2060245_RTDH 67.book - Revue trimestrielle des droits de l`homme

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2060245_RTDH 67.book - Revue trimestrielle des droits de l`homme
L’ISLAM, LA TURQUIE
ET LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
par
Yannick LÉCUYER
A.T.E.R à l’Université de La Rochelle
A l’heure où les préjugés sont légions, où la confusion règne dans
les esprits (1) et où «nombre de Français se demandent si l’islam est
soluble dans la société française, s’il s’agit ou non d’une religion
comme les autres, capable de concilier sa foi avec nos valeurs démocratiques, de reconnaître et respecter la laïcité et de placer les droits
de la femme à la même hauteur que les droits de l’homme» (2), il
paraît intéressant de se pencher sur la position du juge européen.
Cela pose d’emblée deux difficultés. La première concerne la Cour
européenne des droits de l’homme elle-même tandis que la seconde
concerne la dialectique entre l’islam et les droits de l’homme en
général. Tout d’abord l’islam ne constitue pas une occurrence dans
la jurisprudence de la Cour. La structure du contentieux européen
gène une approche comparative en terme de doctrines c’est à dire
la confrontation pure et simple de la doctrine islamique d’une part
et de la doctrine des droits de l’homme d’autre part. Par ailleurs,
la plupart des arrêts pertinents sur le sujet mettent en cause la Turquie pour des raisons évidentes (3), à tel point que les deux sujets
paraissaient difficilement dissociables. La mise en relation des deux
doctrines – y compris sous l’égide de la Cour européenne des droits
de l’homme – soulève ensuite le problème de la pertinence d’une
démarche comparatiste. Se greffe enfin une troisième difficulté
annexe : la grande hétérogénéité du dogme musulman.
(1) Haut Conseil à l’intégration, L’islam dans la République, Rapport au Premier
ministre, Collection des rapports officiels, Paris, La documentation française, 2001,
203 p.
(2) A. Duhamel, Le point, 17 mars 2005, p. 40.
(3) Une enquête publiée en décembre 2004 dans le Wall Street Journal version
européenne annonce que 95% des Turcs sont musulmans et 72% observent les prescriptions de l’islam.
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On distingue traditionnellement quatre points d’achoppement
entre l’islam et les droits de l’homme : le matérialisme, la question de
la liberté de religion, le libéralisme des mœurs et l’individualisme. Le
débat sur le matérialisme dépasse le simple cadre de l’analyse juridique stricto sensu et relève plus de la philosophie juridique. De plus,
les choses ne sont pas aussi tranchées qu’il peut sembler de prime
abord. Il n’y a pas une division absolue avec d’un coté un principe
matérialiste de fonctionnement des droits de l’homme et de l’autre un
principe exclusivement spirituel de l’islam et plus largement du phénomène religieux. Le contraste entre la logique des droits de l’homme
– dogme fondé sur la Raison – et l’islam – dogme fondé sur une vérité
révélée – est parfois ténu. La démarche cartésienne trouve son application dans le phénomène religieux, même si l’islam semble particulièrement réfractaire au matérialisme. Inversement, les droits de
l’homme entretiennent des rapports parfois ambigus avec l’existence
du divin. La Déclaration d’indépendance américaine de 1776 confère
ainsi aux droits de l’homme une origine divine (4) tandis que la
Déclaration française des droits de 1789 est placée sous «les auspices
de l’être suprême» – bien qu’atténués par le filtre d’une assemblée
nationale et donc d’une logique démocratique. Il est à noter cependant que la Convention européenne des droits de l’homme ne fait
aucune référence au phénomène religieux dans la reconnaissance ou la
genèse des droits qu’elle énonce. Elle se base uniquement sur l’existence d’un «patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de
respect de la liberté et de prééminence du droit».
Concernant la liberté de religion, l’islam résiste aux droits de
l’homme ou inversement, sur deux points principaux : l’athéisme
et l’apostasie. A titre d’exemple les sourates du coran sont intraitables pour les mécréants alors que la liberté de religion consacrée
par l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme
constitue « un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les
sceptiques ou les indifférents » (5). Cet article stipule également la
liberté de changer de religion tandis que le retour en arrière est
impossible en islam (6). Le blocage sur le libéralisme des mœurs
(4) «Tous les hommes sont créés égaux; ils sont dotés par le créateur de certains
droits inaliénables…»
(5) Cour eur. dr. h., Buscarini et autres c. Saint-Marin, 18 février 1999, Rec. 1999I, L. Couturier-Bourdiniere, J.D.I., 2000, n° 1, pp. 96-97; P. Mathonnet,
L’astrée, 1999, n° 7, pp. 35-40; J.-F. Flauss, Rev. trim. dr. h., 2000, n° 42, pp. 266279; §34.
(6) Hadith, Sahîh de al-Bukahrai, vol. 9, livre 84, n° 57, rapporté par Ibn Abbas :
«Celui qui change de religion, tuez-le».
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qui découle logiquement de l’exercice de certaines libertés –
notamment telles qu’elles découlent de l’application de l’article 8
de la Convention en matière sexuelle – ne nous semble pas totalement rédhibitoire. Il s’agit plus d’un problème culturel que cultuel. L’obstacle de l’individualisme s’avère plus insurmontable. En
effet, en islam, l’individu ou l’homme n’est pas un sujet de valeur,
c’est le collectif qui prime, le corps, la Oumma. Le culte musulman
ne connaît pas « la personne humaine kantienne existant en soi et
pour soi autonome » (7). Or la Convention de 1950 et ses protocoles
additionnels se veulent avant tout un outil de protection et de
sauvegarde des droits individuels. La rédaction actuelle de la Convention ne consacre même pas « de manière évidente les droits des
destinataires collectifs » (8).
Plus qu’une incompatibilité intégrale entre l’islam et les droits de
l’homme – tels qu’ils ressortent entre autres de la jurisprudence de
la Cour européenne des droits de l’homme – il est préférable d’évoquer des incompatibilités structurelles ou ponctuelles. On notera
ainsi que certains éléments de l’islam sont difficilement solubles
dans le principe de non-discrimination, que l’on trouve énoncé à
l’article 14 de la Convention européenne. Incidemment, on trouve
une autre contradiction centrée sur la notion d’unité. Les droits de
l’homme sont un concept unitaire qui répond au «défi de l’unité de
la race humaine» (9). Or l’islam de son côté comporte une multiplicité de dignités qui correspondent elles-mêmes à une multiplicité de
situations sexuelles, confessionnelles. Cela cadre mal avec le principe
d’unicité des droits de l’homme qui irrigue le contentieux européen
des droits de l’homme. Il existe également une tension dans la
notion de libertés et de limitations ou d’ingérences, ces dernières
répondant à l’exigence du principe de légalité dans un cas et de conformité à la vérité révélée dans l’autre cas. Enfin, contrairement
aux libertés et droits fondamentaux, l’islam est marqué par une
absence de flexibilité. Alors que les droits de l’homme sont évolutifs
et relativement souples (10), le coran est jugé comme une œuvre
(7) H. Abdelhamid, Universalité des droits de l’homme et spécificités arabo-musulmanes, Le Caire, Dar al Nahda al arabia, 2004, p. 96.
(8) J.-M. Larralde, «La Convention européenne des droits de l’homme et la protection des groupes particuliers», Rev. trim. dr. h., 2003, n° 56, p. 1255.
(9) R. Cassin, «L’Homme, sujet du droit international et la protection des droits
de l’Homme dans la société universelle», La technique et les principes du droit public :
études en l’Honneur de George Scelle, t. 1, Paris, L.G.D.J., 1950, p. 81.
(10) Cour eur. dr. h., Airey c. Irlande, 9 octobre 1979, Rec. A29, F. Teitgen, Petites affiches, 1998, n° 76, pp. 47-50; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 17;
§26 : «la Convention doit se lire à la lumière des conditions de vie d’aujourd’hui».
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parfaite et intangible (11). Il est réputé être la «parole vivante de
dieu» révélée au prophète Mohammed par Djibril – c’est-à-dire
l’ange Gabriel. Même la distinction d’Averroès entre croyances véritables et croyances nécessaires ne remet pas en cause le caractère
révélé – donc insusceptible de modification – de ces dernières.
Enfin, ce qui est tout autant gênant que les incompatibilités internes, c’est la charge concurrentielle qui oppose les deux dogmes et
qui s’exprime de deux façons : la prétention universaliste ou vocation à couvrir l’ensemble de l’humanité à l’échelon individuel; la
volonté de se confondre à la société politique et à la substance politique pour devenir l’élément clef du contrat social à l’échelon collectif.
La dernière difficulté tient à la structure du dogme islamique et
du monde musulman indépendamment de la problématique des
droits de l’homme. Il n’y a pas une seule doctrine de l’islam mais
une pluralité des doctrines. On distingue classiquement l’hétérodoxie musulmane ou chiisme – elle-même subdivisée en chiisme duodécimain ou imamisme, chiisme ismaîlite ou septiman, khârijisme et
alaouisme l’orthodoxie musulmane ou sunnisme – subdivisée en traditionalisme, murji’isme, mu’tazilisme et ash’arisme – le soufisme
qui tient autant du phénomène religieux que philosophique. Il
existe également des courants plus anecdotiques dégagés des grands
courants précédents – le plus souvent du sunnisme : Hanbalisme,
Wahhabisme dont la forme la plus rigoriste prend le nom de salafisme, le Bahaïsme ou babisme… Sur cette pluralité de doctrines se
superpose une pluralité de situations. On ne peut pas assimiler
l’islam du Maghreb à l’islam perse, l’islam d’Afrique noire fortement
imprégné de reliquats animistes, à l’islam indien et indonésien, etc.
Ce foisonnement – parfois désigné sous l’expression de «complexe du
Vatican» – empêche une unification idéologique. Au sein même de
la Turquie, l’islam n’est pas uniforme : la majorité sunnite cohabite
avec une minorité chiite alévie importante. Par ailleurs, la Turquie
est profondément marquée par le kémalisme et les réformes
«musclées» imposant une laïcité parfois sans concession.
Tout ceci explique les multiples échecs des tentatives de synthèse
entre les droits de l’homme et l’islam sous l’égide ou non de l’Organisation de la Conférence islamique. Les Déclarations islamiques des
droits adoptées résument la difficulté à trouver un dénominateur
commun acceptable entre les deux doctrines. La Déclaration de
(11) Sourate 5, La table servie (Al-Maidah), verset 3 : «Aujourd’hui, J’ai parachevé pour vous votre religion».
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Dacca du 11 décembre 1983 énonce que «les libertés et droits fondamentaux, conformément à la charia, sont partie intégrante de
l’islam» tandis que le préambule de la Déclaration du Caire en date
du 5 août 1990 stipule que les droits fondamentaux font partie de
la foi islamique car il s’agit des droits et des libertés dictées par dieu
«dans ses livres révélés». Elle fait encore directement référence à la
charia comme principe d’interprétation incontournable dans ses
articles 24 et 25. Quant à la Déclaration islamique universelle des
droits de l’homme proclamée à Londres le 19 décembre 1981, elle
laisse en suspens des questions essentielles comme la liberté de religion, l’égalité entre les hommes et les femmes et crée une discrimination entre musulmans et non-musulmans relative à la liberté de
circulation dans le «monde de l’islam».
L’affaire des caricatures de Mahomet alerte sur la sensibilité du
sujet tandis que le combat mené en Turquie au nom de la laïcité
n’est pas sans rappeler celui – tout aussi acharné – des pères de la
troisième république française pour extirper l’église catholique
romaine des affaires de l’Etat après plus d’un siècle de tâtonnements. La Turquie trouve aujourd’hui auprès de la Cour européenne
des droits de l’homme une alliée de poids. La jurisprudence européenne sur l’islam tranche avec la mansuétude ordinaire «de la Cour
à l’égard des religions dominantes» (12). Il ne s’agit ni de contribuer
au débat sur le choc des civilisations (13) – en l’occurrence entre le
monde musulman et l’Europe des droits de l’homme – ni de mettre
en perspectives la convergence possible entre l’islam et la protection
de la personne humaine (14), mais plutôt d’éclairer sur la position
de la Cour européenne à ce sujet et de relever les incompatibilités
tantôt absolue (I), tantôt relative (II) entre l’islam et l’ordre conventionnel.
I. – Les incompatibilités absolues
de l’islam d’Etat avec l’ordre conventionnel
L’islam, la Turquie et la Cour européenne des droits de l’homme
entretiennent des rapports ambigus. Si la Cour a expressément
(12) F. Rigaux, «Interprétation consensuelle et interprétation évolutive», L’interprétation de la Convention européenne des droits de l’Homme, Actes du colloque des
13 et 14 mars 1998, sous la direction de F. Sudre, Bruxelles, Bruylant, 1998, Collection «Droit et justice», p. 50.
(13) Voy. S. Huntington, The clash of civilizations, Paris, Odile Jacob, 1996.
(14) F. Rigaux, «La conception occidentale des droits de l’homme face à l’Islam»,
Rev. trim. dr. h., 1990, p. 105.
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rejeté la compatibilité de certains éléments inhérents à l’islam (A),
elle entre également dans les relations ambivalentes que la Turquie
entretient avec le dogme musulman (B).
A. – La charia, le djihad
et la société démocratique
La Cour européenne a eu l’occasion de se prononcer sur l’incompatibilité absolue de certains éléments de l’islam dans les deux
arrêts Refah Partisi de 2001 et 2003. Il s’agit principalement de
trois notions ou caractéristiques consubstantielles à l’islam et particulièrement l’islam politique défendu par le requérant : la charia,
le djihad et la discrimination entre musulmans et non-musulmans
dissimulée derrière le projet d’un système multijuridique. La charia découle de la législation à suivre par tous les musulmans (15).
Elle se traduit par « la voie ». C’est « ce qu’Allah a légiféré en
matière de religion, pour ses soumis… ». Elle classe les actions
humaines en cinq catégories : ce qui est obligatoire, ce qui est
recommandé, ce qui est indifférent, ce qui est blâmable, ce qui est
interdit ; et se décline de deux manières : la loi (al hukum) qui vise
à organiser la société et répondre aux situations courantes, la
fatwa, norme destinée à régire une situation exceptionnelle. La
charia a donc vocation par essence à être le droit positif opposable
aux musulmans. Certes les effets de la charia peuvent être atténués par la notion de kanoun – pouvoir accordé au souverain de
suppléer ses silences mais cette capacité d’adaptation aux cas présents reste marginale (16). Pour la Cour constitutionnelle
d’Ankara, la charia représente tout simplement l’antithèse de la
démocratie puisque fondée sur des valeurs dogmatiques et contraires à la suprématie de la raison. Plus tempérée dans son analyse,
la Cour européenne estime quant à elle que la charia lui semble
difficilement compatible avec les principes fondamentaux de la
démocratie tels qu’ils résultent de la Convention (17). Dans l’arrêt
(15) Sourate 5, La table servie (Al-Maidah), verset 48 : «A chacun de vous, nous
avons assigné une législation (chir’ah) et un plan à suivre».
(16) F.-J. Panier, K. Guellaty, Le droit musulman, Paris, P.U.F., Coll. «Que
sais-je», 2000, p. 107 : «En Turquie, le kanoun est l’instrument qui a servi de transition entre la loi sacrée et la loi démocratique au fur et à mesure que la charia se
retirait de la vie juridique».
(17) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 31 juillet 2001, R. Adjovi,
J.D.I., 2002, n° 1, p. 308; D. De Prins, Rev. trim. dr. h., 2002, n° 52, pp. 1008-1034;
I. Kitsou-Milonas, Europe, 2001, n° 11, pp. 20-21; J.-P. Marguenaud, J. Raynard, R.T.D.C., 2001, n° 4, pp. 979-997; S. Sottiaux; §72.
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de 2003, elle juge qu’il est difficile de se déclarer à la fois
« respectueux de la démocratie et des droits de l’homme et de soutenir un régime fondé sur la charia » (18). La Cour s’appuie sur le
caractère stable et invariable de cette dernière, les règles de droit
pénal et de procédure pénale à l’opposé de l’esprit et de la lettre
conventionnels, la place réservée aux femmes dans l’ordre juridique (19), et la propension de la charia à régir et s’immiscer dans
tous les domaines de la société civile et politique. Ce qui gène le
plus la Cour est l’absence de pluralisme – « chèrement acquis au
cours des siècles » (20) – dans la structure même de la charia. Or
comme le fait remarquer M. Sudre, « l’idée de droit qui se dégage
(…) de l’analyse des décisions de la Cour est celle d’une société
pluraliste soumise à la prééminence du droit et garantissant à
l’individu des droits concrets » (21) ; « il n’est pas de démocratie
sans pluralisme » (22). Son intégration dans l’ordre constitutionnel
turc le transformerait de facto en théocratie musulmane et lui
ferait perdre son caractère démocratique déjà passablement fragile. Selon M. Levinet, c’est précisément l’application de la charia
qui convertirait l’Etat turque en théocratie et le rendrait incompatible avec la Convention européenne (23). La Cour tempère toutefois son propos en reconnaissant l’existence putative d’interprétations différentes mais se fonde sur un dénominateur commun
nécessairement contraire à la logique démocratique.
Le juge européen des droits de l’homme est moins prolixe en ce
qui concerne le djihad. Peut-être l’incompatibilité sur ce point lui
(18) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003;
E. Decaux, J.D.I., 2004, n° 2, pp. 712-713, F. Sudre, J.C.P., 2003, I, 160, n° 15;
§123.
(19) Sourate 2, La vache (Al Bagarah), sourate 223 : «Vos épouses sont pour vous
un champ de labour; allez à votre champ comme [et quand] vous le voulez et œuvrez
pour vous-mêmes à l’avance».
(20) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, Rec. A260, F. Rigaux,
Rev. trim. dr. h., 1994, n° 17, pp. 144-150; H. Surrel, R.F.D.A., 1995, n° 3, pp. 573584; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 430; §31.
(21) F. Sudre, «Les libertés protégées par la Cour européenne des droits de
l’homme», Conseil constitutionnel et Cour européenne des droits de l’homme : droits et
libertés en Europe, sous la direction de D. Rousseau et F. Sudre, Paris, S.T.H.,
1990, Collection «Les grands colloques», 1990, p. 19.
(22) Cour eur. dr. h.., Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie,
30 janvier 1998, Rec. 1998-I, B. Duarte, Rev. trim. dr. h., 1999, n° 38, pp. 314-350;
S. Perez, Recueil Dalloz Sirey, 1998, sommaires commentés, p. 372; S. Wohlfahrt,
J.D.I., 1999, n° 1, pp. 213-215; G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 51;
§41.
(23) M. Levinet, «L’incompatibilité entre l’Etat théocratique et la Convention
européenne des droits de l’homme», R.F.D.C., 2004, n° 57, p. 210.
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semble-t-elle plus évidente, ce qui l’oblige à moins d’efforts (24). Le
djihad est communément admis comme une notion belliciste, la
«guerre sainte», c’est-à-dire le recours aux armes dans le but de
défendre ou imposer la foi islamique. Selon certaines interprétations, il possèderait deux dimensions : une dimension spirituelle,
interne et individuelle, qui se traduit en lutte contre ses propres
défaillances (grand djihad), et une dimension externe ou politicoreligieuse qui assure la pérennité de l’Etat musulman, qui comporte
une signification militaire et défensive de la communauté musulmane. M. Del Valle constate que cette distinction n’apparaît pas
dans les textes originels et que le «monachisme de cette communauté c’est le djihad» (25). Il étaye son argumentation d’un hadith
selon lequel «le paradis est à l’ombre des épées». Quelle que soit la
théorie retenue, le problème du recours à la violence persiste, au
moins à travers le petit djihad. La Cour européenne des droits de
l’homme se contente de retenir le sens de «guerre sainte» afin
d’aboutir à «la domination totale de la religion musulmane dans la
société» (26), ce qui implique précisément le recours à la force. Or la
condamnation des propos incitant à la violence est une valeur invariable de la jurisprudence européenne (27). Dans les arrêts Refah
Partisi, la Cour insiste sur la compatibilité des changements de
législation ou de structures légales ou constitutionnelles proposées
avec les principes démocratiques mais aussi sur la légalité et le
caractère démocratique des moyens utilisés (28). La violence ou la
force – donc le djihad – sont par conséquent explicitement exclus.
Pour mémoire, il faut rappeler que le sultanat avait lancé un djihad
contre Mustapha Kemal.
Enfin, les requérants prônaient la mise en place d’un système
multijuridique susceptible selon eux de favoriser la liberté de conclure des contrats et la liberté de choisir son juge. Cette distinction
fait référence à l’accord de Médine qui permettaient aux communautés juives et païennes de vivre selon leur propre système juridique mais trouve également une répercussion sur la discrimination
(24) G. Lebreton, «L’islam devant la Cour européenne des droits de l’Homme»,
R.D.P., 2002, n° 5, p. 1500 : Pour M. Lebreton – très critique à l’égard de la Cour –
ce laconisme s’explique par la méthode impressionniste du juge européen des droits
de l’homme.
(25) A. Del Valle, Le totalitarisme islamiste à l’assaut des démocraties, Paris, Edition des Syrtes, p. 42.
(26) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 31 juillet 2001, §74.
(27) Cour eur. dr. h., Erdogdu et Ince c. Turquie, 8 juillet 1999, Rec. 1999-IV,
E. Delaplace, J.D.I., 2000, n° 1, pp. 114-116, §50.
(28) Cour eur. dr. h., Refah Partisi, op. cit., §47.
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entre musulmans et non-musulmans – les kafirs. C’est une adaptation en termes de compétences juridictionnelles de la distinction
matérielle entre le territoire de l’islam – dar al islam – et le territoire de la guerre – dar al harb. La Cour européenne estime qu’un
tel projet de société ne saurait passer pour compatible avec le système de la Convention pour deux raisons. Il supprime tout d’abord
le rôle de l’Etat – sous-entendu de l’Etat démocratique – en tant
que garant des droits et libertés individuelles. Il porte ensuite
atteinte au principe de non-discrimination des individus dans la
jouissance des libertés publiques – principe fondamental de la démocratie. En effet ce système – qui n’est pas sans rappeler la mise en
œuvre sous l’Ancien régime du principe de la personnalité des
lois (29) – est en contradiction totale avec le respect de la dignité
humaine – principe matriciel des droits de l’homme (30). Il fait
cohabiter plusieurs dignités au détriment de la reconnaissance d’une
dignité humaine unique.
Pour la Cour constitutionnelle d’Ankara, le Refah partisi était
devenu un «centre d’activités contraires au principe de laïcité». La
Cour européenne se place elle essentiellement sur le terrain de la
nécessité dans une société démocratique pour connaître de l’ingérence dans la liberté d’association des requérants. Elle rappelle sa
jurisprudence constante selon laquelle «la démocratie représente
sans nul doute un élément fondamental de l’ordre public européen»
et réaffirme le lien étroit entre la Convention et la démocratie : «la
sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales reposent sur un régime véritablement démocratique d’une part et sur la conception commune et un commun respect
des droits de l’homme d’autres part» (31). Une communauté que le
droit musulman ne partage malheureusement pas. C’est le caractère
réalisable du projet du Refah Partisi qui fut déterminant en
l’espèce. La Cour apprécie simultanément son influence en tant que
parti politique et ses chances d’arriver au pouvoir, donc de mettre
à exécution son projet. Elle remarque ainsi que – par le passé – des
mouvements politiques basés sur le fondamentalisme religieux ont
effectivement pu s’emparer du pouvoir politique et établir des
modèles de sociétés comparables à celui soutenu par le Refah partisi
(29) J.-L. Harouel, J. Barbey, E. Bournazel, Histoire des institutions de l’époque franque à la révolution, Paris, P.U.F., 3ème éd., 1990, pp. 101 et s.
(30) B. Mathieu, «Pour une reconnaissance de «principes matriciels» en matière de
protection constitutionnelle des droits de l’Homme», Recueil Dalloz, 1995, pp. 211212.
(31) Cour eur. dr. h., P.C.U. c. Turquie, op. cit., §45.
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et conclut que sa dissolution répond à un besoin social impérieux (32).
Finalement, la question de l’islam dans la jurisprudence de la
Cour européenne des droits de l’homme est davantage politique que
religieuse. C’est moins le discours que la volonté d’imposer l’islam
comme source d’inspiration politique et juridique qui pose véritablement difficulté. L’arrêt G.H.H. du 11 juillet 2000 corrobore ce
point de vue. Alors que – de l’aveu même de la Cour – ni la Convention ni ses protocoles ne consacrent l’existence d’un droit d’asile
politique, elle retient la violation de l’article 13 de la Convention au
motif que l’expulsion des requérants vers l’Iran – Etat islamique –
risquerait de les exposer à des traitements contraires à l’article 3
prohibant la torture et les traitements inhumains ou dégradants (33). Or c’est précisément l’opposition aux préceptes de
l’islam et la désobéissance à ces derniers qui étaient à l’origine de
la fuite en Turquie des requérants. L’arrêt Jabari de 2001 met aux
prises d’une façon assez semblable une ressortissante iranienne en
situation irrégulière avec l’Etat turc. Celle-ci risque la lapidation
pour adultère en Iran. Il ne fait aucun doute que la lapidation est
ici une conséquence du caractère islamique de la loi pénale dans son
pays d’origine (34). La Cour juge avéré le risque pour la requérante
d’être soumise à des traitements contraires à l’article 3 et retient
une violation de la Convention (35). Selon M. Sudre, la Cour souligne ce faisant «l’incompatibilité de certaines dispositions de la loi
islamique avec les valeurs fondamentales» de la Convention (36). La
Cour affirme ainsi par ricochet l’incompatibilité absolue de l’islam
politique avec l’ordre conventionnel. Cela soulève subsidiairement la
question de déterminer si l’islam est ou n’est pas par essence politique. Dans le champ religieux, l’islam et ses manifestations ont
vocation à bénéficier de la protection de l’article 9 ainsi que des
articles 10 pour la liberté d’expression et 11 pour la liberté d’association cultuelle. La Cour profite de l’arrêt Hassan et Tchaouch
pour réaffirmer son considérant de principe relatif aux libertés de
(32) On pense évidemment au régime de Téhéran mais également aux risques
d’islamisation de la Palestine depuis l’accession plus récente du Hamas après les élections de janvier 2006.
(33) Cour eur. dr. h., G.H.H. c. Turquie, 11 juillet 2000, Rec. 2000-VIII, §35.
(34) Article 102 du code pénal islamique iranien : «l’homme ou la femme reconnus
coupables d’adultère et condamnés à la lapidation sont enterrés dans un trou, lui
jusqu’à la taille, elle jusqu’au-dessus des seins.»
(35) Cour eur. dr. h., Jabari c. Turquie, 11 juillet 2000, §42.
(36) F. Sudre, «Droit de la Convention européenne des droits de l’homme», J.C.P.
G., 2001, n° 4, I 291, p. 188.
Yannick Lécuyer
745
pensée, de conscience et de religion – assises d’une société démocratique au sens de la Convention (37) – et l’adapter à l’hypothèse de
l’islam. La Cour reconnaît même que la religion est l’un des
«éléments vitaux contribuant à former l’identité des croyants et
leur conception de la vie» (38). Le religieux interfère avec le culturel, ce qui justifie parfois une certaine hostilité à l’égard de l’islam
dans les pays où la communauté musulmane est minoritaire (39).
Ce phénomène n’est pourtant pas propre à l’islam. La Cour européenne – réaliste – protège la proximité inévitable entre le culturel
et le cultuel mais reste vigilante lorsque cela déborde sur le politique et se tradui par exiger que le fonctionnement des institutions
publiques se fasse sur des repères islamiques.
Un élément de l’islam semble néanmoins être en divergence profonde avec le «patrimoine commun européen» évoqué conjointement
dans les préambules du statut du Conseil de l’Europe et de la Convention de 1950 : l’absence réputée de séparation entre le temporel
et le spirituel. La confusion est constatée par les observateurs extérieurs depuis longtemps (40) mais également revendiquée par les
théologiens musulmans. Elle entrave l’assimilation des droits de
l’homme dans le contrat social et leur pénétration dans le droit
positif à un tel degré que l’on est parfois en droit de s’interroger sur
la compatibilité générale de l’islam avec la société démocratique. Il
ne s’agit pourtant pas d’un écueil incontournable. Si les arguments
ne manquent pas pour étayer l’union de l’islam et des affaires de
l’Etat – conception envisagée par la Cour européenne dans l’arrêt
Refah – il existe un argument principal pour les dissocier : la logique
intrinsèque des trois religions du livre : le libre arbitre. L’absence
d’une stricte dichotomie entre le spirituel et temporel n’en est que
le révélateur. Si de surcroît cette absence fait partie – ou est réputée
faire partie – du dogme lui-même, il faut en tirer les conclusions qui
s’imposent. Récemment, dans une décision finale Güzel du 20 septembre 2005, la Cour justifie l’ingérence dans l’exercice des libertés
politiques et de nature politique, c’est-à-dire le droit à des élections
libres assorti des libertés d’association et d’expression respective(37) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, op. cit., §31; Buscarini c. Grèce, op. cit.,
§34.
(38) Cour eur. dr. h., Otto Preminger Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, Rec.
A295-A, Haarsher (G.), Rev. trim. dr. h., 1995, p. 455; §47.
(39) S. Bencheikh, Marianne et le prophète, Paris, Grasset, 1998, p. 104.
(40) E. Renan, Conférence à la Sorbonne sur «L’Islamisme et la science», 19 mars
1883, cité in revue Esprit : «L’islam c’est l’union indiscernable du spirituel et du temporel, c’est le règne du dogme, c’est la chaîne la plus lourde que l’humanité ait
portée».
746
Rev. trim. dr. h. (67/2006)
ment consacrées par les articles 3 du premier protocole additionnel
et 10 à 11 de la Convention. Elle déclare l’irrecevabilité de la
requête fondée sur ces moyens en réitérant sa position sur l’incompatibilité absolue de la charia et du djihad avec les principes fondamentaux de la démocratie.
B. – Turquie islamique ou islam turc :
un Etat aux aguets
La Turquie est une terre d’islam et de contradictions. C’est également une terre de tensions entre les aspirations démocratiques et
la tentation théocratique, ce qui aboutit parfois à une véritable
schizophrénie juridique. Les rapports de l’Etat turc et de l’islam
tels qu’ils apparaissent dans la jurisprudence strasbourgeoise se
répartissent dans deux directions : la lutte contre les tentatives
d’intervention de l’islam dans le fonctionnement des institutions de
l’Etat, les tentatives d’ingérence dans la liberté d’expression des
détracteurs de l’islam. Les arrêts Refah Partisi constituent des illustrations parfaites de la résistance de la Turquie face à l’islamisation
des structures politiques et étatiques. La Cour européenne des
droits de l’homme considère légitime que la Turquie, comme toute
autre partie contractante, puisse empêcher que des règles de droit
privé d’inspiration religieuse portent atteinte à l’ordre public et aux
valeurs de la démocratie au sens de la Convention» (41). Elle cite
entre autres les règles permettant la discrimination fondée sur le
sexe des intéressés, telles que la polygamie, les privilèges pour le
sexe masculin dans le divorce et la succession. La Cour a également
reconnu la possibilité d’apporter à la liberté de religion des membres
des forces armées des limitations exorbitantes à celles pouvant être
imposées aux civils. Elle invoque le système de discipline militaire
et les nécessités du service (42). Elle soutient régulièrement la Turquie dans le contentieux du foulard islamique dans les administrations ou l’enseignement – y compris universitaire, ce qui peut sembler étonnant à première vue. Elle se montre beaucoup plus
réservée lorsque la Turquie s’attaque à la liberté d’expression des
prédicateurs islamistes ou fondamentalistes (43). Certains auteurs
ont reproché sa sévérité à la Cour dans l’affaire du Refah Partisi,
d’y substituer l’islam à la Turquie en position d’accusé et de faire
porter un jugement de valeur empreint de nombreux préjugés sur
(41) Cour eur. dr. h., Refah Partisi et autres c. Turquie, 13 février 2003, §128.
(42) Cour eur. dr. h., Kalaç c. Turquie, 1er juillet 1997, Rec. 1997-IV, §28.
(43) Cour eur. dr. h., Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003, Rec. 2003-XI.
Yannick Lécuyer
747
cette religion (44). La Cour ne fait pourtant que s’appuyer sur les
déclarations des différentes parties ou sur des faits établis. Cette
position amène à faire une interprétation aventureuse de l’islam –
évidemment humaniste – afin d’en affirmer la compatibilité globale
avec les droits de l’homme et la démocratie. Or la Cour n’est pas
confrontée à l’islam en général mais plutôt à quelques-uns de ses
éléments problématiques au cas par cas. M. Lebreton parle même d’
«escamotage» qui permet à la Cour de nier la souveraineté du peuple
turc (45). La résurgence du programme politique islamique avec le
parti AKP et son succès aux élections législatives de novembre 2002
sont certainement une victoire démocratique. Nous ne pensons pas
que cela puisse en revanche s’analyser comme une victoire de la
démocratie.
A l’opposé, l’Etat turc est intervenu à plusieurs reprises pour protéger le dogme musulman contre ses détracteurs. Sans jamais évoquer une religion d’Etat, le gouvernement turc excipe de la majorité
musulmane en Turquie pour tenter de légitimer les ingérences commises. La Cour constitutionnelle turque constate dans ses décisions
que «la majorité de la population est de confession musulmane» (46).
Cette formulation rappelle la sémantique concordataire de 1802 (47)
reprise par les Chartes constitutionnelles de 1814 et 1830 qui font
du catholicisme la religion de la majorité des Français. De toutes les
façons, la Cour n’aurait pas pu apprécier l’appartenance de l’Etat
turc, souverain sur le plan du droit international, à une religion
déterminée. «Il s’agit d’une question soustraite au domaine d’application de la Convention» (48), malgré son potentiel éminemment
discriminatoire. La Cour ne désigne pas une religion officielle de
l’Etat mais reconnaît sa prépondérance par une juxtaposition du
principe majoritaire au phénomène cultuel. Très attachée au principe de laïcité qu’elle constitutionnalise dès le préambule de la Constitution de 2001, la Turquie reste embarrassée par la prégnance du
dogme musulman. La formulation est assez ambiguë : le principe de
laïcité cohabite avec les «sentiments de religion, qui sont sacrés». De
même, l’article 24 de la Constitution rend obligatoire «l’instruction
religieuse, l’enseignement de la culture religieuse et de l’éthique
(44) G. Lebreton, op. cit., p. 1495.
(45) Ibid., pp. 210 et s.
(46) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, §39.
(47) Concordat du 6 avril 1802 : «le Gouvernement de la République française
reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la plus
grande majorité des Français».
(48) F. Rigaux, op. cit., p. 49.
748
Rev. trim. dr. h. (67/2006)
dans les établissements scolaires du primaire et du premier cycle du
secondaire». Cette disposition – largement irriguée par l’islam sans
pour autant le désigner directement – a fourni matière à une décision Erdem de la Cour européenne des droits de l’homme en date du
11 septembre 2001. Il s’agissait d’une requête concernant la radiation de la mention islam sur la carte d’identité et de la dispense des
enfants du requérant des cours de culture religieuse et d’éthique sur
le fondement de l’article 9. Le grief portait plus exactement sur une
prétendue pratique d’endoctrinement en faveur d’une religion déterminée. En l’espèce, la requête a été déclarée irrecevable pour non
épuisement des voies de recours internes.
Dans la décision Aydin Tatlav du 6 avril 2004, la Cour a dû se prononcer sur la violation alléguée des articles 6, §§3 et 10 de la Convention après la condamnation du requérant pour «avoir fait une publication destinée à outrager l’une des religions» : l’islam. La Cour conclut à
l’unanimité à la recevabilité. La solution de l’arrêt I.A. rendu le 13 septembre 2005 peut laisser perplexe sur le sort que connaîtra cette
requête après l’examen au fond. Les circonstances de l’affaire I.A et les
arguments du gouvernement turc sont particulièrement édifiants, presque autant que le dispositif de l’arrêt est surprenant. L’affaire puise sa
source dans la publication d’un ouvrage traitant dans un style romanesque mais critique – voire acerbe – de questions philosophiques et
théologiques centrées sur l’islam. Le requérant est alors inculpé pour
avoir injurié par voie de publication «Dieu, la religion, le prophète et
le livre sacré». Le gouvernement avance devant les organes européens
que l’ouvrage litigieux constituait «une attaque offensante contre la
religion, notamment contre l’islam et heurtait et outrageait les sentiments religieux» et fait valoir que les critiques en question ne sont pas
«des critiques responsables que l’on est en droit d’attendre dans un
pays où la majorité de la population est musulmane». La Cour ne condamne pas l’Etat turc. Elle estime qu’il ne s’agit pas seulement de propos qui «heurtent» ou qui «choquent», mais d’une attaque injurieuse
contre la personne du prophète de l’islam. Elle constate ensuite que,
nonobstant le fait que règne une certaine tolérance au sein de la société
turque (…), les croyants peuvent légitimement se sentir attaqués de
manière injustifiée et offensante par certains passages. Le juge de
Strasbourg se réfère in fine à la marge d’appréciation du gouvernement
pour justifier l’ingérence dans la liberté d’expression. Cet arrêt, particulièrement discutable, passe aux forceps à quatre voix contre trois.
Les juges dissidents font à la fois remarquer que nul n’est obligé
d’acheter un livre et s’étonnent de la formulation de la mise en accusation devant les juridictions pénales : «une société démocratique n’est
Yannick Lécuyer
749
pas une société théocratique». Ils regrettent – à juste titre nous semble
t-il – la conception timorée retenue par la Cour qui fait la part belle au
conformisme. I.A. est le symbole de l’entre-deux turc. Il ne marque
pourtant pas un recul particulier de la jurisprudence strasbourgeoise.
Sans être un revirement, le juge européen durcit sa jurisprudence sur
le blasphème (49). On reste dans la continuité des arrêts Otto Preminger et Wingrove : «la latitude consentie aux Etats s’avère plus large
lorsqu’ils réglementent la liberté d’expression sur des questions susceptibles d’offenser des convictions intimes, dans le domaine de la morale,
et spécialement, de la religion» (50). L’islam ne fait pas figure d’exception. La liberté d’expression cède devant le blasphème. Ce moyen-dire
entre Turquie islamique ou islam turc – avalisé pour des raisons de réalisme par la Cour européenne des droits de l’homme – ne fait pas l’unanimité non plus du côté des fondamentalistes. Pour certains radicaux
musulmans, cet état transitoire ou de flottement, caractérise un «islam
mou» qui aurait pactisé avec les modèles capitalistes (51).
II. – L’incompatibilité relative
des manifestations de l’islam
avec l’ordre conventionnel
En dehors des éléments structurels d’incompatibilité absolue, certains
discours ou manifestations du dogme musulman sont susceptibles de
venir heurter de manière conjoncturelle l’ordre juridictionnel européen.
La protection conventionnelle a donc du s’adapter (A), notamment face
à un des problèmes récurrents posés par l’islam : le foulard (B).
A. – De la liberté d’expression au prosélytisme :
la protection conventionnelle aménagée
en matière d’islam
En tant que religion, l’islam bénéficie du régime de l’article 9 de
la Convention dans ses manifestations courantes : culte, enseignement, pratiques et accomplissement de rites. Le discours public
(49) Cour eur. dr. h., Otto Preminger Institut, op. cit., §47 «Ceux qui choisissent la
liberté de manifester leur religion, qu’ils appartiennent à une majorité ou une minorité religieuse, ne peuvent raisonnablement s’attendre à le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses
et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi».
(50) G.A.C.E.D.H., 2ème éd., Paris, P.U.F, 2004, p. 468.
(51) E. Benbassa, «Tarik Ramadan et l’islam «mou» de Turquie», Le Monde,
20 novembre 2003.
750
Rev. trim. dr. h. (67/2006)
relève plutôt de l’article 10 – particulièrement lorsqu’il s’agit de
faire l’apologie d’un projet de société. Le contentieux répond donc
à un mouvement de va et vient entre les deux articles en fonction
des situations. Mais la Cour ne semble pas tirer toutes les conséquences de l’analyse qu’elle fait de l’islam dans le contentieux de
l’article 11 précédemment évoqué. Il semble qu’elle opère ici un cloisonnement et mette en place un contrôle à géométrie variable au
profit d’une liberté d’expression traditionnellement élargie. Elle est
en revanche beaucoup plus rigoureuse dans le cadre de l’article 9,
notamment lorsqu’il s’agit de prosélytisme. Sans aller jusqu’au revirement, l’islam n’a pas donné lieu à une adaptation du contentieux
de l’article 10 ou un regain de fermeté comme cela à pu être le cas
à propos du discours négationniste (52). La Cour se montre toujours
particulièrement soucieuse de protéger la liberté d’expression, fondement essentiel d’une société démocratique» et «condition primordiale de son progrès» (53). Dans l’arrêt Gündüz du 4 décembre 2003,
la Cour se sépare ainsi du gouvernement turc à une écrasante majorité. Il s’agissait ici d’une procédure pénale diligentée à l’encontre
du «dirigeant d’une secte islamiste» à la suite de sa participation par
liaison téléphonique à une émission de télévision. Ce dernier avait
fait un certain nombre de déclarations sur la démocratie et la laïcité
remettant en cause l’une comme l’autre de façon virulente. La Cour
se retranche classiquement derrière la jurisprudence Handyside (54)
et Parti communiste unifié (55).
(52) M. Levinet, «La fermeté bienvenue de la Cour européenne des droits de
l’homme face au négationnisme», (obs. sous la décision du 24 juin 2003 Garaudy c.
la France), Rev. trim. dr. h., 2004, p. 653.
(53) Cour eur. dr. h., Handyside c. Royaume-Uni, 7 décembre 1976; G.A.C.E.D.H.,
2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 63; §49; Sunday Times c. Royaume-uni (n° 1),
26 avril 1979, §65; Barthold c. Allemagne, 25, mars 1985, §58; Lingens c. Autriche,
8 juillet 1986, §41; Müller et autres c. Suisse, 24 mai 1988, §33; Oberschlick c. Autriche, 23 mai 1991, §57; Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande, 29 octobre 1992,
§71; Otto-Preminger Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, §49; Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, §38; Piermont c. France, 27 avril 1995, §76; Vogt c.
Allemagne, 26 septembre 1995, §52.
(54) Cour eur. dr. h., Handyside c. Royaume-Uni, op. cit., §49 : la liberté d’expression de l’article 10 vaut non seulement pour les «informations» ou «idées accueillies
avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles
qui heurtent, choquent ou inquiètent».
(55) Cour eur. dr. h., P.C.U. c. Turquie, op. cit., §57 : «L’une des principales caractéristiques de la démocratie réside dans la possibilité qu’elle offre de résoudre par le
dialogue et sans le recours à la violence les problèmes que rencontrent un pays, et
cela même quand ils dérangent. La démocratie se nourrit de la liberté d’expression».
Yannick Lécuyer
751
Cette position est regrettable pour deux raisons. La première est
évoquée dans l’arrêt et par le juge dissident turc Türmen spécialement compétent pour apprécier la charge linguistique des termes
employés par le requérant. Il fait remarquer le caractère discriminatoire et infamant du mot «piç» (56) qui eût pu justifier l’application de la jurisprudence Jersild sur les discours de haine ou insultants. La Cour s’y refuse (57). En second, le juge européen
n’apprécie pas le moyen tiré de l’incitation à la violence même s’il
est vrai que les propos tenus par le requérant étaient assez ambigus
pour laisser planer un doute à ce sujet (58). Certes, il réaffirme –
comme dans l’arrêt Refah – l’incompatibilité de la charia avec la
démocratie, mais elle précise que cette affaire concernait la
«dissolution d’un parti politique dont l’action semblait tendre à
l’instauration de la charia dans un Etat partie à la Convention et
qu’il disposait, à la date de sa dissolution, d’un potentiel réel de
s’emparer du pouvoir politique» (59). A contrario, il ne s’agirait ici
que d’une prise de position isolée sans portée politique. La Cour se
retranche également derrière la spécificité du cadre dans lequel ont
eu lieu ces débordements verbaux, à savoir une émission télévisée
en direct dont l’objectif était justement de susciter une polémique,
«de manière que les opinions exprimées s’équilibrent entre elles et
que le débat retienne l’attention des téléspectateurs». En outre, elle
souligne le caractère direct de l’émission qui a ôté la possibilité au
requérant de reformuler ses propos, de les parfaire ou de les retirer
avant qu’ils ne soient rendus publics (60).
L’arrêt Gündüz trahit un certain déséquilibre dans la jurisprudence
européenne des droits de l’homme. L’appréciation du dogme musulman ne change pas mais les conséquences varient en fonction du contentieux. La différenciation ne se fait pourtant pas sur le caractère
politique des revendications, les libertés des articles 10 et 11 de la
Convention partageant une dimension politique indéniable, il semble
que derrière le caractère réalisable, on trouve l’aspect individuel ou
(56) Cour eur. dr. h., Gündüz c. Turquie, op. cit., §49 : «En turc, le terme ‘piç’ désigne péjorativement les enfants nés hors mariage et/ou nés d’un adultère et son usage
dans la langue courante constitue une insulte visant à outrager la personne
concernée».
(57) Ibid., §35.
(58) Ibid., §11 : Interrogé sur les meurtres perpétrés pour des raisons de non-respect du culte musulman ou les violences perpétrées pour détruire la démocratie et
instaurer un régime fondé sur la charia, le requérant répond : «Bien sûr cela se
produira…».
(59) Ibid., §51.
(60) Cour eur. dr. h., Fuentes Bobo c. Espagne, 29 février 2000, §46.
752
Rev. trim. dr. h. (67/2006)
collectif – plus inquiétant – des revendications. Le contentieux de
l’article 9 apporte cependant un renfort de cohérence, car si la Cour
reconnaît le prosélytisme et le «droit d’essayer de convaincre son
prochain» (61), elle accepte de l’apprécier par rapport aux spécificités
de l’islam. La Commission européenne des droits de l’homme considérait déjà – dans une espèce concernant le foulard islamique et la
Turquie – que, «dans des pays où la grande majorité de la population
adhère à une religion précise, la manifestation des rites et des symboles de cette religion, sans restrictions de lieu et de forme, peut constituer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas ladite religion ou sur ceux adhérant à une autre religion» (62). Dans la décision
Dahlab, la Cour admet qu’il est «difficile d’apprécier l’impact qu’un
signe extérieur tel que le port du foulard peut avoir sur la liberté de
conscience et de religion d’enfants en bas âge», mais refuse de lui
dénier tout effet prosélytique.
Ce dernier problème laisse en suspens la question concomitante
du déterminisme, de l’éducation religieuse des enfants et du pluralisme éducatif sous l’angle de l’islam. Il eût été intéressant de connaître les développements éventuels de la Cour sur l’adéquation de
l’article 24 et de l’enseignement de l’islam si la Cour avait prononcé
la recevabilité dans la décision Erdem. En l’état actuel de la jurisprudence, les convictions des parents ne doivent pas aller «à
l’encontre du droit fondamental de l’enfant à l’instruction» (63). En
sens inverse, «l’Etat ne peut poursuivre un but d’endoctrinement
qui puisse être considéré comme ne respectant pas les convictions
religieuses et philosophiques des parents» (64). C’est une jurisprudence onirique dans un aspect comme dans l’autre car elle ne prend
en compte ni les réalités du phénomène éducatif ni les dangers du
phénomène religieux – islam en tête.
B. – Derrière le voile…
Le voile – ou hijab – est clairement une expression de la religion
musulmane. Les organes de Strasbourg le comprennent en tant que
tel. C’est ce qu’il ressort sans conteste de la décision Karaduman et
des arrêts Leyla Sahin de 2004 et 2005 : le port du voile est une manifestation de la religion musulmane, c’est même un «signe extérieur
(61) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, op. cit. §31.
(62) Commission eur. dr. h., Karaduman c. Turquie, 3 mai 1993.
(63) Cour eur. dr. h., Campbell et Cosan, 25 février 1982, §36.
(64) Cour eur. dr. h., Kjeldsen c. Danemark, 7 décembre 1976; G.A.C.E.D.H.,
2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 441; §53.
Yannick Lécuyer
753
fort». Le terme hijab est issu de la racine hajaba, «dérober au regard,
cacher», et désigne «tout voile placé devant un être ou un objet pour
le soustraire à la vue ou l’isoler». Il prend donc également le sens de
«rideau», «écran». Le champ sémantique correspondant à ce mot est
donc plus large que pour notre équivalent français «voile» qui couvre
pour protéger ou pour cacher, mais ne sépare pas. Il se peut que cette
tradition ait une origine pré-islamique, perse ou arabique, mais le seul
intérêt véritable aujourd’hui est qu’il figure au nombre des prescriptions imposées par l’islam. On le retrouve ainsi suggéré dans plusieurs
sourates : «Restez dans vos foyers; et ne vous exhibez pas à la
manière des femmes avant l’islam» (65); «Dis à tes épouses, à tes
filles, et aux femmes des croyants, de ramener sur elles leurs grands
voiles : elles en seront plus vite reconnues et éviteront d’être
offensées» (66). Cette prescription destinée aux femmes dérive de celle
plus générale de chasteté (67). Le port du hijab relève donc de la
liberté de religion dans le cadre de l’article 9 et c’est tout naturellement que les organes de Strasbourg ont été confrontés à ce problème.
Si la liberté de religion relève d’abord du for intérieur, elle implique également celle de «manifester sa religion individuellement et
en privé, ou de manière collective, en public et dans le cercle de
ceux dont on partage la foi» (68). Néanmoins l’article 9 ne protège
pas «n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou
conviction». Or, si le foulard islamique soulève «tant d’émotion»,
c’est parce précisément parce qu’elle touche à un aspect délicat du
rapport entre droit et religion : «la manifestation de la religion dans
la sphère publique» (69) et – au moins en Turquie – dans la sphère
politique. La liberté de religion prévue à l’article 9 – bien que représentant «l’une des assises d’une société démocratique» (70) – n’est
tout d’abord pas absolue. Elle peut être soumise à des restrictions
dans le respect des conditions prévues au paragraphe 2 de cet
(65) Sourate 33, Les coalisés (Al-Ahzab), verset 33.
(66) Sourate 33, Les coalisés (Al-Ahzab), verset 59
(67) Sourate 24, La lumière (An Nur),versets 30 et 31 : «Dis aux croyants de baisser leur regard, d’être chastes, ce sera plus pur pour eux. Dieu est bien informé de
ce qu’ils font. Dis aux croyantes de baisser leurs regards, d’être chastes, de ne montrer l’extérieur de leurs atours, de rabattre leurs «voiles sur leurs poitrines», de ne
montrer leurs atours qu’à leurs époux ou à leur pères, ou aux pères de leurs époux,
ou à leurs fils, ou aux fils de leurs époux, ou à leurs frères, ou au fils de leurs frères,
ou aux fils de leurs sœurs».
(68) Cour eur. dr. h., Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, 26 octobre 2000, §60.
(69) J. Velaers, M.-C. Foblets, «L’appréhension du fait religieux par le droit –
à propos des minorités religieuses», Rev. trim. dr. h., 1997, p. 301.
(70) Cour eur. dr. h., Kokkinakis c. Grèce, op. cit., §66.
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Rev. trim. dr. h. (67/2006)
article : la légalité et la nécessité dans une société démocratique.
Elle ne garantit pas plus le droit de se comporter dans le domaine
public d’une manière dictée par une conviction (71). La Commission
européenne des droits de l’homme a de la sorte déclaré irrecevable
la requête d’une étudiante à laquelle on refusait de délivrer un
diplôme au motif que la photographie d’identité fournie la représentait voilée. Cependant, la Commission ne se place ici que sur le plan
de la légalité et n’apprécie pas le dogme musulman en lui-même.
Elle se contente de relever que les règlements universitaires peuvent
«soumettre la liberté des étudiants de manifester leur religion à des
limitations de lieux et de formes destinées à assurer la mixité des
étudiants de croyances diverses» sans que cela constitue une violation de l’article 9 de la Convention (72). La photographie d’identité
quant à elle «a pour fonction d’assurer l’identification de l’intéressé(e) et ne peut être utilisée (…) afin de manifester ses convictions religieuses». Dans une décision concernant le port du hijab en
Suisse, la Cour européenne a approfondi sa motivation. Elle remarque le caractère difficilement conciliable du hijab avec l’égalité des
sexes et donc avec le message de tolérance. Or la Cour rappelle que
la «progression vers l’égalité des sexes constitue aujourd’hui un
objectif important des Etats membres du Conseil de l’Europe». Si
l’on conjugue cette position à la célèbre jurisprudence Handyside
qui fait de la tolérance un des trois principes cardinaux de l’existence d’une société démocratique (73), le voile islamique apparaît
dès lors résolument incompatible avec les valeurs de la démocratie
si ce n’est avec la démocratie elle-même. Rappelons que la
«prohibition des discriminations» est également une des valeurs fondamentales de ce type de société (74).
Les arrêts Leyla Sahin de 2004 et 2005 vont tous les deux dans
le sens de la décision Karaduman. Dans le second arrêt, la grande
chambre renforce ses motifs et accepte également d’apprécier isolément le grief tiré de l’article 2 du premier protocole – le droit à
l’instruction – mais ne s’écarte pas des conclusions de la chambre (75). Elle rejette la violation de l’article 9 et entérine même
(71) Cour eur. dr. h., Kalaç c. Turquie, op. cit. , §27.
(72) Commission eur. dr. h., Karaduman c. Turquie, op. cit.
(73) Cour eur. dr. h., Handyside c. Royaume-Uni, op. cit., §49. «pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique»
(74) Cour eur. dr. h., Refah partisi c. Turquie, op. cit., §58.
(75) L. Burgorgue-Larsen, E. Debout, «Le port du voile à l’Université», Rev.
trim. dr. h., 2006, p. 184 : La confirmation ne va toutefois pas jusqu’à prendre «les
allures d’un clone judiciaire de celui délivré le 29 juin 2004».
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l’incompatibilité du port du voile à l’université avec l’ordre constitutionnel turc (76). Une fois de plus, la Cour appréhende essentiellement les circonstances de l’espèce sous l’angle de la nécessité dans
une société démocratique (77). Elle se réfère ensuite au principe de
laïcité en Turquie tel que défini par la Cour constitutionnelle turque
et qu’elle décline en plusieurs intérêts subsidiaires : pluralisme, respect des droits d’autrui, égalité des hommes et des femmes (78).
L’arrêt de 2004 n’en donne cependant pas de définition propre. Il
faut se référer à la jurisprudence Hassan et Tchaouch pour en obtenir une esquisse (79). Il énonce toutefois qu’il s’agit assurément d’un
des «principes fondateurs de l’Etat turc qui cadrent avec la prééminence du droit et le respect des droits de l’homme et de la
démocratie»… autant de valeurs fondamentales liées à la notion de
société démocratique dans la jurisprudence de la Cour (80). Néanmoins, elle ne va pas jusqu’à dégager «un principe général d’interdiction du port du voile à l’université» (81). Le renvoi à la marge
d’appréciation est très significatif. «Lorsque de telles questions sont
en jeu sur lesquelles de profondes divergences peuvent raisonnablement exister dans un Etat démocratique, il y a lieu d’accorder une
importance particulière au décideur national» (82). La solution eûtelle été différente s’il s’était s’agit d’un autre Etat défendeur? Cette
marge d’appréciation élargie plaide encore dans le sens d’un secours
de l’ordre conventionnel européen à l’ordre constitutionnel et démocratique turc. La position du juge dissident, Mme Françoise Tulkens,
est particulièrement intéressante à ce propos, non pas en ce qu’elle
récuse l’absence de violation de l’article 9, mais en ce qu’elle conteste l’application de la théorie de la marge d’appréciation face à un
problème européen. Cela a le mérite de soulever l’incompatibilité de
(76) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, E. Royer, A.J.D.A.,
p. 2149, §112.
(77) E. Bribosia, I. Rorive, «Le voile à l’école : une Europe divisée», Rev. trim.
dr. h., 2004, p. 956 : «C’est sur le caractère nécessaire dans une société démocratique
de la restriction que la Cour de Strasbourg centre l’essentiel de sa motivation».
(78) Ibid., §111.
(79) Cour eur. dr. h., Hassan et Tchaouch c. Bulgarie, op. cit., §78 : «La liberté de
religion telle que l’entend la Convention exclut toute appréciation de la part de
l’Etat sur la légitimité des croyances religieuses ou des modalités d’expression de celles-ci». La Cour ajoute que «dans une société démocratique, l’Etat n’a pas besoin de
prendre des mesures pour garantir que les communautés religieuses demeurent ou
soient placées sous une direction unique».
(80) Cour eur. dr. h., Brogan c. Royaume-uni, 29 novembre 1988; G.A.C.E.D.H.,
2ème éd., Paris, P.U.F., 2004, p. 144, §58.
(81) G. Yildirn, Recueil Dalloz, 2005, n° 3, p. 208.
(82) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, §101.
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certains éléments de l’islam – dont le foulard islamique – non plus
seulement au regard de la Turquie, mais plus largement de l’ordre
public européen.
La logique de l’arrêt de 2005 reste la même : la défense des droits
et libertés d’autrui et de la logique démocratique peut amener à restreindre d’autres droits ou libertés également consacrés par la Convention. La Cour rappelle sa jurisprudence Chassagnou selon
laquelle c’est précisément la constante recherche d’un équilibre
entre les droits fondamentaux de chacun qui constitue le fondement
d’une société démocratique. Elle conclut à la proportionnalité de
l’interdiction du port du voile dans les universités au regard de la
défense des libertés et de la société démocratique en Turquie. Le
juge européen en profite pour élaborer ou plutôt parachever une
conception autonome de la notion de la laïcité (83) dont la proximité avec la conception nationale ne doit pourtant pas les faire confondre (84). En vertu de cette définition, l’Etat ne doit pas montrer
de préférence pour une religion et doit demeurer un arbitre impartial. Les individus doivent être prémunis contre les ingérences de
l’Etat (effet vertical), mais aussi contre les pressions extérieures des
mouvements extrémistes (effet horizontal). La Cour laisse sousentendre que le hijab pourrait être le cheval de Troie de l’islamisme
ou de l’islam politique dans les universités turques. Le port du voile
n’est assurément pas un acte neutre.
La question du hijab dépasse le simple phénomène spirituel. Pour
Mme Yildrin, il faut – au-delà du voile – se poser «la question de
la compatibilité des prescriptions religieuses avec certains
enseignements». C’est plus le spectre du politique et de la confusion
structurelle entre spirituel et temporel qui resurgit en l’occurrence.
L’arrêt Leyla Sahin de 2004 rapproche le port du voile de l’existence en Turquie de «mouvements politiques extrémistes qui s’efforcent d’imposer à la société toute entière leurs symboles religieux et
leur conception de la société fondée sur des règles religieuses» (85).
La laïcité et l’impératif de «visibilité publique de la femme et sa
participation active à la société» (86) ne sont que des prétextes ou
un habillage. A ce titre, la Cour n’a pas à entrer dans le débat sur
le hijab, forme d’oppression ou facteur d’émancipation de la femme.
(83) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, §113.
(84) L. Burgorgue-Larsen, E. Debout, op. cit., p. 210 : «L’absence de définition
du concept de laïcité dans la ratio decidendi de l’arrêt Leyla Sahin a pour conséquence d’avaliser à l’échelle conventionnelle une conception nationale drastique».
(85) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 29 juin 2004, §109.
(86) Cour eur. dr. h., Leyla Sahin c. Turquie, 10 novembre 2005, §32.
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Son «attitude paternaliste ou maternaliste» (87) est la conséquence
d’une protection plus générale du principe démocratique dont l’égalité – déclinée en égalité des sexe – est une composante. C’est ce que
confère également le poids du contrôle de la «nécessité dans une
société démocratique». Tout ceci n’est pas sans évoquer le concept
de «démocratie combattante». L’ordre public européen se mue en
ordre conventionnel défensif d’un ordre constitutionnel démocratique offensif contre les émanations politiques et extrémistes d’une
religion déterminée. Les «maladresses» de la Cour, notamment dans
les deux arrêts Leyla Sahin (88), s’expliquent en partie par cette
mutation des finalités et par le caractère hautement symbolique de
ce contentieux. Dans l’arrêt Refah Partisi, le voile est ainsi perçu
comme l’émanation d’un islam politique plus que d’une simple spiritualité relevant de la seule sphère de l’article 9. La Cour européenne refuse de considérer isolément la question du foulard islamique ou de l’organisation des horaires dans le secteur public en
fonction de la prière. Elle les incorpore à un faisceau de conformité
au but du Refah Partisi : l’instauration d’un régime politique fondé
sur la charia (89). Le voile devient le symbole d’une conception religieuse et politique à la fois, profondément antidémocratique. Il
n’est qu’un symptôme. En 1999, l’affaire Kavakçi est – par exemple
– communiquée devant la troisième section de la Cour sous les
angles convergents des articles 9, 10 et 11 de la Convention et 3 du
Premier Protocole (90). Il s’agissait d’une députée élue du Fazilet,
le parti islamique de la vertu, qui fut chassée sous les huées avant
d’être déchue de sa nationalité pour s’être présentée devant le Parlement coiffée du hijab pour prêter serment. Pour reprendre
l’expression de M. Debray : «Ce que nous voile le voile…» (91).
✩
Les attentats de New York, Madrid et Londres, ont rendu toute
étude sur l’islam singulièrement sensible (92). La distinction entre
islam et fondamentalisme est devenue un passage obligé qui fait
écran à certaines questions capitales. Or l’islam «courant» contient
indéniablement des éléments de fondamentalisme. La «soumission à
dieu» – traduction littérale de l’islam – est difficilement conciliable
(87) E. Bribosia, I. Rorive, op. cit., p. 962.
(88) L. Burgorgue-Larsen, E. Debout, op. cit., p. 191.
(89) Cour eur. dr. h., Refah Partisi c. Turquie, op. cit., §73.
(90) Cour eur. dr. h., Kavakçi c. Turquie, n° 71907/1.
(91) R. Debray, Ce que nous voile le voile : la république et le sacré, Paris, Gallimard, 2004, 56 p.
(92) B. Lewis, «Faut-il avoir peur de l’islam?», Histoire, février 1991.
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avec la logique libérale qui sous-tend l’ordre juridique conventionnel, à moins qu’elle ne soit l’émanation d’un véritable consentement. On ne peut cependant pas renoncer à la jouissance de tous les
droits. Cela implique la détermination d’une hiérarchisation entre
les valeurs de la religion en Turquie – l’islam – et celles de la Convention européenne des droits de l’homme. On retombe sur la concurrence entre le dogme musulman et le dogme des droits de
l’homme ciblé circonscrit ici à la sphère de compétence territoriale
des Etats signataires de la Convention. Le juge européen s’est
trouvé obligé de prendre position sur ce thème délicat. Il a fait
preuve d’un certain courage en aidant la Turquie dans sa marche
vers une société démocratique renforcée et contre le spectre d’un
état théocratique appliquant charia, djihad et discriminations diverses en raison du sexe ou de la confession. Son soutien n’est toutefois
pas inconditionnel ou systématique et semble s’arrêter à la liberté
d’expression – valeur particulièrement prééminente de l’ordre public
européen. En revanche, la Cour reste plutôt timorée face aux ingérences de la Turquie dans la liberté d’expression des opposants à
l’islam.
L’islam et la Turquie affrontent aujourd’hui le «défi de la
modernité» (93) et de la démocratie sous le regard et la vigilance du
juge européen des droits de l’homme. L’islam devra transiger avec
les temps modernes sous deux aspects particulièrement
déterminants : la rupture entre la religion et le politique, la prise en
compte de la sécularisation de la société. Précisément les points sur
laquelle la Cour européenne se montre intraitable. Toutefois, le discours sur les droits de l’homme et la démocratie est souvent perçu
comme un moyen d’acculturation dans le monde de l’islam. Un processus historique semble pourtant s’être mis en marche à partir d’un
socle de convergence illustré par l’exemple turc. La montée du
«fascisme vert» ne doit pas masquer l’intérêt croissant des musulmans pour les droits de l’homme (94). Les échecs de l’Organisation
de la Conférence Islamique sont autant de preuves de son appétence
aux droits de l’homme tandis que la Turquie multiplie les efforts
(93) J.-L. Schlegel, La loi de dieu contre la liberté des hommes : intégrismes et fondamentalismes, Paris, Editions du Seuil, 2003, p. 59.
(94) M. Borrmans, «Droits de l’homme et dialogue islam-chrétien», Droits de dieu
et droits de l’homme, Actes du 9ème colloque national des juristes catholiques, Paris,
Tequi, 1989, p. 108.
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dans le cadre du Conseil de l’Europe (95) et se soumet aux arrêts de
la Cour européenne des droits de l’homme.
✩
(95) Abolition de la peine de mort le 3 août 2002, suivie de la signature le 9 janvier 2004 du 13ème Protocole additionnel à la Convention européenne des droits de
l’homme, relatif à l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances, y compris
en temps de guerre.