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REPetTEND 59.qxd 2/01/08 10:37 6 REPÈRES ET TENDANCES Page 54 4CONJONCTURES 4 DOSSIER 4 LIVRES ET IDÉES SCIENCE ÉCONOMIQUE PHILIPPE J. BERNARD * Du Pont de Nemours, reflet des idées de son temps et novateur Pierre-Samuel Du Pont de Nemours (1739-1817) n’est sans doute pas une figure majeure du temps des Lumières, à l’égal par exemple de d’Alembert,Turgot ou Condorcet. Mais il a été un propagandiste enthousiaste de la première école d’économistes, celle qui s’est groupée autour de Quesnay, connue sous le nom de physiocrates qu’il semble avoir lui-même employé le premier. Il a été aussi le premier collaborateur et la plume de deux ministres dont le rôle aurait pu être décisif pour la réorganisation de la France de l’Ancien Régime,Turgot et Calonne. Il joue un rôle non négligeable dans les premières années de la Révolution ; puis, arrêté deux fois, avant et après Thermidor, il réunit un peu d’argent de divers amis (dont Talleyrand) et passe aux Etats-Unis où il fonde, au nom de ses fils, deux sociétés industrielles dont l’une, perpétuant son nom, est devenue la plus ancienne et la plus importante du pays. * Economiste. 54 Sociétal N° 59 g 1er trimestre 2008 L a longue vie de Du Pont de Nemours, ses très nombreux écrits, les hommes qu’il a connus et fréquentés – Quesnay, Turgot, Voltaire (avec qui il échange seize lettres), Mirabeau, Vergennes, Franklin, Lavoisier, Jefferson – et sa présence à plusieurs moments significatifs de l’histoire en font non seulement un témoin de bien des idées et efforts d’une période riche tant en espérances qu’en déboires, mais aussi, à plusieurs égards, un novateur. NAISSANCE À PARIS I l est né à Paris, mais on a souvent dit qu’il était né à Nemours. Charles Gide, au tout début de la célèbre Histoire des doctrines économiques de Gide et Rist – dont la première édition est antérieure à 1914 – commet en particulier cette erreur. Député du bailliage de Nemours à l’Assemblée constituante en 1789, il en avait en effet, dans l’usage courant de l’Assemblée, porté le nom afin d’être distingué de ses homonymes. Par la suite, il tint à le conserver, en enlevant la parenthèse. Son père, « horloger du roi », qui avait renoncé à la religion protestante d’origine de sa famille, était un artisan parisien des métiers du luxe, cas d’un certain nombre de personnes ayant alors joué un rôle non négligeable REPetTEND 59.qxd 14/01/08 9:30 Page 55 DU PONT DE NEMOURS, REFLET DES IDÉES DE SON TEMPS ET NOVATEUR fois. Il est très influencé par les écrits de (Madame Roland, la future guillotinée de François Quesnay, cet agriculteur devenu 1793, qui, invitée chez une dame noble, chirurgien, puis « médecin ordinaire du avait ressenti être dirigée vers la cuisine roi », qui dès un premier écrit de 1747 à l’heure du dîner, était la fille d’un bijoupense que la morale doit être exclue tier de l’actuel quai de l’Horloge). Ce de la connaissance raisonnée de la vie père, plutôt despotique, écrivait déjà son des hommes, rédige les deux nom « du Pont » – graphie articles « Fermiers » et conservée par ses descenA 14 ans, « Grains » de L’Encyclopédie, dants américains : la grande et publie en 1759 son célèentreprise chimique écrit en selon son bre Tableau économique, preeffet son nom « Du Pont ». autobiographie mière vision d’ensemble des écrite en 1792, relations établies entre les A 14 ans, selon son autobiodifférentes classes de la graphie écrite en 1792, il Du Pont pense société. Comme il est bien pense qu’un homme pieux et qu’un homme connu, il y est en particulier de bon sens ne peut être ni pieux et de bon affirmé que l’agriculture protestant, ni catholique. seule crée un « produit net » Sous l’influence de sa mère, il sens ne peut que les autres classes, « stéavait pris très tôt l’habitude être ni riles », ne font que redistride beaucoup de lectures, protestant, ni buer. Une des conséquences mais son père veut lui impopratiques de cette analyse ser de lui succéder comme catholique. est de demander plus fortehorloger. Dès lors, il ne poument que précédemment la vait lire que le soir et la nuit. liberté du commerce. Il a été surtout un homme d’une grande activité et d’un grand dévouement au Informé par Mirabeau le père, Quesnay service des œuvres et travaux des autveut connaître ce nouveau venu et le fait res, adonné toute sa vie à la recherche inviter à Versailles : un domestique à la de réformes dans l’administration, au livrée de Madame de Pompadour lui service du bien public. Le ministre porte l’invitation ! Il est lancé. Il publie en Maurepas disait de lui : « C’est un fou, ce 1764 un opuscule De l’exportation et de Dupont, mais c’est un homme d’une vertu incorruptible ! », ce qui appareml’importation des grains. En 1763 et 1764, ment n’était pas le cas de tous. Il a été un deux édits sont effectivement pris écrivain prolixe, se faisant même un vrai instaurant la liberté du commerce des métier à la fois de journaliste et d’édigrains en France, y compris à l’exportateur, et même un temps d’imprimeur, au tion (dans les années suivantes, cette service des œuvres et des idées qui lui liberté sera rapportée, réintroduite sous paraissaient justes. Si bien que l’on ne Turgot, puis à nouveau abandonnée à l’occasion de mauvaises récoltes et de la sait pas toujours ce qui est de lui ou de « guerre des farines »). En 1765, il prend ceux dont il a voulu servir la pensée. la direction du Journal de l’agriculture, du commerce et le l’industrie. Un de ses prePREMIERS ÉCRITS POUR miers gestes est de publier un article de SAUVER LES FINANCES « Droit naturel »1. A la preQuesnay, PUBLIQUES mière phrase de ce texte, il est dit : « Le droit naturel de l’homme peut être embarras des finances publiques défini vaguement le droit que l’homme a dans les années 1760 est grand. Le aux choses propres à sa jouissance » ; le ministère fait une sorte d’appel aux droit naturel, « reconnu avec évidence citoyens, leur demandant leurs vues par les lumières de la raison », y est dispour l’amélioration des finances. En tingué du droit légitime, limité par une 1763, il écrit une petite brochure, critiloi positive. quant une autre qui venait de paraître et dont il refait les calculs : Réflexions sur l’éEn janvier 1767, à la suite de l’abbé crit intitulé Richesse de l’Etat. Il porte ses Baudeau, il reprend la publication des mémoires à Versailles, à l’audience de Ephémérides du citoyen, ou Bibliographies M. de Choiseul, qu’il rencontre deux L’ des sciences morales et politiques. Turgot y a déjà publié ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. En 1767 et 1768, Pierre-Samuel publie deux volumes résumant les travaux de la nouvelle école, Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus avantageux au genre humain. C’est lui qui, apparemment, utilise le premier les mots de physiocratie et de physiocrates, ces derniers définis comme « ceux qui recherchent les lois de la nature des choses ». Après son Discours de l’éditeur (101 pages), où il est dit que cette publication est faite « afin que nous puissions nous instruire, connaître nos droits naturels et nos devoirs réciproques », il met en tête l’article précité de Quesnay. Au sujet de l’organisation politique, il dit que « bientôt l’état de simple association ne suffit pas, [...] il faut former un corps politique, [...] l’autorité conservatrice des propriétés [...] résulte nécessairement de l’établissement de la culture ». Il est noté en effet que l’établissement de la culture engendre l’accroissement des richesses et l’accroissement de l’inégalité des fortunes ; s’étendant avec l’ordre des successions, celui-ci conduit à un système de salaires, et engendre la cupidité. Cette situation, cependant, « redoutable chez un peuple ignorant », ne produirait aucun mauvais effet « chez un peuple éclairé ». Le danger néanmoins existe. De par les manœuvres « des hommes artificieux et perfides » tend en effet à se créer « un système de politique qui assujettit confusément tous les droits de la société, et ceux de l’autorité, à une législation humaine, arbitraire et absolue ». Deux espèces de sociétés ignorantes enfin sont dénoncées, celles reposant sur le despotisme des souverains, et les républiques guerrières. Il est intéressant de noter à ce propos que, dès cette époque, Pierre-Samuel 1. Cet article est reproduit dans la publication Quesnay, Physiocratie, Flammarion, 1991, où la place tenue par Dupont, qui le premier l’a publié et a utilisé ce titre, est sans doute sousestimée. Sociétal N° 59 g 1er trimestre 2008 55 REPetTEND 59.qxd 2/01/08 10:37 6 REPÈRES ET TENDANCES Page 56 4CONJONCTURES 4 DOSSIER 4 LIVRES ET IDÉES SCIENCE ÉCONOMIQUE défend la proposition que les droits et devoirs des citoyens doivent s’équilibrer, proposition qu’il contribuera à relancer en 1789. DISCIPLE DE QUESNAY S est l’institution de l’instruction publique et privée des lois de l’ordre naturel ». Dans La physiocratie, Du Pont met de même l’éducation en place éminente. Comme le dit l’historien de Condorcet, « c’est dans les théories des physiocrates que l’intérêt du XVIIIe siècle pour une éducation sociale s’identifie le mieux avec l’idée d’une science de la société »3. a solution est celle de Quesnay. Celui-ci « a vu que la culture, dirigée et exécutée le mieux possible par des hommes entièrement libres de l’emploi Un des membres du groupe, Le Mercier de leur personne et de leurs richesses, de la Rivière, publiant la même année multiplierait les subsistances le plus qu’il L’ordre naturel et essentiel des société poliserait possible. Il a vu que la plus grande tiques, Pierre-Samuel juge multiplication possible des le livre « sublime », et subsistances étendrait le Un des besoins qui reprenant ses idées, écrit bonheur de vivre, et de lui-même en 1768 De jouir de tous les bienfaits apparaît en même l’origine et des progrès de la nature, sur le plus temps que la d’une science nouvelle, grand nombre possible reconnaissance du d’individus, lesquels joinouvrage dont il est dit qu’il a eu « un sérieux draient tous aux mêmes rôle imparti au retentissement ». On y jouissances que présente gouvernement est retrouve l’idée qu’il avait l’association primitive un celui de l’éducation. déjà exprimée. « C’est la grand nombre d’autres connaissance de l’ordre jouissances qu’une société Quesnay avait écrit : policée peut seule proet des lois physiques et « La première loi naturelles qui doit servir duire. » Ainsi disposonspositive, la loi de base à la science éconous d’une règle évidente nomique. » Il se croit sur « la manière dont nous fondamentale de dès lors en possession pouvons nous conduire toutes les autres lois des outils d’une réforme avec les autres hommes et positives, est rationnelle des sociétés. Il dont la société doit être s’adresse aux souverains constituée pour que l’institution de (ou en reçoit des appels), l’espèce, les individus et l’instruction publique ainsi qu’aux magistrats, nous-mêmes soyons les et privée des lois de plus heureux qu’il est posaux têtes pensantes, aux sible à notre nature. » En pères de famille. Des liens l’ordre naturel. » attribuant ainsi une place sont établis avec des correspondants étrangers centrale au besoin de la dans plusieurs pays, souvent des hommeilleure exploitation des ressources du mes de pouvoir (margrave de Bade, roi sol, il fait entrevoir la présence d’un intéde Suède, archiduc Léopold qui sera en rêt commun ne résultant pas de la seule 1790 empereur d’Autriche...) qui lui addition des intérêts individuels. Il est demandent avis et consultations. Il rêve intéressant de le relever aujourd’hui, en d’édifier une nouvelle nation polonaise un temps où les intérêts individuels resen réorganisant son système éducatif et, tent, même si c’est avec talent, si fréen 1773, il accepte, à la suggestion d’un quemment dénoncés comme seuls pris membre de la famille Czartoryski, d’aller en compte dans ce qui serait l’idéologie donner ses conseils en Pologne (ce qui courante2. incidemment lui permettra d’acheter sa propriété près de Nemours – aujourUn des besoins qui apparaît en même d’hui dans le département du Loiret). temps que la reconnaissance du rôle imparti au gouvernement est celui de Mais il ne reste que quelques mois sur l’éducation. Quesnay avait écrit : « La place.Turgot, nommé contrôleur général première loi positive, la loi fondamendes finances, lui écrit en septembre 1774 tale de toutes les autres lois positives, 56 Sociétal N° 59 g 1er trimestre 2008 à Varsovie : « Nous avons un roi qui est réellement un honnête homme et s’attachant au bien du pays ». Il lui fait demander de rentrer – directement par le roi, afin de ménager les susceptibilités polonaises –, en fait un Inspecteur général du commerce et son collaborateur principal. Il lui commande en particulier un Mémoire sur les municipalités proposant des réformes administratives et fiscales d’importance, se réservant toutefois de le corriger lui-même avant de l’adresser au jeune Louis XVI. Mais Turgot est disgracié en 1776, avant d’avoir pu le corriger et le présenter. Reflétant les opinions d’un groupe comprenant, autour de Turgot, notamment Trudaine, Condorcet et lui-même, le mémoire est rédigé par Dupont, qui en publiera trois versions, en 1778 (grâce au margrave de Bade), en 1787 et 1808 (cette dernière fois parmi les œuvres de Turgot). Ce mémoire contient des phrases fameuses : « La cause du mal, Sire, vient de ce que votre nation n’a point de Constitution. C’est une société composée de différents ordres mal unis et d’un peuple dont les membres n’ont encore entre eux que très peu de liens sociaux [...] de sorte que, dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises que la raison et les lumières réciproques n’ont jamais réglées, Votre Majesté est obligée de tout décider par elle-même ou par ses mandataires. » Effectivement, dans les conditions existantes, nul corps, nulle personne ne pouvaient contrôler le roi, mais si son pouvoir devait être absolu, toute réforme n’en était pas moins fort ardue. Dupont continue, avec des épisodes changeants, à avoir des responsabilités administratives. En 1786, le contrôleur général Calonne convoque une Assemblée des notables à laquelle il veut soumettre un plan complet de réforme fiscale. Pour ce faire, il fait appel à Du 2. Christian Laval, L’homme économique. Essai sur les racines du néolibéralisme, Gallimard, 2007. 3. Keith Baker. Condorcet. Raison et politique, Hermann, 1988. pp. 379-80. REPetTEND 59.qxd 14/01/08 9:30 Page 57 DU PONT DE NEMOURS, REFLET DES IDÉES DE SON TEMPS ET NOVATEUR amis physiocrates, est à la fois très libéPont, fort de sa qualité d’ancien secréral et soucieux de compenser les effets taire de Turgot, qui essaie de faire passer éventuels du jeu économique par l’insles idées du mémoire de 1776.Toutefois, tauration d’ateliers de chalà ou Turgot et ses collaborité »5. rateurs avaient imaginé Sous la Terreur, le une hiérarchie d’assem13 juillet 1794 (25 Il est membre de la Société blées depuis l’échelon de la messidor), Dupont, de 1789 (dont la première paroisse jusqu’au niveau du réunion a lieu le 18 janvier royaume, en abandonnant qui se cachait 1790 chez le duc de La la distinction entre les ordjusque là, est arrêté Rochefoucauld-Liancourt), res, Calonne ne veut que et emmené à la avec notamment La Fayette des assemblées provinet Condorcet, société qui ciales, qui seraient bien prison de La Force. comprend bientôt plus élues comme le conseille Il trouve le moyen d’une centaine de membDu Pont, mais qu’il ne veut d’y donner un cours res, édite un journal « objet que consultatives. L’oppode l’art social », mais sussition des Parlements, de d’économie. Il a de cite bientôt l’opposition du l’Assemblée des notables la chance : arrêté club des Jacobins. Luiet les intrigues de la cour quatorze jours même intervient souvent à conduisent à l’abandon de l’Assemblée, surtout sur ce projet, projet généraavant la chute de les questions financières, lement tenu de dernière Robespierre et sans par exemple deux fois, en chance avant ce qui avoir été jugé, il est septembre et novembre deviendra la Révolution. 1789, en approuvant la libéré au bout dévolution à la nation des DANS LA d’un mois seulement biens du clergé, mais à la TOURMENTE – une chance que condition de donner à RÉVOLUTIONNAIRE celui-ci une garantie de n’a pas eue son ami revenu. Il participe à la disu Pont est un homme Lavoisier, arrêté cussion sur la division du de beaucoup d’expéquelques semaines pays en départements et, rience quand sont convocomme sous Turgot, à celle qués les états généraux de avant lui, et qui pour bien définir les unités 1789. Il se présente à sera exécuté. de mesure. Il anime la Nemours pour être député Société d’agriculture de du Tiers. Le « Cahier de doléance » de Nemours est « un véritaParis, qui fait suite au Comité d’adminisble monument [...] assez original [...] du tration de l’agriculture, cherchant à fait d’une tonalité économique et sociale réunir des statistiques, et qu’il avait fondé quelques années auparavant avec peu commune à ce point et très probaLavoisier. Et il répète souvent une de ses blement imputable à la formation intelmaximes favorites : « Pas de droits sans lectuelle propre de Du Pont »4. Du Pont, devoirs, pas de devoirs sans droits ». très actif durant toute la législature, propose le 8 août 1791, lorsqu’il est quesMais après la fuite à Varennes et la tion d’insérer la Déclaration d’août 1789 fusillade du Champ de Mars (juin 1791), en préambule à la nouvelle Constitution, où La Fayette commandait la Garde d’ajouter à l’article 17 (ce ne sera pas nationale, il ne suit pas Condorcet qui fait) : « Tous les membres de la société, rompt spectaculairement avec ses s’ils sont indigents ou infirmes, ont droit anciens amis et alliés de la Société de aux secours gratuits de leurs conci1789. Il n’est bien sûr pas réélu dans la toyens », ajoutant « Cette disposition nouvelle Assemblée, puisqu’il a été me paraît conforme à la dignité d’une décidé que les membres de l’Assemblée grande nation ». Il avait déjà fait une proconstituante seraient inéligibles, et position de ce genre dans le « Cahier » déclare sa carrière politique finie. du bailliage de Nemours et, à nouveau, Pourtant, au soir de la journée du au cours de la discussion d’août 1789. En 10 août 1792, c’est lui que rencontre effet, « celui-ci, à l’instar du gros de ses D Louis XVI qui doit abandonner son palais des Tuileries au peuple révolté, et qui lui dit : « Ah Monsieur Du Pont, on vous trouve toujours où l’on a besoin de vous » (dans la nuit, il avait rédigé une adresse au roi, où il avait renouvelé son attachement à sa personne). Le roi accepte sa suggestion de demander protection à l’Assemblée toute proche : mauvais conseil, puisque deux jours plus tard, l’Assemblée remet le roi à la Commune de Paris pour qu’il soit jugé. Sous la Terreur, le 13 juillet 1794 (25 messidor), Du Pont, qui se cachait jusque là, est arrêté et emmené à la prison de La Force. Il trouve le moyen d’y donner un cours d’économie. Il a de la chance : arrêté quatorze jours avant la chute de Robespierre et sans avoir été jugé, il est libéré au bout seulement d’un mois – une chance que n’a pas eue son ami Lavoisier, arrêté quelques semaines avant lui, et qui sera exécuté. Sous le Directoire, il reprend place au Conseil des Anciens. Le 15 novembre 1795, il défend l’indépendance des juges, s’opposant aux demandes des Directeurs de pouvoir nommer des juges en cas de besoin. Il s’oppose également à un emprunt forcé, qui est un échec, et se déclare opposé à toutes les tyrannies. Mais il est suspecté (à tort, selon ses déclarations) d’être partie de la conspiration tenue pour royaliste, et après le coup d’Etat du 18 fructidor, il est à nouveau arrêté pour quelques jours. Libéré, il reste sur la liste de ceux qui sont tenus pour émigrés (Mme de Staël réussira à faire rayer son nom). La coupe est pleine. Il s’était déclaré, en 1796 et 1797, en ce qui concerne la gestion des imprimeries ou des canaux, partisan de l’entreprise privée, selon lui la meilleure solution. Il prend dès lors sa décision : son destin se fera désormais dans le secteur privé. Ayant réuni des capitaux de quelques amis, il part aux 4. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, présentée par Stéphane Rials, Hachette Pluriel, 1988. 5. Ibid. pp.265-266 et 279. Sociétal N° 59 g 1er trimestre 2008 57 REPetTEND 59.qxd 2/01/08 10:37 6 REPÈRES ET TENDANCES Page 58 4CONJONCTURES 4 DOSSIER 4 LIVRES ET IDÉES SCIENCE ÉCONOMIQUE Jefferson, comme moi-même. » Mais à Etats-Unis avec ses deux fils et sa une autre lettre, où Du Pont dit penser seconde femme (il avait perdu la preque seule la propriété peut offrir une mière depuis longtemps déjà). Son fils base solide à la régulation de la société, aîné, qui y était déjà allé, crée à New Jefferson répond : « Vous considérez les York une société commerciale, qui hommes comme des enfants à qui vous échouera. Le cadet, Eleuthère-Irénée, craignez de faire confiance s’ils n’ont pas qui avait travaillé avec Lavoisier à leur nourrice, je les vois comme des ses expériences de chimie, fonde dans adultes que je laisse librele Delaware, à côté de ment se gouverner euxWilmington, sur une petite Ce qui frappe mêmes. » rivière dotée d’un moulin, la le plus, dans poudrière (Eleutherian Mills) Du Pont de Nemours mourra appelée à grandir et à devele personnage, en 1817 à Wilmington, où se nir la grande entreprise d’auc’est la façon trouvaient encore récemjourd’hui (E. I. Du Pont de dont il a ment les nombreux docuNemours). ments qu’il avait accumulés. traversé son En 1805, il rentre en France. temps et De 1808 à 1811, il édite soiESQUISSE toujours été gneusement neuf volumes D’UN BILAN des œuvres de Turgot. En présent. Il n’a vec le temps, et les 1814, comme secrétaire du surtout jamais secousses de la Révogouvernement provisoire, il manqué d’être lution et de l’Empire, Du contresigne l’ordre d’exil de Pont de Nemours est l’empereur à l’île d’Elbe. guidé par devenu effectivement un Quand celui-ci revient en le bien public conservateur un peu dés1815 pour les Cent-Jours, il et la pensée abusé, toujours capable décide de repartir aux Etatsd’enthousiasme et d’initiaUnis. Sur le bateau, il lit ou de l’avenir. tive, mais dont l’attacherelit le Traité d’économie poliment à la propriété semble tique de Jean-Baptiste Say, à être devenu l’essentiel du credo. Mais qui il écrit, ulcéré de voir le peu de cas cet aspect n’est pas le seul à retenir. Il fait de sa propre œuvre. s’était adressé à lui-même cet éloge : « L’ancien gouvernement s’adressait à Il renoue ses liens avec Thomas Jefferson, moi quand il avait envie de faire le bien ; une connaissance de longue date, qui et je puis dire que, surtout depuis seize n’est plus président, en qui il espère ans, il n’a été fait un travail en faveur de retrouver « un prince en économie polil’humanité et de la liberté auquel je tique, un maître en philosophie ». « Vous n’aie pris part » (Assemblée constidésespérez de votre pays, lui répond A 58 Sociétal N° 59 g 1er trimestre 2008 tuante, 8 juin 1791). « Peu d’hommes ont autant travaillé que lui », dit en 1818 son premier biographe, qui parle de la force de son génie et de sa probité. Parmi les nombreux ouvrages, articles, communications dans les académies ou sociétés savantes qui lui ont été consacrés, on note les titres suivants qui témoignent de ses multiples facettes. Du Pont de Nemours, soldat de la liberté, Du Pont de Nemours, honnête homme. Edouard Herriot préface un livre où il est parlé de « l’idéal républicain qu’il incarne ». Dans un ouvrage ayant pour sujet « les réalisateurs », un chapitre lui est consacré, à côté de Gustave Eiffel et de quelques autres. D’autres titres de publications sont Voyages en Pologne, magnats polonais et physiocrates français, Du Pont de Nemours et Mme de Staël, Du Pont de Nemours et Napoléon. Ce qui frappe le plus, dans le personnage, c’est la façon dont il a traversé son temps et toujours été présent. Il n’a surtout jamais manqué d’être guidé par le bien public et la pensée de l’avenir. Quelques vers qu’il s’était consacrés à lui-même se terminent ainsi « Il a travaillé depuis au bonheur de la France / Et n’a pas changé de métier ». Si, à la fin de sa vie, il paraît être devenu conservateur, c’est peut-être que les déboires rencontrés lui avaient fait penser que, temporairement du moins, il fallait en passer par là. Mais il n’avait certainement pas abandonné les rêves que la « science nouvelle » lui avait fait entrevoir. g