Soufisme et surréalisme

Transcription

Soufisme et surréalisme
ADONIS
Soufisme
et surréalisme
Traduit de l’arabe
par Bénédicte Letellier
Essais
Éditions de la Différence
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À ma sœur Fatima
en qui je vois une étincelle héritée de mon père et
à Mohammed Saleh,
le compagnon fidèle de sa vie et mon ami.
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Introduction
I
Soufisme et surréalisme est un titre contestable
voire inacceptable, notamment pour des spécialistes
du surréalisme ou des spécialistes du soufisme.
Quelle que soit la réaction des deux côtés, négative
ou positive, ce qui les rapproche pourrait bien être
une forme d’étonnement.
La principale objection repose sur le fait que le
soufisme est une dévotion qui tend vers la rédemption spirituelle tandis que le surréalisme est un mouvement athée qui ne vise aucune rédemption céleste.
Dès lors, comment est-il possible de réunir l’homme
pieux et l’athée ? Bien qu’en apparence cette objection se vérifie, à un niveau plus abstrait, elle n’exclut
pas la possibilité d’un rapprochement du soufisme et
du surréalisme ou d’une rencontre en bien des points
d’ordre intellectuel. L’athéisme n’implique pas nécessairement le rejet du soufisme, de même que le soufisme n’implique pas nécessairement la croyance en
une religion traditionnelle ou la croyance traditionnelle en une religion.
Quoi qu’il en soit, cette contestation reste fondamentale en ce qu’elle incite le chercheur à reconsidérer le sens courant et la définition aussi bien du soufisme que du surréalisme, à les comprendre sous un
nouvel éclairage. Il est indéniable que Dieu, au sens
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religieux et traditionnel, n’a aucune présence dans
l’expérience surréaliste. Comme l’affirme André
Breton lui-même, le sacré auquel il croit n’est ni religieux ni extérieur à la religion. Mais il est vrai que
Dieu, dans ce même sens, n’a pas plus de présence
dans l’expérience soufie. Ou, pour ainsi dire, sa présence n’est pas séparée et abstraite comme c’est le
cas du point de vue de la religion orthodoxe. Il s’agit
plutôt d’une présence conjointe à l’être, une immanence de l’union et de l’unité. Dans le soufisme,
Dieu n’est pas seulement l’unique, l’Un ; il est aussi
le multiple. Il est constitutif de l’être ou pour reprendre les termes de Breton, du « point suprême »,
là où ce que l’on appelle la matière ne fait plus qu’un
avec ce que l’on appelle l’esprit, là où s’anéantissent
les contradictions. Il n’est pas l’Un qui, extérieur à
l’être et exempt de tout contact avec lui, le crée. Il
est l’être même, infini et en mouvement. Ni dans le
ciel, ni sur la terre, il est à la fois et tout uniment
ciel et terre. Aller à sa rencontre ne nous contraint
pas à sortir de notre existence ou de nous-mêmes. Au
contraire, cela implique une traversée toujours plus
profonde de l’existence et de soi. De même, l’infini
ne se situe pas en dehors de la matière mais à l’intérieur : il désigne l’homme et la matière mêmes. Il
est quelque part et pourtant il est partout. Ce sont
d’autres contrées bien qu’elles soient présentes autour de nous et en nous.
Aussi devons-nous avant tout laisser de côté le
discours dominant sur le soufisme et surtout les interprétations idéologiques et confessionnelles.
Il faut donc commencer par le commencement.
À l’origine, le mot « soufi » renvoie à ce qui est mys-
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térieux et invisible. La tendance à se tourner vers le
soufisme s’explique par l’incapacité non seulement
de la raison (et de la loi religieuse) mais aussi de
la science à répondre aux nombreuses et profondes
questions que se pose l’homme. En effet, l’homme a
conscience qu’il y a des problèmes qui le préoccupent
même si l’ensemble des problèmes rationnels, juridiques, religieux et scientifiques se résolvent grâce à
la raison, à la loi et à la science. C’est précisément ce
qui n’a pas encore été résolu, su et dit, qui a suscité
un intérêt pour le soufisme. C’est aussi précisément
ce qui a justifié l’activité surréaliste. Aussi la première action du surréalisme est-elle un mouvement
destiné à dire le non-dit ou l’indicible. Or l’axe principal du soufisme, tel que je l’entends, correspond au
non-dit, à l’invisible et à l’inconnu.
L’ultime objectif que se fixe le soufisme consiste
à coexister avec ce mystère, c’est-à-dire avec l’Absolu, et le surréalisme vise à le concrétiser. L’important ici n’est pas tant l’identité de cet Absolu que le
mouvement d’identification avec lui et le chemin
qui conduit à cet Absolu, fût-ce Dieu, la raison, la
matière elle-même, la pensée ou l’esprit. Dans tous
les cas, il y a un retour à l’origine de la création,
quelle que soit cette origine. Ce retour impose, du
même coup, à celui qui l’entreprend une transformation et une identification à cette origine. Pour le dire
autrement, l’origine reste la même tandis qu’elle se
manifeste à travers ses créatures et que ses créatures
reviennent à elle.
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II
Dans un article de Guy-René Doumayrou1, l’auteur discerne de manière succincte le surréalisme
de l’ésotérisme, arguant que le premier est un mouvement qui aspire à l’illumination par une lumière
invisible, la lumière (de l’esprit ?) ou la pensée, et
à la mise à nu de ce réel travail de la pensée. Quant
au second mouvement, il tend à dévoiler les fonctions mystérieuses de la nature. Tandis que l’un s’efforce de « libérer la pensée », l’autre travaille à la
« libération de l’esprit ». D’après l’auteur, « le point
suprême » dont parle Breton n’est pas mystique prenant pour exemple ce que ce dernier dit dans ces
entretiens :
Il va sans dire que ce « point », en quoi sont appelées
à se résoudre toutes les antinomies qui nous rongent et
nous désespèrent et que, dans mon ouvrage L’Amour
fou, je nommerai « le point suprême » en souvenir d’un
admirable site des Basses-Alpes, ne saurait aucunement
se situer sur le plan mystique2.
Il est fort probable que le mot mystique soit ici
entendu dans le sens d’ésotérique à en juger par l’article et le contexte dans lequel il est employé.
1. Guy-René Doumayrou, « Surréalisme, Ésotérisme », Doscur, n° 8, Paris, avril 1989. Cette publication n’est pas largement
diffusée. Seuls 350 exemplaires furent imprimés et distribués aux
membres du groupe Actual ainsi qu’à ceux qui soutiennent ce
groupe. Je tiens ici à remercier ‘Abd al-Qâdir al-Janâbî qui m’a
permis de prendre connaissance de cet article.
2. André Breton, Entretiens, Paris, Gallimard, 1952, p. 153.
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Guy-René Doumayrou explique que, depuis ses
débuts, le surréalisme n’a cessé de déconcerter par
les images spontanées qui surgissent dans les rêves
ainsi que par l’automatisme littéraire ou plastique.
Les surréalistes ont toujours pratiqué des activités
systématiques qui atteignirent leur point culminant
avec le poète Robert Desnos, capable de s’endormir
à sa guise même dans un café bruyant. De ces activités, Aragon disait qu’elles étaient des expériences
surprenantes qui, nonobstant la psychanalyse, manquèrent d’être interprétées comme un « au-delà quelconque3 ».
Selon l’auteur, les surréalistes, pris individuellement ou collectivement, furent constamment obsédés
par « la réelle fonction de la pensée », accessible par
le truchement de la psyché, en dehors de toute censure exercée par la raison et de toute préoccupation
esthétique ou éthique, et notamment par tout ce qui a
trait à l’exploration des possibles en vue d’affranchir
l’inconscient des acquis de la vie quotidienne.
De même, continue-t-il, ils s’intéressent profondément à l’irrationnel mais, comme Michel Carrouges et Pierre Klossovski ont tenté de le suggérer4,
pas au point d’évoquer une foi, un dieu ou une divinité. Aussi, les surréalistes croient-ils que la distinction entre imaginaire et réel n’a aucun sens. Le réel,
tel qu’ils l’entendent, n’est pas la réalité des illusions
courantes sur le dualisme. Et l’imaginaire, tel qu’ils
le voient, est ce qui conduit l’inconscient au cœur
des vibrations (ou des oscillations) fondatrices. En
3. Louis Aragon, « Une vague de rêve », Commerce, Paris,
automne 1924.
4. Doumayrou, ibid., p. 3.
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fait, ajoute Doumayrou, le problème relève d’un univers de vibrations que les spécialistes ne cessent de
démontrer dans leurs écrits sur l’aura. Et d’aucuns
prétendent que trois niveaux de vibrations – la couleur, la propagation, la direction – entourent chaque
personne. Mais « si nous devons en croire Carlos
Castaneda et son magicien Yaqui, les voir autrement
que par hasard requiert une expérience très aguerrie5 ».
L’auteur réaffirme ce que dit Breton sur la relation du surréalisme avec la nature : il est difficile
pour les surréalistes d’accepter l’idée selon laquelle
la nature est hostile à l’homme. Mais ils posent le
principe suivant lequel l’homme « originellement
en possession de certaines clés qui le gardaient en
communion étroite avec la nature, les a perdues et,
depuis lors, de plus en plus fébrilement s’obstine à
en essayer d’autres qui ne vont pas6 ».
« La connaissance scientifique de la nature, poursuit Breton, ne saurait avoir de prix qu’à la condition
que le contact avec la nature par les voies poétiques
et, j’oserai dire, mythiques puisse être rétabli. »
Pour finir, Doumayrou reconnaît que la dimension ésotérique (intérieure, mystérieuse) ainsi que la
dimension de la magie et des sciences occultes apparaissent dans le Second Manifeste du surréalisme
expliquant cela par une crise humaine et générale7.
À cet endroit du texte, Breton attire l’attention sur la
ressemblance entre ce que recherchent, d’une part,
5. Ibid., p. 5.
6. Citation de Breton, ibid., p. 248. Dans l’article de Doumayrou, p. 5.
7. Ibid., p. 6.
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le surréalisme et d’autre part l’alchimie. Il la décrit
comme une remarquable analogie du point de vue de
la visée : « la pierre philosophale n’est rien d’autre
que ce qui devait permettre à l’imagination de
l’homme de prendre sur toutes choses une revanche
éclatante et nous voici de nouveau, après des siècles
de domestication de l’esprit, de résignation folle à
tenter d’affranchir définitivement cette imagination
par le long, immense, raisonné dérèglement de tous
les sens et le reste8 ».
III
Je me suis arrêté longuement sur cet article car
c’est le travail le plus récent sur le sujet, je veux dire,
sur la relation du surréalisme avec l’invisible et le
monde caché. Tout ce qui s’y trouve montre, négativement ou positivement, la profondeur et le fondement de cette relation, à condition que soit écartée la dimension religieuse et orthodoxe des notions
d’invisible et de mystérieux. Le soufisme, tel que je
le vois et tel que j’essayerai de le présenter dans cette
recherche, désigne précisément ce qui est exempt de
cette dimension et ce qui s’y oppose, en particulier
au niveau de la connaissance. Malgré cela, je pense
que l’on continuera à soulever les objections que j’ai
exposées au début. Le surréalisme est connu pour
être un mouvement littéraire et artistique dont la production est poétique, prosaïque et plastique tandis
que le soufisme est connu pour être un mouvement
religieux dont la production est étudiée uniquement
8. André Breton, Second Manifeste du surréalisme, Paris, Gallimard, 2004, p. 124. Voir aussi l’article de Doumayrou, p. 6-7.
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en qualité de document qui informe de ses idées et de
ses croyances religieuses. À cela s’ajoute le fait qu’il
n’y a pas, de manière générale, de parenté entre les
deux, fût-ce du point de vue linguistique, historique
ou culturel. Mais tout cela illustre bien la rareté des
lectures critiques, la fruste compréhension du soufisme, la médiocrité théorique et intellectuelle des
spécialistes de la culture arabe et la piètre image que
cette culture elle-même nous présente.
Du reste, je m’empresse d’ajouter que l’objectif
de ma recherche n’est pas de dire que le soufisme et
le surréalisme sont une seule et même chose ou que
le premier en tant qu’expérience historiquement
antérieure eut une influence, directe ou biaisée, sur
le second. Il s’agit plutôt de réaffirmer l’aspect intérieur, invisible, inconnu de l’être et de montrer que
sa connaissance ne s’achève pas par les voies de la
logique et de la raison. L’homme, sans le soufisme,
sans tentative pour l’atteindre, est une créature dépourvue d’existence et de connaissance. Les chemins qui y mènent sont particuliers et individuels.
En cela, nous trouvons un point d’appui, des équivalences et des familiarités entre toutes les tendances
qui cherchent à découvrir ce mystère, y compris et
surtout, le soufisme et le surréalisme. Aussi les plus
grandes tentatives pour connaître l’aspect caché de
l’être rejoignent-elles, d’une façon ou d’une autre,
ce qui est au-delà des langues, des époques et des
cultures. Je m’attacherai à décrire cette corrélation
entre le soufisme et le surréalisme et à expliquer que
tous les deux ont emprunté le chemin de la connaissance par des noms et des desseins différents. Une
seule méthode donc. Et, dans l’application de cette
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méthode, de nombreuses similitudes amènent à
penser que le surréalisme est un soufisme païen ou
sans dieu dont le but est de s’identifier à l’Absolu
et que le soufisme est un surréalisme qui relève de
la recherche de l’Absolu et de l’identification à cet
Absolu.
En effet, à un moment donné, l’homme sent le
besoin de discuter avec quelqu’un, avec un arbre,
une pierre, une montagne ou un fleuve, en dehors des
livres, de la raison et de la science.
Au même instant, il sent que sa pensée est non
seulement dans sa tête mais aussi et surtout dans
la totalité de son corps. Il se peut parfois qu’elle
soit plus présente dans ses pieds que dans sa tête.
Il a alors le sentiment que la pensée est cette unité
profonde de deux corps et non de deux idées et il
éprouve le besoin, par exemple, de se fondre dans
une vague plus que de parler avec quelqu’un.
Dans un tel moment, il est convaincu que la vérité vient non pas d’un dehors, des livres, de la loi,
du droit, des pensées ou des enseignements, mais de
l’intérieur, de l’expérience vivante, de l’amour et de
la continuité vivante avec les choses et le cosmos. Il
apparaît clairement que l’homme éprouve toujours
le désir d’incarner et d’être incarné plutôt que de
séparer et d’être séparé. Il est avide d’unité et non
d’isolement, de coopération et non de domination.
Il a la certitude que, si Dieu est extérieur à l’être et
s’il n’entre en contact avec lui que par une relation
de création et de domination, alors ce monde n’est
rien de plus qu’une boule de poussière qui ne mérite
pas d’exister et que l’homme, cette grande créature,
ne mérite pas d’habiter. Pourtant, cet homme créé
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devient plus important que le créateur. Il va sans dire
que si l’existence ne peut être qu’un paradis ou un
enfer, elle n’est donc qu’un pari stupide et grotesque
qui ne sied guère à l’homme.
Aussi, à cet instant précis, l’homme gagne-til de l’assurance. Il sait qu’au plus profond de lui,
se trouve un vaste océan entouré et retenu par des
digues et des obstacles de toutes sortes. Il est certain que sa vie restera à l’état d’écume s’il ne descend pas au fond de lui pour pulvériser les digues
et les obstacles. Là, il voit ce qui n’a pas encore été
vu et qui ne se voit pas, il pense à ce qui jamais n’a
été pensé, il sent ce dont, imagine-t-on, personne ne
jouira jamais. Et lors de sa descente au fond de cet
océan, s’ouvre à lui un monde qui n’est pas limité
par les choses. Seules la pensée et l’imagination le
délimitent. Ou, pour ainsi dire, il n’y a de limites que
la pensée et l’imagination.
Ce moment est probablement le moment
d’amour par excellence. En amour, homme et femme
dépassent leur individualité. Unis, ils sentent qu’ils
sont plus qu’eux deux, qu’ils sont le réel et l’Absolu,
l’existence et ce qui est au-delà. Chacun ne se révèle
plus que par l’autre, pour l’autre, en l’autre, à partir
de l’autre, au-delà de l’autre, avec lui et comme lui.
Pour être précis, ce moment est l’étape fondamentale en laquelle se rejoignent le soufisme et le
surréalisme.
IV
Selon une fatwa d’Ibn Taymiyya sur le soufisme,
« lorsque les états spirituels des gens sont sataniques,
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ils contredisent les messagers des prières de Dieu élevées pour eux. Tel l’auteur du Livre des Conquêtes
spirituelles de La Mecque et du Livre des gemmes
de la sagesse qui loue les incroyants que comptent
entre autres les tribus de Noé, de Hud, de Pharaon,
et qui rabaisse les mérites des prophètes tels que
Noé, Abraham, Moïse et Aaron. Il blâme les cheikhs
de l’islam loués par les musulmans comme Junayd
ibn Muhammad et Sahl ibn ‘Abd Allah Tustarî, et il
célèbre ceux que les musulmans condamnent parmi
lesquels Hallâj, évoqué dans son livre des théophanies imaginaires et sataniques ».
J’ai tendance à dire que la fatwa d’Ibn Taymiyya
est valable de son propre point de vue, c’est-à-dire
d’après une lecture littérale et orthodoxe du texte coranique. Ni dans le Coran, tel que le comprirent les
premiers musulmans, ni dans la parole prophétique,
tous deux lus de manière littérale et canonique en
vertu de la tradition classique, il n’est possible d’y
repérer une référence directe à la vision mystique.
Mais cette vision n’a de contradiction qu’apparente
avec le texte religieux, non seulement du point de
vue du créateur mais aussi du point de vue de la création.
En effet, les soufis ont compris le texte religieux
et l’ont éclairé de manière radicalement différente
par rapport à la lecture littérale et canonique. Plus
exactement, ils ont considéré le Prophète lui-même,
en actes et en paroles, comme le premier modèle du
soufisme. Mais ceci est un autre problème.
Il serait peut-être opportun ici de voir comment
Ibn Taymiyya, en tant que modèle d’une lecture
orthodoxe, comprend l’union mystique. Il distingue
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deux tendances : l’une est déterminée et l’autre absolue. Pour la première, « les chrétiens, les imams
extrémistes de la Râfida, secte chiite, et les cheikhs
des Juhhal, secte druze des pauvres et des sufis, emploient l’expression dans le sens soit d’un mélange
de l’eau et du lait, soit de panthéisme, soit encore de
l’union de deux faces ».
Pour ce qui est de l’union absolue, elle signifie
que Dieu le Très-Haut est, par essence, consubstantiel à toute chose. C’est ce que racontent les gens de
la Sunna et les réformistes musulmans à propos des
anciens mystiques des temps obscurs.
Quant à ce que ces mystiques-là ont dit au sujet
de l’union totale, je ne connais de précurseurs sur
ce sujet que ceux qui nièrent l’existence du créateur comme le Pharaon des Qarmates. En réalité, ils
croient que l’origine de Dieu est l’origine même de
la création et que l’existence de Dieu, créateur des
cieux et de la terre, est l’existence même du monde
créé. Ils n’imaginent pas que Dieu le Très-Haut puisse
créer une altérité extérieure à Lui ou qu’il puisse être
le Seigneur de deux mondes ou bien encore que tous
puissent être pauvres, excepté Lui qui serait riche.
Toutefois ces mystiques se divisent en trois groupes :
« Pour les uns, toute essence est, de toute éternité, immuable dans le néant, y compris les essences
d’animaux, de plantes, de minéraux, de mouvements
et de cristallisations. L’existence de Dieu inonde ces
essences. Aussi leurs existences concordent-elles à
celle de Dieu bien que leurs essences ne convergent
pas avec l’essence divine. Ils distinguent l’existence
et l’immutabilité. Si nous sommes immobiles, nous
apparaissons alors dans notre existence. »
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du même auteur aux éditions de la différence
Célébrations, poèmes, coll. « Le Fleuve et l’Écho », 2e éd.
2005.
Chronique des branches, poèmes, coll. « Orphée », 2e éd. 2012.
Printemps arabes, essai, coll. « Politique », 2014.
Couverture : Adrien Aymard. Avec une encre d’Adonis, 2013.
Titre original : AL-SUFIYYA WAL SURRIYALIYYA
© 1995, 2005, Adonis. All Rights reserved.
© SNELA La Différence, 30 rue Ramponeau, 75020 Paris, 2016,
pour la traduction en langue française.
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