Décembre 1942 La liberté pour Noël

Transcription

Décembre 1942 La liberté pour Noël
Décembre 1942
7 – La Grande Evasion
La liberté pour Noël
1er décembre
L’échelle industrielle
Vénissieux – Le commandant René Cogny, polytechnicien et artilleur, qui s’est évadé en mai
1941 de l’Oflag XII-B de Mayence, prend la fonction de chef régulateur du “métro” de la
DGPI. Il a été nommé à ce poste, et promu en même temps au grade supérieur, par le général
de Saint-Vincent sur proposition du colonel Luizet, chef du cadre B.
Chargés de coordonner les mouvements sur les “lignes” du “métro”, les régulateurs – outre
Cogny, quatre officiers et sous-officiers issus des cadres de la SNCF, démobilisés en 1940
mais volontaires pour être à nouveau, clandestinement cette fois, mobilisés par Alger –
travaillent au grand jour dans un bureau vitré mis à leur disposition par la direction des usines
Berliet, à côté du hall principal des dessinateurs. Ils forment à eux cinq le service des
“Livraisons externes”, raison sociale inscrite sur une pancarte, aux yeux de tous. Les
prestations fournies à l’Occupant par le grand industriel des poids lourds confortent ce
camouflage.
On avait considéré dès le début à Alger que la régulation devait s’installer dans la région
lyonnaise. En effet, l’agglomération de Lyon occupe une position de choix à l’entrée du sillon
rhodanien, c’est à dire au centre de gravité économique, sinon géographique, de la France
métropolitaine. De plus, le carrefour ferroviaire articulé autour du chapelet des gares de LyonPerrache, Lyon-Brotteaux, Lyon-Vaise et Lyon-Saint-Paul, et des triages de Sibelin (au sud
de l’agglomération) et de Collonges-au-Mont-d’Or (au nord), joue un rôle capital pour les
transports de toutes natures de l’Occupant, comme pour la circulation des voyageurs et du fret
civil. Enfin, en cas de malheur, la Suisse est toute proche, de même que le Massif Central,
terrain favorable pour organiser une résistance armée.
2 décembre
Un camp sous les tropiques
Fort-de-France – Adressé aux ministères de la Défense, de l’Intérieur et des Colonies, ainsi
qu’à la DGPI (qui s’occupe aussi bien des prisonniers ennemis en territoire français que des
prisonniers français), un télégramme conjoint du gouverneur Deproge et du contre-amiral
Toussaint de Quièvrecourt annonce que les travaux de construction d’un camp pour officiers
prisonniers sur la presqu’île de la Caravelle ont retrouvé un rythme normal. Ils avaient été un
temps ralentis, et même interrompus, par des pluies d’une violence inaccoutumée.
Les deux hauts responsables de la Martinique affirment que les installations du camp seront
prêtes pour la dernière semaine de janvier 1943. Ils suggèrent de planifier les transferts à
partir d’Afrique pour une arrivée des prisonniers sur l’île au 1er février. Ils glissent au passage
qu’il faudra cependant leur fournir des moyens de couchage et des moustiquaires.
12 décembre
Témoins muets…
Gibraltar – Déséquilibré par une violente rafale de levante, le Bréguet Bizerte qui assure la
liaison quotidienne (sauf le dimanche, of course) entre le Rocher et Mers-el-Kébir s’abîme au
déjaugeage. Il n’y a pas de survivants. L’hydravion emportait l’adjudant Fournier et le sergent
Duvallon, attendus à Alger pour des entretiens approfondis.
Fournier et Duvallon étaient parvenus à suivre, à la lettre ou presque, leur feuille de route,
grâce à des complicités trouvées par chance, dès le début de leurs pérégrinations, dans les
réseaux de l’Armia krajowa (Armée secrète). Ils avaient pu rejoindre Kolberg-Kolobzreg, s’y
embarquer sur l’un des quatre voiliers de pêche tolérés par les Allemands aux Polonais qui y
vivaient encore (malgré les transferts de population ordonnés dès l’automne 1939 au profit de
Volksdeutsche rapatriés au sein du Vaterland), débarquer sur l’île de Rügen (sous prétexte
d’une rupture du croissant de bôme) et passer en Suède sans coup férir par l’entremise de
policiers danois appartenant à la Résistance.
À Göteborg, l’attaché militaire français, prévenu par la Säkerhetspolisen (en charge du contreespionnage suédois), avait recueilli les documents apportés par les deux sous-officiers et les
avait aussitôt expédiés sur Alger par la valise diplomatique1. Fournier et Duvallon, eux,
avaient été acceptés comme passagers sur un cargo vénézuélien chargé de papier et de
roulements à billes (pour les forages de l’industrie pétrolière) en route pour Caracas via
Liverpool. Ils avaient été accueillis en Grande-Bretagne par l’officier de liaison de la Marine
nationale dans le grand port de la côte occidentale, puis dirigés illico sur Portsmouth par le
train pour monter à bord du Sunderland quotidien de la RAF à destination de Gibraltar. Il était
prévu, d’entente négociée entre l’amiral Fernet et ses correspondants du 54 Broadway2, qu’un
officier du MI 6 pourrait participer à leur débriefing à Alger.
On attendait beaucoup de leurs indications sur l’Armée secrète polonaise, recueillies de visu,
de auditu et in vivo, car, tant à Alger qu’à Londres, on soupçonne le gouvernement polonais
en exil de céder, selon le mot de Winston Churchill, à « son penchant slave pour la poésie ».
En clair, d’exagérer les moyens et les capacités de la Résistance de son pays, à la fois par
patriotisme, ce qui se comprend, et par souci d’obtenir davantage d’armement, d’argent et
d’émetteurs-récepteurs, ce qui se comprend également. Mais Alger et Londres devront se
contenter du plan des ateliers d’armement de !ód" et de la carte des camps de concentration
de Pologne.
15 décembre
Un récidiviste de la belle !
Alger – Radio Alger annonce dans son bulletin du soir que la vingtième étoile de vermeil sur
le ruban de la médaille des Évadés, qui marque la réussite d’une évasion durant la Première
Guerre mondiale puis d’une autre au cours des hostilités ouvertes en septembre 1939, a été
attribuée au lieutenant-colonel Louis-Auguste Genêt.
En 1916, alors sous-lieutenant, Genêt avait été fait prisonnier sous Douaumont par un coup de
main de fantassins hessois, alors qu’il organisait en première ligne les liaisons d’un poste
d’observation entre son groupe et les tranchées. Il s’était évadé du camp d’officiers de Crefeld
en janvier 1918, malgré (ou grâce à) la neige, en rampant sous les barbelés, et avait pu passer
aux Pays-Bas. Il s’était alors porté volontaire pour reprendre le combat et, promu lieutenant,
avait participé, à la tête d’une batterie de 155 C hippomobile du 74e RA, aux offensives
victorieuses de l’été et de l’automne 1918.
En 1939-1940, le lieutenant-colonel Genêt avait appartenu au 4e Bureau de l’état-major de la
Ve Armée du général Bourret, puis de la VIIIe Armée du général Laure. En juillet, pendant les
derniers combats en Alsace, estimant qu’il n’était plus temps, selon ses propres termes, « de
1
Qui suivait un trajet compliqué: Stockholm-Prestwick via Göteborg par le vol bi-hebdomadaire de
l’Aktiebolaget Aerotransport ABA (en principe protégé par la neutralité suédoise), Prestwick-Londres par
chemin de fer et Londres-Alger par Air France via Lisbonne ou, quelquefois, en urgence, via Gibraltar par la
BOAC. Soit quatre jours et nuits de voyage au minimum (et autant au retour), pour les fonctionnaires
accompagnant de bout en bout la mallette à serrure des documents confidentiels et les sacs de courrier.
2
Dans le borough de Westminster. Siège, de 1924 à 1966, de la Military Intelligence.
se contenter d’une besogne de fonctionnaire », il avait rallié autour de lui les hommes de deux
batteries de 75 égarées entre les derniers contreforts des Vosges et la trouée de Porrentruy. Ils
avaient improvisé sous ses ordres, le mousqueton à la main, une défense de leurs pièces sur
train rouleur et de leurs tracteurs, dans l’espoir de pouvoir atteindre la Suisse en combattant et
d’y être internés avec le 45e CA. Capturé près de Mulhouse avec sa troupe de hasard, Genêt
avait été dirigé, avec onze autres officiers, sur l’Oflag V-B de Biberach, en pays souabe, entre
Ulm et Friedrichshafen. Il s’en est évadé tout seul, le dimanche 19 avril 1942, affublé d’un
pantalon et d’une veste civils confectionnés avec talent par le costumier du théâtre du camp,
et d’un chapeau melon dérobé à un épouvantail dans un verger. Entré en territoire helvétique
par Schaffhouse et pris en charge par les équipes du Cadre B de la DGPI grâce aux affidés,
tant officiels qu’officieux, du colonel Masson, il a rejoint Alger par le “métro” et le
“tortillard”.
Le speaker, sans entrer dans ces détails – couverts par les directives permanentes de la
censure – précise que Louis-Auguste Genêt, déjà officier de la Légion d’Honneur depuis
1938, titulaire de la Croix de Guerre 1914-18 avec quatre citations, et de celle des TOE avec
une étoile, reçoit la cravate de commandeur et la nouvelle Croix de Guerre avec palme à dater
du jour de son évasion. Elles lui seront remises par le général Noguès lui-même.
19 décembre
Quatre Italiens malchanceux
Genève – La délégation permanente de la France dans la ville de Calvin remet au CICR, sous
couvert du ministère des Affaires étrangères, un rapport de la DGPI sur les circonstances et
les raisons de la mort de quatre officiers italiens.
Ce texte, signé de la main du général de Saint-Vincent, rappelle que le commandante
Giancarlo De Lenghi (Alpini, 3e Régiment), les tenenti Giusto Murini et Giulio-Cesare
Antovecchi (Regia Aeronautica, 33e groupe de bombardement) et le sotto-tenente Daniele
Arsandino (Artigliera pesante, 24e RA de Corps d’Armée), détenus au camp pour officiers de
Bou Sfer (département d’Oran), s’étaient évadés le 14 juillet 1942 en suivant le tunnel qu’ils
avaient creusé. Ils mettaient à profit le relâchement de la discipline3 dû aux festivités de la fête
nationale.
Le général indique que les recherches lancées, sitôt l’évasion découverte, par les gardes du
camp (gendarmerie mobile), par la gendarmerie départementale et par la gendarmerie
maritime de la base de Mers-el-Kébir, n’avaient rien donné. Le patron de la DGPI reconnaît
que la présence probable dans les eaux côtières, ce soir-là, d’un submersible supposé italien
avait poussé certains à imaginer que les quatre évadés avaient pu être embarqués à bord de ce
bâtiment, échappant ainsi à toute poursuite.
En réalité, les quatre officiers italiens, d’abord cachés dans la végétation surplombant les
plages, avaient ensuite, à en croire deux témoignages, marché toutes les nuits, le long de la
côte, en direction de l’ouest, dans l’espoir d’atteindre la frontière du Maroc espagnol. Mais à
bout de ressources et de nourriture, ils avaient fini par s’arrêter dans la tombe d’un marabout,
sans savoir, sans doute, qu’ils n’étaient plus qu’à huit kilomètres de leur but. Leurs cadavres
ont été retrouvés, le 17 octobre, par trois chasseurs en battue à la perdrix. Les constatations
des médecins français, reproduites en annexe, les ont amenés à diagnostiquer un état de
cachexie dû au manque de nourriture et responsable du décès des quatre hommes,
probablement survenu entre le 5 et le 10 septembre.
3
Ce qui a valu « quinze dont huit » au commandant du camp, trente jours de prison aux adjudants et maréchauxdes-logis chefs, et des punitions de salle de police à leurs subordonnés – sans préjudice de l’envoi de tout ce petit
monde dans des unités combattantes.
Lors de la cérémonie d’enterrement au cimetière de la Marine, dirigée par l’aumônier italien
du camp de Tlemcen, les quatre officiers, conclut le général de Saint-Vincent, ont reçu les
honneurs militaires. Des photos des tombes sont jointes au texte.
22 décembre
Les voies du Seigneur
Cité du Vatican – Par des voies que seuls connaissent la Providence et les services spéciaux
(et peut-être aussi le général des jésuites), le cardinal Tisserant informe Alger que trois
officiers supérieurs de l’Armée de l’Air, évadés en octobre de l’Oflag XVIII-A de Lienz sur la
Drave (Ostmark - Süd Tirol), sont parvenus à se dissimuler dans les combles de la basilique
Saint-Paul-hors-les-Murs, dont les fascistes et les Allemands respectent l’extraterritorialité4. Il
précise qu’il s’agit de deux pilotes de bombardement et d’un ingénieur mécanicien. Par
prudence, même s’il est sûr de son canal, il ne donne pas leurs identités, ni leur grade exact.
Selon Mgr Tisserant, ils ont pu passer en Italie malgré la neige d’automne. Ils ont été
recueillis dans les environs de Bressanone, dans les Dolomites, par un groupe de partisans
antifascistes et même, à ce qu’il paraît, « de tendance communisante » (ce qui confirme
l’éclosion de nombreux petits groupes de ce genre depuis la chute de Mussolini). Les évadés
ont rejoint Rome par petites étapes, à pied, en camion, en autocar, quelquefois en train malgré
la surveillance des gares. Mais, ajoute le prélat, leur situation est de plus en plus précaire car il
devient périlleux de les ravitailler. Au reste, ils insistent pour reprendre le combat.
Le cardinal est habitué à faire preuve d’autorité – au sein de la Curie en particulier, et de
l’Église en général, bien peu oseraient discuter ses décisions (ou plutôt les oukases !
prétendent de mauvaises langues à Rome, ainsi que ses ouailles des églises orientales).
Pourtant, il demande des consignes. Mais il reste prêtre jusqu’au bout des ongles et conclut :
« Recevez ma bénédiction, et Joyeux Noël à tous ». Les événements se chargeront sous peu de
le soulager en raccourcissant considérablement la dernière étape de l’évasion des trois
officiers.
24 décembre
Un As de l’évasion
Ifni (Maroc espagnol) – Trois hommes vêtus de burnous crasseux et chaussés de babouches
décaties (l’un d’eux va même pieds nus), se présentent à l’heure de la diane au poste de garde
de la caserne de la Garde civile de l’enclave, le cuartel Cadetes del Alcázar de Toledo, sis,
bien entendu, calle José Antonio Primo de Rivera. Au cabo mayor (sergent) chef de poste,
celui qui mène le petit groupe explique en fort bon castillan (seulement marqué d’un net
accent tudesque) qu’ils sont des officiers allemands, « de la Heer et de la Luftwaffe » préciset-il. Prisonniers des Français, ils se sont évadés du camp de Goulimine, dans le Sud marocain,
et se sont dirigés, malgré les difficultés du trajet, vers le préside de la côte atlantique.
Suivant la bonne règle, le sous-officier en réfère à l’officier de jour qui prend lui-même
contact avec le commandant d’armes, lequel préfère, par télégramme, se défausser sur Madrid
où sont transmis les tenants et aboutissants. À 17 heures, enfin, le coronel de la Legión, chef
de la garnison, est informé que, par ordre personnel du Caudillo, il doit permettre à ses trois
hôtes de se reposer et de se laver, leur fournir des vêtements convenables et les nourrir au
mieux avant de les embarquer (discrètement quand même) dans le premier Ju 52 de l’Ejercito
del Aire en partance pour l’Espagne. En attendant, a ajouté Madrid, ils recevront l’hospitalité
du palais du gouverneur, instamment prié de leur faire partager son repas de réveillon.
4
En vertu des accords du Latran, Saint-Paul-hors-les-Murs fait partie intégrante du territoire du Vatican.
Il est vrai que le chef des Allemands n’est autre que le major Werner Mölders, as des as de
l’aviation du Reich lors de sa capture en juin 40 et titulaire de surcroît de la Medalla de la
Campaña et de la Medalla Militar, qui sont venues récompenser son action au sein de la
Légion Condor.