Invités Farida Kamel, Christian

Transcription

Invités Farida Kamel, Christian
Invités Farida Kamel, Christian Rakatouarimanana,
Taofik Hamadi, Aline Soler, Nicole Félix, Fatima Nacer,
et Eric Fourreau des Editions de l’Attribut.
Groupe de travail Mercredi 29 mars 2006
Les Oiseaux de Marseille, derrière ce nom, une quinzaine d’enfants qui cumulaient tous les handicaps
économiques, culturels et sociaux. Grâce à la poésie, ils ont modifié leur destin. Par la maîtrise
de la langue, puis par son dépassement, ils se sont insérés dans le monde. Ils l’ont même transformé
et rendu un peu plus désirable. Car, le chant des Oiseaux de Marseille a été recueilli dans une livre,
Utopibonbila… Cette promesse continue à grandir. Il suffit de s’en saisir.
La poésie une idée surannée, un peu mièvre, bien trop tendre et décalée pour résoudre les crises sociales,
économiques et politiques qui, elles, sont bien concrètes ? Et si, au contraire, notre foi aveugle dans
la toute puissance de «la raison» nous avait fait délaisser un espace de connaissance, profondément
démocratique, accessible à tous ; un savoir sensible et intuitif essentiel ? Et facile à transmettre !
De nombreux pédagogues veulent ouvrir l’école à l’art et la poésie, non pas comme un simple supplément
d’âme, mais comme un véritable moteur d’apprentissage. Jean-Gabriel Carasso est l’un de ces militants :
«L’hypertrophie de la raison et du savoir objectif relègue les disciplines de la sensibilité dans la marge,
réelle et symbolique, de l’institution scolaire, quelque part entre l’heure de détente, la récréation
et la préparation de la fête de fin d’année. (…) L’éducation artistique et culturelle devrait être à la politique
culturelle ce que les énergies renouvelables sont aux choix énergétiques : une politique de développement
culturel durable.»
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Il s’agit bien d’un choix de société. La crise du système éducatif n’est sans doute qu’un des symptômes
de dysfonctionnements collectifs plus profonds. Comment pourrions-nous bâtir des programmes
scolaires pertinents en nous appuyant sur une vision erronée (ou du moins parcellaire) des fondements
et des finalités du savoir ? Alain Kerlan, philosophe et pédagogue : «Le modèle rationaliste, la prétention
d’imposer la vérité par les seuls recours de l’objectivité et de la démonstration ont finalement débouché sur le règne de l’insignifiance, sur de profondes pertes de repères et de sens». Alain Kerlan pense,
lui aussi, que la poésie, l’art et ses valeurs, n’appartiennent pas à un domaine éthéré, donc inconsistant,
mais sont, au contraire, «les seules formes possibles de totalisation de la culture et de l’expérience. Le
lieu du sens, et mieux, de la signifiance». L’art et la poésie devraient donc sortir de leur quasi clandestinité scolaire pour devenir «le moteur et le centre de la renaissance et de la régénération d’une école
profondément malade de la société». Comment mettre en œuvre un tel bouleversement ? Il n’existe pas
de réponses globales et définitives à cette question. Mais quelques exemples permettent d’ouvrir des
pistes fécondes. Car, en effet, quand elle est véritablement mise en pratique, l’éducation par le sensible
se révèle être un fantastique vecteur d’apprentissage, de découverte, de construction, d’autonomie et de
citoyenneté. La démarche initiée autour des Oiseaux de Marseille est emblématique de ce mouvement.
«Pour changer le monde,
il faut commencer par le dire autrement»
L’histoire des Oiseaux est bâtie sur de la durée, de la persévérance, des convictions et beaucoup de
désirs. A la clé, une aventure qui redonne confiance dans la capacité humaine à refuser la fatalité sociale.
Pour remonter entièrement le fil de ce périple, il faudrait retracer les multiples parcours individuels, des
acteurs principaux, mais aussi secondaires, parler des rencontres et des choix qui ont amené plusieurs
adultes au sein de plusieurs structures à accompagner une quinzaine d’enfants sur la voie de l’autonomie poétique. Une logique dont les rouages nous échappe a voulu qu’en 1993, Armand Gatti réponde à
l’invitation de plusieurs producteurs, dont le Théâtre Massalia et la Friche La Belle de Mai et propose un
spectacle poétique à l’échelle de la ville, «Marseille : Adam Quoi». A cette occasion, Aline Soler rencontre Gatti et s’investie dans ce projet monumental. Quelques années plus tard, elle s’enthousiasme pour
le travail réalisé par un enseignant, René Croci, avec des élèves de Yutz (ville de l’agglomération thionvilloise), toujours autour des écrits de Gatti. Elle cherche alors à enraciner cette expérience à Marseille.
Elle convainc Nicole Félix de l’accompagner, puis Fatima Nacer, enseignante «atypique» à l’école Félix
Pyat, une des cités les plus dévavorisées de Marseille… Les élèves de Fatima Nacer, d’abord réticents,
finissent par se saisir de cette opportunité et font preuve d’une véritable volonté de dépassement. L’expérience se poursuit en dehors du cadre scolaire. La Friche La Belle de Mai, le Théâtre Massalia, Philippe
Foulquié et son équipe, accueillent ces Oiseaux de Marseille… Et pour boucler le processus, les Editions
de l’Attribut estiment que la publication de ce travail relève «plus de la chance que du risque»… Aucun
hasard, ni miracle, dans cet enchaînement de circonstances. «Utopibonbila, livre des Oiseaux de Marseille, est juste, simplement exceptionnel. Comme les rencontres humaines peuvent l’être quand les
porte le désir de l’homme d’être plus grand que l’homme» (Aline Soler).
Une entreprise de dépassement
«Les ministres, les présidents, sont nommés dans l’histoire / Mais / Les Enfants / Les écoles / Les Enseignants / Ne sont pas nommés / C’est de l’injustice / Pas juste, nous nous voulons être nommés dans
l’histoire». Quand elle écrit ce poème, Annissa G., n’est encore qu’une enfant, élève d’une classe à trois
niveau CE2, CM1, CM2, dans une ZEP à Saint-Mauront, à Marseille. Du haut de ces onze ans, elle
revendique pourtant le droit «d’être nommée dans l’Histoire» de l’humanité. Elle refuse d’être reléguée,
surnuméraire et négligeable. Elle n’est sans doute pas la seule. Mais, elle a appris patiemment à donner
une forme et une force à sa pensée.
Comment aider un individu à se construire ? En lui ouvrant des horizons ! Quatre années seront nécessaires pour construire Utopibonbila, ce pays utopique où chacun a le droit de grandir et de s’épanouir
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en paix. Durant tout ce temps, aucun des adultes ne perd de vue la dimension pédagogique du projet ;
chacun dans son champ de compétence, veut lui donner de la chair.
Aline Soler : «Quand j’ai débarqué pour la première fois dans la classe de Fatima Nacer, je ne savais pas
ce que l’on allait faire. Ça c’est tricoté ensemble avec les enfants».
Rien n’était acquis d’avance. Farida, une des enfants impliqués dans ce processus, confirme que la première rencontre n’a pas été décisive : «On ne comprenait rien à ce que nous racontait Aline. Personne ne
voulait suivre son histoire». Et puis ? «On comprenait toujours pas très bien, mais, petit à petit, on s’est
mis à vivre la poésie».
Fatima Nacer : «Le seul élément solide était la perspective de réaliser un livre. Je savais que les enfants
allaient s’approprier cette idée. Ce n’était pas un projet d’adultes qui se font plaisir».
Aline Soler : «Tout partait des questions des enfants. Nicole et moi cherchions de la matière pour nourrir nos réponses». Et pour ne pas décevoir l’attente des enfants, elles vont piocher dans l’œuvre de Gatti,
Henri Michaux, Kateb Yacine. Mais aussi Picasso, Paul Klee, Chaplin, Youssef Chahine….
Fatima Nacer : «J’oscillais constamment entre les attentes scolaires et leur besoin d’imaginaire. Les
enfants ont compris que l’un était indissociable de l’autre». La preuve, le temps de la classe devient trop
court. Les enfants veulent travailler plus ! Le projet déborde donc, hors cadre scolaire, à la Friche la Belle
de Mai. Cette dernière préparait alors une nouvelle aventure avec Armand Gatti. La production n’aboutira pas, mais Gatti passera quelques jours avec les enfants. Il les aidera à choisir le thème du quatrième
chapitre : La Baleine. La jeune Farida éclaire notre lanterne : «On sortait des larmes de la baleine et
on lui racontait des histoires pour qu’elle arrête de pleurer. Armand Gatti nous a également soufflé le
thème du dernier chapitre : le double animal traduisant le mieux notre caractère».
Hors programme, cette indéniable ouverture
«d’espaces de connaissance» ?
Aujourd’hui, Utobibonbila est publié et Farida est devenue collégienne. Au regard de sa maîtrise de la
langue et de sa qualité d’élocution, il serait vraiment étonnant qu’elle ne réussisse pas ses études. «Nous
avons invité nos professeurs de collège à la soirée de présentation du livre. Certains ont reconnu qu’ils
étaient étonnés du résultat. Ils étaient plutôt fiers de nous».
Bien sûr, le collège de Farida n’a pas bouleversé son fonctionnement. «J’ai pourtant essayé de convaincre
ma prof principale». Cette dernière a sans doute hésité puis renoncé à se lancer dans un projet similaire.
Trop compliqué ! Mais l’élève n’est-il pas censé être au centre des apprentissages ? Fatima Nacer : «Il faut
que les adultes enseignants comprennent que l’élève entrera d’autant plus dans un processus d’apprentissage qu’il se l’appropriera». On dirait du Philippe Meirieu (lire ci-contre).
Un extrait du livre pour ne pas conclure : «Je suis un arbre qui traverse la colline / Sans savoir où je vais
/ Et je viens de là-bas qui n’existe pas / De ce monde-là / Je volais, mais maintenant on m’a pris / mon
passé et mon présent / J’espère pas mon futur». Ecrit par Farida qui, dorénavant, semble parfaitement
armée pour relever les défis de l’existence.
Fred Kahn
Utopibonbila, Les Oiseaux de Marseille. Illustré par Caroline Brusset.
(Théâtre Massalia / Ed. de l’attribut ; 2006)
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Texte II
Philippe Meirieu
Donner du sens au savoir
«Ainsi, il faudrait attendre de savoir nager pour avoir le droit d’aller à la piscine. Attendre de savoir lire
pour pouvoir ouvrir des livres. Attendre de savoir écrire, parfaitement et sans faute, pour griffonner sa
première lettre d’amour. Attendre de savoir faire l’amour pour faire l’amour.
Cette «pédagogie des préalables» place toujours «les savoirs» comme un condition indispensable en
amont de «la culture». Comme si l’homme des cavernes avait dû passer un examen avant de pouvoir
s’essayer à quelques graffitis sur les parois de Lascaux. Comme si l’on avait exigé la connaissance parfaite
de la versification classique pour assister aux représentations du Misanthrope…
La «pédagogie des préalables» trouve toujours des prétextes pour reculer le moment de la confrontation avec la culture : «Il manque de bases ; il lui faut d’abord consolider ses acquis ; le temps fait défaut
et il vaut mieux se concentrer sur le fondamental…». Mauvais calcul : la «pédagogie des préalables»
coupe, en réalité, les ponts qu’elle prétend construire. Elle empêche les enfants d’entendre la vie gronder
derrière les connaissances fossilisées que l’École leur enseigne. Elle fabrique de la mort avec du vivant…
quand il faudrait, à l’évidence, faire le contraire : restituer le projet culturel qui a donné naissance aux
savoirs.
Tel est l’enjeu : donner du sens aux savoirs en permettant à chaque enfant de se confronter à une démarche de création. Donner du sens aux savoirs en permettant à tous - et, en particulier, aux plus démunis de rencontrer des créateurs et de s’engager eux-mêmes dans une démarche de création. Donner du sens
aux savoirs en découvrant qu’ils aident à grandir…».
Extrait de Arts et artistes à l’école. Intervention de Philippe Meirieu au Théâtre du Rond Point (Mercredi 15
décembre 2004). Texte intégrale : http://lesla.univ-lyon2.fr/article.php3?id_article=759
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