp. 114-116, §50. (28) Cour eur. dr. h., Refah Partisi, op. cit., §47. Yannick Lécuyer 743 entre musulmans et non-musulmans – les kafirs. C’est une adaptation en termes de compétences juridictionnelles de la distinction matérielle entre le territoire de l’islam – dar al islam – et le territoire de la guerre – dar al harb. La Cour européenne estime qu’un tel projet de société ne saurait passer pour compatible avec le système de la Convention pour deux raisons. Il supprime tout d’abord le rôle de l’Etat – sous-entendu de l’Etat démocratique – en tant que garant des droits et libertés individuelles. Il porte ensuite atteinte au principe de non-discrimination des individus dans la jouissance des libertés publiques – principe fondamental de la démocratie. En effet ce système – qui n’est pas sans rappeler la mise en œuvre sous l’Ancien régime du principe de la personnalité des lois (29) – est en contradiction totale avec le respect de la dignité humaine – principe matriciel des droits de l’homme (30). Il fait cohabiter plusieurs dignités au détriment de la reconnaissance d’une dignité humaine unique. Pour la Cour constitutionnelle d’Ankara, le Refah partisi était devenu un «centre d’activités contraires au principe de laïcité». La Cour européenne se place elle essentiellement sur le terrain de la nécessité dans une société démocratique pour connaître de l’ingérence dans la liberté d’association des requérants. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle «la démocratie représente sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen» et réaffirme le lien étroit entre la Convention et la démocratie : «la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime véritablement démocratique d’une part et sur la conception commune et un commun respect des droits de l’homme d’autres part» (31). Une communauté que le droit musulman ne partage malheureusement pas. C’est le caractère réalisable du projet du Refah Partisi qui fut déterminant en l’espèce. La Cour apprécie simultanément son influence en tant que parti politique et ses chances d’arriver au pouvoir, donc de mettre à exécution son projet. Elle remarque ainsi que – par le passé – des mouvements politiques basés sur le fondamentalisme religieux ont effectivement pu s’emparer du pouvoir politique et établir des modèles de sociétés comparables à celui soutenu par le Refah partisi (29) J.-L. Harouel, J. Barbey, E. Bournazel, Histoire des institutions de l’époque franque à la révolution, Paris, P.U.F., 3ème éd., 1990, pp. 101 et s. (30) B. Mathieu, «Pour une reconnaissance de «principes matriciels» en matière de protection constitutionnelle des droits de l’Homme», Recueil Dalloz, 1995, pp. 211212. (31) Cour eur. dr. h., P.C.U. c. Turquie, op. cit., §45. 744 Rev. trim. dr. h. (67/2006) et conclut que sa dissolution répond à un besoin social impérieux (32). Finalement, la question de l’islam dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est davantage politique que religieuse. C’est moins le discours que la volonté d’imposer l’islam comme source d’inspiration politique et juridique qui pose véritablement difficulté. L’arrêt G.H.H. du 11 juillet 2000 corrobore ce point de vue. Alors que – de l’aveu même de la Cour – ni la Convention ni ses protocoles ne consacrent l’existence d’un droit d’asile politique, elle retient la violation de l’article 13 de la Convention au motif que l’expulsion des requérants vers l’Iran – Etat islamique – risquerait de les exposer à des traitements contraires à l’article 3 prohibant la torture et les traitements inhumains ou dégradants (33). Or c’est précisément l’opposition aux préceptes de l’islam et la désobéissance à ces derniers qui étaient à l’origine de la fuite en Turquie des requérants. L’arrêt Jabari de 2001 met aux prises d’une façon assez semblable une ressortissante iranienne en situation irrégulière avec l’Etat turc. Celle-ci risque la lapidation pour adultère en Iran. Il ne fait aucun doute que la lapidation est ici une conséquence du caractère islamique de la loi pénale dans son pays d’origine (34). La Cour juge avéré le risque pour la requérante d’être soumise à des traitements contraires à l’article 3 et retient une violation de la Convention (35). Selon M. Sudre, la Cour souligne ce faisant «l’incompatibilité de certaines dispositions de la loi islamique avec les valeurs fondamentales» de la Convention (36). La Cour affirme ainsi par ricochet l’incompatibilité absolue de l’islam politique avec l’ordre conventionnel. Cela soulève subsidiairement la question de déterminer si l’islam est ou n’est pas par essence politique. Dans le champ religieux, l’islam et ses manifestations ont vocation à bénéficier de la protection de l’article 9 ainsi que des articles 10 pour la liberté d’expression et 11 pour la liberté d’association cultuelle. La Cour profite de l’arrêt Hassan et Tchaouch pour réaffirmer son considérant de principe relatif aux libertés de (32) On pense évidemment au régime de Téhéran mais également aux risques d’islamisation de la Palestine depuis l’accession plus récente du Hamas après les élections de janvier 2006. (33) Cour eur. dr. h., G.H.H. c. Turquie, 11 juillet 2000, Rec. 2000-VIII, §35. (34) Article 102 du code pénal islamique iranien : «l’homme ou la femme reconnus coupables d’adultère et condamnés à la lapidation sont enterrés dans un trou, lui jusqu’à la taille, elle jusqu’au-dessus des seins.» (35) Cour eur. dr. h., Jabari c. Turquie, 11 juillet 2000, §42. (36) F. Sudre, «Droit de la Convention européenne des droits de l’homme», J.C.P. G., 2001, n° 4, I 291, p. 188. Yannick Lécuyer 745 pensée, de conscience et de religion – assises d’une société démocratique au sens de la Convention (37) – et l’adapter à l’hypothèse de l’islam. La Cour reconnaît même que la religion est l’un des «éléments vitaux contribuant à former l’identité des croyants et leur conception de la vie» (38). Le religieux interfère avec le culturel, ce qui justifie parfois une certaine hostilité à l’égard de l’islam dans les pays où la communauté musulmane est minoritaire (39). Ce phénomène n’est pourtant pas propre à l’islam. La Cour européenne – réaliste – protège la proximité inévitable entre le culturel et le cultuel mais reste vigilante lorsque cela déborde sur le politique et se tradui par exiger que le fonctionnement des institutions publiques se fasse sur des repères islamiques. Un élément de l’islam semble néanmoins être en divergence profonde avec le «patrimoine commun européen» évoqué conjointement dans les préambules du statut du Conseil de l’Europe et de la Convention de 1950 : l’absence réputée de séparation entre le temporel et le spirituel. La confusion est constatée par les observateurs extérieurs depuis longtemps (40) mais également revendiquée par les théologiens musulmans. Elle entrave l’assimilation des droits de l’homme dans le contrat social et leur pénétration dans le droit positif à un tel degré que l’on est parfois en droit de s’interroger sur la compatibilité générale de l’islam avec la société démocratique. Il ne s’agit pourtant pas d’un écueil incontournable. Si les arguments ne manquent pas pour étayer l’union de l’islam et des affaires de l’Etat – conception envisagée par la Cour européenne dans l’arrêt Refah – il existe un argument principal pour les dissocier : la logique intrinsèque des trois religions du livre : le libre arbitre. L’absence d’une stricte dichotomie entre le spirituel et temporel n’en est que le révélateur. Si de surcroît cette absence fait partie – ou est réputée faire partie – du dogme lui-même, il faut en tirer les conclusions qui s’imposent. Récemment, dans une décision finale Güzel du 20 septembre 2005, la Cour justifie l’ingérence dans l’exercice des libertés politiques et de nature politique, c’est-à-dire le droit à des élections libres assorti des libertés d’association et d’expression respective(37) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, op. cit., §31; Buscarini c. Grèce, op. cit., §34. (38) Cour eur. dr. h., Otto Preminger Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, Rec. A295-A, Haarsher (G.), Rev. trim. dr. h., 1995, p. 455; §47. (39) S. Bencheikh, Marianne et le prophète, Paris, Grasset, 1998, p. 104. (40) E. Renan, Conférence à la Sorbonne sur «L’Islamisme et la science», 19 mars 1883, cité in revue Esprit : «L’islam c’est l’union indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne du dogme, c’est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait portée». 746 Rev. trim. dr. h. (67/2006) ment consacrées par les articles 3 du premier protocole additionnel et 10 à 11 de la Convention. Elle déclare l’irrecevabilité de la requête fondée sur ces moyens en réitérant sa position sur l’incompatibilité absolue de la charia et du djihad avec les principes fondamentaux de la démocratie. B. – Turquie islamique ou islam turc : un Etat aux aguets La Turquie est une terre d’islam et de contradictions. C’est également une terre de tensions entre les aspirations démocratiques et la tentation théocratique, ce qui aboutit parfois à une véritable schizophrénie juridique. Les rapports de l’Etat turc et de l’islam tels qu’ils apparaissent dans la jurisprudence strasbourgeoise se répartissent dans deux directions : la lutte contre les tentatives d’intervention de l’islam dans le fonctionnement des institutions de l’Etat, les tentatives d’ingérence dans la liberté d’expression des détracteurs de l’islam. Les arrêts Refah Partisi constituent des illustrations parfaites de la résistance de la Turquie face à l’islamisation des structures politiques et étatiques. La Cour européenne des droits de l’homme considère légitime que la Turquie, comme toute autre partie contractante, puisse empêcher que des règles de droit privé d’inspiration religieuse portent atteinte à l’ordre public et aux valeurs de la démocratie au sens de la Convention» (41). Elle cite entre autres les règles permettant la discrimination fondée sur le sexe des intéressés, telles que la polygamie, les privilèges pour le sexe masculin dans le divorce et la succession. La Cour a également reconnu la possibilité d’apporter à la liberté de religion des membres des forces armées des limitations exorbitantes à celles pouvant être imposées aux civils. Elle invoque le système de discipline militaire et les nécessités du service (42). Elle soutient régulièrement la Turquie dans le contentieux du foulard islamique dans les administrations ou l’enseignement – y compris universitaire, ce qui peut sembler étonnant à première vue. Elle se montre beaucoup plus réservée lorsque la Turquie s’attaque à la liberté d’expression des prédicateurs islamistes ou fondamentalistes (43). Certains auteurs ont reproché sa sévérité à la Cour dans l’affaire du Refah Partisi, d’y substituer l’islam à la Turquie en position d’accusé et de faire porter un jugement de valeur empreint de nombreux préjugés sur (41) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003, §128. (42) Cour eur. dr. h., Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, Rec. 1997-IV, §28. (43) Cour eur. dr. h., Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003, Rec. 2003-XI. Yannick Lécuyer 747 cette religion (44). La Cour ne fait pourtant que s’appuyer sur les déclarations des différentes parties ou sur des faits établis. Cette position amène à faire une interprétation aventureuse de l’islam – évidemment humaniste – afin d’en affirmer la compatibilité globale avec les droits de l’homme et la démocratie. Or la Cour n’est pas confrontée à l’islam en général mais plutôt à quelques-uns de ses éléments problématiques au cas par cas. M. Lebreton parle même d’ «escamotage» qui permet à la Cour de nier la souveraineté du peuple turc (45). La résurgence du programme politique islamique avec le parti AKP et son succès aux élections législatives de novembre 2002 sont certainement une victoire démocratique. Nous ne pensons pas que cela puisse en revanche s’analyser comme une victoire de la démocratie. A l’opposé, l’Etat turc est intervenu à plusieurs reprises pour protéger le dogme musulman contre ses détracteurs. Sans jamais évoquer une religion d’Etat, le gouvernement turc excipe de la majorité musulmane en Turquie pour tenter de légitimer les ingérences commises. La Cour constitutionnelle turque constate dans ses décisions que «la majorité de la population est de confession musulmane» (46). Cette formulation rappelle la sémantique concordataire de 1802 (47) reprise par les Chartes constitutionnelles de 1814 et 1830 qui font du catholicisme la religion de la majorité des Français. De toutes les façons, la Cour n’aurait pas pu apprécier l’appartenance de l’Etat turc, souverain sur le plan du droit international, à une religion déterminée. «Il s’agit d’une question soustraite au domaine d’application de la Convention» (48), malgré son potentiel éminemment discriminatoire. La Cour ne désigne pas une religion officielle de l’Etat mais reconnaît sa prépondérance par une juxtaposition du principe majoritaire au phénomène cultuel. Très attachée au principe de laïcité qu’elle constitutionnalise dès le préambule de la Constitution de 2001, la Turquie reste embarrassée par la prégnance du dogme musulman. La formulation est assez ambiguë : le principe de laïcité cohabite avec les «sentiments de religion, qui sont sacrés». De même, l’article 24 de la Constitution rend obligatoire «l’instruction religieuse, l’enseignement de la culture religieuse et de l’éthique (44) G. Lebreton, op. cit., p. 1495. (45) Ibid., pp. 210 et s. (46) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, §39. (47) Concordat du 6 avril 1802 : «le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la plus grande majorité des Français». (48) F. Rigaux, op. cit., p. 49. 748 Rev. trim. dr. h. (67/2006) dans les établissements scolaires du primaire et du premier cycle du secondaire». Cette disposition – largement irriguée par l’islam sans pour autant le désigner directement – a fourni matière à une décision Erdem de la Cour européenne des droits de l’homme en date du 11 septembre 2001. Il s’agissait d’une requête concernant la radiation de la mention islam sur la carte d’identité et de la dispense des enfants du requérant des cours de culture religieuse et d’éthique sur le fondement de l’article 9. Le grief portait plus exactement sur une prétendue pratique d’endoctrinement en faveur d’une religion déterminée. En l’espèce, la requête a été déclarée irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes. Dans la décision Aydin Tatlav du 6 avril 2004, la Cour a dû se prononcer sur la violation alléguée des articles 6, §§3 et 10 de la Convention après la condamnation du requérant pour «avoir fait une publication destinée à outrager l’une des religions» : l’islam. La Cour conclut à l’unanimité à la recevabilité. La solution de l’arrêt I.A. rendu le 13 septembre 2005 peut laisser perplexe sur le sort que connaîtra cette requête après l’examen au fond. Les circonstances de l’affaire I.A et les arguments du gouvernement turc sont particulièrement édifiants, presque autant que le dispositif de l’arrêt est surprenant. L’affaire puise sa source dans la publication d’un ouvrage traitant dans un style romanesque mais critique – voire acerbe – de questions philosophiques et théologiques centrées sur l’islam. Le requérant est alors inculpé pour avoir injurié par voie de publication «Dieu, la religion, le prophète et le livre sacré». Le gouvernement avance devant les organes européens que l’ouvrage litigieux constituait «une attaque offensante contre la religion, notamment contre l’islam et heurtait et outrageait les sentiments religieux» et fait valoir que les critiques en question ne sont pas «des critiques responsables que l’on est en droit d’attendre dans un pays où la majorité de la population est musulmane». La Cour ne condamne pas l’Etat turc. Elle estime qu’il ne s’agit pas seulement de propos qui «heurtent» ou qui «choquent», mais d’une attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam. Elle constate ensuite que, nonobstant le fait que règne une certaine tolérance au sein de la société turque (…), les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de manière injustifiée et offensante par certains passages. Le juge de Strasbourg se réfère in fine à la marge d’appréciation du gouvernement pour justifier l’ingérence dans la liberté d’expression. Cet arrêt, particulièrement discutable, passe aux forceps à quatre voix contre trois. Les juges dissidents font à la fois remarquer que nul n’est obligé d’acheter un livre et s’étonnent de la formulation de la mise en accusation devant les juridictions pénales : «une société démocratique n’est Yannick Lécuyer 749 pas une société théocratique». Ils regrettent – à juste titre nous semble t-il – la conception timorée retenue par la Cour qui fait la part belle au conformisme. I.A. est le symbole de l’entre-deux turc. Il ne marque pourtant pas un recul particulier de la jurisprudence strasbourgeoise. Sans être un revirement, le juge européen durcit sa jurisprudence sur le blasphème (49). On reste dans la continuité des arrêts Otto Preminger et Wingrove : «la latitude consentie aux Etats s’avère plus large lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression sur des questions susceptibles d’offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale, et spécialement, de la religion» (50). L’islam ne fait pas figure d’exception. La liberté d’expression cède devant le blasphème. Ce moyen-dire entre Turquie islamique ou islam turc – avalisé pour des raisons de réalisme par la Cour européenne des droits de l’homme – ne fait pas l’unanimité non plus du côté des fondamentalistes. Pour certains radicaux musulmans, cet état transitoire ou de flottement, caractérise un «islam mou» qui aurait pactisé avec les modèles capitalistes (51). II. – L’incompatibilité relative des manifestations de l’islam avec l’ordre conventionnel En dehors des éléments structurels d’incompatibilité absolue, certains discours ou manifestations du dogme musulman sont susceptibles de venir heurter de manière conjoncturelle l’ordre juridictionnel européen. La protection conventionnelle a donc du s’adapter (A), notamment face à un des problèmes récurrents posés par l’islam : le foulard (B). A. – De la liberté d’expression au prosélytisme : la protection conventionnelle aménagée en matière d’islam En tant que religion, l’islam bénéficie du régime de l’article 9 de la Convention dans ses manifestations courantes : culte, enseignement, pratiques et accomplissement de rites. Le discours public (49) Cour eur. dr. h., Otto Preminger Institut, op. cit., §47 «Ceux qui choisissent la liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi». (50) G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F, 2004, p. 468. (51) E. Benbassa, «Tarik Ramadan et l’islam «mou» de Turquie», Le Monde, 20 novembre 2003. 750 Rev. trim. dr. h. (67/2006) relève plutôt de l’article 10 – particulièrement lorsqu’il s’agit de faire l’apologie d’un projet de société. Le contentieux répond donc à un mouvement de va et vient entre les deux articles en fonction des situations. Mais la Cour ne semble pas tirer toutes les conséquences de l’analyse qu’elle fait de l’islam dans le contentieux de l’article 11 précédemment évoqué. Il semble qu’elle opère ici un cloisonnement et mette en place un contrôle à géométrie variable au profit d’une liberté d’expression traditionnellement élargie. Elle est en revanche beaucoup plus rigoureuse dans le cadre de l’article 9, notamment lorsqu’il s’agit de prosélytisme. Sans aller jusqu’au revirement, l’islam n’a pas donné lieu à une adaptation du contentieux de l’article 10 ou un regain de fermeté comme cela à pu être le cas à propos du discours négationniste (52). La Cour se montre toujours particulièrement soucieuse de protéger la liberté d’expression, fondement essentiel d’une société démocratique» et «condition primordiale de son progrès» (53). Dans l’arrêt Gündüz du 4 décembre 2003, la Cour se sépare ainsi du gouvernement turc à une écrasante majorité. Il s’agissait ici d’une procédure pénale diligentée à l’encontre du «dirigeant d’une secte islamiste» à la suite de sa participation par liaison téléphonique à une émission de télévision. Ce dernier avait fait un certain nombre de déclarations sur la démocratie et la laïcité remettant en cause l’une comme l’autre de façon virulente. La Cour se retranche classiquement derrière la jurisprudence Handyside (54) et Parti communiste unifié (55). (52) M. Levinet, «La fermeté bienvenue de la Cour européenne des droits de l’homme face au négationnisme», (obs. sous la décision du 24 juin 2003 Garaudy c. la France), Rev. trim. dr. h., 2004, p. 653. (53) Cour eur. dr. h., Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 63; §49; Sunday Times c. Royaume-uni (n° 1), 26 avril 1979, §65; Barthold c. Allemagne, 25, mars 1985, §58; Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, §41; Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, §33; Oberschlick c. Autriche, 23 mai 1991, §57; Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992, §71; Otto-Preminger Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, §49; Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, §38; Piermont c. France, 27 avril 1995, §76; Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, §52. (54) Cour eur. dr. h., Handyside c. Royaume-Uni, op. cit., §49 : la liberté d’expression de l’article 10 vaut non seulement pour les «informations» ou «idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent». (55) Cour eur. dr. h., P.C.U. c. Turquie, op. cit., §57 : «L’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le dialogue et sans le recours à la violence les problèmes que rencontrent un pays, et cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression». Yannick Lécuyer 751 Cette position est regrettable pour deux raisons. La première est évoquée dans l’arrêt et par le juge dissident turc Türmen spécialement compétent pour apprécier la charge linguistique des termes employés par le requérant. Il fait remarquer le caractère discriminatoire et infamant du mot «piç» (56) qui eût pu justifier l’application de la jurisprudence Jersild sur les discours de haine ou insultants. La Cour s’y refuse (57). En second, le juge européen n’apprécie pas le moyen tiré de l’incitation à la violence même s’il est vrai que les propos tenus par le requérant étaient assez ambigus pour laisser planer un doute à ce sujet (58). Certes, il réaffirme – comme dans l’arrêt Refah – l’incompatibilité de la charia avec la démocratie, mais elle précise que cette affaire concernait la «dissolution d’un parti politique dont l’action semblait tendre à l’instauration de la charia dans un Etat partie à la Convention et qu’il disposait, à la date de sa dissolution, d’un potentiel réel de s’emparer du pouvoir politique» (59). A contrario, il ne s’agirait ici que d’une prise de position isolée sans portée politique. La Cour se retranche également derrière la spécificité du cadre dans lequel ont eu lieu ces débordements verbaux, à savoir une émission télévisée en direct dont l’objectif était justement de susciter une polémique, «de manière que les opinions exprimées s’équilibrent entre elles et que le débat retienne l’attention des téléspectateurs». En outre, elle souligne le caractère direct de l’émission qui a ôté la possibilité au requérant de reformuler ses propos, de les parfaire ou de les retirer avant qu’ils ne soient rendus publics (60). L’arrêt Gündüz trahit un certain déséquilibre dans la jurisprudence européenne des droits de l’homme. L’appréciation du dogme musulman ne change pas mais les conséquences varient en fonction du contentieux. La différenciation ne se fait pourtant pas sur le caractère politique des revendications, les libertés des articles 10 et 11 de la Convention partageant une dimension politique indéniable, il semble que derrière le caractère réalisable, on trouve l’aspect individuel ou (56) Cour eur. dr. h., Gündüz c. Turquie, op. cit., §49 : «En turc, le terme ‘piç’ désigne péjorativement les enfants nés hors mariage et/ou nés d’un adultère et son usage dans la langue courante constitue une insulte visant à outrager la personne concernée». (57) Ibid., §35. (58) Ibid., §11 : Interrogé sur les meurtres perpétrés pour des raisons de non-respect du culte musulman ou les violences perpétrées pour détruire la démocratie et instaurer un régime fondé sur la charia, le requérant répond : «Bien sûr cela se produira…». (59) Ibid., §51. (60) Cour eur. dr. h., Fuentes Bobo c. Espagne, 29 février 2000, §46. 752 Rev. trim. dr. h. (67/2006) collectif – plus inquiétant – des revendications. Le contentieux de l’article 9 apporte cependant un renfort de cohérence, car si la Cour reconnaît le prosélytisme et le «droit d’essayer de convaincre son prochain» (61), elle accepte de l’apprécier par rapport aux spécificités de l’islam. La Commission européenne des droits de l’homme considérait déjà – dans une espèce concernant le foulard islamique et la Turquie – que, «dans des pays où la grande majorité de la population adhère à une religion précise, la manifestation des rites et des symboles de cette religion, sans restrictions de lieu et de forme, peut constituer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas ladite religion ou sur ceux adhérant à une autre religion» (62). Dans la décision Dahlab, la Cour admet qu’il est «difficile d’apprécier l’impact qu’un signe extérieur tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge», mais refuse de lui dénier tout effet prosélytique. Ce dernier problème laisse en suspens la question concomitante du déterminisme, de l’éducation religieuse des enfants et du pluralisme éducatif sous l’angle de l’islam. Il eût été intéressant de connaître les développements éventuels de la Cour sur l’adéquation de l’article 24 et de l’enseignement de l’islam si la Cour avait prononcé la recevabilité dans la décision Erdem. En l’état actuel de la jurisprudence, les convictions des parents ne doivent pas aller «à l’encontre du droit fondamental de l’enfant à l’instruction» (63). En sens inverse, «l’Etat ne peut poursuivre un but d’endoctrinement qui puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions religieuses et philosophiques des parents» (64). C’est une jurisprudence onirique dans un aspect comme dans l’autre car elle ne prend en compte ni les réalités du phénomène éducatif ni les dangers du phénomène religieux – islam en tête. B. – Derrière le voile… Le voile – ou hijab – est clairement une expression de la religion musulmane. Les organes de Strasbourg le comprennent en tant que tel. C’est ce qu’il ressort sans conteste de la décision Karaduman et des arrêts Leyla Sahin de 2004 et 2005 : le port du voile est une manifestation de la religion musulmane, c’est même un «signe extérieur (61) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, op. cit. §31. (62) Commission eur. dr. h., Karaduman c. Turquie, 3 mai 1993. (63) Cour eur. dr. h., Campbell et Cosan, 25 février 1982, §36. (64) Cour eur. dr. h., Kjeldsen c. Danemark, 7 décembre 1976; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 441; §53. Yannick Lécuyer 753 fort». Le terme hijab est issu de la racine hajaba, «dérober au regard, cacher», et désigne «tout voile placé devant un être ou un objet pour le soustraire à la vue ou l’isoler». Il prend donc également le sens de «rideau», «écran». Le champ sémantique correspondant à ce mot est donc plus large que pour notre équivalent français «voile» qui couvre pour protéger ou pour cacher, mais ne sépare pas. Il se peut que cette tradition ait une origine pré-islamique, perse ou arabique, mais le seul intérêt véritable aujourd’hui est qu’il figure au nombre des prescriptions imposées par l’islam. On le retrouve ainsi suggéré dans plusieurs sourates : «Restez dans vos foyers; et ne vous exhibez pas à la manière des femmes avant l’islam» (65); «Dis à tes épouses, à tes filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles leurs grands voiles : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être offensées» (66). Cette prescription destinée aux femmes dérive de celle plus générale de chasteté (67). Le port du hijab relève donc de la liberté de religion dans le cadre de l’article 9 et c’est tout naturellement que les organes de Strasbourg ont été confrontés à ce problème. Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de «manifester sa religion individuellement et en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de ceux dont on partage la foi» (68). Néanmoins l’article 9 ne protège pas «n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction». Or, si le foulard islamique soulève «tant d’émotion», c’est parce précisément parce qu’elle touche à un aspect délicat du rapport entre droit et religion : «la manifestation de la religion dans la sphère publique» (69) et – au moins en Turquie – dans la sphère politique. La liberté de religion prévue à l’article 9 – bien que représentant «l’une des assises d’une société démocratique» (70) – n’est tout d’abord pas absolue. Elle peut être soumise à des restrictions dans le respect des conditions prévues au paragraphe 2 de cet (65) Sourate 33, Les coalisés (Al-Ahzab), verset 33. (66) Sourate 33, Les coalisés (Al-Ahzab), verset 59 (67) Sourate 24, La lumière (An Nur),versets 30 et 31 : «Dis aux croyants de baisser leur regard, d’être chastes, ce sera plus pur pour eux. Dieu est bien informé de ce qu’ils font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs «voiles sur leurs poitrines», de ne montrer leurs atours qu’à leurs époux ou à leur pères, ou aux pères de leurs époux, ou à leurs fils, ou aux fils de leurs époux, ou à leurs frères, ou au fils de leurs frères, ou aux fils de leurs sœurs». (68) Cour eur. dr. h., Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, 26 octobre 2000, §60. (69) J. Velaers, M.-C. Foblets, «L’appréhension du fait religieux par le droit – à propos des minorités religieuses», Rev. trim. dr. h., 1997, p. 301. (70) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, op. cit., §66. 754 Rev. trim. dr. h. (67/2006) article : la légalité et la nécessité dans une société démocratique. Elle ne garantit pas plus le droit de se comporter dans le domaine public d’une manière dictée par une conviction (71). La Commission européenne des droits de l’homme a de la sorte déclaré irrecevable la requête d’une étudiante à laquelle on refusait de délivrer un diplôme au motif que la photographie d’identité fournie la représentait voilée. Cependant, la Commission ne se place ici que sur le plan de la légalité et n’apprécie pas le dogme musulman en lui-même. Elle se contente de relever que les règlements universitaires peuvent «soumettre la liberté des étudiants de manifester leur religion à des limitations de lieux et de formes destinées à assurer la mixité des étudiants de croyances diverses» sans que cela constitue une violation de l’article 9 de la Convention (72). La photographie d’identité quant à elle «a pour fonction d’assurer l’identification de l’intéressé(e) et ne peut être utilisée (…) afin de manifester ses convictions religieuses». Dans une décision concernant le port du hijab en Suisse, la Cour européenne a approfondi sa motivation. Elle remarque le caractère difficilement conciliable du hijab avec l’égalité des sexes et donc avec le message de tolérance. Or la Cour rappelle que la «progression vers l’égalité des sexes constitue aujourd’hui un objectif important des Etats membres du Conseil de l’Europe». Si l’on conjugue cette position à la célèbre jurisprudence Handyside qui fait de la tolérance un des trois principes cardinaux de l’existence d’une société démocratique (73), le voile islamique apparaît dès lors résolument incompatible avec les valeurs de la démocratie si ce n’est avec la démocratie elle-même. Rappelons que la «prohibition des discriminations» est également une des valeurs fondamentales de ce type de société (74). Les arrêts Leyla Sahin de 2004 et 2005 vont tous les deux dans le sens de la décision Karaduman. Dans le second arrêt, la grande chambre renforce ses motifs et accepte également d’apprécier isolément le grief tiré de l’article 2 du premier protocole – le droit à l’instruction – mais ne s’écarte pas des conclusions de la chambre (75). Elle rejette la violation de l’article 9 et entérine même (71) Cour eur. dr. h., Kalaç c. Turquie, op. cit. , §27. (72) Commission eur. dr. h., Karaduman c. Turquie, op. cit. (73) Cour eur. dr. h., Handyside c. Royaume-Uni, op. cit., §49. «pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique» (74) Cour eur. dr. h., Refah partisi c. Turquie, op. cit., §58. (75) L. Burgorgue-Larsen, E. Debout, «Le port du voile à l’Université», Rev. trim. dr. h., 2006, p. 184 : La confirmation ne va toutefois pas jusqu’à prendre «les allures d’un clone judiciaire de celui délivré le 29 juin 2004». Yannick Lécuyer 755 l’incompatibilité du port du voile à l’université avec l’ordre constitutionnel turc (76). Une fois de plus, la Cour appréhende essentiellement les circonstances de l’espèce sous l’angle de la nécessité dans une société démocratique (77). Elle se réfère ensuite au principe de laïcité en Turquie tel que défini par la Cour constitutionnelle turque et qu’elle décline en plusieurs intérêts subsidiaires : pluralisme, respect des droits d’autrui, égalité des hommes et des femmes (78). L’arrêt de 2004 n’en donne cependant pas de définition propre. Il faut se référer à la jurisprudence Hassan et Tchaouch pour en obtenir une esquisse (79). Il énonce toutefois qu’il s’agit assurément d’un des «principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la démocratie»… autant de valeurs fondamentales liées à la notion de société démocratique dans la jurisprudence de la Cour (80). Néanmoins, elle ne va pas jusqu’à dégager «un principe général d’interdiction du port du voile à l’université» (81). Le renvoi à la marge d’appréciation est très significatif. «Lorsque de telles questions sont en jeu sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une importance particulière au décideur national» (82). La solution eûtelle été différente s’il s’était s’agit d’un autre Etat défendeur? Cette marge d’appréciation élargie plaide encore dans le sens d’un secours de l’ordre conventionnel européen à l’ordre constitutionnel et démocratique turc. La position du juge dissident, Mme Françoise Tulkens, est particulièrement intéressante à ce propos, non pas en ce qu’elle récuse l’absence de violation de l’article 9, mais en ce qu’elle conteste l’application de la théorie de la marge d’appréciation face à un problème européen. Cela a le mérite de soulever l’incompatibilité de (76) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, E. Royer, A.J.D.A., p. 2149, §112. (77) E. Bribosia, I. Rorive, «Le voile à l’école : une Europe divisée», Rev. trim. dr. h., 2004, p. 956 : «C’est sur le caractère nécessaire dans une société démocratique de la restriction que la Cour de Strasbourg centre l’essentiel de sa motivation». (78) Ibid., §111. (79) Cour eur. dr. h., Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, op. cit., §78 : «La liberté de religion telle que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci». La Cour ajoute que «dans une société démocratique, l’Etat n’a pas besoin de prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou soient placées sous une direction unique». (80) Cour eur. dr. h., Brogan c. Royaume-uni, 29 novembre 1988; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 144, §58. (81) G. Yildirn, Recueil Dalloz, 2005, n° 3, p. 208. (82) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, §101. 756 Rev. trim. dr. h. (67/2006) certains éléments de l’islam – dont le foulard islamique – non plus seulement au regard de la Turquie, mais plus largement de l’ordre public européen. La logique de l’arrêt de 2005 reste la même : la défense des droits et libertés d’autrui et de la logique démocratique peut amener à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention. La Cour rappelle sa jurisprudence Chassagnou selon laquelle c’est précisément la constante recherche d’un équilibre entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement d’une société démocratique. Elle conclut à la proportionnalité de l’interdiction du port du voile dans les universités au regard de la défense des libertés et de la société démocratique en Turquie. Le juge européen en profite pour élaborer ou plutôt parachever une conception autonome de la notion de la laïcité (83) dont la proximité avec la conception nationale ne doit pourtant pas les faire confondre (84). En vertu de cette définition, l’Etat ne doit pas montrer de préférence pour une religion et doit demeurer un arbitre impartial. Les individus doivent être prémunis contre les ingérences de l’Etat (effet vertical), mais aussi contre les pressions extérieures des mouvements extrémistes (effet horizontal). La Cour laisse sousentendre que le hijab pourrait être le cheval de Troie de l’islamisme ou de l’islam politique dans les universités turques. Le port du voile n’est assurément pas un acte neutre. La question du hijab dépasse le simple phénomène spirituel. Pour Mme Yildrin, il faut – au-delà du voile – se poser «la question de la compatibilité des prescriptions religieuses avec certains enseignements». C’est plus le spectre du politique et de la confusion structurelle entre spirituel et temporel qui resurgit en l’occurrence. L’arrêt Leyla Sahin de 2004 rapproche le port du voile de l’existence en Turquie de «mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société toute entière leurs symboles religieux et leur conception de la société fondée sur des règles religieuses» (85). La laïcité et l’impératif de «visibilité publique de la femme et sa participation active à la société» (86) ne sont que des prétextes ou un habillage. A ce titre, la Cour n’a pas à entrer dans le débat sur le hijab, forme d’oppression ou facteur d’émancipation de la femme. (83) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, §113. (84) L. Burgorgue-Larsen, E. Debout, op. cit., p. 210 : «L’absence de définition du concept de laïcité dans la ratio decidendi de l’arrêt Leyla Sahin a pour conséquence d’avaliser à l’échelle conventionnelle une conception nationale drastique». (85) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, §109. (86) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, §32. Yannick Lécuyer 757 Son «attitude paternaliste ou maternaliste» (87) est la conséquence d’une protection plus générale du principe démocratique dont l’égalité – déclinée en égalité des sexe – est une composante. C’est ce que confère également le poids du contrôle de la «nécessité dans une société démocratique». Tout ceci n’est pas sans évoquer le concept de «démocratie combattante». L’ordre public européen se mue en ordre conventionnel défensif d’un ordre constitutionnel démocratique offensif contre les émanations politiques et extrémistes d’une religion déterminée. Les «maladresses» de la Cour, notamment dans les deux arrêts Leyla Sahin (88), s’expliquent en partie par cette mutation des finalités et par le caractère hautement symbolique de ce contentieux. Dans l’arrêt Refah Partisi, le voile est ainsi perçu comme l’émanation d’un islam politique plus que d’une simple spiritualité relevant de la seule sphère de l’article 9. La Cour européenne refuse de considérer isolément la question du foulard islamique ou de l’organisation des horaires dans le secteur public en fonction de la prière. Elle les incorpore à un faisceau de conformité au but du Refah Partisi : l’instauration d’un régime politique fondé sur la charia (89). Le voile devient le symbole d’une conception religieuse et politique à la fois, profondément antidémocratique. Il n’est qu’un symptôme. En 1999, l’affaire Kavakçi est – par exemple – communiquée devant la troisième section de la Cour sous les angles convergents des articles 9, 10 et 11 de la Convention et 3 du Premier Protocole (90). Il s’agissait d’une députée élue du Fazilet, le parti islamique de la vertu, qui fut chassée sous les huées avant d’être déchue de sa nationalité pour s’être présentée devant le Parlement coiffée du hijab pour prêter serment. Pour reprendre l’expression de M. Debray : «Ce que nous voile le voile…» (91). ✩ Les attentats de New York, Madrid et Londres, ont rendu toute étude sur l’islam singulièrement sensible (92). La distinction entre islam et fondamentalisme est devenue un passage obligé qui fait écran à certaines questions capitales. Or l’islam «courant» contient indéniablement des éléments de fondamentalisme. La «soumission à dieu» – traduction littérale de l’islam – est difficilement conciliable (87) E. Bribosia, I. Rorive, op. cit., p. 962. (88) L. Burgorgue-Larsen, E. Debout, op. cit., p. 191. (89) Cour eur. dr. h., Refah Partisi c. Turquie, op. cit., §73. (90) Cour eur. dr. h., Kavakçi c. Turquie, n° 71907/1. (91) R. Debray, Ce que nous voile le voile : la république et le sacré, Paris, Gallimard, 2004, 56 p. (92) B. Lewis, «Faut-il avoir peur de l’islam?», Histoire, février 1991. 758 Rev. trim. dr. h. (67/2006) avec la logique libérale qui sous-tend l’ordre juridique conventionnel, à moins qu’elle ne soit l’émanation d’un véritable consentement. On ne peut cependant pas renoncer à la jouissance de tous les droits. Cela implique la détermination d’une hiérarchisation entre les valeurs de la religion en Turquie – l’islam – et celles de la Convention européenne des droits de l’homme. On retombe sur la concurrence entre le dogme musulman et le dogme des droits de l’homme ciblé circonscrit ici à la sphère de compétence territoriale des Etats signataires de la Convention. Le juge européen s’est trouvé obligé de prendre position sur ce thème délicat. Il a fait preuve d’un certain courage en aidant la Turquie dans sa marche vers une société démocratique renforcée et contre le spectre d’un état théocratique appliquant charia, djihad et discriminations diverses en raison du sexe ou de la confession. Son soutien n’est toutefois pas inconditionnel ou systématique et semble s’arrêter à la liberté d’expression – valeur particulièrement prééminente de l’ordre public européen. En revanche, la Cour reste plutôt timorée face aux ingérences de la Turquie dans la liberté d’expression des opposants à l’islam. L’islam et la Turquie affrontent aujourd’hui le «défi de la modernité» (93) et de la démocratie sous le regard et la vigilance du juge européen des droits de l’homme. L’islam devra transiger avec les temps modernes sous deux aspects particulièrement déterminants : la rupture entre la religion et le politique, la prise en compte de la sécularisation de la société. Précisément les points sur laquelle la Cour européenne se montre intraitable. Toutefois, le discours sur les droits de l’homme et la démocratie est souvent perçu comme un moyen d’acculturation dans le monde de l’islam. Un processus historique semble pourtant s’être mis en marche à partir d’un socle de convergence illustré par l’exemple turc. La montée du «fascisme vert» ne doit pas masquer l’intérêt croissant des musulmans pour les droits de l’homme (94). Les échecs de l’Organisation de la Conférence Islamique sont autant de preuves de son appétence aux droits de l’homme tandis que la Turquie multiplie les efforts (93) J.-L. Schlegel, La loi de dieu contre la liberté des hommes : intégrismes et fondamentalismes, Paris, Editions du Seuil, 2003, p. 59. (94) M. Borrmans, «Droits de l’homme et dialogue islam-chrétien», Droits de dieu et droits de l’homme, Actes du 9ème colloque national des juristes catholiques, Paris, Tequi, 1989, p. 108. Yannick Lécuyer 759 dans le cadre du Conseil de l’Europe (95) et se soumet aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. ✩ (95) Abolition de la peine de mort le 3 août 2002, suivie de la signature le 9 janvier 2004 du 13ème Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme, relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances, y compris en temps de guerre.