De « la communication
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Communication & langages http://www.necplus.eu/CML Additional services for Communication & langages: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here De « la communication » à « la conversation » : vers un nouveau paradigme en publicité ? Maxime Drouet Communication & langages / Volume 2011 / Issue 169 / September 2011, pp 39 - 50 DOI: 10.4074/S0336150011003048, Published online: 10 November 2011 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0336150011003048 How to cite this article: Maxime Drouet (2011). De « la communication » à « la conversation » : vers un nouveau paradigme en publicité ?. Communication & langages, 2011, pp 39-50 doi:10.4074/S0336150011003048 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/CML, IP address: 78.47.27.170 on 20 Feb 2017 39 De « la communication » à « la conversation » : vers un nouveau paradigme en publicité ? La Communication MAXIME DROUET La conversation est récemment devenue un terme récurrent de la profession publicitaire, à tel point qu’elle participe de son travail identitaire d’étiquetage et de présentation d’elle-même. Elle semble devenir le nouveau paradigme publicitaire, un terme qui résume et synthétise les nouveaux réflexes et lieux communs professionnels. Comment expliquer la rapidité avec laquelle les professionnels de la publicité se sont emparés de ce terme ? La capacité à présenter leur activité, à la formaliser dans un geste réflexif, est un travail essentiel pour les agences dans l’entretien de leurs relations commerciales. Les représentations de l’activité ne cessent donc de circuler au sein de l’espace professionnel composé de conférences, de séminaires plus ou moins ouverts, de la presse spécialisée, de rendez-vous informels, d’entretiens d’embauches, d’enseignements et surtout de présentations auprès de la clientèle, à savoir les annonceurs. À travers ces médiations très variées émergent aujourd’hui des redondances et une culture commune autour de la conversation1 . Maxime Drouet interprète la généralisation du terme « conversation » dans le milieu publicitaire comme une tentative de requalification de la profession, à l’image des évolutions qui ont eu lieu avec le glissement de la « réclame » à la « publicité », initié à la fin du XIXe siècle, et de la « publicité » à la « communication », entre les années 1960 et 1980. En adoptant le terme « conversation », c’est son travail de légitimation que la profession poursuit. L’analyse détaillée des discours produits par les professionnels permet de bien prendre la mesure de ce changement, qu’il ne faut pas résumer à un simple phénomène de mode : il s’agit de la tentative d’imposition d’un nouveau paradigme professionnel. Mots clés : publicité, réclame, communication, conversation, paradigme professionnel 1. À ce titre, ce travail peut être considéré comme une tentative de faire se rejoindre la tradition interactionniste en sociologie des professions et les travaux autour de la trivialité. Ces deux paradigmes ont notamment en commun de porter leur attention sur les processus de circulation et de transformation des représentations qui constituent un groupe social ou une communauté professionnelle. Anselm Strauss rappelait ainsi dans La trame de la négociation qu’un monde social n’est pas avant tout délimité par un territoire ou par une appartenance formelle mais « par les limites d’une communication efficace » (Anselm Strauss (dir.), La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 269). communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 40 La communication revisitée par la conversation Pour décrire cette partie de la culture des publicitaires, cet article s’appuie sur un dépouillement de la presse professionnelle, des manuels des publicitaires, des rapports annuels des grands groupes publicitaires ; ces différentes sources ont été complétées par des entretiens avec des publicitaires. Comprendre les représentations que se font les publicitaires de leur propre activité nécessite d’être attentif à la dynamique interne de ces représentations, car les présentations du métier de publicitaire ne sont pas des discours figés ou simplement descriptifs. Le travail de définition de l’activité professionnelle est toujours un « entre-deux », qui se déploie à deux niveaux : - un niveau normatif : lorsqu’un ou des publicitaires s’expriment sur leur métier et l’actualité du secteur, ils envisagent aussi ce que ces derniers devraient être. Ils ne présentent pas uniquement l’état de la profession, ils la jugent. Le publicitaire est présenté sur le mode projectif et, dans une certaine mesure, impératif du « devoir-être ». - un niveau dynamique et relationnel : la description du métier se fait en référence à la situation antérieure (qu’elle soit réelle ou imaginaire) et à la situation à venir. En l’occurrence, l’usage professionnel du terme « communication » ne peut pas être saisi entièrement sans le terme « publicité », qui lui-même prend tout son sens en se distinguant de « réclame ». La définition de l’activité publicitaire est un travail de redéfinition et de transformation à partir de deux types de repères dans l’argumentation : présenter « ce qui a été » pour envisager « ce qui va venir ». Apparaissent en effet trois paradigmes professionnels successifs, articulés autour de trois mots clés : - le passage de « la réclame » à « la publicité » avec la naissance du paradigme de « la publicité » ; - le passage de « la publicité » à « la communication » avec l’apparition du paradigme de « la communication » ; - le passage de « la publicité » à « la conversation », qui est en cours. LA FORMALISATION DE LA PUBLICITÉ : LA SCIENCE COMME SOURCE ET PREUVE DE L ’ ANTI -« RÉCLAME » Lorsque se développent les premiers discours réflexifs de professionnels se revendiquant de la publicité (fin XIXe -début du XXe siècle), les termes de « publicité » et de « réclame » sont employés indifféremment2 . Néanmoins, très vite, les manuels et les revues de publicité vont être les supports de discours qui s’évertuent à distinguer la « publicité » de la « réclame » pour institutionnaliser la profession, déjà stabilisée en 1930. 2. Octave-Jacques Gérin et Camille Espinadel commencent par donner une définition précise de l’ensemble des termes du secteur publicitaire mais concernant la « publicité », ils concluent leur propos ainsi : « disons que publicité et réclame sont synonymes » (Octave-Jacques Gérin et Camille Espinadel, Commerce et industrie. Les Procédés modernes de vente. La Publicité suggestive, théorie et technique, Paris, H. Dunod et E. Pinat, 1911, p. 6). communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Vers un nouveau paradigme en publicité ? 41 L’activité que ces professionnels sont en train de systématiser à partir de leur propre expérience et de l’exemple américain va porter le terme générique de « publicité » et plus particulièrement de « publicité scientifique ». Comme de nombreuses professions, les publicitaires s’appuient et prennent exemple sur la science3 . En accompagnant la publicité de l’adjectif « scientifique », les premiers professionnels s’engagent dans une croisade symbolique pour être reconnus comme des participants à part entière de l’aventure industrielle et du progrès technique4 . Une lecture attentive de la presse professionnelle et des manuels de publicité de l’époque révèle que cette référence à la science se déploie de deux manières distinctes : soit comme un fait avéré, soit comme un idéal en devenir, un horizon à atteindre. Ces deux modalités de la référence au domaine scientifique correspondent à des circulations différentes au sein de la profession. La valorisation d’une publicité d’ores et déjà scientifique se retrouve dans les manuels et les conférences de présentation ou de vulgarisation de l’activité. Le développement d’une publicité plus scientifique est un discours tenu dans la sphère plus restreinte de la presse spécialisée destinée principalement aux professionnels qui se reconnaissent déjà comme des publicitaires. Les ouvrages de Jules Arren5 , tout comme les premiers manuels qui paraissent entre la fin du XIXe et le début du XXe , sont construits en référence à une rhétorique scientifique. Cette mise en avant permanente de la publicité comme science est rendue possible par l’expérience américaine, invoquée comme un argument d’autorité. Lorsqu’ils présentent la publicité à un public plus large que celui des professionnels installés, les auteurs affirment, sans jamais donner de détails, que la publicité est une science dont les expériences, le savoir scientifique, viennent de sa généralisation outre-atlantique. Ce passage du livre de Jules Arren en est l’illustration : « Tous les procédés pour gagner la faveur du public ont été soumis, dans le monde anglo-saxon, à une étude approfondie. Une véritable science de la Publicité et un art de l’Annonce se sont créés, avec leurs règles, leurs axiomes, leurs procédés, leurs écoles, leurs maîtres, leurs génies. Rien n’est plus abandonné au hasard. On obtient mathématiquement le maximum d’effet avec le minimum d’argent, grâce au maximum d’habileté. »6 Le thème de la science est repris à chacune des phrases, quand bien même il n’est fait aucun usage de la science pour démontrer l’efficacité publicitaire7 . Un discours plus fin se déploie dans les revues professionnelles dont les lecteurs sont des acteurs plus avertis. Il ne s’agit pas tant de défendre la publicité comme 3. Catherine Paradeise, « Rhétorique professionnelle et expertise », Sociologie du travail, 1, 1985, pp. 17-31. 4. Marie-Emmanuelle Chessel, La publicité : naissance d’une profession, 1900-1940, Paris, CNRS Éditions, 1998. 5. Jules Arren, La publicité lucrative et raisonnée, 1909; Jules Arren, Sa Majesté la publicité, Tours, Marne et fils, 1914. 6. Jules Arren, Sa Majesté la Publicité, op. cit. 7. En effet, l’ouvrage consiste en une série d’histoires hagiographiques de quelques marques en France et dans le monde anglo-saxon. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 42 La communication revisitée par la conversation activité aux bases scientifiques que de proposer les pistes qui permettront aux professionnels de construire cette science publicitaire. Cet horizon scientifique de la publicité comme branche de l’organisation scientifique des entreprises est développé principalement par un publicitaire, spécialiste de psychologie, Jules Lallemand. Sa collaboration régulière à la revue La Publicité au début des années 1920 est l’occasion d’importer et d’actualiser les connaissances des disciplines de la psychologie et de la physiologie dans le domaine publicitaire. Par ce travail de récupération, l’auteur cherche à déduire de nouveaux moyens ou des grands principes d’actions à garder à l’esprit pour le publicitaire. Cette revendication scientifique a pour corollaire un dénigrement de la réclame. La science n’est valorisée que dans un geste comparatiste de manière à établir une distinction claire, et même une coupure, dans les représentations : la publicité (nouvelle et à venir) remplace la réclame (ancienne) ; et le phénomène s’amplifie avec le processus de professionnalisation du monde publicitaire qui se poursuit après la Seconde Guerre mondiale. Marcel Bleustein Blanchet, premier publicitaire français grâce au succès de Publicis, va devenir le principal « entrepreneur » des représentations de la profession. Il s’autoproclame historien des débuts de la publicité et ne cesse, dans ses différents ouvrages, de se décrire comme un cow-boy dans le Far West de la réclame : « Au fond j’ai commencé par vivre ma conquête de l’Ouest ! Je n’ai pas eu à affronter d’ours grizzlis ou d’outlaws. J’ai eu à affronter la réclame. [. . .] Moi, je pense plutôt que la publicité n’était pas encore sortie de l’âge de la sorcellerie – c’est-à-dire de la réclame. [. . .] En 1927 on n’avait guère le choix qu’entre la réclame des marchands d’onguent gris et la publicité hypnotique de Gérin. D’un côté le rebouteux du village ; de l’autre, le médecin abusif ! »8 Ironie de l’histoire : Gérin avait justement pour ambition de faire sortir la publicité de la réclame grâce à ses efforts de théorisation. La période durant laquelle Marcel Bleustein Blanchet devient publicitaire est celle où la profession explique qu’elle est sortie de la réclame. Quelques décennies plus tard, le caractère péjoratif du terme de « réclame » est donc bien installé. Il sert à la fois de référence historique et de marqueur d’un jugement normatif pour (dis)qualifier une production publicitaire. L’AVÈNEMENT DE « LA COMMUNICATION » : RENOUVELER LES TERMES DE L ’ ACTIVITÉ PUBLICITAIRE Un jeu équivalent d’opposition et de différenciation entre « la publicité » et « la communication » est en œuvre de la fin des années soixante au début des années 1990. Le changement de dénomination du syndicat professionnel regroupant le monde des agences est symptomatique du partage d’un nouveau terme de référence pour désigner les activités du secteur : en 1988, l’AACP (Association des agences de conseil en publicité) devient l’AACC (Association des agences de conseil en communication). Le terme « communication » est une tentative de réponse et d’adaptation aux enjeux économiques et sociaux que rencontre la profession publicitaire à la fin des années 1960. Il ne s’agit plus cette fois de délimiter un 8. Marcel Bleustein-Blanchet, La rage de convaincre, Paris, Robert Laffont, 1960. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Vers un nouveau paradigme en publicité ? 43 espace professionnel et marchand mais de le renforcer afin d’aider les agences à développer leur activité. Les publicitaires sont confrontés aux critiques de leurs deux principaux publics, la société civile et les annonceurs. Si Mai 68 n’a pas un effet immédiat sur le champ publicitaire, les contestations de cette période enclenchent des modifications profondes dans les présentations publiques de la profession. Dès 1963, un numéro des Cahiers de la publicité était consacré à « la communication ». On pouvait y lire de longs développements pour démontrer que « Métamorphoser l’agence de publicité en agence de communication permettrait de donner enfin au publicitaire le statut et la dignité d’une profession véritable qu’on est loin de lui reconnaître toujours »9 . L’émergence des « sciences de la communication » au début des années soixante constitue une opportunité pour les publicitaires de renouveler leur système référentiel. L’ouvrage très diffusé de Bernard Cathelat, Publicité et société, s’en fait le héraut : « C’est vers un dialogue, véritable communication au-dessous du niveau de la conscience et du langage, que s’est constamment dirigée la publicité. Désormais le client potentiel doit être considéré comme un être actif dont il ne faut pas négliger l’autonomie et l’indépendance. »10 Ainsi, la critique issue de la société civile n’a plus lieu d’être puisque l’idéal des professionnels n’est plus « la publicité » mais plutôt « la communication » comme forme de dialogue et d’échange. Le glissement vers la communication serait un remède aux reproches portant sur l’aliénation. C’est à la même période que les publicitaires font l’objet d’une critique économique de la part des annonceurs. Si les premières décennies de la publicité peuvent se suffire des « effets d’annonce » qu’apportent l’horizon scientifique et les premières grandes réussites publicitaires (Michelin, Citroën. . .), la croissance du secteur publicitaire nécessite d’améliorer l’administration de la preuve de l’efficacité publicitaire. La croissance du marché publicitaire implique le développement d’autres activités de captation des publics11 : cet horizon économique est présent dès le début de la profession (de nombreux articles dans les revues de publicité sont en effet consacrés aux étalages et aux vitrines, par exemple), mais il ne se consolide sur le marché que lors de la reconstruction qui suit la Seconde Guerre mondiale, avec l’émergence de la notion de « service complet ». Le terme prend une tournure plus officielle en 1960 avec la création de la CASC – la Compagnie des agences à service complet. « Service complet » est la dénomination du regroupement, auprès d’un mandataire unique (l’agence de publicité), des différentes activités émergentes ou en croissance : l’étude de marché (quantitative et psychologique), la distribution (canaux, promotion, panels, etc.), le conditionnement, la publicité sur le lieu de vente, ainsi que les relations publiques. 9. Jean-Jacques Rosé et Pierre-Jean-Louis Chaslin, « La fin de la publicité », Les Cahiers de la publicité, 5, 1963, p. 104. 10. Bernard Cathelat et André Cadet, Publicité et société : de l’instrument économique à l’institution sociale, Paris, Payot, 1976, p. 132. 11. Franck Cochoy, La captation des publics : c’est pour mieux te séduire, mon client, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 44 La communication revisitée par la conversation Les années cinquante et soixante sont donc une décennie durant laquelle les publicitaires défendent une vision « généraliste » de leur métier : le publicitaire n’a pas pour vocation unique de « faire de la publicité », mais de « concevoir » les différentes actions qui toucheront les consommateurs. Cet enjeu économique de l’élargissement des compétences publicitaires se poursuit aujourd’hui. L’avènement de la « communication » a permis cet ajustement et cet équilibre sémantique entre, d’un côté, l’enjeu économique et, de l’autre, l’enjeu social. Le terme de « communication » permet tout à la fois d’élargir la juridiction professionnelle des publicitaires, qui peuvent s’affirmer compétents pour coordonner l’ensemble des activités de captation, et d’afficher un imaginaire social de dialogue et d’ouverture, indispensable pour répondre aux critiques de manipulation des consommateurs et de conditionnement des besoins. Pas plus que « communication » n’a supprimé l’usage du terme « publicité », « conversation » n’est en train de se substituer purement et simplement à « communication ». Les trois termes continuent de coexister. Malgré tout, on repère des situations où au terme attendu et prévisible « communication », c’est « conversation » qui est préféré. Or il s’agit pourtant de décrire les métiers de la mise en publicité. Sommes-nous dans une période où émerge un nouveau paradigme professionnel ? L’idéal professionnel passerait-il de « la communication » à « la conversation » ? L’ÉMERGENCE DE LA CONVERSATION : REDÉFINIR L ’ ACTIVITÉ DANS UN NOUVEAU CONTEXTE SOCIO - TECHNIQUE La démocratisation d’Internet et l’enrichissement des fonctionnalités offertes aux internautes pour diffuser et partager leurs informations s’accompagnent également d’un fort investissement symbolique12 , qui se répercute sur le monde publicitaire. En particulier dans le sous-segment des professionnels spécialisés sur Internet, un avatar de la « communication » se développe : la « conversation ». En 2007, une agence du groupe Havas présente ainsi le recrutement du futur directeur de son « pôle interactif » : « Renforçant la spécificité de son positionnement d’agence de design et de communication, W souhaite accompagner ses clients, grandes marques françaises et internationales, dans la construction d’un mode de relation avec leur public, fondé sur la conversation, le dialogue, et le débat »13 . Le terme devient particulièrement fréquent au cours de l’année 2008 où plusieurs articles de la presse professionnelle sont consacrés spécifiquement à ce sujet14 . Dès 2006, le terme de « conversation » figurait sous la signature de Maurice Lévy dans un manuel consacré aux mots de la communication15 : « la conversation est sans doute l’expression privilégiée de la communication », annonce-t-il en 12. Cf. notamment Philippe Breton, Le culte de l’Internet : une menace pour le lien social, Paris, La Découverte, 2000, ou Patrice Flichy, L’imaginaire d’Internet, Paris, La Découverte, 2001. 13. Agence W, CBNEWS, 24 avril 2007. 14. « Votre marque sait-elle converser avec son public ? » (Stratégies, 24 janvier 2008), « L’art de la conversation » (Stratégies, 1511, 4 septembre 2008) ou encore « Soigner sa réputation sur le Net » (Stratégies, 1525, 11 décembre 2008) 15. Maurice Lévy, Les 100 mots de la communication, Paris, Puf, « Que sais-je ? », 2006. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Vers un nouveau paradigme en publicité ? 45 introduction. « La conversation, le dialogue restent les formes suprêmes de communication. La quête permanente de marques et de liens publicitaires. Ai-je été compris ? Comment le client, le consommateur, réagit-il ? Ai-je une seconde chance ? Seul l’échange permet cela. »16 La définition de « relation » fait écho à celle de « conversation » : « nous devons penser la relation dans une logique d’interaction et non de simple transmission unidirectionnelle des messages, c’est une ardente nécessité. Nous devons penser la relation dans la durée et en intégrant sa fragilité : communiquer est un combat dont l’issue n’est jamais connue d’avance. Nous devons nous le répéter chaque jour avec humilité, et combativité. »17 En 2008, le rapport annuel de Publicis développe le même discours, preuve de la forte imprégnation du thème de la conversation dans la nouvelle présentation du groupe : « La crise actuelle nous questionne tous sur le sens de la société. [. . .] La révolution du numérique est au cœur du nouveau paradigme de la communication et de la publicité : le digital conduit à une relation individuelle, presque personnelle, à un dialogue d’égal à égal avec chacun [Il impose] surtout des approches nouvelles reposant sur un dialogue et non plus sur le message à sens unique qui est le propre de la publicité dans les médias de masse traditionnels. Cette approche continue d’exister et reste un vecteur de l’effet de halo destiné à promouvoir l’image des marques, à les construire et à leur donner cette magie indispensable à leur rayonnement. Mais au-delà, l’émission de messages plus ciblés, plus précis, les possibilités offertes d’en mesurer l’impact, d’optimiser le canal, le message et le ciblage, garantissent d’obtenir des résultats plus efficaces. »18 Ce passage du rapport annuel est particulièrement instructif sur la posture dialectique adoptée actuellement par les professionnels : mettre en avant les possibilités d’Internet et profiter de son imaginaire (la conversation) sans renier complètement les techniques traditionnelles, l’opposition entre les deux modes de communication étant résolue par les nouvelles « mesures » offertes par les technologies. La rhétorique commerciale du groupe Publicis s’en trouve modifiée. Alors que depuis les années 2000, le concept central mis en avant était la « communication holistique », celui-ci a presque disparu dans ce rapport annuel : le terme n’est utilisé qu’une fois, preuve qu’il n’est plus porteur de la « vision » du groupe, développée désormais autour des principes de « la relation » et de « la conversation ». Ce passage de la « communication globale » à la conversation se retrouve dans le manuel de référence qu’est Le Publicitor. Alors que la précédente édition datait de 2004, Jacques Lendrevie propose en 2008 une version complètement modifiée de son célèbre ouvrage sous l’effet de la généralisation massive d’Internet (ce dont la couverture de l’ouvrage témoigne avec un câble Ethernet). La prise en compte d’Internet modifie le premier chapitre qui se retrouve désormais illustré par une œuvre de Norman Rockwell légendée avec la mention « les marchés sont des conversations » ; une phrase clé que Jacques Lendrevie reprend dans un 16. Ibid., p. 33. 17. Ibid., p. 102. 18. Rapport annuel de Publicis, 2008, pp. 2-3. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 46 La communication revisitée par la conversation entretien de présentation de la nouvelle version de l’ouvrage19 . Cette ouverture par la conversation se traduit également dans le sommaire du manuel. Des techniques jusqu’ici peu intégrées ou peu mises en avant font quasi jeu égal avec la publicité « traditionnelle », suite à l’ajout du chapitre « La communication relayée : relations publiques, relations presse, communautés, bouche-à-oreille, viral et buzz ». Le chapitre « Comment fonctionne la publicité » est remplacé par « Ce que les individus font de la communication : la réception des messages », dans une référence à Lazarsfeld20 . Dans un article intitulé « L’important c’est de (faire) participer », les journalistes de Stratégies recueillent le témoignage de plusieurs entreprises qui ont récemment mis en place des outils dits « collaboratifs » avec leurs consommateurs. L’article se conclut sur un paragraphe au sous-titre particulièrement prometteur, « La conversation mondiale » : « “Avec le Web, une conversation mondiale s’est engagée, qui ne s’arrêtera plus. Pour ne pas mourir, les entreprises doivent retrouver une voix humaine et y participer”, estime Rémi Guilbert, président de Human to Human, [. . .] qu’il présente comme une “agence de communication conversationnelle”. »21 Des propos que l’on retrouve dans cette tribune d’un publicitaire, Denis Gancel, qui s’enthousiasme pour les nouvelles fonctionnalités offertes par Internet : « Le Web 2.0 apporte enfin, à tous les managers du monde, le moyen d’entrer véritablement en conversation avec tous les publics de l’entreprise. C’est la meilleure nouvelle de la communication d’entreprise depuis l’après-guerre ! [. . .] Introduire la conversation dans la communication d’entreprise, ce n’est pas conduire une revanche ourdie contre le modèle capitaliste autiste. C’est bénéficier des progrès de la technologie pour ajouter une pierre aux dispositifs de communication existants. Grâce à elle, l’entreprise se place dans une posture d’écoute. Elle entre en relation directe avec ses publics et peut enfin marquer une attention réelle aux opinions et aux perceptions extérieures. [. . .] la conversation de marques maîtrisée donne à l’entreprise la juste posture, celle de l’humilité. »22 Ce qui est mobilisé, c’est le sens le plus courant qui soit de la conversation : la banalité de sa pratique, sa quotidienneté, sa pratique non professionnelle. La « conversation » permet de connecter et de connoter les activités publicitaires au monde domestique, tout en dépouillant le secteur publicitaire de ses impératifs industriels et marchands23 . Le terme de conversation permet donc d’effectuer un nouveau déplacement dans la représentation collective de ce milieu professionnel. 19. « Les marchés deviennent aujourd’hui des conversations. Internet démultiplie, amplifie le réseau social de chaque individu et les marques se demandent si elles doivent s’immiscer dans ces conversations – et comment. . . », http://www.mercator-publicitor.fr/interview-jacques-lendrevie-publicitor, consulté le 11 août 2008. 20. Le chapitre commence même par cette phrase : « Pour comprendre ce que la communication fait aux individus, il faut comprendre ce que les individus font de la communication » ; Jacques Lendrevie, Le Publicitor, Dunod, 2008, p. 67. 21. Marie Maudieu et Alexandre Debouté, « L’important c’est de (faire) participer », Stratégies, 9 novembre 2006. 22. Denis Gancel, « L’art de la conversation », Stratégies, 4 septembre 2008. 23. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification, Paris, Gallimard, 1991. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Vers un nouveau paradigme en publicité ? 47 Il atténue le caractère planifié et stratégique : « à l’heure de la mondialisation [. . .] la conversation de marques maîtrisée donne à l’entreprise la juste posture, celle de l’humilité ». Ce « principe d’humilité » comme ligne directrice de la re-description des activités du marketing et de la publicité est déjà porté par plusieurs acteurs dans les organes collectifs d’échanges et de réflexions. L’un des acteurs professionnels français les plus engagés dans ce travail de redéfinition est François Laurent, qui développe ses idées dans le blog Marketing is Dead24 et dans l’ouvrage Marketing 2.025 . Deux thèmes y sont notamment développés : la critique de « l’impérialisme » des marques et l’importance d’un marketing « plus humain ». Un des chapitres de son ouvrage prend ainsi pour titre « De l’impérialisme à la conversation ». Internet offrirait la capacité aux publicitaires de sortir des références « aux gourous en place » comme Jacques Séguéla et sa « star stratégie » et Jean-Marie Dru et sa « disruption ». François Laurent explique : « nous voici face à un système de communication global conjuguant au moins deux [. . .] modes relationnels apparemment totalement divergents. Le mode classique du one to many, celui de la communication publicitaire classique : une marque s’exprime avec l’autorité que lui confère un média prestigieux à un vaste ensemble de consommateurs [. . .]. Le mode émergent du many to many, celui de la blogosphère et des réseaux sociaux : c’est le mode entretenu par le Buzz quand une agence dépose une vidéo sur Dailymotion ou Youtube en espérant que quelques internautes apprécieront et relaieront l’information à d’autres internautes. »26 Pour l’homme de marketing qu’il est, c’est le second mode de relations qui représente l’avenir des marques et de la publicité : « en changeant – même partiellement – de statut, la marque change également ipso facto de personnalité : et citoyenne parmi des citoyens, elle doit adopter les valeurs de cette nouvelle citoyenneté : honnêteté, transparence, altruisme. Car l’internaute qui vient gratuitement en aide aux autres sur les forums attend pareil comportement de la part des marques présentes sur le web. Bien évidemment, pas question de tricher – de se doter d’une personnalité désintéressée sur le Net tout en persévérant dans une attitude plus “traditionnelle” off line. [. . .] Ce n’est pas parce que l’on conjugue les deux modes communicationnels de la verticalité et de l’horizontalité qu’on peut développer une personnalité bicéphale. . . c’est-à-dire schizophrène ! La réussite passe ici par un engagement volontaire des marques. »27 Ainsi, la récupération de la notion de conversation permettrait de redéfinir le rapport des marques à la société et donc l’activité centrale des publicitaires. Dans un secteur en relative perte de vitesse, frappé lui aussi par la crise économique, la conversation apparaît comme un nouvel horizon de travail, un nouveau type de positionnement voire un nouveau type de conception de l’activité. Lorsque Publicis et Ipsos présentent à la rentrée 2009 les premiers résultats de leur « Observatoire de la crise », l’article de Stratégies conclut en faisant appel à 24. http://marketingisdead.blogspirit.com/ 25. Laurent François, Marketing 2.0 : L’intelligence collective, Paris, M21 Éditions, 2008. 26. Ibid., p. 166. 27. Ibid. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 48 La communication revisitée par la conversation l’analyse d’Olivier Fleurot, président exécutif de Publicis Worldwide : « Pour Olivier Fleurot, cette situation présente des opportunités. Les marques devront user de la promotion, mais sans hypothéquer l’avenir, et se concentrer sur quelques axes stratégiques. “On va aussi vers un rééquilibrage entre les différents canaux. Le Web sera placé au centre, chaque marché devenant une conversation”, conclut-il. »28 Le responsable français d’un autre important réseau mondial, Jean-Marie Dru, propose une argumentation dans des termes presque identiques. Le président du réseau TBWA Worldwide expose ainsi sa vision des opportunités et contraintes offertes par Internet : « Les possibilités de l’Internet peuvent permettre de réduire les dépenses dans les médias classiques. Mais les besoins créatifs augmentent de façon exponentielle. Il faut créer des dizaines, voire des centaines de messages. Là où on ne concevait qu’un film de 30 secondes par an, il faut maintenant concevoir des sites Web, des blogs, des e-mails, des radios numériques, des conversations SMS, des systèmes de communication inédits. [. . .] Chez TBWA, nous avons coutume de dire que nous sommes passés du “360 au 365”. Le problème n’est plus seulement de mettre en cohérence les diverses prises de parole d’une même marque, ce que les publicitaires appellent l’intégration à 360◦ , mais d’alimenter une conversation continue avec notre audience, 365 jours par an. C’est le rythme même de la communication que le numérique a bouleversé. Les agences de publicité sont passées d’une cadence trimestrielle à une cadence quotidienne. »29 Alors que l’ensemble des acteurs du milieu, en passant de la notion de publicité à celle de communication et en développant l’idée d’une communication à 360 degrés, pouvaient laisser l’impression de rencontrer une clôture argumentative, l’inventivité discursive de Jean-Marie Dru réside dans le passage de « 360 » à « 365 » en référence au système calendaire. Jean-Marie Dru a trouvé le moyen discursif de repousser les limites des conventions en s’appuyant sur une nouvelle référence, preuve que les publicitaires sont en perpétuelle recherche de nouveaux discours et de nouvelles étiquettes pour qualifier leurs entreprises et par là même le monde social dans lequel ils évoluent. LE GLISSEMENT DE « LA COMMUNICATION » À « LA CONVERSATION » : UNE MANIÈRE DE RÉDUIRE LA DISSONANCE COGNITIVE DES PROFESSIONNELS Il reste néanmoins une question pour l’observateur extérieur qui cherche à comprendre ces effets de modes paradigmatiques qui structurent la profession : les caractéristiques et les valeurs qui étaient attendues de la communication ne sont-elles pas les mêmes que celles que l’on retrouve dans la conversation ? 28. Stratégies Magazine, 1536, 12 mars 2009. Le discours de Maurice Lévy, président du groupe Publicis, est assez proche de cette prise de position. Ce dernier déclarait en 2009 que « le pouvoir nouveau dont les consommateurs disposent sur une marque via les blogs est à la fois terrifiant et très excitant » pour décrire en partie ce qui lui semblait être l’avenir de la publicité. (Conférence de Maurice Lévy au Pressclub de France du 3 juin 2009). 29. « Le numérique a bouleversé le rythme de la communication », propos recueillis par Sonia Devillers, Le Figaro, 2 février 2009. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 Vers un nouveau paradigme en publicité ? 49 Lorsque Jacques Durant présente les différentes formes de la communication, dès 1981, il fait longuement référence à la conversation. La communication est considérée comme le concept générique qui désigne à la fois les relations interpersonnelles et les productions des publicitaires30 . Les notions de dialogue ou de feedback sont largement développées pour expliquer ce que l’on peut attendre de la communication par rapport à la publicité. Si l’on suit la grille d’interprétation sociologique des deux déplacements sémantiques précédents (réclame-publicité et publicité-communication), rien n’empêchait d’inclure ce nouveau média dans la logique même de « la communication ». Il nous semble que ce passage de « la communication » à « la conversation » correspond à un processus de réduction de la dissonance cognitive. Cette dissonance cognitive apparaît avec Internet : sa généralisation au sein de la société fait office d’épreuve de réalité d’un certain nombre de discours professionnels organisés autour du terme de « communication ». Alors que les appels aux dialogues pouvaient rester dans le domaine du discours, des bonnes intentions affichées mais peu suivies d’effets, Internet offre un espace au sein duquel ces interactions peuvent effectivement avoir lieu. Cette nouvelle effectivité remet en cause les discours tenus jusqu’ici et si peu suivis d’effets dans les pratiques. Face à cette épreuve de réalité, le terme de « communication » ne peut plus rester le concept central de l’activité publicitaire. D’où l’émergence, petit à petit, d’autres termes pour accompagner la révolution technologique qui bouleverse nos sociétés. Le glissement de « la communication » à « la conversation » dans le discours des hommes de marketing et de publicité peut être considéré comme la réduction d’une dissonance cognitive entre les discours professionnels et de nouvelles technologies introductrices et facilitatrices d’usages qui révèlent le caractère particulièrement contraignant de la communication massmédiatique : réagir n’est plus une attitude, une potentialité, mais un comportement. La panacée communicationnelle se révèle dans toute son amplitude – et dans ses limites. « La conversation » correspond aux trois manières de réduire cette dissonance cognitive31 : une modification des discours (l’ère de la conversation), un regain de prosélytisme par de nouvelles tribunes, de nouveaux séminaires ou lieux de conférences et enfin une rationalisation avec une relecture de l’histoire de la profession, dans une posture critique ou de dévoilement rétrospectif (« en fait nous ne faisions pas vraiment de la communication jusqu’ici »). 30. Jacques Durant, Les formes de la communication, Paris, Dunod, 1981, p. 177 : « Jusqu’ici les relations interpersonnelles, les moyens de diffusion de masse, la documentation technique, les échanges entre institutions, etc. constituaient des champs bien circonscrits. On pouvait mettre en doute la possibilité de les englober dans le concept unique de “communication” et développer dans chacun de ces champs des concepts spécifiques ». 31. Leon Festinger, Hank Riecken et Stanley Schachter, L’échec d’une prophétie, Paris, Puf, coll. « Psychologie Sociale » (trad. anglais par Sophie Mayoux et Paul Rozenberg. 1re édition : When Prophecy Fails. A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, University of Minnesota, 1956), 1993 et Leon Festinger, A theory of cognitive dissonance, Stanford University Press, 1957, pp. 18-31. communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011 50 La communication revisitée par la conversation L’usage du mot clé « conversation » permet donc de retrouver des repères (ou un sentiment de repère) dans une situation d’incertitude où les professionnels ont l’impression que les conventions, qu’ils pouvaient jusqu’ici encadrer, sont remises en cause. La reconfiguration discursive et argumentative accompagne les incertitudes techniques et professionnelles. MAXIME DROUET communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011