La controverse de Valladolid
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La controverse de Valladolid
LA CONTROVERSE DE VALLADOLID: UNE REFLEXION SUR LA CONDITION HUMAINE Dans une note au début de La controverse de Valladolid Jean Claude Carrère affirme que lorsqu'il avait écrit le récit son intérêt principal était de présenter la vérité dramatique de la controverse entre les deux religieux espagnols Las Casas et Sepulveda sur l'humanité des habitants du nouveau monde. Etaient-ils des êtres humains? C'était la question qu'il fallait absolument résoudre. Eh bien: l'auteur ne cherchait pas à reconstituer la vérité historique de ce qui s'était passé même si l'élaboration du récit suit de près les arguments réels de chaque penseur et le contexte historique de la controverse. Dans la littérature l'opposition entre la vérité et la fausseté s'annule. Ces deux éléments ne sont pas importants dans la réflexion littéraire. Tandis qu'une étude historique méticuleuse montre les événements extérieurs d'une période, la littérature rapproche le lecteur du cœur de l'homme, de l'atmosphère qui se respirait à l'époque , de l'esprit des événements, autrement dit de la vérité dramatique. L'histoire réelle de Macbeth et la célèbre pièce de Shakespeare ont des desseins différents. Si une bonne étude historique touche l'homme, la fiction touche son cœur, le drame de la vie humaine. Nous allons voir d'abord le contexte historique où se déroule le romande Carrière, ensuite nous allons étudier les principaux arguments de deux protagonistes, Sepulveda et Las casas et finalement nous allons repérer deux auteurs classiques dont les arguments sont invoqués par les protagonistes du roman pendant la controverse. Contexte historique Au XVIe siècle les habitants du nouveau monde étaient considérés comme des barbares. Un océan immense et presque inconnu séparait les deux continents. Seulement les aventuriers ou les gens qui avaient besoin de sortir du continent osaient tenter de le traverser. Ou les nécessiteux. Les nécessiteux comme Balboa, le célèbre conquistador, qui élevait des cochons dans un village de l'Espagne. Les pauvres diables pour lesquels il n'y avait pas de chance dans le pays le plus riche du monde: Espagne. On disait que là-bas il y avait de l'or à la portée de la main, qui n'importe qui pouvait devenir riche. Les pauvres diables deviennent des conquistadors et de colons. Là-bas ils trouvent des gans étranges: la langue incompréhensible, les coutumes complètement différents, des gens nus, des gens qui mangeaient de la chair humaine et, par-dessus les marché, des gens qui adoraient des dieux dont on n'avait jamais entendu parler. Ce sont ces habitants que les colons vont soumettre à l'esclavage et que les missionnaires vont tenter d'évangéliser. Il faut absolument éradiquer ses affreuses pratiques religieuses. Ce sont des adorateurs de Satan. La religion du Christ doit se répandre, doit entrer dans tous les cœurs. Et si ces cœurs opposent une résistance il faut exercer la violence. La violence pour évangéliser, la violence pour les faire travailler dans les terres fertiles qui ont été conquises par les colons. Las Casas, lui-même, avait administré des terres dans ce nouveau monde. Lui-même, il avait eu des indiens qui y avaient travaillé. C'était une chose naturelle. Mais la cruauté est un vice qui se répand facilement comme le feu. Les pires excès sont commis à l'égard des indiens. Des abus affreux, peut-être avec l'idée inconsciente qu’ils peuvent les commettre puisque ces habitants ne sont pas des humains. Ces habitants, ne sont-ils pas des humains? C'est dans ce contexte-là qui va se dérouler la controverse, celle qui a été imaginée par Carrière. C'est cette question-là qu'ils vont tenter de répondre. Le livre de Carrière relate cette controverse entre le dominicain Bartolomé de Las Casas et le chanoine Ginés de Sepulveda. Cette controverse a lieu en 1550, à Valladolid, une des villes les plus importants du royaume espagnol de l'époque. C'est-à-dire, cela ne faisait même pas 60 ans qu'on avait découvert l'Amérique et qu'on avait chassé les maures de l'Espagne. Les esprits étaient surexcités, la coïncidence des dates leur faisait croire que l'Espagne, la puissante Espagne, était d'une certaine manière le bras de Dieu, et qu'elle était destinée à convertir au catholicisme à tout le monde. "Les Espagnols sont les bras de Dieu dans cette guerre, comme ils l'ont été contre les Maures"1, soutient Sepulveda pendant la controverse. Quand à convertir évangéliser tout le monde, ni Sepulveda ni Las Casas ne mettent cela en doute. Mais les deux ont une vision radicalement différente. En fait, ces deux personnages ces différencient en tout. Sepulveda c'est l'homme de lettres, celui qui maîtrise les mécanismes de la logique et les arts de la rhétorique. Celui qui a lu complètement un des auteurs classiques les plus importants: Aristote. En tant qu'homme d'études c'est celui qui a le moins voyagé. C'est le plus flegmatique, le plus froid. Par contre, même si Las Casas est un homme cultivé il ne maîtrise pas les règles de la logique et de la persuasion. Il a lu quelques chapitres de Saint Thomas et quelques autres auteurs mais il n'est pas si fin que Sepulveda. En réalité la tête de Sepulveda est comme une lame aiguisée. Las Casas est impulsif, véhément. Ses arguments et ses preuves ne sont pas des astuces pour gagner un auditoire; ce sont des vérités qui lui touchent le cœur, des expériences qu'il a vécues lors de ses multiples voyages. Parce que Las casas c'est l'homme de voyages; ceux-ci lui ont ouvert les yeux. En écoutant ses interventions en réalité c'est son cœur qui parle. Pas d'habiletés rhétoriques, pas de mécanismes de persuasion délibérément calculés avec rigueur. Sa voix est l'écho de la voix des indiens qui dans ces terres lointaines ont souffert les sévices de ses maîtres et la souffrent encore. L'être humain, fût-ce le plus 1 CARRIERE, Jean Claude: La controverse de Valladolid, Pocket, 2008, p. 77 civilisé peut perdre la tête à cause d'un excès d'autorité et de liberté. Qui pourrait leur dire quoi que ce soit dans ces terres lointaines et isolées par l'épaisseur des forêts? Las Casas est donc inquiet car, comme il le dit au cours de la controverse, pendant qu'on se casse la tête avec des questions dont la réponse est évidente des milliers d'hommes sont victimes de la cruauté. Sa sagesse ne se mesure pas avec la quantité de livres lus mais avec la quantité d'expériences qu'il a eues lors de ses multiples voyages. Des voyages qui lui ont montré le monde, le vraie monde, qui l'ont confronté à la terrible insécurité de l'inconnu mais qui à la fois ont élargi son esprit parce que ce qu'il ne connaissait pas au début, maintenant fait partie de sa propre vie. Nous avons donc deux hommes opposés qui se réunissent pour discuter sur la question suivante: peut-on considérer comme des êtres humains ces habitants du nouveau monde? ARGUMENTS "Des peuples nouveaux: Qui sont-ils?"2, c'est la phrase avec laquelle le livre commence. L'ignorance et les rumeurs qui viennent des terres lointaines stimulent l'imagination des européens. Ses peuples, ne pouvant être identifiés avec aucune référence connue, sont imaginés de plusieurs façons. La bizarrerie ne connait pas des limites. En tout cas presque personne ne met en doute qu'ils n'ont pas une âme et que par conséquent, ils ne sont pas êtres humains. Ce qui convient très bien à un empire expansionniste parce que deux questions gênent certains esprits de l'époque: la première, comment peut-on prendre de terres qui appartiennent aux autres? La seconde, comment peut-on soumettre à l'esclavage aux vraies possesseurs de ces terres? Alors, si ces soi-disant possesseurs ne sont pas des êtres humains, ils ne sont possesseurs de rien, ils n'ont aucun droit sur ces terres et ils peuvent être assujettis comme des bêtes de travail. La question est réglée. Mais s'ils étaient des êtres humains comme l'affirment certains? Nous allons examiner d'abord les arguments de Sepulveda et de Las Casas. Ensuite nous allons examiner les arguments de deux auteurs classiques, Aristote et Saint Thomas, dont Sepulveda et Las Casas font état dans leur argumentation. Sepulveda: les esclaves-nés Un des motifs les plus importants de la rencontre entre Las Casas et Sepulveda, dans le roman de Carrière, c'est décider si on autorise ou refuse la publication d'une œuvre de Sepulveda qui s'appelle Démocrates Alter, dans laquelle il développe ses idées concernant les habitants du nouveau monde et le traitement que les espagnols doivent avoir à leur égard. 2 Op. cit., p. 11 Pour Sepulveda, les indiens, d'une part, sont placés dans la plus basse place de la condition humaine et d'autre part ils sont des créatures oubliées de Dieu. D'où leurs coutumes épouvantables et leur résistance à accepter la parole de Christ. Ils sont donc des esclaves-nés. Voyons en détails les arguments de Sepulveda: Les indiens sont dans la plus basse place de la condition humaine: Ils ne sont pas des animaux. Sepulveda leur donne tout de même une condition humaine mais dans le plus bas niveau, puisque son objectif est de leur faire responsables. Pour lui, ils ont une cruauté naturelle, ils ont le mal dans le sein même de leur nature si bien que la volonté de Dieu c'est de les punir à travers l'Espagne. Ils ont donc des esclaves-nés: les espagnols ont tout le droit de les soumettre à l'esclavage et de prendre leurs terres. Ils n'ont aucune activité de l'âme: ils ne peuvent pas monter à un degré supérieur de la condition humaine. Ils n'ont pas le sens du beau: cela prouve qu'ils ne peuvent pas développer ses capacités intellectuelles comme les autres êtres humains. Ils ne peuvent pas être évangélisés qu'en utilisant la violence: la parole de Christ ne s'adresse pas aux masses nées pur l'esclavage. En conséquence, Sepulveda affirme que la guerre les Espagnols mènent dans les nouveau monde est légitime et juste. Ils sont des sauvages parce qu'ils sont des créatures étrangères à Dieu. Las Casas: un miroir où nous pouvons nous reconnaître Las Casas insiste sur l'idée de changer notre façon de regarder les indiens qu'il connaît si bien. A la question posée par le Légat du pape, le personnage que dans le roman doit arriver à conclusion officielle, que c'était comment on devait regarder les peuples du nouveau monde, Las Casas, répond: "Comme un miroir où nous chercherions notre propre visage. Un visage oublié, lointain"3. Voici ses arguments: 3 Ils sont libres par nature: Pour las Casas, les Espagnols avaient pris de manière illégitime les terres qui appartenaient aux indiens. Ils étaient libres, donc, ils avaient un droit sur ces terres. Il fallait absolument leur rendre leur liberté. Ils sont comme nous: la première personne du pluriel indique les européens. Pour le dominicain les indiens avaient la même intelligence, les même sentiments, réactions et facultés que les autres êtres humains. Il faut les reconnaître comme nos semblables: Las Casas voulait que les espagnols se retirassent. On devait évangéliser les indiens de manière pacifique, sans contrainte ni violence comme quelques-uns s'étaient déjà convertis. Ils sont sensibles: pour Las Casas ils avaient le sens du beau. Ils avaient leur idée de l'art. Ils ne sont pas des esclaves: comment les européens pouvaient leur Op. cit., p. 209 apprendre la parole de Christ s'ils continuaient à être considérés comme des esclaves? différence ce n'est pas supériorité: Même s'ils étaient comme le reste des européens ils avaient vécu seuls pendant longtemps. De là, leur conception et leur manière de vivre était différente de celles des européens. Las Casas suggérait que la différence qu'il y avait entre les indiens et les européens ne voulait pas dire que ceux-ci étaient supérieurs à ceux-là. La notion de différence ne pouvait pas être confondue avec celle supériorité. Aristote et Saint Thomas Sepulveda invoque Aristote dans le cours de son argumentation. Las Casas, Saint Thomas. Esclaves-nés Aristote soutient dans la Politique que dans l'espèce humaine il y a ceux qui doivent régir et ceux qui doivent servir. C'est-à-dire les maîtres et les esclaves. Les uns avaient besoin de l'autre et vice-versa, c'était un principe incontournable. Aristote décrit les esclaves comme une sorte de machine vivante qui ne fait qu’exécuter les ordres du maître. Ils étaient par conséquent prêts à obéir, à faire des travaux manuels. Ils n'avaient ni initiative ni autonomie. Selon Sepulveda, tel description convenait aux indiens, lesquels, d'après ce qu'on disait, étaient passifs, prêts à travailler, à imiter, entièrement soumis. Par conséquent, Sepulveda se sert de cet argument pour définir sa pensée vis-à-vis de la condition des indiens que l'on a déjà étudiée. Droit divin, droit humain Thomas d'Aquin, connu aussi comme Saint Thomas, a élaboré, dans sa Somme théologique, les notions de droit divin et de droit humain. Au début du chapitre 7 de La controverse de Valladolid, le narrateur fait une citation de l'œuvre de Saint Thomas: "Le droit divin n'abolit pas le droit divin". C'est-à -dire qu'aucun être humain ne pouvait pas être privé d'un droit naturel (droit de vie, de possession ou de liberté) même au nom de Dieu. Le narrateur continue: "Ce qui signifie, dans l'esprit de certains commentateurs, que les indiens d'Amérique ont un droit sur leur terres, qu'ils en sont légitimement les propriétaires et qu'aucune décision pontificale ne peut les priver de ce droit, même au nom du Christ". C'est l'idée qui a repris Vitoria, un autre religieux qui avait vécu dans le nouveau monde et qui a inspiré Las Casas. C'était la principale réplique de Las Casas: les espagnols avaient pris de manière abusive les terres qui appartenaient aux indiens. On devait les leur rendre ainsi que sa liberté naturelle. Nous pouvons donc voir deux réflexions de deux auteurs classiques confrontés dans l'argumentation de Las Casas et de Sepulveda, concernant deux sujets capitaux de la controverse: la condition des habitants du nouveau monde et leur liberté. Conclusion Le roman de Jean-Claude Carrière, La controverse de Valladolid, touche la vérité dramatique d'un évènement historique qui a agité les pensées des hommes au XVIe siècle. Même si l''événement historique a été différent a ce qui est décrit dans le roman, ce roman est une réflexion sur la condition humaine dans un cadre historique. Ce roman nous rapproche à l'homme du XVIe siècle à travers toutes ses complexités et ses multiples visions du monde. Le récit revit le drame qui a palpité dans une époque où la question suivante a été posée: les habitants du nouveau monde sont-ils des êtres humains? Dans les arguments des deux protagonistes, Las Casas et Sepulveda, nous pouvons voir les points de vue représentatifs de l'époque. Andrés Arboleda