La veille de mon départ de Londres pour New York

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La veille de mon départ de Londres pour New York
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La veille de mon départ de Londres pour New York
– Rachel m’avait précédé de six semaines –, dans l’aprèsmidi, je me trouvais au travail, à mon bureau, je rassemblais mes affaires, lorsqu’un des grands vice-présidents
de la banque, un Anglais d’une cinquantaine d’années,
vint me souhaiter bonne chance. J’en fus surprisÞ; il travaillait dans une autre partie de l’immeuble, dans un
autre service, et nous ne nous connaissions que de vue.
Néanmoins, il me demanda force détails sur l’endroit
où je comptais m’installer («ÞWatts StreetÞ? À quelle
hauteur, dans WattsÞ?Þ»), puis s’épancha quelques minutes
sur les souvenirs de son loft dans Wooster Street et de
ses virées au magasin «ÞoriginalÞ» DeanÞ&ÞDeLuca. Il
ne cherchait absolument pas à dissimuler son envie.
«ÞNous n’y resterons pas longtempsÞ», dis-je en la
jouant profil bas sur ma bonne fortune.
Car tel était le plan conçu par ma femmeÞ: s’installer
à New York un à trois ans puis rentrer.
«ÞVous pensez ça aujourd’hui, me dit-il. Mais New
York, c’est une ville qu’il est très difficile de quitter. Et
une fois qu’on la quitte…Þ» Il ajouta en souriantÞ: «ÞElle
me manque toujours, pourtant, j’en suis parti il y a
douze ans.Þ»
Ce fut alors mon tour de sourire – un peu parce que
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j’étais gêné, en fait, car il avait parlé avec une spontanéité tout américaine.
«ÞEh bien, nous verrons, dis-je.
–ÞOui, c’est ça. Vous verrez.Þ»
Son assurance m’agaça, bien qu’il me fît avant tout
pitié – comme l’un de ces habitants du Saint-Pétersbourg
de jadis, rejeté du mauvais côté de l’Oural par ses fonctions.
Mais il s’avère qu’il avait raison, d’une certaine
manière. Maintenant que, moi aussi, j’ai quitté cette
ville, j’ai bien du mal à me débarrasser de l’impression
que la vie a un goût de fenaison et de regain. Ce dernier
mot, m’a un jour dit quelqu’un, renvoie dans un premier
sens à l’herbe qui repousse dans un champ déjà fauché.
Vous pourriez dire, si vous êtes le genre de personne
encline aux observations d’ordre général, que New York
met l’accent sur la fenaison répétitive effectuée par la
mémoire – sur cette sorte d’autopsie déterminée qui a
pour effet, on nous le dit et on l’espère sans trop y croire,
de faucher le passé herbeux en de maîtrisables proportions. Car il ne cesse de repousser, bien sûr. Rien de
tout cela ne signifie que je souhaiterais m’y trouver à
nouveau en ce momentÞ; naturellement, j’aimerais penser que ma propre rétrospection est d’une certaine façon
plus importante que celle de ce vieux vice-président.
Lorsque j’en fus gratifié, elle ne me parut pas être grandchose de plus qu’une nostalgie ordinaire. Mais, dans le
fond, cela n’existe pas, la nostalgie ordinaire, suis-je
tenté de conclure ces temps-ci, pas même si vous sanglotez sur un ongle cassé. Qui sait ce qui est arrivé à ce
type, là-basÞ? Qui sait ce qui se cache derrière son histoire d’aller acheter du vinaigre balsamiqueÞ? Il en parlait
comme d’un élixir, le pauvre crétin.
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En tout cas, pendant les deux premières années qui
ont suivi mon retour en Angleterre, je fis de mon mieux
pour ne pas regarder du côté de New York – où, après
tout, j’avais été malheureux pour la première fois de ma
vie. Je n’y retournai pas, j’évitai de me demander trop
souvent ce qu’il était advenu d’un homme appelé Chuck
Ramkissoon, qui avait été mon ami durant mon dernier
été passé sur la côte Est et qui était devenu depuis,
comme cela arrive fréquemment, une silhouette éphémère.
Et puis, un soir, au printemps de cette année 2006, Rachel
et moi nous nous trouvons à la maison, à Highbury. Elle
est plongée dans un article de journal. Je l’ai déjà lu.
Cela parle de la découverte en Colombie d’un groupe
tribal de la forêt amazonienne. On dit qu’ils en ont assez
de leur vie difficile dans la jungle, même si l’article
précise qu’ils n’aiment rien tant que manger du singe,
grillé puis bouilli. Une photographie troublante d’un
garçon rongeant un petit crâne noirci illustre le propos.
La tribu n’a aucune idée de l’existence du pays dans
lequel ils se trouvent, la Colombie, aucune idée non plus,
et c’est plus dangereux, de l’existence de maladies comme
le simple rhume, ou la grippe, contre lesquelles ils n’ont
pas de défenses naturelles.
«ÞCoucou, dit Rachel, hé, t’as vu, on parle de ta tribu.Þ»
J’ai encore le sourire aux lèvres lorsque je réponds
au téléphone qui sonne. Une journaliste du New York
Times demande monsieur van den Broek.
«ÞC’est au sujet de Kham, euh, Khamraj Ramkissoon… précise la journaliste.
–ÞChuck, dis-je en m’asseyant à la table de la cuisine.
C’est Chuck Ramkissoon.Þ»
Elle me dit que les «ÞrestesÞ» de Chuck ont été
retrouvés dans le Gowanus Canal. Ses poignets étaient
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menottés et, de toute évidence, il avait été victime d’un
meurtre.
Je garde le silence. J’ai l’impression que cette femme
vient de proférer un mensonge éhonté et que si j’y
réfléchis suffisamment une réfutation va me venir.
«ÞVous le connaissiez bienÞ? dit sa voix, avant d’ajouter, comme je ne réponds pasÞ: il est écrit quelque part
que vous étiez son associé.
–ÞC’est inexact.
–ÞMais vous travailliez bien ensemble, nonÞ? C’est ce
que dit ma note.
–ÞNon. Vous avez été mal informée. C’était juste un
ami.
–ÞD’accord, d’accord.Þ»
On entend qu’elle tape sur son clavier, puis, une
pause.
«ÞBon, alors, vous pouvez me dire quelque chose sur
son… milieuÞ?
–ÞSon milieuÞ? dis-je, suffisamment surpris pour corriger sa prononciation légèrement meuglante du mot.
–ÞOui, enfin, vous voyez ce que je veux dire, avec
qui il traînait, les ennuis dans lesquels il aurait pu se
mettre, s’il connaissait des personnages un peu louches…
C’est assez inhabituel, ce qui lui est arrivéÞ», ajoute-t-elle
avec un petit rire.
Je me rends compte que je suis bouleversé, et même,
furieux.
«ÞOui, je finis par dire. Vous avez une bonne histoire
sous le coude, là.Þ»
Le lendemain, il y a un petit article dans la section
«ÞNouvelles localesÞ». Il a été établi que le corps de
Chuck Ramkissoon gisait depuis plus de deux ans dans
l’eau, près de l’entrepôt du Home Depot, parmi les crabes,
les pneus de voitures et les caddies de supermarché,
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jusqu’au jour où un de ces plongeurs en zone urbaine fit
une «Þdécouverte macabreÞ» alors qu’il filmait un banc
de bars rayés. Dans la semaine qui suit paraissent sur le
sujet quelques petites choses au compte-gouttes, mais
aucune information véritable. Cela semble cependant
intéresser les lecteurs et rassurer certains traditionalistes de savoir que le Gowanus Canal peut toujours rejeter la victime d’un meurtre. Tant qu’il y a de la mort, il
y a de l’espoir, comme l’a dit un commentateur plein
d’esprit.
«ÞAlors, qui est cet hommeÞ?Þ» me demande Rachel,
allongée dans le lit à côté de moi, le soir où nous avons
appris la nouvelle.
Comme je ne réponds pas immédiatement, elle pose
son livre.
«ÞOh, je suis sûr que je t’en ai déjà parlé. Un joueur
de cricket que je connaissais. Un type de Brooklyn.
–ÞChuck RamkissoonÞ?Þ» répète-t-elle.
Sa voix a un ton détaché qui ne me plaît pas. Je me
tourne sur une épaule et ferme les yeux.
«ÞOui, dis-je. Chuck Ramkissoon.Þ»
Chuck et moi, nous nous étions rencontrés pour la
première fois en aoûtÞ2002. Je jouais au cricket dans le
Randolph Walker Park, à Staten Island, et Chuck se
trouvait là. Il était l’un des deux arbitres indépendants
qui proposaient leurs services en échange d’honoraires
de cinquante dollars. Le jour était épais comme de la
gélatine, avec une atmosphère chaude et vitreuse, sans
aucun vent, pas même la brise venant du Kill van Kull
qui coule à moins de deux cents mètres de Walker Park,
séparant Staten Island du New Jersey. D’assez loin, au
sud, montait le grondement sourd du tonnerre. C’était
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bien là le genre d’après-midi américain à la viscosité
barbare qui me faisait vivement regretter les ombres
projetées par les mouvements rapides des nuages d’été
dans le nord de l’Europe, regretter même ces jours où
vous jouiez au cricket en portant deux pull-overs, sous
un ciel froid parsemé çà et là d’un pan de bleu – assez
grand pour tailler une culotte de gendarme, comme
disait ma mère.
Selon mes propres critères, Walker Park était un
endroit fort médiocre pour jouer au cricket. L’aire de
jeu était, je suis sûr que c’est toujours le cas, deux fois
plus petite que la taille réglementaire d’un terrain de
cricket. Le terrain proprement dit est inégal et l’herbe y
est toujours trop haute, même lorsqu’elle est tondue (un
jour, en cherchant une balle, j’ai failli tomber sur un
canard caché dans l’herbe, ce qui, pour les joueurs, est
de très mauvais augure1)Þ; et, alors que le vrai cricket,
comme certains pourraient le nommer, se joue sur une
livrée en pelouse, celle de Walker Park est en terre battue, et non en gazon, et doit être recouverte d’un tapis
en fibres de cocoÞ; par ailleurs, la terre en question est
de la terre battue de base-ball, pâle et sableuse, elle
n’est pas rouge comme celle des terrains de cricketÞ: on
ne peut alors compter bien longtemps sur la fiabilité du
rebond. Et quand bien même on pourrait parler de fiabilité du rebond, il manquera toujours de variété et de
complexité. (En revanche, les livrées faites de vraie
terre et d’herbe sont riches de possibilitésÞ: elles seules
peuvent pleinement mettre au défi et récompenser le
répertoire du lanceur, avec ses balles lentes, tournantes,
courtes à rebond, ou déviées, et seules ces balles
1. Au cricket, un duck (un canard) est un score de zéro pour un
batteur, dans une manche. (N.d.l.T.)
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peuvent mettre en action et véritablement à l’épreuve le
répertoire du batteur, ses coups défensifs et offensifs,
sans parler de son mental.) Il y a un autre problème.
De grands arbres – des chênes des marais, des chênes
rouges, des gommiers, des tilleuls américains – longent
de manière désordonnée les bordures de Walker Park. Il
faut considérer que chaque élément de ces arbres, même
la plus petite feuille qui pend, fait partie des limites du
terrain, ce qui confère une dimension aléatoire au jeu.
Souvent, il arrive qu’une balle roule entre les troncs. Le
joueur de l’équipe au champ qui doit courir après la
balle va alors disparaître partiellement, et lorsqu’il réapparaît, la balle à la main, un concours de cris démarre,
exigeant de savoir comment les choses se sont exactement passées.
Selon les critères locaux, cependant, Walker Park est
un lieu agréable. Des courts de tennis dont on dit qu’ils
sont les plus anciens des États-Unis jouxtent le terrain
de cricket, et le parc lui-même est entouré de tous côtés
par des maisons victoriennes aux jardins extrêmement
sophistiqués. Depuis aussi loin que remontent les souvenirs, les résidents tolèrent l’atterrissage occasionnel et brutal d’une balle de cricket, fondant comme une
gigantesque airelle météorique, dans leurs luxuriants
buissons. Le Cricket Club de Staten Island fut fondé en
1872, et ses équipes jouent chaque été sur ce petit terrain depuis plus de cent ans. Walker Park a appartenu
au club jusque dans les années vingt. Aujourd’hui, le
terrain comme le clubhouse – une bâtisse en briques
néo-Tudor datant des années trente, le bâtiment initial
ayant été détruit par le feu – sont la propriété du Service
des parcs et des aires de loisirs de la ville de New York.
De mon temps, un employé de ce service, un individu
fantomatique que l’on ne voyait jamais, était censé
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vivre dans le grenier. La pièce principale était louée à
une crèche et seuls le sous-sol et les vestiaires délabrés
étaient régulièrement mis à disposition des joueurs de
cricket. Cela dit, aucun autre club de cricket de New
York ne jouit de tels privilèges ni d’une histoire aussi
glorieuseÞ: Donald Bradman et Garry Sobers, les plus
grands joueurs de tous les temps, ont joué à Walker Park.
Le vieux terrain bénéficie aussi d’une grande tranquillité. D’autres terrains de cricket, comme Idlewild Park,
Marine Park ou Monroe Cohen Ballfield, se trouvent juste
sous les couloirs aériens de JFK. Ailleurs, comme par
exemple à Seaview Park (qui bien sûr n’a absolument
aucune vue sur mer), ou à Canarsie, l’endroit ne subit pas
seulement les hurlements des avions mais aussi le rugissement incessant s’élevant du Belt Parkway, cet anneau
d’asphalte qui sépare la majeure partie du sud de Brooklyn de l’eau salée.
Ce que toutes ces aires de loisir ont en commun est
un terrain irrégulier qui sape considérablement l’art du
batteur, un art qui consiste à frapper la balle le long du
sol avec cette élégante variété de coups qu’un joueur
chevronné aura mis des années à tenter de maîtriser
et de conserverÞ: frappes droites, croisées, dirigées vers
l’extérieur, effectuées sur un genou, croisées vers le
sol, et tous ces rejetons de la technique conçus pour
envoyer la balle de cricket et la faire rouler et rouler
encore, comme par magie, jusqu’au coin le plus éloigné
du terrain. Jouez l’un de ces coups classiques à New
York et la balle a toutes les chances d’atterrir dans de la
broussaille dense et enchevêtréeÞ: l’herbe, telle que je la
conçois, cette plante odorante admirablement faite pour
les loisirs athlétiques, prospère avec difficultéÞ; et si
quelque chose de vert qui ressemble à de l’herbe finit
bien par pousser, ce n’est jamais tondu comme l’exige
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le cricket. En conséquence, transgression de la première des règles, le batteur doit envoyer violemment la
balle en l’air (pour jouer profond, comme on dit, en
empruntant l’expression au base-ball) et cela devient
alors un pari. Il en résulte que, pour les joueurs de
l’équipe au champ, les choses sont également dénaturées, puisqu’ils se trouvent rapidement déplacés loin de
leurs positions sur le terrain – à gauche ou à droite, plus
ou moins près de la livrée –, vers des points distants, à
la lisière du terrain, où ils traînent, apathiques. C’est un
peu comme si le base-ball était un jeu de home runs
plutôt que de base hits et que les joueurs de bases
étaient déplacés vers des points très éloignés du petit
champ. Cette version dégénérée du jeu – le cricketbroussaille, comme l’appela Chuck plus d’une fois avec
mépris – inflige une blessure qui est avant tout d’ordre
esthétiqueÞ: l’adaptation américaine du sport est dépourvue de la beauté que possède le cricket joué sur une
pelouse aux dimensions appropriées, où le cercle vêtu
de blanc des joueurs au champ, ces silhouettes évoluant
sur le vaste ovale, ne cessent de converger à l’unisson
vers le batteur avant de regagner chaque fois leur point
de départ, en une répétition du rythme pulmonaire,
comme si le terrain respirait à travers ses visiteurs lumineux.
Cela ne veut pas dire que le cricket new-yorkais soit
totalement dénué de charme. Un après-midi d’été, il y a
des années de cela, je me trouvais dans le Bronx, dans
un taxi avec Rachel. Nous allions rendre visite à des
amis à Riverdale et remontions Broadway, que je ne
soupçonnais pas d’aller aussi loin au nord.
«ÞRegarde, chériÞ!Þ» dit Rachel.
Elle me montrait quelque chose sur notre droite. Des
dizaines de joueurs de cricket fourmillaient sur un
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espace vert bien dégagé. Sept ou huit matchs, en
équipes de onze, se déroulaient sur une surface qui était
à vrai dire juste assez grande pour trois ou quatre
matchs, si bien que les différentes aires de jeu, délimitées par des cônes rouges, des allées, des poubelles et
des gobelets en polystyrène, se chevauchaient, semant
la confusion. Des hommes vêtus de blanc participant à
un match se mélangeaient aux hommes vêtus de blanc
d’un autre match, une profusion de lanceurs faisaient
simultanément de grands moulinets avec leurs bras,
comme on le fait au cricket, une multitude de batteurs
balançaient aussi sec leur batte plate en saule, et des
balles de cricket pourchassées par des coureurs blancs
comme le lait s’envolaient dans toutes les directions.
Des spectateurs entouraient les terrains. Certains étaient
assis sous les arbres qui longeaient le parc du côté de
BroadwayÞ; d’autres, un peu plus loin, là où les arbres
se faisaient plus hauts et plus denses, étaient rassemblés
autour de tables de pique-nique. Des enfants grouillaient, comme on dit. De notre position élevée, la scène
– Van Cortlandt Park, un dimanche – ressemblait à un
joyeux méli-mélo et, alors que nous continuions notre
route, Rachel lançaÞ: «ÞOn dirait un BruegelÞ»Þ; je lui ai
souri parce que c’était exactement ça et, si je me souviens bien, j’ai alors posé la main sur son ventre. Nous
étions en juilletÞ1999. Elle était enceinte de sept mois
de notre fils.
J’ai fait la connaissance de Chuck trois ans plus tard.
Nous, ceux de Staten Island, jouions contre un groupe
de types de St Kitts – des Kitticiens, comme on les
appelle, comme s’ils étaient tous les disciples d’une
confrérie technique ésotérique. Mes équipiers venaient
pour leur part de Trinidad, de Guyane, de Jamaïque,
d’Inde, du Pakistan et du Sri Lanka. Cet été 2002 et le
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suivant, alors que pour sortir de ma solitude je m’étais
remis à jouer, je m’aperçus que j’étais le seul joueur
blanc sur les terrains de cricket de New York.
Quelque temps auparavant, le service des parcs avait
aménagé un terrain de base-ball rival dans l’angle sudouest de Walker Park. Les joueurs de cricket n’étaient
autorisés à prendre possession du terrain qu’une fois
joués tous les matchs de softball officiels. (Le softball,
comme mes équipiers et moi-même le faisions remarquer avec une pointe de snobisme, était un passe-temps
qui se limitait apparemment à des lancers francs – les
balles les plus faciles qu’un batteur de cricket recevra
jamais – et à des prises de balle douces et facilités par
les gants, ne mettant en jeu que peu d’habileté et rien du
sang-froid nécessaire pour attraper à mains nues ce
caillou rouge qu’est la balle de cricket.) Le match
contre les Kitticiens, qui devait démarrer à treize heures,
ne commença qu’une heure plus tard, lorsque les joueurs
de softball – des hommes un peu mûrs et en surcharge
pondérale, comme nous, mais à la peau blanche – finirent
par se retirer en traînant les pieds. Les ennuis commencèrent avec ce retard. Les Kitticiens avaient fait venir
un grand nombre de supporters, une quarantaine peutêtre, le retard les avait excités, et ils se laissèrent aller
plus que d’habitude. Un groupe se forma autour d’une
Toyota garée sur Delafield Place, sur le côté nord
du terrainÞ; ces hommes, sans se cacher le moins du
monde, se servaient en boissons alcoolisées qu’ils prenaient dans une glacière, criaient et tapaient avec leurs
clés contre leurs bouteilles de bière, au rythme de la
soca qui grésillait avec insistance dans les haut-parleurs
de la Toyota. Par crainte des plaintes, notre président,
Calvin Pereira, un type de la Barbade âgé de plus de
soixante-dix ans et toujours vêtu d’un blazer, s’approcha
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des hommes et leur dit avec un sourireÞ: «ÞMessieurs,
vous êtes vraiment les bienvenus, mais je dois vous
demander un peu de discrétion. Nous ne pouvons pas
avoir d’ennuis avec le service des parcs. Puis-je vous
prier d’éteindre la musique et de venir nous rejoindre
sur le terrainÞ?Þ» Les hommes s’exécutèrent les uns après
les autres, mais cet incident, tout le monde s’accorderait plus tard sur ce point, influença la confrontation qui
marqua à jamais les gens présents cet après-midi-là.
Avant le début du match, Ramesh, un membre de
notre équipe, nous attira en cercle pour une prière.
Nous nous tenions par les épaules – il y avait là trois
hindouistes, trois chrétiens, un sikh et quatre musulmans. «ÞSeigneur, dit le révérend Ramesh, comme nous
l’appelions, nous Te remercions de nous avoir rassemblés ici pour ce match amical. Nous Te demandons
de nous garder sains et saufs durant ce match. Nous Te
demandons un temps clément. Nous demandons Ta bénédiction pour ce match, Seigneur.Þ» Nous nous sommes
séparés en frappant dans nos mains et nous nous
sommes dirigés vers le terrain.
Les hommes de St Kitts sont restés à la batte pendant
plus de deux heures. Durant toutes leurs manches, les
supporters ont maintenu leur habituel brouhaha, rires,
chahut et vannes, de leur poste du côté est du terrain, où
ils s’étaient regroupés à l’ombre du feuillage pour boire
du rhum dans des gobelets en carton, manger des vivaneaux ou du poulet cuits au barbecue. «ÞTu l’as, cette
balle, oui, tu l’asÞ!Þ» criaient-ils, ou «ÞCe gars, mais il
sait pas lancerÞ!Þ», puis, levant les bras pour adopter la
posture de l’épouvantail signalant une balle hors de
portéeÞ: «ÞBalle injouable, héÞ! l’arbitre, balle injouableÞ!Þ»
Notre tour vint de manier la batte. Comme les manches
duraient, que le score était de plus en plus serré et que
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de plus en plus de rhum était avalé, le vacarme musical
s’éleva à nouveau de la Toyota, autour de laquelle les
hommes s’étaient regroupés, et les cris des spectateurs
se firent de plus en plus chargés d’émotion. Dans une
telle ambiance, habituelle dans le cricket new-yorkais,
les mouvements effectués à l’intérieur et à l’extérieur
du terrain devinrent de plus en plus combatifs. À un
certain moment, les visiteurs furent en proie au soupçon, un soupçon apparemment jamais très loin des
pensées des joueurs de cricket dans cette ville, qu’un
complot visant à les déposséder de la victoire se fomentait. Les cris des joueurs de l’équipe au champ («ÞC’est
quoi, ça, l’arbitreÞ? HéÞ!Þ») prirent alors une tournure
amère et procédurière, et une bagarre faillit éclater
entre un de ces joueurs posté au fond du terrain et un
spectateur qui avait dit quelque chose.
Je ne fus donc pas surpris, lorsque mon tour de jouer
à la batte arriva, de recevoir une série de trois balles à
rebond vertical, dont la dernière, trop rapide pour moi,
me fracassa le casque. Mes équipiers poussèrent des
cris furibonds – «ÞTu fais quoi, là, mon garsÞ?Þ» – et
l’arbitre comprit alors qu’il était de son devoir d’intervenir. Il portait un panama et une veste blanche d’arbitre
qui lui donnaient l’air d’un homme menant une expérience importante dans un laboratoire – ce qu’à sa
manière il faisait réellement. «ÞVous, vous jouez le jeu,
dit Chuck Ramkissoon d’un ton calme au lanceur. C’est
la dernière fois que je vous le dis, encore une balle
comme ça et vous sortez.Þ»
Pour toute réponse, le lanceur cracha par terre. Il
regagna son poste, prit son élan pour lancer et envoya
une autre balle vicieuse. Au milieu des hurlements et
protestations scandalisés venant des bords du terrain,
Chuck s’approcha du capitaine de l’équipe au lancer.
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«ÞJ’ai prévenu le lanceur, et il n’en a pas tenu compte.
Il ne lance plus.Þ» Les autres joueurs de son équipe
s’approchèrent en courant pour entourer Chuck bruyamment. «ÞEt de quel droitÞ? Vous l’avez jamais prévenu.Þ»
Je m’avançais pour m’en mêler, mais Umar, mon partenaire batteur pakistanais, me retint. «ÞTu restes là. C’est
toujours comme ça avec ces gens-là.Þ»
Puis, comme la discussion continuait, tant sur le terrain qu’en dehors – «ÞTu nous dépouilles, l’arbitreÞ! Tu
nous dépouillesÞ!Þ» –, mon regard fut attiré par une silhouette qui se dirigeait lentement vers les voitures
garées. Je ne la quittai pas des yeux parce qu’il y avait
quelque chose de mystérieux chez cette personne qui
choisissait de partir à un moment aussi intense. L’homme
ne semblait absolument pas pressé. Il ouvrit lentement
la portière d’une voiture, se pencha à l’intérieur du
véhicule, fouilla dedans quelques instants, puis se redressa
et referma la portière. Il avait l’air de tenir quelque
chose dans sa main quand il revint nonchalamment
dans le parc. Les gens se mirent à crier et à courir. Une
femme hurla. Mes équipiers, regroupés au bord du terrain, s’éparpillèrent dans toutes les directions, certains
entrèrent sur les cours de tennis, d’autres allèrent se
cacher derrière les arbres. Maintenant, l’homme avançait d’un pas plutôt incertain. Il me vint à l’idée qu’il
était complètement ivre.
«ÞNon, TinoÞ! cria quelqu’un.
–ÞMerdeÞ! dit Umar en s’élançant vers le terrain de
base-ball. Cours, coursÞ!Þ»
Mais, comme paralysé par la vue de ce flâneur armé
plutôt irréel, je restai planté là, serrant très fort ma batte
GunnÞ&ÞMoore Maestro. Pendant ce temps, les gars de
l’équipe au lancer reculaient, les mains plus ou moins
levées en signe de panique ou d’imploration.
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«ÞBaisse ton arme, baisse ça, mon vieuxÞ! dit l’un d’eux.
–ÞTinoÞ! TinoÞ! cria une autre voix. Reviens, TinoÞ!Þ»
Quant à Chuck, il était maintenant tout seul. À part
moi, je veux dire. Je me tenais à quelques mètres de lui.
Cela ne me demandait aucun courage, car je ne ressentais rien. Je vivais cette expérience comme une sorte de
vide.
L’homme s’arrêta à trois mètres de Chuck. Il tenait
l’arme d’une main molle. Il me regarda, puis regarda
Chuck. Il ne parlait pas et transpirait beaucoup. Il s’efforçait, comme Chuck allait le raconter plus tard, de comprendre la logique de la situation.
Nous sommes restés figés là tous les trois pendant
un long moment. Un cargo chargé de conteneurs sembla traverser silencieusement les jardins des maisons de
Delafield Place.
Chuck fit un pas en avant.
«ÞQuittez le terrain de jeu, monsieurÞ», dit-il d’un ton
ferme.
Il tendit la main vers le clubhouse, en un geste de
portier.
«ÞVeuillez partir immédiatement, s’il vous plaît. Vous
gênez le jeu. Capitaine, ajouta Chuck d’une voix forte
en se tournant vers le capitaine kitticien, qui se trouvait
à proximité, veuillez accompagner ce monsieur hors du
terrain de jeu.Þ»
Le capitaine s’avança d’un pas hésitant.
«ÞJe m’approche, Tino, cria-t-il. Je suis juste derrière
toi. Pas de blagues, hein.
–ÞNe te fais pas de bileÞ», marmonna Tino.
Il avait l’air complètement épuisé. Il laissa tomber
l’arme et quitta lentement le terrain, en secouant la tête.
Après un court moment, le match reprit. Personne ne
vit de raison d’appeler les flics.
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