la transformation a ibm-france - Base Institutionnelle de Recherche
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LA TRANSFORMATION A IBM-FRANCE : RÔLE ET CONTRE-RÔLE DU CONTRÔLE Jean-Luc MORICEAU Institut National des Télécommunications CREFIGE (Paris IX - Dauphine) Résumé : L'étude de l'évolution du contrôle de gestion dans une multinationale suggère au moins trois interprétations de la relation entre structure d'entreprise et contrôle. Nous suggérons ici que seule une approche plurielle, articulant ces causalités complémentaires et contradictoires, est susceptible d'éclairer la complexité de cette relation. Mots-clés : Contrôle, structure, adaptation, influence des comportements, représentation, auto-organisation, dialogique, complexité. Entrée au siège d'IBM-France. Une immense pancarte, mentionnant " IBM-France : la transformation ", avertit le visiteur et rappelle aux IBMers que rien n'est plus et ne saurait être comme avant. Tout le monde prédisait que la multinationale, symbole de la centralisation, des systèmes de gestion structurés et des réglementations uniformes, devrait s'adapter au nouvel environnement de la construction informatique devenu complexe et turbulent. Mais comment ? Et quel rôle jouerait le contrôle dans cette "transformation" ? La réputation de la compagnie était née(1) au temps où la location puis les ventes de mainframes ainsi que les quatre glorieuses (paie, comptabilité, gestion des stocks et facturation) assuraient à IBM la position de leader : leader quant au chiffre d'affaires, aux parts de marché dans tous les segments, à la rentabilité des opérations, à la base de clientèle. Mais 1986 a apporté la première récession et 1992 la première perte d'IBM-France. Les investissements en développement et en production deviennent de plus en plus importants alors que le chiffre d'affaires en francs constants régresse, voici l'effet de ciseau. De surcroît, les multiples règlements et procédures ainsi que l'importance des coûts de structure semblent interdire à la compagnie de relever la tête. Pour le nouveau président d'IBM-Corporation, Louis Gerstner, le problème rencontré n'est pas technologique mais de management(2). Il maintient donc la décentralisation qui venait d'être décidée en treize divisions autonomes, qui octroyait une très grande latitude de décisions aux agences commerciales et qui transformait toutes les autres unités en centres de profit. Pour L. Gerstner, le vrai problème est de faire travailler l'entreprise horizontalement et de tirer profit du principal atout d' IBM : un réseau de compétences. Dans ce contexte, quels rôles joue et a joué le contrôle de gestion dans la "transformation" ? Nous donnerons ici trois relations, à la fois récits et interprétations(4), contant selon trois points de vue ce rôle du contrôle. Elles sont toutes trois issues de la même expérience, des mêmes données recueillies à partir des mêmes entretiens. Mais en insistant sur certains aspects, reliant certains événements, retenant ou rejetant certaines informations, chacune accorde au contrôle une place distincte, voire contradictoire. Nous défendrons que c'est à partir de ces différentes postures qu'il est possible de comprendre la transformation à IBMFrance et, par extension, qu'il est possible (avec d'autres points de vue encore) d'approcher la complexité du rôle du contrôle de gestion dans l'évolution de l'organisation d'une entreprise. 1. PREMIÈRE RELATION : À NOUVELLE STRUCTURE, NOUVEAU CONTRÔLE Interrogeons-nous sur l'"histoire" de la transformation, ou plutôt interrogeons les contrôleurs. En effet, il serait possible de relever toutes les dates, traquer les principaux événements et analyser les discours officiels : il nous manquerait cependant le lien entre ces éléments. Lien que nous construirions, argumenterions et sans doute prouverions mais qui n'aurait pas d'autres certitudes peut-être que de réfléter nos a priori. Nous avons donc plutôt questionné les représentations de ceux qui ont participé à la transformation. Les interprétations sont unanimes. En effet, quand on interroge un "IBMer" sur l'évolution du contrôle de gestion, il explique spontanément comment celui-ci s'adapte à la nouvelle structure : - la compagnie s'est scindée en unités autonomes correspondant à des groupes de produits. Aussi, le contrôle des coûts de revient (comptes qui devaient être certifiables et auditables), des plans, des budgets, des mesures de performances devait être établi par ligne de produit et non plus seulement par agence ou site géographique. Dans le cas où un même site recouvrait plusieurs divisions, il a ainsi fallu réformer le système d'information pour découper les plans d'action et les résultats. - un vaste pouvoir de décision est délégué aux agences commerciales ("front-end restucturing"). Aussi, un modèle de simulation et d'affectation de tous les coûts que celles-ci induisent (chaque connexion informatique, conseil, impôts... leur sont facturés) est créé : il s'agit du Transaction Management System. De centres de chiffre d'affaires, les agences commerciales deviennent des centres de profit. Le contrôle s'exerce non plus par les règlements et les procédures mais par les résultats : la responsabilité budgétaire devient "accountability". - la concurrence sur chaque segment de marché contraint les ingénieurs commerciaux, auparavant généralistes, à se concentrer sur une spécialité. Aussi, un système de coefficients est instauré, différenciant le coût des ventes par type de produit, de client, de canal de distribution et d'industrie. En effet, il faut connaître précisément le coût réel de chaque offre, au risque sinon de ne remporter que les offres non rentables et de perdre les autres. Même la qualité de gestion, à bien des égards pouvant être considérée comme un modèle de système de gestion des processus transfonctionnels(5), doit s'adapter à la décentralisation, la filialisation et à la dérèglementation. Le schéma d'interprétation relaté est donc clair : 1 La volonté stratégique des dirigeants se traduit dans la structure par : - priorité donnée à la force de vente : reconversion du personnel pour accroître de 20 % les effectifs commerciaux(6), nouvelle représentation de l'organigramme dans laquelle le client est placé au sommet(7), - réduction des coûts et rigidités par allègement des services fonctionnels et d'encadrement : il n'existe plus par exemple que quatre niveaux hiérarchiques entre le jeune professionnel d'agence et le membre du conseil du directoire(8). 2 Au contrôle de gestion de s'adapter : - que ce soit à l'usine, où l'on reconnaît que l'ampleur du changement des modes de contrôle serait due bien davantage à la restructuration -conduisant à la primauté des indicateurs financiers, à la pression vers l'atteinte des résultats et au pouvoir accru des contrôleurs- qu'aux changements des technologies de production. - ou au siège où l'on explique comment les façons de procéder et les systèmes de mesure ont dû changer : " l'outil suit mais ne provoque pas le changement ". Le budget n'est plus la référence, il est remplacé par la valeur absolue du résultat. Il faut maintenant comparer l'efficacité et les coûts des unités et des lignes de produits. Ce sens de la causalité (stratégie -> structure -> système de contrôle) est le plus conforme aux schémas classiques et le plus rassurant : l'évolution est maîtrisée, voulue, on sait où l'on va. Ce sens n'est cependant pas le seul envisageable. D'une part, l'évolution du contrôle peut avoir des origines non structurelles. Par exemple, le changement de nature et de précision du reporting peut provenir de la nomination du nouveau directeur financier, et de sa nouvelle équipe, qui s'étonnait de ne pas signer toutes les demandes d'investissements importants, comme il le faisait auparavant chez Chrysler. D'autre part, il nous a été soutenu que la réforme des structures avait aussi des objectifs de meilleur contrôle : en sachant mieux mesurer les performances des unités, on peut les améliorer et viser l'excellence. Mais surtout, l'évolution du contrôle ne vient-elle pas avant, au sens logique comme au sens chronologique, celle des structures ? Ne peut-on pas voir les choses autrement ? 2. DEUXIÈME RELATION : LA STRUCTURE INDUITE PAR LE CONTRÔLE Peut-on changer la structure par décret ? En effet, parallèlement aux changements d'organigrammes, " les structures se forment et se transforment sous l'effet de multiples événements et décisions courants relatifs aux mouvements de personnes et aux exigences de l'exécution quotidienne des tâches "(9). Certes la structure représente une contrainte aux comportements des responsables, mais elle est également le produit de ces mêmes comportements(10). Si ainsi la structure est pour partie une émergence des décisions et comportements des acteurs d'IBM-France, peut-on par décret changer la structure d'une entreprise de plusieurs dizaines de milliers de personnes ? Les attitudes et comportements résistent parfois aux injonctions de la direction. Déclarer 1987 "l'année de l'utilisateur" n'a pas engendré beaucoup d'effets(11). Les intentions affichées, discutées et répétées de mieux écouter les clients, de décentraliser(12), sont restées relativement vaines. " En fait, l'ampleur de la décentralisation sera fonction du système de management " nous prévient un contrôleur. Toutefois, si le changement de structure dépend de la capacité à influencer les comportements, alors le contrôle de gestion peut jouer un rôle. R. N. Anthony ne définit-il pas le contrôle de gestion comme " le processus par lequel les managers influencent d'autres membres de l'Organisation pour appliquer les stratégies "(13) ? Ainsi, depuis fort longtemps, les contrôleurs de gestion d'IBM ont été conscients qu'en changeant le plan de commission des commerciaux, il était possible d'influer sur leur façon de démarcher. Influencer les comportements par de nouvelles représentations et par de nouvelles procédures dans le but de déconstruire, réformer puis recristalliser(14) la structure : voilà un autre rôle du contrôle. Pour preuve, Cl. Andreuzza, président du directoire, explique que la sortie de la crise nécessitera de remettre en cause les schémas de pensée et d'organisation. En changeant par exemple les procédures de planification et de reporting, le directeur d'une usine, jusqu'ici plutôt préoccupé par les problèmes techniques et de qualité, a-t-il été amené à prendre davantage en compte les paramètres financiers de ses décisions. A contrario, adapter simplement le contrôle de gestion en conservant les logiques anciennes serait insuffisant et n'ajouterait qu'un peu plus de complexité à l'organisation administrative d'IBM. Peut-on expliquer l'évolution des structures et du contrôle d'IBM- France de cette façon ? Plusieurs signes semblent confirmer cette version : D'abord, L. Gerstner souhaitait faire davantage travailler l'entreprise horizontalement (changement de la structure de fonctionnement de la compagnie). Cet effet est obtenu par le recours conjoint à une nouvelle définition de la performance individuelle et à une nouvelle représentation de l'entreprise. Ainsi, le recours au benchmarking plutôt qu'aux comparaisons internes suscite la coopération et évite les conflits entre unités. De même, l'orientation des mesures de performances et des rémunérations vers des objectifs collectifs et non seulement individuels contraint à se coordonner. Dans une usine par exemple, depuis deux ans, les objectifs de l'ensemble des principaux responsables fonctionnels sont identiques à ceux du directeur, obligeant à plus de communication et de collaboration. De façon analogue, les réunions régulières entre les directeurs de toutes les unités d'une division à l'occasion de la planification et du reporting sont autant d'occasions d'échanges, d'apports et d'ajustements mutuels. Parallèlement, de nouvelles représentations du fonctionnement de l'entreprise et de l'opportunité de la coordination sont proposées par la qualité de gestion ou la comptabilité par activité qui modélisent les processus horizontaux. Selon une étude à IBM, l'intérêt de cette comptabilité résiderait justement dans une meilleure visibilité des processus et une mise en évidence des solidarités entre ateliers. Enfin, l'autonomie et la décentralisation des décisions ne proviennent- elles pas tout autant de la connaissance des coûts de revient et des conséquences des décisions que d'une répartition de l'autorité ? Il y a peu encore, les commerciaux ne connaissaient pas le coût de revient des différents produits et services qu'ils vendaient(15). Aujourd'hui par contraste, cette information leur est indispensable, déterminante et même le service de contrôle de gestion est responsabilisé sur les mètres carrés qu'il occupe ou les traitements informatiques qu'il requiert. Ainsi, la première relation (structure -> contrôle), pourtant d'abord si évidente, peut être contestée par une autre vision de l'évolution : ou peut être complétée par une relation parallèle : Prenons un exemple pour illustrer ce double sens de la détermination. Suite à la création d'unités autonomes et indépendantes (structure), les objectifs et mesures de performances ont été établis par ligne de produit en accordant la priorité aux indicateurs financiers (contrôle). Cette présentation a mis en évidence le coût excessif de la duplication : toute production était au moins assurée par deux usines pour des motifs destimulation et de sécurité (et de jalousie inter-site ?). Ce constat a conduit à spécialiser davantage les usines (approximativement 70 % des produits de l'usine de Corbeil-Essonne ne sont plus produits que sur ce site) et même à regrouper certaines fonctions telles l'approvisionnement en produits chimiques (structure). Mais ceci à son tour a rendu impossibles les évaluations comparatives entre les sites (contrôle)... Toutefois, les changements de structure faisant évoluer les systèmes de contrôle et ceux-ci, en retour, transformant la structure, ces deux mouvements créent une dynamique d'évolution. On peut s'interroger quant à l'organisation vers laquelle cette dynamique conduit, suggérant ainsi une troisième relation. 3. TROISIÈME RELATION : VERS UNE NOUVELLE ORGANISATION En observant IBM-France sur une plus longue période, une troisième relation devient apparente : celle de la métamorphose progressive de l'organisation. On connaissait le "vieil" IBM centralisé, règlementé. Mais, vers quelle organisation tend-il ? B. Gates, PDG de Microsoft, proposait un sens à l'évolution(16). La solution pour le constructeur se trouvait, selon lui, dans l'autonomisation de ses unités. Il s'agit effectivement du mouvement le plus flagrant : autonomisation des décisions, délégation de pouvoirs aux unités devenant de véritables centres de profit et réduction des niveaux d'encadrement intermédiaires. Le but est de créer des entrepreneurs au au sein de la compagnie, de recouvrer une grande rapidité de réaction et de réduire les coûts et la rigidité de la structure. Cependant, cette décentralisation ne signifie pas, bien entendu, abandon de souveraineté. Elle est accompagnée d'un renforcement du contrôle sur les résultats, d'une responsabilisation sur toutes les conséquences des décisions (" chacun est objectivement responsable de sa fonction " nous dit un contrôleur) et de l'octroi d'un ensemble d'outils d'auto-contrôle : le Transaction Management System, des indicateurs de coûts, profits et qualité... Ainsi, dans un environnement de plus en plus incertain, l'organisation tend manifestement vers une différenciation croissante des unités. Cette évolution est conforme aux résultats de J. R. Lawrence et J. W.Lorsch(17). Mais, si leurs résultats sont toujours applicables, il est indispensable de développer en contrepartie des moyens d'intégration au niveau où se situent les connaissances requises. Or, les modes antérieurs d'intégration semblent alors inadéquats puisque fondés : . sur le respect de la règle et la conformité au budget, . sur l'individualisation et la séparation des objectifs, . sur une organisation définie a priori. C'est ce besoin renouvelé d'intégration qui permet de comprendre les évolutions contraires et complémentaires du contrôle pour former un nouvel équilibre : - de la conformité au budget à la valeur absolue du résultat. Ainsi, la performance d'un directeur d'usine par exemple n'est pas mesurée par l'état d'avancement d'un plan d'action ou sur le montant de ses charges de personnel mais principalement sur son bénéfice (ou perte), ses stocks et son besoin de financement. Comme l'exprime un responsable : " la question n'est pas de savoir s'il existe un budget pour telle action, la réponse est fonction des besoins et des résultats attendus ". du respect de la règle et des procédures à celui de principes. Ce passage demande d'initier, selon L. Gerstner, une révolution " culturelle. Il explique : lorsqu'un problème survient, ne saisissez pas votre manuel, vous savez dans votre coeur et votre tête quoi faire "(18). Les principes, contrairement aux procédures, sont à interpréter et définissent plutôt les situations à éviter qu'une voie à suivre. Ils laissent ainsi beaucoup plus ouvert le champs à l'adaptation et ont une pérennité supérieure. Huit principes fondamentaux sont définis. Et il existe un code éthique écrit. - de la performance individuelle introvertie à la performance globale en référence à l'environnement. IBM a l'ambition de rester leader. Pour cela, s'améliorer est nécessaire mais non suffisant. Il faut aussi que les produits et services soient supérieurs à ceux de ses concurrents. Auparavant, les progrès étaient principalement mesurés en référence aux résultats précédents (par exemple, réduction de la dispersion de la qualité de un à cinq écartstypes). Dorénavant, ils le seront en référence aux concurrents (utilisation des prix de marché pour les cessions internes) et même avec le meilleur mondial (benchmarking par exemple pour le contrôle interne des processus) . Les unités jouissent donc d'une latitude de décision et d'un choix des moyens bien plus grands pour atteindre des objectifs financiers peu nombreux mais fermement contrôlés. Elles définissent également leurs outils de contrôle et les liens avec les autres unités : elles s'organisent de façon autonome. De l'organisation a priori par le sommet, la tendance est vers l'auto-organisation des unités. Toutefois, si le contexte évolue constamment, si l'organisation est en redéfinition perpétuelle et si un jeu d'acteurs rend imprévisibles ces transformations, le chemin suivi serait peu maîtrisé. C'est la raison pour laquelle la liberté de s'organiser est encadrée, pilotée, "organisée" et, pour cela, les choix structurels et de contrôle se renforcent et conduisent la compagnie. Tout d'abord, une très forte pression est exercée sur les unités afin de les contraindre à demeurer compétitives. Par exemple, les usines sont parfois concurrentes et luttent pour se voir attribuer les productions qui leur permettent de couvrir les coûts fixes. Elles savent qu'elles ne pourront facturer qu'au prix du marché, qu'elles devront remporter les contrats OEM et qu'un manque de compétitivité sera éventuellement sanctionné par un approvisionnement externe. Ensuite, les directeurs de division ont soumis un plan à L. Gerstner, définissant une forte intention stratégique. Ils interviennent, si besoin est, pour accélérer et pour freiner certains projets, "pilotant stratégiquement"(19) le développement. Ils arbitrent les différends. Enfin, un modèle, partagé par l'ensemble des responsables, des enjeux, contraintes, opportunités, relations internes et externes, est induit par le système de contrôle. Donner une vision du processus met en évidence les interdépendances qui ne sont ainsi plus intuitives mais mesurées et peut prémunir contre les excès de l'optimisation locale, aveugle des conséquences globales. En imposant un calendrier identique et en conférant une représentation du fonctionnement de l'entreprise commune, le contrôle incite à la planification coordonnée et à l'ajustement mutuel . Vers quelle organisation conduisent conjointement l'évolution des structures et celle du contrôle ? Celle-ci reste encore certainement à définir entre l'entreprise pilotée mécaniquement par des règlements et des procédures et celle "sélectionnant naturellement" par le marché les meilleures unités et les meilleurs produits et services. S'appuiera-t-elle sur la métaphore de l'hologramme de G. Morgan(20) dans laquelle chaque unité décide et s'organise en fonction des paramètres qui s'imposent à l'ensemble de l'entreprise, au tout ? Ou sur celle de la "flotille" d'unités industrielles pouvant être ajustées optimalement suivant les productions demandées et les conditions de marché de P. F. Drucker(21) ? Ou encore sur celle d'un système d'activités interdépendantes dont une comptabilité pourrait "tracer" les liens au sein des processus afin de mieux identifier les coûts et la valeur créée, mieux piloter chaque activité, mieux budgéter, mieux mesurer les performances, mieux investir(22)... La seule certitude est qu'elle ne sera plus comme avant, ainsi que les symbolise peut-être le nouvel organigramme d'IBM-France, dans lequel aux relations hiérarchiques sont substitués des liens de complémentarité entre les quatre types d'unités (agences commerciales, unités de supports, sites industriels et direction) auxquelles les missions confiées sont respectivement : l'adéquation, la coopération, l'innovation et l'anticipation. Il y a peu, on parlait de productivité, de qualité ou de développement du personnel : d'autres modèles. On a reproché à L. Gerstner son absence de "vision" technologique, il serait intéressant de connaître sa "vision" de l'organisation. 4. POUR UNE APPROCHE COMPLEXE DU RÔLE DU CONTRÔLE Les trois relations précédentes de la "transformation" de la même entreprise correspondent à trois conceptions distinctes de la fonction du contrôle. Dans la première, IBM-France a dû réformer sa structure pour la conformer à son nouvel environnement et à sa nouvelle stratégie. Le contrôle de gestion a alors adapté ses systèmes et processus de contrôle afin de leur conserver pertinence et efficacité : garantir aux dirigeants que les ressources sont utilisées avec efficacité et efficience pour atteindre les objectifs fixés(23). Dans la seconde, compte tenu de son nouvel environnement et de sa stratégie, IBM-France souhaitait faire évoluer la logique de gestion des responsables et changer sa structure organisationnelle. Le contrôle de gestion a contribué à ces réformes souhaitées : affaiblissement des règlements au profit d'une responsabilisation sur les résultats, incitation à la coordination horizontale, réduction de la redondance... en amendant ou en développant de nouveaux systèmes de contrôle. Son rôle est d'influencer les membres de l'organisation en vue d'atteindre les objectifs(24). Dans la troisième, l'environnement, la stratégie, la structure et le contrôle ont des composantes inter-reliées et s'ajustant en permanence. Lorsque l'environnement est complexe et turbulent, la programmation impossible et les unités relativement autonomes et interdépendantes, la fonction du contrôle consiste à minimiser non plus l'écart entre la performance réalisée et le référent désiré (régulation cybernétique) mais plutôt celui entre la réalité et le référent (autoorganisation). Le projet du contrôle est alors de réaliser la coordination économique au sein de l'organisation(25). Ces trois relations sont sous-tendues par des conceptions divergentes et contradictoires mais aussi irréductiblement complémentaires du rôle du contrôle dans la transformation d'IBMFrance, et par généralisation dans la dynamique d'évolution des entreprises. Divergentes et contradictoires car chaque interprétation donne lieu à des conclusions fort différentes quant au rôle du contrôle de gestion (suiveur, moteur ou co-producteur d'une évolution) et à la pérennité de ses outils. Divergentes et contradictoires car chacune emprunte à des auteurs, des écoles, des méthodes d'enquête et des postulats différents. C'est fondamentalement leur conception de la nature et de la direction de la causalité qui s'oppose, c'est-à-dire leur structure théorique au sens de M. L. Markus et D. Robey(26). En reprenant leur cadre d'analyse, nous pouvons distinguer les trois relations par le fait que : - l'évolution du contrôle de gestion est supposée être déterminée par le contexte, le fruit de la volonté des dirigeants ou émergeant des interactions entre nouvelles pratiques des unités et dynamique d'adaptation globale de l'entreprise. - la causalité explicitée consiste soit en l'impact de paramètres de structure (autonomie, interdépendance...) sur des paramètres des sytèmes de contrôle, soit en des processus d'évolution. - l'analyse est menée soit au niveau global d'IBM-France (relation 1), soit au niveau des conduites et représentations individuelles (relation 2), soit enfin en récursivité entre les deux précédents niveaux (relation 3). Mais complémentaires car la confrontation et l'articulation des trois approches permet de briser la linéarité et la simplification de l'explication unique. En effet, le contrôle dans la "transformation", observée ici mais également pour toutes autres enquêtes, devrait à notre sens être étudié comme tout à la fois produit, producteur et auto-producteur : - produit premièrement par l'évolution de la compagnie, de ses objectifs, contraintes et contexte qu'il vise à maîtriser. Produit deuxièmement par l'évolution des autres fonctions et modes d'action qu'il a pour projet de coordonner. Et produit troisièmement par l'évolution des sciences et savoirs dont il transpose les modèles, il use comme métaphore ou il fait partie intégrante. - producteur car le contrôle de gestion a justement une finalité d'action et d'influence sur l'organisation, car il assure la coordination économique des autres fonctions et car il renvoie une image déterminante de la compagnie à ceux qui la forment et la réforment. - auto-producteur car non seulement il change de milieu (avec la transformation) et change son milieu et par suite lui-même, mais également car il amende son projet, bouleverse ses priorités, déconstruit certains outils et par là certains présupposés, hypothèses, habitudes cognitives et se reconstruit lui-même. Il y a trois relations, on pourrait en proposer d'autres encore faisant intervenir, par exemple, des effets de mode ou un jeu politique entre dirigeants. Chacune raconte une partie du phénomène et participe à son explication. Cette approche plurielle ne conduit pas à un relativisme absolu. Si elle rappelle que l'évolution du contrôle est imprédictible ou non univoquement déterminée, celle-ci n'est pas imprévisible ni non-maîtrisable. Il est clair que dans le cas d'IBM, la décision structurelle d'autonomisation a été l'un des principaux moteurs de la transformation. Mais il n'en est pas moins clair que l'intégralité des implications et effets induits n'a pu être prévue et qu'ensuite l'auto- organisation des unités ainsi que les réactions de la direction définissent, mais jamais ne finissent, un nouvel équilibre toujours recommencé. L'intérêt de l'étude d'entreprises multinationales provient de ce que le contrôle y est suffisamment développé pour livrer une partie de sa richesse et de sa complexité. Nous suivrons alors les recommandations d'E. Morin démontrant et illustrant la pertinence d'une approche plurielle, dialogique (combinant plusieurs logiques), récursive (entre holisme et individualisme), consciente de l'influence de l'observateur(27). Cette remarque ne conduit pas à préconiser le rejet de nombreuses recherches pour cause de simplisme, réductionnisme ou passéisme mais de les considérer comme autant d'angles d'analyses à articuler, comme autant de points qui, ensemble seulement, font émerger une représentation à l'image d'un tableau de G. Seurat. C'est en mêlant et en croisant ces approches que peut en partie être restaurée la complexité du contrôle. Les principales sources de complexité de ce dernier étant à notre avis : - qu'il est tout à la fois déterminé par son contexte (comme le montre l'école de la contingence)(28), par les dirigeants (comme le montrent les recherches sur l'adaptation du contrôle aux différentes stratégies)(29) et qu'il émerge des décisions et actions de chaque acteur (comme le montre le modèle de la poubelle)(30) ; - qu'il est tout à la fois un phénomène produit (par les déterminismes précédents), producteur (il influence par exemple la stratégie)(31) et auto-producteur (enactant la réalité)(32) ; - qu'il est tout à la fois conditionné par certains paramètres (analogies mécanistes)(33), fruit du comportement libre des acteurs et concept émergeant de la réflexion de l'observateur, influencé par sa culture. De même, une approche complexe demanderait d'articuler les résultats précédents à ceux apportés par les autres disciplines (sociologie, finance, politique, étude des systèmes d'information...)(34), d'étudier les liens récursifs entre système global de contrôle et comportements individuels(35) ainsi que les processus en jeu dans les déterminations et espaces de liberté précédents . NOTES 1 Pour une présentation plus complète de l'histoire d'IBM-France, voir R. Adraï "IBM : l'héritage dilapidé" John libbey, Eurotext 1994 2 Cité par J. H. Dobrzynski "Rethinking IBM" Business week october 4, 1993 3 Injonction à laquelle il faut obéir pour lui désobéir et dont les effets psychologiques sont exposés par exemple par P. Watzlawick, J. Helmet Beavin et Don D. Jackson dans "Une logique de communication" Seuil 1972 4 Le terme "relation" s'entend ici dans son double sens : d'abord de récit, histoire relatée à partir de faits réels et ensuite de liens de causalité entre des événements. L'ambiguïté du terme nous rappelle que la relation-causalité que nous recherchons et sur laquelle portent les entretiens ne nous est en fait accessible qu'au travers des relations-récits, avec toutes les faiblesses et richesses de cette forme narrative. 5 Pour une présentation de la qualité de gestion, voir R. Danziger "Une nouvelle dimension du contrôle de gestion : les indicateurs de qualité" RFC n°203, juillet-août 1989 et J. C. Rives "La qualité de gestion chez IBM" Échanges n°92, 4° trimestre 1990 6 Cf. Réalisations 1986 : Comptes sociaux d'IBM-France 7 Cf. Réalisations 1992 : Comptes sociaux d'IBM-France 8 Cf. R. Adraï, opus cité 9 A. Desreumaux "Structure d'entreprise" Vuibert, 1992 10 A. Giddens "Central problems in social theory" Mac Millan, 1979 11 High tech news, 1993, page 7 12 Volonté régulièrement affichée dans les rapports annuels et journaux, par exemple : "Le changement sera toujours notre métier" 13 R. N. Anthony "La fonction contrôle de gestion" Publi-Union, 1993 Déjà en 1957, il disait " la plupart des experts conviennent que le contrôle, dans le sens qu'on donne à ce terme en gestion, a un rapport avec les tentatives faites par une personne pour diriger ou influencer les actions d'autres personnes " dans " Costs concepts for control" The accountancy review, april 1957 cité par H. Bouquin dans "Comptabilité de gestion" Sirey 1993 14 Reprenant les trois phases du processus de changement décrites par K. Lewin : Unfreeze, move, refreeze. "Frontiers in Group dynamics" Human Relations, 1947, volume 1 15 R. Adraï, opus cité 16 Article de 01 Informatique "Pour remplacer Akers, IBM choisira-t-ill du sang neuf ?", du 29 janvier 1991 17 J. R. Lawrence et J. W. Lorsch "Adapter les structures de l'entreprise" Éditions d'organisation, 1973 18 Cité par J. H. Dobrzynski, article cité 19 Selon l'expression de M-J. Avenier "Le pilotage stratégique de l'entreprise" Presses du CNRS, 1988 20 G. Morgan "Images de l'organisation" ESKA, 1986 21 P. F. Drucker "The emerging theory of manufacturing" Harvard Business Review, 1991 22 Nous pensons au modèle de la gestion par activité. Pour une présentation, voir : M. Lebas "Analyse et gestion des activités" Revue Française de Comptabilité, septembre 1991 ; P. Lorino "Le contrôle de gestion stratégique" Dunod, 1991 ; P. Mévellec "Outils de gestion : la pertinence retrouvée" Éd° Comptables Malesherbes 1991 23 Selon la définition du contrôle de gestion proposé par R. N. Anthony "Planning and control systems : a framework for analysis" Division of Research Havard Business School, 1965 24 Selon la définition plus récente du contrôle de gestion par R. N. Anthony, opus cité, 1993 25 Besson, H. Bouquin "Identité et légitimité de la fonction contrôle de gestion" Revue Française de gestion n°82, janv-fév 1991 26 M. L. Markus et D. Robey "Information technology and organizational change : causal structure in theory and research" Management Science n°5, May 1988, volume 34 27 Voir par exemple "la méthode I, II, III, IV" Seuil, respectivement 1977, 1980, 1986, 1991 ou "La sociologie", Seuil 2° édition, 1994 28 Voir par exemple J-C. Scheid "Les grands auteurs en organisations" Dunod, 1980 29 Cf. par exemple V. Govindarajan et A. K. Gupta "Linking control systems to business unit strategy : Impact on performances" Accounting, Organization and Society, 1985, volume 1 30 Cf. J. G. March et J. P. Olsen "Ambiguity and choice in Organizations" Bergen Norway Universitets forlaget 1976 31 Cf. J. Bower "Managing the resource allocation process" Havard Business School, 1973 32 Voir par exemple K. E. Weick "The social psychology of organizing" Addison Wesley, 1979 33 Pour ces différentes approches, voir : G. Morgan, opus cité, 1986 34 Voir par exemple A. Amintas et T. de Swerte "L'articulation stratégie-contrôle au sein d'une entreprise publique : une lecture à quatre voix du cas de France Télécom" Association Française de Comptabilité, Congrès 1992 Bordeaux 35 Voir par exemple J. Roberts "The possibility of accountability" Accounting, Organization and Society, 1991, volume 16 n°4