Marie-Pierre GIBERT

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Marie-Pierre GIBERT
www.reseau-asie.com
Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique /
Scholars, Professors and Experts on Asia and Pacific
Communication
Les aventures du ‘Pas Yéménite’. Mouvement dansé et constructions
identitaires en Israël.
/
The adventures of the “Yemenite step”. Dance and Identity constructions in
Israel
Marie-Pierre GIBERT
University of Southampton (Royaume-Uni)
3ème Congrès du Réseau Asie - IMASIE / 3rd Congress of Réseau Asie - IMASIE
26-27-28 sept. 2007, Paris, France
Maison de la Chimie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique 6 / Theme 6 : Espaces, rituels, sociétés / Spaces, rites, societies
Atelier 38 / Workshop 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
© 2007 – Marie-Pierre GIBERT
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Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« Les aventures du ‘Pas Yéménite’. Mouvement dansé et constructions identitaires en Israël. »
Marie-Pierre GIBERT - 1 -
Les aventures du ‘Pas Yéménite’. Mouvement dansé et constructions identitaires en
Israël.
Par Marie-Pierre Gibert,
Research Fellow
University of Southampton, Royaume-Uni.
Introduction
Je souhaite suivre ici un élément dansé à travers différentes périodes temporelles entourant les
soixante ans d’existence de l’Etat d’Israël, afin de comprendre comment son utilisation,
instrumentalisée par différents groupes, permet de construire, d’affirmer, ou au contraire de
déconstruire différentes identités. Ce travail s’appuie sur plusieurs missions de terrain menées en Israël
entre 2000 et 2006. Partie pour travailler sur « la danse yéménite », j’y ai peu à peu découvert que des
formes dansées forts différentes m’étaient toutes présentées sous ce nom générique, et c’est donc en
cherchant à démêler cette situation qu’est apparu à quel point le geste dansé peut-être à la fois
expression d’une situation et moyen d’agir dans, et sur, cette situation.
Il va donc s’agir de suivre un geste dansé dans quatre contextes d’existence qui sont tantôt successifs,
tantôt concomitants en combinant une analyse de la matière même de la danse, et une analyse du
contexte socio-politique, des systèmes de normes mis en place, des acteurs et de leurs dires, etc.
L’élément dansé sur lequel porte cette présentation est connu aujourd’hui en Israël sous le nom de ‘pas
yéménite’ (tsa’ad temani) car il provient des répertoires dansés apportés en Palestine/Israël par les
Juifs venus du Yémen. Bien sûr, il ne se dénommait pas ainsi au Yémen, mais s’il portait alors déjà un
nom, celui-ci n’est plus connu aujourd’hui.
[Document vidéo 1 : Danse masculine, Juifs yéménites. Filmé en Israël par Gurit Kadman en
1951]i
I. Naissance du ‘pas yéménite’ : Outil dans la création d’une danse nationale
Bien qu’une première vague d’immigration des Juifs yéménites vers ce qui s’appelait alors la
Palestine se passe dès la fin des années 1890, la grande majorité des Juifs yéménites arrive en Israël
entre 1949 et 1951, au cours d’opérations de transfert par avion organisées par le nouvel Etat hébreu.
A cette époque, Israël vient à peine de se déclarer Etat indépendant (le 14 mai 1948). Le pays se trouve
alors en plein mouvement de construction nationale, à la fois en termes politiques, sociaux et
économiques, mais aussi culturels. La création de l’Etat d’Israël est en effet le résultat d’un processus
idéologique entamé plus d’un demi-siècle auparavant, qui souhaite recréer un centre politique et
culturel juif à l’endroit où le peuple juif vivait près de 2000 ans auparavant, et permettre ainsi aux
Juifs vivants de par le monde, parfois dans des conditions difficiles, de s’y retrouverii.
Parmi les différents moyens de construction de cette Nation – ou de re-construction selon ses
acteurs – l’un des outils essentiel est l’élaboration d’une « culture israélienne » (culture Eretz Israeli)
qui doit devenir commune à tous les habitants juifs d’Israël, quelque soit leur pays d’origine ou celui
de leurs ancêtres. Danse et musique vont donc tenir un rôle important dans ce processus puisque, pour
les créateurs de cette nouvelle culture, largement inspirés par les mouvements nationalistes européens,
l’un des moyens de devenir un véritable Etat Nation, c’est de posséder, « comme tout le monde », des
formes de danse et de musique nationales. En outre, l’un des buts idéologiques du sionisme est
également de transformer corporellement les Juifs vivant désormais dans ce pays, pour en faire de
« Nouveaux Hébreux » musclés et dynamiques, ce personnage du « Nouvel Hébreux »iii rompant
radicalement avec l’image stéréotypée -et douloureusement inspirée de l’anti-sémitisme- du Juif vivant
en diaspora, mal-portant et physiquement affaibli. A cela s’ajoute finalement, depuis 1947, la nécessité
d’« intégrer » au plus vite les milliers d’immigrants juifs qui affluent des quatre coins du monde.
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Ainsi, la création d’une danse populaire israélienne (Rikudéi Am, « les danses du peuple ») qui
façonnerait à la fois culturellement et corporellement tous les habitants juifs de ce nouvel Etat-Nation
permettrait-elle de combiner à la fois les volontés idéologiques de construire une culture et des corps
nouveaux, et la nécessité structurelle d’« absorption des immigrants » selon les termes de l’époque.
Qu’en est-il en pratique ? Comment peut-on créer une danse populaire israélienne ?
C’est au début des années 1940 que cette création culturelle est véritablement réfléchie et mise en
pratique. En 1944, un premier festival national de danse populaire israélienne est organisé par un petit
groupe d’individus. Ces personnes avaient déjà commencé depuis quelques années, commencé à
rechercher des formes dansées qui refléteraient leur vie actuelle, mais cela se passait de manière
individuelle, ou dans le cadre des fêtes organisées dans les kibboutz pour faire revivre les anciennes
célébrations agraires entourant les trois grands pèlerinages évoqués dans la Bibleiv. Au contraire, ce
festival veut permettre à celles et ceux que cette forme culturelle en émergence intéressent de se
rencontrer. Immédiatement à la suite de cet événement, un comité se forme et s’institutionnalise en se
rattachant à la Histadroutv sous le nom de « Département de la danse populaire». Ce comité se donne
pour but de créer et développer cette fameuse danse populaire israélienne, puis de l’enseigner et de la
diffuser le plus largement possible à l’ensemble du pays. Ce qu’est -ou devrait être- la forme dansée
elle-même est sujet à discussion. Les créateurs – et surtout ces créatrices car la grande majorité sont
des femmes – veulent développer une forme de danse qui suive les principes idéologiques du
sionisme, et qui soit donc une danse à la fois :
- ancrée dans la référence culturelle centrale du sionisme, à savoir le texte biblique comme référence
historique et culturelle plus que religieuse;
- représentative de la vie actuelle des Israéliens et de leur construction d’un nouveau pays ;
- et qui oblitère complètement tout ce qui a pu se passer entre les deux, c’est-à-dire pendant les 2000
ans passés en Diaspora au sein de groupes culturellement très différentsvi.
Un processus de création formelle qui permette de résoudre ces nécessités a priori paradoxales se met
alors en place :
1/ les répertoires dansés des actuels habitants de Palestine/Israël (Juifs et non-Juifs) sont déconstruits
pour y puiser quelques éléments (élément kinétique ; configuration des danseurs ; organisation
structurelle, rythmique etc.) qui sont alors complètement autonomisés, disjoints de leur support
musical et contextuel, et souvent renommés;
2/ puis les différents éléments ainsi sélectionnés sont recombinés pour construire de courtes pièces
dansées. Ils forment donc désormais une sorte de vocabulaire de base de la danse populaire
israélienne. Chacune des pièces dansées qui compose peu à peu le répertoire des danses populaires
israéliennes correspond alors à une combinaison spécifique d’éléments, combinaison qui est créée par
un chorégraphe identifié, sur une mélodie spécifique.
C’est donc précisément à ce moment-là, et dans ce contexte, qu’est inventé le ‘pas yéménite’… Les
répertoires dansés des Juifs Yéménites sont en effet eux aussi disséqués, et l’un des nombreux
éléments du répertoire dansé est ainsi isolé. Il provient d’un répertoire masculin, effectué dans les
régions Centre et Sud du Yémen. Cet élément est alors baptisé du terme générique de ‘pas yéménite’
par les créateurs de la danse israélienne. Son rythme syncopé devient un 4/4 et sa structure est
envisagée comme la réplique symétrique à droite puis à gauche d’une succession de changements du
poids du corps. Cette structure symétrique tant au niveau musical que corporel va permettre aux
chorégraphes d’utiliser ce ‘pas yéménite’ dans toutes sortes de chorégraphies et sur diverses pièces
musicales.
[Document vidéo 2 : l’une des toutes premières danses populaires israéliennes utilisant le
‘pas yéménite’ : « Dodi Li », composée en 1949 par Rivka Sturman]
On assiste ici à un travail sur la matière même du geste dansé, qui va permettre à un groupe
d’individus de mettre en œuvre la construction idéologique et politique d’une culture israélienne. En
détachant complètement de leur contexte ethnographique et musical les éléments kinétiques qui
constituent désormais le vocabulaire de base de la danse israélienne, les créateurs de cette nouvelle
forme dansée effacent délibérément l’origine culturelle de ces éléments.
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Jugements et normes esthétiques passent aux mains des créateurs de cette nouvelle culture : ce sont
eux qui décident de la manière d’exécuter les éléments kinétiques ; eux également qui s’érigent en
juges officiels du caractère « israélien » des pièces dansées nouvellement créées. Savoir comment le
‘pas yéménite’ serait jugé « correctement effectué » par un Juif venu du Yémen ne les intéresse
nullement, c’est au contraire au nom d’une unicité culturelle au niveau de la nation que s’énonce
désormais le jugement normatif. De fait, la valorisation porte sur les processus créatifs de construction
des nouvelles danses et non sur les éléments qui les composent. Cela permet alors de répondre à un
autre des principes de création d’une culture nationale : Créer une culture qui reflète le processus de
construction d’un nouveau pays. Cet isolement d’un élément spécifique afin de l’utiliser dans des
pièces dansées qui n’ont plus rien à voir avec les répertoires dansés ou musicaux yéménites (ou
marocains, roumains, druzes, etc.) contribue donc à renforcer la dimension israélienne de cette
nouvelle forme dansée… et par conséquent à construire « l’israélinité » de ceux qui la danse ! En effet,
en dansant les danses populaires israéliennes plutôt que leurs propres répertoires dansés, les Juifs
venus des quatre coins du monde sont censés incorporer (au sens premier de faire « passer dans leur
corps ») leur nouvelle vie en Israël.
Pendant les trois décades qui suivent la création de cette nouvelle forme dansée, les répertoires dansés
apportés par les différents groupes d’immigrants en Israël sont de moins en moins utilisés, tandis que
l’apprentissage de la danse israélienne est au contraire extrêmement apprécié par les jeunes
générations, et fortement encouragé par l’Etat (intégré au cursus scolaire ; enseigné dans les
mouvements de jeunesse, à l’armée, etc.).
Puis, au début des années 1970, le ‘pas yéménite’ refait parler de lui, ses nouvelles utilisations
répondant à de nouveaux développements politiques et sociaux.
II. Retour d’une spécificité yéménite : Développement des « troupes ethniques yéménites »
Au début des années 1970, apparaissent de nombreuses troupes de danse qualifiées
d’« ethniques » (etniot) dans le vocabulaire officiel de l’époque. Chacune est spécialisée dans la mise
en scène des patrimoines dansés et musicaux d’une des communautés (Juives et non-Juives) qui
composent la société israélienne.
Au sein du spectacle proposé par les troupes présentant les patrimoines yéménites, ce qui avait été
singularisé par la danse populaire israélienne comme ‘pas yéménite’ puis combiné à d’autres éléments
dansés issus de différentes traditions dansées, est au contraire replacé au cœur du répertoire dont il
provient. Nommé « pas normal» ou « habituel» (tsa’ad ragil), il est à présent effectué « au plus près
de ce qui existait au Yémen » (selon les créateurs de ces troupes de danse). Seuls les hommes dansent ;
ils (ou leurs parents) sont a priori nés dans les régions centre ou sud du Yémen ; et ils exécutent
l’ensemble de la pièce dansée d’où provenait cet élément kinétique, dans le contexte musical adéquat
(répertoire ; absence d’instruments mélodiquesvii). Le contexte d’exécution est en revanche différent :
il ne s’agit pas d’une célébration au sein de la communauté juive yéménite, mais d’une troupe de
spectacle se produisant devant un public souvent étranger à cette culture spécifique.
[Document vidéo 3: Troupe du moshav Amka, “Danse des hommes” (1995)]
Si l’on se rappelle de la détermination des créateurs de la danse populaire israélienne à faire disparaître
toute référence culturelle spécifique, on peut se demander comment une telle prestation publique de
patrimoines dansés issus de la diaspora est possible.
La période de la fin des années 1960-début des années 1970 est un tournant dans le contexte sociopolitique israélien, l’édifice idéologique mis en place au moment de la création de l’Etat d’Israël subit
peu à peu des transformations radicales (Cohen [4]). L’une des causes importantes de ces profonds
bouleversements vient des mouvements de revendications sociales et économiques menés par les Juifs
venus d’Afrique et d’Asie qui constatent que, près de vingt ans après leur arrivée en Israël, le fossé
socio-économique qui les sépare des Juifs venus d’Europe et d’Amérique ne s’est absolument pas
comblé, ni même réellement rétréci.
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Or, cette inégalité en termes socio-économiques est en partie issue d’une inégalité de valorisation
culturelle. En effet, alors même que les discours idéologiques des « constructeurs d’Israël »
souhaitaient la création d’une culture complètement nouvelle, celle-ci était largement influencée par
les valeurs esthétiques occidentales de ces « constructeurs » venus presque tous d’Europe. Les Juifs
venus d’Afrique et d’Asie avaient donc dû faire un effort plus grand encore que celui effectué par les
Juifs venus d’Europe et d’Amérique pour occulter leurs pratiques culturelles antérieures afin de se
plier aux nouvelles normes culturelles israéliennes, et plus largement au mode de vie en Israël. Or,
s’ils s’étaient laissés convaincre du bien fondé de ce « rouleau compresseur culturel », c’était parce
que celui-ci ne devait pas seulement apporter une culture identique pour tous les Israéliens, mais aussi
un niveau socio-économique identique. Cela ne se produisant toujours pas, les Juifs venus d’Afrique et
d’Asie commencent à remettre en cause la forme actuelle, unique et monolitique, de la culture
israélienne qui en réalité élève au rang de « culture » ce qui provient d’Europe, et rabaisse au rang de
« folklore » ou « coutume » ce qui vient d’ailleurs. Ils revendiquent donc une reconnaissance égale des
spécificités culturelles de chaque communauté. Notons qu’il ne s’agit donc pas de faire disparaître la
référence israélienne, mais plutôt de transformer la perception de cette identité israélienne, de la rendre
multiple : tous sont Israéliens, mais ils sont aussi Yéménites ou Marocains, Indiens, etc. (Dieckhoff
[7]).
Les troupes dites « ethniques » se développent donc en réponse à ce large mouvement de
revendication culturelle. La présentation publique, aussi fidèle que possible (la source majeure étant la
mémoire de celles et ceux arrivés du Yémen au minimum vingt plus tôt), des répertoires dansés
propres aux Juifs du Yémen leur permet à la fois de se revaloriser au sein même de leur communauté –
c’est souvent la première fois que les jeunes générations nées en Israël voient ce genre de danse-, et de
montrer la richesse de leurs spécificités culturelles à un public d’Israéliens non-Yéménites.
Les normes esthétiques en vigueur lors de ces spectacles reviennent alors aux mains des détenteurs de
ce savoir dansé, et cette reconquête du jugement répond très précisément aux revendications
culturelles entreprises par les Juifs venus d’Asie et d’Afriqueviii. Pour autant, la nécessité qu’a une
troupe de spectacle de tenir compte de la présence de son public l’oblige souvent à adapter ce qui est
présenté à certaines des valeurs esthétiques de ce public. C’est pour cette raison qu’un certain nombre
de transformations en termes de configuration dans l’espace et de réduction du temps des
pièces dansées sont souvent entreprises afin « de ne pas lasser le spectateur » (d’après les propres
termes d’un des directeurs de troupe). En revanche, rien n’altère la structure même de chaque pièce
dansée, ni sa réalisation dans un contexte musical adéquat, comme cela avait été le cas pour la danse
populaire israélienne.
III. Les danses populaires israéliennes « d’influence yéménite » : une identité nationale qui
devient multiple
Tandis que le mouvement de revendication culturelle entamé à la fin des années 1960 permet
cette reconfiguration du ‘pas yéménite’, il touche également un espace particulièrement symbolique :
celui de la danse populaire israélienne. En effet, on assiste à l’entrée dans le répertoire de cette forme
dansée, de pièces d’« influence yéménite » (mais aussi d’« influence marocaine », « géorgienne »,
etc).
Cette fois-ci, ce n’est pas l’élément kinétique lui-même qui est transformé, mais tout son
environnement : presque tous les éléments qui composent la pièce dansée dans laquelle il est utilisé
sont issus de répertoires dansés yéménites ; la musique est d’origine yéméniteix ; et très souvent le
chorégraphe lui-même est aussi d’origine yéménite.
[Document vidéo 4 : Danse « Bila Yanas », composée par Dudu Barzilay en 1993]
Cet élargissement du répertoire de la danse populaire israélienne dans son ensemble reflète alors ce
changement de perspective sur la nature de l’identité culturelle israélienne : danses Eretz Israeli et
danses « d’influence yéménite », « d’influence marocaine », etc. se côtoient et sont dansées par tous.
L’organisation structurelle d’ensemble ne change pas - une courte pièce composée de plusieurs
phrases dansées elles-mêmes constituées de différents éléments kinétiques -, ce qui conserve l’unité
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israélienne englobante, mais l’existence de pièces influencées par des patrimoines culturels différents
souligne la richesse multi-culturelle de la société israélienne.
Quel type de jugement esthétique est alors porté sur ces nouvelles pièces dansées ? Qui établit les
normes ? D’abord, il s’agit d’une période où le pouvoir du « Département de la Danse Populaire »
diminue et se partage au contraire entre les différents chorégraphes devenus de plus en plus nombreux.
Ceux-ci se conseillent alors entre pairs, il n’existe donc plus de jugement réellement coercitif comme
auparavant lorsqu’une pièce dansée pouvait ne pas être enseignée sous prétexte qu’« elle n’était pas
assez israélienne ». Ensuite, un élargissement des valeurs esthétiques s’explique par le fait que de plus
en plus de chorégraphes sont d’origine non-européenne. Enfin, nombreux sont désormais les
chorégraphes qui vivent de leur activité d’enseignant de danse populaire israélienne, si bien que le
jugement du public prend une importance de plus en plus croissante : si les danseurs n’aiment pas les
danses qu’un chorégraphe choisit d’enseigner pendant ses cours, ils ne viendront plus… Or les critères
de choix du public sont souvent moins idéologiques, et plus directement pragmatique : par exemple,
est-ce que la combinaison des éléments est agréable à danser, suffisamment simple pour être retenue
sans trop de travail, mais suffisamment compliquée pour que l’on ne s’en lasse pas trop vite ?
Interrogés aujourd’hui, nombreux sont les membres du monde de la danse israélienne (chorégraphes,
danseurs, commentateurs, etc.) qui considèrent désormais que le meilleur moyen de savoir si une pièce
dansée est effectivement « israélienne » est de voir c’est si elle continue à être dansée des années après
sa création…
IV. Le pas des Yéménites : Célébrations intra-communautaires des Juifs yéménites en Israël
Parallèlement à cette réhabilitation, dans l’espace public, des patrimoines dansés et musicaux,
on observe au sein même de la communauté yéménite une recrudescence de célébrations, à l’occasion
des fêtes liées au cycle de vie, au cours desquelles danses et musiques sont liées aux répertoires
apportés du Yémen.
Or, si l’on observe de plus près ce qui est dansé dans ces soirées, on note que deux pièces dansées se
retrouvent à chaque soirée, et sont effectuées par tous : hommes et femmes, quelle que soit la région
du Yémen dont ils (ou leurs parents/grands-parents) sont venus.
L’une de ces pièces dansée est une version encore différente du ‘pas yéménite’, effectué cette fois-ci
en cercle.
[Document vidéo 5 : Mariage à Tel Aviv, 2002]
L’analyse de cette nouvelle version et de son contexte fait apparaître une quatrième reconfiguration
des enjeux qui sous-tendent l’exécution de ce geste dansé. Tout d’abord, Il est intéressant de
remarquer que ce qui est devenu l’élément le plus dansé aujourd’hui par tous les Juifs yéménites, quel
que soit leur genre ou leur origine géographique, est justement celui qui a été isolé et rendu célèbre par
la danse populaire israélienne.
D’autre part, au sein même de ce cadre influencé par le choix extérieur des créateurs de la danse
populaire israélienne, cette version du ‘pas yéménite’ retrouve certains critères esthétiques propres aux
répertoires dansés yéménites : cet élément kinétique est effectué de manière asymétrique (l’ensemble
des danseurs se déplace alors vers la droite) ; il a retrouvé son exécution syncopée ; et est effectué
presque à l’exclusion de tout autre pendant des heures.
On peut donc voir dans cette nouvelle manière d’effectuer le ‘pas yéménite’ un mode d’incorporation,
mais surtout de reconquête de l’image simplificatrice créée par la danse populaire israélienne, cette
fois-ci par, et au profit, des Juifs Yéménites eux-mêmes. Elle offre ainsi aux Juifs yéménites israéliens
un espace où se construit et se reflète la situation « pan-yéménite » de personnes venues du Yémen
mais qui vivent en Israël depuis 50 ans.
Conclusion
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Suivre cet élément kinétique baptisé « pas yéménite » au début des années 1940 en Israël a
permis de voir comment l’utilisation et la réinterprétation d’un geste dansé dans différents contextes et
différentes formes dansées, pendant des périodes temporelles qui se succèdent ou se superposent,
répond à des enjeux politiques centraux de ce pays.
Après l’arrivée des Juifs yéménites et, avec eux, de leurs patrimoines dansés et musicaux,
l’invention du « pas yéménite » réponds à un besoin de construction identitaire nationale. Il devient
l’outil d’une unification nationale corporelle et esthétique de tous les habitants Juifs vivant en Israël
qui tournent le dos aux différentes spécificités culturelles liées à la vie en Diaspora.
Dans un second temps, la reformulation de cet élément kinétique joue un rôle central dans la
valorisation d’une dimension multiculturelle de l’identité israélienne. Cette reformulation intervient
dans plusieurs contextes, menant ainsi à la coexistence de plusieurs versions de ce « pas yéménite »
qui toutes font sens et expriment des enjeux différents :
- la mise en scène de patrimoines dansés et musicaux apportés du Yémen, telle qu’elle est faite dans
les spectacles des « troupes de danse ethniques », est un moyen de réhabiliter publiquement le prestige
des répertoires culturels yéménites en les plaçant -théoriquement du moins- à égalité avec d’autres
manifestations artistiques.
- la diversification du répertoire de la danse populaire israélienne qui se compose désormais de danses
israéliennes « d’influence yéménite » affiche ouvertement la dimension multiculturelle d’une identité
nationale ;
- la combinaison d’influences et de valeurs esthétiques internes et externes à la culture juive yéménite
permet l’élaboration, largement inconsciente cette fois-ci, d’une forme dansée répondant parfaitement
aux valeurs et aux désirs des Juifs yéménites vivant aujourd’hui en Israël. Cette forme est celle que
l’on retrouve aujourd’hui dans toutes les soirées de réjouissances lors des événements du cycle de vie,
mais aussi lors des concerts de musique yéménite actuelle par exemple.
Bibliographie
[2] BENSKI, Tova. « Popular Music. De-Ethnization and Change », in J. Braun et U. Sharvit, Studies in
Socio-Musical Sciences. Ramat-Gan (Israël), Bar-Ilan University Press, 1998, p 163-170.
[3] BERKOWITZ, Michael. Zionist Culture and West European Jewry before the First World War.
Cambridge, Cambridge University Press, 1993.
[4] COHEN, Erik. « Israel as a Post-Zionist Society », in R. Wistrich et D. Ohana (ed.), The Shaping of
Israeli Identity. Myth, Memory and Trauma. London, Frank Cass, 1995, p. 203-214.
[5] COHEN, Erik et SHILOAH, Amnon. « The Dynamics of Change in Jewish Oriental Ethnic
Music in Israel », Ethnomusicology 17(2), 1983, p. 227-252.
[6] DIECKHOFF, Alain. L’invention d’une nation. Israël et la modernité politique. Paris, Gallimard,
1993.
[7] DIECKHOFF, Alain. « Israël : la pluralisation de l’identité nationale », in A. Dieckhoff et R.
Kastoryano, Nationalismes en mutation en Méditerranée orientale. Paris, CNRS Editions, 2002.
[8] KADMAN, Gurit. Am Roked (Une Nation qui danse). Jérusalem-Tel Aviv, Ed.Shoken, 1969.
[9] KADMAN, Gurit. « Israel Ethnic Dance Project – A report on activities from December 1971 to
August 1973 », in P. Squires (dir.), Selected Lectures from “Introduction to Folklore (Dance) of
Israel”, The Hebrew University of Jerusalem, Folklore Research Center-Overseas Students of
Summer Course, 1972a [Document non publié].
[10] REGEV, Motti et SEROUSSI, Edwin. Popular Music and National Culture in Israel. Berkeley-Los
Angeles-London: University of California Press, 2004.
[11] ZERUBAVEL, Yael. Recovered Roots : Collective Memory and the Making of Israeli
National Tradition. Chicago, University of Chicago Press, 1995.
i
Bien qu’il soit fait référence à ce document comme point de départ de ce travail, cela ne veut
nullement dire que cette exécution dansée est considérée comme l’exécution « originelle ». Il
est bien entendu qu’il s’agit d’un état particulier de cette forme dansée à un moment
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particulier, et que ce geste dansé a pu auparavant être exécuté différemment. Ce qui
m’intéresse ici, ce sont ses transformations et ses utilisations à partir de son arrivée en Israël
dans les années 1940.
ii
Sur la construction de l’Etat d’Israël, voir en particulier Dieckhoff [6].
Sur ce personnage, voir notamment Y. Zerubavel [11], ainsi que le chapitre « Zionist
Heroes and New Men » de Berkowitz [3].
iii
iv
Souccot (Fête des récoltes, automne), Shavouot (Fête de la Moisson /Offrande des Prémices ;
printemps) et Pessah (Fête du printemps)
v
La Histadrout est la Confédération générale des travailleurs, mais elle assure également un rôle très
important et quasi-étatique dans les domaines de la culture, du sport, de l’éducation, de l’intégration
des nouveaux immigrants, etc.
vi
Un certain nombre de textes et d’archives provenant des membres de ce comité sont disponibles
aujourd’hui ; voir en particulier l’ouvrage de celle qui est souvent considérée comme la « mère » de la
danse folklorique israélienne, Gurit Kadman [8].
vii
Au Yémen, les Juifs n’utilisaient aucun instrument de musique mélodique, toute musique se
composait de percussions et/ou voix. Interrogés aujourd’hui, ils donnent plusieurs explications à cette
interdiction. Porter le deuil de la destruction du Second Temple de Jérusalem est la plus courante.
viii
Toutefois, le combat engagé pour obtenir une véritable égalité dans la reconnaissance
culturelle n’est pas encore gagné. En effet, l’emploi même de l’adjectif « ethnique » pour
qualifier les troupes présentant des répertoires musicaux et dansés venant d’Afrique et d’Asie,
alors que ce terme ne qualifie jamais les communautés juives venues d’Europe (Roumains,
Hongrois, Allemands, etc.), montre bien que tous les savoirs dansés ne sont toujours pas
considérés de la même manière…
ix
Il ne s’agit pas forcément de répertoires musicaux provenant du Yémen, une nouvelle forme de
musique yéménite émergeant également à cette époque dans le paysage musical israélien. Sur cette
nouvelle forme musicale, voir en particulier Regev et Seroussi [10].
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« Les aventures du ‘Pas Yéménite’. Mouvement dansé et constructions identitaires en Israël. »
Marie-Pierre GIBERT - 8 -