Mœurs ou les sept péchés capitaux

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Mœurs ou les sept péchés capitaux
les Sept péchés capitaux
Je n’ai jamais connu mon père.
Du plus loin que remonte le souvenir, ressurgissent de ma prime enfance,
deux visions comme en songe. Curieusement mêlées et intimes, mais non singulièrement distinctes, telles que peuvent l’être les ombres portées et propres
sur une image.
Ce sont deux clichés où se lient, de mon vécu, l’essentiel des effets qui
me restent en mémoire.
D’une part, c’est la représentation d’un bambin d’âge de barboteuse,
mais entièrement nu. Il court à la mer. De la mère à la mer, pourrait-on dire.
a la recherche du père qu’il ne connaît pas mais qu’il réclame jusqu’à excéder la patience de sa génitrice ; au point de la changer en daronne échevelée.
De l’autre est le tableau d’un grabataire. un homme, jeune encore
quoique décharné. Dans un décor de lambris ternes et de cloisons bleu-pâle,
engoncé dans la pénombre d’un lit démesuré, immobile, l’homme ; si
proche ! Et l’on m’en éloigne…
- Tu n’iras pas, c’est interdit !
Dans cette lutte pour une promiscuité défendue, je sens sa présence
m’envelopper. Tangible, tel un voile l’air ambiant, plein de lui s’infiltre par
mes narines, dans ma tête ; puisque j’aspire plus que tout au monde.
Et l’on s’obstine à m’empêcher de l’effleurer, de le toucher : simple
contact. Quelle scène ! Cependant qu’il demeure en moi, ici même, comme
une contagion. Celle-là même qui devait l’emporter jusqu’au bout de l’absence.
De son état, j’en comprenais moins encore ; cependant, j’ai dit ne m’en
être pas séparé depuis… C’est la seule image : plus représentation que peinture, plus imprégnation que souvenir, que je garde de romule. Mais mieux
encore, un peu à l’instar de ce subtil enchaînement d’aberrations qu’on a vu
initier chez une chienne d’irrepressibles instincts maternels à l’endroit d’une
portée de chatons, aujourd’hui, la soixantaine tapante, je n’ai qu’à clore les
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yeux et inspirer une coulée d’air pour « sentir », ô curiosité, sa présence à
côté, là, tout contre…
or donc, de romule, de l’aïeul, dont j’avais, en esprit, fait un succédané
du père, j’ai trop vite été frustré. Deux douzaines de mois à peine !
Dans nos contrées où le giron a longtemps tenu lieu de couvoir, la pratique de la braguette a fait office de politique économique. Il s’en fallait de
beaucoup que je fusse tout seul privé de père ! Mais je ne sais quelle sensiblerie native, quelle excitation que je suis porté maintenant à qualifier de
« père fide », auront décuplé le manque ; au point d’en faire une maladie, une
tare : l’inaccomplissement de la mienne de famille… Et pourtant, de tous les
quartiers où les pérégrinations d’une femme sans attache m’ont conduit, je
n’ai observé que peu de cas où le père, « intra muros », n’avait pas nécessairement la dimension -comment disent-elles : machiste ?- dont on nous rebat,
à débat -la longueur, les oreilles. Voici donc les lumineuses données qui
allaient éclairer mes réflexions. Déjà exacerbés, mes penchants, passeraient
sans ménagements au crible, le comportement de ma génitrice. oui, sans
méjuger de nos sentiments, c’est à mon appréciation, la seule personne que
je connaisse, qui s’est mortifiée toute sa vie de n’avoir pas su conformer
l’aboutissement de son existence d’adulte -à l’inverse de la Martiniquaise traditionnelle-, aux idéaux matrimoniaux, familiaux, qu’elle s’était définis dans
son jeune âge.
Sous quelque angle que je considère la chose, il faut admettre qu’elle
n’était pas prête à enfanter ; ce qui n’est rien que banal. Mais, là où d’autres,
couramment admettaient à leur corps défendant : « le mal est fait, le coup est
sans remède » ; la mienne a toujours opposé un réflexe défensif qui l’empêcha d’admettre, d’intégrer. on peut encore ajouter que là où beaucoup se sont
« débarassées » -c’est une expression que j’ai souvent entendue-, elle ne s’est
non plus départie de ma présence qu’à l’insigne minimum… Pas la moindre
journée d’oxygénation hors le giron matrifocal !
Toute la trame du récit qui va suivre se plaque sur ces rapports à l’hésitante. D’une part, l’enfant sans doute trop perceptif (percipiant ?) et la génitrice non moins exclusive ; et de l’autre, la sensation qu’il pourrait exister
quelque chose d’autre. rapports qui auraient pu faire lever l’irritation -on
disait « l’aigritude », ou même la haine, en héritage.
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a coup sûr, elle aussi avait subi sa part d’avatars. Entre deux barreaux de
chaise, vautré sur le plancher sentant bon l’arada, les histoires de famille que
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j’ai pu ici et là glaner, sont assez cocasses. Matière relations, chaque membre
de cette tribu s’est toujours placé sur son trente-et-un. Voyons plutôt. Du haut
de leur Dominante natale, romule et ses frères (il y avait achille, l’aîné,
romuald-cadet, rémusard et Chabin ses puînés), cultivaient conjointement
le lopin familial. la popote était commune, toutefois dans le canari familial,
chaque part de salaison était mise à cuire dans une feuille distincte afin que
nul ne se trompe de ce qu’il avait fourni. les filles, alice, antoinette et
antonia, étaient chargées à tour de rôle de faire bouillir les zagrés et de préparer la sauce piquante. Mais celles qui n’étaient pas au service du jour
n’avaient aucun droit à l’agape.
Nullement forcies, ces histoires sont en prise directe avec l’individualisme viscéral que j’ai pu, ayant grandi, observer dans la famille ; mais revenons à ma M’man. Nonobstant ce qu’on va dire, elle a toujours été la mère ;
c’est-à-dire, celle qui en dépit de tout, a entretenu la symbiose. Celle qui pressentant l’attirance a occulté toute féminité inutile. Qui a fait prévaloir l’indispensable autorité domestique par devers toute harmonie d’effets
possiblement embarassants à l’usage. un peu, façon servile, et pour la prolonger, la « mancipation » -plutôt que l’émancipation- aura été totale puisque
assurée par l’intéressée même !
a vrai dire, de « barboteuse », je n’en eus guère. Non qu’elle refusât de
sacrifier aux mœurs de ce temps où, quoi qu’on couvrît, comme ça s’impose,
le sexe des filles, les garçonnets généralement allaient ballant de tous leurs
membres, aux vents d’une candeur native. Ce n’est pas que la Chère qui, de
formation pratique savait coudre et avait costumé plus d’un faraud nippé des
places foyalaises, ne pût m’assembler maintes de ces petites pièces de vêture
qu’on agrafait par l’entre-jambes. Mais la guerre, donc la pénurie était là. Il
eut été hasardeux de distraire les quelques pans non effilochés des vieilles
hardes -lesquelles nous servaient à même le sol de literie-, pour couvrir
« inutilement » un corps de garçon. les « haillouques » avaient bien plus parcimonieusement à être employées :
- Car, mon cher, avec la toile de deux barboteuses, tu mets debout trois
casaques, peut-être plus ! Sans compter les fournitures… Si encore ç’avait
été une fille que Dieu m’avait donnée !… « Tout temps » il est tout petit, le «
tigaçon » n’a pas besoin de « serrer » son « zizi-panpan » ; alors que tu peux
pas laisser les « yin-yins » faire le siège de la « mafoune » de la « tifille » !
Donc les temps de vaches maigres étaient là, corsant la pénurie endémique de ces rives.
un petit badigeonneur vitupérant venait d’atterrer ces démocraties éclairées de la vieille Europe. Sous le prétexte d’une ancienne offense dont les
motifs remontaient aux derniers Traités de Versailles si nombreux, il avait
mis la « Métropole » en capilotade ; l’Empire était en déshérence.
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