Tout d`abord, l`une des conclusions principales de ma thse porte sur

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Tout d`abord, l`une des conclusions principales de ma thse porte sur
LA FONCTION DES TRIBUNAUX JUDICIAIRES DANS LES SYSTÈMES
JURIDIQUES DES SOCIÉTÉS MODERNES
Martine Valois, LL.M Harvard, LL.D. Montréal
Dans les dernières décennies, la place et le rôle des tribunaux judiciaires
dans les systèmes juridiques modernes ont subi de nombreuses et importantes
transformations. Sans contredit, la figure du juge n’est pas aujourd’hui ce qu’elle
était jusqu’au milieu du 20e siècle. Comment expliquer les causes de cette
transformation et ses répercussions sur les rapports que le système juridique
entretient avec les autres sous-systèmes sociaux, notamment le système
politique?
Je vais aujourd’hui tenter de démontrer que la théorie des systèmes
sociaux de Niklas Luhmann contient tous les outils conceptuels pour faire état
des changements survenus dans la position et le rôle des tribunaux judiciaires,
ainsi que l’impact de ces changements sur les relations entre le droit et les autres
systèmes sociaux. Car c’est dans la nature et la forme des interactions entre le
droit et les autres sous-systèmes sociaux que se trouvent les choix de modèles
de gouvernance qu’une société se donne.
Les concepts développés par Luhmann dans la La légitimation par la
procédure 1 en 1969 forment les premiers jalons de la construction d’une
perspective théorique sur la place qu’occupe la fonction de juger dans le droit
1
Niklas LUHMANN, La légitimation par la procédure, Québec, Presses de l’Université Laval,
2001, traduction de Legitimation durch Verfahren.
2
considéré en tant que système différencié. Dans cet essai, Luhmann utilise des
concepts extrêmement pertinents pour étudier la fonction des tribunaux
judiciaires dans les systèmes juridiques modernes.
Dans d’autres essais publiés par la suite, Luhmann a enrichi son cadre
d’analyse sociologique reposant sur la différenciation fonctionnelle avec des
concepts tirés de la théorie de systèmes sociaux, dont la distinction
système/environnement, la fermeture et l’ouverture organisationnelle, la
complexité systémique, le code binaire, la structure de programme et le couplage
structurel.
La distinction système/environnement, qui est au cœur de la théorie
systémique, suppose la fermeture ou clôture du système dans l’affirmation de la
séparation du système d’avec son environnement. Fermeture n’est pas isolement
toutefois 2 . Cette clôture du système est limitée aux opérations; elle ne s’applique
pas aux perturbations et irritations cognitives qui sont canalisées par l’entremise
des couplages structurels avec les autres systèmes de l’environnement. Le
concept d’autonomie du système juridique doit donc se comprendre comme l’état
d’un système fermé sur le plan des opérations comme condition de son
ouverture au point de vue de l’information 3 .
2
3
Niklas LUHMANN, Law as a Social System, 2004, Oxford, Oxford University Press, p. 80.
Niklas LUHMANN, « Law as a social system » (1989) 83 Northwestern University Law
Review 136, Erreur ! Signet non défini.p. 139. N. LUHMANN, « L’unité du système juridique »
(1986) Archives de philosophie du droit 163, p. 173. C’est dans la cybernétique que Luhmann a
tiré cette caractéristique du fonctionnement des systèmes. Un système cybernétique est un
système ouvert au niveau de l’énergie, mais fermé au niveau de l’information et du contrôle.
3
Selon Luhmann, la schématisation d’un code binaire propre à chaque
système n’est pas une invention conceptuelle : c’est le produit de l’évolution 4 .
Chaque fois que le système juridique sélectionne une communication, il ne peut
lui attribuer que l’une ou l’autre des qualités de son code binaire : la
communication dans le système juridique sera donc légale ou illégale.
Le droit se protège des irritations qui proviennent des autres soussystèmes en les traitant selon le code binaire légal/illégal. Ce code sert aussi à
établir la structure décisionnelle du système qui n’a besoin d’aucune référence
extérieure pour la production et la reproduction de ses opérations 5 . Puisque le
système juridique fonctionne uniquement à partir du code binaire, il n’a
aucunement besoin d’une norme fondamentale 6 .
La clôture du système juridique, qui définit l’unité du système, ne peut être
atteinte que par l’attribution du code binaire légal/illégal; ce qui ne peut être traité
selon
ce
code
n’appartient
pas
au
système
juridique,
mais
à
son
environnement 7 . La clôture normative ou opérationnelle signifie que le système
utilise uniquement des normes légales comme (référents) programmes
conditionnels pour ses décisions. Ces décisions sont les opérations qui assignent
la valeur légale ou illégale.
4
Niklas LUHMANN, “The Self-Reproduction of Law and its Limits”, dans Gunther TEUBNER (dir.),
Dilemmas of Law in the Welfare State, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1986, p. 115.
5
Le glissement théorique de structure à opération pour caractériser l’agencement des éléments
normatifs dans le système juridique permet de définir l’identité du droit, non pas en tant qu’idéal
stable, mais en tant qu’ensemble d’opérations qui produisent et reproduisent des
communications juridiques. La notion de structure est trop liée à des caractéristiques de stabilité
et de fixité pour être compatible avec la mutabilité inhérente du droit positif. Ce dernier, qui est un
droit issu de décisions, s’accorde mal en effet avec la rigidité du concept de structure.
6
Niklas LUHMANN, “Operational Closure and Structural Coupling: The Differentiation of the Legal
System”, (1991-1992) 13 Cardozo. L. Rev. 1419, p. 1428.
7
N. LUHMANN, Law as a Social System, préc., note 2, p. 94.
4
Dans le cours de ses recherches, Luhmann s’est interrogé sur les
changements dans la structure systémique des sociétés et a postulé une
transformation de l’organisation sociale par la succession de trois phases
principales : segmentation, hiérarchisation et différenciation fonctionnelle. La
différenciation fonctionnelle a été le moteur principal de la transformation des
sphères de l’activité sociale, et le droit, tout comme le pouvoir politique, n’a pas
échappé à ce processus.
Déjà différenciés de la sphère religieuse depuis plusieurs siècles, les
systèmes de droit occidentaux ont continué leur progression vers la
différenciation fonctionnelle dès le début de la modernité. La différenciation
externe et interne du système juridique dans le système social a créé un terreau
fertile pour l’avènement d’un droit positif universaliste, dont les composantes
normatives devenaient dissociées des facteurs culturels de légitimation.
Ce droit positif formé de décisions juridiquement régulées est ce droit
suffisamment flexible et altérable pour être en mesure de répondre aux attentes
normatives individuelles et collectives des sociétés différenciées. Il est
suffisamment ouvert pour s’ajuster au nombre infini de possibilités qui peuvent se
faire jour dans les sociétés complexes, mais suffisamment stable (du fait de saq
complexité) pour remplir sa fonction. C’est par sa reproduction autopoïétique que
le droit positif maintient son caractère contrefactuel.
La différenciation fonctionnelle de la société a entrainé une augmentation
de la complexité sociale, et donc de l’environnement avec lequel le système
juridique doit composer. Le droit doit être capable de bien délimiter ses frontières
pour pouvoir réduite cette complexité à l’intérieur du système juridique. Les
frontières entre le système juridique et son environnement sont définies par le
5
système lui-même, qui est lui seul responsable des opérations servant à établir
et à maintenir les limites entre le système juridique et le système social. C’est
l’autopoïèse qui permet au système juridique de maintenir les limites qui le
séparent de son environnement composé des autres sous-systèmes sociaux,
comme la politique et l’économie.
Au centre des systèmes de droit autopoïétiques figurent les tribunaux
judiciaires qui participent à l’indépendance (dans le language luhmannien, il faut
parler de « clôture opérationnelle ») des systèmes légaux vis-à-vis des autres
sous-systèmes. La place du juge dans nos systèmes juridiques modernes n’est
donc pas le résultat d'une volonté impérialiste de magistrats pour « gouverner »
à la place des élus; c’est la différenciation fonctionnelle des systèmes sociaux qui
a permis aux juges siégeant aux tribunaux judiciaires de prendre cette place
centrale au sein des systèmes juridiques.
Il faut donc voir la nouvelle fonction des tribunaux judiciaires dans les
systèmes juridiques modernes comme la conséquence de l'accroissement de la
complexité sociale et de la spécialisation des fonctions qui se manifestent à
l’intérieur de tous les systèmes sociaux, que ce soit le droit, la politique, la
religion, l'éducation, l'économie, la santé publique, etc., plutôt que comme la
conséquence d’une tentative de la fonction judiciaire de s’emparer du pouvoir
politique.
La thèse de l’évolution de la fonction de juger par la différenciation permet
non seulement de faire état des changements dans le rôle des tribunaux
judiciaires, mais également de rattacher à la conception ancienne de la fonction
de juger la vision moderne de cette fonction qui s’exerce dans une société
complexe caractérisée par un accroissement des possibilités et un pluralisme
6
des valeurs morales et sociales. Tout simplement donc, la transfiguration de la
fonction de juger est l’aboutissement d’un processus historique et évolutif.
Nous assistons actuellement tant en Europe qu’en Amérique du Nord à
une remise en question générale du rôle des institutions judiciaires, du seul fait
de l’importance des décisions rendues par les tribunaux dans nos systèmes
juridiques. La contestation de l’activisme judiciaire est aussi une mise en cause
de la légitimité des formes de pouvoir dans la société moderne. La montée en
puissance du juge interpelle la question de la légitimité du jugement. Se pose
alors la question de savoir dans quelle mesure l’accroissement de la production
judiciaire du droit, qui est l’une des conséquences visibles de cette
transformation, peut coexister avec la légitimation démocratique des décisions
juridiquement régulées.
Pour justifier la présence de règles obligatoires et le respect voué à ces
règles et aux institutions qui les ont créées, les philosophes ont cherché à fonder
la légitimité du droit à l’extérieur du système juridique, invoquant des notions
telles que la force, la tradition, le charisme, l’habitude ou la croyance en la
légitimité de l’ordre établi. En dépit de ces tentatives visant à justifier le pouvoir
du droit, sa légitimité ne semble pas acquise. Force est de constater que le
principe démocratique ne peut toujours justifier les décisions législatives prises
par les représentants élus, et qu’il faut chercher ailleurs la raison du
consentement généralisé aux décisions juridiquement régulées.
Luhmann pose la question de la légitimité des institutions d’une façon tout
à fait différente des autres théoriciens puisqu’il a recours à un concept de
légitimité intrinsèque qui s’appuie sur la capacité d’un système à produire sa
propre base de légitimité. C’est cette idée d’autolégitimation que Niklas Luhmann
7
a toujours défendue. Dans la théorie luhmannienne donc, toute institution doit
instaurer son propre procès de légitimation. Il s’agit donc de déterminer quels
sont les mécanismes utilisés par la fonction judiciaire pour y arriver.
La thèse de l’autolégitimation recouvre deux volets, la légitimation en tant
qu’opération du système juridique, et la légitimité sociologique de la procédure
comme lieu de création du droit 8 . La légitimité considérée comme opération du
système vise à fonder la légitimation du droit, tandis que la légitimité sociologique
est construite par les facteurs de légitimation qui s’activent dans la procédure
judiciaire, dont le plus important est le maintien de l’incertitude quant au résultat
du procès.
Cette discussion sur la légitimité de la fonction judiciaire nous amène à
introduire quelques notions développées par Luhmann dans La légitimation par
la procédure. Dans cet essai sur la légitimité des décisions juridiquement
régulées (celles produites par le système électoral, le système législatif, le
système judiciaire et l’Administration), Luhmann analyse les mécanismes qui
préservent l’incertitude sur l’issue de la procédure judiciaire. C’est notamment
grâce au maintien de cette incertitude sur l’issue du litige que les participants à la
procédure acceptent non seulement les prémisses décisionnelles, mais la
décision ultime qui sera rendue.
Deux des mécanismes du processus d’autolégitimation de la procédure
judiciaire nous intéressent ici. Il s’agit de l’utilisation de programmes
conditionnels, par opposition aux programmes de finalités, et du principe
d’impartialité du juge. La structure programmatique conditionnelle du droit et le
8
Lukas S. SOSOE, « Préface à l’édition française », La légitimation par la procédure, préc.,
note 1, p. XXVIII.
8
code binaire légal/illégal participent au maintien de l’incertitude sur l’issue de la
procédure judiciaire et neutralisent la critique des décisions. La séparation du
droit matériel et du droit processuel 9 autorise l’introduction d’une structure
programmatique conditionnelle (de type « si, alors ») dans le droit. Cette
structure conditionnelle est conçue pour produire des décisions juridiquement
régulées dans lesquelles il n’est pas requis de tenir compte des objectifs
matériels poursuivis par le système normatif, ni de la question de savoir si les
décisions produites dans le cadre des programmes établis par la législation
permettent d’atteindre réellement les résultats escomptés. Il ne saurait en être
autrement, car les programmes de finalités sont trop facilement critiquables
lorsque les effets visés ne sont pas atteints.
En ce qui concerne le principe d’impartialité du juge comme facteur de
légitimation des décisions judiciaires, celui-ci nécessite la différenciation
préalable du rôle du juge. L’exigence voulant que la décision soit rendue par un
juge impartial et indépendant signifie que celle-ci sera prise par un juge « libéré »
de ses autres liens sociaux, qu’ils soient familiaux, politiques, économiques,
religieux ou autres. Ceux-ci ne devraient plus, en principe, lui être utiles puisqu’il
doit décider en fonction de la preuve qui est présentée dans la procédure. La
garantie d’une décision fondée uniquement sur le droit et les faits qui sont
présentés devant le juge assure la neutralisation presque complète de l’influence
possible de ses autres rôles sociaux 10 . La décision rendue ne pourra donc être
9
N. LUHMANN, La légitimation par la procédure, préc., note 1, p.63. Le système juridique
différencié est un système de droit qui sépare d’un côté « le secteur d’approvisionnement en
prémisses décisionnelles juridiques », caractérisé principalement par la législation, et de l’autre,
la source d’approvisionnement en « prémisses décisionnelles factuelles » à l’occasion du procès.
De cette façon, les instances qui déterminent les faits (et donc la vérité), et celles qui
établissement le droit sont distinctes et socialement séparées; elles ne se confrontent qu’au
moment de la procédure judiciaire.
10
N. LUHMANN, La légitimation par la procédure, préc., note 1, p. 56.
9
critiquée sur la base de ces considérations qui sont réputées ne pas être prises
en compte dans le processus menant à la décision. De cette manière, le principe
d’impartialité maintient l’incertitude quant à l’issue du litige en inhibant la critique
des décisions.
Le droit positif des systèmes juridiques différenciés fonctionne à partir
d’une structure conditionnelle de programmes qui lie le juge dans l’acquittement
de sa charge, tout en limitant sa responsabilité face aux conséquences de sa
décision. En motivant sa décision uniquement sur la base des règles écrites et
des précédents reconnus, le juge peut se décharger des conséquences
infortunées de ses décisions dans le système social 11 .
La fonction des tribunaux judiciaires est donc d’instaurer une séparation
entre la décision juridiquement régulée et ses effets dans l’environnement du
système juridique. Grâce à cette fonction d’élimination des possibilités de
critiques sur des éléments externes au système juridique, les tribunaux
judiciaires fonctionnant sous la garantie d’indépendance judiciaire participent
activement à la clôture du système juridique et à sa reproduction autopoïétique.
Cette reproduction autopoïétique assure que le droit conserve son caractère
contrefactuel et que l’évolution du droit positif se fasse dans des conditions bien
contrôlées au point de vue normatif.
Les tribunaux judiciaires sont le cerveau de la régulation des opérations
du système juridique, lequel doit sans cesse délimiter ses frontières systémiques.
On peut donc conclure que la différenciation du droit dans le système social, et
sa contrepartie interne représentée par la différenciation du système judiciaire
11
C’est ce mécanisme réflexif qui est reproché aux juges par Stéphane BERNATCHEZ, « La
fonction paradoxale de la morale et de l’éthique dans le discours judiciaire canadien », (2006) 85
R. du B. can 221.
10
dans le système juridique, garantit une « place à part » pour les tribunaux dans
les systèmes juridiques grâce à la fermeture opérationnelle. Ces tribunaux étant
ainsi « mis à distance » des autres sous-systèmes sociaux, leurs interventions
demeurent toujours à l’intérieur du code et des programmes du droit. Ceci est
d’autant plus nécessaire que dans les sociétés différenciées où le système
politique contrôle l’État et le système législatif, l’intervention des tribunaux est de
plus en plus sollicitée pour forcer un changement dans le droit.
Luhmann estime qu’en raison de l’obligation de juger (prohibition du déni
de justice), les tribunaux sont placés dans une position exceptionnelle au sein du
système juridique 12 . Du fait de cette obligation de juger, les tribunaux doivent se
« mettre à l'abri » des soubresauts de la politique par exemple, ce qu'ils font en
se plaçant au centre du système juridique.
Cette différenciation interne du système juridique s’impose pour maintenir
les tribunaux à distance des influences étrangères au droit qui proviennent des
autres systèmes culturels de légitimation de la structure sociale. Elle opère une
« séparation intellectuelle » 13 entre le droit et les irritants qui tentent de
s’introduire dans la prise de décisions judiciaires. Cette séparation intellectuelle
est la meilleure garantie de légitimité du droit. Les tribunaux judiciaires qui sont
les véritables gardiens de la primauté du droit 14 préservent l’étanchéité de la
frontière systémique entre le droit et l’environnement du système juridique. Dans
le système juridique différencié, seuls les tribunaux peuvent en effet assurer la
12
N. LUHMANN, Law as a Social System, préc., note 2, p. 275.
13
Mackin c. Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c. Nouveau-Brunswick, [2002] 1
R.C.S. 405, paragraphe 37 (Cour suprême du Canada).
14
Les tribunaux du système juridique différencié exerceraient maintenant cette fonction autrefois
placée sous la responsabilité de l’État. Voir la discussion dans Niklas LUHMANN, Politique et
complexité, Coll. « Humanités », Paris, Éditions du Cerf, 1999, p. 121 sur l’État comme
autodescription du système politique.
11
primauté du droit, car le législateur est trop près du système politique, tandis que
le contrat est à la remorque des considérations instrumentalistes et utilitaristes
des intéressés au droit.
Pour conserver une position centrale dans le système juridique, les juges
siégeant à ces tribunaux doivent bénéficier des plus hautes garanties
d'indépendance judiciaire. Une autre stratégie des juges des tribunaux pour se
tenir à distance des attentes matérielles qui émanent des autres sous-systèmes
sociaux consiste à se regrouper en « ordres professionnels » (conseils de
magistrature) afin de réguler en toute exclusivité l'ensemble des questions
relatives à la sécurité financière et à la déontologie. Cette stratégie est en voie de
devenir la norme au sein de la magistrature à l’échelle internationale.
Que peut-on dire maintenant du lien entre la fonction des tribunaux
judiciaires selon le modèle luhmannien de reproduction autopoïétique du droit et
la gouvernance? De prime abord, il faut se demander quelle place occupe le droit
dans la gouvernance au sein des sociétés différenciées? En d’autres termes,
quel poids les attentes normatives individuelles et collectives ont-elles dans les
questions relatives à la gouvernance?
C’est précisément ce genre de questionnement qui s’est immiscé dans le
litige opposant Omar Khadr, ce jeune citoyen canadien toujours détenu à
Guantanamo, et le gouvernement canadien. Le 29 janvier 2010, la Cour suprême
du Canada a rendu un jugement plutôt magnanime, mais non équivoque, sur le
partage des responsabilités entre la fonction judiciaire et l’exécutif dans la
gouvernance de l’État. Selon la Cour, bien que le pouvoir gouvernemental doit
12
être exercé en conformité avec le droit, c’est l’exécutif qui est le mieux placé pour
prendre des décisions « dans le cadre des choix constitutionnels possibles » 15 .
Ainsi, alors que la Cour suprême du Canada a reconnu que l’État canadien avait
enfreint les droits fondamentaux de M. Khadr lors des interrogatoires menés par
les agents du Service canadien du renseignement de sécurité, elle a refusé
d’ordonner le rapatriement de M. Khadr au Canada à titre de réparation
convenable.
La « bonne » gouvernance de l’État serait donc la liberté de prendre des
décisions inconstitutionnelles, tant et aussi longtemps que les tribunaux sont
libres de se prononcer sur la conformité de ces décisions avec le droit et de
suggérer, mais non d’ordonner, la réparation qui s’impose. La sanction, s’il y a
lieu, pour ce gouvernement qui agit de manière inconstitutionnelle, est renvoyée
au système politique 16 . Il revient à l’opposition politique dans la société
fonctionnellement différenciée d’utiliser cet élément qui lui est favorable à
l’intérieur des opérations du système politique pour forcer le gouvernement à
agir. « Chacun son métier, les vaches seront bien gardées » écrivait Jean-Pierre
Claris de Florian 17 . Ainsi s’exprime dans sa dimension systémique, l’immensité
du paradoxe de la gouvernance, résultat du couplage structurel entre le système
politique et le système juridique.
15
Canada (Premier ministre) c. Khadr, 2010 CSC 3, paragraphe 37.
16
Alors qu’au départ, la constitutionnalisation des droits fondamentaux et l’institutionnalisation de
recours pour faire respecter ces droits opèrent un délestage des demandes de justice matérielle
vers des juridictions spécialisées (en Europe) ou devant les cours de droit commun (États-Unis et
Canada) : Jean CLAM, Droit et société dans la sociologie de Niklas Luhmann : fondés en
contingence, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 83. Ce transfert libère le système
politique et l’État de ces demandes. Dans Khadr, la Cour suprême renvoie la balle au système
politique.
17
Le Vacher et le Garde-chasse, fable de Jean-Pierre Claris de Florian (1755-1794), qui fut
membre de l’Académie française.