Les Ames Solitaires

Transcription

Les Ames Solitaires
DOSSIER PÉDAGOGIQUE
Ames solitaires
DE GERHART HAUPTMANN
TRADUCTION JÖRN CAMBRELENG
MISE EN SCENE
ANNE BISANG
DU 20 FEVRIER
AU 4 MARS 2007
mardi, vendredi, samedi à 20h
mercredi, jeudi à 19h
dimanche à 17h
lundi relâche
PRODUCTION : LA COMÉDIE DE GENÈVE – COMEDIE DE VALENCE
LOCATION : T + 41 22 320 50 01 - F + 41 22 320 50 05
DOSSIER REALISE PAR ARIELLE MEYER MACLEOD
T + 41 22 320 52 22 - F + 41 22 320 00 76
E-MAIL : [email protected]
DISTRIBUTION
Metteure en scène
Traduction
Scénographie et costumes
Lumière - création
Assistante à la mise en scène
Dramaturgie
Son
Maquillages et coiffures
Documentation
Couturière
Peinture décor
Régie générale
Anne Bisang
Jörn Cambreleng
Anna Popek
Liliane Tondellier
Stéphanie Leclercq
Arielle Meyer MacLeod
Andrès Garcia
Arnaud Buchs
Mathieu Bertholet
Coralie Chauvin
Terence Prout
Edwige Dallemagne
JEU
Yves Barbaut
Laurence Calame
Juliette Delfau
Ali Esmili
Vincent Garanger
Loulou
Cédric Michel
Graziella Torrigiani
Le pasteur Kollin
Mme Vockerat
Kathe Vockerat
Braun
Vockerat
Mme Lehmann
Johannes Vockerat
Anna Mahr
Ce spectacle s'inscrit dans le cadre de la série de manifestations "la belle voisine", en collaboration
avec la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia, la Ville de Genève, la République et canton de
Genève, la Comédie de Valence, soutenue par la Ville de Valence et la Région Rhône-Alpes,
CulturesFrance et l'Ambassade de France en Suisse
2
Table des matières
Mise en crise de la forme dramatique
4
Origine du drame bourgeois
Zola et le drame naturaliste
La crise du drame: Ibsen, Strindberg, Tchekhov, Hauptmann
5
6
6
Les Ames solitaires. Pistes pour l'analyse
par Arielle Meyer MacLeod
8
Argument
Une action démantelée
Une dramaturgie du présent
Un dialogue solitaire
Des relations triangulaires
8
8
10
11
12
Hauptmann et l'Allemagne
par Mathieu Bertholet
15
Gerhart Hauptmann. Biographie
18
Entretien avec Anne Bisang
par Pauline Sales, dramaturge à la Comédie de Valence
19
Visibilité et décadrage. L'espace des Ames solitaires
par Arielle Meyer MacLeod
22
Jacob et l'ange
24
Notes sur la scénographie
par Anna Popeck
26
Quelques pistes à propos du créationnisme
2 articles extraits du Courrier International
27
Annexe : extrait de Ames solitaires
3
Mise en crise de la forme dramatique
ème
ème
Au tournant du 19 et du 20 siècle advient une mutation profonde des formes dramatiques. Une
mutation sans révolution ni grand manifeste qui opère, pourrait-on dire, de l'intérieur.
Dans les années 1850 triomphait, sur l’ensemble des scènes d’Europe, la "pièce bien faite", pièce
parfaitement huilée aux ressorts immuables dont les auteurs majeurs en France sont Augier, Dumas
fils et Sardou, connus sous le nom de la trinité Audusar. Ce théâtre à la française, "qui guide le
spectateur, au prix de surprises savamment élucidées, jusqu'au mot de la fin 1 ", est connu de tous les
auteurs européens actifs dans les années 1880: Ibsen, Strindberg, Tchekhov et Hauptmann.
Même si le drame bourgeois, notamment celui de Dumas, peut se montrer critique vis-à-vis de la
société bourgeoise, il ne menace néanmoins jamais l'ordre établi et présente une vision du monde
stable et immuable. Ce théâtre semble avoir pour tâche principale de conforter cette société – qui est à
la fois le public auquel il s'adresse et le milieu qu'il représente – dans l'idée qu'elle a d'elle-même. A
l'inverse des Ames solitaires, qui expose un monde en perte de repères, dont les anciens modèles ne
fonctionnent plus et se révèlent mortifères, tandis que les nouveaux ne parviennent pas à s'affirmer. Un
monde en crise, exposé dans une forme, le drame, lui-même mis en crise. Comme si la mutation et
l’instabilité que connaissent les personnages contaminaient cette dramaturgie qui perpétue des traits
du drame traditionnel tout en le minant de l'intérieur, notamment par le traitement peu conventionnel de
l'action et du dialogue.
Gerhart Hauptmann jeune
Yves Chevrel, "Vers un théâtre de l'analyse cruelle, la percée du drame moderne, de Maison de Poupée à
Avant l'Aube", in Mise en crise de la forme dramatique 1880-1910, Etudes Théâtrales 15-16, 1999
1
4
Origine du drame bourgeois
ème
Au milieu du 18
siècle, Denis Diderot expose dans les préfaces de ses pièces et dans ses ouvrages
de réflexion une conception de l'art dramatique appelée à marquer de son empreinte de théâtre
français. Il conçoit et défend en effet l'idée d'une scène-miroir, où tout – personnages, situations,
décors, comportements… – reflète la réalité sociale de ses contemporains. Dans cette optique, les
personnages ne sont ni des rois ni des nobles, mais de simples bourgeois, mis en scène au sein de
leur famille même, dans l'espace privé du salon. L'action dramatique découle simplement de leur
"condition", familiale ou sociale. (…) De même, Diderot souhaite un décor naturel et des costumes
conformes aux scènes jouées. Cette esthétique réaliste touche également le jeu des comédiens, que
Diderot souhaite moins figé et plus naturel: à cet égard, la métaphore du quatrième mur illustre bien le
souci qu'a le dramaturge de créer un théâtre de l'illusion: "Soit donc que vous composiez, soit que vous
jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s'il n'existait pas. Imaginez sur le bord du théâtre un
grand mur qui vous sépare du parterre; jouez comme si la toile ne se levait pas" (De la poésie
dramatique, 1758). Enfin les valeurs mêmes qui sont prônées dans le théâtre de Diderot – vertu et
devoir – tendent aussi un miroir au public bourgeois qui reconnaît en elle ses propres valeurs. Dans
leur majorité, les dramaturges contemporains de Diderot partagent le souci du vraisemblable, du
naturel: le réalisme au théâtre est en marche.
ème
Au 19
siècle, tandis que la bourgeoisie s'installe au pouvoir, on assiste à une véritable percée de ce
mouvement dans les pièces des théâtres des boulevards. Mélodrames, drames bourgeois, vaudevilles,
genres fraîchement éclos, proposent des sujets nettement plus ancrés dans le quotidien de tout un
chacun que ne le faisaient la tragédie ou la comédie du grand siècle. Voilà en somme un théâtre plus
proche de soi, plus ordinaire: on se sent concerné. Les personnages principaux sont des bourgeois,
parfois entourés de personnages issus du peuple ou de paysans, dans les mélodrames par exemples.
(…) Dans les années 1830-1840, Eugène Scribe s'impose comme le grand dramaturge bourgeois
réaliste. Adepte de l'esthétique de Diderot, il s'inscrit dans le maintien de l'illusion au théâtre; ses
vaudevilles et ses comédies mettent en scène d'honnêtes bourgeois conservateurs, fidèles en tout
point aux spectateurs du Gymnase. De même, Emile Augier (1820-1889), Alexandre Dumas fils (18241895), Victorien Sardou (1831-1908), Henri Meilhac (1831-1897) et Ludovic Halévy (1831-1908),
Eugène Labiche (1815-1888), chacun à sa manière observateur de la bourgeoisie, appartiennent à
cette "Ecole réaliste". (…) Ces auteurs observent donc dans les détails les us et coutumes de la
bourgeoisie libérale pour lui renvoyer un tableau de ses propres codes. Les thèmes récurrents, avec
les traditionnels topoï qui y sont attachés, reflètent les préoccupations ordinaires de la classe
dirigeante: ce sont pour l'essentiel les affaires (les oppositions de classes, les conflits d'intérêts), et la
famille (l'infidélité conjugale, les conflits de générations). Mais cet ancrage réaliste ne relève pas
seulement d'un souci esthétique: le théâtre de Boulevard est aussi didactique. En diffusant les valeurs
de la bourgeoisie, il fonde l'identité de la classe dominante et cimente l'ordre social. (…)
Sous le règne de Napoléon III, le spectateur réclame un théâtre bien rôdé, c'est-à-dire des pièces bien
faites, calibrées, sans surprise, conformément à cet esprit d'ordre si caractéristique du Second Empire.
Le théâtre est alors conçu comme un art didactique sérieux, à même de développer des questions
morales et sociales. Le drame bourgeois, qui professe des leçons de conduite utiles à la société,
ème
devient ainsi très à la mode pendant la seconde moitié du 19 siècle. (…)
L'action qui préside aux drames bourgeois est parfaitement ordonnée et souvent construite suivant une
rigoureuse symétrie. Elle est généralement si serrée, si concentrée et si stricte dans sa progression,
qu'Emile Zola la juge trop conventionnelle.
Brigitte Brunet, Le Théâtre de Boulevard, Nathan Université, 2004
5
Zola et le drame naturaliste
Le drame naturaliste est en soi une réaction à la pièce bien faite qui domine la scène européenne à la
ème
fin du 19 siècle. Dans son article intitulé Le Naturalisme au théâtre, Zola montre combien la
génération des Au-Du-Sar a certes préparé le courant réaliste mais aussi quelles sont les limites de ce
théâtre aux mécanismes trop bien rôdés. Extrait.
Voyons d'abord M. Victorien Sardou. Il est le représentant actuel de la comédie d'intrigue. Héritier de
Scribe, il a renouvelé les vieilles ficelles et poussé l'art scénique jusqu'à la prestidigitation. Ce théâtre
est une réaction qui continue et qui s'est accentuée de plus en plus contre l'ancien théâtre classique.
Dès qu'on a opposé les faits aux récits, dès que l'aventure l'a emporté en importance sur les
personnages, on a glissé à l'intrigue compliquée, aux marionnettes menées par un fil, aux péripéties
continuelles, aux coups inattendus des dénouements. Scribe a été une date historique, dans notre
littérature dramatique; il a exagéré le principe nouveau de l'action, faisant de l'action la chose unique,
déployant des qualités de fabrication extraordinaires, inventant tout un code de lois et de recettes. Cela
a été fatal, les réactions sont toujours extrêmes. Ce que l'on a appelé longtemps le théâtre de genre,
n'a donc pas d'autre source qu'une exagération du principe de l'action, aux dépens de la peinture des
caractères et de l'analyse des sentiments. On est sorti de la vérité, en voulant d'abord y rentrer. On a
brisé des règles pour en inventer d'autres, plus fausses et plus ridicules. La pièce bien faite, je veux
dire faite sur un certain patron équilibré et symétrique, est devenue un joujou curieux, amusant, dont
l'Europe entière s'est divertie avec nous. C'est de là que date la popularité de notre répertoire à
l'étranger, qui l'a accepté par engouement, comme il adopte notre article de Paris. Aujourd'hui la pièce
bien faite a subi un léger changement, M. Victorien Sardou en soigne moins l'ébénisterie; mais s'il a
élargi le cadre et fait de l'escamotage en plus grand, il n'en reste pas moins le représentant de l'action
au théâtre, de l'action affolée, dominant tout, écrasant tout. Sa grande qualité est le mouvement, il n'a
pas la vie, il a le mouvement, un mouvement endiablé qui emporte les personnages et qui arrive
parfois à faire illusion sur eux; on les croirait vivants, ils ne sont que bien montés, allant et venant
comme des pièces mécaniques parfaites. L'ingéniosité, l'adresse, le flair de l'actualité, une grande
science des planches, un talent tout particulier de l'épisode, des menus détails prodigués et vivement
enlevés: telles sont les principales qualités de M. Sardou.
Emile Zola, « Le Naturalisme au théâtre », in Le Roman expérimental.
La crise du drame: Ibsen, Strindberg, Tchekhov, Hauptmann.
Pour parler de cette période charnière de l'écriture théâtrale européenne, Jean Pierre Sarrazac
propose l'utilisation d'un nouveau concept esthétique, celui de "carrefour naturalo-symboliste".
Nous avons pris quelques libertés, de notre point de vue pleinement justifiées, avec les classifications proposées
par les histoires traditionnelles de la littérature et du théâtre. Plutôt que de nous plier au schéma classique où le
théâtre symboliste succède au théâtre naturaliste tel le nouveau roi au monarque défunt, nous nous sommes fondés
sur certaines particularités – historiques et poétiques – des relations entre dramaturgies naturaliste et symboliste
pour proposer le concept esthétique de "carrefour naturalo-symboliste". (…)
Au théâtre, contrairement au reste de la littérature, naturalisme et symbolisme s'imposent quasi simultanément. (…)
Mais l'idée de "carrefour" est encore plus probante dès que l'on passe du plan strictement historique et anecdotique
à celui de la dramaturgie théorique et pratique…
En 1889, Jean Jullien, auteur découvert en 1887 par Antoine, fonde la revue Art et critique, qui se situe
délibérément à l'intersection du symbolisme et du naturalisme. Et cela dans le but non seulement de confronter
l'autorité de Zola à celle de Verlaine et Mallarmé, mais aussi de cultiver l'utopie d'un croisement entre le "diurne" et
le "nocturne", entre dramaturgie naturaliste du milieu et dramaturgie symboliste de la vision. Or la connaissance que
6
nous avons aujourd'hui des théâtres d'Ibsen, de Strindberg, de Tchékhov nous permet de vérifier que le rêve de
Jullien est parfaitement entériné par les œuvres de ces trois auteurs (voire par celle de Hauptmann, dont le Théâtre
Libre donne à quelques mois de distance une chronique naturaliste, Les Tisserands, et un "poème de rêve",
L'Assomption de Hannele Mattern).
En fait Hauptmann, avec les Ames solitaires, accomplit dans une seule et même pièce la rencontre
entre ces deux courants littéraires que l'on trouve de façon disjointe dans le reste de son œuvre,
notamment dans les deux pièces citées par Sarrazac. Ici se réalise absolument le croisement évoqué
entre une dramaturgie naturaliste du milieu et une dramaturgie symboliste de la vision. Les
personnages des Ames sont en effet déterminés avec force par l'environnement et la société dont ils
sont issus, tout en étant traversés par des mouvements et des oscillations intérieures difficilement
exprimables. Certaines options dans la construction même de la pièce, que nous analyserons plus loin,
sont aussi révélatrices de ce double mouvement qui serait à la fois, selon le projet réaliste, de tout
mettre à jour, tout en gardant comme le font les symbolistes, cette part de rêve et d'insaisissable. La
pièce est en cela emblématique de ce « carrefour naturalo-symboliste », concept qui a pour nous le
mérite de rendre compte de la complexité et de la richesse esthétique des Ames solitaires.
Peter Szondi, dans son essai Théorie du drame moderne paru en Allemagne en 1956 a été le premier
à disséquer la crise que traverse le drame à la fin du 19ème siècle.
Selon lui, le drame traditionnel se définit par son caractère absolu, totalement déconnecté de tout
élément qui lui soit extérieur. L'auteur en est absent ainsi que toute forme de personnage ayant une
fonction épique; le rapport entre la scène et la salle est absolument disjoint et forcément frontal. « Il
n'est pas jusqu'à l'art du comédien qui ne se règle sur l'absolu du drame. La relation de l'acteur à son
rôle ne doit en aucun cas être visible: l'acteur et le personnage s'unissent pour former l'homme
dramatique », le drame « se représente lui-même, il est lui-même. Son action tout comme chacune de
ses répliques est originelle, elle se réalise dans son surgissement. Le drame connaît aussi peu la
citation que la variation. La citation ramènerait le drame à ce qu'il cite, […] il faudrait de plus supposer
l'existence de celui qui cite ou qui varie, si bien que le drame se rapporterait à lui 2 ». C'est l'esthétique
ème
du 4 mur, qui fait de la scène un espace clos, dont l'auteur comme le spectateur sont maintenus à
l'extérieur.
Vers 1860, cette conception du drame était celle que l’on trouvait effectivement sur les scènes de
théâtre en Europe. Ibsen, Strindberg, Tchékhov, Maeterlinck et Hauptmann vont, chacun à leur
manière, reconduire certains aspects de la forme traditionnelle tout en la mettant à mal par des voies
différentes.
2
Peter Szondi, Théorie du drame moderne, L'Age d'Homme, 1983, p.15
7
Les Ames solitaires. Pistes pour l'analyse
par Arielle Meyer MacLeod
Argument
Acte I. Le baptême.
La pièce se déroule dans la maison que Johannes Vockerat, libre penseur issu d'une famille de la
petite bourgeoisie très attachée à la religion, a louée au bord du Müggelsee près de Berlin, dans
l'intention d'y terminer son œuvre philosophique. Il s'y est installé avec sa jeune femme Käthe, qui
vient d'accoucher et semble encore très faible et fragile. L'action débute le jour du baptême de l'enfant
auquel assistent les parents de Johannes, M. et Mme Vockerat, personnes simples et pieuses,
Braun, ami de Johannes venu s'installer sur les rives du même lac, un peintre aux idéaux
révolutionnaires mais très velléitaire, et le pasteur venu célébrer le baptême. Arrive alors une jeune
femme, Anna, connaissance lointaine de Braun, une jeune femme russe émancipée qui étudie à
l'Université et voyage à travers l'Europe, que l'on invite à partager le repas du baptême.
Acte II. Le petit déjeuner
8 jours plus tard. Anna est installée dans la maison et entretient une relation de grande proximité
intellectuelle avec Johannes. Käthe les observe. Une grande discussion débouche sur une brouille
entre Johannes et Braun
Acte III. Le départ d'Anna.
8 jours plus tard. Anna doit partir le jour même. Käthe convoque Braun afin de lui demander de
reprendre sa place dans la maisonnée; elle a décidé de commencer à travailler. Johannes est
terriblement agité à l'idée du départ d'Anna. Scène d'adieu. Il l'emmène à la gare et… revient avec elle.
Acte IV. Interventions pour le départ d'Anna
8 jours plus tard. Anna est toujours là. Käthe est anéantie. Johannes et Anna dialoguent sur leur
relation, que les autres personnages assimilent maintenant ouvertement à un adultère alors qu'euxmêmes cherchent autre chose dans la relation entre un homme et une femme. Mme Vockerat puis
Braun tentent de convaincre Anna de partir. M. Vockerat, à qui Mme Vockerat a télégraphié pour lui
demander de venir, arrive.
Acte V. Dénouement
Presque dans la continuité temporelle du précédent. M. Vockerat exerce sur son fils une pression faite
de chantage affectif et d'assertions fondamentalistes. Johannes cède et se brise. Johannes et Anna se
séparent en faisant un pacte. Johannes sort. Des bruits inquiétants. On cherche Johannes mais Käthe
découvre un billet d'adieu.
Une action démantelée
La mise en crise de la forme dramatique opérée par la pièce se lit avant tout dans le traitement de
l'action qui mine la dramaturgie de la pièce bien faite. En effet, que se passe-t-il dans ces Ames
solitaires? L'intrigue se résume à presque rien: Anna arrive, puis l'action consiste à savoir si elle va
rester ou partir. Anna apparaît au premier acte, s'installe au second et tout le troisième est consacré à
l'imminence de son départ pour se terminer par un coup de théâtre: elle reste. L'acte IV reprend donc
l'action exactement au même point – avec le sentiment néanmoins qu'un tour d'écrou a été donné et
que les personnages sont plus à vifs – et se termine à nouveau sur l'idée d'un prochain départ. Mais le
cycle recommence encore à l'acte V, en se dramatisant un peu plus, en se densifiant, en exprimant
toute sa cruauté. La pièce n'obéit pas à une construction linéaire mais procède plutôt par cercles
concentriques. Elle visse inlassablement, jusqu'au dénouement tragique, une même cheville
dramatique qui exprime, à chaque tour d'écrou, une tension plus vive.
8
Même le coup de théâtre de la fin de l'acte III semble être une parodie du procédé lui-même: un coup
de théâtre, dans la dramaturgie classique est une
action tout à fait imprévue changeant subitement la situation, le déroulement ou l’issue de l'action. Le dramaturge y
recourt dans la tragédie classique (en prenant cependant le soin d'y préparer le spectateur), dans le drame
bourgeois ou le mélodrame. Diderot, dans les Entretiens sur le fils naturel (1757), le définit comme « un incident
imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages » et l'oppose au tableau qui décrit
un état typique ou une situation pathétique. Moyen dramatique par excellence, le coup de théâtre spécule sur l'effet
de surprise et permet, à l'occasion, de résoudre un conflit grâce à une intervention extérieure. 3
L'événement du troisième acte, loin de relancer l'action en la modifiant par un élément nouveau, ne fait
que la retourner comme une crêpe et la ramener à son point de départ; au lieu de faire avancer
l'intrigue, elle l'enlise. Le procédé du coup de théâtre est comme vidé de son effet, et fonctionne dès
lors comme un indice supplémentaire de la mise en crise de la forme dramatique pratiquée dans la
pièce.
La tension n'est pas générée par une suite d'événements; elle remonte plutôt par un phénomène de
capillarité. Et le véritable sujet de la pièce n'est pas à chercher dans l’intrigue, mais dans son
envasement même.
La seule concession à l'approche classique de l'action se trouve dans le dénouement : l’issue tragique
du Vème acte obéit en effet aux critères aristotéliciens de la catastrophe, qui doit répondre à une
logique cohérente tout en provoquant un effet de surprise.
Dans ces Ames solitaires, Hauptmann se plaît à disposer les ingrédients attendus du drame: un décor
qui représente un intérieur bourgeois, des personnages appartenant à l'univers domestique et familial,
et même une intrigue a priori cousue de fil blanc, où l'on voit se profiler à grands traits une histoire
d'adultère. Et pourtant. Ces indices sont autant de fausses pistes.
L'intérieur se révèle être une maison louée dans laquelle les personnages ne sont pas chez eux, un
intérieur où tout semble grincer, où les êtres s'irritent et s'agacent. Un intérieur que chacun, à un
moment ou à un autre, rêve de quitter. Tout comme Ibsen, Hauptmann « reprend la structure spatiale
du drame bourgeois – le fameux salon – mais en la retournant » écrit Jean-Pierre Sarrazac, qui ajoute
que « la mutation de la forme dramatique, au tournant du siècle dernier, trahit une crise de l'intérieur,
une crise de la maison et de ses habitants. » La maison peut désormais « ressembler à un sépulcre et
saisir d'un froid mortel ceux qu'elle était censée abriter. A la vision optimiste de la vie domestique qui
prévalait au siècle des Lumières – l'espace privé bourgeois représentant alors le lieu où se prépare la
réforme de l'espace public – se sont substitués désenchantement et pessimisme. 4 » La tragédie antique
se situait sur le seuil de la maison, le drame faisait entrer le théâtre dans la maison, tandis que cette fin
de siècle voit la maison brûler, se démanteler et s'abandonner, quand elle ne se noie pas.
Par ailleurs l'intrigue escomptée se dégonfle. Il n'y aura pas d'adultère. Bien plus, toute la pièce
souligne que le problème n'est précisément pas là, que ces vieux schémas sont inaptes à rendre
compte des attentes nouvelles de ces jeunes gens. Pour raconter cette mutation vers un monde
nouveau, les Ames solitaires nous indiquent qu'il faut aussi changer de forme, que les conventions du
théâtre bourgeois sont aussi obsolètes que les valeurs auxquelles sont attachés les personnages qui
habitent ces scènes. C'est avant tout un autre théâtre que nous annonce Hauptmann.
3
4
Patrice Pavis, Dictionnaire du Théâtre, Armand Colin, 2004
Jean-Pierre Sarrazac, Théâtres Intimes, Actes-Sud, 1989
9
Le drame est en première ligne l'apaisement d'une faim. Tous nos organes ressentent la faim, je vous
l'ai déjà dit. Et l'effort qu'on fait pour l'apaiser est une lutte. La lutte est dramatique, quelle qu'en soit
l'issue. Mais y a-t-il une lutte plus forte, plus intense que le dialogue intérieur? Par suite toute pensée
est dramatique, le cerveau de tout homme est une scène sur laquelle il joue lui-même tous les rôles.
(…) Par sa nature, le vrai drame reste sans conclusion. C'est une lutte intérieure incessante et
indécise. A l'instant où la décision intervient, le drame cesse. Mais comme nous sommes forcés de
donner une conclusion à toute œuvre scénique, au fond, tous ces drames joués ont quelque chose de
pédantesque, de conventionnel que n'a pas la vie. La vie ne connaît que la lutte incessante, ou bien
elle cesse complètement. Le drame idéal que je voudrais écrire n'aurait ni solution, ni dénouement. J'ai
abandonné beaucoup de pièces après un ou deux actes, parce que je ne pouvais pas me décider à
leur donner une conclusion forcée. Le dernier acte est presque toujours une contrainte que l'auteur
s'impose ou impose à l'action. Dans la plupart des cas, il est même une violence faite à l'action. Toutes
les situations, quelque explosives qu'elles soient, laissent encore assez de matière combustible pour
pouvoir donner naissance à une autre situation, celle-ci à une autre encore, et ainsi de suite, par
gradations successives jusqu'à l'infini. (…)
C'est pour cela, précisément, qu'il est si difficile de donner une conclusion à un drame: toutes choses
s'entremêlent. On croit suivre une destinée qui approche de sa fin et déjà nous voyons comment elle
empiète sur une autre, ou en influence une autre de façon décisive, et ainsi de suite. Il en est des
personnages comme des actions. Des personnages tout d'une pièce, sans rien d'inégal, ne sont pas
des figures pour la scène. Un fanatique, par exemple, donc quelqu'un qui croit posséder la vérité
absolue, ne peut entrer dans un drame que de façon épisodique et agir seulement de cette façon-là. Il
enlève au soliloque la puissance suggestive de l'inattendu. Pour lui tout est déjà décidé: sa lutte ne
peut être qu'extérieure. Mais les luttes extérieures ne sont que des épisodes, donc sans valeur
dramatique, et leur valeur d'art est douteuse. Un duel, une exécution, un assassinat, voilà les choses
qu'on pourrait en foule mettre à la scène, mais qui ne formeront jamais le véritable élément dramatique
de l'action. (…)
La première tâche, et la plus importante de l'auteur dramatique, est de porter à la scène des hommes
qui vivent et dont les actes traduisent la lutte intérieure, le drame. (…)
Gerhart Hauptmann. Entretiens avec Chapiro
La distinction que pose Hauptmann entre action extérieure et lutte intérieure est particulièrement
opérante pour comprendre les Ames. Car l'arrivée d'Anna, seul événement de toute la pièce,
fonctionne comme un révélateur qui met chacun des personnages en face de ses propres conflits et de
ses propres insatisfactions. Et rien n'advient d'autre que la mise à jour fatale des manques existentiels
qui déchirent les êtres, des êtres apparemment formatés pour un bonheur sans histoire dont les failles
se donnent à voir petit à petit.
Par le biais de l'action, Hauptmann porte un coup fatal, on le voit, à la dramaturgie du théâtre
bourgeois, alors même que par différents traits il semble y souscrire. Un coup porté aussi par Ibsen,
Strindberg et Tchékhov, chacun à sa manière, et qui ouvre la voie au siècle à venir.
Une dramaturgie du présent
Comme chez Ibsen, on peut dire que dans les Ames, « tout est déjà là 5 » avant le lever du rideau.
Comme dans Hedda Gabler, un personnage arrive de l'extérieur et précipite le drame. Mais ce
personnage qui survient pour tout chambouler ne fait pas surgir, comme chez Ibsen, un passé enfoui.
Aucun secret ne remonte à la surface. Aucune faute, aucune culpabilité ne s'avoue.
5
Jean-Pierre Sarrazac, "L'Epilogue ibsénien" in Théâtres Intimes, Actes-Sud, 1989
10
Ainsi les Ames ne relèvent pas de cette dramaturgie « à rebours » que les critiques décèlent chez
l'auteur norvégien, alors même que le drame tourne bien autour d'un dévoilement. Or ce dévoilement,
et c'est sa force, ne concerne pas le passé, mais le présent.
L’étrangère a pour fonction de révéler – au sens où on l'entend d'une photographie dont l'image
apparaît peu à peu – les véritables couleurs de la vie de chacun. Confinés dans des relations où
l'essentiel ne se dit pas, ou alors seulement par symptômes – les malaises de Käthe, les troubles de la
poitrine de Johannes –, les personnages des Ames se voient contraints de mettre peu à peu des mots
sur ce qu'ils vivent. L'arrivée d'Anna ne fait qu'exacerber les insatisfactions enfouies, qui vont enfin être
nommées et accéder ainsi à une réalité dont chacun tentait jusque là de s'affranchir.
Tout est donc déjà là, sauf le catalyseur qui va permettre de « jouer le climax, le dénouement, la
catastrophe 6 ».
Non seulement le passé ne remonte pas, mais lorsque par hasard on l'évoque, il est aussitôt congédié.
Quand la mère, par exemple, tente de raviver la flamme pieuse de son fils en lui disant: « c'est quand
même pitié que tu ne sois pas resté théologien. Je me souviens encore de ton prêche probatoire,
quand le diacre m'a dit… », Johannes l'interrompt par un « mère, mère! C'est du passé 7 ». Plus loin, à
Johannes qui « remue de vieilles histoires », Anna réplique: « Il faut les laisser reposer, Docteur - les
vieilles histoires. Tant qu'on regarde en arrière, on n'avance pas. 8 » Elle semble énoncer en cela un
aspect central de la dramaturgie des Ames solitaires.
Un dialogue solitaire
Dans le drame classique, « le rapport interhumain et son expression linguistique – le dialogue, les
questions et les réponses – n'avaient rien de douloureusement problématique; ils fournissaient plutôt le
cadre formel évident à l'intérieur duquel se déployait l'actualité du thème. 9 » Mais au tournant du siècle
la fonction du dialogue se modifie complètement. Chez Ibsen, Strindberg, Maeterlinck ou Hauptmann
le dialogue se voit confier la tâche « de figurer les hommes parlant dans le vide, sans communiquer
entre eux, par conséquent leur solitude, leur inaptitude à entrer en contact. Le dialogue n'exprime plus
comme autrefois la lutte des hommes entre eux, leurs débats, leurs collisions, mais cette démarche
glissante par laquelle ils s'évitent 10 ». Le dialogue n'est pas seulement le vecteur de l'action, il en
devient l'enjeu même: comment on se parle, ou plutôt comment on ne parvient pas à se parler,
constitue le nœud essentiel de l'intrigue. Et les Ames solitaires est une pièce qui participe pleinement à
cette dramaturgie nouvelle: la solitude inscrite dans le titre n'est pas un thème de la pièce dont le
dialogue serait porteur; à part peut-être Johannes, les personnages ne disent pas leur solitude, ils
l'expérimentent; elle sourd du dialogue lui-même, elle est mise en action par lui. Le dialogue est le lieu
de la solitude.
Les échanges naviguent entre soliloque et conversation, une conversation qui semble avoir souvent du
mal à fixer – presque au sens photographique, une fois de plus – son objet. Ce qui produit des effets
de décalage, une sorte d'inadéquation, légère, à peine perceptible entre les mots et la situation.
Quelques rares moments d’échanges, surtout entre Johannes et Anna, mais aussi quand à l’acte II
soudain Käthe se met tout à coup à parler, ouvrent néanmoins sur la possibilité de l’amour.
Ibidem
Acte I
8 Acte II
9 Peter Szondi, Théorie du drame moderne, traduction de Patrice Pavis, L'Age d'Homme, 1983, p.81
10
Georges Lukács, Problèmes du réalisme, Paris, L'Arche, coll. "Le sens de la marche", 1975, p.109, cité par
Jean-Pierre Sarrazac, "Un nouveau partage des voix" in Dialoguer, Etudes Théâtrales 31-32, 2004/2005
6
7
11
La crise du drame et la façon dont elle affecte le dialogue ne serait d'ailleurs que le reflet d'une réalité
toujours plus dure; selon Szondi elle serait, « due pour une bonne part aux puissances qui excluent
les hommes des relations interhumaines et les poussent dans la solitude».
Chaque personnage se trouve caractérisé par son rapport au langage. Souscrivant au procédé
naturaliste, Hauptmann campe certains personnages en leur attribuant des traits de discours
particuliers : ainsi la lingère est une ouvrière au parler populaire, le pasteur est affublé de tics
d’expression : « écoutez » dit-il à tout bout de champ tout en ponctuant ses phrases de « pff, pff ». Le
père Vockerat ne s’exprime lui que par lieux communs et stéréotypes religieux, tandis que Braun ou
Johannes n’hésitent pas à émailler leur discours d’expressions argotiques. Käthe et Anna, elles,
entretiennent un rapport au langage complexe et antithétique : Anna est l’intellectuelle, celle qui
maîtrise le discours, tandis que Käthe ne cesse de dire d’elle même qu’elle ne sait pas parler :
Quand j’étais petite, j’étais une vraie pipelette. Toute la sainte journée, à propos de tout et de n'importe quoi. Au
moins j'ai perdu cette habitude. Mais maintenant je n'ose plus rien. J'ai même peur de dire le moindre mot. 11
Le dialogue, on le voit, flirte avec l’inexprimable et l’implicite. Mais il ne s’aventure à aucun moment sur
le terrain du mensonge et du secret. Des tas de choses ne sont pas dites ou pas nommées, de façon à
faire comme si elles n'existaient pas, mais aucune ne souscrit à la manœuvre de substitution qui
préside au fonctionnement du secret et du mensonge. Cette manœuvre consiste à montrer quelque
chose en lieu et place de ce qui doit être caché, afin de produire une illusion. Les héroïnes ibséniennes
comme Hedda ou Nora, du fait qu’elles ont quelque chose à cacher, sont un peu comédiennes. Or
dans les Ames il n’y a pas de jeu. Les personnages ne sont pas des acteurs, et ne dissimulent rien.
S’ils passent sous silence la réalité de leurs sentiments, c’est par inaptitude à communiquer et pour
tenter de faire coïncider la réalité avec le discours.
Des relations triangulaires
Le désir mimétique
La pièce est construite autour de la figure du trio et de sa transformation. Comme si la triangulation
était autant une nécessité qu'un mal incontournable.
Par bribes se dessine la situation dans laquelle débute la pièce. Johannes s'est installé au bord de ce
lac des alentours immédiats de Berlin afin de terminer son ouvrage philosophique. En venant là avec
sa femme et sa famille, il a demandé à son ami d'enfance, Braun, de s'y installer, vivant ainsi entre sa
femme et son ami (avec de surcroît la présence de sa mère). Käthe le formulera plus tard, elle ne suffit
pas à son mari, et leur couple réclame la présence d'un tiers. Ce tiers, au début, est cet ami avec qui il
entretient, comme il se doit, une relation complexe: c'est l'ami d'enfance, celui qui est à la fois le
compagnon inséparable et le rival insupportable, le témoin de toute une vie et celui qui ne comprend
rien. Käthe, Johannes et Braun forment le trio initial, un trio destiné à donner un semblant d'équilibre à
une situation manifestement bancale, et qui sera peu à peu remplacer par d'autres configurations.
Par le biais de Braun, la jeune Anna fait irruption dans l'univers confiné des Vockerat. Elle a rencontré
Braun à Paris, à "l'exposition" dit-elle (vraisemblablement l'exposition universelle de 1889), elle
débarque sans prévenir pour prendre des nouvelles de son grand œuvre, et semble entretenir avec lui
une complicité un peu taquine. Le lien privilégié que Johannes développe presque immédiatement
avec cette jeune femme, venue rendre visite à son meilleur ami, tient du caractère mimétique du désir
et de sa dimension triangulaire. Braun fait bien plus que de présenter les jeunes gens, il les a déjà
désignés l'un à l'autre. Au moment de la rencontre, ils déclarent en chœur "J'ai beaucoup entendu
11
Acte I
12
parlé de vous", révélant ainsi que Braun a, sans le vouloir, suscité le désir de l'un et de l'autre de
prendre sa place à lui tant dans sa relation avec Johannes qu'avec Anna (on peut imaginer le scénario
suivant: en vantant Anna à Johannes avec le dessein de faire valoir sa propre chance d'avoir une telle
amie, il a réveillé la rivalité et suscité le désir de Johannes d'entretenir, comme son ami, une relation
avec une femme aussi formidable. Inversement, en idéalisant, dans un but narcissique, sa relation
avec Johannes aux yeux d'Anna, il a fourni les conditions nécessaires à l'émergence du désir de la
jeune femme). Ce sont les deux hommes qui, par leur insistance, installent Anna dans la maison, la
plaçant ainsi au cœur de leur rivalité.
Le triangle amoureux
Entre Anna et Johannes, une intimité se crée d'emblée, dessinant sans vraiment le vouloir un trio
autour duquel l'intrigue s'organise désormais. Le triangle Käthe, Anna, Johannes est un triangle
particulier, dans lequel réside toute la force de la pièce de Hauptmann. Car ce triangle là n'est autre
que le conventionnel trio femme/ mari/ maîtresse, pierre angulaire du théâtre de boulevard, auquel
Hauptmann apporte un éclairage tout à fait particulier en tordant le coup aux clichés et aux idées
reçues. Plus encore, il semble même le convoquer pour mieux en montrer la vacuité, en commençant
par en évacuer totalement le ressort traditionnel de la jalousie pour mettre en lumière les implications
bien plus profondes de cette situation sur les êtres.
Au sommet de ce triangle se trouve Käthe. C’est le seul personnage dont Hauptmann dévoile
l'intériorité dans les didascalies, lui accordant ainsi un statut à part. C'est à travers elle, à travers sa
conscience, que l'histoire se raconte. Son regard ponctue d'ailleurs les deux premiers actes qui se
terminent chacun par la présence muette et solitaire de la jeune femme dont l'état intérieur fait l’objet
de descriptions plus romanesques que théâtrales. Son intériorité ainsi exposée sert de réflecteur à
l'ensemble de la pièce
Acte I: Quelque chose a changé en Käthe. Johannes aussitôt parti, elle se flétrit et, tandis qu'elle s'efforce
d'atteindre la véranda (où se trouvent tous les autres personnages), elle cherche ses appuis avec ses mains.
Plusieurs fois elle est prise de légers vertiges. Pour finir, elle ne parvient pas à avancer et doit s'asseoir. Elle a
maintenant les yeux rivés droit devant elle et remue les lèvres sans émettre le moindre son. Ses paupières sont
gonflées de larmes. Le pasteur a terminé. On trinque. Käthe se ressaisit, se lève et poursuit sa marche.
Son regard solitaire ponctue encore le deuxième acte.
Acte II: Madame Käthe est assise à la table du petit déjeuner, le menton dans la main, le coude sur la table.
Soudain, Johannes et mademoiselle Anna passent au-dehors en parlant fort et en riant. Madame Käthe tressaille,
tremble, puis se lève pour suivre le couple des yeux. Son regard est chargé de peur, elle respire difficilement. On
entend à présent madame Vockerat qui fait tinter la cafetière. Elle entre aussitôt, et trouve Käthe attablée dans la
position même où elle l'avait laissée.
La vitre de cette véranda devient ici comme un écran sur lequel se déploie une scène qui s'apparente à
une scène originaire: Käthe assiste là, sans que Johannes et Anna ne la voit, au spectacle de sa
propre exclusion.
Et c'est encore sur ce regard solitaire que se clôt ce même acte: après une scène de tendresse
retrouvée, interrompue par l'arrivée d'Anna, Johannes quitte la scène avec la jeune étrangère, laissant
Käthe seule: "Madame Käthe le regarde fixement partir, comme quelqu'un qui voit se dissoudre dans le
néant une belle apparition. Ses yeux s'emplissent de larmes."
13
Dans ces moments de grand désarroi, Käthe seule avec elle-même montre des états dont le
spectateur est le seul témoin, alors qu’il n’est pas convié à assister à la solitude des autres
personnages. Ce qui fait de Käthe une conscience à travers laquelle l'intrigue se trouve médiatisée.
L'équivalent, au cinéma, d'une caméra subjective.
ème
Au 3 acte, Käthe sort momentanément de cette position passive de réflecteur pour occuper le
devant de la scène. Le départ imminent d'Anna, dont la présence lui a fait prendre conscience des
apories de son existence, la galvanise. Elle veut travailler, se prendre en charge, organiser la vie de la
maison, et, ayant une conscience très lucide de la situation, tente de reconstruire le trio du début:
"Ce serait vraiment affreux pour Hannes, de se trouver soudain sans personne. Il faut que vous
reveniez chez nous, Monsieur Braun." Mais plus rien ne pourra jamais être comme avant, d'une part
parce que l'arrivée d'Anna a tout renversé, et d'autre part parce que cet avant – qui tenait sur un
équilibre bancal - n'avait rien d'enviable.
Le triangle familial
Par une sorte de régression mortifère, le triangle familial prend peu à peu le pas sur le triangle
amoureux. Käthe étant anéantie, c'est la mère qui fait pression sur Anna pour qu'elle quitte la maison,
en lui disant:
C'est en tant que mère de mon Johannes que je m'adresse à vous. Rendez-moi mon Johannes! Rendez son enfant
à une mère au supplice!
Ce faisant, elle se pose elle-même en rivale.
Se reforme alors la triangulation infernale qui met aux prises le père, la mère et le fils dans une
confrontation dont le fils va sortir broyé. Broyé par le discours de la culpabilité, un discours redoutable,
d'une violence inouïe. Une rhétorique implacable qui l'enferme dans son rôle de petit garçon devant
obéissance au père et à Dieu. Car c'est de cela que meurt Johannes, de n'avoir pas su se rebeller face
à ce discours fondamentaliste, de n'avoir pas pu prendre sa place d'homme face à son père et de
n'avoir ainsi pas eu la force d'imposer ses convictions.
14
Hauptmann et l'Allemagne par Mathieu Bertholet
Peut-être suffirait-il de compter le nombre de représentations des pièces de Gerhart Hauptmann au fil
des années pour comprendre comment les Allemands l’ont vu et le voient encore aujourd'hui. En effet,
durant les quelque cent ans que dure déjà sa carrière, ce ne sont pas toujours les mêmes pièces
d'Hauptmann qui ont été jouées, et son public a changé.
La vie et l'œuvre de cet auteur sont jalonnées de contradictions. En 1888, il a 26 ans, Hauptmann doit
quitter l’Allemagne pour se réfugier en Suisse, craignant les nouvelles lois antisocialistes promulguées
par l’Empereur et son Premier Ministre Bismark. Par contre, à la fin de sa vie, il ne quittera pas
l’Allemagne devenue nazie et se laissera fêter à l’occasion de son 80ème anniversaire par les autorités
politiques du nouveau régime.
Ses premières pièces se réclament du naturalisme, héritières d'Ibsen et cousines du plus lointain Zola,
tandis que ses derniers drames se perdent de plus en plus entre classicisme goethéen et onirisme
surréaliste.
Comment faire alors d’Hauptmann l’homme d’une idée, d’un mouvement littéraire, d’un engagement
politique ? Il est aussi glissant que la sole 12 (qu’il défend avec l’ensemble de l’Intelligentsia prussienne
à l’aube de la Première Guerre Mondiale), et aussi indécis que ses âmes solitaires, incapables de
choisir entre une nouvelle société ou le monde du passé.
A ses débuts, Gerhart Hautpmann est un jeune auteur naturaliste des plus modérés. Il pratique au
théâtre les théories que d’autres formulent, mais il ne prend pas le risque d’offusquer les bourgeois
cultivés qui s’intéressent à la nouvelle littérature. En 1889 sa première pièce, Vor Sonnenaufgang
(Avant l’aurore), n’est qu’un scandale de salon. La pièce ayant été publiée avant d’être jouée, les
spectateurs savaient à quoi s’attendre et seul un spectateur, désireux de reconnaissance, brandit une
pince obstétrique en hurlant : « Sommes-nous dans un bordel ? ». Pour assister à la représentation, il
fallait être membre de l’association Freie Bühne (scène libre) ; le spectacle étant ainsi un événement
privé entre adultes consentants, les autorités de censure ne pouvaient l’interdire.
C’est également à la Freie Bühne que sont crées ses deux pièces suivantes, dont Einsame Menschen
(Ames solitaires) en 1891. Sous la direction d’Otto Brahm, la Freie Bühne joue Ibsen entre quelques
pièces d’Hauptmann. Ayant de plus en plus de succès, Otto Brahm est nommé directeur du Deutsches
Theater de Berlin, la scène la plus importante d’Allemagne, dirigée avant lui par Max Reinhardt. Il
emmène avec lui son auteur fétiche. Hauptmann écrit alors Die Webern (Les Tisserands) et, du jour au
lendemain, accède à la notoriété. Mais alors la censure officielle a enfin prise sur son travail, puisque la
pièce n’est plus protégée par le caractère privé qu'elle avait au sein de l’association Freie Bühne. La
pièce est un scandale de dimension nationale : elle est interdite après quelques représentations, et
l’Empereur résilie sa loge au théâtre. Il ne pouvait y avoir meilleure publicité pour le jeune Hauptmann.
Nous sommes en 1893 et le nom d’Hauptmann est définitivement lié à celui de l’Empereur Guillaume II.
12 "Croyez que nous nous battrons jusqu'à la fin de cette bataille comme un peuple de culture, pour qui l'héritage
d'un Goethe, d'un Beethoven, d'un Kant est aussi sacré que son foyer et sa SOLE. Nous le jurons en notre nom
et sur notre honneur." Appel au monde de la culture, 4 octobre 1914, signé par de nombreux représentants de la
culture allemande, de droite comme de gauche.
15
En 1906, il sera l’Allemand le plus connu après l’Empereur. Suite à une décision de justice qui lève
l’interdiction de jouer Die Webern, parce que le prix des places ne permet pas aux éléments
perturbateurs de venir au théâtre, la pièce se joue presque quotidiennement.
Mais il faudra attendre Das Biberpelz (La Peau de Castor) pour que les masses connaissent non
seulement le nom mais aussi le théâtre d’Hauptmann. Cette comédie naturaliste raconte l’ascension
sociale d’une bonne mère berlinoise aux prises avec les fonctionnaires et les bourgeois. La pièce est
un immense succès et sera la plus jouée des pièces d'Hauptmann jusque dans les années soixante.
Dès lors Hauptmann enchaîne les pièces. S’éloignant toujours plus du naturalisme, il écrit un drame
poétique synchrétique, Die Versunkene Glocke (La Cloche Noyée), la pièce la plus jouée de son
vivant.
Le succès a fait de lui un personnage people de son époque. Il avait épousé une jeune femme de très
bonne famille, qui lui a permis de se lancer dans l’art sans souci financier. Au moment où le succès
arrive, il quitte femme et enfants, la tête remplie de ces jeunes actrices qui tournoient autour de lui et
pour qui il écrit des rôles. Il se remarie avec l'une d’elles.
En 1911, il écrit un nouveau succès populaire, Die Ratten (Les Rats), un drame à nouveau plus proche
du naturalisme, critiquant les tensions sociales de son époque.
Les pièces d’Hauptmann étaient populaires parce qu’elles parlent des problèmes de son époque, de la
paupérisation de la bourgeoise, de la peur générale face à la prolétarisation, de cet envahissement du
quotidien par le fonctionnariat. Et elles atteignent les masses parce que beaucoup d’entre elles
passent à l’écran. Il n’y a pas moins de trois films tirés de Die Webern.
En 1912, il reçoit le Prix Nobel de littérature, en particulier pour Die Webern. Le voilà arrivé au sommet.
Il est LE poète allemand, presque déjà poète d’Etat, comme son idole Goethe avec qui il aimerait être
comparé. À cette occasion, il s’achète une bure de moine franciscain dans laquelle il souhaite être
enterré. Ce qui chez un autre aurait pu ressembler à une fantaisie est certainement pour Hauptmann
un geste plus profond : dans sa jeunesse, il a fait un apprentissage dans un milieu très religieux et sa
première femme était elle aussi issue du même milieu évangélique. Même s’il a pris des distances
avec ces milieux après son divorce et dans ses pièces, en particulier dans Ames solitaires, Hauptmann
ne délaissera jamais un idéal spirituel, ce qui explique aussi son éloignement d’un naturalisme
dogmatique.
En 1913, il écrit un Drame National en Vers pour un anniversaire officiel, que l’Empereur fait interdire
pour son pacifisme exubérant.
Comme par un aveu d’allégeance à l’Empereur, Hauptmann se rangera derrière les troupes
prussiennes pour marcher sur la France. Au lendemain de la guerre, on retrouve Hauptmann fervent
défenseur de la République de Weimar. Une rumeur court à travers la nation : on le pressent président.
Heinrich Mann voit en lui le Président des Cœurs, et son frère Thomas, le Roi de la République. Il est
obligé de démentir officiellement. Il ne se sent pas d’ambition politique. Il a pris la place de l’Empereur
dans la tête des Allemands, de cet Empereur qui avant la guerre lui interdisait justement toute
reconnaissance.
Dès septembre 1932, on fête à travers toute l’Allemagne son 70
ème
hasard, en même temps que le 100
ème
anniversaire, qui tombe, quel
anniversaire de la mort de Goethe. La grande époque du poète
er
de la Nation se termine le 1 mars1933 avec la prise du pouvoir par les nazis.
16
Il écrit dans son journal « Avec l’incendie du Reichtstag se termine l’Allemagne dans laquelle j’ai vécu
depuis 1862. Quelle est ma position face à ce qu’il va advenir ? Septante ans d’un destin propre avec
ses actions et ses souffrances, ses réussites et ses échecs, ont fait de moi un homme accablé, qui n’a
plus l’esprit d’un jeune homme plein des illusions qui sont nécessaires pour tout recommencer. »
Sous le Reich, il est soupçonné d’être trop proche de la gauche à cause de Die Webern, et à l’étranger
on doute de lui à cause de ses prises de positions qui semblent cautionner son arrangement avec les
nouvelles têtes au pouvoir. Alfred Kerr, qui fût parmi les premiers à reconnaître son talent, est aussi le
plus rapide à décrier sa lâcheté politique : « Je ne connais pas ce lâche… Que la conscience de sa
honte l’étouffe à chaque instant. Que son souvenir soit enterré sous les chardons, son image enterrée
sous la poussière ! »
Hauptmann est le poète le plus représentatif de l’Allemagne bourgeoise. Aucun autre auteur allemand
moderne n’a été à la fois aussi célébré et honni qu’Hauptmann. Il est le plus connu des auteurs
naturalistes, et il a pourtant écrit plus de pièces néo-romantiques, symbolistes ou mystiques. La société
le voit comme un auteur éminemment politique, un défenseur des classes inférieures, alors que lui se
considère comme profondément apolitique, ne veut pas se mêler de politique, se voit en poète, en
génie bien au dessus des querelles partisanes. La formule « Nu ja ja !- Nu nee nee ! (Certes ouais
ouais! Mais non non!)» qu’il met dans la bouche du vieux Ansorge dans Die Webern le décrit
parfaitement.
Il meurt en 1946. La réalité sur laquelle il avait construit son œuvre et son succès a été définitivement
détruite en 1945, et sa gloire depuis a pali. L'époque a changé et pourtant l'œuvre que l'on redécouvre
aujourd'hui est toujours d'actualité et les âmes aussi solitaires.
17
Gerhart Hauptmann. Biographie
Prix Nobel en 1912, Gerhart Hauptmann est étrangement peu connu des francophones, alors même
qu'il a laissé une œuvre foisonnante dont la renommée en Allemagne et en Europe a été considérable
et ne s'est jamais éteinte.
Né en 1862 et mort en 1946, Hauptmann est un auteur protéiforme, dont l'existence jalonnée de
contradictions se confond avec les grands bouleversements de l'époque.
Les débuts du jeune dramaturge allemand (1889) sont marqués par la lame de fond naturaliste qui,
dans le sillage de Zola, déferle sur l'Europe. Ses premières pièces sont montées, comme celles
d'Ibsen, par les Freie Bühne à Berlin, une association fondée par Otto Brahm pour contourner la
censure de l'empereur en donnant des représentations devant un public composé exclusivement de
membres de l'association. C'est là que se crée notamment sa troisième pièce, Ames solitaires, en
1891. Elle est suivie de près par Les Tisserands (Die Weber), son drame le plus authentiquement
naturaliste relatant une révolte ouvrière, qui lui valut à la fois l'hostilité radicale de l'empereur et une
renommée européenne: immédiatement traduite en français, elle est montée à Paris au Théâtre Libre
d'Antoine, en présence de Zola. C'est la première représentation en France d'un drame allemand
depuis 1871.
Aujourd'hui encore, Hauptmann est considéré comme le père de l'école naturaliste allemande, alors
qu'il avait très vite abandonné cette veine des débuts. Son œuvre prit en effet tout à tout des accents
romantiques, symbolistes, classiques et même surréalistes. Les années de la République de Weimar
(1918-1933) furent celles de l'apogée de sa gloire. Il était alors reconnu comme le représentant officiel
de la poésie allemande.
Mais l'arrivée des nazis au pouvoir en 1933 signe la fin de sa grande époque. Il est à la fois suspect
aux yeux des idéologues du parti qui n'ont pas oublié Les Tisserands, et néanmoins très contesté pour
son manque de perspicacité politique à l'égard du Reich.
Le 1er mars 1933, il note dans son journal:"Avec l'incendie du Reichstag se termine l'Allemagne dans
laquelle j'ai vécu depuis 1862. Quelle est ma position face à ce qui va advenir ? Soixante ans d'un
destin resté allemand, avec ses actions et ses souffrances, ses réussites et ses échecs, son ambition
permanente et son travail, ont fait de moi un homme accablé, qui n'a plus l'esprit d'un enfant ou d'un
jeune homme plein des illusions qui seraient nécessaires pour tout recommencer."
18
Entretien avec Anne Bisang
par Pauline Sales, dramaturge à la Comédie de Valence
Christophe Perton, directeur de la Comédie de Valence, souhaitait depuis longtemps t'inviter à
travailler avec la troupe de la Comédie de Valence. C’est dans cette intention qu’il t’a envoyé
différentes pièces, parmi lesquelles Ames solitaires de Gerhart Hauptmann. Quelle a été ta
première impression à la lecture de la pièce ?
J'ai lu Ames solitaires comme on lit un thriller, sans lâcher le texte, dans la tension d'un drame
imminent dont on sait d'avance qu'il va nous surprendre: une lecture qui produit de l'adrénaline! J'ai
tout de suite été frappée par la qualité d'élaboration des personnages et par la maîtrise de l'action.
Tu as vu jouer régulièrement les acteurs de la troupe de la Comédie de Valence, tu les as même
accueillis à la Comédie de Genève, mais tu ne les as pas choisis. Est-ce que cela modifie ton
approche du travail, même en amont des répétitions ?
Cette situation est extrêmement stimulante pour moi. D'abord, elle dédramatise la question de la
distribution dont nous sommes en principe, en tant que metteurs en scène, très jaloux. Si j'ai pu
attribuer les rôles aux différents acteurs de la troupe, il est vrai que pour le reste, il s'agit d'une figure
imposée. C'est pour moi une opportunité de me mettre en danger, de trouver un autre rapport à
l'interprète, sans doute un peu moins "incestueux". Une chose est d'ores et déjà certaine: j'en
apprendrai quelque chose!
Ceci dit, le rapprochement avec la Comédie de Valence qui a provoqué cette rencontre n'a rien de
fortuit. Elle repose sur une affinité artistique.
Aujourd'hui, avant de commencer les répétitions, je dirais que mon impatience à découvrir la pièce et
les personnages est accrue par ses rencontres à venir. D'une certaine façon ma perception des
personnages souffre moins d'a priori du fait que je vais devoir apprivoiser les voix, les gestes, les
mouvements encore inconnus des acteurs. Je l'envisage comme une liberté supplémentaire pour le
travail.
Pour en revenir à la pièce même, qu’est-ce qui t’a intéressée dans ce huis clos familial décrit
par Hauptmann ?
Avec ma dramaturge, Arielle Meyer MacLeod, nous avons refait l'historique de la maison au théâtre. La
famille dans les tragédies grecques se déchire sur le seuil de la maison et plus on s'approche du
XXème siècle, plus elle installe ses crises à l'intérieur, de l'antichambre au salon. Au XIXème siècle,
soit la maison se complait dans le cossu, soit elle brûle! Ici, on peut dire qu'elle se noie. Le huis clos en
soi ne m'aurait peut être pas intéressée si celui-ci n'était en permanence contrarié par des velléités
d'ouverture.
La nature présente autour de la maison qu'a louée la famille Vokerat fait en permanence irruption dans
l'espace domestique. L'enfermement n'est donc pas une fatalité. Ce qui m'a touchée, c'est cette
approche très contemporaine des conflits. En dépit du poids des conventions, des pressions affectives,
chacun est en mesure de trouver une issue.
19
Johannes, le héros – ou l’anti-héros – de la pièce, fils de Monsieur et Madame Vockerat, est un
jeune homme marié, heureux père d’un nouveau né, ayant fait le choix de louer une demeure à
la campagne, attenante à un lac, pour se consacrer intensément à ses recherches
intellectuelles d’ordre philosophique. Il a donc « tout pour être heureux » et ne l’est pas. Quelle
est cette insatisfaction chronique ? N’est-elle pas un des sujets de la pièce ?
Hauptmann se plaît à détourner les codes de la pièce "bien faite" et envoie ses personnages se
fracasser contre les conventions, victimes de leur propre aveuglement.
Précisément, malgré les présupposés en vigueur, Johannes n'est ni un père, ni un mari heureux. Dans
la pièce, la paternité et la maternité ne sont pas des valeurs sûres pour la jeune génération. La
naissance d'un enfant est même au contraire un événement totalement déceptif qui accentue la crise
domestique.
Ceci dit, il y a bien une interrogation sur le bonheur qui court dans la pièce. Celui-ci devient d'autant
plus inatteignable que Johannes, qui revendique l'insatisfaction comme posture intellectuelle, se
maintient dans l'illusion du compromis: obéir à l'ancienne génération tout en inventant un nouveau
devenir avec ses contemporains. Cette insatisfaction que Johannes érige en dogme, gage selon lui de
créativité et d'innovation, cache cependant une impuissance et étouffe une possible révolte.
Hauptmann démasque ces atermoiements avec une certaine cruauté.
L’arrivée d’une jeune étudiante, Anna, va éclairer son quotidien. Son père rappelé pour affaires,
brouillé avec son meilleur ami, voici Johannes, seul, entouré de femmes. Comment décrirais-tu
les différentes figures féminines entre lesquelles le héros est écartelé ?
Les figures féminines fondent la construction de la pièce et sont d'une importance prépondérante. En
cela Hauptmann, comme Ibsen, est un précurseur : la place des femmes est pour lui une réelle
préoccupation. Ces personnages puisent leurs origines dans les archétypes du théâtre bourgeois: la
mère, l'épouse et, en principe, la maîtresse. Ici encore, l'auteur brouille les pistes.
A la place normalement attribuée à la maîtresse, le personnage d'Anna prend une autre fonction dans
le récit. Si elle perturbe le précaire équilibre conjugal et familial, elle le fait au plus près de l'intimité de
chaque personnage, à la manière de la figure révélatrice du film Théorème de Pasolini.
Käthe, l'épouse, est la conscience par laquelle nous parvient la lecture sensible de la pièce. C'est une
Nora (Maison de poupée) qui n'aurait pas encore découvert le souffle de l'autonomie, mais dont la
lucidité grandit. C'est sans doute le personnage qui "bouge" le plus dans ses perceptions et sa
conscience. Mais en manquant le rendez-vous avec le féminisme naissant, elle semble condamnée à
l'immobilisme.
La mère, Madame Vokerat, figure de l'aliénation religieuse et petite bourgeoise, est son contraire. Elle
fuit toute remise en question. Sa généreuse bonté maternelle se transforme en couperet intransigeant
au fil des scènes. Elle traduit le mécanisme de l'intolérance.
Johannes cherche à vivre, loin de la religion inculquée par ses parents, une relation pure et
idéalisée. Il cherche à bâtir sa vie sur une conception personnelle dont ses travaux
philosophiques seraient le ciment. Quelles sont les incapacités physiques et psychiques qui
l’empêchent de se réaliser ?
A travers Johannes, Hauptmann décrit une aliénation faite d'orgueil, d'aveuglement et de soif d'absolu.
C'est sans doute la difficulté d'envisager la rupture qui l'étrangle, doublée d'un sentiment de toute
puissance qui trouble sa conscience et lui confère une responsabilité démesurée et écrasante. Il est
pris en étau entre son envie de faire le vide et celle de concilier l'héritage moral de ses parents avec
ses aspirations plutôt nietzschéennes.
20
Est-ce une pièce qui met à jour ce fameux sentiment allemand, le « sensucht », intraduisible en
français, qui signifie à la fois aspiration, ferveur, nostalgie ? Comment s’évader du monde dans
lequel on vit ? N’est-on pas alors condamner à vivre en dehors de la réalité ?
Ecrite au carrefour naturalo-symboliste, Ames solitaires charrie différentes composantes de la
littérature allemande en pleine mutation. Les conflits intérieurs de Johannes, la proximité de la nature,
miroir des états d'âme, lorgnent du côté d'un romantisme finissant où les sentiments ont eu toute
latitude de se répandre. Mais ici le vent tourne et apporte sur les tourments intérieurs, une lumière plus
crue empreinte d'ironie et de cruauté. C'est ce qui fait la modernité de la pièce.
C'est en entomologiste tourné vers l'avenir, que Hauptmann dépiaute la solitude de ses protagonistes.
Johannes est-il le représentant d’une génération ?
Certainement, et avec lui les trois autres jeunes personnages qui forment un kaléidoscope de
contradictions et d'aspirations nouvelles. On sait que Hauptmann s'est inspiré d'éléments
biographiques et que derrière ses personnages se trouvent des proches du dramaturge, comme son
frère et des amis. Il est indéniable qu'il se raconte aussi lui-même dans son époque.
Si on peut dire que la pièce est emblématique d'une génération qui cherche avec vigueur de nouvelles
valeurs et davantage d'indépendance par rapport à leurs aînés, c'est aussi parce qu'on ne peut
s'empêcher d'associer par exemple le personnage d'Anna à des figures de son temps comme Rosa
Luxembourg ou Lou Andréas Salomé pour leurs aspects révolutionnaires et anticonformistes.
D'ailleurs il serait faux de considérer Johannes comme le personnage principal. Son développement
est totalement dépendant du trio qui l'entoure et Hauptmann nous présente davantage une maisonnée
aux imbrications affectives complexes, que la trajectoire d'un héros romanesque. C'est là aussi une
raison pour laquelle la pièce entre facilement en résonance avec nos préoccupations contemporaines.
Comment interprètes-tu le titre, Ames solitaires ? La pièce se situe dans un contexte historique
particulier. En quoi peut-elle avoir un écho aujourd’hui ?
Einsame menschen est aussi le titre d'un aphorisme de Nietzsche, contemporain de Hauptmann. La fin
du XIXème siècle est en Europe une période de profondes mutations politiques, spirituelles, sociales et
économiques. C'est aussi l'avènement de la laïcité.
Dans le titre allemand, la notion d'âme n'est pas explicite mais il nous a paru juste de l'inclure dans la
traduction pour évoquer la spiritualité. La solitude dont il est question dans la pièce est liée à la
distance prise avec la présence du divin, et le déclin de l'emprise de l'église chrétienne sur les mœurs.
Jeunesse sans dieu sera un peu plus tard le titre d'un roman d'Ödön von Horvath. La "mort de Dieu"
est dans l'air du temps. On cherche à construire un nouvel ordre moral affranchi de l'église.
Il me semble qu'un débat très actuel est posé dans la pièce: tandis que des tendances intégristes
profitent de la perte des valeurs pour instaurer un retour volontariste vers le religieux, ne doit-on pas
consolider une laïcité menacée en traduisant l'héritage moral en héritage culturel?
21
Visibilité et décadrage. L'espace des Ames solitaires
Par Arielle Meyer MacLeod
On l’a vu, ces Ames ne recèlent pas de secret. Il y a bien des choses dont on ne parle pas, mais rien
n’est caché ni travesti. A cette opposition correspond dans la pièce un dispositif spatial construit à la
frontière entre l’absolue visibilité, la profondeur de champ, et un travail sur l’invisible et le hors champ.
Autant de termes empruntés au domaine de l’image, tant la pièce semble configurée par une approche
picturale.
Un salon bourgeois ouvert sur une véranda, donnant elle-même sur un jardin, prolongé encore par la
vue d'un lac, le Mügelsee, situé aux environs de Berlin: tel est l'espace qu'Hauptmann a inventé pour
ses Ames solitaires et qu'il décrit très minutieusement dans la première didascalie de la pièce. Un
espace construit en plans successifs qui se déploient vers l’extérieur, et dont les multiples ouvertures ne
font que répéter l’ouverture première du cadre de scène. En imaginant ainsi le lieu dans lequel il voit
évoluer ses personnages, Hauptmann compose ce que le septième art appellera la profondeur de
champ. Il perfore la boîte habituellement close du théâtre, qui semble dès lors ne plus avoir de fond, et
invite le regard à se poursuivre presque à l'infini. Invitation au regard soulignée encore par la
transparence de la véranda, qui n’est pas sans évoquer l'esthétique naturaliste de Zola: ce dernier
considère ses romans comme autant de maisons de verre à l'intérieur desquelles les personnages sont
perpétuellement à vue. La transparence est au cœur même du projet naturaliste, dont le maître mot est
de tout voir et de tout montrer. La pièce débute donc dans un dispositif qui privilégie la visibilité absolue.
Cette profondeur de champ est pourtant mise en échec par la construction de la fiction qui, elle, utilise
abondamment ce que l'on pourrait appeler, pour filer la métaphore cinématographique, le hors champ.
En effet: l'essentiel, dans Ames solitaires, se passe à côté. Un peu comme dans l'épisode du bal de La
Cerisaie, la scène n'est pas le lieu de l'action mais sa chambre d'écho. Le cœur de l'intrigue semble
paradoxalement décadré, dans cet espace qui pourtant multiplie les encadrements. La visibilité absolue
de l'espace dessiné par Hauptmann se trouve en cela comme réfutée.
A mother's duties, Pieter de Hooch 1629 – ca.1683
© Rijksmuseum Amsterdam
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L'enchâssement de cadres proposé par Hauptmann n'est pas sans évoquer la peinture hollandaise du
17ème siècle, qui invente un nouveau réalisme: pour la première fois dans l'histoire de la peinture,
l'univers domestique de gens anonymes devient un sujet digne d'être représenté sur une toile. On voit
alors apparaître dans les tableaux des personnages ordinaires, occupés à des tâches banales.
L'intérieur des maisons se donne à voir, des intérieurs dans lesquels se découpent des espaces
multiples: des portes ouvertes laissent entrevoir des pans de pièces attenantes, des fenêtres font
apparaître des fragments de l'extérieur. Encadrements de portes et bordures de fenêtres auxquels
répondent encore des tableaux et des miroirs accrochés aux murs. L'intimité ainsi dévoilée est
aménagée par les peintres du réalisme hollandais comme autant de petites scènes de la vie de tous les
jours.
Un théâtre du quotidien que certains, Vermeer et Maës notamment, soulignent par la présence plus ou
moins discrète d'un rideau dans le cadre du tableau, qui évoque dès lors un cadre de scène.
Le rideau, par sa présence même, introduit une rupture. Il rappelle la division du monde. Le rideau est antiessentialiste, il relativise, il ne cesse de rappeler que tout est fendu et qu'il n'y a pas d'unité absolue. Sur la scène du
monde dont le tableau ou le plateau se fait l'écho, il y a toujours un rideau dont la vocation principale consiste à
rappeler l'existence d'un autre côté qu'il se charge de faire apparaître ou disparaître. Fêlure assumée ou fêlure
transgressée.
George Banu, Le rideau ou la fêlure du monde, Adam Biro, 1997.
Eavesdropper with a Scolding Woman - Nicolas Maes -1655
23
Jacob et l'ange
Dans la maison, Hauptmann dispose des cadres, encore: une galerie de portraits "photographies et
gravures, dit la didascalie, de savants et de théologiens modernes; parmi eux, Darwin et Haeckel". Et
le pasteur s'arrête devant un tableau qui représente le combat de Jacob avec l'ange.
Jakob ringt mit dem Engel, Rembrandt
Staatliche Museen zu Berlin
Cette scène biblique semble condenser toute la pièce. L'épisode relate le combat entre Jacob et un
homme venu l'affronter alors que Jacob s'apprête à franchir seul le fleuve Yabboc. Ils luttent toute la
nuit. Au terme du combat, Jacob boite car il a la hanche démise. A l'aube l'homme lui annonce qu'il est
un ange et lui demande de le laisser partir. "Je ne te laisserai partir que si tu me bénis" lui répond
Jacob. L'ange le bénit tout en lui disant que son nom ne sera plus Jacob mais Israël. (Genèse 32; 25-33)
Dans cette lutte solitaire, Jacob s'affronte à la fois à lui-même, aux hommes et à Dieu, dans un combat
dont il ressort boiteux mais pourvu d'une identité nouvelle. Cette lutte avec l’ange, image des épreuves
que Dieu inflige aux hommes, est aussi une découverte de soi, une nouvelle naissance sous un
nouveau nom. C'est ce même combat que tente Johannes, un combat dont il attend une renaissance –
il le dit explicitement – mais dont lui ne réchappera pas.
24
Quelques versets seulement, mais quelle diversité, quelle richesse dans ces versets, quel afflux de
thèmes. C'est la nuit d'abord. Le thème de la nuit. C'est le passage, passage du Yabboc (…). C'est la
solitude, c'est la lutte, c'est l'aube ensuite. C'est, à l'aube, la blessure et la bénédiction. C'est le nom de
Jacob transmuté en Israël et c'est face à ce double nom l'anonymat du lutteur. Tout un clavier, un
clavier de thèmes paradoxalement contradictoires puisque s'y trouvent associés à la fois la lutte
solitaire et la lutte avec le partenaire, la lutte avec Dieu et la lutte avec les hommes, la blessure mais
aussi la victoire, le combat âpre et dur mais aussi la bénédiction, l'anonymat et les deux noms qui
s'affrontent. (…) C'est un bref drame qui suffit à exprimer la plénitude de l'existence humaine, à tenir
lieu en quelque sorte de drame complet, intégral, de l'existence humaine. (…) Remarquez la sobriété
de cette séquence: unité d'action, unité de lieu, unité de temps. Unité d'action d'abord, car il n'y a d'un
bout à l'autre qu'une lutte, un combat. Unité de lieu, un fleuve et deux rives. De l'autre côté du fleuve –
le fleuve s'appelle Yabboc, c'est la paix, le salut, le calme, le sommeil de la nuit. Les femmes, les
enfants, sont de l'autre côté et dorment. De ce côté du fleuve, sur cette rive, c'est la solitude de Jacob,
c'est l'agression par l'inconnu, c'est le combat, c'est la lutte. Jacob a pu faire franchir le fleuve aux
autres, il les a vus passer. Il a pu avoir un instant l'illusion que tout ce qui était à lui avait déjà passé le
fleuve, mais Jacob lui-même ne peut pas franchir ce fleuve. Je puis avoir l'illusion devant un fleuve
dont j'aperçois que l'autre rive est bordée par la paix, je puis avoir l'illusion que je puis traverser le
fleuve et aboutir à la paix, mais je ne le puis, ce n'est qu'une illusion, et je suis comme Jacob obligé de
rester de ce côté dans le combat (…). Quelle est donc cette expérience qui nous fait avancer sans
passer? (…) Quel est donc ce dépassement intérieur, dépassement qui nous rejette en nous-même et
en même temps nous transforme de fond en comble?(…).
André Neher, "La lutte de Jacob avec l'ange", in Conférence no 15, automne 2002.
25
Notes sur la scénographie
par Anna Popeck
Les didascalies du texte nous enferment dans une pièce avec une véranda à travers laquelle on
aperçoit l'extérieur. Celui-ci s'étend sur plusieurs plans successifs.
En plaçant cette véranda entre la chambre et le vaste monde, Hauptmann limite notre regard. Limite
aussi le regard des personnages. On n'a le droit d'observer seulement ce qui s'inscrit dans le cadre de
la grande fenêtre.
Mais le cadrage définit-il la vérité? Ou peut-on y enfermer l'imaginaire? En combien de versions de
l'extérieur peut-il exister?
C'est par cette voie que sont venus les cadres dans le décor. C'est le jeu du « montré/caché » qui est
devenu le premier axe de la scénographie.
En jouant avec des opacités et des transparences, en basculant les éléments en dehors du cadre de la
scène, en donnant au rideau une présence qui empêche ou permet à notre regard de suivre les
événements, on souligne l'idée de la vision partielle, laissant les spectateurs, comme les personnages
de la pièce, deviner, imaginer le reste.
L'autre objectif de la scénographie est de mettre en question la fiction au théâtre d'aujourd'hui.
Le spectacle est-il, une fois fini, pour toujours défini? Où est la limite entre la fiction créée, à laquelle on
croit, et le « chantier » du théâtre, où l'on exerce les multiples possibilités imaginables?
Alors on dévoile les coulisses de la scène, les constructions du décor, on réduit le rideau du théâtre à
un accessoire parmi d'autres, on joue avec des styles de costumes divers.
Et on obtient une création vivante, pleine de surprises.
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Quelques pistes à propos du créationnisme
1.-
27
2.-
28
AMES SOLITAIRES
de Gerhart Hauptmann
traduction Jörn Cambreleng
DRAMATIS PERSONNAE
VOCKERAT
MADAME VOCKERAT
JOHANNES VOCKERAT
KÄTHE VOCKERAT
BRAUN
ANNA MAHR
LE PASTEUR KOLLIN
MADAME LEHMANN
LA NOURRICE
LA BONNE
UNE MARCHANDE DE QUATRE SAISONS
UN BAGAGISTE DES CHEMINS DE FER
Les événements de cette fiction se déroulent dans une maison de campagne à
Friedrichshagen près de Berlin, dont le jardin donne sur un lac, le Müggelsee. Le lieu de
l’action reste le même durant les cinq actes : une vaste pièce, à la fois salon et salle à
manger, au décor bourgeois. Il y a là un piano droit, une bibliothèque entourée de portraits
(photographies et gravures) de savants et de théologiens modernes ; parmi eux, Darwin et
Haeckel. Au-dessus du piano, une huile sur toile, portrait d’un pasteur en habit sacerdotal.
Ailleurs, sur le mur, plusieurs scènes bibliques d’après Schnorr von Carolsfeld. A gauche
une porte, deux à droite. La porte de gauche mène au bureau de Johannes Vockerat. Celles
de droite à la chambre à coucher et dans le vestibule. La pièce est d’une relative profondeur,
au fond, deux portes-fenêtres et une porte vitrée ouvrent sur une véranda d’où l’on voit le
jardin, le lac et au-delà, les collines de Müggel. Epoque : le temps présent.
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PREMIER ACTE
La pièce est vide. A travers la porte du bureau, tout juste adossée, on perçoit la voix d’un
pasteur qui prêche, puis après quelques secondes, quand celle-ci se tait, les accords d’un
choral joué à l’harmonium. Dès les premières mesures, la porte s’ouvre en grand, entrent
alors madame Vockerat mère, madame Käthe Vockerat et la nourrice, avec un enfant dans
un nid d’ange, tous en habits de fête.
MADAME VOCKERAT
C’est une femme vénérable d’une cinquantaine d’années, en habit de soie noir. Raie au milieu et
vaguelettes dans les cheveux. Elle prend la main de Käthe et la lui tapote. Il a très bien parlé, non ?
N’est-ce pas, Käthchen ? Madame Käthe, vingt-deux ans. Taille moyenne, de constitution délicate,
pâle, brune, douce. Elle est en fin de convalescence. – Elle sourit de manière forcée, hoche
mécaniquement la tête et se tourne vers l’enfant.
LA NOURRICE
Le p’tiot, il est gentil ! Hein, hein ! Elle le berce au creux du bras. C’est qu’y va s’endormir,
maintenant – chch, chch, chch ! C’est qu’y veut pus rien savoir. Elle retire à l’enfant un
ruban noué qui l’incommode. Vooiilaa ! – hm, hm, hm ! Dors, mon petit poussin, dors. Elle
chante bouche fermée la mélodie de « Schlaf, Kindchen, schlaf ». La tête qu’il lui a fait au
pasteur – : comme ça ! Elle l’imite. Hé, hé ! Jusqu’à ce qu’on mette l’eau, hé, hé, c’était un
peu trop n’importe quoi, ça. Elle chantonne une comptine. P’tit père au marteau plein d’eau,
frappe moi pas ça j’aime pas trop ! – Hé-hé ! Purée ce qu’il a braillé, ho purée ! sou, sou, sou
! Schlaf, Kindchen, schlaf … Elle bat la mesure avec le pied.
MADAME KÄTHE, rit de bon cœur, mais d’un rire nerveux.
MADAME VOCKERAT
Ouh, mais regarde, Käthchen ! Ce qu’il est mignon ! Qu’est-ce qu’il a de longs cils, ce
garçon !
LA NOURRICE
Hé, hé, c’est ceux de maman. Schlaf, Kindchen, …des vrais battoirs.
MADAME VOCKERAT
Oh non, vraiment, Käthchen, le portrait de sa mère ! Madame Käthe nie farouchement de la
tête. Vraiment.
MADAME KÄTHE, parlant de manière contrainte.
Mais maman – ce n’est pas ce que je souhaite. Il n’est pas obligé de me ressembler plus tard.
Je – elle ne parvient pas plus loin.
MADAME VOCKERAT, voulant changer de sujet.
Un enfant robuste.
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LA NOURRICE
Un costaud.
MADAME VOCKERAT
Mais regarde-moi ces poings, Käthchen.
LA NOURRICE
Ça, il en a des poings – un vrai Goliath. Madame Käthe embrasse l’enfant.
MADAME VOCKERAT
N’est-ce pas ? Une poitrine solide ?
LA NOURRICE
Ça vous pouvez le croire, M’dame l’intendante, un vrai général. Chch, chch ! Y vous en
démolira cinq d’un coup.
MADAME VOCKERAT
Oh, vous savez … elle rit de concert avec Madame Käthe.
LA NOURRICE
Il a pas du sang de navet, chch, chch ! Les enfants, ça a besoin de sang, chch, chch !
Chantant presque : là, là, là ! Allez viens, allez viens ! Maintenant – on – va – aller – au –
dodo – au – dodo. Oui, oui ! on – va – faire – do – do, chch – chch – chch – Schlaf,
Kindchen, schlaf … Elle se dirige vers la chambre à coucher.
MADAME VOCKERAT, qui a fermé la porte derrière la nourrice, se retourne en secouant la tête d’un
air amusé. Ts, ts ! Quel personnage ! N’empêche qu’elle est brave. Je suis contente que tu sois si bien
tombée, Käthchen.
MADAME KÄTHE
Général – mon Dieu ! Elle rit. Son rire se crispe, et finit se muer en pleurs.
MADAME VOCKERAT, effrayée.
Eh ! – Eh !! –
MADAME KÄTHE se maîtrise.
MADAME VOCKERAT, prend Käthe dans ses bras.
Käthounette, ma petite !
MADAME KÄTHE
Je – n’ai – ce n’est rien.
MADAME VOCKERAT
Bien sûr que c’est quelque chose. Rien d’étonnant, tu es encore sous le coup, viens, allongetoi quelques minutes.
MADAME KÄTHE
Mais ça – va déjà mieux, maman.
31
MADAME VOCKERAT
Etends-toi rien qu’un petit moment, quand même.
MADAME KÄTHE
Oh non – je t’en prie non ! D’ailleurs, il va falloir passer à table.
MADAME VOCKERAT, remplissant un verre de vin près de la table, où sont disposés le
vin et un gâteau.
Prends-en au moins une gorgée. Goûte ! – Il est doux. Madame Käthe boit. Ça requinque.
Non ?! – Ma douce, mon enfant chérie, qu’est-ce que tu me fais comme histoires ? Allons,
allons ! Il faut que tu te ménages encore, voilà tout. Et laisse faire les choses ! – Ne te fais
pas de soucis inutiles ! – tout va s’arranger. Vous avez le petit, maintenant, tout va changer.
Johannes va se calmer …
MADAME KÄTHE
Ah, si seulement, Maman !
MADAME VOCKERAT
Rappelle-toi comme il était heureux quand le petit est arrivé. D’ailleurs, il est fou des enfants.
Tu peux compter là-dessus. C’est toujours comme ça. Un couple sans enfants, c’est rien du
tout. C’est ni fait ni à faire. Qu’est-ce que j’ai pu prier le Bon Dieu pour qu’il bénisse votre
union. Regarde, pour nous c’était pareil : d’abord nous nous sommes traînés pendant quatre
ans – mon mari et moi – ça n’était pas une vie. Et puis le Bon Dieu a entendu nos prières et
nous a offert Johannes. C’est là que notre vie a commencé, Käthchen ! Attends voir, une fois
passés les trois premiers mois, ce que tu t’amuser avec ton enfant ! Non, non ! Tu as de quoi
être satisfaite. Tu as ton garçon, tu as ton mari, qui t’aime. Vous pouvez vivre sans souci.
Que veux-tu de plus ?
MADAME KÄTHE
C’est peut-être idiot. Je le reconnais. Parfois, je me fais vraiment du souci pour rien.
MADAME VOCKERAT
Ecoute ! – Ne m’en veux pas, surtout ! – tu serais bien plus en paix, Käthchen, bien plus – si
… Ecoute, – quand il m’arrive d’être comme ça, le cœur plein de soucis, et qu’avec ferveur
j’ai prié tout mon soûl, quand j’ai bien tout confié à notre Père qui est aux cieux, je me sens
si légère, j’ai le cœur si gai … ! Non, non ! Là, les savants peuvent bien dire ce qu’ils veulent
– Dieu existe, Käthchen ! – un Père qui veille sur nous au ciel, tu peux me croire. Un homme
sans piété, c’est déjà assez grave en soi. Mais une femme sans piété … Ne m’en veux pas,
Käthchen ! Bon, bon. Je n’en parle plus. Je prie tant. Je prie Dieu tous les jours. Il finira par
entendre mes prières, je le sais. Vous êtes des gens si bons. Le bon Dieu finira bien par faire
de vous des gens pieux. Elle embrasse sa belle-fille. Le Choral s’arrête. Oh, je perds mon
temps en bavardages.
MADAME KÄTHE
Si seulement j’étais un peu plus en forme, maman. J’ai horreur d’être là à ne rien faire, à te
regarder t’escrimer.
MADAME VOCKERAT, sur le pas de la porte donnant sur le vestibule.
32
Peuh, penses-tu. Ce sont des vacances, chez vous. Quand tu seras complètement rétablie, je
me laisserai faire, tu me serviras.
Elle sort. Madame Käthe se dirige vers la chambre à coucher. Avant qu’elle n’entre, Braun
arrive de la pièce où avait lieu le baptême. Braun a vingt six ans. Le visage pâle. Une
expression fatiguée. Des yeux cernés. Une petite moustache duveteuse. La tête presque rasée.
Ses habits sont modernes, élimés à la dernière mode. Braun est flegmatique, souvent
insatisfait, donc de mauvaise humeur.
BRAUN
Bon ! Debout, prenant une cigarette dans son étui. Fini la torture !
MADAME KÄTHE
Vous voyez Monsieur Braun, vous avez survécu !
BRAUN
J’aurais mieux fait – de peindre. – C’est péché – de passer à côté d’un beau temps pareil.
MADAME KÄTHE
Vous rattraperez ça.
BRAUN
Bah, quels mous du genou, tous autant que nous sommes !
Il s’assied à table. Ceci dit, un baptême, c’est quand même quelque chose !
MADAME KÄTHE
Vous avez observé Johannes ?
BRAUN, rapidement
Il était agité, c’était palpable ! J’ai cru qu’il allait se passer quelque chose. J’ai craint qu’il ne
laisse pas finir le pasteur. Quelles âneries, il faut dire, incroyable.
MADAME KÄTHE
Mais non, monsieur Braun !
BRAUN
Mais bien sûr que si, madame Käthe ! – Ceci dit, je suis de très bonne humeur. Je vais peutêtre même en faire un tableau. Un truc formidable.
MADAME KÄTHE
Vous êtes sérieux, Monsieur Braun ?
BRAUN
Si je peins ça, il faut qu’en regardant le tableau, vous soyez assailli par une odeur chargée de
souvenir. Un mélange, vous savez, de vin blanc – de gâteau – de tabac à priser et de cire de
bougie, une sorte de tourbillon agréable, comme un abrutissement juvénile, une sorte de …
Johannes Vockerat arrive de la pièce du baptême. Il a vingt huit ans. De taille moyenne,
33
blond, des traits plein d’esprit. Une physionomie très mobile. Ses mouvements sont empreints
de nervosité. Sa tenue impeccable : habit, lavallière blanche et gants.
JOHANNES soupire, retire ses gants.
BRAUN
Alors, te voilà tout remué, comme une compote ?
JOHANNES
Je ne dirais pas ça. Où en est le repas, Käthchen ?
MADAME KÄTHE, hésitante
J’ai pensé dehors, sur la véranda.
JOHANNES
Comment ça ? La table est mise dehors ?
MADAME KÄTHE, timorée
Ça ne te convient pas ? Je pensais …
JOHANNES
Käthel, pourquoi tu fais ces manières ! Je ne vais pas te dévorer. – C’est vraiment horrible
pour moi.
MADAME KÄTHE, artificiellement ferme
J’ai fait mettre la table dehors.
JOHANNES
Mais oui ! Bien sûr ! – C’est très bien comme ça. – Comme si j’étais un cannibale !
BRAUN grogne
Hé ! Ne la rabroue pas comme ça !
JOHANNES, prenant Käthe dans ses bras, gentiment.
Non, mais c’est vrai, Käthe. Tu fais toujours comme si j’étais un véritable tyran domestique.
Une espèce d’Oncle Otto bis. J’aimerais que tu perdes cette habitude.
MADAME KÄTHE
Mais parfois ça ne te convient pas, Johannes …
JOHANNES, de nouveau brusque
Et quand bien même, c’est pas un drame. Tiens-moi tête ! Défends-toi ! Je ne peux rien
contre ma nature. Ne te laisse pas écraser. Rien ne me déplaît davantage que ça : quand
quelqu’un est d’une telle patience, comme une espèce de madone …
MADAME KÄTHE
Bon, allez, ne t’énerve pas pour rien, Hannes ! N’en parlons plus.
JOHANNES, précipitamment.
Oh, oh, oh ! Non, là tu te trompes complètement. Je ne suis pas énervé pour deux sous, pas le
moins du monde. – C’est quand même étrange, à chaque fois, je suis censé être énervé.
34
Braun veut dire quelque chose. Bon, d’accord ! – Vous le savez mieux que moi. Stop !
Parlons d’autre chose …Héé oui, oui. !!
BRAUN
Ça devient lassant, à la longue, ces éternels soupirs.
JOHANNES saisit sa poitrine et grimace de douleur.
A … ah !
BRAUN
Quoi, encore !
JOHANNES
Rien, Rien . – Toujours la même histoire. Des points dans la poitrine.
BRAUN
Trouve le contrepoint, Hannes.
JOHANNES
Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. A … ah !
MADAME KÄTHE
Oh, Hannes, ça ne doit pas t’inquiéter. Ça n’est rien de grave.
JOHANNES
Oui enfin, quand on a eu deux infections pulmonaires …
BRAUN
Et ça se dit officier de réserve.
JOHANNES
Pour ce que ça me rapporte.
BRAUN
Quel hypocondriaque ! Arrête tes blagues ! Mange quelque chose ! Le sermon t’est resté sur
l’estomac.
JOHANNES
Pour être franc, Breo … tu parles du baptême d’une façon … Tu connais ma position. Ce
n’est pas le point de vue chrétien. Mais ça reste quand même une chose sacrée pour un
certain nombre de gens.
BRAUN
Pas pour moi.
JOHANNES
Ça, je le sais. Pour moi non plus, pas directement. Dans le fond, tout aussi peu pour moi.
Mais tu pourrais quand même trouver en toi un reste de piété pour une fête, qui il n’y a …
BRAUN
35
Toi et ta piété.
JOHANNES
Si seulement tu en avais un peu.
BRAUN
Au premier bâton qu’on vous met dans les roues, il faudrait faire preuve de piété. Sensiblerie,
un point c’est tout !
JOHANNES
Ecoute … ne le prends pas mal si je … une autre fois, je le supporterais peut-être mieux
qu’aujourd’hui.
Il sort sur la véranda, où on le voit faire des mouvements de gymnastique thérapeutique.
Braun se lève, gêné, et rit sans raison.
MADAME KÄTHE, debout devant la machine à coudre.
Vous l’avez blessé, Monsieur Braun.
BRAUN, sourire gêné, puis avec brusquerie.
Je n’y peux rien, je hais la tiédeur par dessus tout, c’est comme ça.
MADAME KÄTHE, après une pause.
Vous êtes injuste envers lui.
BRAUN
Mais pourquoi donc ?
MADAME KÄTHE
Je ne sais pas … je ne sais pas m’exprimer. En tout cas … Hannes lutte, sincèrement.
BRAUN
Depuis quand est-il à nouveau si affreusement irritable, j’aimerais bien le savoir.
MADAME KÄTHE
Depuis que l’histoire du baptême est dans l’air. Moi qui étais si contente … Ça lui a de
nouveau ôté tout son calme. C’est pourtant juste pour la forme. Faut-il vraiment causer à ses
vieux parents une douleur sans nom ?… non – ça ne serait pas bien. Pensez, des gens si
pieux, des croyants si fervents. Admettez-le, Monsieur Braun !
JOHANNES, ouvre la porte vitrée et appelle.
Les enfants, j’ai fait ma tête de cochon. Soyez gai ! Je le suis, moi aussi. Il sort dans le
jardin.
BRAUN
Andouille. Silence.
MADAME KÄTHE
Il me touche tellement, parfois. Silence.
36
Le vieux Vockerat et le pasteur Kollin sortent bruyamment de la chambre du baptême.
Vockerat a la soixantaine. Tête grise, barbe rousse, taches de rousseur sur le visage et sur
les mains. Costaud et large, une tendance à l’embonpoint. Il est déjà légèrement voûté et
avance à petits pas. Il déborde d’amour et de gentillesse. Une nature enjouée, naïve,
heureuse. Le pasteur Kollin, vieillard de soixante-treize ans, porte une calotte et prise du
tabac.
VOCKERAT, conduisant le pasteur par la main, parlant d’une voix douce, légèrement
voilée
Un grand, grand merci, monsieur le Pasteur ! Un grand merci pour ce moment d’élévation,
eh. Il m’a vraiment fortifié l’âme. Ah, tu es là, ma chérie, ma petite fille. Il se dirige vers
Käthe, la prend dans ses bras et l’embrasse chaleureusement. Et maintenant, ma chère Käthe
! Du bonheur, de toute mon âme ! Un baiser. Le Dieu d’amour s’est montré une fois encore
dans sa grande bonté, … son immense bonté, eh. Un baiser. Sa miséricorde et sa bonté sont
incommensurables. Il va maintenant, eh … il va étendre sa main paternelle, eh, sur la jeune
pousse, eh, eh. A Braun. Permettez, Monsieur Braun, que je vous serre aussi la main.
Johannes entre, Vockerat vient à sa rencontre. Bon, alors te voilà toi aussi, Johannes de mon
cœur. Un baiser. Il l’étreint. Il rit presque d’émotion. Je suis content pour toi. Baiser. Je suis
vraiment content. Je ne sais pas comment remercier suffisamment le bon Dieu, eh, eh !
LE PASTEUR KOLLIN, un peu tremblotant, le souffle court, il sert cérémonieusement la
main de Käthe.
Encore une fois, que Dieu vous bénisse ! Sert la main à Johannes. Que Dieu vous bénisse !
VOCKERAT
Et maintenant, cher monsieur le Pasteur, pouvons-nous vous servir quelque chose ? Non ? Oh
!
JOHANNES
Oui, monsieur le Pasteur – un verre de vin certainement. Je vais chercher une nouvelle
bouteille.
LE PASTEUR KOLLIN
Ne vous dérangez pas, écoutez ! Ne vous dérangez pas.
JOHANNES
Je vous sers du blanc ou …
LE PASTEUR KOLLIN
Comme vous voulez, c’est comme vous voulez. Mais, écoutez ! – surtout ne vous dérangez
pas, je vous en prie. Johannes sort. Pendant ce temps je … Il rassemble ses affaires :
chapeau, pardessus et long cache-nez, sur le portemanteau à côté de la porte.
VOCKERAT
Vous n’allez quand même pas déjà partir, monsieur le Pasteur ?
LE PASTEUR KOLLIN
Mais, écoutez ! – Mon prêche, eh. Et qui tiendra mon prêche demain ?
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BRAUN tient le pardessus du pasteur pour l’aider à l’enfiler.
LE PASTEUR KOLLIN, enfilant les manches.
Merci, jeune homme !
MADAME KÄTHE
Vous ne voulez pas nous faire l’honneur, monsieur le Pasteur, une simple collation ?
LE PASTEUR KOLLIN, occupé à s’habiller.
Très bien, très bien – madame Vockerat ! Mais …
VOCKERAT
Mon cher Pasteur, il faut vraiment que vous nous fassiez ce plaisir.
LE PASTEUR KOLLIN, incertain.
Mais, écoutez ! – écoutez …
VOCKERAT
Si nous vous prions bien tous ensemble ?
LE PASTEUR KOLLIN
Et la bonne parole de Dieu, hé, hein ? Que je dois prêcher demain ? Oui oui – prêcher –
écoutez – la parole de Dieu – demain. Johannes est revenu, il sert le vin.
VOCKERAT prend un verre, le remplit.
Bon, déjà …ça au moins, vous ne voudrez pas nous le refuser.
LE PASTEUR KOLLIN prend le verre.
Ça non – non – écoutez. Alors bon – alors à la santé … à la santé du baptisé ! On trinque.
Qu’il puisse demeurer un véritable enfant de Dieu !
VOCKERAT, bas
Fasse le ciel !
JOHANNES propose au pasteur des cigares
Vous fumez, monsieur le Pasteur ?
LE PASTEUR KOLLIN
Merci, oui ! Il prend le cigare, le coupe. Merci ! Johannes lui donne du feu. Pf, pf ! Il peine à
tirer sur le cigare. Enfin le voilà allumé. Vous êtes bien installés, pf, pf ! – écoutez ! Il
regarde autour de lui, jette un oeil un peu vague sur les tableaux, puis les examine plus
précisément. Il s’arrête sur un tableau qui représente le combat de Jacob avec l’ange. Je –
ne te laisserai – partir, que si – pf, pf ! – tu me bénis. Il grommelle de satisfaction.
MADAME KÄTHE, un peu anxieuse
Papa, je voulais te proposer … L’air est tellement délicieux dehors, dans le jardin. Il fait bien
meilleur que dans la pièce. Peut-être irais-tu avec monsieur le Pasteur … je peux faire porter
les verres dehors.
LE PASTEUR KOLLIN en arrive aux portraits des savants qui entourent la bibliothèque.
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Une belle brochette ! Ce sont sans doute – pf, pf – vos professeurs, Docteur ? Ecoutez !
JOHANNES, un peu gêné
Oui …enfin, à l’exception de Darwin, bien sûr.
LE PASTEUR KOLLIN, les yeux tout près des tableaux.
Darwin ? Darwin ? – Oui, c’est ça ! Darwin ! Mais oui ! mm ! Ecoutez. Il déchiffre. Ernst –
Haeckel. Une dédicace, même ! pf, pf ! Non sans ironie. Il a donc été votre professeur ?
JOHANNES, vivement, avec feu.
Oui, et j’en suis fier, monsieur le Pasteur.
VOCKERAT
Ma fille a raison, cher monsieur le Pasteur. Il fait bien meilleur dehors. Si vous voulez bien.
Je prends les verres et le vin.
LE PASTEUR KOLLIN
Oui ! pf, pf ! Bien ! pf, pf ! mais seulement, écoutez – quelques minutes, n’est-ce pas ?
Tandis qu’il sort avec Vockerat, piqué au vif. L’homme, monsieur l’intendant ! L’homme
n’est plus, pf, pf !, n’est plus en effet à l’image de Dieu, écoutez. Le singe en effet, pf, pf ! je
voulais dire, la science a découvert … Ils sortent par la véranda, d’où les deux messieurs,
avec de vives gesticulations, descendent vers le jardin.
BRAUN rit sous cape.
JOHANNES
Pourquoi tu ris ?
BRAUN
Moi ? Pourquoi ? Je suis content.
JOHANNES
Tu es content ?
BRAUN
Oui ! J’ai tort ?
JOHANNES
Je t’en prie. Il marche de long et large, soupire et dit soudain à Käthe, qui veut s’éloigner.
Dis, – j’ai été un peu désobligeant, non ?
MADAME KÄTHE
Un peu, oui.
JOHANNES, haussant les épaules
Eh, les enfants, qu’est-ce que vous voulez ! – je ne peux rien pour eux. Je ne supporte pas ça.
Il y a des limites. S’ils veulent me provoquer…
MADAME KÄTHE
Ça n’était pas méchant.
39
JOHANNES
Ah.
MADAME KÄTHE
Qui sait, peut-être ne l’a-t-il même pas remarqué.
JOHANNES marche, se grattant les cheveux.
Ça m’est tout de même désagréable.
BRAUN
Et voilà, à nouveau un sujet d’irritation, Hannes.
JOHANNES, soudain furieux
Mais bon sang, qu’ils me foutent la paix ! Qu’ils ne poussent pas le bouchon trop loin, sans
quoi – si je perds patience …
BRAUN
Ça ne te ferait pas de mal !
JOHANNES, tout contre Braun
Vous frimez avec vos convictions, voilà tout. Qu’est-ce que j’en ai à faire, de dire la vérité à
ce vieil homme, hein ? Tu comprends, quand je te vois venir comme ça, tu me guéris
instantanément de mon irritation. Je comprends tout de suite combien il est puéril de
s’énerver un tant soit peu avec des gens comme ça. C’est comme si je m’énervais parce que
les pins ont des aiguilles et pas des feuilles. Il faut être objectif, petit gars.
BRAUN
Sans doute pour la science, mais pas dans la vie.
JOHANNES
Oh, les enfants ! Je hais tout ce micmac à un point … à un point … vous ne pouvez pas
savoir. Il marche de long en large.
BRAUN, quitte le poêle où il se tenait et se dirige vers la table, pour y mettre le reste de sa
cigarette dans le cendrier.
Et moi donc ? Moi aussi, plus qu’à l’envie. Mais est-ce une raison pour sans cesse se
lamenter et pleurnicher, bon sang de crénom d’un chien !
JOHANNES, transformé, riant.
Non, non, surtout ne t’emballe pas ! Il n’est pas question de se lamenter ni de pleurnicher
sans cesse. Même si l’on soupire de temps en temps. C’est juste histoire de respirer un bol
d’air. Non, non, je suis loin d’être aussi fâché avec la vie, en tout cas je suis loin d’être une
catastrophe comme toi.
BRAUN
C’est possible.
JOHANNES
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C’est un genre que tu te donnes ?
BRAUN
Pas le moins du monde.
JOHANNES
Bah, catastrophe, catastrophe, ça ne veut rien dire, catastrophe ! Tu n’es pas plus une
catastrophe que moi. Si seulement je n’avais pas gâché l’humeur du vieux et du pasteur !
MADAME KÄTHE, prenant Johannes dans ses bras.
Hannes, Hannes ! Gai, sois gai !
JOHANNES
C’est aussi mon travail qui me pèse. Ça fait de nouveau plus de quinze jours que je n’ai rien
pu faire.
BRAUN
Tu es lâche ! Tu ne t’avoues pas combien il est minable …
JOHANNES, qui n’a pas écouté
Quoi ?
BRAUN
Quand il pleut, c’est qu’il mouille, quand il neige, on dérouille, quand il gèle, on se pèle.
JOHANNES
Andouille !
MADAME KÄTHE
Sois gai, Hannes ! Pense à Philippchen ! Nous allons nous faire un bon nid douillet ici, cet
hiver. – Tu vois voir comme tu pourras travailler.
JOHANNES
Tu sais, Breo, le chapitre quatre est prêt.
BRAUN, indifférent.
Ah ?
JOHANNES
Regarde : ce manuscrit ! Douze pages de bibliographie à lui seul. Ça c’est du boulot, non ? Je
te le dis, il y a des vieilles gloires qui vont éternuer.
BRAUN
Si tu le dis.
JOHANNES
Regarde, ici par exemple. Il feuillette le manuscrit. Ici, j’attaque Du Bois-Reymond.
BRAUN
Dis … sincèrement, ne lis pas maintenant. Là, je suis d’une humeur trop paresseuse … une
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autre fois.
JOHANNES, résigné
Bien sûr ! Non, non ! Je n’avais pas du tout l’intention. Je ...
FRAU KÄTHE
D’ailleurs nous allons passer à table.
JOHANNES
Bien sûr ! Non, non ! Je ne songeais pas, d’ailleurs, je voulais juste. – Hééé ! Il remet le
manuscrit en soupirant dans la bibliothèque.
FRAU KÄTHE
Gai, Hannes, sois gai !
JOHANNES
Mais, Käthe, je le suis !
MADAME KÄTHE
Non, tu ne l’es plus.
JOHANNES
Si seulement il pouvait y avoir dans le vaste monde une seule personne qui s’intéresse à moi.
Je ne demande pas grand-chose. Un soupçon d’attention. Un soupçon de compréhension pour
mon travail.
MADAME KÄTHE
Sois raisonnable. Ne te torture pas. Sois patient. Le jour viendra où ils reconnaîtront …
JOHANNES
Et d’ici là ? Tu crois que c’est facile, comme ça, sans aucun soutien … Tu crois qu’on tiendra
tout ce temps ?
MADAME KÄTHE
Je le crois. Viens Hannes, quand des pensées vous accablent, il faut essayer de s’en libérer.
Viens, regarde un peu Philippchen. Il est trop mignon, ce petit, quand il dort. Il est toujours
couché comme ça. Elle imite la position de ses petits bras. Il met toujours ses petits poings
comme ça. C’est à mourir de rire. Viens !
JOHANNES, à Braun.
Tu veux venir ?
BRAUN
Oh non, Hannes, j’ai pas le sens des petits enfants. Je vais faire un tour dans le jardin. Il sort
par la véranda.
JOHANNES
Un gars étrange.
MADAME KÄTHE, qui a délicatement ouvert la porte de la chambre à coucher.
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Trop mignon, je te dis ! – Chchut, doucement ! tout doucement … Il sortent tous deux sur la
pointe des pieds et la main dans la main.
Pendant la scène précédente, Madame Vockerat et une domestique étaient occupées à mettre
la table sur la véranda. On entend soudain un grand fracas de porcelaine tombant sur le
carrelage et se brisant en mille morceaux. Un cri bref, la domestique, blême, traverse la
pièce en courant – de la véranda au vestibule. Madame Vockerat apparaît dans son sillage,
la réprimandant.
MADAME VOCKERAT
Mais c’est pas possible, Minna ! C’est toujours la foire avec vous. Tous les jours vous cassez
quelque chose. La belle mayonnaise ! La domestique sort par la porte du vestibule. Ça n’est
pas chez moi que ça se passerait comme ça. Les domestiques en entendraient parler !
JOHANNES, attiré par le bruit, sort de la chambre à coucher.
Que se passe-t-il, maman ? Il la prend dans ses bras pour l’apaiser. Calme, calme ! Ne
t’énerve pas, petite maman.
MADAME KÄTHE, à travers la porte entrebâillée
Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
JOHANNES
Rien ! Rien du tout. Madame Käthe retire sa tête.
MADAME VOCKERAT
Comment ça, rien du tout. Dix marks de vaisselle, qu’elle a laissé tomber. Rien du tout. Et
toute cette belle mayonnaise ! Non … Elle repousse Johannes.
JOHANNES
Maman, maman ! On se passera de mayonnaise.
MADAME VOCKERAT
Non, non ! Vous êtes bien trop insouciants. Vous n’avez pas non plus de quoi jeter l’argent
par les fenêtres. Vous êtes bien trop laxistes avec les domestiques. Ça ne fait rien que les
rendre effrontées.
JOHANNES
Il faut dire qu’en manipulant sans cesse des affaires …
MADAME VOCKERAT
Je suis pas non plus un tyran. Mes filles, je les ai depuis six, sept ans. Mais ce qu’elles
cassent, elles le remplacent. Forcément, chez vous, c’est tarte meringuée et caviar, non, non !
C’est les idées nouvelles, ça. Ne venez pas m’en raconter avec ça, vous entendez !
JOHANNES, gaiement.
C’est bon, maman, respire !
MADAME VOCKERAT
Mais je respire, garçon ! Elle l’embrasse. Ma tête de linotte ! Je le dis toujours ! Tu n’es pas
fait pour ce monde-ci.
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On voit la jeune fille nettoyer dans la véranda et ramasser les débris.
JOHANNES, interloqué.
Enfin, mère ! Amusé. Mais pourquoi tu fais toujours des yeux … des yeux comme ça ? Des
yeux effrayés ? Tendus ?
MADAME VOCKERAT
Moi ? Penses-tu : Quoi … ? Pas que je sache … ! Qu’est-ce qu’ils ont mes yeux !
JOHANNES
Regarde-moi encore.
MADAME VOCKERAT
Bêta ! Elle le regarde fixement !
JOHANNES
Voilà qui est bien.
MADAME VOCKERAT
Il est bête ce garçon ! J’aimerais que tu sois satisfait, c’est tout, que tu sois un homme
satisfait, Hannes !
JOHANNES
Mère ! Ça, tu ne le verras jamais. Les gens satisfaits, ce sont des bourdons dans la ruche. Une
pauvre engeance.
MADAME VOCKERAT
A quoi bon tout ça …
JOHANNES
Et le petit là, je voudrais qu’il devienne un gars comme ça lui aussi, quelqu’un de bien
insatisfait.
MADAME VOCKERAT
Dieu nous en préserve, Hannes !
JOHANNES
De toute façon, je veux qu’il soit différent de moi. J’y veillerai.
MADAME VOCKERAT
L’homme propose, Dieu dispose. Nous avons fait de notre mieux nous aussi.
JOHANNES
Mais, maman ! Je ne suis pas un ratage complet, quand même, pas à ce point.
MADAME VOCKERAT
Mais non, ce n’est pas ce que je dis ! Ce n’est pas ce que je veux …Mais tu dis toi-même que
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Philippchen doit devenir différent. Et … et … vois : tu ne crois pas non plus … tu ne crois
même pas au bon Dieu. Tu n’as décidemment aucune religion. Ça doit te causer du chagrin.
JOHANNES
Religion, religion ! Je ne crois pas, en effet, que Dieu ressemble à un homme, ni qu’il se
comporte comme lui, ni qu’il ait un fils etc.
MADAME VOCKERAT
Mais Johannes, il faut croire à ça !
JOHANNES
Non, mère ! On n’a pas besoin de croire ça pour avoir de la religion. Un peu solennel. Qui
cherche à connaître la nature, aspire à connaître Dieu ! Dieu est Nature ! « Que pourrait donc
un Dieu agissant du dehors, faisant tourner en rond l’univers sur son doigt ? Il lui faut animer
le monde du dedans » c’est Goethe qui le dit, maman ! Et il en savait un peu plus que tous les
pasteurs et les superintendants du monde.
MADAME VOCKERAT
Ah, mon garçon. Quand je t’entends parler comme ça … c’est quand même pitié que tu ne
sois pas resté théologien. Je me souviens encore de ton prêche probatoire, quand le diacre
m’a dit …
JOHANNES, amusé.
Mère, mère ! C’est du passé !
La sonnette retentit.
MADAME VOCKERAT
Mais la porte d’entrée – est ouverte. Elle fait quelques pas en direction du vestibule. On
toque à la porte du vestibule.
LA LINGERE LEHMANN, en vêtement de toile bleu élimé, entre timidement.
Bonjour.
MADAME VOCKERAT et JOHANNES, pas tout à fait ensemble.
Bonjour, Madame Lehmann.
MADAME LEHMANN
Je faisais rien que passer jeter un oeil. L’prenez pas mal, madame Vockerat. Je cherche mon
locataire ça fait un bail que je le cherche.
JOHANNES
Oui, madame Lehmann, Braun est ici.
MADAME LEHMANN
Ff, fff ! Regardant autour d’elle. Tant qu’on peut se l’permettre !
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MADAME VOCKERAT
Comment allez-vous, Madame Lehmann ?
MADAME LEHMANN
Ah, Madame Vockerat. Ça allait pas fort. J’ai dû fiche mon vieux à la porte. Ça allait plus.
Faut que je voye comment je me débrouille avec mes cinq.
MADAME VOCKERAT
Qu’est-ce que vous dites ! Mais …
MADAME LEHMANN, de plus en plus diserte.
Ben ouais vous voyez, M’dame Vockerat, si j’étais pas si raplapla. Mais je suis raplapla,
voilà. Et le souci, vous comprenez, il vous met la tête dans le sac. Personne peut pas m’en
vouloir pour ça. A mon vieux, j’y ai dit : Adolf ! , j’y ai dit, va donc voir nom de Dieu chez
tes frangins, j’y ai dit. Chez tes arsouilles de frangins, j’y ai dit, vas-y voir ! Je vais
m’esquinter pour mes cinq enfants toute seule. Vas-y voir où qu’tu pourrais dégoter quéqu’
chose, j’y ai dit, et tu te l’envoies bien derrière la cravate. T’as même pas d’intelligence, j’y
ai dit. Si t’avais de l’intelligence, j’y ai dit, ben t’aurais pas entraîné ta femme et tes enfants
dans la misère, j’y ai dit. Vous voyez, Madame Vockerat, c’est ce que j’y ai dit, et ça vous
pouvez me croire, ça m’a traversé de part en part. Comme un dard, si j’ose dire. Mais qu’estce qu’on y peut. Franchement, vous voulez que je vous dise la vérité : c’est pas plus mal ! Et
puis je pense que le bon Dieu y va encore me tirer de là avec mes cinq enfants. Elle se
mouche et s’essuie les yeux.
MADAME VOCKERAT
Il faut toujours …
MADAME LEHMANN
Ouais, ouais, c’est ce que j’y ai toujours dit. Va voir tes apaches, j’y ai dit. Vas-y. Quand on
est honnête, j’y ai dit, et qu’on sait travailler, j’y ai dit, et rassembler quelques sous, j’y ai dit,
ben on arrive à survivre. Et honnête, ça je le suis, Madame Vockerat. Vous pouvez tout
laisser traîner devant moi. Même pas autant qu’une crotte de nez, que je …
JOHANNES
Vous vouliez parler à Braun, Madame Lehmann ?
MADAME LEHMANN
Oh ben ça ! Il s’en est fallu d’un cheveu que j’oublie, dites donc. Y a une demoiselle qu’est
là et qui voudrait bien lui causer.
Mademoiselle Mahr passe la tête par la porte du vestibule, se retire aussitôt. Johannes l’a
remarqué.
JOHANNES
Je vous en prie … venez par ici, je vous en prie. S’adressant aux femmes, qui n’ont rien
remarqué. La demoiselle, c’était la demoiselle. A Madame Lehmann. Vous auriez dû la faire
entrer. Il ouvre la porte du vestibule. Je vous en prie, Mademoiselle ! Vous voulez parler à
mon ami Braun. Si vous voulez bien venir par ici.
Mademoiselle Anna Mahr a vingt quatre ans, de taille moyenne, elle a une petite tête, des
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cheveux foncés coiffés simplement, des traits fins et nerveux. Ses gestes détendus respirent la
grâce et la force. Un port marqué par une certaine assurance et une vivacité certaine, le tout
contrebalancé par du tact et de la modestie, de sorte qu’il se dégage du personnage une
féminité intacte. Anna est vêtue de noir.
MADEMOISELLE ANNA entre.
Ah, je vous demande de bien vouloir m’excuser. Il m’est tout à fait désagréable de vous
déranger.
JOHANNES
Mais je vous en prie ! – je vous en prie !
MADEMOISELLE ANNA
Madame Lehmann ne revenait pas – et j’ai juste voulu lui dire – que ce n’était … que je
pouvais voir monsieur Braun une autre fois.
JOHANNES
Mais je vous en prie, sincèrement ! – Je vais appeler Braun tout de suite. Prenez place, s’il
vous plaît !
MADEMOISELLE ANNA
Je vous remercie beaucoup ! Elle reste debout. Mais vraiment ! Il m’est très désagréable,
c’est …
JOHANNES
Mais je vous en prie, chère mademoiselle ! Je vais chercher Braun à l’instant.
MADEMOISELLE ANNA
Mais vous vous mettez en peine, je …
JOHANNES
Pas le moins du monde, mademoiselle. – Excusez-moi un instant. Il sort par la véranda. Petit
silence gêné.
MADAME LEHMANN
Bon, ben je vais tâcher de disparaître, moi. A mademoiselle Anna. Vous trouverez bien le
chemin du retour.
MADEMOISELLE ANNA
Je vous remercie beaucoup de m’avoir accompagnée. Puis-je vous donner un petit quelque
chose … elle lui donne de l’argent.
MADAME LEHMANN
Merci bien, merci bien ! A Madame Vockerat. Ça me fera ma journée, madame Vockerat.
C’est pas Dieu possible ! Non, non, c’est pas facile, mais vaut toujours mieux vendre sa
dernière chemise, que j’dis, plutôt que de vivre avec un sac à vin pareil, que j’dis, un – Et du
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moment qu’on s’raccroche au bon Dieu. Le bon Dieu, il m’a jamais laissé dans la mouise. La
main sur la poignée de porte. Bon ben j’vais aller voir l’épicier. Chercher que’qu’chose pour
mes cinq lardons. Elle sort.
MADAME VOCKERAT, lance à son intention :
Passez voir à la cuisine ! Il y a des restes. – Elle approche une chaise à côté de celle destinée
à Mademoiselle Mahr, et s’y installe. Je vous en prie, mademoiselle, ne voulez-vous pas
prendre place en attendant ?
MADEMOISELLE ANNA, s’assied, hésitante.
Je ne suis pas du tout fatiguée, je …
MADAME VOCKERAT
Vous connaissez la région ?
MADEMOISELLE ANNA
Non ! – Je suis originaire des provinces russes de la Baltique, je … silence embarrassé.
MADAME VOCKERAT
C’est une terre très sablonneuse, par ici. Je n’aime pas tellement y être. Je suis de la région de
Breslau. Et tout est si cher ici, vous n’avez pas idée. Mon mari est intendant d’un domaine
seigneurial. On ne s’en sort pas mal, on arrive à envoyer quelque chose aux enfants de temps
en temps. Vous avez vu le lac ? C’est vraiment joli, il faut le reconnaître. On est bien installé.
Nous donnons directement sur la rive. Et nous avons deux canots en bas dans le jardin. Mais
je n’aime pas ça quand les enfants vont faire du canot. Ça me fait trop peur. – Vous habitez
maintenant Berlin, si je peux me permettre la question ?
MADEMOISELLE ANNA
Oui. – C’est la première fois. Je voulais me donner le temps de bien voir Berlin.
MADAME VOCKERAT
Oh oui. Berlin vaut la peine d’être vu. – Mais c’est si bruyant.
MADEMOISELLE ANNA
Oh oui ! bruyant, oui. Surtout quand on est habitué à de petites villes.
MADAME VOCKERAT
Vous venez – d’où, si je … ?
MADEMOISELLE ANNA
Je suis de Reval et je retourne à Zürich. J’ai passé les quatre dernières années à Zürich.
MADAME VOCKERAT
Ah, oui, la belle Suisse ! – Vous avez sans doute de la famille à Zürich.
MADEMOISELLE ANNA
Non – j’étudie.
MADAME VOCKERAT
Vous … à l’université ?
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MADEMOISELLE ANNA
A l’université.
MADAME VOCKERAT
Ça n’est pas possible ! Alors vous êtes étudiante ?! Eh bien ça alors ! C’est très intéressant !
–Alors véritablement étudiante ?
MADEMOISELLE ANNA
Absolument, chère Madame.
MADAME VOCKERAT
Eh bien dites-moi ! Tout cet apprentissage, ça vous plaît ?
MADEMOISELLE ANNA, amusée
Oh oui ! Plutôt – jusqu’à un certain point.
MADAME VOCKERAT
Est-ce Dieu possible !
Johannes et Braun apparaissent sur la véranda. Les dames remarquent leur arrivée et se
lèvent.
MADEMOISELLE ANNA
Je regrette sincèrement de vous avoir dérangé, Madame.
MADAME VOCKERAT
Je vous en prie, chère Mademoiselle ! Ça m’a vraiment fait plaisir de voir une fois une
véritable étudiante de mes propres yeux. Les gens comme nous se font toujours de ces idées
stupides. Vous êtes parente de M. Braun ?
MADEMOISELLE ANNA
Non – nous avons fait connaissance à Paris, à l’exposition.
MADAME VOCKERAT lui donne la main.
Adieu, ça m’a vraiment fait plaisir…
MADEMOISELLE ANNA
Et je vous demande … encore une fois pardon. Madame Vockerat s’incline et sort par la
porte du vestibule. Johannes et Braun ont tenu conseil quelques instants dans la véranda.
Après cet échange, Johannes s’est installé sur la véranda, tandis que Braun entre.
BRAUN, étonné
Mademoiselle Mahr ! Vous ?!
MADEMOISELLE ANNA
Oui – mais j’espère que vous ne me croirez pas capable d’un tel manque de tact … c’est à
cause de votre logeuse, votre originale madame Lehmann, que je me trouve entraînée
jusqu’ici …
49
BRAUN
Ventre-saint-gris !
MADEMOISELLE ANNA
Alors, il vit toujours, Saint Gris ?
BRAUN
Même en rêve, je n’aurais pas imaginé ça. Quelle surprise délicieuse !
MADEMOISELLE ANNA
Toujours délicieuse, donc. Avec vous, tout est toujours délicieux. Vous n’avez pas changé du
tout, vraiment !
BRAUN
Vous trouvez ? Mais débarrassez-vous, Mademoiselle.
MADEMOISELLE ANNA
Non, non ! – A quoi pensez-vous ? Je voulais juste voir ce que vous devenez. Moqueuse. Je
voulais surtout prendre des nouvelles de votre grand œuvre. Peut-on admirer ?
BRAUN
Pas l’ombre, pas même en idée, pas même la toile du tableau, mademoiselle Mahr !
MADEMOISELLE ANNA
C’est méchant, c’est vraiment très méchant. Vous qui me l’aviez promis si fort.
BRAUN
L’homme propose, le cocher dispose. Mais, une fois de plus, débarrassez vous.
MADEMOISELLE ANNA
Maintenant, je vous ai vu, Monsieur Braun, espérons …
BRAUN
Non, non, vous devez rester ici.
MADEMOISELLE ANNA
Ici ?
BRAUN
Ah bon ? Vous ne savez sans doute pas où nous sommes ? Chez Johannes Vockerat. Vous le
connaissez sans doute amplement à travers mes récits. D’ailleurs, c’était jour de baptême
aujourd’hui. Vous arrivez à point nommé.
MADEMOISELLE ANNA
Ah non, non ! Ça ne va pas du tout. D’ailleurs, j’ai encore plusieurs courses à faire en ville.
BRAUN
Les magasins sont tous fermés.
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MADEMOISELLE ANNA
Ça ne fait rien, ce ne sont que des connaissances à qui je dois rendre visite. Mais n’allez pas
vous imaginer que vous êtes débarrassé de moi pour autant. Il faudra qu’on se parle plus
longuement un jour. Je dois encore vous lire ce texte, espèce de parjure. Vous me paraissez
être toujours une sorte de peintre théorique …
BRAUN
Il faut d’abord être au clair dans son esprit. La barbouille suivra.
MADEMOISELLE ANNA
Mouais, qui sait !
BRAUN
Mais vous ne pouvez pas partir maintenant, écoutez !
MADEMOISELLE ANNA
Oh, s’il vous plaît, Monsieur Braun, laissez-moi …
BRAUN appelle.
Hannes !! Hannes !!!
MADEMOISELLE ANNA
Je vous en prie.
Johannes vient, rougit.
BRAUN
Permettez-moi ! Mon ami Johannes Vockerat – mademoiselle Anna Mahr.
MADEMOISELLE MAHR et JOHANNES, ensemble.
J’ai beaucoup entendu parler de vous.
BRAUN
Imagine, Hannes : la demoiselle veut déjà repartir.
JOHANNES
Cela ferait beaucoup de peine à ma femme et à nous tous. Ne voulez-vous pas nous offrir
votre après-midi ?
MADEMOISELLE ANNA
Je ne sais vraiment pas …mais si vous me dites que je ne vous importune pas – je reste
volontiers.
JOHANNES
Mais absolument d’aucune façon. Il l’aide à retirer un gilet, le donne à Braun. Accroche ça,
s’il te plaît ! Je vais juste dire à ma femme … Sur le pas de la porte, il appelle dans la
chambre à coucher. Käthe ! Il va dans la chambre à coucher.
51
MADEMOISELLE ANNA, remet sa toilette en ordre devant le miroir.
Votre ami est très aimable.
BRAUN
Un peu trop peut-être.
MADEMOISELLE ANNA
Ah, pourquoi ?
BRAUN
Je plaisante. Il a bon fond. A part quand il en vient à parler de son travail, là il devient
imbuvable. Faites attention, si vous passez l’après-midi ici, il ne manquera pas de vous lire ce
qu’il écrit.
MADEMOISELLE ANNA
Qu’est-ce qu’il écrit ?
BRAUN
Trop pointu pour moi. Philosophico-critico-psycho-physiologique – qu’est-ce j’en sais ?!
MADEMOISELLE ANNA
Ça m’intéresse. Je suis moi-même « vouée à la philosophie » – comme on dit.
BRAUN
Alors, là, Mademoiselle ! Vous n’êtes pas repartie de sitôt. Si vous vous intéressez à son
travail, ça lui fera un immense plaisir.
JOHANNES, venant de la chambre à coucher.
Braun !
BRAUN
Alors ?
JOHANNES
Va voir Käthe deux minutes. Calme-la un peu. Il paraît que le garçon a une côte un peu
proéminente.
BRAUN
Allons bon !
JOHANNES
Ça n’a aucun sens ; mais vas-y ! Elle se fait du souci pour rien.
BRAUN
Bien, bien. J’y vais. Il va vers la chambre à coucher.
JOHANNES
Ma femme se fait excuser, mademoiselle ! Elle arrive dans quelques minutes. Elle m’a
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chargé de vous montrer un peu notre jardin en attendant. Si le cœur vous en dit, bien sûr.
MADEMOISELLE ANNA
Oh, très volontiers !
JOHANNES, souriant.
Nous avons en effet un joli petit terrain – c’est-à-dire, en location bien sûr. C’est le lac qui
fait tout son charme. Vous connaissez le Müggelsee ? Il lui tend un en-tout-cas. Ils se
dirigent tous deux en discutant vers la porte de la véranda. Je déteste la ville. Mon idéal est
un vaste parc avec de grands murs tout autour. Où l’on puisse vivre comme on l’entend sans
être dérangé.
MADEMOISELLE ANNA
Epicure.
JOHANNES
Très juste, oui ! Mais je vous assure : je n’ai pas d’autre moyen … vous n’allez pas avoir
froid ?
MADEMOISELLE ANNA
Oh non, je suis aguerrie. Johannes laisse passer Anna devant et la suit sur la véranda. Tout deux y
restent quelques secondes. On voit Johannes montrer le paysage à l’étrangère, et lui décrire la vue.
Enfin, tous deux disparaissent dans le jardin
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