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PHILIPPE J. BERNARD *
Du Pont de Nemours,
reflet des idées de
son temps et novateur
Pierre-Samuel Du Pont de Nemours (1739-1817) n’est
sans doute pas une figure majeure du temps des
Lumières, à l’égal par exemple de d’Alembert,Turgot ou
Condorcet. Mais il a été un propagandiste enthousiaste
de la première école d’économistes, celle qui s’est
groupée autour de Quesnay, connue sous le nom de
physiocrates qu’il semble avoir lui-même employé le
premier. Il a été aussi le premier collaborateur et la
plume de deux ministres dont le rôle aurait pu être
décisif pour la réorganisation de la France de l’Ancien
Régime,Turgot et Calonne. Il joue un rôle non négligeable dans les premières années de la Révolution ; puis,
arrêté deux fois, avant et après Thermidor, il réunit
un peu d’argent de divers amis (dont Talleyrand) et
passe aux Etats-Unis où il fonde, au nom de ses fils,
deux sociétés industrielles dont l’une, perpétuant
son nom, est devenue la plus ancienne et la plus importante du pays.
* Economiste.
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L
a longue vie de Du Pont de
Nemours, ses très nombreux écrits,
les hommes qu’il a connus et fréquentés
– Quesnay, Turgot, Voltaire (avec qui il
échange seize lettres), Mirabeau,
Vergennes, Franklin, Lavoisier, Jefferson –
et sa présence à plusieurs moments
significatifs de l’histoire en font non seulement un témoin de bien des idées et
efforts d’une période riche tant en espérances qu’en déboires, mais aussi, à plusieurs égards, un novateur.
NAISSANCE À PARIS
I
l est né à Paris, mais on a souvent dit
qu’il était né à Nemours. Charles
Gide, au tout début de la célèbre Histoire
des doctrines économiques de Gide et Rist
– dont la première édition est antérieure
à 1914 – commet en particulier cette
erreur. Député du bailliage de Nemours
à l’Assemblée constituante en 1789, il en
avait en effet, dans l’usage courant de
l’Assemblée, porté le nom afin d’être
distingué de ses homonymes. Par la
suite, il tint à le conserver, en enlevant la
parenthèse. Son père, « horloger du
roi », qui avait renoncé à la religion protestante d’origine de sa famille, était un
artisan parisien des métiers du luxe, cas
d’un certain nombre de personnes ayant
alors joué un rôle non négligeable
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DU PONT DE NEMOURS, REFLET DES IDÉES DE SON TEMPS ET NOVATEUR
fois. Il est très influencé par les écrits de
(Madame Roland, la future guillotinée de
François Quesnay, cet agriculteur devenu
1793, qui, invitée chez une dame noble,
chirurgien, puis « médecin ordinaire du
avait ressenti être dirigée vers la cuisine
roi », qui dès un premier écrit de 1747
à l’heure du dîner, était la fille d’un bijoupense que la morale doit être exclue
tier de l’actuel quai de l’Horloge). Ce
de la connaissance raisonnée de la vie
père, plutôt despotique, écrivait déjà son
des hommes, rédige les deux
nom « du Pont » – graphie
articles « Fermiers » et
conservée par ses descenA 14 ans,
« Grains » de L’Encyclopédie,
dants américains : la grande
et publie en 1759 son célèentreprise chimique écrit en
selon son
bre Tableau économique, preeffet son nom « Du Pont ».
autobiographie
mière vision d’ensemble des
écrite en 1792,
relations établies entre les
A 14 ans, selon son autobiodifférentes classes de la
graphie écrite en 1792, il
Du Pont pense
société. Comme il est bien
pense qu’un homme pieux et
qu’un homme
connu, il y est en particulier
de bon sens ne peut être ni
pieux et de bon
affirmé que l’agriculture
protestant, ni catholique.
seule crée un « produit net »
Sous l’influence de sa mère, il
sens ne peut
que les autres classes, « stéavait pris très tôt l’habitude
être ni
riles », ne font que redistride beaucoup de lectures,
protestant, ni
buer. Une des conséquences
mais son père veut lui impopratiques de cette analyse
ser de lui succéder comme
catholique.
est de demander plus fortehorloger. Dès lors, il ne poument que précédemment la
vait lire que le soir et la nuit.
liberté du commerce.
Il a été surtout un homme d’une grande
activité et d’un grand dévouement au
Informé par Mirabeau le père, Quesnay
service des œuvres et travaux des autveut connaître ce nouveau venu et le fait
res, adonné toute sa vie à la recherche
inviter à Versailles : un domestique à la
de réformes dans l’administration, au
livrée de Madame de Pompadour lui
service du bien public. Le ministre
porte l’invitation ! Il est lancé. Il publie en
Maurepas disait de lui : « C’est un fou, ce
1764 un opuscule De l’exportation et de
Dupont, mais c’est un homme d’une
vertu incorruptible ! », ce qui appareml’importation des grains. En 1763 et 1764,
ment n’était pas le cas de tous. Il a été un
deux édits sont effectivement pris
écrivain prolixe, se faisant même un vrai
instaurant la liberté du commerce des
métier à la fois de journaliste et d’édigrains en France, y compris à l’exportateur, et même un temps d’imprimeur, au
tion (dans les années suivantes, cette
service des œuvres et des idées qui lui
liberté sera rapportée, réintroduite sous
paraissaient justes. Si bien que l’on ne
Turgot, puis à nouveau abandonnée à
l’occasion de mauvaises récoltes et de la
sait pas toujours ce qui est de lui ou de
« guerre des farines »). En 1765, il prend
ceux dont il a voulu servir la pensée.
la direction du Journal de l’agriculture, du
commerce et le l’industrie. Un de ses prePREMIERS ÉCRITS POUR
miers
gestes est de publier un article de
SAUVER LES FINANCES
« Droit naturel »1. A la preQuesnay,
PUBLIQUES
mière phrase de ce texte, il est dit : « Le
droit naturel de l’homme peut être
embarras des finances publiques
défini vaguement le droit que l’homme a
dans les années 1760 est grand. Le
aux choses propres à sa jouissance » ; le
ministère fait une sorte d’appel aux
droit naturel, « reconnu avec évidence
citoyens, leur demandant leurs vues
par les lumières de la raison », y est dispour l’amélioration des finances. En
tingué du droit légitime, limité par une
1763, il écrit une petite brochure, critiloi positive.
quant une autre qui venait de paraître et
dont il refait les calculs : Réflexions sur l’éEn janvier 1767, à la suite de l’abbé
crit intitulé Richesse de l’Etat. Il porte ses
Baudeau, il reprend la publication des
mémoires à Versailles, à l’audience de
Ephémérides du citoyen, ou Bibliographies
M. de Choiseul, qu’il rencontre deux
L’
des sciences morales et politiques. Turgot
y a déjà publié ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses. En
1767 et 1768, Pierre-Samuel publie
deux volumes résumant les travaux de
la nouvelle école, Physiocratie, ou constitution naturelle du gouvernement le plus
avantageux au genre humain. C’est lui
qui, apparemment, utilise le premier les
mots de physiocratie et de physiocrates, ces derniers définis comme « ceux
qui recherchent les lois de la nature des
choses ». Après son Discours de l’éditeur
(101 pages), où il est dit que cette
publication est faite « afin que nous
puissions nous instruire, connaître
nos droits naturels et nos devoirs
réciproques », il met en tête l’article
précité de Quesnay. Au sujet de l’organisation politique, il dit que « bientôt
l’état de simple association ne suffit pas,
[...] il faut former un corps politique,
[...] l’autorité conservatrice des propriétés [...] résulte nécessairement de
l’établissement de la culture ». Il est
noté en effet que l’établissement de la
culture engendre l’accroissement des
richesses et l’accroissement de l’inégalité des fortunes ; s’étendant avec l’ordre des successions, celui-ci conduit à
un système de salaires, et engendre la
cupidité. Cette situation, cependant,
« redoutable chez un peuple ignorant »,
ne produirait aucun mauvais effet
« chez un peuple éclairé ». Le danger
néanmoins existe. De par les manœuvres « des hommes artificieux et perfides » tend en effet à se créer « un
système de politique qui assujettit
confusément tous les droits de la
société, et ceux de l’autorité, à une
législation humaine, arbitraire et absolue ». Deux espèces de sociétés ignorantes enfin sont dénoncées, celles
reposant sur le despotisme des souverains, et les républiques guerrières. Il
est intéressant de noter à ce propos
que, dès cette époque, Pierre-Samuel
1. Cet article est reproduit dans la publication
Quesnay, Physiocratie, Flammarion, 1991, où la
place tenue par Dupont, qui le premier l’a
publié et a utilisé ce titre, est sans doute sousestimée.
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défend la proposition que les droits et
devoirs des citoyens doivent s’équilibrer, proposition qu’il contribuera à
relancer en 1789.
DISCIPLE DE QUESNAY
S
est l’institution de l’instruction publique
et privée des lois de l’ordre naturel ».
Dans La physiocratie, Du Pont met de
même l’éducation en place éminente.
Comme le dit l’historien de Condorcet,
« c’est dans les théories des physiocrates que l’intérêt du XVIIIe siècle pour
une éducation sociale s’identifie le
mieux avec l’idée d’une science de la
société »3.
a solution est celle de Quesnay.
Celui-ci « a vu que la culture, dirigée
et exécutée le mieux possible par des
hommes entièrement libres de l’emploi
Un des membres du groupe, Le Mercier
de leur personne et de leurs richesses,
de la Rivière, publiant la même année
multiplierait les subsistances le plus qu’il
L’ordre naturel et essentiel des société poliserait possible. Il a vu que la plus grande
tiques, Pierre-Samuel juge
multiplication possible des
le livre « sublime », et
subsistances étendrait le
Un des besoins qui
reprenant ses idées, écrit
bonheur de vivre, et de
lui-même en 1768 De
jouir de tous les bienfaits
apparaît en même
l’origine et des progrès
de la nature, sur le plus
temps que la
d’une science nouvelle,
grand nombre possible
reconnaissance du
d’individus, lesquels joinouvrage dont il est dit
qu’il a eu « un sérieux
draient tous aux mêmes
rôle imparti au
retentissement ». On y
jouissances que présente
gouvernement est
retrouve l’idée qu’il avait
l’association primitive un
celui de l’éducation.
déjà exprimée. « C’est la
grand nombre d’autres
connaissance de l’ordre
jouissances qu’une société
Quesnay avait écrit :
policée peut seule proet des lois physiques et
« La première loi
naturelles qui doit servir
duire. » Ainsi disposonspositive, la loi
de base à la science éconous d’une règle évidente
nomique. » Il se croit
sur « la manière dont nous
fondamentale de
dès lors en possession
pouvons nous conduire
toutes les autres lois
des outils d’une réforme
avec les autres hommes et
positives, est
rationnelle des sociétés. Il
dont la société doit être
s’adresse aux souverains
constituée pour que
l’institution de
(ou en reçoit des appels),
l’espèce, les individus et
l’instruction publique
ainsi qu’aux magistrats,
nous-mêmes soyons les
et privée des lois de
plus heureux qu’il est posaux têtes pensantes, aux
sible à notre nature. » En
pères de famille. Des liens
l’ordre naturel. »
attribuant ainsi une place
sont établis avec des correspondants étrangers
centrale au besoin de la
dans plusieurs pays, souvent des hommeilleure exploitation des ressources du
mes de pouvoir (margrave de Bade, roi
sol, il fait entrevoir la présence d’un intéde Suède, archiduc Léopold qui sera en
rêt commun ne résultant pas de la seule
1790 empereur d’Autriche...) qui lui
addition des intérêts individuels. Il est
demandent avis et consultations. Il rêve
intéressant de le relever aujourd’hui, en
d’édifier une nouvelle nation polonaise
un temps où les intérêts individuels resen réorganisant son système éducatif et,
tent, même si c’est avec talent, si fréen 1773, il accepte, à la suggestion d’un
quemment dénoncés comme seuls pris
membre de la famille Czartoryski, d’aller
en compte dans ce qui serait l’idéologie
donner ses conseils en Pologne (ce qui
courante2.
incidemment lui permettra d’acheter sa
propriété près de Nemours – aujourUn des besoins qui apparaît en même
d’hui dans le département du Loiret).
temps que la reconnaissance du rôle
imparti au gouvernement est celui de
Mais il ne reste que quelques mois sur
l’éducation. Quesnay avait écrit : « La
place.Turgot, nommé contrôleur général
première loi positive, la loi fondamendes finances, lui écrit en septembre 1774
tale de toutes les autres lois positives,
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à Varsovie : « Nous avons un roi qui est
réellement un honnête homme et s’attachant au bien du pays ». Il lui fait demander de rentrer – directement par le roi,
afin de ménager les susceptibilités polonaises –, en fait un Inspecteur général du
commerce et son collaborateur principal. Il lui commande en particulier un
Mémoire sur les municipalités proposant
des réformes administratives et fiscales
d’importance, se réservant toutefois de
le corriger lui-même avant de l’adresser
au jeune Louis XVI. Mais Turgot est disgracié en 1776, avant d’avoir pu le corriger et le présenter. Reflétant les opinions
d’un groupe comprenant, autour de
Turgot, notamment Trudaine, Condorcet
et lui-même, le mémoire est rédigé par
Dupont, qui en publiera trois versions, en
1778 (grâce au margrave de Bade), en
1787 et 1808 (cette dernière fois parmi
les œuvres de Turgot).
Ce mémoire contient des phrases
fameuses : « La cause du mal, Sire, vient
de ce que votre nation n’a point de
Constitution. C’est une société composée de différents ordres mal unis et d’un
peuple dont les membres n’ont encore
entre eux que très peu de liens sociaux
[...] de sorte que, dans cette guerre perpétuelle de prétentions et d’entreprises
que la raison et les lumières réciproques
n’ont jamais réglées, Votre Majesté est
obligée de tout décider par elle-même
ou par ses mandataires. » Effectivement,
dans les conditions existantes, nul corps,
nulle personne ne pouvaient contrôler
le roi, mais si son pouvoir devait être
absolu, toute réforme n’en était pas
moins fort ardue.
Dupont continue, avec des épisodes
changeants, à avoir des responsabilités
administratives. En 1786, le contrôleur
général Calonne convoque une Assemblée des notables à laquelle il veut soumettre un plan complet de réforme
fiscale. Pour ce faire, il fait appel à Du
2. Christian Laval, L’homme économique. Essai sur
les racines du néolibéralisme, Gallimard, 2007.
3. Keith Baker. Condorcet. Raison et politique,
Hermann, 1988. pp. 379-80.
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amis physiocrates, est à la fois très libéPont, fort de sa qualité d’ancien secréral et soucieux de compenser les effets
taire de Turgot, qui essaie de faire passer
éventuels du jeu économique par l’insles idées du mémoire de 1776.Toutefois,
tauration d’ateliers de chalà ou Turgot et ses collaborité »5.
rateurs avaient imaginé
Sous la Terreur, le
une hiérarchie d’assem13 juillet 1794 (25
Il est membre de la Société
blées depuis l’échelon de la
messidor), Dupont,
de 1789 (dont la première
paroisse jusqu’au niveau du
réunion a lieu le 18 janvier
royaume, en abandonnant
qui se cachait
1790 chez le duc de La
la distinction entre les ordjusque là, est arrêté
Rochefoucauld-Liancourt),
res, Calonne ne veut que
et emmené à la
avec notamment La Fayette
des assemblées provinet Condorcet, société qui
ciales, qui seraient bien
prison de La Force.
comprend bientôt plus
élues comme le conseille
Il trouve le moyen
d’une centaine de membDu Pont, mais qu’il ne veut
d’y donner un cours
res, édite un journal « objet
que consultatives. L’oppode l’art social », mais sussition des Parlements, de
d’économie. Il a de
cite bientôt l’opposition du
l’Assemblée des notables
la chance : arrêté
club des Jacobins. Luiet les intrigues de la cour
quatorze jours
même intervient souvent à
conduisent à l’abandon de
l’Assemblée, surtout sur
ce projet, projet généraavant la chute de
les questions financières,
lement tenu de dernière
Robespierre et sans
par exemple deux fois, en
chance avant ce qui
avoir été jugé, il est
septembre et novembre
deviendra la Révolution.
1789, en approuvant la
libéré au bout
dévolution à la nation des
DANS LA
d’un mois seulement
biens du clergé, mais à la
TOURMENTE
– une chance que
condition de donner à
RÉVOLUTIONNAIRE
celui-ci une garantie de
n’a pas eue son ami
revenu. Il participe à la disu Pont est un homme
Lavoisier, arrêté
cussion sur la division du
de beaucoup d’expéquelques semaines
pays en départements et,
rience quand sont convocomme sous Turgot, à celle
qués les états généraux de
avant lui, et qui
pour bien définir les unités
1789. Il se présente à
sera exécuté.
de mesure. Il anime la
Nemours pour être député
Société d’agriculture de
du Tiers. Le « Cahier de
doléance » de Nemours est « un véritaParis, qui fait suite au Comité d’adminisble monument [...] assez original [...] du
tration de l’agriculture, cherchant à
fait d’une tonalité économique et sociale
réunir des statistiques, et qu’il avait fondé
quelques années auparavant avec
peu commune à ce point et très probaLavoisier. Et il répète souvent une de ses
blement imputable à la formation intelmaximes favorites : « Pas de droits sans
lectuelle propre de Du Pont »4. Du Pont,
devoirs, pas de devoirs sans droits ».
très actif durant toute la législature, propose le 8 août 1791, lorsqu’il est quesMais après la fuite à Varennes et la
tion d’insérer la Déclaration d’août 1789
fusillade du Champ de Mars (juin 1791),
en préambule à la nouvelle Constitution,
où La Fayette commandait la Garde
d’ajouter à l’article 17 (ce ne sera pas
nationale, il ne suit pas Condorcet qui
fait) : « Tous les membres de la société,
rompt spectaculairement avec ses
s’ils sont indigents ou infirmes, ont droit
anciens amis et alliés de la Société de
aux secours gratuits de leurs conci1789. Il n’est bien sûr pas réélu dans la
toyens », ajoutant « Cette disposition
nouvelle Assemblée, puisqu’il a été
me paraît conforme à la dignité d’une
décidé que les membres de l’Assemblée
grande nation ». Il avait déjà fait une proconstituante seraient inéligibles, et
position de ce genre dans le « Cahier »
déclare sa carrière politique finie.
du bailliage de Nemours et, à nouveau,
Pourtant, au soir de la journée du
au cours de la discussion d’août 1789. En
10 août 1792, c’est lui que rencontre
effet, « celui-ci, à l’instar du gros de ses
D
Louis XVI qui doit abandonner son
palais des Tuileries au peuple révolté, et
qui lui dit : « Ah Monsieur Du Pont, on
vous trouve toujours où l’on a besoin de
vous » (dans la nuit, il avait rédigé une
adresse au roi, où il avait renouvelé son
attachement à sa personne). Le roi
accepte sa suggestion de demander protection à l’Assemblée toute proche :
mauvais conseil, puisque deux jours plus
tard, l’Assemblée remet le roi à la
Commune de Paris pour qu’il soit jugé.
Sous la Terreur, le 13 juillet 1794
(25 messidor), Du Pont, qui se cachait
jusque là, est arrêté et emmené à la prison de La Force. Il trouve le moyen d’y
donner un cours d’économie. Il a de la
chance : arrêté quatorze jours avant la
chute de Robespierre et sans avoir été
jugé, il est libéré au bout seulement d’un
mois – une chance que n’a pas eue son
ami Lavoisier, arrêté quelques semaines
avant lui, et qui sera exécuté.
Sous le Directoire, il reprend place au
Conseil des Anciens. Le 15 novembre
1795, il défend l’indépendance des juges,
s’opposant aux demandes des Directeurs de pouvoir nommer des juges en
cas de besoin. Il s’oppose également à un
emprunt forcé, qui est un échec, et se
déclare opposé à toutes les tyrannies.
Mais il est suspecté (à tort, selon ses
déclarations) d’être partie de la conspiration tenue pour royaliste, et après le
coup d’Etat du 18 fructidor, il est à nouveau arrêté pour quelques jours. Libéré,
il reste sur la liste de ceux qui sont tenus
pour émigrés (Mme de Staël réussira à
faire rayer son nom).
La coupe est pleine. Il s’était déclaré, en
1796 et 1797, en ce qui concerne la gestion des imprimeries ou des canaux, partisan de l’entreprise privée, selon lui la
meilleure solution. Il prend dès lors sa
décision : son destin se fera désormais
dans le secteur privé. Ayant réuni des
capitaux de quelques amis, il part aux
4. La Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen, présentée par Stéphane Rials, Hachette
Pluriel, 1988.
5. Ibid. pp.265-266 et 279.
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Jefferson, comme moi-même. » Mais à
Etats-Unis avec ses deux fils et sa
une autre lettre, où Du Pont dit penser
seconde femme (il avait perdu la preque seule la propriété peut offrir une
mière depuis longtemps déjà). Son fils
base solide à la régulation de la société,
aîné, qui y était déjà allé, crée à New
Jefferson répond : « Vous considérez les
York une société commerciale, qui
hommes comme des enfants à qui vous
échouera. Le cadet, Eleuthère-Irénée,
craignez de faire confiance s’ils n’ont pas
qui avait travaillé avec Lavoisier à
leur nourrice, je les vois comme des
ses expériences de chimie, fonde dans
adultes que je laisse librele Delaware, à côté de
ment se gouverner euxWilmington, sur une petite
Ce qui frappe
mêmes. »
rivière dotée d’un moulin, la
le plus, dans
poudrière (Eleutherian Mills)
Du Pont de Nemours mourra
appelée à grandir et à devele personnage,
en 1817 à Wilmington, où se
nir la grande entreprise d’auc’est la façon
trouvaient encore récemjourd’hui (E. I. Du Pont de
dont il a
ment les nombreux docuNemours).
ments qu’il avait accumulés.
traversé son
En 1805, il rentre en France.
temps et
De 1808 à 1811, il édite soiESQUISSE
toujours été
gneusement neuf volumes
D’UN BILAN
des œuvres de Turgot. En
présent. Il n’a
vec le temps, et les
1814, comme secrétaire du
surtout jamais
secousses de la Révogouvernement provisoire, il
manqué d’être
lution et de l’Empire, Du
contresigne l’ordre d’exil de
Pont de Nemours est
l’empereur à l’île d’Elbe.
guidé par
devenu effectivement un
Quand celui-ci revient en
le bien public
conservateur un peu dés1815 pour les Cent-Jours, il
et la pensée
abusé, toujours capable
décide de repartir aux Etatsd’enthousiasme et d’initiaUnis. Sur le bateau, il lit ou
de l’avenir.
tive, mais dont l’attacherelit le Traité d’économie poliment à la propriété semble
tique de Jean-Baptiste Say, à
être devenu l’essentiel du credo. Mais
qui il écrit, ulcéré de voir le peu de cas
cet aspect n’est pas le seul à retenir. Il
fait de sa propre œuvre.
s’était adressé à lui-même cet éloge :
« L’ancien gouvernement s’adressait à
Il renoue ses liens avec Thomas Jefferson,
moi quand il avait envie de faire le bien ;
une connaissance de longue date, qui
et je puis dire que, surtout depuis seize
n’est plus président, en qui il espère
ans, il n’a été fait un travail en faveur de
retrouver « un prince en économie polil’humanité et de la liberté auquel je
tique, un maître en philosophie ». « Vous
n’aie pris part » (Assemblée constidésespérez de votre pays, lui répond
A
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tuante, 8 juin 1791). « Peu d’hommes
ont autant travaillé que lui », dit en
1818 son premier biographe, qui parle
de la force de son génie et de sa probité. Parmi les nombreux ouvrages,
articles, communications dans les académies ou sociétés savantes qui lui ont
été consacrés, on note les titres suivants qui témoignent de ses multiples
facettes. Du Pont de Nemours, soldat de
la liberté, Du Pont de Nemours, honnête
homme. Edouard Herriot préface un
livre où il est parlé de « l’idéal républicain qu’il incarne ». Dans un ouvrage
ayant pour sujet « les réalisateurs », un
chapitre lui est consacré, à côté de
Gustave Eiffel et de quelques autres.
D’autres titres de publications sont
Voyages en Pologne, magnats polonais et
physiocrates français, Du Pont de Nemours
et Mme de Staël, Du Pont de Nemours et
Napoléon.
Ce qui frappe le plus, dans le personnage, c’est la façon dont il a traversé son
temps et toujours été présent. Il n’a surtout jamais manqué d’être guidé par le
bien public et la pensée de l’avenir.
Quelques vers qu’il s’était consacrés à
lui-même se terminent ainsi « Il a travaillé depuis au bonheur de la France / Et
n’a pas changé de métier ». Si, à la fin de
sa vie, il paraît être devenu conservateur,
c’est peut-être que les déboires rencontrés lui avaient fait penser que, temporairement du moins, il fallait en passer
par là. Mais il n’avait certainement pas
abandonné les rêves que la « science
nouvelle » lui avait fait entrevoir. g