Le pain et le vin en France

Transcription

Le pain et le vin en France
LE PAIN ET LE VIN EN FRANCE
Willy Ronis, Paris 1952
Cartier – Bresson, rue Mouffetard, Paris 1954
La France se dit traditionnellement « fille aînée de l’Eglise ». Elle se devait donc d’exceller dans la fabrication des deux
espèces au cœur de l’Eucharistie, le pain et le vin, à travers lesquels le croyant et Dieu ne font plus qu’un. Outre l’aspect
religieux, ces deux produits ont aussi une importance politique : le pain en suffisance, c’est la paix social. Longtemps la
popularité d’un régime a dépendu de sa capacité à approvisionner le royaume en grain.
PREMIERE PARTIE : LE PAIN
Il est considéré comme un don des dieux dans toutes les religions du monde. Alors qu'en arabe classique égyptianisé le
pain se dit en principe khobz ( ‫)ﺧُﺒﺰ‬, les Egyptiens l'appellent plus volontiers 3eysh ( ‫) ﻋَﯿﺶ‬, el-3eysh signifiant aussi "
la vie ".
Il est difficile de donner une définition universelle du pain. Des bouillis aux pains à croûte, il est difficile de s’entendre
d’un peuple à l’autre pour définir le pain. On peut s’entendre en parlant de céréales panifiables (en petit nombre dans la
famille des graminées) et de pâte fermentée mais la définition reste très floue. Difficile aussi de dire quand, comment et
par qui il a été inventé. C’est probablement en Mésopotamie, parmi une population de cueilleurs - chasseurs entre -8000
et -7000 av. JC que la grande histoire du pain a commencé.
L’historien Steven Kaplan situe la découverte de la fermentation parmi le peuple hébreu mais la piste égyptienne paraît
plus cohérente. La civilisation égyptienne intègre à travers ses mythes le cycle vie / mort / résurrection. Il n’est donc pas
étonnant que les égyptiens aient mené une réflexion au sujet de la fermentation à travers une mise en parallèle entre la
mort du grain, la destination des corps et la vie éternelle.
Le thème vie / mort est aussi présent dans la mythologie grecque. Déméter / Cérès est la déesse des moissons. Sa fille
Perséphone est enlevée par Hadès / Pluton, le dieu des Enfers. Déméter désespérée, à la recherche de sa fille, déclenche
une terrible famine. Alors Zeus joue les entremetteurs entre Déméter et Hadès, et propose que Perséphone passe six mois
de l’année aux Enfers et six mois de l’année sur la Terre, reproduisant le cycle des saisons, été et hiver.
Longtemps, la fabrication du pain a été décrite comme infernale. Le fournil, l’atelier du boulanger, au XVIII ème siècle
était un espace peu aéré, mal éclairé. Le travail est abrutissant : il faut préparer le bois pour le feu, allumer le four, puiser
l’eau, manipuler des sacs de farine de 325 livres, pétrir 100 kg de pâte ou plus avec les mains. Le garçon boulanger
responsable du pétrissage s’appelait le « geindre », peut être en raison des gémissements qu’il poussait en pétrissant
(Geindre = pousser des cris plaintifs). Georges Sand parle même d’ « une sorte de cri douloureux, on croirait assister à
la dernière scène d’un crime ». L’air au fournil est lourd et chargé de poussière, de farine. Quand le four marche, la
chaleur est écrasante. Le boulanger travaille dans un petit espace encombré d’ustensiles, de plans de travail, de
fournitures : il y a juste assez de place pour manœuvrer et accomplir les opérations.
Qu’est-ce que la pain ?
« Le mot pain, sans autre qualificatif, est réservé exclusivement au produit de la pâte faite avec un mélange de froment,
de levain de pâte ou de levure alcoolique de bière ou de grain, d’eau potable et de sel » Congrès internationaux de la
répression des fraudes 1908 / 09.
1
Le pain est un produit si simple qu’on oublie qu’il est le résultat d’un processus chimique naturel et complexe : la
fermentation. Pour Parmentier, c’est l’âme de la fabrication. Pour l’historien Steven Kaplan, la fermentation est même la
démonstration que le pain est matière vivante puisque ce processus est impossible à reproduire exactement.
La fermentation du pain est connue allégoriquement à travers l’histoire des anciens hébreux qui ont trouvé qu’un bout de
pâte fortuitement oublié au fond d’in récipient avait donné un pain léger d’un goût agréable : la pâte qui reste à l’air se
transforme, gonflant et aigrissant un peu comme le lait qu’on laisse vieillir. C’est le point
La fermentation est à l’origine de nombreux produits alimentaires comme certains fromages, le yaourt, le vin, la bière, le
cidre, le vinaigre. La caséine du lait, le sucre du raisin ou l’amidon de la farine se transforment au contact de microorganismes responsables de la fermentation. Le carbone se mêlant à l’oxygène et produisant le gaz carbonique est à
l’origine de la fermentation panaire. La pâte fermente parce que la farine contient en enzyme (une molécule accélérant
certaines transformations) appelée amylase qui agit sur l’amidon de la farine et la transforme en maltose. La
fermentation consiste en la dégradation du maltose. L’action des micro – organismes dits levures peut accélérer cette
transformation naturelle.
Autrement dit cohabitent deux grands types de pain : le pain au levain dont la mie est parfumée et dense, et le pain à la
levure, avec une mie plus gonflée mais plus quelconque.
Approvisionner en suffisance le royaume
Il est difficile de na pas voir à travers le pain un produit politique, quand on constate les efforts incessants déployés par
les pouvoirs publics pour approvisionner les villes en grains. Pendant le Moyen âge, la corporation des talmeliers (les
boulangers) est très largement réglementée : des amendes, des châtiments corporels sont infligés aux boulangers
fraudeurs. De quoi les accuse t-on ? Il suffit de se reporter à la mission confiée à la véritable police du blé et du pain
fondée en 1570 :
- Contrôle du commerce du blé sur les marchés aux grains (pour éviter la spéculation)
- Essais de rendements de farine de pain afin de déterminer le prix maximum.
- Obligation de peser (avec une balance présente devant les clients) sur les lieux de vente.
On aura compris qu’on accuse les boulangers de voler la clientèle.
D’après l’historien Anthony Rowley, l’histoire alimentaire des européens après 1600 se résume le plus souvent à la
recherche du pain. Le rêve du « pain blanc » des riches poursuivra pendant trois siècle le prolétariat.
Au XVII ème siècle, on rejette l’acidité médiévale dans le domaine de l’alimentation. Les vieux levains produisent de
l’acidité : on va donc appliquer de nouvelles techniques de rafraîchissement de levain. Mais le pétrissage de la pâte, à
laquelle on ajoute peu d’eau, reste difficile. Le pain mollet, que les cuisiniers de Catherine de Médicis avait fabriqué en
1570 pour la reine, à base de lait, de sel et de levure de bière, était réservé aux riches. De plus, il échappait aux taxations
réservées aux pains ordinaires. En période de chute du pain, on interdisait d’exposer ces pains en vitrine, pour ne pas
provoquer le peuple.
Tout va changer avec l’emploi de la levure. Ce pain mollet, fabriqué à base de levure de bière, déchaîne les passions sous
le règne de Louis XIV. Le pain au levain traditionnel exigeait un dur et long pétrissage (on pétrissait aussi avec les pieds.
On considérait que si on mettait trop d’eau dans la pâte, le pain serait moins nourrissant.)
Pour le pain au levain, on prélevait une petite boule de pâte que l’on incorporait à la fournée du lendemain. Le pain se
faisait directement à la levure. (Le levain est une culture de levure et de bactéries lactiques dans un mélange de farine et
d’eau.)
Une commission de médecins se réunit pour examiner l’affaire portée devant la faculté de médecine. Elle décide en 1660
que « la levure est contraire à la santé et préjudiciable au corps humain, à cause de son acreté, née de la pourriture de
l’orge et de l’eau ».
Malgré les arrêtés de la faculté, les boulangers continuent à fabriquer ce pain réclamé par la clientèle. Et comme il n’en
résultait aucun dommage, le 16 mars 1670, on autorise le pain à la levure à condition qu’on emploie que la levure fraîche
des brasseries parisiennes.
En France, à la veille de la révolution, aux problèmes d’approvisionnement s’ajoute la spéculation. De plus, le
gouvernement prend en 1787 des mesures pour libéraliser le transport et l’exportation des céréales : le prix du pain
s’envole, d’autant que 1788 est une année de mauvaise récolte.
C’est dans ce contexte que Antoine Parmentier (1737 – 1813) va entreprendre la promotion de la pomme de terre en
France (originaire du Pérou, elle est adoptée dans le sud de la France mais rejetée partout ailleurs). Son objectif initial est
de trouver une méthode destinée à transformer la pomme de terre en farine et de fabriquer du pain. Il résultera néanmoins
de ses recherches un livre, « Le parfait boulanger », dans lequel il tente de mettre fin aux « erreurs populaires »
commises par les boulangers, en qui il n’a pas confiance.
On entre avec le XIX ème siècle dans une période qui connaît de nombreuses innovations. Deux éléments caractérise ce
siècle :
2
- Les régimes autoritaires surveillent le prix du pain. En 1801, Napoléon Bonaparte va fixer le prix du pain et réduire le
nombre de boulangeries, pour mieux en contrôler les ventes (lutte contre la spéculation).
Au milieu du XIX ème, on essaie d’imposer un pain réglementaire mais c’est un échec car les boulangers luttent contre
cette ingérence en créant toute une gamme de pains fantaisie.
Enfin, en 1863, le pouvoir reconnaît la liberté de création des boulangers : il libère le commerce sans pour autant
supprimer la taxe qui pèse sur le pain.
- Le XIXème siècle permet aux paysans de récolter les fruits de la révolution agricole amorcée en 1750 : les rendements
augmentent et les pénuries de pain se font rares (1848 sera la dernière : des émeutes se multiplient un peu partout en
France).
Dans les années 1880, les prix du pain baissent nettement. Les ménages voient leur niveau de vie augmenter
sensiblement et leur alimentation se diversifier : développement du pain viennois, des biscuiteries (LU, L’alsacienne etc
…)
Dernière mesure politique concernant le pain : on annonce en 1978 la libéralisation du prix du pain (moyennant la
signature d’accords de modération).
DEUXIEME PARTIE : LE VIN EN FRANCE
Le vin n’est pas n’importe quel produit. Il est un symbole religieux, une boisson à laquelle on a prêté des vertus
thérapeutiques. En France, il est produit sensible économiquement, politiquement, même si le discours l’inclut dans un
art de vivre, servant parfois d’alibi.
La production viticole en France est un puissant groupe de pression qui sait se faire entendre à l’occasion :
A travers cet article, on devine l’embarras du gouvernement mais aussi les députés de régions viticoles qui font pression
sur le gouvernement pour qu’il abandonne cette idée de surtaxe.
A peine évoquée, déjà remballée. L'idée de taxer les vins pour boucher le trou de la Sécurité sociale, n'a pas passé le week-end.
Matignon a arbitré sans délai : la hausse des rouges, blancs, rosés et autres gris hexagonaux n'aura pas lieu. Pas pour le millésime
2004, en tout cas. Du coup, plus personne ne la revendique. Chez Francis Mer on précise que, «puisqu'il s'agit d'une idée de santé
publique», il faut chercher ailleurs. Sous entendu, à la Santé.
Ce sont les députés UDF qui ont débouché les premiers. Dès jeudi, Charles de Courson, élu de la Marne et du champagne, prend sa
plus belle plume pour faire part à Jean-Pierre Raffarin des «risques» d'une telle surtaxation. Son collègue et ami de Bourgogne, François
Sauvadet, porte-parole de l'UDF et expert en Côtes de Nuits, ajoute qu'«après le gel, après la canicule, une telle mesure serait
catastrophique».
Libération, mardi 9 septembre 2003
I Comment sont nés les grands crus français
Le terme de « cru » vient du verbe croître, grandir, pousser. Mais la notion de qualité qui s’y attache n’apparaît qu’au
XVIIIème siècle. On le rattache principalement à trois régions viticoles : la Bourgogne, l’Aquitaine et la Champagne.
Si le vin est un produit politiquement sensible et si étroitement lié à la culture française, c’est qu’il est d’abord une
affaire de souverains, une affaire d’Etat.
1-
La bourgogne
Dès le Moyen âge, les ducs de Bourgogne se disent « seigneurs des meilleurs vins de la chrétienté ». Les vins blancs
d’Auxerre, de Chablis, de Beaune sont réputés dès le XIVème siècle. Ces vins sont « les meilleurs et plus précieux et
convenables vins du royaume, consommés par le Pape, le Roi et plusieurs autres seigneurs ». Le duc de Bourgogne,
Philippe le hardi proscrit de ses états, par une ordonnance de juillet 1395 le « très mauvais et déloyal plant nommé
Gamay ».( Le gamay s’adapte mal aux régions granitiques de Bourgogne, et, en se diffusant plus au sud, s’accommodera
mieux de sols argileux : il deviendra le cépage du Beaujolais, donnant de bons crûs comme le Morgon, le Julienas …).
Le même texte interdit de « mener fiens et ordures dans les vignes où se trouvent les bons plants ». Ainsi, la qualité du
vin est une préoccupation royale. Dès cette époque le succès d’un crû se fait à la cour.
Les Bourbons se détournent des vins de Loire (surtout ceux de l’Orléanais, accusés de « remplir la tête de vapeurs âcres
», dès 1600, par le médecin du roi Henri IV). Louis XIII boit du Bourgogne rouge. Un « lobby médico - commercial
autour du médecin de Louis XIV prend prétexte des maladies royales (fièvres et goutte ) pour lui faire remplacer le
champagne par le Bourgogne en 1694. Louis XV fera du Bourgogne le vin de la Cour. Parallèlement, la vinification
s’améliore : recherche plus de couleur, plus de corps.
2-
Le Champagne
Il est le concurrent du vin sur la table royale déjà aux temps de Luis XIV mais il n’a pas encore son aspect pétillant qui
ne viendra que progressivement. Au contraire, quand il lui d’entrer en effervescence, c’est une catastrophe ! Cette prise
de mousse sera d’abord maîtrisée par les acheteurs anglais, qui enferment le vin dans de solides bouteilles en verre
fondu) la houille, fermées d’un bouchon de liège enfoncé de force dans un goulot à la bague renforcée ( Sparkling
champaign ). Il plaît par snobisme, pour sa mousse.
3
A la même époque, Dom Perignon, intendant à l’Abbaye de Hautvillers près d’Epernay de 1668 à 1715, améliore
nettement les étapes de la vinification du Champagne.
A partir de 1700, on recherche la mousse pour des raisons commerciales. Au XVIIIème, le Champagne, vin rare et cher,
est peu répandu en France. Par contre, il connaît un gros succès à l’étranger : c’est le vin préféré de Catherine II de
Russie, Frédéric II de Prusse et de Joseph II d’Autriche. A la fin du XVIIIème siècle, Thomas Jefferson, ambassadeur
des Etats-Unis en France et courtier en vins fait connaître le Champagne outre-atlantique.
3-
Le Bordeaux
Comme pour le Champagne, c’est l’engouement des anglais à l’égard du Bordeaux qui fait la fortune de ses crus.
Depuis le début du XIIIème siècle, Londres est le principal débouché des vins de l’Aquitaine anglaise ( région passée à
l’Angleterre par le mariage d’Aliénor avec Henri II Plantagenêt en 1152 ). En 1453, la bataille de Castillon ramène
l’Aquitaine dans le giron français mais rien de change : dès 1454, Charles VII roi de France rétablit le privilège de
Bordeaux en donnant la priorité commerciale à ses vins sur ceux du « haut pays », le reste de l’Aquitaine.
La clientèle britannique, de plus en plus populaire (marins, travailleurs des port, ouvriers et artisans des villes )
recherchent le Claret ( vin clairet ), léger et rafraîchissant. Par contre, l’aristocratie anglaise lui préfère le « vin noir ».
Mais petit à petit, s’impose en Grande-Bretagne les La-Tite, La-Tour et Margaux. Les barriques de ce nouveau Bordeaux
( New french Claret ) se vendent 2000 £ pièce, pour 900 litres, 12 fois plus cher que la même quantité de Claret en 1650
! Les avis londoniens de vente précisent l’origine domaniale avec le mot « growth », plus fort que le mot « cru » (qui
n’indique que le lieu de production et le type de produit ). Le crû sera désormais synonyme de Grand vin.
En 1725, le Parlement de Bordeaux prend acte de cette reconnaissance anglaise : « Tous les vins de cette région sont
différents dans la qualité et dans les prix. Il y en a certains que les anglais appellent Grands vins et qu’ils achètent sous ce
nom à un prix excessif ; ces sortes de vins tiennent un rang à part et ne doivent être confondus avec le reste des autres
vins ».
Progressivement la culture et la vinification vont être améliorées de façon à mériter cette réputation (drainage des sols,
apport de terres fines mélangées aux graviers, plantations ordonnées en sillon : une véritable culture de jardin).
II Au XIXème, les français épousent le vin …
« Les français fréquentent le vin depuis longtemps, mais ils l’épousent au XIXème siècle » Didier Nourrison
La consommation de vin va doubler de 1830 à 1939. On constate une modification des attitudes et habitudes face à
l'alcool au tournant de la Révolution Française. L'eau demeure, évidemment, la première boisson consommée. Mais en
ce domaine de grands travaux restent à faire pour viabiliser le réseau d'eau potable. Elle est encore trop souvent mise en
cause dans la transmission de nombreuses maladies telles que le choléra, la typhoïde, la dysenterie…Il faut souvent la
couper ou y substituer des boissons alcooliques. En la matière, la France se découpe en trois ères de production et de
consommation : le vin, le cidre et la bière.
Dans les années 1840, la consommation reste encore localisée aux régions viticoles : littoral méditerranéen, sud-ouest,
Champagne, Val de Loire. Dans les décennies suivantes, la situation se modifie pour plusieurs raisons :
La mise en place d’un d’un réseau centralisé de voies de communication ferroviaires et de lignes maritimes et
fluviales permettant d’irriguer avec égalité l’ensemble de l’hexagone.
Le nombre de débits de boissons, cafés, cabarets est en augmentation, surtout après l’adoption de la loi de 1880
(autorisant n’importe qui sur simple déclaration à la mairie à ouvrir ce type d’établissement). On atteint le chiffre de
record de 500 000 débits de boisson, un pour 82 habitants ! Ce sont des relais de sociabilité fondamentaux au sein de la
société du XIXème.
Les prix à la consommation chutent : le salarié français doit consacrer 32 journées de travail à l’achat d’un
Hectolitre de en 1853, alors que 16 suffisent en 1901.
La France est un pays de vignobles. Ils ne sont pas répartis de façon homogène sur le territoire. Ils viennent souvent
jusqu'au seuil des grands centres urbains. De très nombreuses régions commencent à se spécialiser pour faire face à un
regain de consommation.
L'amélioration des moyens de transport assure la diffusion du vin dans les régions les plus reculées. Malheureusement
les viticulteurs devront faire face à tragiques cortège de maladies tout au long de ce siècle : oïdium (1845), pyrale et
phylloxera (1880-90), mildiou (1878). Ces maladies détruisent les capacités de production, favorisent le report de la
consommation vers d'autres boissons et incitent quelques uns à fabriquer des boissons frelatées.
On prête au vin des vertus thérapeutiques : il donne de la force aux travailleurs et permet de garder la santé. Cette
croyance populaire est relayée par la médecine officielle : certains médecins recommande à leurs patients du vin, surtout
du Bordeaux, notamment à ceux « qui ont du sang à refaire ». On le prescrit aussi pour des enfants atteints de fièvres. On
utilise des vins dits « médicinaux ». Le répertoire général de pharmacie pratique de 1893 en mentionne plus de cent, au
coca, au Kola, au quinquina …
Dans le monde ouvrier, l'alcool est considéré comme un aliment à part entière, un succédané de l'alimentation solide. Il
vient grever des budgets biens maigres et bien aléatoires. C'est aussi un soutien moral dans un univers misérable. Plus
4
curieux aujourd'hui, l'alcool entre dans l'entreprise. Il fait partie intégrante de la rémunération. Sa distribution est
clairement spécifiée dans les contrats de travail des pêcheurs, ouvriers agricoles…La journée de travail s'organise autour
de pauses alcooliques. Dans tous les corps de métiers particulièrement structurés ; l'alcool est systématiquement associé
aux rites d'initiation comme dans le compagnonnage par exemple. L'alcoolisme bourgeois n'est pas aussi ostensible mais
il n'en est pas moins réel.
C'est d'ailleurs au titre même de ces vertus pour la santé que l'on introduit l'alcool, dès le plus jeune âge dans
l'alimentation des nourrissons et des enfants. L'alcool est considéré comme fortifiant et soporifique. Cette alcoolisation
est constante. Elle est repérée et avérée par les instituteurs. Elle agit à toutes les étapes de la vie comme une initiation au
monde des adultes. Elle est plus flagrante dans le cadre de l'apprentissage professionnel. Les beuveries qui
accompagnent le Conseil de Révision et la conscription sont particulièrement démonstratives.
Dans la deuxième moitié du 19ème siècle se précise un nouveau regard sur le buveur, ses excès, sa place dans la société.
D'abord le " trop boire " est désormais considéré comme une maladie par les milieux médicaux. Elle deviendra dans les
termes " alcoolisme " à l'entour de 1885. Les effets de l'alcoolisme font l'objet d'observations et de publications très
sérieuses. L'alcool est un toxique qui a des incidences sur le comportement. Le delirium tremens a des air de famille avec
la folie.
L'image d'un prolétariat qui souffre d'un alcoolisme chronique ne manque pas d'interpeller la fibre morale d'une
intelligentsia bien pensante, celle des hygiénistes qui sous prétexte de santé publique tente d'influencer les mœurs de leur
époque. Ils sont médecins, politiques…Ils sont tous à des postes clé. C'est à travers eux que le regard porté sur les
buveurs change radicalement. Pour eux l'ivrognerie rend l'ouvrier paresseux, joueur, querelleur, turbulent. L'alcool est un
fléau social qu'il faut faire reculer. Les ivrognes sont des criminels dont les délits émaillent les faits divers. La peur
devant la montée de la délinquance, de la violence s'enracine dans un discours lancinant sur la décadence des mœurs.
Cette peur nourrit une certaine idéologie sécuritaire. Le tout se fonde sur des études statistiques qui mettent bien en
évidence un lien de cause à effet. Ces sondages montrent qu'il s'agit d'un phénomène urbain, concernant les jeunes
adultes célibataires dans les catégories professionnelles de la pêche ou de la marine et de l'industrie. L'alcoolisme sous sa
forme délictueuse semble s'attaquer de préférence aux catégories les plus pauvres, les plus marginalisées, les plus isolées
de la société.
Mais dans l'esprit de nombreux hygiénistes, de militants pour la tempérance, la pire des violence à laquelle est associée
l'alcool c'est la violence politique et révolutionnaire, la violence de lutte des classes. C'est dans les cabarets que l'on
complote et que l'on pousse les hommes ivres à l'émeute ou au pillage. Le 19ème siècle est d'ailleurs riches en
rebondissements révolutionnaires et militaires (1848 et 1870). En pointant l'alcoolisme, les élites se dédouanent
d'analyser et rechercher les causes des soulèvements de la Commune.
Une nouvelle étape est franchie avec l'association de l'alcoolisme et de la dégénérescence de la race. Tout ceci est un
savant mélange de théories scientifiques mal digérées telle que l'évolution Darwinienne, les refoulements de la défaite de
1870 et les sentiments revanchards. C'est le sentiment patriotique qu'on exalte finalement en pointant du doigt les
déboires dus à l'alcool.
Parallèlement, des ligues antialcooliques s’organisent . En 1905 nait la Ligue nationale contre l’alcoolisme, née de la
fusion de diverses associations. On montre par des bulletins, brochures, manuels les horreurs de l’alcoolisme dans les
dimensions familiales et sociales. Les abstinents sont jugés intolérants et tristes. La Société française de Tempérance
distingue très nettement les différentes boissons et milite pour « le remplacement des liqueurs alcooliques par des
boissons salubres, telles que les vins naturels, le cidre, le café, le thé, la bière ». Apparaît ainsi l’idée de « boisson
hygiénique » …
L’Etat donne le ton : il supprime à la fin du XIXème siècle, une taxe sur la consommation de vin et fait peser une surtaxe
sur les spiritueux, en particulier, l’absinthe, l’anis etc …
« Un litre de vin de 10° correspond comme nourriture à 900 grammes de lait ou 370 grammes de pain ou 585 grammes
de viande ou 5 œufs ». Cette citation se trouve au verso des bons points donnés aux enfants par l’instituteur quand ils ont
bien travaillé…
Le père de la microbiologie française, Louis Pasteur. « Le vin est la plus saine et la plus hygiénique des boissons ».
Ainsi va naître en France le mythe de l’absinthe, étroitement liée à tort ou à raison au monde artistique. D’abord interdite
en Suisse par un arrêté du Conseil fédéral en date du 7 avril 1908, la fabrication de la « verte » que l'on appelle aussi la «
bleue », devint illicite en France par le vote d'une loi du 16 mars 1915. Cette boisson, qui titre à 72° est considérée
comme un neurotoxique puissant. Elle n’est pas qu’une boisson, elle est aussi une gestuelle : on fait couler délicatement
la liqueur dans un grand verre, à l'ancienne, sur un morceau de sucre posé sur une cuillère spéciale en argent. L’eau se
trouble, faisant apparaître la fée verte… En France, elle n’est vendu que dans la région de Pontalier, dans le Jura, mais
sans ses principes actifs.
5