L`économie contre l`éthique ? Une tentative d`analyse
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L`économie contre l`éthique ? Une tentative d`analyse
L’économie contre l’éthique ? Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale Philippe Batifoulier Journal d’économie médicale Juillet 2004, Vol. 22, n°4. FORUM (UMR 7028 CNRS) Université Paris X-Nanterre 200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex. Tel. : 01 40 97 59 23 Fax : 01 40 97 71 83 e-mail : [email protected] 1 L’économie contre l’éthique ? Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale Résumé : Cet article est une tentative d’explication de l’éthique médicale à partir d’outils de la théorie économique. L' éthique médicale est un aspect fondamental du système de santé. Pourtant, au cours de ces dernières années, elle a rencontré peu d’attention chez les économistes. En s’appuyant sur une revue critique de la littérature, la première partie de l’article s’interroge sur la difficulté à saisir cette notion. Dans la deuxième partie, nous essayons de qualifier économiquement l' éthique médicale à partir d’une autre théorie de l’acteur : moins rationnel mais plus réflexif. Nous développons une vision de l’éthique médicale comme schéma d’interprétation. Mots clefs: éthique médicale – relation médecin-patient- comportement médical Economics against ethics ? An attempt to investigate medical ethics Abstract: This article is an attempt to explain medical ethics with tools of the economic theory. Medical ethics is a fundamental aspect of the health sector. Nevertheless, in recent years, a little attention has been given to ethical problems. The first part of the paper offers a critical review of existing medical - ethics models and examines the scope and limitations of theses approaches. In the second part we try to construct medical ethics from the concept of interpretation. An original analysis of medical ethics as an interpretative scheme is proposed. Key words : Medical ethics- physician patient relationship- physician behaviour 2 L’économie contre l’éthique ? 1 Une tentative d’analyse économique de l’éthique médicale La réforme promise2 de l’assurance maladie met en avant l’augmentation incontrôlée des dépenses de santé. Dans cette perspective « comptable », il apparaît nécessaire de soigner à moindre coût et les pouvoirs publics cherchent à organiser cette recherche « d’économies » en développant un discours sur l’optimisation de l’offre de soins. La résistance du corps médical à prendre en considération la contrainte financière a besoin de légitimité. Parmi les arguments mobilisés, la référence à une éthique médicale est celui qui fait le plus autorité. En effet, cet argument transcende les conceptions de l’organisation de la médecine3, unifie la profession et définit l’activité médicale. La moralité professionnelle est formatée aussi bien par des supports visibles ou codifiés comme les codes de déontologie ou les comités d’éthiques que par des ressources plus symboliques comme le serment d’Hippocrate ou encore par un “conseil de l’Ordre ” qui veille à son respect. Cette éthique n’est pas seulement une éthique qui s’écrit et qui s’institutionnalise dans des textes. C’est aussi une éthique “qui se fait ” dans la mesure où les médecins justifient quotidiennement leur pratique au nom de principes éthiques qui n’ont pas besoin de définitions précises4. L’éthique est donc une institution invisible qui dicte, en situation, la conduite à observer face aux patients. Les recommandations plaidant pour la maîtrise des coûts se heurtent alors souvent à l’affichage d’une orientation éthique qui cherche au contraire à s’affranchir de telles prescriptions. La bonne pratique professionnelle s’oppose ainsi à la bonne gestion économique. Fort de son autorité éthique, le monde médical considère que les prescriptions économiques risquent de détériorer la qualité de soins. A contrario, les recommandations de politique économique soulignent que l’éthique ne peut être 1 Ce travail doit beaucoup aux échanges fructueux avec Maryse Gadreau, à laquelle je suis redevable. Je remercie également les deux rapporteurs de la revue ainsi que Philippe Abecassis et Ariane Ghirardello dont les remarques critiques ont permis d’améliorer l’article. Toute insuffisance demeure de ma responsabilité. 2 A l’heure où sont écrites ces lignes, le détail de la réforme 2004 n’est pas connu. 3 La valorisation d’une éthique n’est pas conditionnée à la défense du caractère libéral de la médecine et plus généralement à la charte de la médecine libérale de 1926. 4 Ainsi Paillet [1] montre, à partir d’un travail ethnographique mené à l’hôpital que les personnels soignants se réfèrent à l’éthique sans pouvoir la définir. Le concept est “ flou, vague, indéfini, indiscernable et insaisissable ” (p. 92). 3 sérieusement opposée à la nécessaire réduction des coûts si ce n’est pour masquer des intérêts acquis et entretenir un pouvoir discrétionnaire. L’éthique peut ainsi s’opposer à la politique économique et la politique économique chercher à contourner l’éthique. Chacun peut alors paraître sourd au point de vue de l’autre, qu’il ne peut toutefois ignorer. Tous se savent en effet embarqués dans le même véhicule mais revendiquent la place du chauffeur. Notre thèse est que cette antinomie entre la régulation économique et l’éthique n’est pas naturelle même si elle est naturalisée. Elle se nourrit de l’orientation de la théorie économique qui insiste sur l’existence de mécanismes extrinsèques de motivation et qui de fait n’a pas besoin de recourir à une norme éthique qu’elle a du mal à appréhender. S’il existe des moyens incitatifs de conduire le médecin à l’honnêteté, l’hypothèse d’une éthique qui neutralise l’opportunisme du médecin ex ante est inutile. C’est pourquoi, la notion d’éthique professionnelle a pratiquement disparu de la boite à outils de l’économiste de la santé qui semble considérer qu’il a hérité de cette notion comme on hérite d’une servitude. On ne peut pas la nier mais elle ne mérite pas de commentaires. Ce silence est d’autant plus surprenant qu’il s’inscrit dans un contexte de prégnance des considérations éthiques, en économie et gestion de l’entreprise en particulier. L’argumentation, qui est circonscrite au comportement microéconomique du médecin5, sera menée dans la première partie. La seconde partie affirme au contraire que cette éthique reste un objet pertinent pour l’économie de la santé même s’il faut pour cela mobiliser d’autres outils d’analyse. Elle propose une autre théorie de l’acteur, moins rationnel mais plus réflexif, capable de canaliser l’incomplétude des textes de l’éthique par une capacité d’interprétation. La vision de l’éthique qui est proposée n’est pas réductible à la déontologie. Elle induit un autre regard sur le pouvoir discrétionnaire du médecin et le contrôle profane du patient. Elle conduit à définir l’éthique comme un moyen de coordination des représentations, permettant aux acteurs de juger de la qualité de la relation médicale dans laquelle ils s’insèrent. L’article conclue sur les liens entre cette définition élargie de l’éthique et la politique économique en matière de santé. 5 Nous occultons ici les problèmes liés à l’expérimentation et à la bio éthique pour privilégier l’analyse économique du comportement du médecin face au patient. Les termes d’éthique médicale et d’éthique professionnelle peuvent alors être confondus. 4 1. L’éthique médicale : un objet insaisissable par l’analyse économique ? L’aspect le plus saillant de l’éthique professionnelle pour un économiste est celui qui proscrit l’exercice lucratif de la médecine. Il est interdit, en effet, de pratiquer la médecine pour son seul profit. Ce comportement, qui semble contraire à une logique d’homo économicus, se retrouve, par exemple, dans l’article 19 du code de déontologie médicale [2]: “ La médecine ne doit pas être considérée comme un commerce ” ainsi que dans les articles censurant toute publicité (79 à 82) ou toute compétition (56 à 68) entre médecins. En préconisant un certain “désintéressement 6”, l’éthique interdit, a priori, de concevoir le médecin comme un individu dont le comportement répond aux canons de la théorie du choix rationnel. L’existence d’une éthique médicale conduit à envisager le médecin autrement que comme un maximisateur de son bien – être personnel. Cette opposition manifeste entre un « homo économicus » et un « homo hippocraticus » (Bien, [4]) conduit à éloigner l’éthique médicale de l’analyse économique (Moatti et le Corroller, [5]). Ce constat n’est rien d’autre qu’un témoignage de l’originalité du comportement médical et par conséquent de l’adversité à laquelle fait face l’économiste quand il s’empare de ce type de problème. Cependant, si l’économie est capable d’appréhender des objets rétifs comme l’éducation, le crime ou le mariage, elle peut également formaliser l’éthique médicale. Cette formalisation a consisté à faire de l’éthique une contrainte au comportement médical. Cette contrainte a été conjuguée en deux temps : une contrainte que le médecin s’impose lui-même ou une contrainte qui lui est imposée par le patient (1.1). Cependant, les difficultés logiques de la formalisation et le développement en économie d’une théorie des règles valorisant l’accord de volontés autonomes ont mis à mal cette modélisation de l’éthique. Pour autant, cette théorie des règles contractuelles n’a pas débouché sur une autre conception de l’éthique car cette dernière est un objet incongru dans cet espace. L’éthique n’est plus considérée comme un objet théorique pertinent, sans pour autant que l’on puisse en faire totalement l’impasse du fait de son autorité réelle (1.2). On est ainsi passé de la curiosité stimulante à la servitude encombrante. 6 Le terme est utilisé par Karpik [3] pour les avocats qui présentent de nombreuses similitudes avec les médecins : une activité qui relève de “l’expertise ”, l’absence d’obligation de résultat, l’affirmation de règles déontologiques, etc. 5 1.1 De l’autocensure à la contrainte imposée par le patient Chercher à capter le comportement médical dans les termes traditionnels de l’économie revient à mettre en avant la potentialité d’attitudes opportunistes. Le médecin qui maximise son utilité doit, comme n’importe quel agent économique, chercher « à tirer la couverture à lui ». Il pourra même le faire davantage que tout autre individu dans la mesure où il dispose d’une rente informationnelle spécifique. En effet, les médecins présentent une position originale sur le « marché » des soins car ils sont à la fois producteurs et consommateurs : ils sont seuls habilités à prescrire les examens médicaux et la plus grande part des médicaments. Tirant bénéfice de la supériorité de leur position d’expert et de leur rôle moteur dans la consommation de soins, les médecins disposent d’un pouvoir de manipulation de la demande à des fins personnelles. Le pouvoir discrétionnaire du médecin se manifeste ainsi par un « effet d’induction ». En d’autres termes, les attributs de l' homo économicus sont potentiellement plus présents chez le médecin que chez les autres agents économiques. Fort heureusement, au nom d’objectifs altruistes, le médecin va brider l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Cette auto limite à son pouvoir d’induction est consécutive au sentiment de culpabilité (à la suite de dépassements abusifs d’honoraires ou de multiplication des consultations) ou à l’atteinte d’un revenu suffisant. L’éthique professionnelle est alors synonyme d’altruisme (de Jaegher et Jegers, [6]) et conformément à l’analyse économique traditionnelle de l’altruisme, l’éthique est un argument de la fonction d’utilité du médecin résumant l’utilité d’un patient représentatif. Un pas supplémentaire peut être fait en soulignant que le patient peut très bien gérer ses intérêts tout seul et n’a pas besoin de l’aléatoire bienveillance du médecin pour ne pas être victime des abus de ce dernier. C’est la menace du patient d’aller consulter un autre médecin et/ou de colporter une mauvaise réputation qui force le médecin à respecter les usages éthiques. Cette « contrainte de marché » (Rochaix, [7]) agit alors comme mécanisme de discipline et le médecin a intérêt à la prendre en considération, à condition que le patient soit capable d’acquérir de l’information sur le médecin. L’éthique n’est plus ici un attribut du médecin, donné au départ, mais une conséquence du pouvoir du patient qui force le médecin à l’éthique. 6 Dans ces deux cas de figure7, le médecin conserve son statut d’entrepreneur individuel, maximisant son utilité8. L’innovation tient à la présence, dans la fonction d’utilité, d’un argument supplémentaire limitant l’opportunisme ou la capacité d’induction9 du médecin. Cet argument synthétise l’éthique définie au sens d’un « concernement » du médecin pour le bien-être du patient. Il contraint le calcul utilitariste du médecin sans pour autant le contester. L’éthique est, in fine, ramenée à une seule grandeur homogène : l’utilité. Au même titre que les autres préférences, elle fait l’objet de la même mise en ordre (complète et transitive) et se prête au même type de raisonnement économique. L’action rationnelle est toujours celle qui procure la plus grande satisfaction possible. A la différence près que ce que maximise le médecin n’est plus une utilité classique mais une “super utilité ” incorporant une variable éthique au statut particulier (Carrère, [11]). Un tel calcul économique donne des résultats très efficaces car il permet de sauvegarder la portée explicative de la théorie du choix rationnel en conservant au médecin son statut d’homo économicus même s’il s’agit d’un homo économicus contrarié. Le double statut de la contrainte éthique, intériorisée dans un cas et imposée dans l’autre, relève du même déterminisme. On sait que le médecin va adopter une posture éthique car finalement il n’a pas le choix. L’éthique est une contrainte exogène subie et le médecin est alors dépouillé de son autonomie car la loi éthique régit sa conduite. Ce statut de règle « hétéronome » (Ramaux, [12]), pose de redoutables problèmes. Ainsi, il semble peu probable que les médecins se reconnaissent dans cette éthique uniquement assimilée à une obligation. Se conformer à l’éthique peut paraître, au contraire, avantageux dans la mesure où un tel comportement valorise l’image du médecin et préserve l’autorégulation de la profession. Le médecin ne s’y soumet pas sous la contrainte de sa culpabilité ou sous la menace du patient. Si l’éthique était seulement un “boulet ”, le médecin chercherait à s’en défaire. A l’inverse, il l’affiche, parfois de façon militante et la valorise car elle donne une image séduisante et rassurante de son activité. L’éthique est une vertu qui cadre mal avec la vision en termes de contrainte imposée. C’est pourquoi, le comportement altruiste du médecin, expliqué par une sensibilité éthique, donnée a priori, paraît défini par défaut. En effet, l’altruisme prend ici une forme spéciale car il s’agit d’une 7 Pour une revue plus complète de la littérature, voir Béjean [8], Béjean et Gadreau [9] ou Batifoulier [10]. 8 Généralement dans un cadre d’arbitrage travail-loisir. 9 L’effet d’induction est alors supposé présenter une désutilité à mettre au crédit de l’éthique médicale. 7 contrainte et non d’une préférence positive. Si morale professionnelle il y a, elle est de type « téléologique », mesurée uniquement par ses conséquences. Cette conception laisse entendre que le médecin pourrait se satisfaire d’un autre choix. On peut alors se demander ce qui reste d’éthique quand on est obligé de respecter l’éthique en dépit de sa volonté (Gadreau, [13], Batifoulier et Gadreau, [14]). Cette « éthique intéressée » est bien peu « morale » pour le médecin qui la suit en traînant les pieds. Elle est surtout bien peu efficace pour le patient qui doit alors veiller continuellement à son respect. Une éthique qui n’est pas suivie pour elle-même mais par la contrainte produit des effets inverses à ceux recherchés10. Ces difficultés d’appréhension économique de l’éthique tiennent à son statut de contrainte exogène. L’éthique s’impose en dépit de la volonté même des acteurs. Cette conception pose à la fois des problèmes théoriques et pratiques. Aussi, elle a été progressivement délaissée à mesure où l’économie se tournait vers une conception diamétralement opposée des règles : non plus coercitives mais non contraignantes, non plus hétéronomes mais valorisant l’accord de volontés autonomes. 1.2 La dissolution de l’éthique médicale dans l’économie du contrat L’approche en termes de règles non contraignantes est intellectuellement plus satisfaisante car elle permet de faire de l’éthique non pas une préférence négative mais un accord positif. Elle autorise ainsi à penser la valorisation de l’éthique et son aspect intentionnel en lieu et place de son statut de contrainte exogène, subie et inexpliquée. Dans cette approche, le médecin est l’agent d’une relation bilatérale où le rôle du principal est dévolu tantôt au patient tantôt à la tutelle. La mise en œuvre d’une règle non contraignante, car de nature incitative, appelée “contrat ”, permettra alors de remédier à des comportements sous optimaux du type aléa moral ou anti – sélection. L' apport de la théorie des contrats est important aussi bien sur le plan théorique qu' en matière de politique économique. C’est pourquoi, elle s’est imposée comme le cadre théorique de référence pour saisir les logiques d’acteurs dans le système de santé. (Mougeot, [16,17,18], Rochaix [19], Bien et Rebérioux [20], Béjean et Peyron [21]). 10 Voir Batifoulier et Thévenon [15] pour un développement sur les « paradoxes de l’éthique intéressée ». 8 Un de ses inconvénients majeurs est de faire disparaître la notion d’éthique du paysage de l’économie de la santé. Une explication de ce silence peut être trouvée dans la définition même des contrats. Un contrat incitatif est une règle qui assure la coordination entre les individus en leur permettant de renoncer à leur opportunisme. Or, l’éthique médicale joue le même rôle. Pourtant, elle ne peut être assimilée à un contrat car elle s’en différencie sur un point majeur : le contrat limite l’opportunisme de l’agent au moyen d’une compensation monétaire. Le médecin ne triche pas parce qu’il a un intérêt financier à se conduire honnêtement. Finalement, c’est malgré lui, et grâce à un montage habile et souvent sophistiqué de pénalités et de bonus, que le médecin se met au service du patient. Or, avec l’éthique, les médecins censurent l’expression de leur opportunisme de leur propre chef. La motivation éthique parce qu’elle est intrinsèque, s’oppose à l’incitation financière, extrinsèque (Kreps [22]). L’éthique est donc une règle concurrente au contrat résolvant les mêmes problèmes de coordination. C’est pourquoi, quels que soient ses mérites, la théorie économique des contrats ne peut offrir une analyse satisfaisante de l’éthique médicale car elle n’en a, tout simplement, pas besoin11. L’explication de cette antinomie doit être recherchée dans la théorie de l’acteur proposée dans cette approche. Dans la théorie des contrats, les individus sont supposés tirer systématiquement profit de toute position avantageuse concernant l' action qu' ils ont à effectuer ou l' information dont ils disposent. C' est pour remédier à cela que le principal va formuler un contrat. L' individu est donc totalement opportuniste, cherchant en toutes circonstances à tirer la couverture à lui et à maximiser ses gains. Une action est bonne, de ce point de vue, tout simplement, si elle rapporte plus qu' une autre. Si la fraude, l' escroquerie, le mensonge permettent d' assurer cet objectif, alors ce seront de bonnes actions12. Le médecin n’échappe pas à la règle. Il doit être considéré comme un tricheur en puissance. C’est verser dans l’angélisme que de considérer qu’il existe une éthique qui limiterait d’elle-même ce pouvoir de nuisance. L’éthique, en tant que composante du service rendu par le médecin, peut être vue, comme le suggère Arrow [24], comme une stratégie marketing de long terme, dont le but intéressé est la conquête de la confiance du patient (Bloche [25] ). 11 Le terme même d’éthique n’est pratiquement plus employé dans cette littérature. Dans un solide bilan, Rochaix [19] n’utilise jamais la notion d’éthique dans la partie de son article qui est consacrée à la présentation des “modèles principal – agent appliqués à la santé ”. 12 Notons, à la suite de Favereau et Picard ([23], p. 451) “ qu’il ne s' agit pas de perversité, il s' agit seulement de calcul ”. 9 Il existe cependant un monde idéal où cet opportunisme, même s’il existe, ne s’exprime plus. Ce monde est celui du contrat qui va inciter le médecin à l’honnêteté. L’éthique qui limiterait ex ante les possibilités de calcul opportuniste n’a aucune raison d’être puisque le patient a la possibilité de neutraliser le comportement déviant du médecin à l’aide d’un contrat incitatif13. Grâce au contrat, les agents économiques « ont la possibilité de minimiser la distance entre le monde réel imparfait, enlaidi par l’asymétrie d’information, et le monde merveilleux de l’information parfaite ou symétrique » (Favereau, [26], p. 52). Dans ces conditions, même si l’éthique est un comportement observé et empiriquement testable, elle n’est d’aucune utilité dans cette grille de lecture. Le concept d’éthique est donc à la fois encombrant et inefficace. Il n’occulte pas la possibilité de comportements stratégiques et n’apporte pas de solutions opératoires à la régulation du système de soins. Dès lors, pourquoi ne pas s’en débarrasser ? L’économie s’éloigne alors irrémédiablement de l’éthique. Ce divorce qui nourrit le « dialogue de sourds » dont on a fait état en introduction est cependant dérangeant car il passe sous silence un aspect essentiel de l’activité médicale. Aussi, un certain nombre de tentatives de (re)intégration de l’éthique dans une vision contractuelle sont apparues. Une première approche prend en considération la notion d’éthique –assimilée à une forme d’altruisme- dans un cadre de contrat incitatif. L’éthique existe mais est insuffisante pour lever l’opportunisme potentiel du médecin. Elle peut même être contre productive si elle développe chez le patient des comportements de tricherie. Ainsi en est-il si ce dernier se conduit en « mauvais enfant gâté » (Marciano, [27]). L’attitude éthique du médecin peut amener le patient à profiter égoïstement de la situation et ne pas suivre le traitement prescrit ou au contraire le dépasser (comportements de sous ou sur consommation), abuser des visites au domicile par exemple, etc. Ainsi, un médecin altruiste devient crédule et laisse place aux calculs intéressés du patient. Cette éthique contreproductive renforce alors la nécessité d’un contrat. Bien [4] propose ainsi de moduler le contrat proposé par la tutelle en fonction d’une double asymétrie d’information portant sur la productivité (qualité du diagnostic) et l’honnêteté du médecin. Un médecin de type « homo hippocraticus » produit la qualité contractée à la différence d’un 13 Dans la réalité, le patient n’a pas de réelle possibilité de proposer un contrat de ce type. La relation d’agence est dite complexe (Rochaix [7], Béjean, [8]). Le patient a besoin d’un tiers, assurance maladie ou Etat, auquel revient le rôle d’annihiler le pouvoir de nuisance des médecins. 10 médecin « homo economicus ». L’analyse tient compte explicitement du fait que « tous les médecins ne sont pas des fraudeurs » et que les termes du contrat doivent être modifiés en conséquence pour couvrir tous les états de la nature. L’incitation du médecin à l’honnêteté reste la règle14 mais cette incitation doit composer avec l’existant. Un médecin est déjà plus ou moins vertueux. Finalement, plus le médecin est honnête, moins il recevra d’incitations financières ! Une deuxième tentative s’oriente vers la théorie des coûts de transaction pour faire de l’éthique une structure de gouvernance (Rebérioux et Bien, [28] ). L’éthique est alors décrite comme une forme sociale gérant au mieux les conditions particulières du bien sanitaire. L’incertitude de la relation médicale et la spécificité des actifs mobilisés (bien de confiance, dépendance du patient) nécessitent l’existence d’un contrat limitant l’opportunisme du médecin comme du patient. Cependant comme l’éthique apparaît obligatoire, elle peut difficilement être associée à un accord de volontés autonomes. La définir comme un contrat nécessite alors de la requalifier en termes de structure de gouvernance que les contractants (patient et médecin) auraient spontanément adoptée s’ils en avaient eu l’occasion. Comme elle existe déjà, elle est économe en coûts de transaction. Ainsi, l’éthique fournit une solution automatique, « clef en main », pour résoudre des problèmes d’asymétrie d’information. L’éthique peut alors être captée par un contrat dont l’originalité tient dans son caractère ex post. L’éthique gère ici la relation médicale et permet l’ajustement à la situation, à la différence d’un contrat plus classique qui propose ex ante un cadre épuré d’opportunisme (Batifoulier et Rebérioux, [29]). Ces développements, en marge de l’approche contractuelle, peuvent constituer des pistes d’intégration de la notion d’éthique dans l’analyse économique. La partie suivante propose de prendre au sérieux ces apports, de les systématiser et de les enserrer dans une tentative plus large de redonner à l’éthique un pouvoir économique explicatif. Il faut pour cela renoncer à une théorie de l’acteur dominée par une vision calculatrice, stratégique et opportuniste des individus. Une telle théorie reste en effet foncièrement hostile à une qualification économique de l’éthique. L’approche présentée dans la partie suivante s’appuie sur une autre théorie de l’acteur : moins rationnel mais plus réflexif. 14 La modélisation proposée consiste à pondérer différemment deux arguments de la fonction d’utilité du médecin. L’homo hippocraticus a une pondération plus élevée du bien être du patient. 11 2. Une approche interprétative de l’éthique médicale Le formatage de l’éthique comme concept pertinent de l’économie est difficile. Elle se révèle être un objet retors, incompatible avec les canons de la théorie du choix rationnel. Un des obstacles majeurs à son intégration dans l’approche économique est son incomplétude. A l’inverse du contrat, l’éthique est foncièrement incomplète et de fait elle ne prescrit rien du tout. La lecture des articles du code de déontologie médicale en témoigne. Ainsi l’article 53 : « Les honoraires du médecin doivent être déterminés avec tact et mesure » est-il suffisant à proscrire les abus ? La formulation même des articles prête à confusion dans la mesure où elle prend l’aspect d’une interdiction. L’immense majorité des 114 articles du Code de déontologie médicale débute par : « Il est interdit aux médecins… » ou « les médecins ne peuvent pas… » ou encore « les médecins ne doivent pas… » , etc. Cette formulation négative propose ainsi un éventail du « prohibé » sans dire ce qu’il convient de faire. Il est donc acquis que les textes de l’éthique15 sont flous, vagues, imprécis et, par conséquent sans capacité opératoire. L’existence de la déontologie est insuffisante à garantir l’honnêteté et à réguler la pratique médicale16. Ce constat pourrait alors justifier un renoncement à l’éthique car elle n’aurait alors que des effets cosmétiques. Notre thèse est au contraire que cette incomplétude n’est pas un obstacle à la force régulatrice de l’éthique médicale si l’on fait un distinguo entre les textes de l’éthique tels qu’ils figurent dans les codes et l’éthique elle-même. On définira alors l’éthique non pas comme un ensemble de textes « prêts à l’emploi » (une syntaxe) mais comme un schéma normatif d’interprétation de toutes les pratiques (une sémantique). Dans des conditions, même si les textes de l’éthique laissent une grande marge de manœuvre aux médecins, l’éthique ne peut être perçue comme le vecteur de leur pouvoir discrétionnaire car c’est la référence à l’éthique, ainsi qualifiée, qui permet au patient d’exercer un contrôle profane (2.1). La relation médicale est jugée à l’issue d’un processus d’interprétation. L’éthique coordonne alors les représentations sur les comportements. C’est ce qui en fait sa force mais aussi sa fragilité (2.2). 15 On pourrait en dire encore davantage du serment médical. Certaines études empiriques vont dans ce sens pour souligner l’absence de lien entre les codes de déontologie et un comportement éthique (Pater et Van Gils, [30]; Coughlan, [31]). 16 12 2.1 De la déontologie professionnelle à l’éthique médicale : une autre vision du pouvoir discrétionnaire du médecin La lecture éclairante offerte par Ricoeur [32] constitue un premier pas pour développer une vision élargie de l’éthique. Constatant les aspects normatifs du Code de déontologie médicale, l’auteur en souligne les liens avec la morale kantienne, en phase ainsi avec d’autres lectures « déontologiques »17 de l’éthique en économie de la santé (Gadreau, [33]). L’impératif catégorique impose d’agir selon des maximes érigées en loi de la profession. Dans ces conditions, ce n’est plus la relation singulière entre tel patient et tel médecin qui est l’objet du code mais la relation entre tout médecin et tout patient. Cette « universalisation des principes » donne une autre dimension à la déontologie qui s’insère dorénavant dans un ensemble plus large de normes. Ainsi, « le code déontologique opère comme un sous-système à l’intérieur du domaine plus vaste de l’éthique médicale » (p. 26) dont il ne donne qu’un aperçu sous forme de « condensé d’histoire des idées morales qui s’abrège dans des formules lapidaires et parfois ambiguës » (p. 30). Ainsi, par exemple, c’est la dimension non marchande de la médecine qui est incarnée dans l’article 53 sur la modération des honoraires. Le conseil de l’Ordre des médecins fait écho, à sa manière, à cette requalification de la déontologie. Publiant un document de 288 pages18 intitulé « Commentaires du Code de déontologie médicale », il reconnaît l’incomplétude des articles du code tout en affirmant leur force19. Ainsi le commentaire de l’article 19 (ne pas considérer la médecine comme un commerce) mobilise un principe supérieur quand il soutient que « la rentabilité ne peut être l’objectif principal du médecin » ([34], p. 95). Il s’ensuit d’une part que le texte de l’éthique est radicalement incomplet, et d’autre part que cette incomplétude n’est pas un obstacle dans la mesure où le message éthique n’est pas dans le texte : le texte du code de déontologie n’est pas l’esprit de l’éthique médicale. A confondre les deux, c’est toute la profondeur et l’efficacité coordonnatrice de l’éthique que l’on perd. La notion d’éthique, ainsi élargie, conduit à repenser le rôle du médecin et en particulier la fatalité d’un pouvoir discrétionnaire. 17 Par opposition à une lecture « téléologique ». contre 35 pages pour le code lui – même 19 La justification avancée est la suivante“ le code de déontologie reste relativement concis, sans pouvoir entrer dans les détails ni envisager tous les cas particuliers et sans naturellement apporter explications ou justifications qui améliorent sa compréhension » ([34], p. 4). 18 13 L’éthique médicale n’est plus l’attribut du seul médecin. Elle n’est pas plus une préférence (positive ou négative) du professionnel qu’une structure de gouvernance ou quasi-contrat réglant à l’avance l’ensemble des configurations possibles. Si la déontologie et plus généralement les textes de l’éthique s’adressent surtout aux professionnels, l’éthique en tant qu’esprit est aussi une notion forgée pour et par des patients (Pellegrino [35]). Ce remodelage de l’éthique permet de porter un autre regard sur le rôle du patient dans son effectivité. La vision d’un patient, conscient de la force de sa contrainte de marché et prêt à s’en servir, intimant un comportement honnête au médecin ne cadre pas avec l’intentionnalité affichée de l’éthique par les professionnels20. Cependant, l’existence réelle d’un contrôle profane (Freidson, [37]) plaide pour la présence d’une éthique ancrée chez les patients. Le patient qui consulte le médecin ne vient pas les mains vides. Il est muni d’une attente concernant le « juste » travail du médecin. Cette représentation de l’activité médicale légitime est située. On n’attend pas la même chose d’un médecin de famille que d’un médecin de club de vacances, du traitement de la grippe ou de celui d’une maladie grave. Le patient est un agent de contrôle qui évalue la justesse de la pratique médicale au regard de références éthiques, dans un contexte précis. La relation médecin-patient est caractérisée par une double dissymétrie. Si le patient apparaît vulnérable face au savoir du médecin, ce dernier est soumis aux dires du patient et à sa promesse tacite de respecter le traitement sans laquelle toute compétence médicale serait indéfinissable. La qualité de l' association entre les protagonistes repose alors plus sur un pacte de confiance que sur un pacte de méfiance (Batifoulier et Gadreau, [14]). Le constat de cette alliance contre la maladie conduit à rejeter la focalisation sur l’existence d’un pouvoir discrétionnaire du médecin. On fait ainsi écho à un certain nombre de travaux (Mooney et Ryan, [38], Labelle et alii [39], Vick et Scott, [40]) qui ne postulent pas que le médecin est opportuniste par nature, et considèrent à l’inverse que le médecin peut se conduire comme un agent parfait du malade s’il répond aux souhaits du patient. Le patient ignore souvent ses préférences. Quand il les connait, il a du mal à les communiquer. Dans ces conditions, comment le médecin pourrait-il travestir les préférences de son 20 De plus, s’il s’agissait simplement de conserver une clientèle, on ne comprendrait pas comment le respect de l’éthique peut provoquer la détresse morale des professionnels comme le souligne la littérature sur les « dilemmes éthiques » (voir par exemple récemment Kalvemark et alii, [36]). 14 patient ? Le différentiel d’information à l’avantage du médecin peut au contraire être validé par le patient qui laissera le professionnel formuler la demande21. Si l’on suit cette conception, le patient peut s’en remettre au médecin, sans avoir besoin de contrat incitatif, tout en sachant que celui-ci, en tant qu' expert, dispose d' une aptitude à manipuler l' information transmise par le patient. La confiance permet de convertir l’incertitude de la relation en certitude. Comme le rappelle Karpik ([42] p. 220), « Le terme de confiance a toujours été synonyme, comme le montre d’ailleurs son étymologie, d’une dépendance volontaire du représenté, ce qui conduit à définir son action par « s’abandonner, compter sur, se confier, se fier, se livrer, s’en rapporter, s’en remettre, se reposer » Si le patient peut faire confiance au médecin, c’est qu’il dispose d’une représentation du comportement éthiquement correct. Les termes de cette représentation ne sont pas fixés par un contrat explicite contraignant le médecin mais par un ensemble de dispositifs permettant de juger la relation. Dans ces conditions, le pouvoir discrétionnaire du médecin est « comme le trou dans le gruyère, (il) n’existe pas, si ce n’est dans les espaces laissés vides par les limites qui l’entourent » Dworkin ([43], p.43). Le pouvoir du médecin n’est donc pas un attribut naturel, tenant à l’opportunisme de la nature humaine, dopé dans le cas présent par un grand différentiel d’information et qu’il faudrait combattre à l’aide d’un mécanisme incitatif bien choisi. Le patient exerce un contrôle qui transite par le jugement porté sur la relation. C’est cette capacité de jugement, mobilisée dans un cadre interprétatif, aussi bien par le patient que le médecin qui permet d’assurer leur coordination. 2.2 Jugement éthique et schéma d’interprétation Les acteurs jugent plus qu’ils ne calculent. Ils évaluent la relation médicale et mobilisent pour ce faire un processus d’interprétation. En effet, les textes de l’éthique (codes, serment, etc.) étant incomplets, il est nécessaire, pour qu’ils aient valeur opératoire, de les compléter en faisant appel à des principes normatifs qui définissent véritablement l’éthique. Plus qu’une règle ou un ensemble de textes en médecine, 21 Scott et Vick [41] soulignent que si la communication entre le patient et le médecin est réalisée, le patient ne jugera pas utile d’être impliqué dans la prise de décision médicale. 15 l’éthique est le fondement de toutes les règles encadrant l’activité médicale. L’éthique est tout à la fois une valeur, un principe d’évaluation, une façon de juger22... L’éthique ainsi définie coordonne les comportements et régie ainsi l’interaction médecin-patient. Mais cette coordination médicale est avant tout celle des représentations des acteurs. L’expression du pouvoir discrétionnaire du médecin d’une part et l’usage d’un contrôle profane du patient d’autre part sont subordonnés à des processus de légitimation. Le « colloque singulier » est jugé par les protagonistes qui mobilisent une « idée normative » de ce qu’il est approprié de faire dans une relation médicale particulière. Cette capacité de jugement éthique n’est accessible qu’à des individus dont la rationalité, parce qu’elle est interprétative, comble les insuffisances de la rationalité calculatrice. De fait de cette faculté d’interprétation, les textes de l’éthique se comprennent malgré leur incomplétude. Et ils font force de loi23. Ainsi, parce qu’elle est incomplète, une règle de fixation des honoraires ou de la durée de consultation, ne peut prescrire à elle seule l' action à effectuer. Elle doit s’accompagner d’un jugement, d’une interprétation qui dépend du contexte dans lequel cette règle est mobilisée et de la vision que l’on a de la relation dans laquelle s’insèrent les acteurs. De ce point de vue, l’éthique comme schéma d’interprétation, est endogène à la coordination patient-médecin. Le code de déontologie n’est ainsi qu’un dispositif particulier permettant de construire la qualité du service professionnel. Bien qu’incomplet, il révèle la « cristallisation d’une grammaire commune aux acteurs qui leur permet d’exercer leur jugement dans les situations critiques d’évaluation de la qualité des prestations où une métrologie s’avère trop complexe à instaurer » (Isaac [49 p. 90]). L’incomplétude est donc structurelle sans pour autant être préjudiciable à la coordination. Si l’éthique était complète, chacun, et le patient tout particulièrement, pourrait juger et condamner sans appel le médecin qui dérogerait à la règle. L’éthique serait une règle rigide où le droit à l’erreur serait interdit. Le médecin qui augmente artificiellement le niveau de ses honoraires, par exemple, serait blâmé car ce comportement est contraire à l’éthique. Or, ce même comportement n’est pas forcément le signe d’un renoncement à l’éthique s’il est assorti d’une acquisition nouvelle de matériel technique ou s’il s’accompagne d’une 22 Elle correspond donc à une « convention » au sens où le courant de l’Économie des conventions définit ce terme (Batifoulier [44], Bessy et Favereau [45], Orléan, [46]). 23 Ils jouent ainsi un rôle comparable aux textes du droit. Aucun texte de loi, fut-il le plus rigide, ne peut prescrire toute son application. Pourtant, même dans les cas difficiles où il n’y a pas de jurisprudence, le juge parvient à prendre sa décision en mobilisant une interprétation basée sur des principes qui sont dégagés de l’ensemble du droit (Dworkin, [43, 47], Latour, [48]). 16 durée de consultation plus grande. A l’inverse, on ne peut jamais être sûr que le médecin qui modère ses honoraires suit une règle éthique. Il peut également répondre, dans une optique marchande, à la concurrence de ses confrères. L’existence d’une éthique médicale ne suppose pas une vision angélique du médecin. L’incomplétude de l’éthique médicale permet ainsi de ne pas porter de jugement définitif et évite de traduire le manquement apparent à l’éthique par une défection irrémédiable. Cette incomplétude crée un espace d’indécidabilité24 qui évite le soupçon permanent sur l’engagement éthique des médecins. L’incomplétude de la règle est une réponse efficace à l’impossibilité d’identifier avec certitude les intentions d’autrui (Livet [50]). Dans ces conditions, l’éthique médicale reste nécessairement fragile. Cette fragilité a un avantage : elle permet de souder le collectif. Si tous les acteurs du système de santé pouvaient juger avec certitude du respect de l’éthique, celle-ci serait progressivement délaissée faute d’un nombre d’acteurs suffisant pour la respecter en toutes circonstances. Elle a aussi un inconvénient de taille : l’interprétation peut déboucher sur un certain relativisme. Ce relativisme est borné par le sens de la justice dont sont dotés des individus dont la rationalité interprétative. Tout n’est assurément pas conforme à l’éthique ! Ceci souligne néanmoins que les schémas d’interprétation ne sont pas figés. Ils sont constamment réactualisés. Ce qui était jugé conforme à l’éthique hier dans une situation particulière ne l’est pas forcement aujourd’hui, et inversement. L’acteur, puisqu’il est réflexif, n’est pas doté d’une conception unique et invariable de ce qui est bien ou légitime. La conception de la légitimation peut donc évoluer et en particulier sous l’effet des mesures de politiques économiques. On peut en effet s’interroger sur les conséquences de la diffusion des mesures comptables et des logiques incitatives dans la représentation d’un comportement médical correct. Le développement d’un « référentiel marchand »25 amène les acteurs à reformuler les problèmes auxquels ils sont confrontés et les solutions qu’ils proposent, en fournissant un « cadre d’interprétation du monde » (Muller, [52]). En matière de santé, le basculement vers une logique commerciale met au premier plan les notions de compétition et de concurrence (fictive), insiste sur l’éventualité de comportements opportunistes, 24 ou un “intervalle de confiance ” suivant l’expression de Reynaud [51]. On mobilise ici l’approche cognitive des politiques publiques développée notamment par B. Jobert et P. Muller dans laquelle l’affaiblissement du paradigme keynésien et la remise en cause du rôle de l’Etat traduisent un changement de référentiels globaux : du référentiel public au référentiel de marché. 25 17 développe des logiques de bonus malus, etc. L’ordre qui se construit repose alors sur des représentations qui conduisent à orienter les acteurs vers des comportements marchands dont on trouve trace dans les conduites de « marchandisation » 26 incorrectes hier et acceptées aujourd’hui (Batifoulier et Ventelou, [53]). En considérant de plus en plus le secteur de la santé avec des « yeux comptables », les politiques publiques développent des mécanismes d’incitations financières qui orientent les acteurs vers une logique intéressée et activent une conception marchande de la légitimation. L’éthique médicale se teinte pour capter les attentes formulées par l’État envers un bon médecin. Aussi, il ne s’agit pas seulement de mettre l’accent sur le caractère potentiellement contre-productif de la prescription d’incitations extrinsèques qui à l’image d’un système de vase communiquant, conduit à pénaliser les motivations intrinsèques. Il faut aussi souligner la construction induite d’une nouvelle définition du comportement éthiquement correct du médecin. Ceci n’est compréhensible que parce que l’on considère que l’éthique n’est pas du texte, immuable et prêt à l’emploi, mais une sémantique mobile et dynamique, permettant d’interpréter les règles et les pratiques du monde médical. A cet égard, la politique économique n’est pas neutre. Elle a la capacité de coloration de l’éthique. L’orientation marchande est alors lourde de sens. Références [1] Paillet A. Ethique et pratiques quotidiennes à l’hôpital : approche sociologique des décisions d’arrêt, d’abstention ou de poursuite thérapeutique, Rapport de fin de contrat de définition pour la MIRE, CERMES, 1997. 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