À propos du livre de Philippe Mengue, Marcher - L`HEBDO-BLOG
Transcription
À propos du livre de Philippe Mengue, Marcher - L`HEBDO-BLOG
À propos du livre de Philippe Mengue, Marcher, courir, nager. Le corps en fuite[1] « Nous ne savons pas ce que c’est que d’être vivant sinon [2] seulement ceci, qu’un corps cela se jouit » , dit Lacan. Le « se jouir » du corps mis en acte dans la gymnastique, le saut, la course prend avec la marche une dimension Autre que les philosophes et les poètes ont repérée. Comment l’avoir ce [3] corps qui « fout le camp à tout instant » ? Et ira-t-on jusqu’à dire que certains sports ouvrent à une quasi extase mystique ? C’est ce qu’ose Philippe Mengue, lu pour nous par Serge Cottet. Le livre de Philippe Mengue propose une réflexion philosophique sur le corps sportif, thème plutôt délaissé par les philosophes ; la stimulation de la pensée par le corps en mouvement n’est pourtant pas étrangère à une certaine tradition philosophique qui fait l’éloge de la marche, des voyages, des ascensions au contact de la nature pour élever la pensée au sens propre comme au figuré. De grands noms y sont associés : Jean-Jacques Rousseau, Nietzsche, et d’autres… L’auteur procède à la relecture des textes fondamentaux qu’il réinterprète dans un style deleuzien où domine le concept de ligne de fuite ; l’éloge qu’il fait de la marche couvre aussi tout un pan de la littérature nomade ; notamment celle des Américains de la Beat Generation, tel Kerouac. C’est avec précision que nous sont rappelées les confidences de Nietzsche sur le corps, les pensées du corps, « le corps philosophe ». Nietzsche écrit en marchant et marche en pensant. P. Mengue établit précisément le temps consacré au trajet classique de Nietzsche, par exemple le tour de toute la baie de Santa Margherita pour établir, montre en main, qu’il ne pouvait effectivement écrire sur ses feuilles de carnet qu’en marchant. Contre Flaubert qui ne pouvait qu’écrire assis, Nietzsche affirme que « seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose ». Les références à la physiologie du penseur, parfois même la réduction d’un système philosophique à un corps malade, ne sont pas des réflexions à l’emporte-pièce ou des métaphores. Le grand large, l’air pur loin de la ville, doivent être les sources d’une pensée nouvelle qu’engendre la grande santé : « Dans les montagnes solitaires ou tout proche de la mer, là où même les chemins se font songeurs. » [4] C’est dans cette perspective que P. Mengue examine les motifs des grands penseurs partisans des ascensions montagnardes comme autant de métaphores de l’élévation de l’âme vers Dieu, tel Pétrarque. D’un penseur à l’autre, la stimulation de la pensée n’est pas toujours le motif de longues marches. Peu de rapport en effet, entre Nietzsche et le Kerouac de Sur la route. Il s’agit parfois, de penser le moins possible. P. Mengue consacre de belles pages à Rousseau et ses Rêveries du promeneur solitaire, notamment la cinquième. La marche est chez celui-ci un pur « laisser-aller » du corps comme de l’esprit : « Dans mes voyages je ne sentais que le plaisir d’aller »[5]. Le pur plaisir d’exister dans la rêverie ; voilà ce que la marche suscite, faite de sensations et de sentiments. Là, on ne ressent « aucune fatigue de pensée » et même on y est « sans être obligé de penser »[6]. C’est le sommet de la présence à soi de la pensée et de l’être, commente P. Mengue : « On laisse à tout cela suivre sa marche, et l’on jouit sans agir », écrit Rousseau[7]. Une belle analyse est consacrée à Rimbaud, piéton céleste, où P. Mengue convoque à nouveau Deleuze avec le concept de déterritorialisation. Marche infinie dans les déserts du Harar, non sans but mais gardant sa raison d’être en elle- même, le voyage n’en étant qu’une « rationalisation secondaire »[8]. À la suite d’Henry Borel et d’Henry Miller, P. Mengue réunit les deux Rimbaud, celui des déserts et Rimbaud le poète, réconciliés, l’aventurier marchant dans le soleil : « J’ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit. »[9] À la fin de ce parcours littéraire, on a le sentiment que l’expérience du détachement l’emporte sur l’exercice de stimulation de la pensée ; la fuite du corps fait balancer l’aliénation lacanienne du côté de l’être et non de la pensée : « ou je ne pense pas ou je ne suis pas » ; car on n’est jamais aussi assuré de son être que pour autant on ne pense pas. C’est alors, dans la troisième et la quatrième partie, que l’essai prend peu à peu un tour mystique. On passe alors du vagabondage à l’extase, notamment dans la description du corps sportif. P. Mengue s’attache spécialement aux sports de glisse opposés au sports dynamiques (où l’essentiel est de faire produire par le corps une énergie pour lancer, sauter, etc.). Au contraire, les sports de glisse sont loin de toute compétition commandée par l’exploit, comme de tout enjeu de performance. Ils mettent en jeu un désir sans objet ou, mieux, sont sans objectif : voler, nager, n’intéressent que la jouissance du corps ; ils sont les plus propres à engendrer ce que P. Mengue nomme un sentiment non d’infinitude mais d’indéfinitude qui semble abolir les limites du corps. Nulle transcendance pourtant à attendre des mouvements mêmes du corps, la glisse pure met en jeu des lignes de force ou de fuite qui illustrent le devenir animal de Deleuze (devenir poisson, oiseau, etc.) : « Avec la glisse, c’est une sorte de devenir oiseau qui semble l’emporter. Car c’est vraiment avec l’oiseau que les courants sont utilisés (ascendants ou descendants) et pour cela l’aile volante ou mieux le deltaplane, le parapente, accomplissent au mieux ce devenir oiseau de l’homme. Icare. »[10] De belles pages consacrées à la natation détaillent cette ascèse : la brasse, le crawl et bien sûr, paradigme de ce fantasme, le dauphin ou le papillon. Faisant l’expérience d’une certaine euphorie engendrée par l’exercice sportif, P. Mengue n’hésite pas à qualifier de quasi mystiques ces noces du corps avec l’ivresse des profondeurs comme dans le film Le grand bleu d’Éric Besson, une extase sans dieu : un rite de l’immanence sans sacrifice. Une expérience laïcisée certes, mais qui n’empêche pas l’auteur de lui assurer la fonction de « service divin » (mot de Nietzsche). On pense à la transe des derviches tourneurs. Cette intuition se trouve confirmée par l’exclusion du corps érotique tant la jouissance obtenue relève de la fatigue, du détachement plutôt que d’un quelconque organe. On retrouve le sentiment océanique du moi dans un rapport fusionnel avec l’élément (air, vent, eau). Il n’échappe pas à l’auteur, grand lecteur de Freud et de Lacan, que cette recherche de l’extrême dans l’exténuation se branche sur la pulsion de mort[11]. P. Mengue qui répugne au conflit de doctrine est partisan des synthèses ; on est là entre Maître Eckart et le Freud de l’ « Au-delà du principe de plaisir », Lacan voisine avec Deleuze sur la qualification du désir en jeu dans cette expérience. On peut regretter que le dernier Lacan ne soit pas sollicité : le corps joycien ou l’autisme de la jouissance paraissent plus adéquats pourtant à ce dont il s’agit. L’activité en question met en effet en fonction un corps séparé du langage, autant que du phallus et de l’autre. Retraçant son cheminement intellectuel, P. Mengue qui fit sa thèse sur Sade à Paris VIII avec Deleuze, affirme que le boudoir sadien constitua pour lui un premier pas pour un rendez-vous avec « les corps-langage » contre l’austérité kantienne[12]. La trajectoire trouve ainsi sa logique dans l’au-delà du corps morcelé vers le corps autistique. Quoiqu’il en soit, à la veille d’un congrès sur le corps parlant dans sa tension avec sa jouissance, l’analyse de Philippe Mengue est on ne peut plus précieuse ; elle marque la scission entre un corps parlant phallicisé par l’exploit avec un corps taiseux qui « se jouit ». [1] Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, Paris, Éditions Kimé, 2015. [2] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 26. [3] Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 66. [4] Nietzsche F., Le gay savoir, cité par Mengue P., Marcher, courir, nager. Le corps en fuite, op. cit. p. 17. [5] Rousseau J.-J., Rêveries du promeneur solitaire, cité par Mengue P., op.cit., p. 117. [6] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit., p. 120. [7] Rousseau J.-J., ibid., cité par Mengue P., op.cit. [8] Mengue P., op. cit., p. 108. [9] Rimbaud, Illuminations, cité par Mengue P., op. cit., p. 109. [10] Mengue P., op. cit., p. 137. [11] Mengue P., op. cit., p. 180. [12] Mengue P., op. cit., p. 13. Linguistique contemporaine – Une « certitude » sur les origines du langage « In natura non datur saltus », l’axiome de Leibniz est invalidé pour le langage. Le linguiste Bernard Vitorri, tout en se réclamant de Darwin et en s’appuyant sur la paléontologie, tente cependant d’établir une raison endogène à ce qui serait un saut permettant le surgissement d’une langue-mère universelle. Il cherche la démonstration de cette thèse. Se rapprochant de l’hypothèse freudienne du père de la horde, B. Vitorri en trouve la raison dans un événement certain, agissant par « exemplarité négative » et qui se serait transmis, ensuite, phylogénétiquement. Avec Lacan, la chose se logifie, se complique et se simplifie. Pascal Pernot montre qu’avec le corps parlant, son enseignement éclaire de façon nouvelle cette question. Dans son enseignement de cette année 2014-2015, Éric Laurent a cité laconiquement le linguiste Bernard Vitorri pour son article « À la recherche de la langue originelle ». Faisant partie d’un recueil collectif, Les origines du langage[1], le texte de B. Vittori témoigne de la relance d’une question que les linguistes avaient pris l’habitude de rejeter hors de leur champ. Sur quoi s’appuie la thèse qui permettrait à la linguistique, attachée à la distinction entre science du langage et énigme des origines, de s’aventurer à articuler les deux ? Sur la rencontre d’une nouvelle archéologie préhistorique avec le cognitivisme, leur mélange avec la génétique des populations, l’approche statistique de l’évolution des langues. Jean-Louis Dessales, Pascal Picq et Bernard Vitorri écartent d’abord les précédentes tentatives. La « fresque traditionnelle de l’hominisation » (la bipédie permettant la descente du larynx et le développement du cerveau, la libération de la main ouvrant à l’usage de l’outil et le recours à la relation langagière pour rendre collectif cet usage dans l’activité de la chasse) est considérée comme obsolète. Bien qu’elle ne soit pas attribuée, on y reconnaîtra la thèse « du geste et la parole »[2] d’un Leroi-Gourhan ayant marqué son époque. Puis vient la critique des modernes et du module inné de la grammaire universelle de Chomsky. Il a le mérite d’exclure de fait la question des origines mais, n’étant pas réfutable, elle est tenue pour non scientifique. La version du gène du langage, FOXP2[3], est aussi rejetée : trop réductionniste. Le nouveau vient d’une complication du côté de la préhistoire et de son rapprochement avec le traitement statistique de l’évolution phonologique. Finie l’opposition simple entre la branche homo (habilis, sapiens, …) et les australopithèques ou grands singes. L’orang-outan se révèle cognitivement plus évolué que les anciens hominidés. L’évolution n’est donc pas linéaire, mais en mosaïque. Le langage délinéarise l’évolution. Les auteurs soulignent que l’étude des migrations montre un saut réalisé il y a cent mille ans par un groupe comptant au plus quelques milliers d’individus qui ont supplanté les autres sapiens et Néandertal aux capacités cérébrales pourtant plus développées. Ce groupe s’est répandu sur toute la planète. Le linguiste nord-américain Greenberg, à partir de la génétique des populations et des possibilités d’évolutions phonologiques, fait l’hypothèse d’une base initiale de quelques protolangues évoluant vers nos cinq mille langues actuelles. Son disciple Rahlen pousse jusqu’à postuler une unique langue-mère. Vitorri et Dessales ne contredisent pas cette allégation sans preuve. Mais, pour la discuter, il leur faut construire son étayage scientifique : la version langue-mère doit être logiquement démontrée. Ils cherchent une raison endogène responsable de ce saut qui ne suit pas l’évolution biologique. Ils échafaudent des thèses « compatibles » avec l’évolutionnisme darwinien. La « communication adaptée » remplace le biologique dans le schéma darwinien conservé. Curieux constat : ils ne mentionnent jamais Tylor qui, prestement, dès 1865[4], opposait à Darwin et à sa formule, reprise de Leibniz, « la nature ne fait pas le saut », l’objection radicale du langage, hétérogène à l’évolutionnisme. Tylor, en linguistique, a ouvert une brèche dont Lévi-Strauss, en le citant en exergue de sa thèse, souligne l’importance. Pour Tylor, le langage dépend d’un « arbitraire », terme dont Saussure se saisira. L’énonciation peut aboutir à autre chose que ce que visait l’intentionnalité. Pour le langage donc, pas d’origine à chercher du côté d’une intentionnalité. Cependant, la raison endogène que poursuivent nos auteurs s’appuie sur celle-ci. À cet égard, Vitorri met l’accent sur la fonction « narrative ». Durant une crise, on aura évoqué un ancêtre qui aurait jadis causé dommage au groupe en enfreignant un interdit. Par « exemplarité négative » cela aura eu pour conséquence d’assurer la réussite adaptative du groupe. S’en suivent la sacralisation de celui qui a jadis peut-être été tué pour avoir violé les interdits, et, dans le présent, la contrainte pour chacun de les respecter. On aura « choisi » de répéter le schéma. Ce modèle n’est pas sans rappeler celui d’Atkinson, inspirateur du mythe freudien historique avec sa transmission phylogénétique depuis le père de la horde. Ce mythe attendait la logicisation par Lacan de l’articulation de l’exception à la castration pour tous. Vitorri, pour l’instauration d’une « scène verbale » et d’un « cadre spatio-temporel », pense que la raison endogène est une cause historique événementielle. Elle lui paraît une nécessité. Pour lui, c’est elle qui pourrait assurer la scientificité d’une éventuelle langue-mère universelle. C’est dans une même perspective que P. Dessales s’oriente à partir de cette question darwinienne : pourquoi les individus qui parlent se reproduisent-ils mieux que les autres ? Grâce à la communication, à l’argumentation, ils créent des coalitions plus efficaces. P. Dessales le dit ainsi : « la communication, c’est la politique, apanage de l’homo sapiens ». Nos linguistes contemporains se montrent très proches du Freud scientiste de Moïse et le monothéisme lorsque P. Dessales affirme à propos du mythique événement historique : « nous devons prendre conscience [qu’un] phénomène majeur […] s’est ainsi produit dans le passé de notre lignée. Il s’agit d’un événement certain même si nous ne savons pas encore le dater ». Cette « certitude » tout autant non réfutable que celle de Chomsky ne ruine-t-elle pas la « scientificité » de l’approche des origines du langage que cette linguistique contemporaine cherchait à établir ? Cette thèse s’appuie sur une supposition historique extérieure à la linguistique. La scientificité serait garantie grâce à une seconde supposition concernant sa transmission phylogénétique et son intégration dans un schéma évolutionniste. Il est frappant de constater l’écart avec le traitement de la question par Lévi-Strauss qui s’appuie sur Tylor et Troubetzkoy. À la version mythique du même détour par un événement historique « explicatif » qu’il critique chez Freud, Lévi-Strauss oppose que les données propres à la phonologie sont intrinsèquement suffisantes pour fonder l’originelle efficacité du langage. « Les phénomènes mettant en cause la structure la plus fondamentale de l’esprit humain n’ont pas pu apparaître une fois pour toutes. Ils se répètent […] au sein de chaque conscience. […] L’ontogénèse ne reproduit pas la phylogénèse ou le contraire ». Le phénomène « s’est produit parce qu’il se produit continuellement ». La linguistique « seule », dit-il, est « parvenue au point où l’explication synchronique et l’explication diachronique se confondent »[5]. La référence de Lévi-Strauss à Tylor est ici une réponse négative à la question que pose L. B. Ritvo[6] : Freud s’estil vraiment distancié de l’influence de Darwin ? Lacan, lui, a réarticulé doublement la question. Jacques-Alain Miller a mis en exergue comment Lacan, après avoir inscrit l’aliénation du sujet dans les chaînes signifiantes du langage, est passé, dans son dernier enseignement, au questionnement de ce qui fait, pour le parlêtre, l’originaire et l’original de son mode de jouir dans cette aliénation : la percussion de son corps par un signifiant hors chaîne, un élément sonore désarrimé. Ainsi Lacan redéfinit-il le langage comme secondaire « élucubration de savoir » sur le flot sonore de ce qu’il nomme lalangue particulière à chaque corps parlant ; ainsi traite-t-il le point d’origine comme rencontre ex nihilo avec lalangue. Il s’agit alors de saisir l’impact du cristal de lalangue sur le corps au-delà du mythe de la pulsion freudienne comme il s’agissait auparavant de saisir la logique de l’aliénation dans les lois du langage au-delà du mythe originel du père. [1] Dessales J.-L., Picq P. & Victorri B., Les origines du langage, Paris, Le Pommier, Le collège de la cité, 2010. [2] Cf. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964-65. [3] Ce gène, FOXP2 (Headfork box P2), a été étudié comme « facteur de transcription », cf. http://lecerveau.mcgill.ca/flash/a/a10/a10m/a10mlan/a10mlan.ht ml [4] Tylor E. B., Researches into the early history of mankind and the development of civilization, 1 st edition, Chicago, 1865, 2nd edition, London, John Murray, Albemarle Street, 1870. [5] Lévi-Strauss C., Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, 1967, p. 563-564. [6] Cf. Ritvo L. B., L’ascendant de Darwin sur Freud, Paris, Gallimard, 1990. Rendons à Innocent III… Dans ce rappel historique passionnant, Guy Trobas retrace la genèse de l’accession de l’amour au statut de signifiant maître dans le couple. Si le jeune cardinal-diacre Lothaire de Segni, après son élection à l’unanimité comme Pape, s’est vu imposer de se nommer Innocent (Innocentius) ne nous y trompons pas : rien à voir avec ce que ce mot peut connoter pour nous du caractère naïf ou inoffensif d’une personne – connotation en effet apparue quelques siècles plus tard. En cause plutôt la pureté de sa vie qui lui était imputée une dénotation forte du terme latin innocencia – et peut-être la référence à ses deux prédécesseurs du même nom qui se sont illustrés dans des luttes doctrinales et politiques pour promouvoir l’autorité papale. De fait, durant sa papauté (1198 – 1216), Innocent III fût un pape énergique et décidé – un « Pape de combat ». D’abord sur le plan théologique, tant pour la consécration de points de doctrine (notamment la Trinité, la transubstantation, et le mariage), que dans ses conséquences en matière de lutte contre les hérésies (croisade contre les cathares, codification de l’Inquisition). Ensuite sur le plan politique, avec tout particulièrement la mise au pas des gouvernants de l’Europe chrétienne devant la théocratie pontificale, sans compter le lancement de la peu glorieuse IVè croisade (sac de Constantinople). Son Grand Œuvre, qui a conjugué les deux plans précédents, c’est le quatrième Concile de Latran (11/1215), l’un des deux plus prolifiques en matière de droit canonique. Prolifique et porteur d’une coupure induite par une novation inouïe au regard de tout ce qui avait existé dans les cultures que nous connaissons. Ses effets, qui ont mis du temps à se concrétiser, sont à présent au cœur de ce que nous appelons le couple, et plus largement, des « structures complexes de la parenté » (Levi-Strauss). De quoi s’agit-il ? Du mariage chrétien comme sacrement. En quoi est-ce une novation, dans la mesure où toutes les cultures ont réglé la conjugalité et où certains théologiens ainsi que le Pape Lucius III en avaient esquissé déjà les contours comme sacrement ? Ce qu’Innocent III introduit canoniquement à Latran IV c’est non seulement sa consécration doctrinale comme l’un des sept sacrements de l’Église, un sacrement indissoluble, mais aussi ses règles pour qu’il soit authentifiable comme tel. Et c’est là le nouveau qu’il s’agit de mettre en relief. Un mot le résume : le consentement à l’orée même de l’engagement, consentement qui fait « parfait » le mariage et non pas sa « consommation ». Insistons : à la simple union de deux corps est substituée l’union de deux volontés sous les espèces d’un consentement mutuel qui doit être libre et public, dit de vive voix dans un lieu ouvert (une église), et avec des bans qui l’annoncent. La règle doctrinale est telle, en son principe, que des mariages forcés ou contraints sont déclarés nuls, non advenus, et n’ont pas, de ce fait, à être annulés. Nous sommes loin du consensus romain ! Mais la novation ne s’arrête pas là puisque la femme accède à un statut autre que l’objet d’échange, un statut qui lui donne, comme sujet, une égalité, certes théorique, avec l’homme. Et l’opérateur de ce « miracle » est l’amour. Certes, cet amour n’est pas laïc, encore moins saurait-il être « concupiscent » – des règles strictes encadrent la sexualité des mariés. Cet amour du couple qui suscite l’alliance de deux dons de soi est en effet censé se sublimer selon le modèle de l’amour christique de l’Église qui incarne le dessein d’amour de Dieu pour l’humanité. Passion oui, mais spirituelle ! Ceci étant, ce concept implique bien, dans sa logique, un renversement, une coupure par rapport à celui des structures élémentaires de la parenté qui avait laissé – « sagesse » dit Lacan – l’amour en dehors des circuits de l’échange des femmes. Il faut dire que dans l’époque médiévale les multiples variations concrètes de cet ordre symbolique dérivaient dans diverses voies de ravalement, dont le rapt. C’est justement dans ce contexte que la puissante vague, au e XII siècle, des discours des troubadours et autres poètes, de l’amour courtois, des cathares, sans compter les premiers romans laïcs et autres fabliaux, promeuvent un renversement et un antagonisme idéologique qui vient opposer la règle de l’amour, avec la force de son versant passionnel centré sur l’amour de l’amour, aux pratiques féodales du « matrimonial » placé plus ou moins sous le signe du christianisme. Retenonsen le symbole dans un jugement en 1174 de la Comtesse de Champagne qui fait prévaloir la liberté de cet amour sur celui du « devoir » d’amour dans le mariage. Innocent III, qui dans un traité juste antérieur à sa fonction papale, avait démontré une attention particulière à l’affection dans le couple, a bien perçu, au-delà des désordres intempestifs (notamment endogamiques) des pratiques du mariage, la portée subversive des discours précédents au point de les qualifier d’hérétiques et ce d’autant qu’une de leur source d’inspiration était albigeoise. Latran IV manifeste clairement sa volonté offensive de contrer sur le plan justement de l’amour, le danger de tels discours d’où l’instauration tant institutionnelle que sacralisée de l’ affectio maritalis dans le mariage. Ce n’est pas passé comme lettre à la poste. Notamment la priorité absolue du consentement s’est heurtée à de fortes résistances de haut en bas des liens sociaux. Les pouvoirs en place n’ont pas été les derniers à vouloir se démarquer du droit canon. Ne rentrons pas dans les détails mais remarquons simplement ici que des effets majeurs de discours, dus à cet acte de Innocent III, ont travaillé en profondeur les sociétés européennes les siècles suivants. Leurs traces sont innombrables outre une inflexion, disons, tensionelle, des rapports entre les hommes et les femmes : des usages linguistiques dans l’amour aux aménagements de la maisonnée, des mœurs communs ou aristocratiques aux représentations artistiques (je l’avais illustré avec la peinture flamande dans une intervention aux Journées de l’ECF sur l’Envers des familles, en 2006), des écrits romanesques et philosophiques à la réflexion sur le droit, bref, ces remaniements discursifs vont trouver une amplification patente chez les philosophes des Lumières et, dans cette même dynamique, travailler la Révolution française. C’est bien celle-ci qui va consacrer la suprématie du droit civil sur le droit canon en matière de mariage : institution du mariage civil dans le Constitution de 1791 et du divorce par consentement mutuel dans la loi de juillet 1792. L’expression de « consentement mutuel » est ici décisive. Elle marque ce qui est repris du droit canon du mariage en termes de liberté et d’égalité mais le nouveau droit séculier ajoute à la première la possible dissolution du « contrat » de mariage et lui enlève sa valeur de validation sacramentelle. Et à la seconde il ajoute le retrait de toutes les obligations faites à la femme dans la conjugalité. Bien que le signifiant amour – qui pourtant aimantait tous les esprits voire les paroles des Constituants – ne figure pas dans les deux actes précédents, il est patent que, malgré son élision derrière le signifiant consentement mutuel, il est celui qui symbolise tout un remaniement discursif. C’est un signifiant devenu maître. Que la Restauration soit revenue sur le divorce rétabli en 1884, mais seulement en 1975 pour le consentement mutuel –, ne change rien au fait majeur que l’efficace de ce S1 a suscité un effet de discours tel qu’il a fini par produire une véritable mutation des modalités selon lesquelles se forment et se vivent les couples dans ou hors le mariage. Parmi celles-ci avançons l’articulation entre la chute de l’autorité paternelle qui était « de principe » dans les traditions du mariage, y compris dans le supposé consensus romain, et la rivalité des sexes qui est bien une logique nouvelle entre eux. L’avènement de l’amour comme S1 est fondateur d’une nouvelle considération de la femme qui n’a pas fini de faire son chemin révolutionnaire ! Que Innocent III y soit pour quelque chose peut évidemment surprendre. Posons que ce soit « à l’insu de son plein gré », pour nous autoriser à reprendre la connotation plus tardive du terme d’innocent. Ce qui est frappant, pour conclure, c’est que la sécularisation de l’amour n’a pas évacué la dimension d’idéal brûlant que sa version canonique tentait de promouvoir – elle l’a amplifiée. Au début cela a concerné le petit nombre, le grand faisant son affaire des transgressions, susceptibles d’être confessées ou non, absoutes ou non. Mais cet idéal de l’amour laïc, déjà repérable dans les propos des Révolutionnaires, jusqu’à un Engels, a été ensuite adopté par le grand nombre et ses illusions qui élident l’objet a voilé dans « l’habit »[1] de l’amour se payent de bien des souffrances – angoisse, dépression, et autres ravages –, dont le traitement n’est pas du ressort du confesseur. Les psychanalystes en savent quelque chose. [1] Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 12. The Case Against Adolescence de Robert Epstein ADOMANIA, ADOBASHING, WHAT ELSE ? Après s’être méfiés des ados, voilà qu’aujourd’hui les adultes les envient. Le mouvement américain bien nommé « Mortified » incite des adultes en mal de réconciliation avec eux-mêmes, à lire en public des passages embarrassants de leur journal intime d’adolescent pour « expurger leur teen […] voire le revendiquer »[1]. Mais l’opprobre a-t-elle pour autant disparu ? Robert Epstein, découvert pour nous par Jacques-Alain Miller, propose sur ce point une thèse décidée qui n’est pas sans conséquences politiques. Alexandre Stevens rectifie. [2] Lors de la troisième journée de l’Institut de l’Enfant , Jacques-Alain Miller a présenté l’adolescence comme une construction à partir de perspectives qui ne se recouvrent pas – chronologique, biologique, comportementale, cognitive, sociologique ou encore artistique. Une construction peut toujours être défaite et il fait remarquer l’entrain communicatif avec lequel Robert Epstein déconstruit le concept même d’adolescence. C’est ce qu’exprime précisément le soustitre de l’ouvrage : « Rediscovering the Adult in Every Teen »[3]. R. et ce de Epstein affirme sa thèse dès le premier chapitre « Le Chaos la Cause ». Ce n’est que depuis la fin des années 1800 que temps de la vie est isolé du monde des adultes dans le but traiter la supposée difficulté de l’adolescence et le désordre de ces jeunes. Or, soutient-il, c’est le contraire qui se produit : ce décalage, loin de traiter les problèmes des adolescents, les produit. La « crise » de l’adolescence que nous pouvons observer est la conséquence imprévue de cette prolongation de l’enfance. Jamais en effet au cours de l’histoire, il n’y a eu autant de lois ou de règlements qui restreignent les choix des teenagers – selon le terme anglais qu’il préfère visiblement à celui d’adolescent. C’est qu’en effet il reproche à notre société occidentale, surtout américaine, de considérer les ados à partir seulement de la chronologie, de l’âge. Ces restrictions qui touchent les teens sont porteuses parfois de paradoxes insensés, comme celui-ci : dans certains États américains, des hommes politiques veulent interdire de fumer aux moins de 21 ans, sous prétexte qu’avant cet âge on n’a pas un jugement assez clair sur les conditions de santé. Mais dans le même temps des dizaines de milliers de jeunes américains de 18 ans sont envoyés au feu en Iraq sans qu’on pense que leur jugement serait insuffisant pour mesurer que cela pourrait leur être néfaste. R. Epstein dénonce les incohérences du système. En ce sens, il renverse quelques évidences du discours courant. Tous les ados sont-ils capables de prendre seuls leurs responsabilités ? Non, bien sûr. Mais tous les adultes non plus et certains jeunes y arrivent parfaitement. Il va plus loin : c’est parce qu’on pense qu’ils sont incapables d’être responsables qu’ils ne prennent souvent pas les décisions qu’ils seraient, sinon, aptes à prendre. Bref, on infantilise trop les teens. Il propose d’ailleurs un test d’infantilisation pour que chacun puisse la mesurer. Penser les ados moins capables que les adultes, rappelle, selon lui, qu’il y a peu, de nombreux Américains pensaient les noirs inférieurs aux blancs et les femmes plus faibles que les hommes. Il examine en détail la série des « troubles » des adolescents et les limites qu’on leur impose. L’amour et la sexualité sont-ils plus raisonnablement assumés par les adultes ? Pourquoi penser qu’une fille de 13 ans serait inapte à décider librement d’avoir des relations sexuelles avec un garçon de 25, si elle y tient ? R. Epstein va loin dans sa perspective et le sait, car il prend la précaution de dire qu’il ne peut répondre simplement à cette question dans ce qu’est la société américaine aujourd’hui. Il répond cependant que même si on lui en refuse le droit, une fille de 13 ans est bien capable de ses choix sur ce plan. De même pour le mariage. Il croit dans les sentiments réciproques, c’est-à-dire qu’il croit au rapport sexuel. Et puis pourquoi les teens ne pourraient-ils pas décider de fumer, de boire, de conduire s’ils ont démontré qu’ils peuvent le faire. On dira qu’ils ne sont pas encore assez raisonnables ? Mais combien d’adultes ne conduisent-ils pas après avoir bu ? Il en est de même pour l’armée et le risque pris en s’y engageant. D’ailleurs l’histoire de France ne serait pas ce qu’elle est si Jeanne d’Arc n’avait pu porter les armes. Aucune raison de biologie cérébrale, ni de mesure cognitive (test de QI) ne permet de penser que les adolescents seraient insuffisamment développés. Et les lois religieuses vont dans le même sens : Marie a eu Jésus à l’âge de 13 ans, Jésus enseignait au temple à 12 et chez les Juifs la Bar Mitzvah a lieu peu après la puberté. D’ailleurs si les teens des USA sont les plus tourmentés du monde, rien de tel n’existait chez les aborigènes australiens où le passage de l’enfance à l’état adulte se faisait par un simple rite peu après la puberté. Pour R. Epstein, tous les troubles des adolescents tiennent à leur infantilisation. La preuve lui en est donnée deux fois par Freud : d’abord Sigmund n’a pas vraiment considéré le concept d’adolescence, mais insisté seulement sur la vie adulte et l’infantile ; ensuite Anna, qui a reçu de son père une instruction très stricte pendant son adolescence, a décrit les troubles des teens et les siens propres ! Voilà la preuve : Freud ne croit pas à l’adolescence, mais en a produit les troubles chez sa fille en l’infantilisant. Cette déconstruction de l’adolescence qu’opère ainsi R. Epstein attire une certaine sympathie. Et on peut même y trouver certaines positions proches des nôtres dans les cinq idées de base qu’il propose : chacun est unique ; les compétences individuelles valent plus que les a priori qu’on peut avoir ; chacun a un potentiel irréalisé ; les étiquettes diagnostiques type DSM sont dangereuses. De plus, quand il décrit le développement et les drames de l’adolescence comme n’étant pas déterminés par la seule transformation hormonale, nous ne pouvons qu’être d’accord avec lui. Toutefois pas pour la même raison ! Il dénonce l’infantilisation des ados qu’il met à l’origine des phénomènes de l’adolescence, alors qu’avec Lacan nous considérons l’adolescence comme un symptôme de la puberté dès lors que tout cela ne se produirait « pas sans l’éveil de [4] leurs rêves » . Chez R. Epstein, il n’y a aucun réel rencontré par le sujet. La puberté y est plutôt un moment symbolique particulier. Pour le reste tout est calculable par des tests, qu’il nous propose d’ailleurs, test d’infantilisation et surtout tests de compétences. Il ne s’agit bien sûr pas de donner toutes les libertés aux ados. Au contraire il s’agit d’évaluer les compétences de chacun d’entre eux. Comme il le dit très simplement : « maintenant nous devons prendre un nouveau point de vue sur les teens en les évaluant sur la base de leurs [5] compétences individuelles » . Le test de compétences deviendrait ainsi le nouveau rite de passage dans nos sociétés occidentales ? Certes la société va résister à le suivre sur cette voie, ditil, spécialement pour des raisons économiques parce que l’invention du terme « adolescent » a donné lieu au développement de tout un marché à leur intention. Mais enfin il n’est pas difficile de saisir que si tant d’adultes sont finalement aussi infantiles et peu responsables que certains teens, mieux vaudrait évaluer tout le monde. Le projet sympathique d’un peu de liberté calculée pour les jeunes pourrait bien se transformer en une obscène évaluation généralisée. [1] ELLE du 22 mai 2015. [2] Le 21 mars 2015. [3] Epstein R., The Case Against Adolescence : Rediscovering the Adult in Every Teen, Quill Driver Books, 2007. [4] Lacan J., « Préface à L’Éveil du printemps », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 561. [5] « now we need to take a fresh look at teens, evaluating them based on their individual abilities ». Foucault – le pouvoir : une fiction de l’être Vous devez vous connecter pour visualiser cet article L’espace intérieur Vous devez vous connecter pour visualiser cet article
Documents pareils
Me voici donc seul sur la terre […] »,Entretien de L`Hebdo
Sur le net bien sûr, mais également à travers tous les
événements qui sont organisés à Paris et dans les régions. Les
deux mouvements sont importants. Ils font couple, pour ainsi
dire.
Enfin, une g...