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claude michel cluny le passé nous attend journal littéraire 1984-1985 tome VIII LITTÉRATURE ÉDITIONS DE LA DIFFÉRENCE Journal CMC 8.indd 5 11/08/2015 10:56:17 1984 Journal CMC 8.p65 9 21/12/09, 12:05 Journal CMC 8.p65 10 21/12/09, 12:05 – 1er janvier. – L’hiver est morne. Détestable saison. Elle ne me parut belle qu’empanachée de neige et de glace, en Allemagne, puis au Tyrol, il y a plus de trente ans, alors que j’avais bien peu de motifs de me croire heureux de me trouver là. Mais la beauté de la nature, ainsi qu’elle allait si souvent le prouver dans le cours de ma vie quelque peu vagabonde – ou qui pourrait passer pour telle au regard des sédentaires –, simple éclat de la neige sur les forêts, pureté glacée du ciel et du Soleil presque irréel, cette beauté avait changé la funèbre Forêt-Noire en resplendissant écrin, avait accompagné le bonheur physique des heures de ski et d’air pur avec l’allègre ivresse d’un léger alcool. Le Vorarlberg et le Tyrol furent aussi des paysages que l’hiver habillait avec magnificence sans que l’on se sentît oppressé par le chaos minéral. Les cours d’eau couleur jade vif, réveillés vivants de l’hiver, arrachaient de la glace aux rives ; tout était splendeur, et nous formulions vaguement le vœu – moi, du moins–, que le progrès demeurât le plus possible à l’écart du monde naturel. Nous dévorions chaque jour de liberté avec voracité : dès que nous en avions l’autorisation, lors des fins de semaine, notre petit groupe filait sur la neige 11 Journal CMC 8.p65 11 21/12/09, 12:05 à perdre haleine, puis se logeait dans quelque Gasthaus en forêt ou sur le bord d’un lac. Nos tenues de ski n’auraient pas donné le change un instant sur notre statut de « vainqueurs » en zone d’occupation, cela va sans dire, mais nous éprouvions, l’uniforme oublié pour un week-end, comme on dira quelques années plus tard, une illusion de liberté, d’un rapport normal à la population. « Normal », il ne pouvait l’être réellement. Cependant, jamais je n’ai ressenti d’hostilité ouverte, ni même constaté de rancœur chez des voisins avec qui nous nous entr’égorgions encore six ans auparavant. Du moins ces sentiments n’apparaissaient-ils pas ; peut-être s’étaient-ils pour beaucoup d’entre eux dissous dans la défaite, dans l’acceptation des lois de l’histoire ? De leur part, c’était simple : il ne s’était rien passé que d’ordinaire, semblait-il, une querelle de plus entre voisins civilisés. Une « querelle d’Allemands » dont la bienséance exigeait le silence et qu’on se le tînt pour dit. Plus crûment, l’ennemi héréditaire digérait ses crimes. La jeune République fédérale était alors bien loin d’avoir relevé toutes ses ruines : j’ai encore en mémoire la vision, quelques années plus tard, de la cathédrale de Cologne, sous un ciel lugubre de circonstance, dressée fantomale au fond d’un vaste tabula rasa, les immeubles incendiés ou éventrés ayant disparu. Mais le peuple comme les politiques avaient su se farder d’innocence oublieuse avec une incroyable perfection. En ce qui me concerne, et pour la plupart des jeunes militaires avec qui je me trouvais, si nous n’avions pas oublié les années de destructions, de massacres et pour quelques-uns d’épouvante, une sorte de sagesse paisible gouvernait notre commerce avec l’ennemi d’hier. Des cinq ou six garçons avec qui je m’étais lié, presque tous avaient vu le film de Wolfgang Staudte, mal reçu en Al12 Journal CMC 8.p65 12 21/12/09, 12:05 lemagne : Les assassins sont parmi nous (Die Mörder sind inter uns). Mais nous n’en parlions pas. La guerre, nous l’avions vu passer, et subie, nous ne l’avions pas faite. Nous n’évoquions ce qui justifiait notre présence de l’autre côté du Rhin que par la menace soviétique si proche de Vienne et de Hambourg, pas par crainte d’un improbable sursaut d’un Reich en ruine. Ainsi qu’il était fréquent au temps des guerres des princes, un allié s’était changé en adversaire… sauf aux yeux des communistes. À l’armée, ils gardaient le silence. La table allemande et l’autrichienne sont copieuses quoique sans beaucoup d’invention, et nous leur faisions honneur. La jeunesse est naturellement affamée de vivre. Puis, recrus d’une saine fatigue, nous tombions dans le sommeil sans état d’âme. De mes trois compagnons habituels, l’un voulait être peintre, un autre cinéaste (il avait pour bible le gros volume non dépourvu de mérites de Bardèche et Brasillach, Histoire du cinéma) : ils ne devinrent des créateurs ni l’un ni l’autre ; le troisième, vif, caustique, rieur, joli garçon, se destinait obstinément et contre les vœux de sa famille… à la prêtrise ! Je donnerais mon âme au diable qu’il accomplit, quant à lui, sa vocation. Notre « petite bande des quatre » ne m’offrait pas le plaisir d’une liaison amoureuse – mais je trouvai à la caserne, avec d’autres, d’agréables occasions de forniquer, aurait dit en riant notre copain catho, car il avait le verbe vert et moqueur. S’il me prenait l’émotion de revivre en pensée, lorsque j’étais seul, ma folie solaire de l’été 44, jamais je n’en confiai le secret à quiconque, bien évidemment1. Paradoxalement, j’aurais plutôt re1. Voir Sous le signe de Mars, La Différence, 2002 ; 2e éd. coll. « Minos », 2010. 13 Journal CMC 8.p65 13 21/12/09, 12:05 douté que nous nous rencontrions, hypothèse tout à fait impossible quelque sept ans plus tard : comment aurionsnous pu nous reconnaître ! Le destin voulut que nous demeurions un inconnu l’un pour l’autre. La tentation de confidence me vint pourtant à une ou deux reprises, lors d’une belle mais trop brève liaison avec Franz Georg, un étudiant de Fribourg. (J’avais été affecté à l’état-major, toujours sans grade, mais chargé de liaisons avec je ne sais plus quel centre interarmes : une réelle aubaine !) Du fait que nous étions nés la même année, peut-être ai-je pensé que cela nous rapprocherait plus encore, Franz Georg et moi ? Car nous parlions quelquefois, et avec franchise, de la guerre. Il me dit comment il avait été protégé, échappant de peu à l’enrôlement forcé des adolescents avant que sa famille ne passe en Suisse. Cependant, je gardai le silence. Parler aurait paru lui reprocher sa chance, et je me suis tu. Il me fallait garder en moi et pour moi seul ce qui fut le noir Soleil d’un été. Pourtant, en aimant le corps et le charme de Franz Georg, comment ne pas imaginer que les dieux auraient pu me rendre celui qu’ils m’avaient repris ! Les dieux firent preuve de sagesse, et je compris qu’il ne pouvait avoir, l’ennemi inconnu, de plus belle sauvegarde que dans ma mémoire, puisque, mort ou vivant, il n’était plus depuis longtemps celui que j’avais « aimé » dans un magnifique élan panique. Un instant de foudre qui m’avait déshabillé de mon reste d’enfance ! Mon cœur voulait qu’il eût survécu pour trouver le bonheur. Mais la nostalgie ne fonde pas l’espérance. Mes allers-retours à Fribourg, jolie ville de l’ancien duché de Bade presque épargnée par les épouvantables ravages de la guerre, active et paisible tout à la fois – je me rappelle y avoir acquis à la Librairie française L’Imposteur de Jouhandeau et deux ou trois autres excellents 14 Journal CMC 8.p65 14 21/12/09, 12:05 titres, dont Les Vagues de Woolf, un éblouissement –, ouvrirent une heureuse fenêtre dans le mur militaire, et la rencontre avec Franz Georg un retour inespéré au bonheur de vivre. Garçon brillant, son français un peu rauque et traînant (l’enseignement suisse), me paraissait délicieux. Nous parlions histoire et voyages – de nos désirs de voyage. Pourtant, une de nos discussions favorites avait trait à l’histoire des civilisations, et au paradoxe germanique d’une culture avilie du fait de son peuple même, au contraste entre les Habsbourg, dont la vocation impériale s’était faite européenne bien avant les catastrophes napoléoniennes et la volonté hégémonique anti-européenne des Hohenzollern. Il était aussi féru d’histoire que moi, invoquait Mommsen, grand auteur dont j’ignorais même le nom ; je lui recommandai la lecture de Bainville. Intelligent, sage autant que passionné, il lisait beaucoup, se gardant libre de tout dogmatisme. Il se disait effrayé par ce qu’il y a d’imprévisible dans l’âme allemande. Ce que Siegfried Kracauer dénoue subtilement – mais je ne l’avais évidemment pas lu à l’époque, la traduction française de son essai sur le cinéma expressionniste, De Caligari à Hitler, n’ayant paru que quelque vingt ans plus tard –, comme de néfastes « réseaux secrets » infestant la nature germanique. Franz Georg – sa famille était originaire, je crois, de Styrie, donc autrichienne – voyait l’origine politique du désastre allemand dans l’affaiblissement de l’empire de Vienne et, par-dessus tout, dans la volonté de revanche et de puissance de la Prusse pauvre et mal aimée, conséquences des guerres napoléoniennes. Il pensait que le nazisme n’avait été possible que par l’existence d’un fonds barbare exploité par des bandes d’aventuriers. Mais ces gangs politiques inventèrent leur logique et cette logique fut plébiscitée. Il est 15 Journal CMC 8.p65 15 21/12/09, 12:05 évident que l’autodestruction de l’Europe a commencé avec les guerres « révolutionnaires » de Bonaparte ; j’en étais bien d’accord avec mon ami. Franz Georg aimait Homère et Hölderlin, à ses yeux le plus grand poète allemand ; et puis, nous aimions nous aimer. Un jour, il me demanda, puisque j’avais avoué penser devenir peintre, de faire son portrait. Je me souviens avoir exécuté de ce beau garçon brun, ciselé, quelques dessins au trait, et puis un nu et un portrait au lavis qui lui plurent et que je lui offris1. Nous échangeâmes quelques rares lettres les années suivantes. Puis le temps passa. Il est toujours, dans ma mémoire, l’un des jeunes gardiens du bonheur de vivre. – 3 janvier. – Dîner du premier mardi, initié il y a des années de cela par Brenner, occasion de réunir les auteurs et les amis de sa revue intitulée Cahiers des saisons. J’ai dû le noter déjà dix fois. Aujourd’hui, la revue que publiait, je crois, Julliard, a disparu, et son fondateur ne se montre plus guère aux dîners, tout occupé de son chien. Les chiens de Brenner sont mal éduqués, mais, selon ses rares amis, font l’essentiel de sa compagnie, hormis les livres. Ces Cahiers étaient une revue sans ambition – sans intentions combattantes ni déploiement de calicots révolutionnaires comme il en a surgi un jour des sous-sols des éditions du Seuil et de la moquette des bars –, qui pouvait offrir de bons textes, dans les limites assez bornées de son rédacteur. L’horizon le plus audacieux de Brenner s’arrêtait à Chardonne, que Morand admirait lui aussi, ou encore à Isherwood. C’est Bory qui me fit entrer dans le petit cercle des dîners du 1. Je retrouvai l’un de ces dessins au trait. Il appartient aujourd’hui à la collection personnelle de Mme Lina Lachgar. 16 Journal CMC 8.p65 16 21/12/09, 12:05 premier mardi, bien après la fin de la revue. Les commensaux en sont doués d’humour, et pas dupes des fausses gloires du temps, ni même quelquefois des talents qu’ils s’attribuent. Leur compagnie est agréable, du fait d’une règle tacite : au diable les raseurs et les importants, c’est-à-dire les importuns. Lors de notre dîner d’hier, Marcel Schneider, toujours très en verve, nous conte une expérience à Beaubourg. Il avait accepté d’y donner une causerie – lui, du moins, n’est jamais ennuyeux – sur Stefan Zweig. Ayant rappelé le destin de l’écrivain, il voulut expliquer les motifs du silence qui s’était fait sur Zweig en France, un oubli qui durait depuis plusieurs décennies, en fait depuis la guerre : « Si ses livres ne se trouvaient plus en librairie, cela tenait au fait que son éditeur, Bernard Grasset, s’était vu, à la victoire des Alliés, classé du mauvais côté de la barrière, simplement pour avoir publié pendant l’Occupation. À peine avais-je terminé cette phrase, une partie de l’auditoire se prit à vociférer, et le pianiste, tombant la veste, déclara qu’il se désolidarisait de ce qui se disait dans cette salle. » Marcel but une gorgée de vin, s’essuya les lèvres et se redressa sur sa chaise, le regard pétillant. « Vous le savez, nous dit-il en riant, je ne déteste pas de choquer ou de provoquer. Mais comment imaginer un instant que cette évidence – les règlements de comptes à la Libération – puisse paraître surprenante et, par refus de la réalité, provoquer un tel chahut ! Je ne suis pas de nature à me laisser intimider. Alors, tapant du poing sur la table, j’ai d’abord remis le pianiste à son rang : depuis quand demande-t-on à un pianiste autre chose que de tapoter sur son clavier ? Vous ôtez votre veste, je puis ôter la mienne, je puis même enlever mes chaussures si vous y 17 Journal CMC 8.p65 17 21/12/09, 12:05 tenez, et si la mauvaise éducation est la règle qui vous convient ! Taisez-vous donc, et consentez de faire aussi bien que possible ce pour quoi vous êtes ici ! « Quant à mes contradicteurs, ai-je poursuivi, ils ignorent peut-être ce qui s’est passé à la fin de la guerre ? Le rôle des comités d’épuration, les mises à l’index, les règlements de comptes douteux… Eh bien ! Si vous l’ignorez, je vais, moi, vous l’apprendre ! » Son bizarre masque de « Pierrot lunaire » schönbergien égaré dans un monde qui déjà n’est plus le sien, serais-je tenté d’écrire – encore que Marcel confessât volontiers, à propos des dodécaphonistes et de leur suite, n’aimer qu’Alban Berg –, dont le teint rose semble parfois légèrement poudré, les yeux étincelants du défi de l’élitiste derrière ses verres, son verbe précis et précieux durent faire un effet singulier sur ce public de Beaubourg si désinvolte, mal léché, et plus amateur de niaiseries dans le vent que de connaissance et de réflexion. Tout au long de notre dîner, Marcel déjà s’était animé et, la tête renversée dans un rire joyeux, il nous divertit en mimant son exercice de dompteur de public, assenant des vérités qui fâchent au visage d’ignares et d’oublieux : « Vous le savez comme moi, la plupart de ces personnes qui viennent vous entendre ne portent aucun intérêt à ce que vous pouvez leur dire. Ce doit être ce qu’on appelle offrir à tous la même chance de posséder la même culture, je suppose ! » La conversation alla ensuite d’un sujet l’autre. Marcel Schneider est inépuisable en souvenirs et anecdotes ; je ne sais comment il fut soudain question de Malraux. « Aucun de ses biographes, dit Marcel, ne mentionne l’épisode qui l’a vraiment mis sur la voie de son destin. Entre quinze et dix-neuf ans, il fut aimé d’un personnage alors fort influent – son nom m’échappe, mais cela est 18 Journal CMC 8.p65 18 21/12/09, 12:05 écrit quelque part –, qui lui a permis de glisser d’une origine et d’un statut médiocres au petit monde fermé des collectionneurs, bibliophiles, éditeurs d’avant-garde. Ce personnage avait été séduit par la jeunesse, le charme, car à cette époque il en avait !, et par l’intelligence ambitieuse de Malraux. Il l’arracha à l’épicerie familiale et lui mit le pied à l’étrier après l’avoir pris dans son lit, et c’est tout à son honneur. Cela eut d’autant moins de prolongements dans la vie affective de Malraux que, fort peu sensuel, il n’était pas préoccupé par la sexualité. Son premier mariage fit qu’il accéda d’un coup à l’aisance juive et à d’autres relations dans les milieux artistiques et littéraires qui l’intéressaient. Lorsque, une fois dilapidé en Bourse l’argent de sa femme, celle-ci l’interrogea sur ses intentions, il lui répondit (c’est elle qui le rapporte dans ses mémoires) : “Je n’ai en tout cas pas l’intention de m’astreindre à travailler. Pourquoi vous aurais-je épousée, sinon pour pouvoir écrire ?” C’est à la suite de cette perte de fortune qu’il imagina courir l’Indochine, pour y trouver des statues et les revendre aux États-Unis ! » (J’ai le souvenir d’un livre de Brigitte Friant, une ancienne collaboratrice de Malraux. En dépit du culte que lui voue encore cette femme dans ses souvenirs, elle ne l’y peint pas fort sympathique. Malraux reste une sorte de condottiere de l’esprit, et il le fut parfois sur le terrain de l’action. La vie ne l’a pas ménagé par ailleurs.) – Brève conversation au téléphone avec Robert Sabatier. En raccrochant, je me dis en souriant : j’aurais dû lui proposer d’aller prendre un verre de Grenache ! Mes grands-parents buvaient du vin de Grenache en apéritif, aujourd’hui personne ne sait plus ce que c’était : un vin cuit du Roussillon, je crois, à la mode avant guerre. 19 Journal CMC 8.p65 19 21/12/09, 12:05 Ou bien le Guignolet-kirsch qui, lui, se boit toujours. [Mais le Grenache a réapparu sur les guéridons, apéritif ou vin de dessert pour dames sages qu’effraie le whisky.] Découvrir dans les romans populaires de Sabatier, nourris de souvenirs d’enfance vaguement romancés, la moindre marque de savon de l’époque, des noms de tissus passés de mode et d’usage depuis un demi-siècle, des habitudes de vie quotidienne oubliées, c’est bien ce qui donne un peu de prix à son épicerie du cœur, à sa mercerie de mémoire ravaudant l’étoffe ténue du passé. Il est fidèle à de vieux ouvrages populaires comme Le Tour de France de deux enfants, ou quelque chose comme ça. Éric m’avait dit avoir lu Les Allumettes suédoises, parce que ses « vieux » l’avaient acheté en livre de poche. « Et ce roman t’a intéressé ? » Il avait haussé une épaule, lâché un « bof » indifférent. Puis il rit : « Mon père m’a dit que je pouvais le lire, mais qu’il n’y avait pas de vision sociale. De vision sociale ! Ce sont bien les conneries de mon vieux : tu penses comme à quatorze ans la vision sociale des Allumettes ça aurait pu me faire ban… (Il s’interrompt, sourit, et se reprend :) que ça m’aurait allumé ! » – La vie n’endurcit pas seulement nos résistances, elle peut muscler nos fragilités ; ainsi apprend-on à ne pas rompre sous l’orage. La force des faibles vaut mieux que la faiblesse des forts. – Je n’accorde aucune confiance à l’âge. La vieillesse n’est que la faillite de la vie. – 7 janvier. – Une lucidité illusoire nous envahit parfois, que nous sombrions dans le sommeil, ou barbotions dans le flou délicieux du réveil et que tout sem20 Journal CMC 8.p65 20 21/12/09, 12:05 ble aisé, nous est donné, les décors en place, la trame tissée, bref, que l’œuvre est faite, qu’il n’y a plus qu’à… Ce qui revient à rire d’un bon mot avant de l’avoir entendu, ou d’avoir cru saisir par naïveté un plaisir qui ne viendra pas. – Je lis dans une brève nouvelle de Julien Green, Fabien, ces mots comme en écho à ce que je notais cidessus : « … le bonheur d’autrui m’eût paru peu de choses auprès de cette tristesse dont je m’enivrais et qui était une sorte de bonheur ». Sauf que le « bonheur » dont je parle concerne l’heureuse illusion qu’une œuvre nous a été donnée dans le sommeil. Il est vrai que la part la plus certaine du bonheur tient dans l’idée qu’on s’en fait. – 8 janvier. – Grosses pluies molles intermittentes. Pas de lumière sous ce ciel sinistre. Mes espaces de bonheur sont solaires, maritimes, alors que la montagne d’altitude me paraît le théâtre de la désincarnation, de la disparition de soi, du silence. Oppression, écrasement… Théâtre de la folie de Nietzsche. Sans cependant oublier jamais de réaffirmer après lui cette éclatante vérité d’avant son obscurcissement, que la poésie et la métaphysique traduisent les mystères du monde réel, et qu’il n’en est pas d’autres. – Veiller à être heureux sans faire souffrir ceux qui nous aiment. – La doxa des bonnes âmes : il n’y a plus de sourds, seulement des malentendants ; plus d’aveugles, mais des malvoyants ; plus de bègues, sans doute, sinon des médisants – pardon, des maldisants. Les unijambistes 21 Journal CMC 8.p65 21 21/12/09, 12:05 deviendront des mal portants, voire des mal portés, et les morts des mal vivants. Un peuple qui a peur des mots a peur de lui-même. – Vérification des données historiques de La Disparition d’Orphée. Vivant Denon n’a-t-il pas été séduit – sans aller à l’acte, je suppose – par Girodet ? Mais ça, que je tiens « hors champ » du récit, je ne trouverai pas de documents pour m’en assurer. – 12 janvier. – Jérôme s’est enchanté de Marivaux (je lui avais donné à lire Le Paysan parvenu pendant les vacances). Mais c’est sur scène que j’aimerais le lui faire découvrir. « Parle-moi de New York, j’aimerais aller en Amérique avec toi. Mais qui a découvert l’Amérique ? C’est vraiment Christophe Colomb ? Et il croyait arriver en Inde, au Japon ? Ça n’a pas beaucoup d’importance de savoir qui est arrivé en Amérique le premier, puisqu’on n’a même pas donné son nom au continent qu’il découvrait ! – Les historiens croient que les premiers ont été les marins danois. C’est possible. Il n’y a peut-être que les morses et les baleines pour s’en souvenir. C’est Colomb qui a créé l’événement historique de par ses conséquences. Les faits bruts ne font pas nécessairement l’histoire : il faut souvent que la légende s’en mêle ! » Nous avons parlé ainsi, à bâtons rompus, pendant le déjeuner, avec une pause au moment des ris de veau : il m’en restait une belle pomme non cuisinée, réchappée d’un déjeuner hier pour ma mère et des amis –, que j’ai escalopée, poêlée, déglacée au vin jaune, accompagnée de girolles. Pour Jérôme, il paraît logique qu’on ait pu croire que la Terre était plate : « L’idée d’une boule, c’est ça qui était incroyable ! Avec les mers, les fleuves la 22 Journal CMC 8.p65 22 21/12/09, 12:05 tête en bas. Vivre la tête en bas ! Et même la Lune a l’air plate, puisqu’on ne voit jamais que le même côté. Le Soleil, on ne peut même pas le regarder ! Aujourd’hui, personne ne s’étonne de rien. De toute manière, les gens croient n’importe quoi. La SF, c’est fichu, tu ne penses pas ? Les Chroniques martiennes, c’est épatant, mais déjà foutu, aussi vieux que La Chanson de Roland. Il y a dix ans que des types se baladent sur la Lune pour ramasser des cailloux, pas de quoi rêver, dit-il. Qu’estce que tu veux qu’ils inventent, les auteurs de BD ! » Tout en savourant les ris de veau, Jérôme a mis en évidence le fait que, si la Terre a perdu de son mystère, l’imaginaire a perdu du terrain. Il en déduit que toute la science-fiction technologique est bonne pour la ferraille. Il a sans doute raison. Si je fais le parallèle avec ce qui étonnait encore le lecteur que j’étais à son âge. Il est en revanche étonné lorsque je lui dis que, à l’époque d’Octave Auguste, ou peu après, un Grec, Ératosthène, avait calculé la circonférence de la Terre avec une grande précision, et que l’idée d’une Terre plate n’était déjà plus qu’une vieille… lune. Je lui ai dit aussi qu’aujourd’hui le problème n’était pas d’inventer l’avenir, mais de découvrir l’origine des choses : une science sans fiction, ni dieu ni diable. « Donc, sans n’importe quoi », sourit-il. En moins d’un an, Jérôme a changé sans que j’en prenne bien conscience. Depuis l’été, peut-être. Dans sa manière d’être, ses réflexions, sa curiosité ; et puis, la soif toute nouvelle qu’il a d’être aimé au-delà du plaisir le fait plus proche de mon jeune ténébreux, l’autre Dioscure. Moins joueur, son charme est devenu différent. Il est plus que jamais curieux de tout. Et je vois bien qu’il s’interroge sur ce qu’il sait, ce qui est souvent plus important que s’interroger sur ce qu’on ignore. 23 Journal CMC 8.p65 23 21/12/09, 12:05 Du même AUTEUR journal littéraire L’Invention du temps, t. I, Le Silence de Delphes, La Différence, 2002 (Prix Renaudot Essai 2002). L’Invention du temps, t. II, Années de sable, La Différence, 2003. L’Invention du temps, t. III, Impostures, La Différence, 2004. L’Invention du temps, t. IV, La Déraison, La Différence, 2005. L’Invention du temps, t. V, Les Dieux nus, La Différence, 2007. L’Invention du temps, t. VI, Le Retour des émigrés, La Différence, 2008. L’Invention du temps, t. VII, L’Or des Dioscures, La Différence, 2009. L’Invention du temps, t. VIII, Le passé nous attend, La Différence, 2010. L’Invention du temps, t. IX, Moi qui dors toujours si bien, La Différence, 2011. L’Invention du temps, t. X, Rêver avec Virgile, La Différence, 2013. poésie Désordres, Gallimard, 1965. Inconnu passager, Gallimard, 1978. Asymétries, La Différence, 1985 ; nouvelle éd. 1986 (Prix Apollinaire 1986). Feuilles d’ombre d’Harmodios de Cyrène, apories, La Différence, 1987. Odes profanes, La Différence, 1989. Poèmes du fond de l’œil, Gallimard, 1989. Œuvre poétique, vol.1 (Œuvres complètes I), La Différence, 1991 ; 2e éd. « Lire et relire », 2012. Un jour à Durban, La Différence, 1992. Poèmes d’Italie, La Différence, 1998. À l’ombre du feu, La Différence, 2001. L’Autre Visage, La Différence, 2004. Œuvre poétique, vol.2 (Œuvres complètes III), La Différence, 2010. romans, récits et nouvelles Un jeune homme de Venise, roman, Denoël, 1966 ; La Différence, « Minos », 2003. Vide ta bière dans ta tombe, récit, Balland, 1980 ; La Différence, « Minos », 2002. L’Été jaune, roman, Balland, 1981 ; 2e éd. revue, La Différence, 1992. Le Caire, récit, Champ Vallon, 1985. Disparition d’Orphée, nouvelle, La Différence, 1987. On dit que les gens sont tristes, nouvelles, Gallimard, 1992. Œuvre romanesque (Œuvres complètes II), La Différence, 1994. Sous le signe de Mars, récit, La Différence, 2002 ; « Minos », 2010. essais Le Livre des quatre Corbeaux (Poe, Baudelaire, Mallarmé, Pessoa), essai, ill. de Júlio Pomar, La Différence, 1985 ; 2e éd. revue et augmentée, 1998. Le Fleuve et l’écho, essai (suite à Érostratus, de Fernando Pessoa), La Différence, 1987 ; 2e éd. 1991. Miotte, peintures, gouaches, essai, La Différence,1989. François Imhoff, monographie, La Différence, 1993. Atacama. Essai sur la guerre du Pacifique 1879-1883, La Différence, 2000. Augiéras le peintre. Avec Paul Placet. La Différence, 2001. Waterloo, une bataille pour l’Europe, La Différence, 2012. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2010. Journal CMC 10 référence.indd 4 10/08/2015 17:37:14